samedi 2 juillet 2022

« L’État est le plus froid des monstres froids »

L’État, c’est le plus froid des monstres froids » dit Nietzsche[1]. Cette affirmation fameuse du Zarathoustra ne devrait pas étonner les lecteurs des philosophes modernes. C’est Hobbes qui le premier compare l’État à un monstre, en l’occurrence un monstre marin, le Léviathan, monstre biblique dont le livre de Job nous dit : « (2) Nul n'est assez hardi pour provoquer Léviathan: qui donc oserait me résister en face? (3) Qui m'a obligé, pour que j'aie à lui rendre? Tout ce qui est sous le ciel est à moi. (4) Je ne veux pas taire ses membres, sa force, l'harmonie de sa structure. (5) Qui jamais a soulevé le bord de sa cuirasse? Qui a franchi la double ligne de son râtelier? (6) Qui a ouvert les portes de sa gueule? Autour de ses dents habite la terreur. » Pour accomplir sa fonction, l’État doit inspirer la crainte, soutient Hobbes.

Mais l’idée est plus ancienne. Machiavel est l’un des premiers à exiger que l’on regarde l’ordre politique sans fioritures et que l’on comprenne que la vertu politique n’a pas grand-chose à voir avec les vertus chrétiennes… Le Prince expose la vérité effective de la chose : pour conquérir et conserver « ses États », le prince doit être prêt à renier sa parole, à mentir, à être autant cruel que fourbe, etc. Celui qui recherche le bien doit s’écarter de la politique, dit Machiavel à ceux qui veulent bien le lire.

La raison autant que l’expérience ne peuvent que nous conforter dans cette vision pessimiste de l’État – un pessimiste est un optimiste bien informé. Qui a appris un peu d’histoire de France, de cette bonne vieille histoire récit « à l’ancienne » a appris que les grands hommes de notre histoire n’ont pas reculé devant le mal. Philippe Auguste que l’on tient parfois pour le véritable « père de la nation française » (il est le premier à écrire « roi de France » et non plus « roi des Francs ») a mis en œuvre à peu près tous les stratagèmes énoncés par Machiavel. Et multiplié par quatre la surface du domaine royal. Louis XI (voir le livre que lui a consacré Murray Kendall), Henri IV, Richelieu, Louis XIV, etc.  lequel pourrait venir contredire la leçon du secrétaire de la chancellerie de Florence ? Traître, menteur, comploteur et impitoyable contre ses ennemis, ce tartuffe de Frédéric II de Prusse a pourtant eu l’audace d’écrire un « Anti-Machiavel » !

Il n’est pas besoin d’attendre l’émergence de ce qu’on appelle « États totalitaires » pour comprendre que l’État un monstre dépourvu de sentiments !

Pourtant, cette méfiance à l’égard de l’État, si largement partagée, est suspecte. L’État monstre froid, ce peut évidemment être l’État instrument de domination d’une caste sur la masse du peuple, l’État que Proudhon définit ainsi :

Être gouverné, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n’ont ni titre, ni la science, ni la vertu…

Être gouverné, c’est être à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé.

C’est sous prétexte d’utilité publique et au nom de l’intérêt général être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concussionné, pressuré, mystifié, volé ; puis, à la moindre réclamation, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré.

Voilà le gouvernement, voilà sa justice, voilà sa morale ! Et qu’il y a parmi nous des démocrates qui prétendent que le gouvernement a du bon ; des socialistes qui soutiennent, au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, cette ignominie ; des prolétaires qui posent leur candidature à la présidence la République ![2]

Le mépris et la haine des anarchistes à l’endroit de l’État sont bien connus. Pourtant, il y a une autre critique de l’État, précisément celle de Nietzsche, une critique qui ne se place pas du point de vue des gouvernés contre les gouvernants, mais une critique qui se place du point de vue aristocratique – Domenico Losurdo qualifié justement Nietzsche comme « rebelle aristocratique ». Quand Nietzsche dénonce l’État moderne, il ne dénonce pas la domination, mais bien plutôt une domination qui échappe à l’aristocratie, aux forts, pour passer entre les mains d’une bureaucratie qui prend en compte les intérêts de la  « plèbe », de la masse des faibles qui utilisent la loi et le droit comme instrument de leur ressentiment contre ce qui est vraiment noble.

Bien qu’elles semblent converger dans leur expression, ces deux critiques de l’État partent de présuppositions radicalement opposées. La première critique l’État comme instrument de domination en général, la seconde met en cause l’État comme ce qui met un terme aux dominations traditionnelles – sur la théorie de la domination, on ne peut que renvoyer encore à l’excellent Max Weber, dont les écrits sur ce sujet ont été rassemblés en un volume aux éditions de La Découverte.

Que l’État soit un monstre, l’idée en est exposée sans fard par Hobbes. Le Léviathan, figure du grand corps artificiel chargé d’assurer la paix civile entre les citoyens, est un monstre. Mais ce monstre, créé par les hommes eux-mêmes est nécessaire : sans une puissance assez grande pour terroriser quiconque enfreindrait le pacte social, tous les contrats seraient seulement des engagements verbaux, sans aucune valeur réelle et les hommes seraient de fait condamnés à vivre sous l’état de guerre tel que Hobbes le définit, c’est-à-dire la guerre de chacun contre chacun. On peut critiquer les outrances rhétoriques de Hobbes, refuser sa conception de l’État qui exclut toute liberté de conscience et soumet la vérité au pouvoir souverain. Il serait tout de même utile de lire Hobbes sérieusement et d’en finir avec les caricatures : Hobbes défend le droit, l’État de droit et la liberté de la pensée philosophique.

On doit cependant lui reconnaître un certain réalisme : tout État, même le plus démocratique dispose du droit de vie et de mort sur ses propres citoyens puisqu’il dispose, selon l’expression de Max Weber, du monopole de la violence légitime, notamment il peut déclarer la guerre et instaurer l’état d’exception. Quand on apprend ou feint d’apprendre que les présidents français donnent régulièrement l’ordre d’exécuter (clandestinement) des individus considérés comme « ennemis », on voit bien que personne ne gouverne innocemment.

Ajoutons que l’État, au sens moderne, est bien un monstre froid. Loin des principes archaïques des dominations féodales, fondées sur l’honneur et le courage, les vertus de la naissance, l’État moderne repose sur la gestion rationnelle du gouvernement des hommes, et place au premier rang non les guerriers, mais les bureaucrates. Quand Richelieu interdit les duels, ce n’est pas anecdotique : les passions guerrières doivent céder le pas à l’ordre politique rationnel dont l’absolutisme royal fut la première forme. Privés du droit de dégainer leur épée à tout moment et de régler eux-mêmes leurs différends, les nobles sont progressivement refoulés dans le statut commun et vont bientôt se confondre avec le Tiers état. Ils vont se lancer dans les affaires…

Autrement dit, l’instauration de l’État moderne, le Léviathan hobbesien, dont les monarchies absolues sont des formes particulièrement efficaces, correspond à une pacification globale de la société (au moins sur le plan intérieur) et à la prise en compte des intérêts des classes subalternes productives face aux classes dominantes devenues plus ou moins parasitaires. Ce double processus est rendu possible parce que l’État est désormais assez fort pour se faire respecter même des puissants – c’est une question de Machiavel avait également soulevée en son temps. Mais le deuxième aspect, au moins aussi important, est que le développement de la bureaucratie rend moins prégnantes les relations personnelles, diminue le rôle du charisme des chefs ou le recours à la bonté et à la libéralité des dirigeants et cette froideur nouvelle des relations entre pouvoirs et sujets commence à rendre possibles une certaine objectivité et une certaine impartialité, qui sont les deux conditions fondamentales de l’État de droit.

Par conséquent, la caractérisation nietzschéenne de l’État si elle n’est pas fausse, prise en elle-même, n’est pas aussi connotée péjorativement qu’on aurait pu le penser. Après tout, il vaut mieux avoir affaire à un monstre froid plutôt qu’à un monstre chaud !

Il reste que la puissance du monstre doit être contrôlée et que la question reste posée de savoir si l’on peut « chevaucher le tigre ». Parce qu’ils croient impossible cette domestication du monstre, les anarchistes prônent sa destruction pure et simple. Et l’on pourrait être tenté de leur donner raison. À l’époque contemporaine, la puissance étatique s’est infiltrée dans tous les pores de la société. Les individus n’ont jamais été autant soumis à la surveillance étatique, qui peut se déployer apparemment sans limites grâce aux techniques modernes. La puissance effective des dirigeants des États démocratiques modernes est sans commune mesure avec celle des plus absolus des monarques de l’époque de la poste à cheval et de la guerre avec des arquebuses. La mise en œuvre de « l’état d’urgence », la suspension des libertés les plus élémentaires dans nos États « démocratiques » (sic) nous ont montré de quoi l’État est capable. Et ce n’était qu’un début. Le contrôle des citoyens par la machinerie bureaucratique est en voie de prendre des dimensions encore plus effrayantes que le monstre auquel Job fit face.

Cependant, l’expérience montre que la puissance de la multitude déchaînée, en l’absence d’un pouvoir d’État, peut être aussi effrayante que la puissance de l’État-Léviathan. Si la multitude doit craindre l’État, chacun d’entre nous doit craindre la multitude. À ceci près, et ce n’est pas négligeable, que la terreur que peut faire régner la multitude est généralement brève et laisse place, le plus souvent à la tyrannie ordinaire, ainsi que Platon nous en avertissait déjà. Le démos déchainé accouche du pire des régimes, la tyrannie qui est par excellence le régime parricide, celui qui met à mort ses parents.

L’espèce d’angélisme sur lequel repose l’anarchisme n’est que le revers, le renversement comme dans une chambre noire, de l’état de nature hobbesien. Un poète anarchiste disait : « l’anarchie, c’est l’ordre moins le pouvoir ». Mais cet ordre spontané n’est-il pas encore plus terrifiant que l’ordre imposé par la puissance de l’État. Dans la communauté qui se gouverne elle-même parce qu’elle n’a plus besoin de gouvernement, l’ordre demeure parce que chacun devient gouvernant, parce que chacun espionne, censure,  prêche et contrôle son voisin. Et malheur à celui qui ne suit pas cet ordre sans pouvoir ! Les fourmis n’ont pas besoin de pouvoir politique (la désignation de la reproductrice par le nom de « reine » n’est qu’un mauvais anthropomorphisme), mais les hommes ne sont pas des fourmis.

En réalité, il faudrait peut-être s’arrêter de parler de l’État en général pour s'intéresser à ses expressions pratiques singulières. L’indifférence à la forme du gouvernement doit être mise en examen. L’intérêt immense de Hobbes, c’est que, parmi les premiers, il a montré que l’essence de tout pouvoir était démocratique : le pouvoir procède du peuple. Mais c’est pour abandonner aussi cette idée : démocratiquement, le peuple s’est dessaisi de son pouvoir au profit d’un souverain qui le tient en respect ! C’est sur ce point que porte l’attaque de Rousseau. Mais Rousseau, lui aussi, après avoir défini l’idéal démocratique comme seul pouvoir politique légitime, avoue que des dieux se gouverneraient démocratiquement, mais que ce n’est guère un gouvernement fait pour les hommes.

Le problème est que le pouvoir doit être obéi et que les citoyens doivent être protégés contre les abus du pouvoir, y compris contre les abus du pouvoir du peuple. Le pouvoir doit être obéi et il a besoin d’un corps d’hommes en armes, la police. Mais la police ne peut observer en toutes circonstances le code de procédure pénale ; il lui faut des indicateurs et quelques petits arrangements avec les truands et bien vite la frontière entre les forces de l’ordre et les forces du désordre devient floue. Nous apprécions que les policiers espionnent les terroristes et les apprentis terroristes, mais nous leur donnons par la même occasion l’autorisation et même le devoir d’espionner tout le monde. Qui peut garder les gardiens ?

C’est précisément à cette contradiction, dont ni Hobbes ni Rousseau ni les adversaires de l’État ne peuvent sortir, que prétend répondre la conception républicaine. La séparation des pouvoirs et le contrôle des « grands » par le peuple sont les moyens imaginés par les penseurs républicains (de Machiavel à Montesquieu et Kant) pour faire en sorte que le pouvoir arrête le pouvoir et que soient garanties tout à la fois la liberté des citoyens et l’obéissance aux lois. Mais la meilleure des républiques ne peut pas éviter que les voyous et les hommes politiques mal intentionnés ne viennent troubler le bel ordre théorique. La question est de savoir quel quantité de désordre nous sommes prêts à tolérer pour conserver notre liberté et jusqu’à quel point la préservation de la vie est plus importante que la liberté.

En conclusion, si l’État est bien un monstre froid, il n’existe que parce que les hommes ne sont pas des dieux et ne suivent pas toujours la droite raison : soumis à leurs passions, ils doivent être contraints de respecter les règles de l’ordre social, si l’on veut que la vie humaine continue. Dans le livre de Job, il est dit qu’on ne péchera pas le Léviathan avec un hameçon. Il est cependant possible de le domestiquer et éventuellement de lui résister. Et qu’il s’agisse d’un monstre froid n’est pas très gênant. Le citoyen doit obéir et non aimer l’État, ainsi que le disait Alain. Méfions-nous des États « bienveillants » !

Le 2 juillet 2022.

 



[1] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, I, « La nouvelle idole ». Œuvres II, collection « Bouquins, Robert Laffont, p.320.

[2] P-J Proudhon, Idée générale de la révolution au XIXe siècle, Garnier Frères, 1851, p.341

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