Puisqu’il m’appartient d’ouvrir cette journée consacrée aux rapports
entre l’histoire et la mémoire, je dois d’abord m’expliquer sur le titre
donné à mon intervention. Un discours largement répandu nous fait le
devoir, à nous professeurs, de "fabriquer de la citoyenneté". Sans doute
parce que le citoyen est devenu plus que jamais un être problématique.
L’une des composantes majeures de cette nouvelle citoyenneté est
incontestablement le "devoir de mémoire", devenu un véritable impératif
catégorique. De ce devoir de mémoire, on attend la naissance ou la
renaissance d’une "culture commune", de valeurs communes qui puissent
contribuer à forger chez nos élèves, chez les citoyens de demain la
conscience d’appartenir à une communauté politique, avec ce que cela
implique de droits et de devoirs. Ce devoir de mémoire, qui concerne
d’abord essentiellement le crime contre l’humanité et l’extermination
des Juifs d’Europe, tend à s’étendre à tous les évènements tragiques de
notre histoire et fonctionne sur le mode du "plus jamais ça", mettant en
œuvre toutes les figures de la morale et du combat du bien contre le
mal. Dans cette entreprise, l’histoire, à la fois comme science sociale
et comme discipline scolaire, est évidemment mobilisée au premier rang,
puisqu’il semble aller de soi que l’histoire a, par nature, sa tâche de
maintenir vivante la mémoire.
Pourtant, cette identification de la mémoire collective et de
l’histoire est une source d’interrogations philosophiques et
épistémologiques majeures. Lors de la session de juin 2000 du
baccalauréat, le sujet de philosophie proposé aux candidats était : " La
mémoire suffit-elle à l’historien ? " C’était un sujet d’actualité dont
la majorité des candidats n’a saisi ni le sens ni la portée.
Déformation professionnelle, c’est un peu cette question que je voudrais
traiter aujourd’hui avec vous. Il me semble en effet que les rapports
entre la mémoire collective et l’histoire doivent être tout sauf
harmonieux et que, à bien des égards, l’histoire ne peut qu’entrer en
conflit avec ce "devoir de mémoire" si souvent instrumentalisé à des
fins politiques ou moralisantes.
Il semblerait que c’est le bon sens même qui parle quand nous lions
intimement l’histoire et la mémoire. L’histoire, n’est-elle pas cette
discipline qui fait revivre ce que la mémoire collective a enfoui ?
L’histoire pourrait-elle se passer de cette mémoire collective, inscrite
dans nos monuments, dans nos textes de lois, dans nos coutumes, dans
notre langue ? Enfin, cette mémoire collective existerait-elle en dehors
de l’enseignement de l’histoire, singulièrement, pour nous,
l’enseignement que l’école nous a transmis ? Ceux qui ont presque appris
à lire dans le " Malet & Isaac " savent que c’est une certaine
identité nationale, un sentiment fort d’appartenance qui forme le tissu
de ce grand texte – qui vaut bien nos modernes manuels richement
illustrés mais si pauvres en contenu, bien que ce contenu soit
politiquement correct, impeccablement correct !
Ces rapprochements et cette identification ne résistent cependant pas
à l’analyse. On pourrait presque opposer point par point mémoire et
histoire (I). Je m’arrêterai un moment sur les interrogations de Pierre
Nora (II). Cette opposition entre histoire et mémoire, cependant, ne
disqualifie pas le rôle politique de la mémoire mais exige une claire
séparation des ordres (III). D’où nous pourrons sans doute tirer
quelques leçons concernant ce que doit l’histoire à l’école (IV).
Histoire contre mémoire
Il semble en effet que l’histoire soit d’abord de la mémoire,
systématisée, bien rangée. Mais seulement de la mémoire. Notre propre
passé, nous le connaissons par la mémoire. N’est-il pas évident que
l’histoire remplit collectivement cette même mission. C’est pourquoi
l’histoire semble aller de soi. Faire comprendre que l’histoire est une
science et qu’elle est confrontée, comme toutes les sciences à des
problèmes épistémologiques épineux, ce n’est pas toujours facile ! Que
l’histoire ne soit pas une science du même genre que les sciences de la
nature, cela, c’est encore une autre histoire… dont il faudrait traiter
une autre fois. L’histoire ne se contente-t-elle pas de raconter
l’histoire, d’en faire le récit ? De la même manière que je fais le
récit de tel moment de ma vie ? Lisons le prologue des
Histoires d’Hérodote. À quoi vise ce travail : "
empêcher
que le passé des hommes ne s’oublie avec le temps et éviter que
d’admirables exploits tant du côté des Grecs que de celui des Barbares,
perdent toute célébrité. " L’histoire par le fondateur de l’histoire
serait donc bien un " travail de mémoire ", une lutte contre l’oubli.
Pourtant, c’est définition chez Hérodote n’est qu’un renvoi à l’opinion
commune : la cité, pour les Grecs est ce lieu qui permet aux mortels de
participer à l’immortalité, par le souvenir que les morts glorieux
laissent dans la mémoire des vivants. Mais, immédiatement après ce que
je viens de citer, Hérodote affirme que son but est " établir, enfin et
surtout, la cause de la guerre qu’ils se sont livrée. " L’histoire n’est
donc déjà plus récit, mais science parce qu’enquête sur les causes.
Cette question des causes, évidemment, est la croix de l’épistémologie
de l’histoire : l’histoire n’est une science que si elle peut être
enquête sur les causes,
mais qu’est-ce qu’une cause en histoire ? c’est là l’objet des
controverses les plus dures. Mais laissons encore cela de côté. Si on
voulait poursuivre l’analogie entre le destin de l’individu et le destin
de la communauté humaine, ce n’est à la mémoire qu’il faudrait comparer
l’histoire mais plutôt à la psychologie !
On peut dire que la science historique se construit d’abord par une
patiente déconstruction de la mémoire. J’en donne quatre traits
essentiels.
1. La mémoire est subjective.
Elle s’inscrit toujours dans un vécu de conscient. La mémoire est ma
mémoire. L’histoire vise l’objectivité. L’histoire n’est pas mon
histoire, elle est posée comme existence extérieure à la conscience. La
mémoire historique est toujours notre mémoire. Notre mémoire de
l’histoire de France n’est pas la mémoire de l’histoire de France de nos
voisins et réciproquement ! Au contraire, l’histoire implique un décentrement du regard.
Ce qu’on appelle objectivité, qui est la possibilité de se changer de
point de vue, de ne pas être soumis à un point de vue particulier.
2. La mémoire présuppose l’oubli
comme son indispensable complément. Je ne peux me souvenir qu’en
sélectionnant ce qui doit être oublié. La mémoire collective fonctionne,
elle aussi, à l’oubli. On perçoit couramment l’oubli comme un pur
négatif, un manque de mémoire. Mais l’oubli est comme le fond nécessaire
à partir duquel peut émerger la mémoire. L’oubli est même parfois
commandé, par exemple pour des raisons politiques, religieuses, etc. L’histoire (comme la psychanalyse !) vise à faire revenir l’oublié.
3. La mémoire s’inscrit dans un récit.
La mémoire individuelle est ce par quoi l’individu constitue sa propre
identité. Elle est entièrement pensée à partir du présent – la mémoire,
c’est toujours le passé au présent. Il en va de même de la mémoire
collective. Ce dont les communautés historiques gardent la trace, c’est
qui constitue encore le présent. Ce qui disparaît de la mémoire
collective, c’est ce qui n’a plus cours. Dans les deux cas, la mémoire
est orientée dans un récit dont la fin est connue. Elle est donc
nécessairement téléologique : la vérité des événements passés réside
dans le présent. La science historique, dès qu’elle se veut véritablement scientifique, doit sortir du récit,
précisément parce qu’elle doit sortir de la téléologie, de l’histoire
orientée vers une fin idéale, c'est-à-dire, en réalité, de
l’interprétation du passé en fonction du présent.
4. La mémoire ne se soucie que de l’enchaînement temporel des images –
elle s’identifie à notre conscience intime du temps. Il en va de même
avec la mémoire collective qui fonctionne par images (" les images
d’Épinal !) L’histoire, au contraire, s’intéresse à la causalité. Les faits et les événements doivent apporter une intelligibilité de l’ensemble du processus historique.
Je sais bien que je dresse ici un portrait idéal de la science
historique. Paul Ricoeur a longuement discuté des limites de la
scientificité de l’histoire. Pour lui, en dépit des efforts de
l’historiographie moderne, l’histoire ne peut s’émanciper du récit. La
question de la causalité en histoire reste très largement en suspens.
Nous savons bien que l’histoire ne se pense pas comme les sciences de la
nature. Nous savons bien que les " lois " de l’histoire n’ont pas grand
chose à voir avec les lois de la physique. Je suis même prêt à
reprendre à mon compte la distinction de
Dilthey entre
sciences nomologiques et sciences herméneutiques et
à placer l’histoire dans le camp de ces dernières. Mais cette
séparation, si elle est fondée sur de bons arguments, n’émancipe pas
pour autant l’histoire des exigences qui s’imposent aux sciences de la
nature, même si " l’obligation de résultat " ne peut jamais être du même
ordre.
Donc, la science historique ne peut que se placer dans une
perspective de compréhension rationnelle et d’objectivité, cette
perspective qui distingue radicalement le livre d’un historien d’un
roman historique – sans que je veuille ici dévaloriser le roman
historique comme genre littéraire. Certes l’histoire ne peut échapper au
conflit des interprétations, mais la vérité scientifique reste son
idéal régulateur.
Mémoire et histoire selon Pierre Nora
Cette opposition entre histoire et mémoire, Pierre Nora en fait le
thème introducteur de ses " Lieux de mémoire ". Mais avec une forte
connotation péjorative. Je voudrais en commenter quelques passages.
" Mémoire, histoire : loin d'être synonymes, nous prenons
conscience que tout les oppose. La mémoire est la vie, toujours portée
par des groupes vivants et à ce titre, elle est en évolution permanente,
ouverte à la dialectique du souvenir et de l'amnésie, inconsciente de
ses déformations successives, vulnérable à toutes les utilisations et
manipulations, susceptible de longues latences et de soudaines
revitalisations. L'histoire est la reconstruction toujours problématique
et incomplète de ce qui n'est plus. La mémoire est un phénomène
toujours actuel, un lien vécu au présent éternel ; l'histoire, une
représentation du passé. Parce qu'elle est affective et magique, la
mémoire ne s'accommode que des détails qui la confortent ; elle se
nourrit de souvenirs flous, télescopants, globaux ou flottants,
particuliers ou symboliques, sensible à tous les transferts, écrans,
censure ou projections. L'histoire, parce que opération intellectuelle
et laïcisante, appelle analyse et discours critique. La mémoire installe
le souvenir dans le sacré, l'histoire l'en débusque, elle prosaïse
toujours. La mémoire sourd d'un groupe qu'elle soude, ce qui revient à
dire, comme Halbwachs l'a fait, qu'il y a. autant de mémoires que de
groupes ; qu'elle est, par nature, multiple et démultipliée, collective,
plurielle et individualisée. L'histoire, au contraire, appartient à
tous et à personne, ce qui lui donne vocation à l'universel. La mémoire
s'enracine dans le concret, dans l'espace, le geste, l'image et l'objet.
L'histoire ne s'attache qu'aux continuités temporelles, aux évolutions
et aux rapports des choses. La mémoire est un absolu et l'histoire ne
connaît que le relatif. "
Jusqu’ici, je crois que l’opposition entre histoire et mémoire est correctement perçue. Mais la suite pose plus de problèmes.
" L'histoire est dé-légitimation du passé vécu. "
Elle ne le délégitime que comme récit historique véridique. Le passé
vécu est un objet d’histoire – ainsi, d’ailleurs, que Nora le dit plus
loin. S’il y a dé-légitimation, c’est uniquement du point de vue qui est
celui de l’historien, savoir celui de la recherche de la vérité. Mais
dans son propre champ, le passé vécu reste parfaitement légitime. Une
idée fausse reste vraiment une idée et, en tant que telle n’est pas un
pur néant !
Continuons :
" À l'horizon des sociétés d'histoire, aux limites
d'un monde complètement historisé, il y aurait désacralisation ultime et
définitive. Le mouvement de l'histoire, l'ambition historienne ne sont
pas l'exaltation de ce qui s'est véritablement passé, mais sa
néantisation. "
Il y a là quelque chose que je comprends mal. Le terme sartrien de
" néantisation " a un sens précis dans la philosophie de Sartre. Sorti
de cette problématique, il prend une connotation différente. Néantiser,
c’est réduire à néant. Mais toute connaissance est " néantisation "
puisqu’en délimitant son objet, la connaissance commence par le " ne …
pas ".
Omnis determinatio est negatio, dit Spinoza. Que
l’histoire néantise la mémoire, ce n’est donc qu’une autre façon de dire
que l’histoire se veut connaissance rationnelle et non simple vécu
récité.
Nora poursuit :
Un des signes les plus tangibles de cet arrachement de l'histoire à
la mémoire est peut-être le début d'une histoire de l'histoire,
l'éveil, en France tout récent, d'une conscience historiographique.
En effet, il n’y a pas de mémoire de la mémoire. Se remémorer sa
mémoire, c’est une expression qui n’a pas de sens précis. En revanche,
l’histoire de l’histoire s’insère sans difficulté dans une discipline
constituée, comme l’histoire des sciences. Nora écrit encore :
" c'est l'histoire tout entière qui est entrée dans son âge
historiographique, consommant sa désidentification avec la mémoire. Une
mémoire devenue elle-même objet d'une histoire possible. "
Ce constat n’est pas autre chose que celui de l’entrée de l’histoire
dans l’âge de sa maturité. C'est-à-dire dans l’âge où elle peut faire sa
propre critique, c'est-à-dire, encore, définir les conditions de
validité de son propre discours. La question que pointe Nora est
précise. Elle a rapport à la manière dont l’histoire s’inscrit dans la
constitution de l’identité nationale française.
"
L'histoire, et plus précisément celle du développement national,
a constitué la plus forte de nos traditions collectives; par
excellence, notre milieu de mémoire.
dit encore Nora. Il s’agit de savoir si l’histoire comme discipline
est ou non un élément de l’identité politique nationale. Avec nostalgie,
il écrit :
" Le passé, on ne pouvait que le connaître et le vénérer, et la Nation, la servir ; l'avenir, il faut le préparer. Les trois termes ont repris leur autonomie. La nation
n'est plus un combat, mais un donné ; l'histoire est devenue une
science sociale ; et la mémoire un phénomène purement privé. La nation-mémoire aura été la dernière incarnation de l'histoire-mémoire. "
Je crois qu’une partie de la réponse aux interrogations de Nora se
trouve chez Marx, dans une conception de la tâche de l’historien qui
rompt et avec l’idéologie et avec les conceptions téléologiques,
c'est-à-dire théologiques, de l’histoire. Cette affirmation pourrait
sembler paradoxale compte tenu de ce qu’on disait hier (en bien) de Marx
et de ce qu’on en dit aujourd’hui (en mal). Mais le retour aux textes –
et non au marxisme standard – permet de se convaincre qu’on tient là
une piste sérieuse.
Pour Marx, cette invasion de l’histoire par la philosophie, propre au XIX
e siècle,
est, en même temps, un point de retournement dans la tradition
philosophique. Il s’agit, pour lui, dans les textes de 1844-1845, de
prendre congé de la philosophie de l’histoire, singulièrement dans sa
version hégélienne. Si la philosophie n’a pas d’autre avenir que dans
l’autoréflexion de la science historique, il faut renoncer à cette
conception de l’histoire qui voit dans l’histoire future le but de
l’histoire passée, ainsi que le dit Marx. De là,
L’Idéologie Allemande tire plusieurs conclusions que je résume à grands traits :
1. Il faut s’en tenir, quand on fait œuvre d’historien, à la compréhension de la logique interne des faits historiques
et par conséquent renoncer à écrire l’histoire à partir d’une norme
extérieure, qu’il s’agisse de la norme théologique ou de sa version
rationalisée par les Lumières sous les espèces de la marche de la
Raison.
2. La connaissance historique doit devenir une " histoire totale ",
pratiquement au sens où Braudel emploie ce terme. Car l’histoire ce
n’est pas seulement l’histoire politique ou l’histoire des idées, c’est
d’abord l’histoire des rapports entre l’homme et la nature, la formation
de la " civilisation matérielle ", strate fondamentale de compréhension
historique. Plus : les sciences de la nature elles-mêmes deviennent une
partie de l’histoire, puisque la nature n’est connue que dans ce
rapport pratique à travers lequel les individus cherchent à la
maîtriser.
3. La réalité historique doit être " déconstruite ".
Il faut en finir avec les expressions comme " sens de l’histoire ",
" fin de l’histoire ", " ruse de l’histoire ", et peut-être même leçons
de l’histoire. Ces expressions qui, à la rigueur, peuvent être utilisées
métaphoriquement mais, prises au pied de la lettre, sont les
expressions les plus claires d’une philosophie idéaliste ou de ce que
Marx appelle une idéologie.
C’est donc une conception strictement nominaliste que propose Marx.
L’histoire n’est que la succession des générations : " L'histoire ne
fait rien, elle ne possède pas "de richesse énorme", elle "ne livre pas
de combats" dit encore Marx, cette fois dans
La Sainte Famille,
et il poursuit " C'est au contraire l'homme, l'homme réel et vivant qui
fait tout cela, possède tout cela et livre tous ces combats.[…] ce n'est
pas l'histoire qui se sert de l'homme comme moyen pour œuvrer et
parvenir – comme si elle était un personnage à part, – à ses fins à
elle ; au contraire, elle n'est rien d'autre que l'activité de l'homme
poursuivant ses fins. " C'est une liquidation en règle de la philosophie
de l'histoire qui est proposée ici, ou plus exactement la réduction de
la philosophie de l'histoire au rang d'idéologie. Donc le "matérialisme
historique" n'est pas une philosophie de l'histoire mais une critique
des fondements de toutes les philosophies de l'histoire.
Ces affirmations peuvent paraître paradoxales, alors que le nom de
Marx n’est connu le plus souvent que dans le mot " marxisme ", l’une des
grandes idéologies du XX
e siècle. Et, de fait, le Marx
militant, le Marx révolté contre la société capitaliste, le Marx qui
ressuscite l’eschatologie chrétienne sous les espèces de la destinée du
prolétariat, semble enterrer le vigoureux polémiste de la rupture avec
le hégélianisme. Car le marxisme – au-delà des importants travaux de
nombreux historiens marxistes – retombe dans la pire des philosophies de
l’histoire, dans celle où le passé n’existe que comme moment du futur
qui doit s’accomplir avec " la nécessité qui préside aux lois de la
nature ". Peut-être le moment est-il venu procéder avec Marx comme ce
dernier se proposait de faire avec Hegel : extraire le noyau rationnel
de sa gangue mystique et redécouvrir un grand penseur des sciences
sociales et un précurseur des historiens du siècle passé.
Quoi qu’il en soit du destin du marxisme et de Marx, je crois qu’il
faut lire dans ce travail qui a plus d’un siècle et demi un plaidoyer
pour
la libération de l’histoire comme discipline scientifique, contre sa soumission aux impératifs du vécu social et politique. Pour une rupture également avec l’histoire romantique, avec cette histoire chargée d’exprimer le "
Volksgeist", l’esprit du peuple.
Mémoire, politique, communauté de destin
Penser la possibilité de l’histoire scientifique, d’une objectivité
de la connaissance historique, cela ne résout pas la question de la
mémoire.
Si on s’intéresse au rapport histoire/mémoire, on présuppose
nécessairement, et je l’ai présupposé jusqu’ici, qu’il y a quelque chose
qu’on peut appeler
mémoire collective. Je ne vais pas détailler
l’analyse de cette mémoire collective telle que la fait Halbwachs,
repris par Ricœur. Pour tout dire, pour Halbwachs, la mémoire est
toujours collective puisque la mémoire individuelle est toujours donnée
dans un cadre social déterminé. On ne se souvient pas seul, affirme
Halbwachs.
Pour décrire cette mémoire collective, on pourrait reprendre la distinction de Bergson entre
mémoire-reproduction et
mémoire-image.
Cette mémoire collective, elle en effet inscrite dans le corps social,
dans ses rites qu’il reproduit presque mécaniquement. Mais elle existe
aussi à travers des images et des mythes qui nous hantent, des
références partagées, dans la trame même de la langue – le latin, par
exemple, est une langue vivante !
La mémoire se présente d’abord comme
transmission d’habitus, pour parler comme les sociologues. Après tout, nous naissons dans un monde déjà vieux !
Mais cette mémoire collective n’est pas simplement un phénomène
spontané. Elle ne se maintient en vie que par le concours de la volonté
et de l’action humaines. Elle est organisée et se lie étroitement au
politique. Quand on consacre une tombe du soldat inconnu, quand toutes
nos villes et villages se couvrent de ces terribles monuments aux morts
de la Première Guerre Mondiale, on est dans la mémoire, mais surtout on
est dans la politique. Comme sont dans la politique ceux qui édifient
des monuments aux morts pacifistes, encore défendus aujourd’hui par une
association.
La discipline historique elle-même est enrôlée dans cette fabrication
de la mémoire collective. On sait comment l’histoire de " nos ancêtres
les Gaulois " fut une histoire inventée par une Troisième République à
la recherche d’un ciment civique mieux ancré dans l’inconscient que les
abstractions fulgurantes du
Contrat Social. Rappelons-nous les
polémiques au moment de la commémoration du baptême de Clovis. Il ne
s’agissait évidemment pas d’histoire, car la question de savoir si cet
événement est l’acte de naissance de la France est dépourvue de sens sur
le plan de l’objectivité scientifique, comme le sont toutes les
questions qui renvoient aux mythes des origines – les origines sont
toujours mythiques. La France, ça commence avec la conquête romaine
(nous en héritons la langue), avec la conquête franque (nous en portons
le nom), avec le partage de l’empire de Charlemagne au traité de Verdun
(843) qui définit ce qui va être le noyau dur de son territoire, elle
commence avec les Capétiens qui l’unifient et lui donnent sa structure
administrative aussi bien que sa place en Europe, elle commence aussi à
la salle du Jeu de Paume et à Valmy quand elle devient effectivement une
nation politique, fondée sur le contrat et l’adhésion du citoyen à la
nation,
bref, elle n’arrête pas de commencer ! Que la mémoire de Valmy soit
plus chère au cœur des Républicains que celle du baptême de Clovis, cela
se comprend. Mais cela nous place hors de l’histoire, justement dans
cette mémoire qui structure la vie de la
nation et lui donne ses contours politiques.
Ces images de notre mémoire collective et individuelle, elles rendent
possible la vie politique et sociale et par conséquent la vie tout
court ! Elles sont aussi indispensables que cette mémoire-reproduction
dont je parlais à l’instant. Seuls ceux qui pensent l’homme comme
homo œconomicus,
c'est-à-dire comme automate calculateur maximisant ses avantages, seuls
ceux-là pourraient envisager que nous nous débarrassions de cet
imaginaire historique, oubliant d’ailleurs que cet
homo oeconomicus lui-même est un mythe – Robinson Crusoë , voilà le
self made man par excellence !
La tâche de l’enseignement de l’histoire
Mais là, nous qui réfléchissons au rapport entre histoire et mémoire à
partir de l’enseignement de l’histoire, là nous sommes devant un
problème sérieux
Ces deux ordres, celui de la mémoire et celui de l’histoire, ont, l’un et l’autre, leur dignité. Si on considère qu’une
nation
n’est ni un fait de nature – contrairement à ce que l’étymologie
pourrait laisser supposer – ni seulement un acte de la raison comme dans
le
Contrat Social de Rousseau, on comprend bien quel rôle
politique fondamental y joue cette mémoire collective. C’est pourquoi on
attend de l’enseignement de l’histoire qu’il serve ce qu’on appelle
maintenant " devoir de mémoire ", autrement dit qu’il s’insère comme un
élément fondamental dans la construction d’une mémoire collective dont, à
tort ou à raison, une partie des politiques pense qu’elle est le remède
au délitement du lien social auquel nous sommes confrontés.
La question précise qui nous est posée, est celle de la fonction de
l’école comme institution. A-t-elle pour fonction de former ce qu’on
appelle aujourd’hui une " culture commune ", expression bien dangereuse
qui n’est pas très loin du " formatage idéologique " ? Ou, au contraire,
doit-elle instruire et par l’instruction développer la rationalité
critique ? Pour me faire comprendre, je voudrais prendre deux exemples à
mon avis symptomatiques des problèmes auxquels nous sommes confrontés.
Premier exemple : La question de la citoyenneté antique. Elle est au
programme d’histoire des classes de Seconde, elle est abordée en ECJS,
et on la retrouve en Terminale pour peu qu’on s’intéresse aux
Politiques
d’Aristote. On peut aborder cette question comme l’abordent de nombreux
manuels d’histoire et comme le CNDP propose de l’aborder en ECJS, sous
l’angle des limites de la démocratie athénienne : exclusion des femmes
et des métèques, esclavage, etc. À partir de là, il est facile de
montrer que notre démocratie moderne est bien supérieure à cette
démocratie antique qui tolérait les pires inégalités et les pires
discriminations. Je schématise. Mais c’est la ligne générale de ce qu’on
voit publié ici et là. Alors comme cela on forme une mémoire, une
mémoire qui glorifie le présent comme progrès sur un passé sombre, y
compris dans ses pages les plus lumineuses. Mais, je regrette, en
procédant ainsi on ne fait pas de l’histoire. On "dé-contextualise" les
institutions politiques en les comparant à une norme idéale d’invention
récente – l’égalité politique
et civile des hommes et des femmes a
moins de 30 ans dans notre pays. Donc on nage finalement en pleine
idéologie, une idéologie pleine de bons sentiments, une idéologie dont
je pourrais partager les visées, mais tout de même une idéologie. Or, du
point de vue historique, ce qui est bien plus difficile à expliquer, ce
qui pose vraiment problème, c’est cette exception grecque, c’est cette
conception exigeante de la République comme gouvernement des égaux, de
la citoyenneté comme l’état de ceux qui sont tour à tour gouvernants et
gouvernés. C’est ce que Hegel appelle cette " fleur contingente " de la
démocratie athénienne. Et pour la formation " citoyenne " d’un élève,
n’est-il pas mille fois important d’apprendre à se " décentrer ", à
sortir de l’horizon étroit de la
doxa pour apprendre enfin à penser ?
Deuxième exemple : celui du nazisme et de l’extermination de masse.
Ce qu’on appelle " devoir de mémoire ", c’est essentiellement la mémoire
des camps d’extermination et l’impératif qui en découle : " plus jamais
ça ". Là encore, les intentions sont bonnes. Mais là encore on fabrique
un résultat inattendu, inattendu du moins pour qui espère trouver dans
l’histoire un supplément de rationalité. Car le nazisme devient, pour
nos élèves en Terminale, une incarnation du mal absolu, d’un mal
incompréhensible tant il est monstrueux. Et toute l’histoire du XX
e
siècle est engloutie dans ce trou noir et elle devient un théâtre
d’ombres qui exclut, contrairement à ce qu’on pourrait croire, toute
réflexion politique ou civique, ces deux termes étant équivalents.
Comment le nazisme a-t-il été possible ? Profond mystère. Quid de la
révolution allemande de 1918-1919 ? Quid du traité de Versailles ? Là où
la réflexion sur le passé est censée éclairer les esprits, elle les
désarme. Pourtant, il est facile de faire remarquer que le XX
e
siècle a été "le siècle des camps". Il est facile de montrer comment la
grande boucherie de la Première Guerre Mondiale a été l’élément décisif
pour accoutumer les hommes à la cruauté portée à ce niveau. Mais là,
patatras, tout le bel édifice du mal absolu s’effondre parce que la
Première Guerre a été le fait d’États civilisés, d’États de droit et non
de barbares et de monstres…
Je ne développe pas plus. Mais je crois qu’on commence à bien voir
comment cet abus de la mémoire, comment ce " devoir de mémoire " érigé
en impératif catégorique de notre système politique aussi bien que
scolaire produit des effets pervers terribles. Nous voulons former des
citoyens. Mais nous ne faisons qu’habituer les élèves aux bons
sentiments, à des bons sentiments bien superficiels, alors que c’est
seulement par la raison, par l’habitude de l’objectivité que se forme
une pensée libre, c'est-à-dire une pensée critique.
Conclusion
Si l’enseignement de l’histoire a un sens, s’il est éminemment
formateur, c’est seulement à condition de se dégager radicalement des
impératifs sociaux de la mémoire collective, à condition de se dégager
de l’obsession des préoccupations "contemporaines". C’est-à-dire en
renonçant à vouloir forger la mémoire collective. On apprend plus à être
citoyen en étudiant le règne de Louis XIV ou les guerres médiques qu’on
ressassant les horreurs du siècle.
Je voudrais terminer par une question pour provoquer la discussion.
Quand aujourd’hui on demande, un peu partout, un enseignement spécifique
de l’histoire des religions – alors que les religions ont, normalement,
toute leur place dans le programme d’histoire – est-ce qu’on est pas
précisément en train de reconstruire cette mémoire instrumentalisée au
nom de la " culture commune ", est-ce qu’on n’est pas en train de
préparer une véritable bombe contre la science historique ?
Denis Collin -