vendredi 30 juin 1995

La théorie de la connaissance chez Marx

(Soutenance de thèse de doctorat. Juin 1995. Université de Paris X Nanterre. Le jury est présidé par Georges Labica et composé de Tony Andréani (directeur de thèse), Étienne Balibar et Jean-Marie Vincent)

Je vais donc essayer, dans le temps qui m’est imparti de répondre à quelques questions qui sous-tendent le texte que vous avez en main et qui, je l’espère, peuvent le soutenir.
-        D’abord : quel objectif est poursuivi dans ce travail ? Et pour ce faire je serai obligé de dire quelques mots de mon propre itinéraire intellectuel.
-        Deuxièmement, quelles problématiques et quelles méthodes sont mises en oeuvre et quelles sont les raisons des choix que j’ai faits ? J’en profiterai pour préciser quelques points par rapport à mon texte, et notamment ceux concernant ma position par rapport aux thèses défendues par Michel Henry.
-        Troisièmement, quelles sont les difficultés majeures que j’ai rencontrées et qui, pour certaines d’entre elles subsistent.
-        Enfin j’essaierai de donner un aperçu des conséquences et suites possibles de mon travail.

Parcours

Commençons par ce qui m’a conduit à ce travail.
Je me suis lancé dans la relecture et la réinterpétation de Marx avant de vouloir en faire une thèse, selon les normes universitaires. C’est bien plutôt parce que j’étais occupé par la réflexion sur l’actualité de Marx sur le plan social, économique et politique que je suis revenu par nécessité à la philosophie.
Donc, avant de philosopher à partir de la pensée de Marx, je suis devenu marxiste, aux alentours des années 68. Mon « éducation marxiste », je l’ai reçue dans les écoles de formation des diverses obédiences qui regroupent les enfants de Léon Trotsky. Je ne suis pas venu à Marx à partir d’une réflexion philosophique mais au contraire à partir d’objectifs ou d’espérances pratiques. Dans ces années de jeunesse, la philosophie me semblait essentiellement un moyen de légitimer le marxisme, de trouver des raisons indiscutables à l’action dans laquelle nous étions engagés.
Ce marxisme-là, celui dont je suis parti, était de ceux qui renversent la philosophie pour s’occuper de la transformation d’un monde où nous croyions la révolution prolétarienne mondiale imminente. L’heure de l’expropriation des expropriateurs avait sonné. Il manquait simplement l’instrument qui accomplirait cette fatalité historique. L’esprit du monde ne passait pas à cheval dans les rues de Iéna, mais l’épopée de Trotsky, organisant l’Armée Rouge depuis son fameux train en tenait lieu. Après le temps des impatiences, hélas ! est venu celui des déconvenues. Les lois de l’histoire ne manifestaient pas aussi clairement que nous l’avions proclamé, le prolétariat nous ignorait toujours aussi superbement. La fusion entre la théorie révolutionnaire et la pratique révolutionnaire restait bien problématique. Il fallait soit dissoudre cette classe ouvrière décidément trop rétive et s’en inventer une autre – le gauchisme, sous ses formes diverses, ce fut bien souvent cela – soit réviser la théorie pour la mettre en accord avec les réalités que nous croyions observer. Les deux solutions d’ailleurs n’étaient nullement incompatibles ; beaucoup de ceux de ma génération les ont essayées l’une après l’autre.
Dans ma thèse, je suis plutôt critique avec le « marxisme orthodoxe », celui que partagaient, peu ou prou, dans ses grandes lignes les organisations du mouvement ouvrier. Or ce marxisme orthodoxe ne « collait plus » et ce bien avant l’effondrement du mur de Berlin et des régimes dits « socialistes » des pays d’Europe de l’Est et de l’URSS. Je voudrais signaler ici quelques uns des problèmes récurrents qui ont conduit à l’effondrement de la doctrine elle-même :
-        Si la lutte des classes est le moteur de l’histoire, comment faire rentrer dans ce schéma l’importance des mouvements nationaux dans la seconde moitié du Xxè siècle ? Comment expliquer que les seuls mouvements ressemblant à une révolution ouvrière débouchant sur le renversement du pouvoir d’État et des rapports de propriété, aient eu lieu non dans les pays capitalistes avancés, ceux dont les conditions objectives étaient les plus « mûres », au regard des critères marxistes, mais dans les pays arriérés et en chevauchant ces mouvements nationaux ?
-        L’expérience désastreuse de l’URSS est-elle due à une mauvaise mise en musique de la théorie, à des circonstances exceptionnelles ou faut-il au contraire mettre en cause quelque défaut fondamental dans la doctrine marxiste elle-même ?
-        Plus fondamentalement encore, qu’est-ce que le communisme dont Marx disait qu’il n’est pas une utopie, pas un plan qui doit être accompli dans l’avenir mais le mouvement réel qui abolit l’ordre existant ? Est-ce qu’il ne faut pas finalement renoncer à la perspective, droite comme la perspective Newsky à Pétrograd, qui semble être tirée des textes des pères fondateurs pour faire leur place à des mouvements « anti-systémiques » divers et pluriels s’opposant à un système capitaliste dont le réseau est de plus en plus serré et de plus en plus mondialisé ? 
Si on tire sur l’une de ces mailles les plus faibles, c’est tout le tissu théorique du marxisme qui se trouve détricoté.
Quand on a fait ces constats et nombreux sont les marxistes qui les ont fait, à des degrés divers et sous des formes diverses, il reste à réviser la théorie. Mais réviser la théorie, c’est comme réviser une voiture, il faut démonter la mécanique, étudier quels organes sont en panne et quels organes peuvent encore fonctionner. Dans le marxisme que j’ai appris avec beaucoup d’autres, il y a deux grands organes :
1.       La conception scientifique, qui nous permet de comprendre le monde, c'est-à-dire la réalité sociale, tel qu’il est, sans adjonction extérieure, objectivement : c’est le marxisme comme science, le « socialisme scientifique, celui qui permet de faire de l’histoire quelque chose d’aussi certain que la physique, celui qui formule des « lois de l’histoire » dont il faut traquer les manifestations phénoménales dans les événements dont nous sommes les témoins.
2.       La critique active de l’ordre existant : le marxisme comme guide de l’action, dont l’application devait déterminer non seulement les principes et objectifs généraux, mais aussi la stratégie et la tactique.
C’est, sous une forme spéciale, bien connue du militant, la dichotomie entre l’objectif et le subjectif, la situation politique et nos tâches. Normalement, les deux grandes parties doivent fonctionner en bonne harmonie. Cela s’appelle l’unité de la théorie et de la pratique. Or ça ne fonctionnait plus. Ou cela ne fonctionnait encore qu’à force de multiplier les explications « ad hoc », d’évacuer les contradictions entre la théorie et la réalité pratique au nom de la « dialectique ». Avec un bon manuel de dialectique, on pouvait toujours expliquer pourquoi telle tendance objective et scientifiquement établie se manifestait sous une forme qui lui était directement contraire.
Mais tout cela n’est guère satisfaisant et bien peu conforme aux prétentions du marxisme à être une science. Pour se sortir de ces embarras, on connaît deux grandes voies, deux directions classiques :
1.       Renoncer à l’eschatologie marxiste, à l’émancipation de la classe ouvrière, à la société sans classes et au dépérissement de l’État ; il ne reste alors qu’à intégrer Marx comme une référence, peut-être privilégiée, mais une référence parmi d’autres, dans le système des sciences sociales.
2.       Renoncer aux prétentions scientifiques pour transformer le marxisme en une philosophie critique dont le noeud n’est plus l’exploitation mais la domination.
C’est un dilemme classique qui est presque aussi vieux que le marxisme lui-même. (On pourrait retourner à la « crise du marxisme » de Georges Sorel au début du siècle, ou reprendre l’histoire intellectuelle de l’école de Francfort.) On peut essayer d’avancer dans la première voie en essayant de compléter les analyses de Marx au moyen des analyses de l’école de la régulation ou de relire Marx à la lueur de Keynes. Peut-être est-ce parce que je suis pas un économiste de profession, mais tout cela ne m’a finalement guère éclairé.
Je voyais s’ouvrir de plus en plus la faille (ou la fracture) entre les analyses théoriques des économistes et ma pratique, mon « vécu », de salarié syndiqué dans une grande entreprise nationale. Fallait-il se résoudre à considérer que les « utopies marxistes » avec leurs conséquences doivent être abandonnées au profit d’un soi-disant « réalisme » à coloration sociale ? On peut ainsi troquer Marx pour Keynes ou Marx pour Kant, si on s’intéresse à la philosophie politique. C’est une voie que je n’ai pas voulu suivre, pour des raisons ou des motivations que je ne suis pas certain de pouvoir élucider totalement. Mais mon point de départ est bien situé dans l’usage pratique de la raison, pas dans la connaissance pure pour elle-même.
J’ai donc entrepris, pour mon propre compte, de faire une sorte de bilan du marxisme, de faire le départ entre ce qui avait irrémédiablement vieilli et ce qui était encore pertinent
-        non seulement pour comprendre notre monde,
-        mais aussi pour savoir dans quelle direction on pourrait aller pour le changer.
Au départ donc, ma démarche était celle d’un citoyen engagé qui se refusait à considérer qu’il n’y a plus qu’une « seule politique possible » et au fond une seule pensée possible. Je continue de croire au moins en deux postulats :
-        que la politique n’est pas seulement un art de la conquête du pouvoir mais une recherche du meilleur régime possible et qu’une conception rationnelle des phénomènes sociaux peut nous y aider.
-        que reste possible la réalisation, sous une certaine forme, des espérances de la tradition socialiste et communiste, c'est-à-dire cette visée émancipatrice, libératrice des potentialités de l’individu qu’on trouve dans le théorie de Marx.
J’ai bien conscience en disant cela de ne pas définir une problématique complètement philosophique, de m’engager dans une direction dont les principes de neutralité axiologique, pour parler comme Max Weber, ne sont pas très fermement établis. Mais, si la philosophie n’est pas un simple jeu de l’esprit, elle présuppose toujours un engagement ou un « choix de valeurs » qui est antérieur à toute problématisation philosophique, même si ensuite les choses évoluent.
Ce qui est vrai pour tout philosophe, l’est encore plus peut-être quand on vit avec Marx, parce qu’il s’agit bien souvent d’un engagement quotidien, des  positions et de problèmes qui concernent peut-être pas toutes mais en tout cas une grande partie des sphères de notre vie.

La  méthode

La démarche que j’ai suivie s’articule autour de deux grands axes :
1.       Puisqu’on n’a pas de Marx de grands exposés systématiques mais des textes publics à l’objet circonscrit et des manuscrits innombrables dont le statut n’est pas toujours clair, c’est d’abord une relecture, une redélimitation et une réinterprétation de Marx qui s’avèrent nécessaire. C’est une démarche conservatrice, au fond, mais tellement classique qu’elle en est naturelle : avant de jeter dans les poubelles de l’histoire (qui sont déjà bien pleines) la vieille théorie on cherche à voir si dans ses fondements et au prix d’un nouveau travail, on ne peut pas trouver la solution aux questions nouvelles.
2.       Puisque le problème central, tel qu’il se pose au premier abords,  est celui de la capacité du marxisme à donner une description scientifique et testable pratiquement de la réalité sociale, il faut reprendre la question des rapports entre science et philosophie dans l’oeuvre de Marx et par conséquent revenir aussi sur la méthode et donc reprendre la question de la dialectique et du rapport avec Hegel. Qu’est-ce qui fonde la légitimité de la théorie de Marx ? Est-ce un savoir de type scientifique ou est-ce un autre type de savoir ?

Relire Marx

Faire le bilan, c’est donc se remettre dans les textes de Marx lui-même et non dans les manuels de Marxisme. Cela nécessite qu’on mette entre parenthèses le marxisme des organisations du mouvement ouvrier, lu chez Lénine, Trotsky ou leurs épigones. Cette « suspension » un peu spéciale met assez vite en lumière quelques traits saillants :
1.       Le marxisme dans ses grandes lignes suppose une extraordinaire simplification — ce qui n’exclut pas une recherche appliquée plus sophistiquée dans le domaine de l’économie et de l’histoire — et de nombreuses torsions par rapport au mouvement de la pensée marxienne.
2.       En résumant Marx, en le condensant en une doctrine ou un système, lui qui est aussi violemment opposés aux systèmes, que ce soit ceux de la philosophie spéculative ou ceux des diverses doctrines socialistes, le marxisme met sur le même plan et dans la même problématique des thèmes, des concepts, des analyses qui ne prennent pourtant leur sens qu’à un moment déterminé de l’évolution intellectuelle de Marx mais qui sont soit abandonnés par la suite soit restructurés. J’en donnerai trois exemples.
-        1° La problématique de l’homme comme genre, comme être générique est au coeur des textes des « Manuscrits de 44» et elle se trouve abandonnée dès l’année suivante dans la Sainte Famille et dans l’Idéologie Allemande.
-        2° La question du travail : en 1844, le travail deviendra dans le communisme le premier besoin de l’homme. Dans le Capital, le premier besoin de l’homme est de se libérer, autant que faire se peut du travail nécessaire pour se consacrer à l’activité libre, vraiment humaine. Il y a là un déplacement qui mérite réflexion avan d’imputer à Marx une vision prométhéenne de l’homme comme autoproducteur de lui-même.
-        3° La question de l’essence de l’homme : dans l’Idéologie Allemande, l’homme se produit lui-même, son essence est cette autoproduction. Dans le Capital, le développement de la production, par les sciences et les techniques et la coopération permet de révéler toutes les potentialités qui sont en l’homme. Autrement dit Marx revient, d’une certaine façon à l’idée d’une « nature humaine », d’un noyau irréductible et à peu près commun à tous les individus.
3.       Enfin des pans entiers de la pensée de Marx avaient été occultés, travestis, cachés. Par exemple le pamphlet contre Lord Palmeston, qui est un des textes de Marx qui a le plus de succès de son vivant, a été longtemps laissé dans les tiroirs parce qu’il était une attaque virulente contre la Russie. En revanche, on sait bien que quelques un des concepts clés du marxisme orthodoxe ne se trouvent pas chez Marx : matérialisme dialectique, capitalisme, socialisme scientifique, etc. Et qu’à la place de Marx on a lu Engels, Plekhanov, Lénine et d’autres qui nous offraient sous une forme ramassée la philosophie marxiste.
Mais ces premières constatations n’épuisent pas le sujet. Il m’est apparu assez vite en effet qu’on ne pouvait pas comprendre véritablement ce qu’avait voulu dire Marx sans revenir à la philosophie prétendûment renversée avec la 11ème thèse sur Feuerbach.
Le problème de la recherche en paternité philosophique de Marx n’est évidemment pas une nouveauté. Toutes les études sur Marx sont dominées par le rapport de Marx à Hegel, par la métaphore du noyau rationnel hégélien et de sa gangue mystique …
Á cette relation privilégiée, on peut en substituer d’autres, mener d’autres recherches en paternité. C’est une première voie qui est loin d’être stérile car elle permet d’éclairer la pensée de Marx. On a connu
*      Marx et Spinoza, Marx et Kant, Marx et Aristote.
Trois directions de recherche souvent fructeuses et je m’en suis servi assez abondamment, particulièrement en ce qui concerne la dernière qui a été illustrée avec beaucoup de détails et de force par le livre de Michel Vadée. Mais si on s’en tient là, on reste dans l’histoire de la philosophie et l’histoire des idées. Or, il me semble qu’il faut aller plus loin, plus profondément dans le relecture de Marx, jusqu’à une mise en question de la nature et de l’objet même du texte marxien. De quoi Marx parle-t-il ? Quel est le statut de son discours ?

Science et philosophie

Qu’est-ce donc en effet que ce matérialisme historique qui définit, de manière générale, la théorie de Marx ?
Il y a plusieurs thèses pour répondre à cette question.
1.       C’est une nouvelle science — par exemple la science de l’histoire.
2.       C’est une théorie sociologique et économique parmi d’autres.
3.       C’est une philosophie de l’histoire.
4.       C’est une philosophie de la praxis.
5.       C’est une combinaison de deux ou des trois réponses précédentes.
Il m’a semblé qu’aucune de ces réponses n’était vraiment satisfaisante.
Si c’est une science, il faut en effet dire de quelle type de science il s’agit. « La science », ça n’existe pas. Il existe des sciences dont les normes, les protocoles et modes de fonctionnement, le type de vérités sont profondément différents les uns des autres. Si l’épistémologie depuis un siècle est loin d’avoir apporté des réponses claires et univoques en ce qui concerne les normes de scientificité, elle nous a au moins montré que la construction d’une théorie générale de la science est certainement une mission impossible.
On connait la vieille distinction de Dilthey — reprise par Habermas — entre les sciences herméneutiques et les sciences nomologiques, entre la compréhension et l’explication, distinction qui recoupe, en partie, la distinction des sciences de la nature et des sciences humaines. Mais cette distinction est elle-même insuffisante. On voit bien, par exemple, que toutes les sciences de la nature ne fonctionnent pas de la même façon, que la physique théorique et la théorie synthétique de l’évolution diffèrent fortement, qu’elles ne sont pas des sciences du même genre.
Bref, dire que le matérialisme historique est une science, voilà qui ne nous avance guère.
D’ailleurs, si on s’attache à la critique de la théorie de Marx en partant des divers modèles des sciences positives, on tombe sur nombreuses difficultés, aggravées par l’inachèvement de la grande oeuvre de Marx, savoir « le Capital ». Il est frappant de  considérer que pratiquement tous ceux qui ont essayé de donner une expression achevée et synthétique de la « théorie économique de Marx » soit ont esquivé ces difficultés soit ont été conduit à rejeter quelques éléments essentiels de la théorie de Marx, par exemple la « valeur-travail. »
Donc la science marxienne est fort problématique, même si on s’accorde à reconnaître chez Marx la volonté de faire oeuvre scientifique et si de nombreux développements sont conduits dans cette perspective. Mais quid de la philosophie ? Il y a deux grandes traditions dans le marxisme, deux traditions massives qui ont longtemps occupé l’essentiel de l’espace aussi bien chez les marxistes que chez les anti-marxistes.
1.       La première qui tient le matérialisme historique pour une science, développe également une « philosophie marxiste » qui est, en fait, le plus souvent, un retour au matérialisme métaphysique ancien, à celui de Lumières dans le meilleur des cas, un matérialisme légèrement modifié par une dialectique réduite à quelques lois logiques (unité des contraires, transformation de la quantité en qualité …) C’est la « philosophie marxiste » standard du mouvement ouvrier organisé. C’est aussi celle qu’on enseignait dans les manuels scolaires où elle était aussi souvent classée sous la rubrique « matérialisme économique. »
2.       La seconde, plus hérétique, sans diffusion de masse. Elle cherche à faire retour à Hegel, principalement au Hegel de la phénoménologie. Ses variantes : Korsch et Lukacs dans les années 20 (« Histoire et Conscience de classe » ou « Marxisme et philosophie ») ; la théorie critique et l’école de Francfort plus tard; la philosophie de la praxis italienne, tirée de Gramsci.
On a l’impression d’être obligé de choisir entre, d’une part, un « objectivisme » qui a les apparences de la science mais ne peut conduire qu’à une description de l’histoire comme celle d’individus mus par des structures ayant leur mouvement propre, et d’autre part un « subjectivisme » qui nous conduit à abandonner le matérialisme historique. Il me semble qu’il est impossible de sortir de ces alternatives sempiternelles sans reprendre, à nouveaux frais, la question de la philosophie de Marx. Non pas la question des origines philosophiques de la théorie de Marx, mais la philosophie telle qu’elle peut se découvrir dans le texte de Marx lui-même.
Or le noyau dur de cette philosophie me semble être la construction d’une théorie unifiée
-        des relations sociales (ce qui est un travail de sociologue) et de leur genèse,
-        du fondement ontologique de ces relations
-        et des représentations de ces rapports dans la conscience des individus.
Ces trois aspects sont étroitement liés et trouvent leur point de concentration dans la théorie de l’idéologie. En une phrase, je dirai que Marx se situe sur ce point bien au delà de la « science » dans son acception classique puisqu’il ne se contente pas de rejeter les thèses erronées et les illusions pour faire prévaloir des thèses justes portant sur l’essence des choses, mais au contraire démontre en quelque sorte la nécessité de l’illusion et l’efficacité de cette illusion.

Ma dette à l’égard de Michel Henry et ce qui m’en sépare

Je dois noter ma dette à l’égard du gros livre que Michel Henry a consacré à Marx. Une philosophie de la vie et une philosophie de l’économie. J’ai lu ce livre tardivement (15 ans après sa parution) mais il a été, pour moi, une lecture essentielle. C’est le livre de Michel Henry qui m’a ramené à la philosophie et à Marx en même temps et m’a poussé à délaisser les tentations de l’inerprétation scientiste de Marx. Je ne partage pas toutes les analyses de Michel Henry (et je m’en suis expliqué, sans doute insuffisamment, dans mon travail) mais la force avec laquelle il fait de Marx un penseur radical de la subjectivité m’a séduite, m’a donné une direction et une impulsion, même s’il faut ensuite procéder à une critique sérieuse des idées et démonstrations de ce « Karl Marx » un peu spécial.
Si je voulais résumer les idées de Michel Henry qui me semblent les plus fécondes, je pourrais citer les trois idées suivantes :
1.       La philosophie de Marx est d’abord une critique de la métaphysique de l’universel, ce qui implique le refus de transformer des êtres de raison en des êtres véritables et donc une critique de tous les « sujets collectifs » substitués aux sujets réels, irréductiblement singuliers dans leur être.
2.       Michel Henry met en relief l’importance de la subjectivité immanente des individus. Les individus ne sont pas distinguables uniquement per numero. Ils sont tous singuliers et Michel Henry donne une bonne analyse de la critique de Stirner par Marx. La vie et l’activité des hommes ne peut jamais être réduite à des conjonctions de chaînes causales, décrites extérieurement à la troisième personne, mais est toujours d’abord une activité à la première personne.
3.       Marx ne formule pas une nouvelle théorie économique à côté des autres, mais il cherche à exhiber la fondation subjective de la réalité économique objective. A montrer donc, comment dans la vie même de l’individu sont tout à la fois et du même mouvement produits le monde objectif et les savoirs de ce monde.
Je ne suivrais cependant pas Michel Henry dans tous ses développements. Je voudrais donner ici quelques points de divergences qui pourraient être approfondis.
1.       Ce que j’ai souligné en annexe, savoir qu’on ne peut passer aux pertes et profits de l’interprétation de Marx ni l’héritage philosophique qui reste fort présent car on peut ainsi rendre Marx incompréhensible (par exemple si oublie Epicure ou Aristote), ni l’ambition scientifique de Marx et des difficultés qu’elle rencontre et qui expliquent, en partie, l’inachèvement du Capital. C’est pourquoi, bien que M.Henry critique toute métaphysique des universaux mais rejette en même temps le nominalisme qui, pour lui, semble irrémédiablement à la « science barbare ». Et c’est pour la même raison qu’il ne prête pas vraiment attention aux liens qui unissent Marx aux Anglais, alors même que ce que Marx apprécie chez ces Anglais, chez Hobbes par exemple, c’est cette volonté de délaisser les substituts idéaux de la vie pour revenir « sur terre », à la vie individuelle elle-même.
2.       La tendance à réduire l’individu subjectif aux manifestations immédiates de la subjectivité et finalement à une philosophie du sentiment, qui est bien éloignée de Marx. Je crois que la question essentielle ici est celle-ci : exhiber les fondements subjectifs de l’objectivité ne suffit pas pour disqualifier définitivement les êtres de raison de la science sociale. Sauf à confondre et à identifier épistémologie et ontologie ou encore la logique et l’être, un peu comme chez Hegel. Toute objectivation n’est pas nécessairement la substitution à la vie réelle de son équivalent idéal, comme semble le dire M.Henry. On peut même dire au contraire que pour Marx une théorie est scientifique si elle permet à partir de l’exposition du mouvement d’ensemble objectif de mettre à nu ces fondements dans la vie des individus (ainsi Ricardo qui expose sans fard l’exploitation capitaliste).
3.       L’expérience de pensée à laquelle se livre Marx dans le Capital quand il suppose pour les besoins de la démonstration que c=0, c'est-à-dire que le capital constant est annihilé, permet de montrer que c’est bien l’exploitation du travail vivant (la transformation de la puissance personnelle du travailleur en puissance objective du capital) qui est le secret ultime du mode de production capitaliste. Mais on ne peut pas en rester là. Marx sait bien que le capital n’est pas réductible à du capital variable(c’est même une critique essentielle qu’il adresse à Say et à Smith). Les hommes produisent leur monde, mais ce monde une fois produit n’est pas un produit aussi éphémère que la parole et la pensée. Il se sédimente et s’impose aux hommes comme les conditions objectives qu’il n’ont pas choisies, bien que ces conditions objectives soient le résultat de l’activité subjective des individus vivants et des générations antérieures. « Le mort saisit le vif ». Et c’est une question à laquelle M.Henry n’accorde pas assez d’attention, et ce manque d’attention peut conduire à une sorte d’annihilation du poids de la temporalité dans la constitution de la subjectivité.

Les difficultés

Pourquoi la théorie de la connaissance

Dire que ce qui est le plus important dans Marx, c’est finalement la philosophie, c’est encore bien vague et peut engager dans de nombreuses directions différentes. Ce qui m’a semblé important, c’est cette partie de la philosophie qui se trouve à la jonction entre
-        d’une part, les présuppositions philosophiques proprement dites, qui sont des présuppositions portant sur l’être, sur la nature de la conscience, de ce qu’on appelait, autrefois, la philosophie première.
-        et d’autre part, l’épistémologie, le travail sur les normes de la science.
Je me suis demandé si finalement le titre de mon travail correspondait bien à son contenu. Je ne traite ni de la sensibilité, ni de la perception, ni de la formation des idées, ni de l’origine des catégories de la pensée comme la causalité. On aurait effectivement beaucoup de mal à trouver chez Marx des développements un tant soit peu conséquents concernant ces questions classiques qui celles du rationalisme ou de l’empirisme. Par contre, que ce soit par le thème de l’idéologie, celui du fétichisme, ou sa critique de l’économie politique classique, il me semble que Marx consacre une place décisive
*      à la manière dont se forment les représentations du monde,
*      aux conditions de la production des savoirs, qu’il s’agisse de savoirs communs, de savoirs empiriques ou de savoirs théoriques, philosophiques et scientifiques
*      au rôle et à l’efficacité propre de ces savoirs, représentations, idées, théories dans l’organisation des rapports entre individus.
*      aux distinctions essentielles entre la science et l’idéologie (sachant que ce dernier mot lui-même est loin d’avoir une signification univoque.
Ce sont là des questions qui me semblent avoir une importante philosophique particulière, du point de vue de la théorie de la connaissance. Mais ce sont bien des question philosophiques et pas des questions scientifiques, pas des questions peuvent être traitées par les neuro-sciences par exemple, comme on voit aujourd’hui les neuro-sciences essayer de comprendre les rapports entre sensation et perception dans la vision ou dans l’audition. Même si le programme de la « philosophie de l’esprit » aboutissait  et si les divers acteurs engagés dans la solution du fameux « mind-body problem » en donnaient une théorie scientifique solide — ce qui reste à voir parce que ce problème lui-même est peut-être mal posé — même dans ce cas qui apparaît assez problèmatique,  il me semble que les problèmes, dont je crois qu’on peut repérer les traits essentiels dans l’oeuvre de Marx, continueraient d’être des problèmes essentiels parce qu’il concernent non pas une conscience isolée, faisant retour sur elle-même, et finalement hypostasiée, mais bien l’individu considéré dans son activité en interaction avec le monde, c'est-à-dire avec les autres individus et avec les choses qui constituent ce monde.
Tout compte fait, ce qui me semble essentiel dans la lecture du « Capital » et qui peut être la source de nouveaux développements, c’est ceci que d’une part Marx montre en détail comment naissent les représentations que les individus se font des rapports sociaux dans lesquels ils sont engagés en comment, en retour, ces représentations ne sont pas des purs phantasmes, des processus internes au cerveau, mais des éléments constitutifs du rapport social lui-même. Et cette manière de voir permet peut-être de réglé la vieille question de la place des « superstructures idéologiques dans la conception matérialiste de l’histoire », pour reprendre le titre du livre de Jakubowsky.

Le problème de l’interprétation

J’ai essayé de donner une interprétation de la théorie marxienne, telle qu’elle se révèle, non pas tant les manuscrits philosophiques de Marx qui ont fait la joie des philosophes (et des manuels scolaires) mais dans les ouvrages qui ne sont pas des ouvrages proprement philosophiques, dans les ouvrages considérés comme des ouvrages d’analyse ou de théorie économique voire comme des pamphlets politiques (ainsi cet admirable « 18 Brumaire »).
Donner une interprétation de la philosophie de Marx (comme d’ailleurs de n’importe quel philosophe, ce n’est pas une affaire simple. L’inteprétation est toujours plus ou moins une reconstruction. Avant même de savoir si cette interprétation est suffisamment fidèle aux textes, aux contextes et suffisamment cohérente, il faut se poser la question de la légimité même de cette reconstruction : comment relier des thèses énoncées en 1844 et des analyses de 1865 ou 1875 ? Il y a une vingtaine d’années, les marxistes orthodoxes, dont j’étais, tiraient à boulets rouges sur la lecture althussérienne et la fameuse affaire de la « coupure épistémologique. » Althusser avait commis un crime de lèse-Marx inacceptable : soupçonner que certaines parties de l’œuvre de Marx puissent ne pas être véritablement marxistes. La seule thèse acceptable était celle du déploiement d’une intuition originaire, d’une véritable « révélation », à partir des œuvres de jeunesse jusqu’aux derniers textes.
Quelles que soient les critiques qu’on puisse faire aux textes de « Pour Marx » ou de « Lire le Capital » — et ces critiques Louis Althusser lui-même n’a pas été le dernier à les porter — il faut lui savoir gré d’avoir détruit cette véritable mythologie du marxisme, d’avoir attiré l’attention sur les strates successives de la pensée de Marx, sur les réorganisations conceptuelles qui font que quand Marx parle d’aliénation en 1844 et quand il en parle encore (rarement) dans « Le Capital », le concept d’aliénation n’a plus ni la même portée ni le même contenu. Et ce n’est pas une simple coupure entre le jeune Marx et le vieux Marx, c’est une série d’avancées et de retours qu’il faudrait suivre jusque dans le détail. Par exemple, entre les textes des manuscrits dits « Grundrisse » et le livre I du Capital, il n’y a que quelques années. Et pourtant, que de changements ! Sur cette dernière question il existe d’ailleurs une littérature beaucoup plus savante que la mienne.
J’ai essayé de repérer quelques moments importants dans ces réorganisations conceptuelles, sans séparer les œuvres de Marx qui seraient véritablement « marxistes » ou « marxiennes » des œuvres qui ne le seraient pas encore (c’est pourquoi j’ai accordé une certaine importance à la dissertation de doctorat sur Démocrite et Épicure.)
Mais la question qui se pose alors est de savoir dans quel sens il faut lire cette histoire qui va des travaux de jeunesse au « Capital » et  à la critique du Programme de Gotha ?
On peut lire dans l’ordre chronologique, c'est-à-dire lire dans les couches successives de l’œuvre de Marx le déploiement progressif de quelque chose qui était contenu virtuellement dans les « Manuscrits de 44 » ou « La Sainte Famille ».
On peut mener aussi l’interprétation à l’envers, essayer de comprendre l’anatomie du singe à partir de l’anatomie de l’homme, non pas « Marx vieux » par « Marx jeune » mais « Marx jeune » par « Marx vieux. » C’est globalement cette grille qui s’est imposée à moi, repérer quels sont les problèmes et les concepts qui, posés à un moment donné, vont ensuite être conservés jusqu’à la fin, ne retenir donc comme pertinent que ce qui permet d’aller vers « Le Capital ». Il y a sans doute là un procédé un peu téléologique, mais je ne vois pas comment faire autrement, d’autant que Marx lui-même donne des indications pour justifier la pertinence de cette méthode « régressive »
Il reste qu’on ne peut tout à fait s’empêcher d’avoir des doutes. En procédant à une interprétation qui ne reconstruit pas un système de Marx mais fait plutôt de l’œuvre de Marx une utilisation heuristique par rapport à nos problèmes contemporains, on choisit son Marx, on choisit le Marx qui nous plaît et on risque de tomber sur un nouveau Marx imaginaire. Il évident aujourd’hui qu’un Marx critique du pouvoir des structures et « individualiste » ontologique est un Marx plus présentable et plus agréable à fréquenter. Qu’est-ce qui peut donc légitimer cette reconstruction, à laquelle on peut, j’en conviens, opposer certains textes et certaines analyses ?
-        d’une part, Marx a sans doute droit au même traitement que les autres philosophes. D’Aristote on ne retient pas sa défense de l’esclavage et on voudra oublier de Kant sa distinction entre le citoyen actif et le citoyen passif qui est bien peu universaliste. Dans le même esprit, je pense qu’on peut pardonner à Marx quelques formules qui ont eu une postérité malheureuse.
-        D’autre part, je crois qu’une interprétation du type de celle que je donne permet de rester dans la ligne de ce qui a été l’intention émancipatrice de Marx et reste donc finalement assez fidèle à Marx.

Le problème de l’individu vivant  et la question de la subjectivite

Replacer l’individu au centre de la pensée de Marx, en faire l’élément ultime à partir duquel le social peut être pensé, cela présente de grands avantages et principalement celui de réconcilier l’analyse du social et les objectifs pratiques d’émancipation qui sont au coeur de l’action de Marx. Cela ne va pourtant pas sans difficulté.
La première diffculté est épistémologique : la pensée qui vient immédiatement est que l’on va contre l’inteprétation courante de Marx qui fait de son œuvre une analyse de type plus ou moins holistique. Les individus et les relations entre les individus sont conçus comme les points de condensation de « touts » sociaux, les classes sociales ; et donc la causalité pertinente scientifiquement est à renvoyer à ces « êtres sociaux » — je suis déterminé par mon appartenance, ou version plus sophistiquée par la configuration spécifique des rapports de classe — ou à des être encore plus abstraits, les modes de production. Faut-il substituer à cette conception interprétation holistique de la théorie de Marx, une interprétation fondée sur l’individualisme méthodologique ? Ou encore faut-il refuser cette alternative comme un faux débat (Bourdieu) ? Voilà le premier type de questions que je me suis posées, auxquelles j’ai tenté de répondre en me confrontant à l’inteprétation analytique de Marx par Jon Elster.
La deuxième difficulté concerne la possibilité de séparer un individualisme ontologique et l’individualisme méthodologique. Il y a en effet deux manières de poser la question de l’individualisme.
-        D’une part, on peut poser que les êtres sociaux ne sont que des êtres en un sens dérivé, des êtres qui ne sont pas réellement existants mais sont seulement des êtres de raison, c'est-à-dire en fin de compte partir d’une définition ontologique de l’individu.
-        D’autre part, on peut affirmer que, du point de vue méthodologique, on doit toujours partir de l’explication à partir des individus, c'est-à-dire faire de l’individu la seule cause véritable des faits sociaux, celle à partir de quoi tout doit être expliqué.
Il n’est pas nécessaire de penser que ces deux attitudes sont nécessairement liées. On peut défendre l’individualisme ontologique sans adopter tous les principes de l’individualisme méthodologique avec les présuppositions qu’il contient parfois — mais pas toujours — dans le domaine de la philosophie de l’économie ou de la philosophie politique : voir exemple le rôle que joue le paradigme du marché libre dans l’individualisme méthodologique.
La troisième difficulté concerne le rapport entre individu et subjectivité. Le reproche majeur qu’on peut faire à l’individualisme méthodologique, du moins dans ses versions standard, c’est qu’au fond il n’est pas un véritable individualisme. Ce ne sont pas des individus réels qui lui servent de fondement explicatif mais des individus réduits à des atomes logiques munis de facultés computationnelles (calcul rationnel de ses intérêts : Qu’on introduise une rationalité limitée, pour rendre le modèle plus réaliste, ne change rien : on sait faire des calculs en utilisant des méthodes stochastiques.) En fait ce sont non les individus réels qui sont invoqués, mais l’individu-type, caractérisé par un certain nombre de propriétés délimitées plus ou moins arbitrairement. La réduction de l’individu à l’individu-type rationnel, calculant (plus ou moins bien) élimine cette dimension essentielle de la subjectivité. L’individu est, pour moi, nécessairement l’individu compris subjectivement qui constitue le soubassement de toute objectivité sociale. Cette idée, je l’ai prise chez Michel Henry et je crois que c’est seulement par là qu’on peut éviter de tomber dans les difficultés du marxisme analytique anglo-saxon.
Il reste que, sur cette même question, je ne suis moi-même pas toujours très assuré de la solution. Nous avons une difficulté essentielle à penser la subjectivité humaine, ce que connaissent bien ceux qui s’occupent de la philosophie de l’esprit. John Searle note que notre modèle des sciences est fondé d’abord sur l’exclusion de la conscience et conduit aujourd’hui, par exemple, dans la philosophie de l’esprit, à l’éliminativisme ou à l’épiphénoménisme. Or la conscience est, dit encore Searle, tout à fois indiscutable et ontologiquement caractérisée par la subjectivité. Nous aimerions que tous les phénomènes qui concernent l’activité humaine puissent être expliqués sur le même mode que les phénomènes naturels. Or la subjectivité de la conscience semble s’y oppose ou du moins, nous n’y parvenons qu’à force de simplifications et d’oublis qui finalement nous font omettre le fait de la subjectivité elle-même.

Conclusions

Pour conclure, je voudrais essayer d’esquisser quelques directions dans laquelle la lecture que je fais de la philosophie de Marx et de sa « théorie de la connaissance » pourrait être développée.

La critique de l’économisme

La première direction, pour moi, est celle d’un examen critique des sciences sociales et particulièrement de l’économie. L’économie s’est entourée d’un appareil mathématique impressionnant. Elle formule des lois, établit des modèles sophistiqués, produit des prévisions, formule des recettes techniques permettant d’atteindre des objectifs. Chose curieuse, bien qu’elle prétende à une scientificité du même ordre que les sciences de la nature, elle ne se soumet jamais au test expérimental. Si, dans le meilleur des cas, les catégories de l’économie ne sont que l’expression théorique des rapports sociaux, on dispose donc chez Marx des moyens théoriques et épistémologiques non pour construire une économie marxiste alternative à l’économie bourgeoise mais pour mener une critique radicale de la « science économique » qui n’est pas devenue, par miracle une science indiscutable au motif qu’elle a abandonné son ancien nom d’économie politique. Il me semble qu’une critique radicale de l’économie politique contemporaine doit être menée, pas une critique qui opposerait un keynésianisme plus ou moins rénové au libéralisme et au néo-classicisme, mais une critique qui irait jusqu’aux presuppositions les plus fondamentales de toute la science économique actuelle.

Les problèmes d’épistémologie des sciences humaines

L’interprétation de Michel Henry contient une condamnation radicale des sciences humaines (qui recoupe par exemple son inteprétation de la psychanalyse). Je ne crois pas qu’il faille aller jusque là. Les sciences humaines peuvent éclairer utilement certains aspects de la réalité sociale. Je crois même que la pensée de Freud, par exemple et pour ne citer que lui, est une contribution majeure à la philosophie de notre siècle.
Mais ce que Marx peut nous aider à mettre en cause, ce sont les prétentions à l’objectivité scientifique des sciences humaines et leur prétention à donner des recettes « neutres » et techniques pour l’organisation sociale, comme on le voit par exemple dans les entreprises où les cabinets de consultants en sociologie, sociologie des organisations, sociologie des entreprises se conduisent non pas comme des chercheurs scientifiques mais comme des auxilliaires des plans de restructuration patronaux.
Mais ce n’est pas seulement ce type de sciences à rationalité instrumentale avouée qui doit être remise en cause (c’est au fond un ennemi facile à combattre). C’est plus fondamentalement la mise en cause des objectivations, auxquelles les théoriciens des sciences sociales se livrent, qui est rendue nécessaire à partir du moment où la subjectivité individuelle retrouve la place qui est la sienne dans l’ontologie de l’être social.

La philosophie politique

Dernier point et non des moindres : la question de la philosophie politique. De toute évidence, nous ne pouvons pas avoir avec la pensée de Marx la même distance qu’avec les autres grandes philosophies classiques. Si on trouve de bonnes raisons d’accepter la description marxienne des rapports d’exploitation, on prend déjà une position en matière de philosophie politique et sociale. Ce n’est certes pas dire, à la manière des experts, ce qu’il faut faire demain matin pour juguler l’inflation, relancer l’emploi ou toutes sortes de choses du même type. C’est cependant refuser de considérer que nous sommes aujourd’hui arrivés à la fin de l’histoire, que l’organisation sociale capitaliste qui domine sans partage le monde est la seule organisation conforme à la rationalité (même limitée). C’est donc se poser la question de l’action dans la Cité. Et si l’histoire n’a pas un sens défini à l’avance, si ses « lois » ne sont que l’exploration d’un champ de possibles dans lequel l’action de chaque individu va pouvoir produire ses effets, modifier les rapports sociaux et les rapports de force, il y  bien à partir de Marx, un espace propre pour la philosophie politique.
*                      
Pour conclure, je n’aurai pas la prétention d’avoir ici une oeuvre accomplie. J’espère seulement me situer dans un ensemble de travaux actuels autour et à partir de Marx qui montrent qu’on est loin d’avoir épuisé les richesses que contiennent cette oeuvre immense pour comprendre notre monde.

jeudi 1 décembre 1994

Charles S. Peirce contre Descartes

Explication du paragraphe 214 de l’essai Questions concernant certaines facultés attribuées à l’homme. Par Marie-Pierre Frondziak

Le problème soulevé par Peirce est de savoir si nous pouvons distinguer intuitivement une intuition d’une connaissance par inférence.

Posons ceci tout de suite pour que ce soit clair :
  • une connaissance déterminée par une connaissance antérieure est une connaissance par raisonnement ou discursive. Elle est déterminée à partir de faits extérieurs et non à partir de l’intériorité, c’est une connaissance par inférence.
  • une connaissance déterminée par un objet transcendantal, soit une connaissance dans laquelle l’objet se donnerait immédiatement à l’esprit est une connaissance intuitive. Il s’agit d’une prémisse absolument première qui ne pourrait être déterminée que par son objet transcendantal, c’est-à-dire tout objet de la pensée extérieur par définition à cette pensée.
La question de Peirce est : comment savons-nous, si nous pouvons le savoir, que nous avons la faculté de connaissance intuitive ? Pouvons-nous savoir sans raisonnement si une connaissance est intuitive ou non ? C’est-à-dire pouvons-nous savoir intuitivement si une connaissance est intuitive ?

Ici Peirce remet en cause le point de départ de la connaissance que nous avait donné Descartes. En effet, chez Descartes, le cogito est la première évidence, la première certitude, la première idée claire et distincte, la première et la plus certaine connaissance. À partir de lui, de la certitude de soi de la conscience, on a la norme de toute vérité, la règle, le critère de la vérité. De lui dépend la connaissance de toutes les autres connaissances. Or, ce cogito se saisit dans une intuition intellectuelle, dans l’expression existentielle et non dans un raisonnement. En fait, chez Descartes, le cogito est la conscience immédiate prétendant se tenir comme connaissance.
Mais pour Peirce, ce point de départ, cette intuition ne peut être connue de manière intuitive. Toute preuve ne peut se faire que par inférence. C’est ainsi que Peirce rejette l’intuition comme point de départ de la connaissance.
Nous allons détailler :
Mais avoir une intuition et savoir intuitivement qu’il s’agit d’une intuition sont deux choses différentes ;
Peirce ne nie pas l’existence d’une intuition, mais il se demande si elle peut être érigée en connaissance : à savoir peut-on connaître par intuition ou encore l’intuition peut-elle être considérée comme connaissance ?
La question est de savoir si ces deux choses que l’on peut distinguer en pensée sont dans les faits invariablement liées, de sorte que nous pouvons toujours distinguer intuitivement une intuition d’une connaissance déterminée par une autre connaissance.
Ces deux choses peuvent être distinguées en pensée, puisque nous sommes en train de le faire, mais dans les faits, dans la connaissance, pouvons-nous les distinguer grâce à l’intuition ?
Pouvons-nous distinguer de façon intuitive, c’est-à-dire indépendamment de toute connaissance antérieure, entre une connaissance faisant immédiatement référence à son objet, c’est-à-dire dans laquelle l’objet se donnerait immédiatement à l’esprit et une connaissance déterminée par des connaissances, c’est-à-dire par une connaissance discursive, par l’inférence ? Ainsi, l’intuition se donne-t-elle intuitivement comme telle à la conscience ? L’intuition porte-t-elle en elle-même la marque de son caractère intuitif permettant de la reconnaître immédiatement (intuitivement) comme telle ? Est-ce que l’intuition peut être une connaissance immédiate d’elle-même ?
En fait, pouvons-nous avoir une connaissance par intuition ou l’intuition peut-elle être envisagée comme connaissance ?
Toute connaissance, en tant que quelque chose de présent, est évidemment une connaissance d’elle-même.
La connaissance comporte deux éléments : un élément objectif et un élément subjectif ; l’élément objectif de la connaissance consiste dans le fait que quelque chose est représenté et que nous avons conscience de cette chose représentée. Toute connaissance comme intuition d’elle-même est la simple conscience de la connaissance, toute connaissance est conscience immédiate d’elle-même. La connaissance est l’intuition de son élément objectif, de son objet immédiat.
Mais la détermination d’une connaissance par une autre connaissance ou par un objet transcendantal ne fait pas partie, du moins à première vue, du contenu immédiat de cette connaissance …
Cela signifie que la distinction, le pouvoir de distinguer, si l’on a affaire à une connaissance par inférence ou à une connaissance intuitive ne fait pas partie de la conscience de cette connaissance. Ce n’est pas parce que l’on a conscience d’une connaissance que l’on peut dire si cette connaissance est de nature intuitive ou si elle est discursive. La conscience de quelque chose n’est pas sa connaissance. La conscience ne permet pas de distinguer à quel type de connaissance on a affaire.
… bien que cette détermination semble être un élément de l’action ou de la passion de l’ego transcendantal qui ne se trouve peut-être pas immédiatement dans la conscience.
L’action ou la passion du moi par quoi s’accomplit la représentation est l’état subjectif de la connaissance. Cela peut se faire par le rêve, l’imagination, la conception, la croyance, c’est-à-dire par une certaine action ou passion du moi par lequel la connaissance devient représentée pour le moi. Ici, l’ego transcendantal nous fait penser à Kant, pour qui c’est le sujet, l’unité transcendantale du moi qui est le principe de l’activité connaissante unifiant le divers du sensible. Pour Descartes, c’est le je, le moi qui pense et dans la connaissance, il y a le sujet qui connaît et les objets à connaître. Mais en nous, il y a quatre facultés (entendement, sensibilité, imagination et mémoire), parmi lesquelles seul l’entendement est capable de percevoir la vérité. Aussi, dans la règle 12, Descartes nous parle-t-il de la force de la connaissance qui peut être passive, c’est-à-dire qui peut recevoir des empreintes des sens externes, l’objet ayant mis en mouvement ces sens reçoit une figure du sens commun pour former dans la fantaisie ou dans l’imagination les mêmes figures ou idées qui s’inscrivent dans la mémoire. Le sens commun centralise et ordonne tous les autres sens, recueille les sensations et les coordonne.
Cette force de connaissance peut-être aussi active ; elle s’applique aux figures qui sont conservées dans la mémoire, elle consiste à s’en souvenir, mais aussi à en former de nouvelles, elle conçoit et elle imagine.
L’élément subjectif de la connaissance consiste à recevoir, percevoir et se souvenir. Il comprend la conception et l’imagination. Ces capacités appartiennent au moi, au « je pense ». Pour Descartes, cette force est purement spirituelle, elle se saisit par l’intuition. Elle est une capacité du cogito, du sujet transcendantal et la distinction entre les différents éléments subjectifs de la connaissance (croyance, rêve, etc.) se fait par l’intuition.
Or Peirce émet l’hypothèse que l’élément subjectif de la connaissance ne se donne peut-être pas dans l’intuition, car il y a une différence entre les objets immédiats donnés à la conscience qui fait que ces distinctions sont présentes à l’esprit ; je n’ai donc pas besoin de l’intuition pour les distinguer. L’élément subjectif peut faire la distinction entre intuition et inférence, mais si ce n’est pas par intuition, il le fait par inférence, car l’existence d’une connaissance immédiate (l’intuition) ne peut être connue que de deux façons, soit par conclusion d’un raisonnement nécessaire, soit donnée par une connaissance également intuitive.
Pour Peirce, il n’y a pas de pouvoir de distinguer et de connaître intuitivement les éléments subjectifs de la connaissance. Par exemple, la croyance est obtenue par inférence. Il en va de même pour la sensation : la sensation du rouge est une inférence à partir du rouge saisi comme prédicat d’un objet extérieur, ce qui est différent d’une connaissance directe de l’esprit sentant. La sensation est une inférence, c’est la qualité naturelle d’une représentation ; un sentiment est la qualité naturelle d’un signe mental.
L’intuition est donc un élément subjectif de la conscience, mais elle-même ne se connaît pas par l’intuition, elle se connaît par inférence.

Pourtant, cette action ou cette passion transcendantale peut déterminer invariablement une connaissance d’elle-même …
Après avoir émis l’hypothèse que la détermination d’une connaissance par intuition ou par inférence ne pouvait se faire grâce à l’intuition, Peirce prend le point de vue de Descartes. En effet, pour Descartes, le cogito est la conscience immédiate prétendant se tenir comme connaissance, le « je pense » peut affirmer une connaissance de lui-même, il est la première connaissance évidente que nous sommes capables d’avoir, ce qui pense est toujours en même temps qu’il pense quelque chose (voir Principes §7), or c’est une intuition. Dans l’expérience du cogito, l’esprit atteint la plus absolue vérité, alors qu’il ne sait rien concernant une autre réalité que lui-même. L’esprit est à la fois certitude (subjective) et vérité (objective). Le cogito, première vérité et premier principe, établit l’identité de la certitude, de l’expérience subjective de l’esprit s’expérimentant lui-même, et de la vérité.
Le cogito est une certitude subjective, mais universelle comme forme de la connaissance rationnelle dans son développement. Dans le cogito, Descartes trouve l’affirmation d’une vérité existentielle et la base de toute vérité objective ultérieure, c’est-à-dire la norme, l’évidence des idées claires et distinctes. Le point de départ de la connaissance donné par Descartes est donc une intuition, une évidence. Cette dernière, en tant que principe, est le point de départ de la vérité scientifique constituée d’idées claires et distinctes. Le monde extérieur est ainsi réduit à l’étendue géométrique, la nature est soumise à l’empire de la subjectivité humaine. Le point de départ de la connaissance est subjectif, c’est la conscience de soi. C’est dans l’expérience intérieure intuitive (je suis, j’existe) que le critère d’évidence va trouver son fondement logico-scientifique ultérieur.
Le point de départ de la science est donc ici l’intuition. Descartes utilise aussi la déduction pour la science, mais l’intuition est le « concept que l’intelligence pure et attentive forme avec tant de facilité et de distinction qu’il ne reste absolument aucun doute sur ce que nous comprenons ; ou bien, ce qui est la même chose, le concept que forme l’intelligence pure et attentive, sans doute possible, concept qui naît de la seule lumière de la raison et dont la certitude est plus grande, à cause de sa plus grande simplicité, que celle de la déduction elle-même » (règle 3).
Chacun peut voir par intuition intellectuelle qu’il existe, qu’il pense, qu’un triangle est limité par trois lignes seulement : c’est cela l’évidence et la certitude de l’intuition. Les premiers principes sont connus seulement par intuition : la lumière naturelle qui est la raison en tant qu’ensemble des vérités immédiates et indubitablement évidentes à l’esprit dès qu’il y porte son attention : « la faculté de connaître que Dieu nous a donnée, que nous appelons lumière naturelle, n’aperçoit jamais aucun objet qui ne soit vrai en ce qu’elle l’aperçoit, c’est-à-dire en ce qu’elle connaît clairement et distinctement. » (Principes, §30)
L’intuition chez Descartes est donc l’acte unique, immédiat et instantané de la pensée. L’idéalisme consiste dans le fait que ce qu’on peut connaître du monde extérieur ne peut être différent des idées claires et distinctes, elles-mêmes garanties, car leur modèle logique est présent dans l’évidence que constitue le cogito.
Descartes fait fond sur l’évidence du cogito, saisie dans le doute lui-même (on ne peut douter sans être, Principes §7) pour ériger ensuite, comme critère de la vérité, l’évidence des idées claires et distinctes. Descartes fait de la subjectivité le critère de la connaissance, l’individu est garant de l’exactitude, il prend la certitude subjective et transcendantale de la conscience comme norme de toute vérité. Dans ce contexte, Dieu a une fonction épistémologique de garantie de la science, de la connaissance rationnelle dans son développement. Il n’y a aucune science certaine sans la connaissance de celui qui a créé la pensée, Principes §3. Le cogito signifie qu’il existe une substance pensante, créée par Dieu et Dieu est le garant de la continuité du savoir, de la rationalité du monde tel qu’il est pensé par moi scientifiquement (cf. Méditation V).
Mais Kant a montré l’erreur de Descartes dans les paralogismes : dans la conscience que nous avons de nous-mêmes, il semble que nous tenions cet élément substantiel (le « je pense ») dans une intuition immédiate ; la totalité dans le rapport des concepts semble être non une simple Idée de la raison, mais un objet, un sujet absolu lui-même. Nous avons tendance à poser le « je pense », non comme une simple condition logique de la connaissance, mais comme une réalité saisissable a priori, abstraction faite de toutes les conditions empiriques. Or « je pense » ne signifie pas « je me connais ».
… de sorte qu’en fait, la détermination ou la non-détermination d’une connaissance par une autre connaissance pourrait faire partie de la connaissance elle-même.
Ainsi, une fois posé le cogito, qui est donné dans l’intuition et que je considère comme connaissance, je reconnais que l’intuition peut faire la distinction entre une connaissance par intuition et une connaissance par inférence.
Dans ce cas, je dirais que nous ne sommes capables de distinguer intuitivement l’intuition d’une autre connaissance.
Si nous acceptons le cogito comme évidence, comme première connaissance, due à l’intuition, cela signifie que nous sommes capables de distinguer entre intuition et inférence, grâce à l’intuition. En effet, nous reconnaissons le cogito comme première connaissance et comme intuition, que ce cogito nous est donné par intuition et qu’on le reconnaît par l’intuition et par conséquent qu’il n’est pas une connaissance par inférence.
Rien ne prouve que nous soyons doués de cette faculté, mais nous en avons le sentiment.
Ici Peirce remet en cause l’idée clairement l’intuition comme connaissance. Nous n’avons aucune preuve de cette capacité intuitive, de cette connaissance comme évidence intuitive, nous pensons être capables intuitivement de distinguer entre une connaissance intuitive et une connaissance par inférence, mais nous n’en avons pas la preuve, nous le sentons seulement. En effet, pour Peirce, aucun énoncé, aucune proposition pas plus qu’aucune expérience ne contient en soi la marque de la vérité. Ceci est donc le contraire de la théorie des idées claires et distinctes, du cogito, qui contiennent en eux la preuve de leur vérité.
Le terme de sentiment est entendu ici comme semblant ne se référer qu’à l’esprit. Ainsi on pourrait obtenir une connaissance de l’esprit qui n’est pas inférée d’un quelconque caractère des choses extérieur. Il semble être une intuition. Par ailleurs, cette phrase nous fait penser à Pascal qui, dans les Penséesconcernant les premiers principes, dit que « nous les sentons ». Le cœur est la faculté intuitive qui nous fait voir directement les premiers principes ; c’est par lui que nous les assumons : « nous connaissons la vérité non seulement par la raison, mais encore par le cœur. C’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part essaie de les combattre. » (L,110) Pour Pascal, à partir du moment où tous les esprits sont d’accord avec les principes que l’on pose grâce à la faculté intuitive, ils sont évidents. Ils ne nécessitent donc pas de raisonnement. Mais la différence entre Pascal et Descartes, c’est que, pour ce dernier le cogito permet d’avoir la certitude des idées claires et distinctes comme source de vérité objective, alors que Pascal propose de fabriquer les évidences, les vérités : « Il faut proposer des principes ou des axiomes évidents pour prouver la chose dont il s’agit » (De l’esprit géométrique. Art. III : L’art de persuader). Pour Peirce, la première intuition, le « cogito ergo sum », est une croyance parmi d’autres que nous ne pouvons initialement refuser : « il y a une idée, donc je suis » est une contrainte pour la pensée mais n’est pas rationnel. Le « je pense » est une pétition de principe.
Ce témoignage, toutefois, se fonde entièrement sur la supposition selon laquelle nous avons le pouvoir de distinguer dans ce sentiment, si un sentiment donné est le résultat de l’éducation, d’associations passées, etc., ou s’il s’agit d’une connaissance intuitive.
Peirce pose la question de savoir si le sentiment dépend de l’apprentissage, des expériences passées, des idées reçues, enfin du rôle joué par les pensées antérieures dans la détermination de ce sentiment ou si simplement il dépend d’une intuition. Mais à ce moment-là, peut-on déterminer l’origine de ce sentiment de manière intuitive ? En le sentant ? Le problème reste le même : nous croyons que nous possédons cette faculté, mais nous ne pouvons le démontrer. Pour Peirce, le sentiment est l’objet de la conscience, la capacité de l’éprouver n’entraîne aucune reconnaissance intuitive de son origine. Le sentiment est toujours prédicat de quelque chose ou déterminé par une connaissance antérieure, à chaque fois qu’on éprouve un sentiment, on pense à quelque chose. Le sentiment chez Peirce est la qualité matérielle d’un signe mental, d’une représentation qui se découvre par inférence.
En d’autres termes, enfin, il se fonde sur la présupposition de cela même dont il veut témoigner.
Ce témoignage de l’existence du sentiment de pouvoir distinguer entre une intuition et une inférence présuppose l’existence de la connaissance par intuition, car le sentiment entendu ici est une intuition. Il se fonde sur le fait que nous sommes capables de distinguer intuitivement entre une connaissance déterminée par des connaissances antérieures et une connaissance par intuition, justement ce que nous cherchons à démontrer. Ce témoignage ne peut donc être recevable.
Mais ce sentiment est-il infaillible ? Et ce jugement sur ce sentiment est-il infaillible lui aussi et ainsi de suite ad infinitum ?
Le propre d’un sentiment étant le propre de ce qui ne peut être démontré, il peut donc changer. En fait nous opérons un jugement basé sur l’assentiment général. Mais ce jugement peut changer, évoluer, etc. Par exemple, au Moyen Âge, l’autorité extérieure régnait, c’est-à-dire qu’il y avait deux sources du savoir, Dieu et les Anciens. La crédibilité de l’autorité extérieure était l’ultime prémisse, comme une intuition. Or, elle a basculé et on a découvert qu’elle était une erreur. Quelque chose que l’on ne peut démontrer par inférence risque de pouvoir toujours être remis en cause. On ne peut donc prouver que ce sentiment est infaillible.
Si un homme pouvait vraiment s’enfermer dans une telle foi, il serait bien entendu imperméable à la vérité, à « l’épreuve de la preuve ».
En fait, le sentiment résulte d’une croyance, d’une foi. Il ne peut être prouvé ni accepté comme vérité. La preuve est un raisonnement visant à établir la vérité d’un fait ou d’une proposition théorique (quand il s’agit d’une proposition théorique, on peut dire que le raisonnement probatoire vise à établir universellement la vérité de cette proposition). Or il n’y a pas de preuve de cette intuition, il est impossible de distinguer par intuition entre inférence et intuition. Il n’est pas possible par un simple « regard » de distinguer ce qui est intuitif de ce qui ne l’est pas. Celui qui maintient malgré tout qu’une connaissance est possible par l’intuition ne peut le prouver et donc ne peut l’ériger en vérité.
Pour Peirce, la distinction entre une intuition et une inférence ne peut se faire que par inférence.
En conclusion :
L’intuition ne peut être érigée en connaissance, elle ne peut être le point de départ de la connaissance, car il est impossible de reconnaître si une connaissance donnée est ou non la connaissance immédiate de son objet.
Peirce rejette toute prétention de fonder la connaissance sur des vérités ultimes, y compris le cogito. Toute connaissance nécessite une connaissance antérieure ; il n’y a pas de connaissance intuitive qui serait l’ultime prémisse. De plus, aucune idée isolée ne peut, pour Peirce, atteindre à la certitude absolue. Une pensée en suit une autre et en appelle d’autres. Pour Peirce, la faculté la plus sûrement connue est la connaissance ; le processus de connaissance le mieux connu est l’inférence. La vie mentale est une inférence, il n’est pas besoin d’y avoir une intuition du moi.
Peirce rejette ainsi le cartésianisme et, plus généralement, toute philosophie qui prétendrait se fonder sur un donné interne absolument premier et indubitable. Peirce rejette non seulement le cartésianisme mais aussi les empiristes et la philosophie de Kant. Pour lui, Descartes et les empiristes partagent la même illusion d’un premier commencement et d’un premier commencement qui serait absolument certain. Or, on ne peut partir que de l’état réel où l’on se trouve, il n’y a pas de premier commencement, il y a toujours du déjà là, il n’y a pas de table rase.
Concernant la philosophie de Kant, Peirce affirme qu’il n’est pas nécessaire de faire jouer un rôle unificateur au « je pense », car l’unité de pensée consiste dans la cohérence logique de la pensée par signes qui se suffit à elle-même.

Texte original de Peirce
Now, it is plainly one thing to have an intuition and another to know intuitively that it is an intuition, and the question is whether these two things, distinguishable in thought, are, in fact, invariably connected, so that we can always intuitively distinguish between an intuition and a cognition determined by another. Every cognition, as something present, is, of course, an intuition of itself. But the determination of a cognition by another cognition or by a transcendental object is not, at least so far as appears obviously at first, a part of the immediate content of that cognition, although it would appear to be an element of the action or passion of the transcendental ego, which is not, perhaps, in consciousness immediately; and yet this transcendental action or passion may invariably determine a cognition of itself, so that, in fact, the determination or non-determination of the cognition by another may be a part of the cognition. In this case, I should say that we had an intuitive power of distinguishing an intuition from another cognition.
There is no evidence that we have this faculty, except that we seem to feel that we have it. But the weight of that testimony depends entirely on our being supposed to have the power of distinguishing in this feeling whether the feeling be the result of education, old associations, etc., or whether it is an intuitive cognition; or, in other words, it depends on presupposing the very matter testified to. Is this feeling infallible? And is this judgement concerning it infallible, and so on, ad infinitum? Supposing that a man really could shut himself up in such a faith, he would be, of course, impervious to the truth, "evidence-proof."

samedi 10 septembre 1994

Husserl, la phénoménologie, l’IA et les sciences cognitives

La pensée de Husserl, bien qu'elle soit orientée contre le «psychologisme» a une grande importance dans tout ce qui concerne les sciences de l'esprit. Les rapports entre phénoménologie et psychologie sont clairement posés de puis la naissance de la Gestalt. Ils ont pris un nouveau tour avec le développement des sciences cognitives. En posant la question des structures intentionnelles de toute conscience possible, fût-elle celle des anges ou des démons, Husserl ouvrait naturellement la voie à ceux qui cherchaient à fabriquer un étant-conscient avec des circuits électroniques ou les bandes de papier infinies des machines de Turing. Terry Winograd et Fernando Flores[1] vont chercher leurs références philosophiques plutôt du côté de Heidegger et Gadamer et en arrivent à une remise en cause radicale des prétentions de l'IA. Hubert Dreyfus[2] dans la livraison de Janvier-Mars 1993 des Etudes Philosophiques étudie quels sont les rapprochements possibles entre Husserl et les sciences cognitives, mais aussi qu'est-ce qui constitue la limite infranchissable de ce programme. A sa suite s'engage une débat qui touche aux questions centrales de la phénoménologie transcendantale de Husserl et lui donne un éclairage particulier très vif.

En quoi consiste la plus grande réalisation de Husserl ? En une «théorie générale du contenu des états intentionnels qui rende de l'être-dirigé-sur de toute activité mentale»[3]. Le noème est cette structure abstraite par laquelle l'esprit renvoie à des objets. Husserl est le premier à avoir produit une théorie générale du rôle des représentations mentales dans la philosophie du langage et de l'esprit. La divergence essentielle qu'il a avec Heidegger ou Merleau-Ponty qui eux aussi se situent dans le courant de la phénoménologie porte précisément sur la priorité accordée à l'étude du contenu représentationnel des états intentionnels.

Hubert Dreyfus présente le développement de la pensée de Husserl en deux phases : une première phase qui est celle de l'élaboration de la théorie représentationnelle de l'esprit, une deuxième phase qui correspond à une «théorie computationnelle des représentations. Dreyfus note les rapprochements entre la première manière de Husserl, celle des «Recherches Logiques», et la philosophie du langage de quelqu'un comme John Searle. La distinction de Husserl dans l'acte représentationnel entre acte-matière et acte-qualité recouvre la distinction de Searle entre contenu propositionnel et force illocutoire. Ce qui doit être noté c'est le caractère absolu que joue l'évidence dans la phénoménologie de Husserl «l'objet intentionnel de la représentation est le même que son objet véritable [...] et il est absurde d'établir une distinction entre les deux» dit Husserl[4]. Pour Searle nous savons reconnaître les conditions de satisfaction de nos états intentionnels sans avoir besoin d'un type particulier d'évidence.  Pour Searle, un état intentionnel est précisément une représentation de ses conditions de satisfaction.

A partir des Ideen, Husserl renforce sa théorie de l'intentionnalité et la modifie. La connaissance est conçue comme un couplage structurel de la noèse (acte de conscience) et du noème qui est apparaît comme une forme abstraite. Le noème doit rendre compte du fait que l'esprit renvoie à des objets. Il a une triple fonction : référence (désigner l'objet), description et synthèse. Le noème contient des prédicats descriptifs articulés et des règles permettant de produire toute description ultérieure de l'objet. Selon Hubert Dreyfus, il s'agit là d'une avancée vers le cognitivisme qui précisément sépare alors Husserl de Searle. Dreyfus soutient la thèse suivante qui devrait être discutée :

... deux questions cruciales indépendantes : (I) Quel est le rôle d'un contenu représentationnel ? En tant que trait essentiel des états intentionnels, joue-t-il un rôle fonctionnel en rendant possible l'intentionnalité ?  (II) Dans quelle mesure  notre activité significative comporte-t-elle un contenu intentionnel ? A supposer que l'on sache toujours ce que l'on veut dire, toute intelligence humaine peut-elle être analysée en termes de contenu intentionnel ?[5]

A la question (I), Husserl répond positivement et formule ainsi l'idéalisme transcendantal et se sépare ainsi de Searle. La réponse positive à la question (II) conduit Husserl à analyser toute activité, y compris l'activité pratique dans une forme de renvoi-à-des-objets et c'est ce sur quoi se sépare Heidegger.

Pour Husserl l'esprit structure notre expérience de la réalité. Le noème est ce qui unifie l'expérience et rend l'intentionnalité possible. Ainsi le noème doit contenir l'apparence ordonnée des autres perspectives. C'est pourquoi le contenu représentationnel ou noème est une règle de synthèse. Dreyfus engage la discussion sur le «solipsisme méthodologique» de Husserl, thèse défendue en autres par Fodor et Hilary Putnam.

Comment la philosophie de Husserl s'articule-t-elle à l'IA ?

Par la recherche concernant les structures intentionnelles et les opérations mentales inhérentes à toute forme de comportement intelligent.

Par la théorie concrète de Husserl sur les structures complexes à l'oeuvre dans la constitution du monde. Husserl voit dans l'intelligence une forme d'activité intimement liée au contexte et toujours orientée par des buts.

On sait que Dreyfus conteste sérieusement toute forme d'IA et dans le cadre même de cette opposition, il fait fond sur Heidegger et la conception du Dasein exposée dans Sein und Zeit contre le cognitivisme de Husserl. MacIntyre critique assez justement la position de Dreyfus en faisant remarquer que Dreyfus s'appuie sur une identification entre la Théorie Représentationnelle de l'Esprit (TRE) de Fodor et la phénoménologie transcendantale de Husserl. C'est effectivement sur deux points que le problème se pose. D'une part le noème de Husserl ne peut pas être assimilé purement et simplement à une représentation quoiqu'il puisse être représenté. D'autre part, pour Husserl la phénoménologie n'est pas une eidétique formelle et elle ne peut pas être considérée comme une science de même nature que les mathématiques. Or la théorie de Fodor est celle d'une computation des représentations, donc d'une manipulation purement syntaxique.

Plus fondamentalement, il y a quelque chose de gênant dans la manière dont la philosophie de l'esprit aborde les auteurs classiques. L'exemple de Husserl n'en est qu'un parmi beaucoup d'autres. On pourrait évoquer Dennett et son théâtre cartésien, etc.. Ce quelque chose de gênant réside dans le décalage entre l'intention métaphysique des auteurs classiques et l'utilisation «positiviste» de la philosophie de l'esprit. Or, on ne peut pas faire comme si cette «intention métaphysique» n'existait pas ou bien n'était qu'un ornement sacrifiant à l'esprit du temps. Le «platonisme immanentiste» de Husserl n'est pas un aspect secondaire de sa philosophie mais bien son centre puisqu'il repose sur le primat de la subjectivité. Or, peut-on parler sans dommage de la «subjectivité» d'un ordinateur ? C'est justement sur ce point que se concentre la critique de Searle : un ordinateur manipule du code, il est le prototype de la «pensée aveugle» alors qu'un sujet donne du sens aux symboles qu'il utilise. La différence que fait Husserl entre Sinn et Bedeutung est ainsi tout à fois subtile et décisive[6]. Or la philosophie de l'esprit identifie ces deux termes. Une signification, prise au sens de référence – pour prendre la traduction anglaise standard de Bedeutung – n'est pas un sens.

La discussion principale porte sur l'interprétation du noème tel que le définit Husserl. Le noème justement est ce sens qui est donné à la perception. Il n'est pas le «contenu» de la perception. L'identification du noème au «frame» de Minsky, si séduisante qu'elle puisse paraître au premier abord, est ainsi susceptible d’être dépourvue de toute base sérieuse.




[1]Terry Winograd & Fernando Flores  : L'intelligence artificielle en question (PUF)

[2]voir le célèbre What computers can't do ? (1979) de cet auteur.

[3]Dagfinn Føllesdal cité par Hubert Dreyfus: Husserl et les Sciences cognitives (Etudes Philosophiques Jan-Mar 1991)

[4]Husserl : Recherches Logiques Tome 2 page 321

[5]Hubert Dreyfus : op.cit. page 9

[6]voir Derrida : La voix et le phénomène.

lundi 20 juin 1994

Jankélévitch et la morale

Tous les livres de Jankélévitch tournent autour de la morale. Et pourtant on peut se demander s’il n’y a pas d’œuvre philosophique aussi peu moralisatrice que la sienne. Les « paradoxes de la morale » et non la morale elle-même en constituent le fonds. Or ces paradoxes démontrent l’impossibilité d’écrire un traité de morale. Son traité des vertus conduit à l’impossibilité de définir la vertu et à l’extrême difficulté d’être vertueux. Dans l’élan de la bonne action, Jankélévitch nous met sous le nez le calcul sordide qui s’y cachait. Pascal et La Rochefoucauld sont souvent cités et ce n’est pas par hasard. Les moralistes français aiment à peindre noir sur noir et loin que cette peinture conduise à un cynisme de bon aloi, elle taraude la bonne conscience. L’homme n’agit pas pour atteindre un souverain bien qui serait défini en soi mais c’est au contraire l’action elle-même qui est bonne ou mauvaise. Or le souverain bien donne lieu à des tartines de philosophie ou de théologie, alors que le moment de l’action échappe par définition au verbiage du philosophe. Contradiction que la philosophie des professeurs a du mal à admettre, car elle ne peut se faire à l’idée qu’il y ait un «tout autre ordre» que celui de la philosophie, car les autres ordres sont par construction des sous-chapitres et des sections de la discipline architectonique qu’est la « science philosophique », telle que l’a instituée la philosophie systématique allemande. Il est d’ailleurs à remarquer que la philosophie devient système à peu près au moment où elle devient une institution universitaire. Après Kant et Hegel, il n’y a pratiquement plus aucun philosophe qui ne soit d’abord un professeur de philosophie, bien assis sur sa chaire. Jankélévitch, grand professeur s’il en fut, se situe délibérément à l’écart de cette tradition. Il ne cite presque jamais les grands philosophes allemands. Kant un peu, parfois Leibniz, Hegel presque jamais. Seul Nietzsche a encore droit de cité dans le « Traité des vertus ». Par contre Platon et les grands mystiques, l’Ancien Testament et l’évangile constituent les références citées, analysées, décortiquées de ce travail. Or la pensée de Jankélévitch est parfaitement éloignée d’une pensée théologique. Beaucoup plus en tout cas que la pensée des grands rationalistes qui passent leur temps à définir Dieu.
Jankélévitch aborde de nombreuses questions. Parmi celles-ci, deux me semblent devoir être relevées. Celle de l’eudémonisme d’abord ; celle du rapport entre la fin et les moyens ensuite. Considérons d’abord le problème de l’eudémonisme. Aristote définit le bonheur comme but de l’action morale. Être vertueux conduit au bonheur, à un bonheur qui n’est pas défini de manière univoque, à un bonheur dont il existe des gradations et qui culmine dans le « souverain bien » qu’est la contemplation de l’Un. Les moyens d’atteindre le bonheur sont de deux ordres : l’ordre de la science qui conduit au vrai et celui de la prudence qui guide l’action pratique. D’une manière ou d’une autre la plupart des philosophes adaptent un point de vue proche. Les chrétiens ne prônent pas l’action désintéressée puisque le Souverain Bien leur est promis dans l’autre monde, dans le Paradis qui est la nouvelle forme du souverain bien. La morale des philosophes modernes, celle de Hobbes ou celle de D’Holbach renonce à la théologie et tente de se justifier par l’utilité générale, dans le calcul d’une optimisation du bonheur social qui doit être fondé sur la justice. Mais précisément Jankélévitch montre que la justice ne suffit pas, qu’elle n’est pas en elle-même la morale, que l’égalité arithmétique ou géométrique doit être dépassée par l’équité qui est toujours une justice portée aux limites de l’injustice et forme l’un des intermédiaires entre la justice et l’amour. Si les classiques font de la justice la  par excellence, Jankélévitch montre au contraire son caractère ratatiné, uniquement mathématique, et en fin de compte plus esthétique que proprement éthique.
Avant la légalité, il y a toujours l’illégalité du commencement, illégalité vitale qui, étant la première injustice, fait démarrer l’ordre juridique lui-même ; et la justice ingrate renie ses propres origines quand elle punit cette initiative arbitraire et violente d’où elle est issue.[1]
La justice, même proportionnelle, reste au fond la loi du talion. « Ne fait pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’autrui de fasse » – maxime qui résume selon Hobbes les principes de la  – n’est qu’une version améliorée de ce « donnant-donnant » qui fonde l’utilitarisme.
Même Kant, avec son impératif catégorique finit par justifier, non pas du point de vue de la raison pure mais du point de vue la raison pratique sa métaphysique des mœurs en expliquant que si l’action ne doit pas être motivée par l’intérêt, elle est malgré tout la seule manière humaine d’atteindre le souverain bien. Ainsi Kant écrit : « dans la loi , il n’y a pas le moindre principe pour une connexion nécessaire entre la moralité et le bonheur qui lui est proportionné. »[2]
Néanmoins, si la  n’est pas la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, elle est cependant celle qui nous dit « comment nous devons nous rendre dignes du bonheur »[3]. Autrement dit, la critique radicale de Kant finit, même si c’est sous une forme atténuée, par rejoindre les morales eudémonistes, dans leur version chrétienne. Et c’est pourquoi la  se trouve rationnellement justifiée dans l’intérêt de la raison. On peut d’ailleurs noter que le ver était dans le fruit, car le principe de l’impératif catégorique, « agis comme si tu voulais que la maxime de ton action soit une maxime universel » est la formulation positive, universaliste, et pour tout dire convenablement déguisée par la métaphysique allemande, de l’utilitarisme franc de Hobbes.
Or Jankélévitch met en cause fondamentalement ce lien, même atténué entre la moralité et le bonheur. Il dénonce impitoyablement la « bonne conscience », qui est le comble de la mauvaise foi, de celui qui se complairait, ne serait-ce qu’un instant, dans la contemplation de sa propre moralité. Or agir pour être digne du bonheur, c’est déjà juger sa propre moralité à l’aune d’une récompense promise. C’est l’exemple de l’ascète qui se prive pendant vingt ans et qui pour succomber une seconde à la tentation d’un beau gâteau, mérite l’enfer, le mérite bien plus que le gourmand qui pêche chaque jour sans essayer de donner des leçons de . Alors que les philosophes donnent le bonheur comme but ou comme récompense de l’action , Jankélévitch fonde la  sur l’amour, sur un amour qui n’est pas « motivé », qui ne se justifie pas par l’aimé, mais sur un amour qui est l’acte fondamental par lequel l’ego sort de lui-même dans la reconnaissance de l’autre, du «tu» dans son indépendance et sa liberté absolue. A la quête de la substance du bonheur, Jankélévitch substitue l’acte et du même coup la vérité éternelle réside non dans un état mais dans la fine pointe de l’instant.
De la même manière sur la question des rapports entre la fin et les moyens, Jankélévitch inverse les termes des apories classiques. L’impératif catégorique est soumis à une critique en règle dans son purisme. Jankélévitch dénonce la haine et fait de l’amour la  cardinale, mais l’amour n’empêche pas de combattre les méchants, de les combattre sans haine, mais sans nécessairement être trop précis et trop finassier sur les moyens. Le pieux mensonge a sa place dans l’action  comme le dynamitage des trains dans la résistance aux nazis. Jankélévitch ne nous laisse pas en paix. Notre époque, avec son «mal absolu» qu’a représenté le nazisme, ne laisse plus aucune place aux certitudes de la philosophie classique. Se réfugier dans les morales hellénistiques (épicurisme ou stoïcisme) ou dans l’impératif catégorique kantien, c’est se condamner à l’égoïsme ou à la mauvaise foi.
La philosophie de Jankélévitch nous place devant une contradiction fondamentale qui est d’abord la tension dans laquelle nous vivons et à laquelle les systèmes cherchent à échapper. Dans le détail nous ne sommes pas libres, comme dans le détail la pensée peut s’expliquer intégralement sur le mode des neurosciences version Changeux. Mais globalement nous sommes libres et nous avons un esprit qui n’est pas réductible au fonctionnement d’une machine perfectionnée. Biologiquement, tant que l’homme est considéré comme objet de la science, le principe de Hobbes – qui n’est d’ailleurs que celui d’Aristote – est une évidence : l’être tend à persévérer dans son être, et cette pulsion naturelle fondamentale, ce «conatus», suffit à expliquer pourquoi nous vivons en société et pourquoi nous avons, le plus souvent, des conduites à peu près morales en temps ordinaires et pourquoi les passions sont toujours prêtes à se déchaîner. Mais à partir du moment où nous agissons, où nous sommes sujets ou subjectivités, l’action est libre de toute détermination et ne se fonde que sur ses propres exigences et non plus sur une relation mathématique entre la fin et les moyens.[4] La philosophie classique suppose la dualité de l’objet et du sujet et l’hypostasie dans le fameux problème de la connaissance et de l’adequatio rei et intellectu. Mais elle pose la subjectivité dans un homme abstrait, réduit à un pur esprit auquel elle oppose l’objectivité de l’être. Alors qu’en réalité cette dualité est la tension même sur laquelle est fondée l’esprit humain. Je suis à la fois le sujet, en tant que je suis moi, individu individualisé au milieu de mes semblables et objet en tant qu’être générique, en tant qu’occurrence de la classe des humains. Ou plus exactement je suis sujet s’objectivant dans la pratique humaine. Or, dans bien des cas, cette objectivation, qui est aliénation, est aussi la source de la jouissance égoïste et le moyen de la conservation de la puissance. C’est cette contradiction que Marx nomme du nom d’idéologie.
Chose intéressante, Jankélévitch consacre un chapitre à l’examen des scrupules kantiens et socialistes contre la charité. Il montre justement que le socialisme ne réfute pas l’action , mais dénonce uniquement la tartufferie de la charité des possédants mais que cette dénonciation suppose la revendication d’une  supérieure qui est celle qu’expose Jankélévitch – ce marcheur infatigable de la gauche :
… ces critiques atteignent surtout une pitié hypocrite et complaisante qui est le contraire même de l’amour. La justice socialiste n’a jamais prétendu rendre l’amour inutile : elle le purifie plutôt de toute charlatanerie et de tout pharisaïsme.[5]
Mais Jankélévitch ajoute :
La justice ne rendra pas la grâce inutile, parce que si rien ne remplace la justice, rien non plus ne remplacera l’irremplaçable amour, même dans le royaume de la justice tout le monde aurait encore besoin de gentillesse et de générosité.[6]
Et ce n’est pas seulement un principe pour demain, mais une dialectique à l’œuvre dès maintenant puisque la bonté et la charité se transforment en justice et en nouveaux droits.
Les impératifs pas catégoriques et même pas toujours impératifs de Jankélévitch se révèlent ainsi bien plus pratiques que les doctrines morales prêtes à l’emploi qui retrouvent tant de faveurs de nos jours (cf. supra). La difficulté vient qu’on ne peut pas faire de résumé de la «doctrine» de Jankélévitch. Après l’avoir lu, il ne reste qu’à penser par soi-même, c’est-à-dire à mettre en cause toujours les principes assurés de la bonne conscience.
(Juin 1994)

dimanche 19 juin 1994

L'histoire, science et récit

Le double sens du mot histoire se dédouble à son tour. L’histoire-science et l’histoire-récit entretiennent des rapports ambigus depuis les origines de l’histoire. La distinction peut paraître simple au premier coup d’œil. L’histoire se présente d’abord comme un récit : Thucydide «raconte» la guerre du Péloponnèse. Suétone nous fait le récit de la vie des douze Césars. Louis XI est bien connu grâce aux chroniques. Ces récits incluent une plus ou moins haute dose de fantaisies, de racontars (dans le cas de Suétone, par exemple). Le récit se sépare d’emblée clairement de l’histoire, telle que nous la concevons aujourd’hui (et telle qu’elle s’est constituée comme discipline à la l’époque moderne).

Dans le récit est tout d’abord absente ou presque la critique des sources. Or l’historien ne peut considérer un fait que s’il a les moyens de l’établir, d’en mesurer la véracité ou s’il le garde bien que douteux, il doit donner une justification de l’hypothèse. Ainsi de nombreux historiens ne prennent plus au sérieux Suétone pour ce qui concerne les faits reprochés à Néron, dont quelques-uns semblent être des calomnies colportées par les Sénateurs romains et reprises par les chrétiens.
Deuxième trait caractéristique de l’histoire : le récit rapporte l’enchaînement des faits, donne parfois des explications mais laisse l’histoire en tout état de cause sur un seul plan. L’historien au contraire découpe l’histoire en plans distincts ayant leur propre enchaînement explicatif et leur propre portée. Les causes efficientes directes et visibles se superpose à des causes plus profondes (par exemple faisant entrer en ligne de compte les rapports économiques, l’évolution des mentalités, etc.) qui elles-mêmes expriment des tendances longues (des «trends» séculaires dirait Braudel).
Troisième trait : l’auteur de récit ou de chronique est un individu, qui assume son œuvre à la première personne du singulier. L’historien s’intègre volontiers dans une école. Il se rattache à un type d’interprétation, ou au moins à un style interprétatif. L’école des Annales, l’histoire des mentalités, l’histoire économique, l’histoire marxiste, autant de manières de faire de l’histoire qui s’opposent souvent, mais comme les théories physiques, prétendent donner un système plus ou moins complet qui approche une vérité scientifique objective au contraire du récit qui ne contient au plus qu’une vérité littéraire et des vérités factuelles.
Cette vision, qui est celle qu’on a nous a proposée dès le lycée – même si ce n’est pas toujours dans ces termes – présente cependant des lacunes et des défauts qui menacent de ruine cette dichotomie un peu simpliste. Les sources, même bien établies ne disent cependant rien par elles-mêmes ; elles sont toujours susceptibles d’interprétations diverses. Or leur validité n’est pas seulement le fondement de l’interprétation, elle est aussi largement fondée elle-même sur l’interprétation. L’ouverture des archives soviétiques en donne une illustration saisissante notamment au travers des accusations lancées contre Jean Moulin ou l’interprétation des interrogatoires de Léopold Trepper par le KGB. Ceux qui veulent à tout prix accréditer leur thèse considère que ce qui est dit dans les archives du KGB correspond à la vérité. La source est là et elle est indiscutable, mais ce qu’elle dit ne s’énonce pas simplement et n’est manifesté que par le travail de l’interprétation qui suppose qu’on sache comment ont été faits les procès-verbaux des hommes de la Loubianka, quels étaient leur but et en fin de compte quelle était la véritable signification du stalinisme. L’histoire demeure, quoi qu’on fasse, une science «herméneutique».
En outre l’histoire ne peut pas se passer du récit. L’analyse des sources, la recherche des systèmes explicatifs, l’explicitation des articulations entre les divers niveaux de causalité, tout cela doit in fine être mis en œuvre dans la reconstitution du récit de l’histoire. On peut faire la statistique économique et sociale de la Russie d’avant 1917, étudier les mentalités qui aboutissent à la domination de Raspoutine à la cour du Tsar, analyser les causes de la guerre de 1914 et l’échec de l’armée russe, rien de de tout cela ne produira logiquement la révolution de février 1917. L’événement historique reste irréductible. Ce n’est pas dans la statistique économique qu’on trouvera le discours de Lénine à l’arrivée à la gare de Pétrograd, ni l’éloquence de Trotsky, ni la couardise des chefs libéraux, mencheviks et SR... Quand le cuirassé Aurora sous la direction du bolchevik Antonov-Ovssenko tire (à blanc) sur le palais d’hiver et provoque la fuite de ses occupants, c’est l’événement singulier, l’événement du récit qui devient véritable historique, laissant toutes les raisons profondes à leur impuissance.
Car ce qui fait la spécificité de l’histoire, ce qui fait qu’on appelle histoire cette succession des générations de l’humanité – et qu’on ne se contente pas comme la Bible du «qui genuit» – c’est justement cette irruption de la nouveauté. Dans les sciences «dures» il n’y a de nouveauté que la découverte par le savant, mais l’objet de l’étude est toujours considéré comme déjà là, au moins en puissance. En histoire, le nouveau surgit à chaque pas et ne se laisse pas enfermer dans ce qui est déjà là et ce qui est déjà connu. Or ce nouveau dans le passé est précisément la matière même du récit. Et la relation initiale que nous avions mise en évidence – le récit a besoin d’explications – s’inverse : c’est le récit qui devient l’explication des explications.
On en est avec l’histoire comme avec toutes les «sciences morales», les «Geisteswissenschaften», le sujet chassé par la porte rentre immédiatement par la fenêtre. La recherche, de strates en strates, de l’objectivité conduit à retrouver la subjectivité la plus irréductible. La matérialité ultime de l’histoire c’est la subjectivité humaine et c’est pourquoi l’opposition de l’histoire et du récit ne doit pas être considérée comme une dichotomie rigide mais comme une tension entre deux pôles opposés mais tout aussi liés que le sont le pôle nord et le pôle sud de l’aimant.
(juin 1994)

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...