lundi 1 janvier 1996

Un centenaire: Engels

lundi 25 septembre 1995

Jon Elster et l’interprétation analytique de Marx


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Jon Elster dans Making sense of Marx (Karl Marx : Une interprétation analytique. Traduit de l’anglais par P.E. Dauzat, PUF 1989) se propose de donner une nouvelle interprétation de Marx à la lumière de la philosophie analytique. Transposé au domaine précis qui nous concerne, le propos de Jon Eslter viserait ainsi à récuser tout ce qui chez Marx renvoie à une sociologie « holiste » et à y substituer une interprétation qui ferait fonds sur l’individualisme méthodologique.

Il veut d’abord épurer la théorie marxienne de toute la terminologie « collectiviste ». Marx en effet parle de la classe ouvrière, du capital, de la bourgeoisie et ces termes sont employés comme des sujets, grammaticalement pensons-nous, mais aussi effectivement affirme Elster. A la place de la classe ouvrière, Elster propose de mettre l’ouvrier Pierre ou l’ouvrier Paul. Nominalisme de bon aloi, conforme à une certaine inspiration de Marx dans les « textes de jeunesse » (Idéologie Allemande, La Sainte famille). Cependant, nous ne pouvons parler qu’avec des termes généraux ; difficulté que Aristote avait déjà soulevée. Ce n’est pas le fait d’employer, souvent comme métaphore, des termes génériques qui fait de Marx un « collectiviste méthodologique ». Ce qui en ferait un « collectiviste méthodologique », ce serait qu’il considère l’existence d’une «essence classe ouvrière» antérieurement à l’existence d’individus contraints pour vivre de vendre leur force de travail. Or sur ce plan, les indications de Marx sont sans équivoque : il sait très bien et le répète que ce n’est pas la classe ouvrière qui vend sa force de travail à la classe bourgeoise mais bien l’ouvrier individuel au capitaliste et c’est précisément la formation de capitalistes collectifs (par exemple dans les sociétés par action) qui fournit les prémisses objectives du socialisme.
Mais la thèse de l’individualisme méthodologique doit elle-même être soumise à la critique ; même si on admettait que la critique de Elster porte juste et qu’on doive imputer à Marx une sociologie de type durkheimien, la thèse de l’individualisme méthodologique n’est pas pour autant moins abstraite. Dès que Elster, comme tous les sociologues, produit une théorie sociale, ce n’est plus l’ouvrier Paul ou l’ouvrier Pierre, ce n’est plus cet homme que je connais, qui habite à deux pas de chez moi, c’est l’ouvrier X, l’individu ouvrier en général qui est supposé. Dans la théorie sociale, ce ne sont pas les ouvriers vivants qui sont le sujet, mais le concept d’ouvrier individuel, ce qui est tout aussi abstrait, tout aussi général, tout aussi peu substantiel que la « classe ouvrière ». Les termes « supposent » mais ne signifient pas jamais directement, ainsi que le dit Guillaume d’Occam. Le terme « ouvrier » ne signifie jamais clairement l’ouvrier Paul ou l’ouvrier Pierre avec qui je parle en ce moment. Il «suppose» pour l’ouvrier Paul que je vois devant moi, aussi bien que pour l’ouvrier « générique ». Comme le cheval aristotélicien suppose également pour le cheval et pour la «cabaléité », l’ouvrier marxien renvoie au prolétaire individuel, à ceux que fréquente Marx dans les réunions de l’Association Internationale des Travailleurs, aussi bien qu’au prolétariat en général, à « l’ouvrièrité », si l’on ose dire. L’individualisme méthodologique pourrait bien s’avérer tout aussi métaphysique que le holisme qu’il est censé combattre, en ceci que son individu n’est au fond qu’un prédicat mais n’est pas et ne peut pas être l’individu concret.
Ce n’est pas parce qu’on lie cet individualisme méthodologique à l’utilitarisme plus ou moins rénové par la théorie des jeux et à la rationalité imparfaite qu’on sort de ces apories. On peut opposer la théorie des jeux et de la rationalité imparfaite à une sociologie marxiste de la lutte des classes, ces deux théories se situent du point de vue de l’épistémologie sur le même plan et s’inscrivent dans l’opposition plus générale des conceptions holistes et des conceptions individualistes[1]. C’est un débat qui n’a pas attendu la philosophie analytique moderne pour être posé, et qui risque bien d’être sans solution, ou plutôt nous conduire à admettre les deux approches : le holisme et l’individualisme donnent chacun un certain type de description de la réalité sociale, que le spécialiste des sciences sociales utilisera tour à tour suivant ses besoins. Et dans ce débat Marx ne prend pas partie ; les textes de Marx peuvent même justifier l’un ou l’autre, suivant les cas.
Pour Marx, il faut tout à la fois partir de l’individu et des relations sociales dans lesquelles il est enserré. A cela il avance une raison de fond : l’individu, qui apparaît comme le point de départ historique dans les robinsonnades, est aussi, en réalité, le point d’arrivée dans la société dominée par les rapports de production capitalistes. Car
Plus nous remontons dans l’histoire, plus l’individu – et par suite l’individu producteur également – apparaît comme un être dépendant d’un ensemble plus grand ;[2]
Autrement dit l’individu n’est pas toujours le même et surtout il n’est pas toujours individualisé selon les mêmes modes, suivant les périodes historiques et les configurations singulières des rapports sociaux. L’individualisme méthodologique devrait être pratiqué aussi bien en synchronie qu’en diachronie. Il s’agit donc quand on parle d’individu de spécifier historiquement cet individu. C’est toujours un individu déterminé, un individu social, non un atome isolé se suffisant à lui-même. L’individualisme méthodologique présuppose un système d’explications intentionnelles ou une théorie des choix rationnels. Or, quels que soient les raffinements que les modernes ont pu lui apporter, ce système d’explication était déjà connu de Marx puisqu’il est le système d’explication des utilitaristes. Pour comprendre comment se pose effectivement du problème de l’individualisme méthodologique chez Marx, il suffit de considérer la manière dont il analyse l’utilitarisme, aussi bien en 1845 dans L’Idéologie Allemande que dans le livre premier du Capital. L’utilitarisme ramène toute production, toute activité, toute démarche intellectuelle à l’utilité pour l’individu ou pour la collectivité (ce qui est plus obscur). C’est incontestablement tout à la fois une certaine forme d’atomisme social et de matérialisme. Marx reconnaît que l’utilitarisme chez Hobbes, Locke ou les matérialistes français (d’Holbach, Helvétius) présentait une avancée pour la pensée. Cependant, cette avancée n’est vraie qu’à une certaine phase historique. Ainsi :
La théorie de d’Holbach est l’illusion philosophique, historiquement justifiée, que l’on peut nourrir au sujet de la bourgeoisie naissante en France, dont la joie d’exploiter pouvait encore être interprétée comme la joie éprouvée devant le plein épanouissement des individus..[3]
Dans le chapitre cité ci-dessus de L’Idéologie Allemande, Marx étudie précisément la transformation de l’utilitarisme en une simple apologie de l’ordre établi. Car le fond de la question peut être défini assez simplement :
Vouloir dissoudre l’ensemble des relations diverses entre les hommes dans l’unique relation d’utilité peut paraître une niaiserie, une abstraction métaphysique ; en vérité celle-ci s’explique par le fait qu’au sein de la société bourgeoise moderne toutes les relations sont pratiquement subordonnées à une seule relation abstraite, celle de la monnaie et du vil trafic.[4]
L’utilitarisme n’est pas vrai ou faux ; ça dépend des périodes historiques. Mais ce qui est important c’est ramener la théorie à son fondement social. L’utilitarisme à certains moments s’est rempli d’un contenu scientifique – avec Locke, qui ouvre la voie à l’économie politique – mais il est en même temps l’idéologie des rapports capitalistes développés. C’est justement à cette dimension idéologique que se réduit l’utilitarisme avec Bentham, « le lieu commun raisonneur », « la sottise bourgeoise poussée jusqu’au génie »[5]. Or ce que font les individus ne s’explique ni uniquement par l’utilité, ni par la «nature humaine» mais bien par les rapports sociaux et les conditions générales dans lesquelles ils agissent, lesquels sont à leur tour des produits de l’activité humaine. Ainsi, pas plus que le «principe d’utilité», l’intention de l’individu ne peut être la base de la science sociale.
Il n’entre pas dans notre propos de faire une critique détaillée de l’intentionnalisme qui sous-tend le travail de Jon Elster ; Jean-Jacques Lecercle[6] a montré que cette méthode impliquait des suppositions fort problématiques en ce qui concerne le langage. Il faut cependant noter que Elster, finalement, revient par cette réduction de l’action de l’individu à cette seule « relation abstraite » de la société bourgeoise. Certes, Jon Elster prend de nombreuses précautions. Il met en garde contre un « réductionnisme prématuré » ; il admet que dans un certain nombre de cas, il soit difficile de réduire un phénomène complexe à des intentions individuelles atomiques et que, par conséquent, on doive se contenter temporairement d’explications de type « boîte noire ». Cependant il n’autorise pas Marx à recourir à ce type d’explications temporaires, même si Jon Elster a dû reconnaître que L’Idéologie Allemande fonde une conception profondément individualiste et anti-téléologique. Ainsi Jon Elster reproche-t-il à Marx cette tirade contre ceux qui, à l’instar de Ricardo, considèrent que la concurrence est le fondement du capital :
La domination du capital présuppose la libre-concurrence tout comme le despotisme impérial à Rome présupposait le principe du libre «droit privé» romain. Aussi longtemps que le capital est faible, il recherche encore lui-même les béquilles des modes de production disparus ou en voie de disparition à la suite de son apparition. Dès qu’il se sent fort, il jette les béquilles et se meut suivant ses propres lois. Dès qu’il commence à se ressentir lui-même comme obstacle à son propre développement et à se savoir tel, il se réfugie dans des formes, qui, tout en semblant parachever la domination du capital en réfrénant la libre concurrence , sont en même temps les messagers de sa dissolution et la dissolution du mode de production capitaliste qui repose sur lui. Ce qui est dans la nature du capital est simplement posé hors de lui réellement, comme nécessité extérieure par la concurrence qui n’est rien que ce par quoi les capitaux en tant que pluralité s’imposent les uns aux autres ainsi qu’à eux-mêmes les déterminations immanentes du capital.[7]
Jon Elster voit en ce passage l’expression la plus explicite du «collectivisme méthodologique» et oppose à cette méthode celle de John Roemer,
consistant à faire naître les rapports de classe et le rapport capitaliste des échanges entre individus diversement dotés dans un cadre concurrentiel.[8]
Avant d’aller plus loin, notons que dans l’édition française du livre de Jon Elster, ce passage est cité d’après l’édition de Jean-Pierre Lefebvre des Grundrisse. Or, cette traduction semble différer de celle de Maximilien Rubel[9] ou de celle de Roger Dangeville[10] sur un point important. Là où l’édition Lefebvre dit «La domination du capital présuppose la libre-concurrence», Rubel traduit «Le règne du capital est la condition de la libre concurrence» et, dans le même esprit, Dangeville traduit «La domination du capital est la prémisse de la libre-concurrence». Autrement dit, la traduction Lefebvre, telle qu’elle est citée dans l’édition française du livre de Jon Elster, paraît contredire explicitement le propos de Elster puisque, le début de la citation de Marx affirme, dans cette traduction, très exactement ce que Elster recommande, en opposition au «collectivisme méthodologique», à savoir faire naître le capital de la concurrence ! Le traducteur de Jon Elster ne s’est pas avisé de ce quiproquo qui rend une partie du raisonnement de Elster incompréhensible et transforme le propos de Marx en un propos incohérent.
Il faut reconnaître que l’ensemble du passage n’est pas de la plus grande clarté. Il y a d’abord un problème de traduction qui recoupe un problème théorique important. Michel Vadée a clairement montré la nature de ce problème[11]. Le terme de « Voraussetzung », de présupposition, doit être compris en son sens précis hégélien, et selon Michel Vadée, les traductions françaises par « condition » affadissent ce sens. Présupposer, c’est poser. C’est bien ce que Marx explique dans tout le passage cité par Jon Elster. Le capital dans son développement pose libre concurrence comme la présupposition de son propre développement puisque la libre concurrence est la forme adéquate du procès de production capitaliste. Ce qui n’empêche pas le capital encore faible de s’appuyer sur les béquilles des anciens modes de production ; quant au capital déclinant il va chercher à freiner la libre concurrence.
Ce que Marx expose dans ce passage, dans le langage de la dialectique hégélienne, c’est, nous semble-t-il, la nécessité de ne pas confondre ordre historique et ordre logique, ordre des catégories telles qu’elles s’enchaînent dans le processus d’exposition et ordre réel de leur genèse historique. Car, si on se place sur le plan de l’ordre historique, c’est bien la traduction de Rubel ou de Dangeville qui porte le moins à confusion, quand on se réfère non seulement à tout ce que Marx écrit de la genèse du mode de production capitaliste dans Le Capital, mais aussi au contexte même de cet extrait dans lequel Marx souligne le caractère historique du mode de production capitaliste. En effet, pour Marx, le capital ne naît pas de la libre concurrence entre les individus, mais c’est bien au contraire la domination du capital qui rend possible la libre concurrence. Donc la libre concurrence n’est pas une condition du capital, mais c’est bien le capital qui est une condition (Voraussetzung) du développement de la libre concurrence. La traduction de Roger Dangeville qui parle de « prémisse » ou de condition logique est parfaitement claire. S’agit-il pour autant d’un « collectivisme méthodologique» ? A notre avis, le «collectivisme méthodologique» n’a rien à voir ici. Marx évoque la genèse, le développement et le déclin historique du mode de production capitaliste. La question peut donc se poser très simplement : le mode de production capitaliste est-il né de la libre concurrence, autrement dit l’économie de marché médiévale contenait-elle en elle-même le mode de production capitaliste moderne ? A cette question, Marx répond « non » avec la plus grande clarté, tout comme le fera un siècle plus tard Fernand Braudel[12], à l’inverse de nombreux marxistes qui voient dans le boutiquier ou le paysan indépendant un capitaliste en puissance. Savoir si le capitalisme «présuppose» la libre concurrence ou s’il en est la « condition », c’est une question qui n’a pas de solution purement méthodologique, mais surtout une solution historique. Ce qui, du reste, est assez simple à comprendre pour qui s’intéresse un peu à l’histoire économique. On sait le rôle décisif des monopoles du commerce lointain (par exemple la Compagnie des Indes orientales) ou de la grande propriété foncière dans le développement du mode de production capitaliste. On peut également noter que, sur le marché mondial, les capitalistes sont favorables à la libre concurrence quand ils ont des chances sérieuses de l’emporter et se montrent aisément protectionnistes dans le cas inverse – comparons par exemple l’attitude de l’Allemagne en train de se faire sous Bismarck à l’attitude de l’Allemagne actuelle, deuxième puissance économique mondiale. Or c’est bien sur cette arène mondiale que se constitue le mode de production capitaliste et non dans la libre concurrence des producteurs de choux-fleurs sur le marché hebdomadaire d’une petite ville de province. Une fois acquis cet aspect historique de la génèse du mode de production capitaliste, il reste que « la libre concurrence est la forme adéquate du mode de production capitaliste » et que le capital sous sa forme la plus pure s’exprime dans la libre concurrence et par conséquent les freins à cette dernière sont les « messagers » qui annoncent la dissolution du mode de production capitaliste. Et c’est aussi pourquoi « Le Capital » qui veut exposer le mode de production capitaliste « pur » ne commence pas par la genèse historique concrète du capital mais par la marchandise et par l’échange qui « présuppose » la libre concurrence. Les difficultés du passage incriminé nous semblent ainsi levées. Loin de prouver que Marx cède aux sirènes du « collectivisme méthodologique », ce passage des « Grundrisse » montre surtout que la pensée de Marx n’a pas encore atteint la précision et la fermeté du « Livre I » du Capital et que le vocabulaire hégélien obscurcit l’analyse de Marx et favorise les quiproquos.
Nous pouvons noter que Jon Elster ne s’intéresse pas à l’aspect historique ni aux questions de faits, vérifiables par une voie purement empirique. Il renvoie le lecteur aux analyses de Roemer qu’il développe à plusieurs reprises. Or le but de Roemer n’est nullement de savoir qui, du capital ou de la libre concurrence, est la présupposition de l’autre, mais de construire un modèle théorique qui permette d’expliquer le fonctionnement du mode de production capitaliste en partant de la concurrence entre les individus, ce qui n’est pas du tout la même chose[13]. Quand Marx parle de concurrence, le plus souvent il s’agit de la concurrence entre les capitaux, laquelle n’est nullement identifiable à la concurrence entre les individus. Ou plus précisément, c’est seulement dans le mode de production capitaliste que la concurrence entre individus – les compétitions, les rivalités aussi vieilles que l’humanité – peut sembler s’identifier à la compétition entre les capitaux[14]. Quand Jon Elster s’appuie sur les analyses de Roemer[15], il oublie que les analyses de Roemer supposent elles-mêmes la domination du mode de production capitaliste. Son « modèle simple de l’exploitation marxienne » considère « une société qui regroupe de nombreux producteurs produisant un bien : du blé »[16] et tente de montrer comment les différences de techniques entre ces divers producteurs et les différences de dotations initiales de chacun des producteurs permettent d’expliquer le mécanisme de l’exploitation capitaliste. Il faut remarquer que Marx lui aussi a analysé une société composée de nombreux producteurs de blés, une société ayant réellement existé et non une société théorique : il s’agissait de la paysannerie anglaise, la yeomanry qui a été détruite de la manière la plus violente – et non par des procédés purement économiques – pour permettre la domination du capital. La réalité historique ne se plie pas facilement à la modélisation de l’individualisme méthodologique.[17]
En réalité, il nous semble que le procès Elster contre Marx sur la question de l’individualisme méthodologique est un mauvais procès. La considération théorique fondamentale de l’individu vivant qui est la base de la pensée marxienne ne contredit nullement des explications partielles «holistes» ou «systémiques» dès lors qu’il s’agit non de revenir à chaque fois au fondement mais de présenter un résumé, une vue d’ensemble. Si Jon Elster ne parvient pas toujours à retrouver l’individu dont Marx parlait dans l’Idéologie Allemande, dans les analyses ultérieures, ce n’est pas que Marx ait changé de point de vue, qu’il soit passé de l’individualisme méthodologique au collectivisme méthodologique. C’est que ce que Elster s’attend à voir ne figure pas dans la problématique marxienne. Quand Marx en 1845 parle de l’individu, c’est l’individu vivant, saisi de manière subjective, disent les Thèses sur Feuerbach. Or Elster s’attend à voir surgir l’individu-type du modèle « marché concurrentiel » de la théorie des jeux. Mais, justement Marx montre que cet individu-type, cet atome social, n’est que la vision limitée que les savants bourgeois ont du fonctionnement de l’économie. Dans le rapport de production capitaliste, l’ouvrier se dépouille de sa puissance personnelle qui est transformée en puissance du capital, ce que Marx appelle aliénation, «pour être compris des philosophes». Mais ce processus est représenté sous la forme d’un contrat libre en individus sur un marché libre – l’ouvrier vient sur le marché du travail vendre sa marchandise force de travail comme le marchand de pommes vient vendre ses pommes et le marchand de chapeaux ses chapeaux. Mais cette représentation est un renversement de la situation réelle puisque ce libre contrat dissimule un rapport d’oppression et de violence dont Marx dit à plusieurs reprises qu’il est pire que l’esclavage. Là encore, pour comprendre ce dont il est question dans Le Capital, il ne faut pas se contenter des schémas théoriques, mais aussi étudier attentivement les analyses historiques, telles que celle de l’accumulation primitive. Contre les «manuels béats» de l’économie politique, Marx rappelle que
dans l’histoire réelle, c’est la conquête, l’asservissement, la rapine à main armée, le règne de la force brutale qui ont joué le grand rôle.[18]
Il faut admettre, avec Marx, que l’expropriation du travailleur indépendant, l’anéantissement de la propriété privée fondée sur le travail personnel n’ont pas été des processus économiques explicables en termes de calcul rationnel des individus, mais bien une histoire «écrite dans les annales de l’humanité en lettres de sang et de feu indélébiles».[19]
Le choix de Jon Elster d’épurer Marx de toute «métaphysique» et de tout ce qu’il considère comme du hégélianisme le conduit à rejeter quelques uns des principes fondamentaux de la théorie marxienne. Ainsi est-il conduit à dénier toute valeur à la théorie de la valeur-travail. Il considère que cette théorie est une
tentative de Marx pour appliquer la distinction hégélienne entre essence et manifestation à la vie économique, notamment aux rapports entre les valeurs et les prix.[20]
Or
cette application n’aboutit à rien.[21]
Il y a ici une double méprise. D’abord en tant que telle la théorie de la valeur-travail n’est pas une théorie propre à Marx. Elle est reprise pratiquement sans modification Smith et surtout de Ricardo. Ce n’est donc pas une «distinction hégélienne». Ce qui est l’apport propre de Marx à cette théorie, ce qui distingue fondamentalement Marx de Ricardo réside en ceci : ce que l’ouvrier vend au capitaliste, c’est non son travail mais sa force de travail. Le salaire n’est que le prix de la force de travail transformée en marchandise et c’est précisément parce qu’il n’avait pas vu ce « détai l» que Ricardo confond valeur et coût de production. Mais cette légère correction que Marx d’ailleurs mettra assez longtemps à formuler – ainsi dans le polémique contre Proudhon, l’ouvrier est encore censé vendre son travail – est l’élément central de la critique marxienne de l’économie politique.
Pour Elster, cette théorie n’est pas opératoire car elle butte sur l’hétérogénéité du travail et l’impossibilité d’effectuer l’opération consistant à ramener le travail complexe au travail simple. Or Jon Elster confond ici deux catégories qui ne sont absolument pas confondues chez Marx : le travail réel et le travail social. Le travail réel est le travail tel qu’il est vécu par l’individu, le travail qui demande certaines aptitudes et une habileté déterminée, une dépense d’énergie, une souffrance, une coordination précise entre la main et le cerveau, le travail donc particulier qui est l’activité produite par le besoin. Le travail social au contraire est une abstraction ; il n’apparaît que dans les relations entre les individus et comme résultat de ces relations. Un travail réel donné n’est « validé » comme travail social que pour autant que le produit de ce travail ait trouvé acheteur, c’est-à-dire ait une valeur d’usage pour les autres individus. Cette confusion entre le travail réel et le travail social (ou encore la valeur d’usage et la valeur d’échange devenues valeur d’utilité) est le propre de toutes les écoles marginalistes postclassiques.
La réduction du travail complexe au travail simple que Elster ne parvient pas à accomplir, les « managers » capitalistes, en hommes de pratique, la réalisent tous les jours. Quand ils comparent les durées nécessaires pour produire une automobile en France et au Japon, ils réduisent d’un seul coup des quantités énormes de travaux plus ou moins complexes et tous particuliers à une pure durée de travail et savent également en conclure que, puisque les prix doivent être peu ou prou proportionnels aux temps de travail incorporés dans les produits, autrement dit aux valeurs, il faudra que celui qui dépense plus de temps que le temps social moyen fasse quelques «gains de productivité». Un économiste peut certes se passer de la valeur-travail. Il peut observer la formation des prix sur le marché grâce aux théories marginalistes. C’est ainsi que Elster écrit :
La théorie de la valeur-travail échoue puisque ce concept ne peut nous être d’aucune utilité[22].
Pour reprendre une comparaison de Marx, on peut aussi dire que pour expliquer le mouvement apparent du soleil autour de la terre, la cosmologie galiléenne n’est d’aucune utilité ; le système de Ptolémée amélioré par Tycho Brahé y parvient tout à fait. Jon Elster, en effet, montre que l’on peut expliquer les mêmes phénomènes économiques en faisant abstraction de la théorie de la valeur-travail. On peut en effet « faire comme si » la valeur-travail n’était d’aucune utilité : elle n’est d’aucune utilité mathématique directe puisque les quantités mesurables dans la sphère de la circulation sont les prix et sans doute est-il vrai que le fameux problème de la conversion des valeurs en prix n’a pas trouvé de réponse réellement satisfaisante. Or la sphère de la circulation n’est qu’un aspect, ni secondaire, ni dérivé, mais seulement partiel  du mode de production capitaliste. L’objet de l’économie politique, si celle-ci veut être une science, se situe dans l’unité de la sphère de la production et de la sphère de la circulation ou encore dans l’unité de la production et de la consommation. La circulation a pour les économistes un avantage épistémologique puisque cette sphère est immédiatement identifiée dans les concepts utilisés par les individus qui échangent des marchandises ou qui croient vendre leur travail. Les individus réels n’y apparaissent que sous les espèces du consommateur tandis que le producteur est réduit au rôle de facteur travail au côté du facteur capital. Quant à l’ouvrier en tant que producteur, il n’entre dans ce circuit que comme vendeur de travail, une sorte de prestataire de service, évacuant ainsi la double subordination (formelle et réelle) du travailleur au capitaliste qui constitue l’objet des analyses du «Capital». Mais si on se refuse à ces réductions – qui peuvent être parfois utiles mais bien souvent n’ont qu’un caractère apologétique – la théorie de la valeur reste le modèle théorique à partir duquel on peut comprendre le mode de fonctionnement global du mode de production capitaliste mais aussi s’ordonnent les stratégies des capitalistes.
Mais ceci n’est qu’un premier aspect. La théorie marxienne de la valeur a son point de départ dans cette thèse : la transformation de l’argent en capital, ou la transformation de l’homme aux écus en capitaliste se passe dans la sphère de la circulation et ne s’y passe pas ou plus exactement s’y passe en cachant d’autant mieux que c’est ailleurs que se passent les choses sérieuses ; et ceci parce que cette transformation n’est possible que si l’homme aux écus trouve en face de lui un vendeur de force de travail. Or
En tant que valeur, la force de travail représente le quantum de travail réalisé en elle. Mais elle n’existe en fait que comme puissance ou faculté de l’individu vivant.[23]
Il faut que des conditions historiques déterminées aient été réunies qui aient fait apparaître cette marchandise «force de travail». La force de travail n’est pas n’importe quelle marchandise ; elle est une marchandise bien particulière, une marchandise qui représente l’aliénation de l’individu, au sens juridique du terme, mais aussi au sens philosophique. En vendant sa force de travail, l’ouvrier n’est pas dans la même situation que celui qui vend une aune de toile ou un habit. Il se vend lui-même, il s’objective, en transformant sa «puissance personnelle» en une force de production. Les économistes peuvent faire des équations dans lesquels le salaire n’apparaît que comme une quantité d’argent correspondant en fait à une prestation de service, ces équations ne rendent aucun compte de cette réalité fondamentale. Marx ne se soucie pas de l’économétrie ou plus exactement il s’intéresse à ce que la mesure économique masque, c’est-à-dire les rapports sociaux, la situation des individus. Sa réflexion est entièrement orientée autour du devenir de cette puissance de l’individu vivant. Dans les rapports capitalistes cette puissance ne se réalise qu’en s’objectivant et en devenant la propriété du capitaliste alors qu’elle devrait pouvoir réaliser librement toutes ses potentialités. Inversement le travail salarié, tout à la fois augmente de façon prodigieuse de la puissance de la société en dépouillant les individus de toute puissance.
Autrement dit la théorie de la valeur-travail est incompréhensible si elle n’est pas reliée à une théorie de l’exploitation et donc à une théorie des rapports sociaux qui rende compte des rapports de domination. Or Jon Elster refuse ce dernier point. Pour lui, rien ne prouve que «l’exploitation soit une condition de possibilité du profit»[24] et il résume le problème ainsi :
le profit, l’intérêt et la croissance économiques sont possibles uniquement parce que l’homme peut exploiter des sources extérieures de matière première et d’énergie.[25]
Il est remarquable qu’en posant ainsi la question du profit Jon Elster ramène toutes les catégories économiques à un pseudo-fondement naturel, à un rapport immédiat de l’homme et de la nature. Il n’y a plus de rapports sociaux ! Alors que Marx montre précisément, à partir de L’Idéologie allemande que les rapports entre les hommes et la nature ne sont pas des rapports immédiats, mais qu’au contraire ces rapports nécessitent la médiation d’une organisation de la vie sociale des individus, laquelle se manifeste clairement sous la forme de la division du travail, à l’inverse, en posant que toutes les catégories de l’économie reposent sur ce rapport immédiat de l’homme pouvant exploitant des ressources naturelles, Jon Elster retourne aux robinsonnades, si vigoureusement dénoncées par Marx, et fait des rapports sociaux, une couche superficielle secondaire, ce qu’exprime bien ceci :
Pour nous résumer, l’aptitude de l’homme à exploiter l’environnement rend possible un surplus au-delà de n’importe quel niveau donné de consommation. Que ce surplus doive être ou non consacré à augmenter la consommation ouvrière, la consommation capitaliste ou l’investissement est une toute autre question sans rapport avec celle de la «source ultime des profits».[26]
Par un renversement spectaculaire, l’individualisme méthodologique vient donc de faire disparaître les individus particuliers qui exploitent «l’environnement» pour le plus grand profit d’autres individus. On n’a plus affaire qu’à une vague «aptitude de l’homme à exploiter l’environnement» dont la vis dormitiva est censée expliquer l’essentiel des mécanismes de la croissance et du profit. En outre la naturalisation de l’économie est toujours plus ou moins liée au principe de la transformation des lois économiques historiques en lois naturelles, transformation qui, pour Marx, est le trait caractéristique de l’idéologie véhiculée par l’économie politique classique.
Autrement dit, de quelque manière qu’on aborde l’analyse de Jon Elster, on peut conclure d’une part que les reproches adressés à Marx de n’avoir pas été fidèle au paradigme individualiste exposé dans l’Idéologie Allemande ne sont pas fondés et que, bien au contraire, c’est l’individualisme de Jon Elster qui doit être questionné puisqu’il implique la substitution d’individus abstraits, «méthodologiques» pourrait-on dire, aux individus concrets et vivants et retourne au naturalisme avec quoi précisément Marx rompt dans L’Idéologie Allemande. Marx ne subsume pas l’individu sous un sujet collectif ; l’individu agissant reste la réalité fondamentale, mais il n’est pas une réalité indépendante mais une réalité connectée à d’autres individus de telle sorte que
les individus se trouvent en face de leurs propres échanges et de leur propre production comme devant un rapport objectif avec lequel ils n’ont aucun lien réel.[27]
Or cette connexion des individus à l’ensemble ne doit pas être posée comme un rapport naturel :
il est absurde de concevoir ces liens purement matériels comme issus de la nature, inséparables de la nature de l’individualité et immanents à celle-ci  par contraste avec le savoir et la volonté réfléchis. Ils appartiennent à une phase déterminée du développement individuel.[28]
Faire abstraction des conditions historiques déterminées du développement de l’individu pour présenter indépendant comme atome de l’organisation sociale, c’est oublier ce qu’est l’individu, un sujet qui se définit dans des conditions précises, conditions qui lui apparaissent comme des contraintes objectives précisément dans la mesure où il n’a pas encore les moyens de s’en affranchir.
Notre critique de Jon Elster n’est pas une critique générale et indifférenciée de « l’individualisme méthodologique ». Ce que nous contestons, ce sont, en premier lieu, les inconséquences d’un certain individualisme méthodologique qui ne part pas des individus dans leur singularité mais au contraire réduit tous les individus à l’exemplaire de « l’agent économique » – parfaitement ou imparfaitement rationnel, c’est ici secondaire – de l’économie libérale. C’est, en second lieu, l’imputation à Marx de positions holistes alors même qu’il développe des thèses individualistes conséquentes.
On peut cependant objecter qu’un individualisme qui refuse de considérer la réalité de l’individu isolé, qui ne conçoit l’individu que dans ses relations avec d’autres individus, n’est pas un individualisme mais au contraire un holisme, si le holisme consiste à dire que l’individu n’existe pas en dehors des relations dans lesquelles il est inséré. Selon nous, Marx n’est pas holiste, précisément parce que l’individu n’est pas réductible à ce noeud d’un réseau de relations. L’individu reste un individu parce que justement, si d’un côté il ne peut exister sans ce milieu social dans lequel il est immergé, d‘un autre côté il n’est pas réductible à un produit de ce milieu. Il existe par lui-même, de manière totalement singulière et irréductible. D’un certain point de vue, on peut noter chez Marx une évolution qui exprime non pas un affaiblissement de cet individualisme mais au contraire son renforcement. Ainsi dans l’Idéologie Allemande, Marx, dans passage bien connu, affirme que :
La façon dont les hommes produisent leurs moyens d’existence dépend, en premier lieu, de la nature des moyens d’existence tout trouvés et à reproduire. Ce mode de production n’est pas à envisager sous le seul aspect de la reproduction de l’existence physique des individus. Disons plutôt qu’il s’agit déjà, chez ces individus, d’un genre d’activité déterminé, d’une manière déterminée de manifester leur vie, d’un certain mode de vie de ces mêmes individus. Ainsi les individus manifestent-ils leur vie, ainsi sont-ils. Ce qu’ils sont coïncide avec leur production, avec ce qu’ils produisent aussi bien qu’avec la façon dont ils la produisent. Ainsi ce que sont les individus dépend des conditions matérielles de leur production.[29]
On a lu ce passage, le plus souvent, d’une manière réductrice : les individus ne pas autre chose que les individus d’un mode de production donné. « Ce qu’ils sont coïncide avec leur production » : n’est-ce pas faire disparaître l’individu comme sujet ou comme substrat fondamental de la société humaine ? Dans « Capital », Marx, vingt ans plus tard, désigne un substrat de l’individu, irréductible au mode de production :
Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont le corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler les matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature et développe les facultés qui y sommeillent.[30]
En acte l’individu est ce qu’il manifeste dans un mode de production déterminé. Mais en puissance, il est un ensemble de facultés qui n’ont pas un caractère historique, il possède une « nature » faite de facultés qui sommeillent et qui sont mises en mouvement dans le procès de production. Et c’est précisément le communisme qui doit permettre la libération de toutes les facultés qui sommeillent dans l’individu.
Autrement dit, c’est la différence entre la puissance et l’acte qui permet de concilier, d’une part, le principe individualiste qui fait de l’individu vivant le fondement ontologique de la « société » et, d’autre part, l’idée que l’individu en acte, l’individu connu empiriquement, est un individu déterminé, enserré dans un réseau de relations sociales. Le renversement opéré dans « L’Idéologie Allemande », dans la mesure où il n’est encore que le renversement formel de la philosophie spéculative, ne pose l’individu comme fondement concret que formellement. Ce n’est encore qu’un renversement spéculatif de la philosophie spéculative. La solution réelle du problème posé dans « L’Idéologie Allemande » n’est ainsi donnée que dans « Le Capital ». D’une part, la « société » ou plutôt les rapports sociaux peuvent être considérés comme objets de la science et donc l’individu n’y apparaîtrait alors que comme noeud de relations sociales, comme terme d’un rapport, et d’autre part, la réalité que décrit cette science n’est jamais considérée comme la réalité ultime, c’est une réalité qui n’est qu’une expression de la puissance des individus. L’articulation de l’individualisme et du « holisme » peut ainsi être saisie comme articulation entre niveaux de réalité ontologiquement différents.


[1] voir sur cette question les travaux de Louis Dumont, par exemples les « Essais sur l’individualisme »..
[2] Introduction Générale à la Critique de l’Economie Politique - PL1 page 236
[3] L’Idéologie Allemande - PL3 page 1299
[4] L’Idéologie Allemande – Pléaide Œuvres 3 page 1297
[5] voir Capital I,XXIV,5 PL1 pages 1117 et 1118.
[6] Jean-Jacques Lecercle : L’individualisme méthodologique et la question du langage : une lecture d’Elster – Revue « Pour Marx » n°7 – 1990 (PUF)
[7] Grundrisse volume 2 – Cité dans l’édition 1980 des « Editions Sociales » (page 143).
[8] Jon Elster op.cit. page 22
[9] Principes d’une critique… (Grundrisse…) PL2 page 295
[10] Grundrisse.. Chapitre du Capital (volume 3 de l’édition) 10/18 page 261
[11] Michel Vadée op.cit. page 126
[12] voir Fernand Braudel : Civilisation matérielle, économie, capitalisme (op.cit.). Fernand Braudel situe le capitalisme comme une sphère particulière, située au dessus du marché et de la «libre concurrence». C’est au contraire à partir des monopoles ­ de fait ou de droit (comme la Compagnie des Indes) que se développe le capitalisme. Braudel écrit  : «les lois du marché n’existent plus pour les grandes entreprises (tome 2 : les lois de l’échange page 197). Le rôle du commerce lointain est ainsi décisif parce qu’il s’agit précisément de sphère où la concurrence peut être contournée. Si on compare les analyses de Braudel avec celles de Marx concernant l’accumulation primitive, on verra que la distance n’est pas énorme, et que, sur ce point comme sur les autres, ce qu’a écrit véritablement Marx est très éloigné de la vulgate marxiste. Ainsi, si bien des artisans et des marchands ont pu être des «capitalistes en herbe», Marx insiste sur le fait que cette marche «naturelle» se faisait à pas de tortue, et que ce qui a donné l’impulsion décisive au mode de production capitaliste, ce fut le capital commercial et le capital usuraire, formes de capitaux qui ont prospéré sous toutes sortes de régimes sociaux. (cf. Capital I,viii, 31 Pléaide, Œuvres 1 page 1211 et sq.)
[13] Nous reviendrons (cf.infra) sur le rôle spécifique des modèles et sur la nécessaire distinction entre modèle et théorie. Les modèles sont des auxilliaires de la théorie mais jamais la théorie elle-même.
[14] La suite du passage analysé par Jon Elster confirme notre interprétation. Marx y rappelle que « la libre concurrence n’est justement que la concurrence entre les capitaux » et il conclut tout le développement par ceci : « Ce qui est dans la nature du capital est simplement posé hors de lui réellement, comme nécessité extérieure, par la libre concurrence, qui nest rien que ce par quoi les capitaux, en tant que pluralité s’imposent les uns aux autres ainsi qu’à eux-mêmes les déterminations immanentes du capital. » (Grundrisse – Editon Lefebvre II page 143 – Rubel  : Pléaide Œuvres 2 page 295) – Tout ce passage et les précédents correspondent à la page 30 du Cahier VI du manuscrit original.
[15] Pour une présentation des thèses essentielles de Roemer, voir John E.Roemer, Une théorie générale de l’exploitation et des classes in Actuel Marx n° 7 Premier semestre 1990.
[16] John E.Roemer op. cit. p. 50
[17] Dans son livre Théorie de la modernité, Jacques Bidet consacre la deuxième partie (« Marx et le marché » à l’analyse de ce qu’il considère comme une incohérence de Marx, savoir le fait que la concurrence n’est exposée véritablement qu’au livre III alors qu’elle est la forme logique la plus générale dans laquelle les rapports capitalistes peuvent être compris et qu’elle est présupposée dans les analyses de la marchandise par lesquelles commence le livre I. Jacques Bidet se réfère explicitement aux analyses de Jon Elster. Le Capital apparaît effectivement comme un texte incohérent si on y cherche à tout prix la méthode d’exposition annoncée par Marx lui-même. Mais comme l’a montré Tony Andréani, c’est au contraire l’ordre d’analyse qui domine. Cette dualité ordre d’analyse – ordre d’exposition recoupe la dualité ordre historique – ordre logique et de, effectivement, de ce point de vue le plan du « Capital » n’est entièrement cohérent, mais cela n’implique pas qu’il y ait une incohérence conceptuelle chez Marx.
[18] Capital I,viii,26 PL1 page 1168
[19] Capital I,viii,26 PL1 page 1170
[20] Jon Elster : op.cit. page 171
[21] Jon Elster : op.cit. page 171
[22] Jon Elster : op.cit. page 186
[23] Capital Livre I,i,4 PL1 page 719
[24] Jon Elster op.cit. page 198
[25] Jon Elster op.cit. page 199
[26] ibid.
[27] Principes d’une critique de l’économie politique Pléaide Œuvres 2 page 214
[28] Principes d’une critique de l’économie politique Pléaide Œuvres 2 page 214
[29] Idéologie Allemande Pléaide Œuvres 3 page 1055
[30] Capital I, III,7 Pléaide Œuvres 1 page 727/728

dimanche 2 juillet 1995

Marx et Epicure

La thèse de doctorat dans la formation de la pensée de Karl Marx

Pour comprendre comment se nouent la conception matérialiste de Marx et les grands thèmes qui seront les siens à partir de 1845 et de L'Idéologie Allemande, la thèse de doctorat sur La différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure est plus importante qu'il n'y paraît . Marx lui-même nous invite à y porter attention puisque dans son analyse du matérialisme dans La Sainte Famille, le texte où il affirme le plus nettement sa dette envers le matérialisme philosophique classique, il rappelle que « Le matérialisme français et anglais gardait toujours un rapport étroit avec Démocrite et Épicure. » Évocation claire de la dissertation et de son importance pour la compréhension du matérialisme moderne, puisque le matérialisme des Lumières est, selon Marx, le triomphe posthume de l'atomisme de Hobbes et de Gassendi, le "restaurateur du matérialisme épicurien".

Tout d'abord, ce travail universitaire démontre clairement que le jeune Marx n'est pas véritablement hégélien et qu'en réalité c'est seulement quand il s'occupera de rompre avec le mouvement des jeunes hégéliens, avec Bauer et Stirner, que Marx commencera réellement à se confronter à Hegel et à s'en rapprocher d'une certaine manière — même si dès cette dissertation il manifeste une trompeuse propension à la coquetterie avec les catégories et le langage hégélien. Il faut, pour bien mesurer ce qui est en cause, se rappeler que l'atomisme est une des cibles privilégiées de Hegel et que la principale critique qu'il puisse lancer contre un philosophe c'est justement d'être atomiste. Les violentes attaques contre Newton et le mépris général à l'encontre de la « race de Bacon » sont toujours liés à la dénonciation de l'atomisme. On peut comprendre que le travail de Marx sur Épicure soit conçu comme une manière de premier règlement de compte avec le hégélianisme.
Ensuite, nous pouvons repérer depuis cette thèse jusqu'aux derniers textes à proprement parler philosophiques – la Sainte Famille et L'idéologie Allemande – une véritable continuité d'inspiration atomiste, qui ne serait peut-être interrompue provisoirement que par les Manuscrits de 1844 . L'interprétation de la thèse de doctorat présente des difficultés particulières dans la mesure où cette thèse ne nous est pas parvenue complète et où nous devons donc nous appuyer sur les notes préparatoires de Marx. Cependant, nous devons considérer que ce texte comme faisant partie intégrante de l'œuvre de Marx, à la fois parce que nous y trouvons exprimées des propositions qui resteront des propositions fondamentales de Marx et parce que Marx lui-même y fera allusion indirectement dans plusieurs textes. Ainsi, dans L'Idéologie Allemande, Max Stirner reçoit une volée de bois vert pour n'avoir rien compris à la philosophie hellénistique et aux rapports entre stoïciens, épicuriens et sceptiques . Or, dans l'esprit du jeune Marx la dissertation sur Démocrite et Épicure devait s'inscrire dans une histoire plus vaste de la philosophie hellénistique. En outre, chez Marx, l'admiration pour la philosophie, la poésie et l'art de la Grèce antique reste une constante jusqu'à la fin de sa vie.
Enfin la thèse sur Épicure est le point de départ des recherches matérialistes de Marx. Au XIXe siècle, c'est encore souvent à travers Gassendi et Bernier que la connaissance d'Épicure se répand. Tout en étant critique à l'égard de l 'interprétation de Gassendi, Marx trouve cependant dans ce travail le point d'entrée vers le matérialisme français. Rappelons aussi que l'atomisme marque la philosophie anglaise du XVIIe et du XVIIIe siècles anglais, avec ici la figure centrale de Hobbes.
Marx et la philosophie hellénistique
La dissertation devait s'inclure dans un travail plus général sur la philosophie hellénistique dans laquelle Marx refuse de voir simplement le déclin de la philosophie grecque qui a "fait sa floraison suprême avec Aristote" . "Je me réserve d'exposer dans une étude plus développée les philosophies épicurienne, stoïcienne et sceptique dans leur ensemble et dans leur rapport total à la pensée spéculative grecque antérieure et postérieure." L'unité de cette philosophie hellénistique tient en ce que stoïciens, cyniques et épicuriens "représentent tous les éléments de la conscience de soi, à ceci près que chaque élément est représenté comme une existence particulière" . On peut donc immédiatement voir qu'au-delà du titre de la dissertation, ce n'est pas la physique qui constitue le centre de l'intérêt que Marx porte à Epicure, mais bien un des chapitres de la phénoménologie de l'esprit. Marx précise même et c'est à remarquer : "Il me semble que si les systèmes antérieurs sont plus significatifs et plus intéressants quant au fond de la philosophie grecque, les systèmes post-aristotéliciens, et principalement le cycle des écoles épicuriennes, stoïcienne et sceptique, le sont davantage quant à la forme subjective, quant au caractère de cette philosophie."
Marx critique la tradition philosophique pour avoir négligé l'étude de cette forme subjective des doctrines philosophiques. Dans l'épicurisme antique et plus généralement dans le matérialisme, il ne cherche donc pas un contenu doctrinal particulier, une théorie de la matière ou une théorie des rapports entre la matière et l'esprit, mais bien une "forme subjective" particulière. Nous verrons que c'est bien ce qui est en question dans la dissertation de doctorat, mais aussi dans l'attitude générale de Marx à l'égard du matérialisme. Or ce point si important n'a pratiquement jamais été vu par les commentateurs marxistes aussi bien que non-marxistes ou anti-marxistes, qui ont concentré leur attention sur les " matérialistes de l'Antiquité " par opposition aux anti-matérialistes alors que le clivage le plus pertinent est sans doute ailleurs.
L'objet de la dissertation
D'ailleurs, la dissertation ne porte pas sur l'atomisme antique, mais sur bien sur la différence entre la physique de Démocrite et celle d'Épicure, car cette différence a une portée qui dépasse de loin les éventuelles discussions sur une physique obsolète. Marx en effet considère que "C'est en effet un préjugé profondément enraciné que d'identifier la physique de Démocrite à celle d'Épicure, jusqu'à ne voir que de vains caprices dans les modifications apportées par ce dernier ; "
Cet atomisme est à la fois un principe méthodologique et un principe ontologique en tant qu'il se présente comme un fondement possible du matérialisme marxien. En tentant de ramener tous les processus à une combinaison de mouvements mécaniques d'atomes l'atomisme fait prévaloir le principe d'une causalité matérielle, c'est-à-dire d'un rapport entre la forme et la matière qu'elle "informe". Mais l'atomisme auquel se rattache Marx est spécifique. A partir de la mise en évidence des oppositions de méthode entre Démocrite et Épicure, Marx se place nettement du côté d'Épicure. Dans un premier temps, en effet, Marx relève que, du point de vue le plus général, les physiques de Démocrite et d'Épicure semblent pratiquement identiques : les atomes et le vide, tels sont les deux principes. Cependant, à partir de ces prémices identiques, les deux philosophes se retrouvent "diamétralement opposés en tout ce qui concerne la vérité, la certitude, l'application de cette science, le rapport de la pensée à la réalité en général." 
Alors que Démocrite réduit la réalité sensible à l'apparence subjective et semble conduit sur la voie d'un certain scepticisme , pour Épicure au contraire, rien ne peut réfuter les perceptions sensibles et cette certitude conduit à un dogmatisme de méthode qui doit être celui du Sage. Ainsi la convergence théorique se transforme en opposition pratique. Alors que chez Démocrite la nécessité se manifeste comme déterminisme, Épicure considère que le hasard est une réalité "qui n'a d'autre valeur que la possibilité" . Or la possibilité est soit la possibilité abstraite soit la possibilité réelle. Or Épicure en reste à la possibilité qui ne connaît pas de limites, alors que la possibilité réelle cherche à démontrer la nécessité et la réalité de son objet. C'est pourquoi il formule sa critique d'Épicure : "Epicure procède avec une nonchalance sans borne dans l'explication des phénomènes physiques particuliers."
L'opposition entre Démocrite et Epicure apparaît ainsi comme un système d'oppositions " à front renversé ". Démocrite est un sceptique et Epicure un dogmatique. Or c'est le sceptique qui s'attache aux sciences empiriques alors que le dogmatique, qui tient le phénomène pour réel, "ne voit partout que du hasard et son mode d'explication tend plutôt à supprimer toute réalité objective de la nature."
La déclinaison
Le point sur lequel Marx concentre la discussion est la question du "clinamen", de la déclinaison des atomes. Après avoir noté les nombreux contresens commis sur la physique épicurienne, Marx procède à l'analyse de la philosophie d'Epicure dans son ensemble en s'appuyant sur Lucrèce - "le seul de tous les anciens qui ait compris la physique d'Epicure" - et montre que justement cette philosophie est structurée autour de la déclinaison et de ses conséquences.
La déclinaison de l'atome de la ligne droite n'est pas une détermination particulière surgissant accidentellement dans la philosophie épicurienne. La loi qu'elle exprime traverse au contraire toute la philosophie d'Épicure, mais il va de soi que le caractère concret de sa manifestation dépend de la sphère où elle s'applique.
La déclinaison de l'atome en effet constitue l'affirmation de l'autonomie de l'atome contre le mouvement de la chute que lui avait donné Démocrite et qui est le mouvement de la non-autonomie. Lucrèce met en évidence ici ce que Épicure apporte à l'atomisme en affirmant que la déclinaison brise les chaînes du destin. Il faut noter ici les critiques pertinentes que Marx formule à l'endroit des commentateurs d'Épicure, comme Cicéron et Pierre Bayle. Ces commentateurs prêtent en effet à l'introduction de la déclinaison des motifs qui s'excluent mutuellement. Tantôt en effet la déclinaison fonde la liberté, tantôt elle fonde la répulsion des atomes qui, faute de déclinaison ne se rencontreraient jamais. Or la rencontre déterminée des atomes ne saurait fonder la liberté puisque bien au contraire elle nous entraîne dans un monde strictement déterministe. Une lecture superficielle de Lucrèce pourrait conduire à la simple superposition de ces deux explications. En effet Lucrèce introduit d'abord la déclinaison comme explication de la constitution des corps. Sans la déclinaison les atomes tombant à la verticale et tous ayant la même vitesse, "jamais la nature n'eût rien créé" . Il s'agit d'un raisonnement qui n'est pas contredit et ne peut pas être contredit par l'observation. Dans une deuxième étape, Lucrèce présente la déclinaison des atomes par analogie à la volonté humaine. La déclinaison, qui n'est que supposée par un raisonnement apagogique dans la compréhension des phénomènes naturels, est maintenant montrée comme une évidence dans les phénomènes psychologiques. "Enfin si toujours tous les mouvements sont solidaires, si toujours un mouvement nouveau naît d'un plus ancien selon un ordre inflexible, si par leur déclinaison les atomes ne prennent pas l'initiative d'un mouvement qui rompe les lois du destin pour empêcher la succession infinie des causes, d'où vient cette liberté accordée sur terre à tout ce qui respire, d'où vient, dis-je, cette volonté arrachée aux destins ... "
Le rejet du fatum n'est pas, pour Lucrèce, la conséquence logique d'une sorte d'indétermination générale des chocs des atomes. Mayotte Bollack note à juste titre que la volonté libre n'est pas ramenée à des causes atomistiques puisque la volonté libre n'est introduite que par analogie . La déclinaison apparaît bien plutôt comme un principe général qui va pouvoir fonctionner comme fondement de l'éthique et de l'autarcie du sujet.
Suivons l'explication de Marx. Cette explication repose sur l'existence contradictoire de l'atome. L'atome a une existence immédiate et une existence relative. L'atome se présente d'abord comme la négation immédiate de l'espace abstrait, comme un point spatial. Or en tant que point spatial, il perd son individualité et se perd dans la ligne droite. Mais Epicure affirme la pure singularité de l'atome, et cette singularité elle-même implique que l'atome n'ait pas une existence purement matérielle. "Comme il se meut dans le domaine de l'immédiateté de l'être, toutes les déterminations sont immédiates. Les déterminations opposées sont donc mises en opposition en tant que réalités immédiates."
Or ce qui face à l'atome en tant qu'existence relative, c'est la ligne droite. L'atome se libère de son existence relative (la ligne droite) en s'en abstrayant, en s'en écartant. La déclinaison de l'atome n'est donc pas une loi matérielle, mais ce principe qui permet de "résister et de combattre" ainsi que le dit Lucrèce, un principe idéal qui traverse toute la philosophie épicurienne et donc la manifestation concrète dépend de la sphère où elle s'applique.
C'est pourquoi, dit Marx, "toute la philosophie épicurienne s'écarte de la réalité limitative partout où le concept de la singularité abstraite - l'autonomie et la négation de toute relation à autre chose - doit être représenté dans son existence." Lucrèce le dit : nous sommes souvent poussés, mus par des chocs qui ne dépendent pas de nous, par une "puissante contrainte" . Mais nous pouvons résister à cette contrainte. C'est pourquoi à côté des chocs et du poids, il faut introduire la déclinaison comme une troisième cause. Cette troisième cause ne supprime pas les deux autres, mais elle s'y oppose et dégage la sphère de l'autonomie. Il faudrait ajouter que, selon Cicéron, Épicure défend la contingence des futurs comme une autre raison à opposer au fatum.
Les atomes et la conscience
Marx montre alors que l'introduction de la déclinaison dans le monde des atomes modifie toute la construction de l'atomisme antique. "C'est grâce à elle que la détermination de la forme s'est affirmée et que la contradiction inhérente au concept d'atome a été rendue manifeste." On passe ainsi d'une présentation purement matérielle à une analyse des formes de la conscience. Marx en tire immédiatement des conclusions générales qui entreront comme des éléments de sa propre philosophie : "la singularité immédiate n'est réalisée selon son concept qu'autant qu'elle se rapporte à autre chose qu'elle est elle-même lors même que cette chose se présenterait à elle sous la forme d'une existence immédiate. C'est ainsi que l'homme ne cesse d'être un produit de la nature qu'au moment où l'autre chose à laquelle il se rapporte n'est pas une existence différente, mais est elle-même un homme singulier, bien qu'il ne soit pas encore esprit. Mais pour que l'homme en tant qu'homme devienne pour soi son unique objet réel, il doit avoir brisé en soi-même son existence relative, la puissance du désir et de la pure nature." Dans une terminologie qui rappelle la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel, on voit se mettre en place la revendication pour l'homme singulier de "briser son existence relative" qui se retrouvera sous une autre forme dans Le Capital.
Mais revenons à Épicure. On voit que la place de l'atome dans la philosophie épicurienne est complètement différente de ce qu'elle est chez Démocrite. Chez Démocrite, l'atome est une sorte de chose en-soi, un "noumène" qui désignerait l'Être en tant que tel, alors que chez Épicure l'atome est un principe de représentation. Ici, Epicure développe jusqu'au bout, avec "naïveté" dit Marx, les problèmes de toute la philosophie grecque ancienne. "Comme tous les anciens philosophes, les sceptiques non exceptés, partent de prémisses de la conscience, un point d'appui solide leur est indispensable. Ce sont alors les représentations telles qu'elles existent dans le savoir commun. Philosophe de la représentation, Épicure est à cet égard le plus précis et c'est pour cette raison qu'il définit en détail ces conditions du fondement." Marx montre comment Épicure aboutit donc ainsi à placer l'idéalité dans les atomes et à considérer la nécessité comme extérieure sous forme d'atome. L'opposition entre Démocrite et Épicure concerne la nature même de l'atome, substrat matériel ou stoiceion chez le premier, principe ou archè chez le second. Mais en tant qu'archè, l'atome renferme les catégories de la conscience. Ainsi, Épicure a objectivé dans l'atome la contradiction entre l'essence et l'existence alors que Démocrite ne fait que " conserver l'aspect matériel et proposer des hypothèses à des fins empiriques " .
Par conséquent, cette analyse, à travers la théorie de la répulsion, peut avoir une portée générale et non limitée à une physique empirique comme chez Démocrite. Marx met en relation intime la construction des atomes, l'éthique épicurienne et la politique : "C'est pourquoi nous trouvons chez Épicure l'emploi des formes plus concrètes de la répulsion : le contrat en matière politique et, en matière sociale, l'amitié qu'il prône comme le bien suprême." Poursuivant son analyse, Marx montre comment, en attribuant des qualités aux atomes, Épicure s'oppose encore plus à la physique démocritéenne. Interprétant Épicure dans les catégories hégéliennes, il écrit : "Par les qualités, l'atome acquiert une existence en contradiction avec son concept, il est défini comme une réalité aliénée, différenciée en son essence." Et Marx ajoute : "C'est cette contradiction qui constitue l'intérêt principal d'Épicure."
Cette contradiction se présente comme contradiction entre l'essence et le phénomène. Or, dit Marx, c'est seulement chez Épicure que le phénomène est conçu comme tel, non comme illusion des sens de l'homme, de manière purement subjective, mais comme « aliénation de l'essence qui s'affirme elle-même dans sa réalité comme cette aliénation » , affirmation dont Marx fera une des constantes de sa propre conception. Ces affirmations ne prennent tout leur sens qu'en les reliant avec la notion épicurienne du temps. Le temps épicurien est défini comme " accident de l'accident ", il est donc la forme abstraite de la perception sensible. Mais cette forme doit se fixer "comme une nature dans la nature" conformément à la méthode atomistique qui consiste à fixer les formes de la conscience comme objets séparés. Le temps possède ainsi une existence distincte comme conscience sensible et ainsi "La sensibilité de l'homme est donc le temps devenu corps, la réflexion existante du monde sensible en lui-même." D'où cette conclusion : "de même que l'atome n'est rien d'autre que la forme naturelle de la conscience de soi abstraite, singulière, de même la nature sensible n'est que la conscience de soi objectivée, empirique, singulière, en un mot la conscience de soi sensible. Les sens sont par conséquent les seuls critères dans la nature concrète tout comme la raison abstraite est le seul critère dans le monde des atomes."
Ce qui est montré ici, c'est bien un arrachement au matérialisme métaphysique qui hypostasie la " matière " comme une chose. Or, si encore fois, le vocabulaire peut faire penser à Hegel, il ne faut pas oublier qu'il s'agit d'une pensée sur laquelle Hegel n'a jamais véritablement réfléchi. Dans la Phénoménologie de l'Esprit, seuls prennent place comme moments de l'esprit le stoïcisme et le scepticisme. Or Marx, sans avoir encore rompu formellement avec le hégélianisme, fait du matérialisme épicurien un moment décisif de l'histoire de la philosophie prise comme histoire de la conscience. On peut dire, sans exagérer, qu'on trouve là, in nuce, ce qui va être le sens véritable du renversement marxien de la philosophie.
Le marxisme et la dissertation
Le marxisme orthodoxe s'est employé à chercher dans le matérialisme antique un réquisit du "matérialisme dialectique", un fondement pour une pensée scientifique révoquant la philosophie. Ainsi George Novack fait-il de l'opposition de l'épicurisme à l'idéalisme platonicien l'opposition fondamentale. Tout juste note-t-il que "Épicure cherche à faire une place pour la réaction de l'être humain sur l'environnement." Or Épicure ne fait pas "une place" à l'autonomie de l'être humain puisque cette autonomie est un principe commun à la vie psychologique des hommes et à la nature, ce qui est normal dans une perspective matérialiste. Inversement Plekhanov élimine purement et simplement la Dissertation puisque, dans ce texte "Le jeune Marx se présente à nous comme étant encore un pur idéaliste de l'école hégélienne."
Et du même coup le matérialisme antique disparaît des nombreuses études que Plekhanov a consacrées au matérialisme et à la philosophie marxiste. Certes, dans cette Dissertation, Marx s'exprime encore dans le vocabulaire de la philosophie idéaliste allemande - pas nécessairement hégélienne d'ailleurs, car on pourrait tout aussi bien dire fichtéenne - mais il est impossible de dire qu'il est un "pur et simple idéaliste de l'école hégélienne".
On voit clairement la singularité de la démarche du jeune Marx que les commentateurs ont pour la plupart manquée en restant prisonniers de l'alternative "philosophie idéaliste ou science matérialiste". La "science" épicurienne en effet n'est pas une science en regard de nos critères actuels. Comme le note d'ailleurs Marx : "ce n'est pas seulement contre l'astrologie qu'il [Épicure] part en guerre, mais contre l'astronomie elle-même, contre la loi éternelle et la raison dans le système céleste."
Marx n'est pas sans critiquer chez Épicure ce mépris de la démarche scientifique. Il résume l'attitude épicurienne : "il est sans intérêt de scruter les causes réelles des objets : le problème est de rassurer le sujet qui explique." Marx ne cherche pas à « rassurer le sujet qui explique ». Il note que, sur le plan strictement scientifique, l'astronomie de Démocrite ne manque pas de vues pénétrantes ; mais ces vues n'ont plus d'intérêt direct aujourd'hui alors que l'intérêt de l'astronomie épicurienne est purement philosophique. C'est pourquoi il reprendra à son compte, du moins en partie, ce décentrage ou ce recentrage accompli par Épicure, des objets vers le sujet. L'analyse des Météores comme l'âme de la philosophie épicurienne manifeste clairement ce qui est en cause. Dans la manière dont Épicure s'en prend aux adorateurs de la nature, Marx voit ceci : "lorsque la nature devient autonome, la conscience se réfléchit en elle-même et affronte la nature sous son propre aspect en tant que forme autonome."
C'est la conscience de cet affrontement qui fait d'Épicure "le plus grand Aufklärer grec", expression par laquelle le jeune Marx se désigne lui-même également comme Aufklärer. Sans identifier sa propre position à celle d'Épicure, Marx en transpose les éléments qui lui semblent des acquis. C'est pourquoi le refus des "lois éternelles" deviendra un des thèmes essentiels de son œuvre dite économique. Quelques années après la dissertation, Marx part en guerre contre la "loi éternelle" de l'exploitation et critique comme non scientifiques, comme idéologues ou apologistes du mode de production capitaliste, ceux qui formulent des lois éternelles de l'économie. Face aux "lois naturelles", il affirme l'autonomie de l'individu, sa capacité à "résister et combattre".
L'interprétation marxienne de la philosophie d'Épicure peut être discutée. Il reste que, loin d'être un simple travail scolaire qu'on pourrait délaisser, la dissertation marque l'entrée audacieuse du jeune Marx dans le champ de la philosophie. Épicure n'est pas un prétexte. La lecture minutieuse à laquelle nous convie Marx reste une introduction utile à la compréhension d'une œuvre qui n'a le plus souvent été abordée que sous l'angle philologique ou pour la discussion des thèmes proprement éthique. Marx nous montre comment la philosophie moderne, axée sur le sujet, a pu retrouver chez Épicure des racines grecques. A partir d'Épicure, le fil des lectures et de l'évolution théorique de Marx vers un certain matérialisme peut être noué à travers Gassendi vers le matérialisme français et Hobbes vers la philosophie anglaise.
Conclusion
De cette dissertation que restera-t-il dans l'œuvre ultérieure de Marx ? Beaucoup plus de choses qu'on ne l'a cru généralement. Si on reprend les préoccupations formulées par Marx au début de sa dissertation, on pourrait résumer par ceci : sur le plan de la méthode scientifique et du contenu objectif, Marx défend Démocrite et maintient fermement son accord avec une doctrine dont le contenu est validé rationnellement. Mais sur le plan de l'attitude subjective, de la forme subjective, il est résolument du côté d'Épicure. Nous pouvons, sans trop forcer le trait, découvrir dans ce balancement, dans cette dualité de l'attitude marxienne, la matrice de toute son oeuvre ultérieure. Pointons simplement ici les traits de cette forme subjective de la philosophie épicurienne qui seront acquis dans le développement de la pensée de Marx.
Marx assumera à son tour le "dogmatisme épicurien". La réalité sensible est un point de départ de la connaissance irréfutable, ces "présuppositions réelles dont on ne peut s'abstraire qu'en imagination" . Ce n'est point la perception sensible, empirique, qui nous trompe mais bientôt plutôt les idées théoriques que nous formons et que nous tirons de cette perception sensible dans nos rapports avec les autres hommes. Comme le dit Lucrèce, la plupart de nos erreurs sont "imputables aux jugements de notre esprit qui nous donne l'illusion de voir ce que nos sens n'ont point vu." Marx n'est jamais bien loin de l'idée épicurienne selon laquelle la raison est plus prompte à déraisonner que le corps. C'est bien pourquoi dès qu'il aborde la question de la connaissance, Marx ne met jamais en cause le problème des rapports entre connaissance sensible et connaissance intelligible - bien au contraire il ne cesse de revendiquer une ferme base "empirique" - mais bien le rapport entre les affabulations de l'idéologie et la perception du réel.
Marx gardera l'idée de la liberté épicurienne. Les hommes agissent dans des conditions déterminées, dans des conditions qu'ils n'ont pas choisies, mais ils agissent librement, répète Marx. C'est cette liberté essentielle que Marx aime chez Épicure et c'est à cause d'elle que son atomisme est un atomisme non déterministe, ou plus exactement qu'il est possible de délimiter un domaine du déterminisme et un domaine de la liberté. Si le premier point ne nous éloigne guère des positions traditionnelles défendues par de nombreux marxistes, le second est passé inaperçu pour la plupart d'entre eux, obsédés qu'ils étaient par l'idée d'un marxisme scientifique dans lequel les individus jouent uniquement la pièce pour laquelle les "infrastructures" les ont déterminés. La "nonchalance" épicurienne ne trouvait pas de place dans ce système clos de la "science marxiste".
Avec Epicure, il rejette tout à la fois l'idée de la loi éternelle et l'idée que la raison réside dans la nature. La raison humaine n'est pas un reflet ou une copie de la raison naturelle pas plus que la raison de la nature n'est une partie de la Raison. Le but de la science c'est-à-dire de la philosophie ! est seulement d'expliquer comment on passe des substances singulières en tant que telles aux phénomènes. La loi est la loi de production des phénomènes et non uniquement les règles liant les phénomènes entre eux.
Pour Marx, Épicure a posé le monde comme possibilité et contingence. La nécessité entre en collision avec le concret. La nécessité n'est jamais donc une nécessité absolue. Elle est une nécessité pensée, mais qui pourrait être pensée autrement. Si le monde est posé comme possibilité et contingence, le libre arbitre, la liberté du sujet sont donc pensables corrélativement. Michel Vadée a montré quel rôle jouait la catégorie du possible dans la pensée théorique de Marx . Il n'est pas interdit de penser que c'est dans cette première confrontation avec Épicure que Marx a forgé sa notion du possible.
Si on suit en détail la démarche de Marx dans son analyse de la philosophie d'Épicure, on ne manque pas d'être surpris : le plus important pour lui réside non dans ce qui relie Épicure à la tradition physicienne grecque, aux éléments du matérialisme ancien, mais bien dans ce qui est "idéaliste", ce qui concerne l'analyse des formes de la conscience. Ainsi cette constatation en apparence surprenante :
Ce qu'il y a de grand et de durable chez Épicure, c'est qu'il ne donne aux faits aucune préférence sur les représentations et qu'il cherche tout aussi peu à les sauver.
Donc le matérialisme épicurien présente l'intérêt majeur de ne plus être un matérialisme naïf, une nouvelle cosmologie, mais une sorte de phénoménologie. Il est vrai que lorsque Marx écrit ces notes sur Épicure, il est encore un étudiant lié aux jeunes hégéliens et son meilleur ami est Bruno Bauer avec qui il partage les préoccupations philosophiques premières de la conscience de soi et on aurait tort de vouloir à tout prix faire coïncider, dans une cohérence artificielle, ces premiers pas de philosophe avec les principes de l'œuvre de l'homme mûr. Mais cette manière particulière de considérer le matérialisme épicurien ne sera jamais perdue, on en retrouvera des traces et non des moindres dans la critique du matérialisme ancien, « y compris celui de Feuerbach », qui fait l'objet de la première thèse sur Feuerbach.
Même si ce n'est jamais totalement explicité, Marx partage avec Épicure la volonté de subordination de la science à l'éthique. On sait qu'Épicure rejette l'éternité des corps célestes car elle troublerait l'ataraxie. Marx critique l'économie politique, non à cause de son caractère non scientifique, mais parce qu'elle fait l'apologie de rapports sociaux qui mutilent l'individu. Ou plus exactement - et nous y reviendrons - l'économie politique cesse d'être scientifique quand elle devient cette science apologétique. Comme Épicure et Lucrèce ·voulaient libérer les hommes des liens où les tiennent les superstitions religieuses, Marx veut libérer les prolétaires des liens des superstitions de l'économie capitaliste - d'ailleurs pour lui argent et religion ne font qu'un.
En analysant "l'épicurisme" de Marx, on peut du même coup mesurer combien le marxisme orthodoxe s'est trompé sur le sens philosophique de la pensée marxienne. L'idée générale est qu'il y aurait une sorte de matérialisme générique dont le marxisme ne serait qu'une variante nouvelle et adaptée aux conditions de notre époque et peu de marxistes ont porté l'attention nécessaire au fait que la dissertation de Marx ne portait pas sur les atomistes anciens en général mais sur la différence des physiques de Démocrite et Épicure, ou quand ils ne le font, ils ne comprennent le sens du travail de Marx.
PS : (Marx est cité dans l'édition de la Pléiade, Oeuvres tome III, Philosophie)
©Denis COLLIN (1995)
 

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