mercredi 15 septembre 1999

Hegel, la religion et l’État (Commentaires sur le paragraphe 552 de l’Encyclopédie des Sciences Philosophiques en abrégé)

Le texte que nous allons commenter se situe à un moment décisif et souvent mal compris de la pensée de Hegel, puisqu’il s’agit du problème de l’État et plus spécifiquement des rapports entre l’État et la religion. 

La philosophie de l’esprit se décompose en esprit subjectif, esprit objectif et esprit absolu. C’est au moment de l’esprit objectif qu’appartient la détermination de l’État. Il faut noter que l’État n’apparaît dans l’Encyclopédie des Sciences philosophiques que dans la section consacrée à l’éthique (Sittlichkeit) que Hegel oppose à la moralité (Moralität). Bien que Hegel soit souvent présenté comme le philosophe de l’État, comme celui qui fait de l’État un absolu, on voit immédiatement que dans son système, tel qu’il est exposé dans l’Encyclopédie des Sciences philosophiques, l’État n’occupe qu’une position subordonnée.
L’éthique est pour Hegel « la vérité de l’esprit subjectif et celle de l’esprit objectif lui-même »1.
A l’intérieur de ce moment de l’éthique, « L’État est, consciente d’elle-même, la substance des bonnes moeurs »2. Il ne s’agit donc pas chez Hegel simplement d’une « philosophie politique » - comparable à celle des autres maîtres de la philosophie politique (Machiavel, Hobbes, Montesquieu, etc.) mais d’une théorie de l’État qui doit être compris comme un moment du mouvement à travers lequel « l’esprit pensant de l’histoire du monde, en dépouillant ces limitations des esprits-des-peuples particuliers et sa propre mondanité, saisit son universalité concrète et s’élève jusqu’au savoir de l’esprit absolu »3. Et c’est bien parce que « la nécessité, la nature et l’histoire ne sont qu’au service de la révélation de cet esprit »4 que se trouve posée la question des rapports entre l’État et la religion, à laquelle le §552 va donner une réponse.
Le texte que nous commentons et qui constitue de fait la conclusion à la fois de la section consacrée à l’État que du chapitre de l’esprit objectif, va démontrer que « la constitution et la législation, ainsi que leurs mises en oeuvre ont pour contenu le principe et le développement de la vie éthique ». Mais cette conclusion ne va pas de soi. Elle ne peut apparaître effectivement que comme résultat d’un long processus au terme duquel « la vie éthique de l’État et la spiritualité religieuse de l’État sont ainsi pour elles-mêmes les solides garanties réciproques. »
· Dans une première partie (du début jusqu’à « ... la liberté de la conscience de soi étant pour soi. »), Hegel procède à une appréciation critique de la doctrine de l’Etat de Platon, sachant qu’il ne s’agit pas d’une critique atemporelle située sur le plan de l’entendement, mais de la compréhension des limites de la doctrine platonicienne comme un moment de la constitution de la vérité.
· Dans une deuxième partie (de « C’est seulement dans le principe de l’esprit sachant son essence... » jusqu’à « ...n’est elle-même qu’une de ces formes »), il expose les rapports qui fondent l’unité de l’Etat, de la religion et de la philosophie, rapports qui ne peuvent être pleinement compris que si on admet que la religion chrétienne est la vraie religion.
· La troisième partie (de « Mais en tant que la religion... » jusqu’à « ... l’esprit libre qui se sait en sa rationalité et vérité. ») expose le processus à travers lequel se réalise cette unité, unité qui ne s’affirme pas d’emblée mais doit renverser la corruption de la religion pur s’achever dans la « conscience morale protestante ».
· La conclusion (depuis « La constitution et la législation ... » jusqu’à la fin) expose positivement le lien qui peut alors s’établir entre vie éthique de l’Etat et vie religieuse de l’Etat.

I.

Hegel commence par rappeler que l’État se développe comme la philosophie mais plus tôt qu’elle à partir de la religion. La religion, en effet, est la « conscience de la vérité absolue ».
Nous devons cependant ajouter immédiatement, pour ne pas faire de contresens sur le sens de ce qui suit, que pour Hegel la religion est le rapport à l’Absolu sous la forme du sentiment, de la représentation, de la foi mais nullement l’adoration d’un Dieu transcendant, d’un Dieu-objet extérieur à l’Esprit, c’est-à-dire extérieur à l’homme. Pour Hegel, c’est l’Être qui est en soi le divin.
De la même manière que la philosophie grecque est parvenue à la perfection en s’opposant à une religion caractérisée par le polythéisme, les mythes, « un badinage serein et frivole », de même le véritable concept de l’État ne peut être développé que dans la critique de l’État « tel qu’il expose, dans l’effectivité, comme corruption, l’unilatéralité que son Idée en soi vraie, a en elle ».
Platon part de la critique de la démocratie qui lui apparaît comme une forme corrompue de l’État. Cependant, ce qui se révèle à travers cette corruption, c’est l’unilatéralité que l’Idée de l’État a en soi. L’État n’existe pas par lui-même, indépendamment de son fondement spirituel.
Platon, nous dit encore Hegel, fit ressortir le substantiel, c’est-à-dire montra au-delà des formes particulières de l’État (démocratie, aristocratie, oligarchie, tyrannie), l’État en tant que totalité de ses accidents comme puissance absolue et en même temps comme la richesse de tout contenu. C’est en faisant ressortir le substantiel de l’État que Platon a pu concevoir que la véritable Constitution et la vie même de l’État devaient être fondées sur l’idée et les principes de la justice éternelle.
Mais Platon échoue parce qu’il « ne put pas insérer de façon formatrice dans son Idée de l’État la forme infinie de la subjectivité qui était encore cachée dans son esprit; c’est pourquoi son État est, en lui-même, sans la liberté subjective ». Cette forme infinie de la subjectivité est la liberté au sens européen, cette liberté qui implique que l’individu libre, en tant que sujet, possède en propre une connaissance de la différence entre le bien et le mal et qu’il peut donc s’assigner lui-même un but.
Dans l’État platonicien, la justice est garantie par l’organisation même de l’État pour autant que l’État repose sur le gouvernement des philosophes qui s’impose à tous et définit les devoirs de tous les membres de la Cité. L’individu, en tant que tel, soumis à l’opinion et aux passions, n’est pas libre, il doit être soumis à la totalité.
La remarque de Hegel est ici importante car elle montre que pour lui, l’État, dans sa perfection doit au contraire inclure « de façon formatrice » la liberté « au sens européen » des individus. Que signifie cette expression: « de façon formatrice »? A notre avis, ceci que la forme même de l’État doit exprimer, dans ses institutions et dans son fonctionnement pratique, cette subjectivité infinie. Chez Platon au contraire, « la rationalisation objective qui brime la subjectivité, consiste dans la transformation de la seule forme extérieure de la vie éthique »5. Et c’est bien parce qu’il faut soumettre la subjectivité que toutes les formes dans lesquelles se développe le sentiment de soi de l’individu sont tenues en suspicion dans la République platonicienne : ce qu’on a appelé le communisme platonicien suppose sinon la suppression du moins la limitation drastique de la famille avec l’éducation collective des enfants ainsi que la soumission de toute propriété à la propriété de la Cité.
On le voit : si le modèle platonicien de l’État peut sembler « totalitaire », pour employer une expression anachronique , il est, en revanche, impossible de porter une telle accusation contre l’État hégélien. Si Platon voit bien que l’État n’est pas la vérité absolue mais doit être habité par une vérité qui doit « le constituer et régner sur lui », il ne la saisit que « sous la forme de la vérité pensée de la philosophie » et c’est dans ce caractère unilatéral de la définition de l’État que réside la thèse bien connue de Platon qui fait des philosophes-rois les aptes à gouverner les États.
Or la vérité uniquement pensée n’est qu’un moment de la vérité, elle n’est que la pensée posée indépendamment du mouvement de la chose elle-même; or la vérité est toujours devenir, unité du subjectif et de l’objectif. Cette vérité uniquement pensée de l’Etat implique la dissociation de cette unité et se trouve à l’origine des oppositions classiques qui organisent la pensée politique entre le collectif et l’individuel, entre l’intérêt général et l’intérêt des individus, entre la loi et la liberté.
La vérité uniquement pensée de l’État aboutit d’un côté à la pensée formelle de la loi opposée à la subjectivité individuelle, de l’autre aux projets de constitutions rationnelles indépendamment du mouvement historique. Hegel dans sa philosophie du droit montre justement que ces oppositions ne sont que des moments d’un processus qui s’achève dans l’État rationnel.
La vérité non uniquement pensée de l’État, c’est dans la religion vraie qu’il faudra la chercher. Or « il ne fut pas accordé à Platon de pouvoir d’avancer jusqu’au point de dire, que, aussi longtemps que la religion vraie ne s’est pas fait jour dans le monde et n’est pas devenue dominante dans les États, aussi longtemps le principe vrai de l’État n’est pas entré dans l’effectivité. » Cette religion vraie, pour Hegel, est la religion révélée chrétienne. Il faudrait ici nuancer le point de vue avancé de manière un peu abrupte par Hegel. Le lien entre la religion et l’État est une constante chez les penseurs de l’Antiquité. La religion est conçue comme lien social; une cité sans religion est inconcevable aussi bien chez Platon que chez Cicéron. Par contre, la religion antique se présente systématiquement d’une manière double: il y a d’un côté la religion civique, solide garantie de l’État, et de l’autre côté il y a la religion privée. Cette double religion ne peut évidemment pas représenter la véritable religion dont parle Hegel. A elle seule, la question de la « véritable religion » de Hegel mériterait de longs développements. D’autant que si la continuité entre les oeuvres de jeunesse et l’ »Encyclopédie des sciences philosophiques » est incontestable, cette continuité se réalise de manière très hégélienne à travers un mouvement où s’affirment les contradictions.

II.

Si donc la pensée platonicienne se trouve ainsi limitée, cette limite ne doit pas être jugée au tribunal de l’entendement pur. Elle doit être comprise comme une limite nécessaire dans une processus historique: la pensée ne peut pas se déployer indépendamment de la vie effective car, « tout aussi longtemps [que le vraie religion ne s’est pas fait jour], ce principe n’a pas pu non plus entrer dans la pensée, ni l’Idée vraie de l’Etat être saisie par celle-ci. » Hegel, qui ses années de jeunesse avait pris la cité antique pour modèle, a du admettre que l’Etat moderne ne pouvait se penser dans les schémas de la « polis » antique et c’est précisément le sens la critique de la philosophie platonicienne.
Le principe, que Platon n’a pas pu atteindre, est résumé ainsi par Hegel: « L’Idée de la vie éthique substantielle, avec laquelle est identique la liberté de la conscience de soi étant pour soi. » Cette identité est au coeur du raisonnement de Hegel: l’éthique apparaît comme « accomplissement de l’esprit objectif, comme vérité de l’esprit subjectif et de l’esprit objectif lui-même » (§5136). L’esprit objectif est unilatéral en ce qu’il a sa liberté à l’extérieur; l’esprit subjectif est également unilatéral en qu’il se pose comme singularité intérieure face à l’universel. Dans l’éthique ces unilatéralités sont supprimées et donc « la liberté subjective est comme le vouloir rationnel universel auprès de et pour lui-même. »7 Selon Hegel, Rousseau a eu le mérite de placer la volonté, c’est-à-dire la pensée comme principe de l’Etat, mais il ne saisit cette volonté que comme volonté individuelle et la volonté générale comme volonté commune, c’est-à-dire comme résultat des volontés individuelles conscientes. Ce faisant, la philosophie politique de Rousseau conduit à la construction d’un système d’abstractions sans Idée, un « système rationnel imaginé » qui a engendré « les événements les plus horribles et les plus cruels »8. Echapper à ce système d’abstractions, c’est poser que la volonté subjective individuelle ne peut s’accomplir qu’en tant qu’elle est identique à la volonté universelle. L’individu est bon dit Rousseau et c’est parce qu’il a reçu de Dieu cette bonté (cet instinct divin) que l’Etat peut être fondé sur la volonté commune. Mais pour Hegel, ce qui est bon « est assurément l’universel de la volonté, déterminé auprès de lui-même »9.
Donc pour chaque individu conscient, son effectivité, son activité consistant à « être pour lui-même », à prendre soin de lui-même, sont déterminées par le tout présupposé. Donc la volonté générale ne s’impose pas de l’extérieur à l’individu, elle est sa propre volonté d’atteindre l’universel parce que sa liberté ne peut pas être chose qu’une reconnaissance des autres et être reconnu par les autres comme sujet libre.
Cette identité de la vie éthique substantielle et de la liberté de la conscience de soi est développée dans les lignes qui suivent: « C’est seulement dans le principe de l’esprit en soi absolument libre, et ayant son effectivité dans l’activité de sa libération, qu’est présente l’absolue possibilité et nécessité que la puissance étatique, la religion et les principes de la philosophie coïncident, que s’accomplisse la réconciliation de l’effectivité en général avec l’esprit, de l’Etat avec la conscience morale religieuse, et, de même, avec le savoir philosophique. » Autrement dit la vie éthique est donc bien l’unité objectif du vouloir individuel et de l’universalité que veut chaque individu libre.
Nous pouvons remarquer que l’opposition, qui a parfois été faite entre un Hegel de la « Phénoménologie de l’Esprit » dont la philosophie serait axée sur le développement de la subjectivité et un Hegel « de la maturité », dogmatique » et « étatiste », ne trouve aucun fondement. Le système hégélien, qui s’accomplit dans la philosophie de l’esprit à travers l’Etat, la religion et la Philosophie, a pour principe cet esprit en soi absolument libre qui est le point de départ de la « Phénoménologie de l’Esprit ». Or cette idée, c’est au christianisme que le monde la doit: « Le monde a reçu cette idée du christianisme, pour lequel l’individu comme tel a une valeur infinie étant donné qu’il est l’objet et le but de l’amour de Dieu, destiné à avoir son rapport absolu avec Dieu en tant qu’esprit, à ce que cet esprit inhabite en lui, ce qui veut dire que l’homme est destiné auprès de lui-même à la suprême liberté »10.

III.

La religion n’est donc pas quelque chose qui s’impose à l’individu de manière extérieure; dans le christianisme, c’est l’homme qui se révèle à lui-même sa propre liberté. Cette révélation, qui n’est que conscience de l’Absolu sur le mode du sentiment devient dans la philosophie savoir rationnel et dans l’Etat vouloir universel effectif. La religion et l’Etat sont donc les formes dans lesquelles existe le principe; donc elles « contiennent en leur sein la vérité absolue ». Or la vérité absolue en tant qu’elle est philosophie n’est elle-même que l’une des ses formes. La pensée de Hegel paraît ici assez complexe. Néanmoins la compréhension de ce passage mérite qu’on s’y arrête. La vérité absolue est contenu pour la religion, l’Etat et la philosophie. Mais en même temps elle n’existe qu’à travers ces formes. En tant qu’elle est philosophie, la vérité absolue est aussi une forme ... de la vérité absolue. Elle est forme de la forme. Hegel refuse l’opposition que fait l’entendement entre forme et contenu. La philosophie n’est pas une forme qui a pour contenu la vérité absolue. Bien au contraire, c’est le contenu qui apparaît comme « forme de la forme ». Or cette manière d’exposer les rapports entre philosophie, Etat et religion exclut justement tout dogmatisme. La vérité absolue n’est pas; elle est engendrement de formes, dialectique de l’esprit. L’Etat n’est donc pas plus subordonné hiérarchiquement à la philosophie qu’à la religion. L’unité de principe entre l’Etat, la religion et la philosophie exclut donc tout aussi bien les « philosophes-rois » de Platon que l’intervention de la religion dans les affaires de l’Etat. Comme le note Eric Weil11, « puisque le christianisme est fait de liberté et de vérité, un Etat qui ne serait pas chrétien dans ses fondements ne serait pas un Etat de liberté. Mais aussi pourquoi la religion n’a rien à voir avec l’Etat. » En effet pour Hegel, il est tout à fois impossible de séparer arbitrairement ce qui est temporel et ce qui est spirituel et d’admettre l’arbitraire du spirituel à l’égard du temporel. Loin que la religion apparaisse comme pouvoir transcendant s’imposant à l’Etat, pour Hegel, « L’esprit divin pénètre nécessairement de façon immanente, ce qui est du monde; ainsi la sagesse y est concrète et c’est auprès de lui-même que se détermine sa justification. »12
Puisque la vérité absolue est le contenu de la religion, en tant que religion « elle aussi dans le développement d’elle-même, développe les différences contenues dans l’Idée [...] » Hegel nous renvoie pour l’explicitation de ces différences aux §566 et sq.. Quant à la forme, l’esprit absolu apparaît d’abord comme représentation et dans cette opération séparatrice la forme se scinde du contenu.
C’est de cette scission que naît la corruption de l’existence de la religion « en existence sensible » et par là en « oppression de la liberté de l’esprit et en renversement de la vie politique ». Hegel reprend ici sous une forme raccourcie ce qu’il a développé quelques pages auparavant dans le même §552. La corruption de l’existence de la religion a un nom: c’est le catholicisme. Car si dans la religion chrétienne en général, Dieu est su en esprit et en vérité, « dans la religion catholique, cet esprit est dans son effectivité rigoureusement contraire à l’esprit conscient de lui-même »13. Hegel montre comment les rites mêmes de cette religion (l’hostie par exemple) posent Dieu comme chose extérieure présentée à l’adoration. La conclusion est sans appel: « tout cela tient l’esprit captif d’un être-hors-de-soi en vertu duquel le concept de cet esprit est au plus profond de lui-même méconnu et subverti et droit, justice, bonnes-moeurs et conscience-morale, responsabilité et devoir sont gâtés dans leur racine. »14 C’est pourquoi Hegel dénonce dans la religion catholique un principe de non-liberté et montre que c’est tout logiquement que cette religion est si hautement prisée comme garant des institutions fondées sur la non-liberté, l’injustice, la corruption des moeurs et la barbarie. Nous avons affaire à une attaque donc très violente qui n’a rien à envier aux pamphlets anticléricaux des Lumières (« Ecrasons l’infâme! ») et qui permet de saisir ce que Hegel entend quand il fonde l’Etat sur la véritable religion. L’Etat hégélien est chrétien en ce qu’il se fonde sur une éthique qui est le « noyau » rationnel du christianisme, mais il n’a rien à voir avec un Etat clérical ou avec une « monarchie de droit divin » et dans les dernières années de sa vie Hegel se montrera particulièrement inquiet des progrès du cléricalisme mettant en danger l’Etat.
A la corruption de la religion, Hegel refuse cependant de donner la solution apportée par la Révolution Française, de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Ce fut dit-il « l’énorme erreur de nos temps », ou encore une « folie des Temps modernes » que de vouloir considérer éthique et religion comme séparables ou comme indifférents l’un à l’autre. C’est « une représentation insensée que de vouloir réserver à chacune un domaine séparé en s’imaginant que leur diversité se comporterait paisiblement dans le rapport de l’une à l’autre et n’éclaterait pas en contradiction et en bataille. »15 Cette « représentation insensée », ce fut celle de la Révolution Française qui voulut changer un système de moeurs corrompues, la constitution et la législation correspondant à ce système sans une Réforme religieuse. La Révolution voulut construire un nouveau système, abstraitement rationnel, à partir d’une table rase. A cette méthode, qui conduit aux événements les plus horribles et les plus cruels, Hegel oppose le développement interne, dialectique du principe. En effet « le principe contient l’élasticité infinie de la forme absolue, consistant à vaincre cette corruption de ses déterminations-de-forme et, à travers elles, du contenu, et à opérer la réconciliation de l’esprit dans lui-même. » 
Le catholicisme en posant l’adoration de Dieu comme quelque chose d’extérieur rompt l’unité de la conscience morale religieuse et de la conscience morale éthique. La Réforme est négation du catholicisme en ce qu’elle revient au principe du christianisme, principe qui était contenu mais non explicité. Or en explicitant ce principe la conscience morale protestante réunifie ce que la religion catholique avait séparé et par là elle est « l’esprit libre qui se sait en sa rationalité et vérité. » Ce que le christianisme originel avait posé, le protestantisme le réalise. Mais le protestantisme est né lui-même sur le terreau du catholicisme; c’est dans la lutte contre la corruption même du catholicisme que le protestantisme luthérien s’est construit, en retournant contre ses adversaires leurs propres principes.
A partir de là, les rapports qui doivent exister entre la religion et l’Etat sont éclairés sans ambiguïté. La Constitution et la législation ne sont pas fondées sur la religion, mais sur la vérité de la religion, « vérité érigée en principe originaire de la vie éthique » et elles ont pour contenu le développement de la vie éthique. Hegel ne demande pas un Etat religieux, ni une religion d’Etat, mais une « spiritualité religieuse de l’Etat » qui est le complément de sa vie éthique.

IV.

Au terme de cette lecture nous pouvons dégager quelques traits essentiels.
D’abord, la richesse de la méthode hégélienne opposée aux procédés traditionnels de l’entendement. Le sujet du texte peut donner facilement prise à toutes les oppositions insolubles dans lesquelles s’enferme habituellement une pensée qui ne considère son objet que comme un ensemble de déterminations extérieures l’une à l’autre. Hegel au contraire part du mouvement de la chose elle-même, de la dialectique complexe qui se noue entre l’Etat, le religion et la philosophie. De Platon à la conscience morale protestante, c’est le mouvement d’ensemble qui est restitué. Or ce mouvement implique qu’aucune forme n’a la prééminence absolue sur les autres; d’où le refus d’une subordination de l’Etat à la religion ou à la philosophie. Dans sa propre sphère, l’Etat réalise la vie éthique et il est lui-même sa propre détermination. En posant l’identité quant au contenu (la vérité absolue) de l’Etat, de la religion et de la philosophie, Hegel institue le principe de leur autonomie et de leur souveraineté dans leur sphère propre. Mais en même temps, chaque sphère est relativisée. L’Etat n’est pas tout; il n’est qu’un moment; il réalise l’esprit objectif; il est donc pensée mais sa vérité absolue est dans la philosophie.
Ensuite, Hegel dans ce texte donne une solution à un problème de son époque et de la nôtre. Rousseau avait bien vu que le principe de la volonté générale ne peut être garanti que par un fondement moral inébranlable et il supposait ce fondement dans une religion civique. Mais cette religion civique apparaît comme une construction artificielle: le culte de la Raison dans les derniers mois de l’épisode robespierriste l’incarna de manière à la fois dérisoire et tragique. Montesquieu, lui aussi, en faisant de la vertu le principe de la démocratie, suppose que la vertu est appuyée sur la religion. Mais l’un comme l’autre, en posant moralité, éthique, religion, Etat, comme des déterminations extérieures en viennent à prôner sous une forme ou sous une autre une religion d’Etat obligatoire et donc à limiter la liberté de conscience. Hegel, au contraire, en unifiant en un principe la conscience morale éthique et la conscience morale religieuse n’a plus besoin d’une religion d’Etat puisque l’Etat possède maintenant une spiritualité religieuse. La liberté de conscience des individus est garantie précisément parce qu’il ne peut y avoir d’opposition entre la moralité et l’éthique telle qu’elle se réalise dans l’Etat. Il peut y avoir contradiction seulement si l’Etat est corrompu, s’il est privé de cette spiritualité religieuse. Mais si contradiction effective il y a, elle ne peut pas être résolue par des constructions abstraites. Hegel nous met en garde comme toute illusion dans ce domaine; la solution ne peut venir que d’un mouvement interne, qu’en retournant au principe par delà sa corruption et le rendant conscient. La politique de Hegel n’est pas faite de dogmes mais de « l’élasticité infinie ».
Enfin, si on s’accorde avec Eric Weil pour penser que Hegel est non un apologiste de l’Etat mais l’analyste de ce qui est sous yeux, il nous faut reconnaître que les problèmes exposés dans ce texte par Hegel sont au coeur de notre modernité. Il peut paraître paradoxal d’affirmer que ce texte de Hegel peut constituer un fondement pour l’idée de laïcité telle que l’a inventée la République française. La séparation de l’Eglise et de l’Etat, le refus de l’intervention de l’Eglise dans les affaires de l’Etat sont des principes qui découlent de la position hégélienne, ainsi que Eric Weil l’a montré. En même temps, cette séparation n’est effective que pour autant que l’essence de l’Etat reste la loi, non la loi du plus fort, non la loi même d’une majorité de circonstance, mais « la loi de la raison dans laquelle tout homme peut reconnaître sa volonté raisonnable »16. Mais cette loi raisonnable n’est pas autre chose selon Hegel que le contenu rationnel de la religion chrétienne. La « leçon de morale » de l’école républicaine d’antan n’était pas différente quant à son fond de la leçon de morale tirée de la religion chrétienne, du moins tant que la religion n’est pas transformée en adoration. Mais dans cette leçon de morale était développée non à partir du sentiment - de la piété ou de la crainte - mais comme expression la plus haute de la liberté et de la volonté, comme préparation à la formation de citoyens libres. L’Etat comme éducateur du citoyen, ce fut bien l’idéal de la République laïque. Dans un autre ordre d’idées, nous pourrions aussi évoquer ici Georges Sorel. Réfléchissant sur ce qu’il considérait comme une corruption de l’essence du mouvement ouvrier à la fin du 19e siècle, Sorel, qui poursuivait un intense dialogue avec le grand hégélien italien Croce, fut amené à poser la question de la spiritualité religieuse comme moyen de l’éducation morale du syndicalisme.
Si nous considérons la véritable crise d’identité qui frappe aujourd’hui la démocratie - alors qu’elle semble triompher - il semble bien que c’est du côté de la vie éthique qu’il faille se tourner, non pour reconstruire une religion transcendante fondement de la rénovation de l’Etat comme le proposent les fondamentalistes de par le monde, mais, en restaurant une éthique et une vie éthique de l’Etat, pour revenir au principe qui fonde l’Etat dans le vouloir rationnel de la subjectivité qui ne peut être qu’un vouloir universel.

Notes

1HEGEL: Encyclopédie des Sciences philosophiques en abrégé - traduction Maurice de Gandillac - Edition NRF-Gallimard - pp.441/442

2op.cit. page 452

3op.cit. page 470

4ibid.

5 Bernard Bourgeois : "La pensée politique de Hegel" - PUF page 108

6 Hegel : Encyclopédie des Sciences philosophiques op.cit. page 441/442

7 op.cit. page 442

8Hegel: Principes de la philosophie du droit - Traduction A. Kaan - NRF Gallimard Idées - §258 - p.271

9 Hegel: Encyclopédie des sciences philosophiques - § 508 op.cit. p.439

10 op.cit. page 427

11 Eric Weil: Hegel et l'Etat (Librairie Jean Vrin - 1974) page 48

12 Hegel: Encyclopédie des sciences philosophiques - op.cit. page 474

13 op.cit. page 472

14 op.cit. pp. 472/473

15 op.cit. page 474

16 Eric Weil op. cit. page 52

dimanche 25 avril 1999

Sphères de la Justice; une défense du pluralisme et de l'égalité Michael Walzer - Seuil, "La couleur des idées" - 1997 - traduit de l'américain par Pascal Engel

M. Walzer reprend à nouveaux frais le débat sur la justice distributive en écartant aussi bien la conception aristotélicienne traditionnelle que la conception contractualiste de John Rawls (distribution des positions sociales à partir de la position du voile d'ignorance). Pour Walzer, la justice, c'est tout simplement l'égalité, mais il réfute immédiatement l'égalité simple qui conduit presque immanquablement à la tyrannie (l'égalité est un idéal mûr pour la trahison dit Walzer). A la place de cette égalité simple et universelle (en gros celle de feu le socialisme bureaucratique à la sauce stalinienne, d'un côté, celle du néolibéralisme de l'autre), Walzer propose de différencier les sphères de la vie où s'applique le principe égalitaire et de construire une théorie de l'égalité complexe. Il s'agit, en particulier, de déterminer dans quelle sphère le libre échange est un principe de répartition légitime. Mais il s'agit aussi de montrer comment l'irruption du marché dans les autres sphères de la vie sociale conduit à la destruction de l'égalité et à l'oppression. Il est impossible de résumer ici l'ensemble des questions abordées. Signalons quelques développements qui méritent tout particulièrement l'attention.
Michael Walzer

jeudi 25 mars 1999

Searle et la construction du social Gallimard NRF - Collection "Essais"

Je signale le livre de John R. Searle, La construction de la réalité sociale (Gallimard, 1998). Searle est un "matérialiste" même si le mot n'est jamais prononcé parce que peut-être trop connoté pour un auteur étatsunien. Il affirme que nous vivons dans un monde et un seul dont "les caractéristiques les plus fondamentales sont celles que décrivent la physique, la chimie et les autres sciences de la nature". Cependant il a toujours refusé les diverses formes de réductionnisme physicaliste en philosophie de l'esprit; en particulier dans la polémique contre les Churchland sur l'IA - voir son fameux argument de la chambre chinoisequi est une expérience de pensée conçue comme une réfutation directe du "test de Turing". Comme Dreyfus et d'autres, et contre Dennett, Millikan, Minsky, etc., Searle maintient que les machines ne peuvent pas penser au sens où les hommes pensent car les programmes d'ordinateurs n'ont qu'une syntaxe et pas de sémantique et par conséquent l'intentionnalité qu'ils semblent manifester n'est qu'une intentionnalité dérivée et non une intentionnalité intrinsèque comme celle des esprits humains. Les travaux de Searle portent aussi sur la théorie des actes de langage où Searle prolonge Austin. Dans son dernier livre, Searle tente d'appliquer ses propres théories concernant l'intentionnalité et les actes de langage à la construction des faits sociaux. Le postulat de base de base est que les faits sociaux se distinguent radicalement des faits bruts (genre "le chat est couché sur le tapis" ou "le mont Everest est couvert de neige et de glace") en ce qu'ils sont tous intentionnels et comportent nécessairement une composante linguistique. Enfin à la différence des "individualistes méthodologiques" purs et durs, Searle affirme qu'il y a une intentionnalité collective (les individus peuvent vouloir dire quelque chose comme "nous" et pas seulement "je pense que tu penses que..." Tout cela est fort intéressant. Et à lire pour qui s'intéresse à l'ontologie du social. Mais si j'écris, ce n'est pas pour inciter à augmenter les droits d'auteur de ce professeur éminent. C'est parce que c'est un livre à bien des égards révélateur de l'insularité de la philosophie anglo-saxonne.

La thèse centrale de Searle ne fait que dire avec les mots et le mode de discussion de la philosophie analytique et les acquis de la logique ce qu'on peut déjà trouver chez Dilthey et nous avons une nouvelle version de la théorie des deux sciences. Ce n'est pas inintéressant mais Searle ne semble pas même soupçonner que des bons vieux continentaux l'ont précédé d'une bonne centaine d'années (au moins).
Searle est une réaliste convaincu et je crois qu'il a raison sur ce point. Mais sa défense du "réalisme externe" a des aspects kantiens qu'il soupçonne lui-même par moment puisqu'il dit que le réalisme est la présupposition de toute discussion ontologique sérieuse et y compris des discussions sur le réalisme et appelle cela un argument transcendantal en faveur du réalisme. Mais chose curieuse, il accuse l'idéalisme transcendantal de Kant d'être une version de l'idéalisme de Berkeley! C'est tout bonnement hallucinant. Dans mon modeste commentaire sur les "Prolégomènes", j'insiste particulièrement sur cette question. Je traite aussi de cette affaire dans ma recension du livre de Popper.
Searle parle du "scepticisme cartésien". On peut ignorer l'histoire de la philosophie occidentale, mais à ce point c'est grave. Tout étudiant en philosophie sait précisément que Descartes n'est pas un sceptique mais que le cartésianisme peut se comprendre comme une réponse au scepticisme de Montaigne (c'est explicite dans de nombreux textes de Descartes. Quand Montaigne dit "Que sais-je?", Descartes lui répond "ego sum" et tout le reste s'en suit.
Jacques Bouveresse a sans doute raison de préférer Searle à Derrida. Mais il faudrait que nos amis américains fassent aussi un petit effort de culture.

lundi 15 juin 1998

Le salaire de l'idéal

Le salaire de l'idéal par Jean-Claude Milner: (Seuil, 1997)
Ce livre ressortit au genre de l'essai rapide où une idée plus ou moins paradoxale devient la clé unique qui permet de rendre compte de l'ensemble des phénomènes sociaux. Ce qui est particulièrement agaçant. Un gros article est délayé jusqu'à atteindre la taille d'un livre, afin d'entrer dans le cadre de la politique éditoriale du vite fait, vite vendu, vite lu et vite oublié. Dommage, parce ce qui y est dit aurait mérité de plus amples développements et une discussion sérieuse.
Commençons par ce qui ne va pas.
Ainsi la théorie de Milner du " sursalaire " comme fondement de la bourgeoisie salariée, sans être dénuée de toute pertinence, est mise à toutes les sauces et doit résumer l'histoire du mode de production capitaliste au cours de notre siècle. L'idée de la dissociation du titre de propriété et de l'appropriation de la plus-value capitaliste n'est pas nouvelle. La croissance d'une classe salariée " capitaliste " exerçant la direction du procès de production en lieu et place des possesseurs de capital est une question discutée depuis les années 30. C'est le développement d'un phénomène dont on trouve les premières analyses chez Marx lui-même : les fonctionnaires du capital font le " travail " du capitaliste au fur et à mesure que se développent les sociétés par action. C'est, pour Marx, une des manifestations de ce que le processus même de développement du mode de production capitaliste se heurte en permanence à l'obstacle que dressent les rapports sociaux capitalistes eux-mêmes (ce que dit, à sa façon, Milner quand il dit que le capital peut devenir le fossoyeur de la bourgeoisie).
Le rôle des managers, remplaçants des capitalistes classiques, dans le capitalisme des monopoles est également au centre de la stratégie léniniste de construction du socialisme. Les courants " planistes ", les " néos " au sein de la vieille SFIO, pour la gauche, les technocrates du groupe " X-Crise " de l'autre côté, y voient aussi la marque d'une transformation fondamentale du mode de production capitaliste. On retrouve, du côté des dissidents du trotskisme, des analyses de ce genre, chez Bruno Rizzi (La bureaucratisation du monde, 1938) et James Burnham (Managerial Revolution). Après guerre les mêmes thèmes seront débattus et ressassés aussi bien dans la social-démocratie que chez les keynésiens comme Galbraith. Il est bien dommage que Milner ne fasse référence à aucune de ces recherches et présente sa découverte des nouvelles classes moyennes en s'appuyant uniquement sur la littérature romanesque. L'incroyable nonchalance théorique dont il fait preuve l'amène à employer le terme de bourgeoisie salariée avec une extension telle qu'on ne voit plus bien qui est en dehors de cette classe, les SDF et les clochards mis à part. Milner en arrive même à qualifier la grève de novembre-décembre 1995 de grève de la bourgeoisie salariée (évidement les chauffeurs de bus et les contrôleurs de la SNCF font partie de bourgeoisie à sursalaire !)
Sur le même thème, mais avec de la rigueur théorique, on aurait plus intérêt à lire les recherches de Dumesnil et Lévy, appuyées en particulier sur l'exemple américain. Ces deux auteurs tentent de définir le " cadrisme " comme mode particulier de régulation du capitalisme (voir La dynamique du capital, PUF, collection Actuel Marx, 1996). Mais Dumesnil et Lévy doivent constater que ce rôle de la " bourgeoisie salariée " est justement en train de se terminer avec le retour au premier plan du possesseur de capital, du détenteur de titres boursiers, qui réclame la direction effective des entreprises (le problème de la " corporate governance ") contre le manager. Il est à remarquer d'ailleurs que le " sursalaire " dont parle Milner est de plus en plus versé directement sous formes d'actions (fonds de placement des entreprises, stock options, etc.) et que le mot d'ordre des années 60, " tous salariés " est remplacé par celui de " tous capitalistes ".
Il est reste quelques points sur lesquels Milner est beaucoup plus convaincant. C'est, d'abord, quand il analyse le compromis historique entre la bourgeoisie française et les fractions avancées du prolétariat autour de la république (ce qu'il appelle " le Palais National "). Sans se perdre en considérations nostalgiques sur le passé, il montre bien que ce compromis était la base de la liberté de la culture et du fonctionnement même de l'Université. La dissolution de ce pacte avec la 5e République et ses prolongements actuels mettent directement en cause la culture (ses analyses sur l'opposition entre l'État cultivé et l'État culturel sont souvent très justes) et conduisent à la dictature des nouvelles élites incultes. Avec toutes les conséquences directes concernant l'école et l'université.
Les dernières pages sur l'Europe et le sauve qui peut généralisé qui la menace, la concurrence des Églises chrétienne-mercantile (Delors) et socialiste-mercantile (Cresson) sont d'une vigueur assez roborative. Comme le sont les analyses qui montrent que la gauche est devenue " le parti du sursalaire ".
Mais tout cela reste dans une confusion conceptuelle assez stupéfiante. Bien qu'il critique ceux qui pleurent et crient aujourd'hui sur " L'horreur économique ", Milner ne met guère plus de sérieux et de rigueur dans son essai que ne le fit il y a quelques temps Viviane Forrester.

dimanche 1 février 1998

Le Manifeste du Parti Communiste a 150 ans.

Commémorations et enterrements.
" Un spectre hante l'Europe : c'est le spectre du communisme. " Ainsi commençait un petit texte publié pour la première fois en février 1848, " Le Manifeste du Parti Communiste ". Commandé par la Ligue des Communistes en fin novembre 1847, ce texte était appelé à devenir un " best seller " mondial, concurrent direct de la Bible. Cent cinquante ans après, on a célébré en grand appareil les funérailles du communisme, et comme pour toutes les funérailles sous nos latitudes, le noir sied mieux que le rouge. Ainsi, sous l'égide de l'historien (sic !) Stéphane Courtois, il ne reste plus du communisme qu'un énorme " livre noir ", lancé à sons de trompettes sur toutes les ondes et tous les fenestrons.
Cédant nous aussi à la superstition des chiffres ronds, faut-il apporter notre pierre aux quelques (rares) cérémonies commémoratives dédiée au cher disparu ? Ou faut-il laisser les morts enterrer leurs morts ? Disons-le tout net : les 150 ans ne sont qu'un prétexte pour réaffirmer que le Manifeste reste pour nous un acte vivant et non un témoignage émouvant d'un passé à jamais révolu. Mais comme nous ne sommes pas des " talmudistes ", nous savons que la seule manière de faire vivre une tradition, c'est de la critiquer, la retravailler, la réinterpréter. Les vieux outils peuvent rendre encore de bons et loyaux services à condition de les dérouiller et de les aiguiser convenablement. Retrouver ainsi la pensée vivante de Marx, débarrassée des scories accumulées par les décennies de luttes, de trahisons et de tragédies : c'est pour cette tâche qu'il faut recommencer par le commencement, c'est-à-dire par le Manifeste, glorieux acte inaugural, défi héroïque lancé à la face du vieux monde, dont toute l'actualité montre qu'il est urgent de le renouveler.
Texte et contexte
Incontestablement, le Manifeste est un texte daté. Daté dès l'introduction par ce rappel des décisions de la Ligue des Communistes ; daté par des affirmations comme celles-ci : " Le communisme est reconnu dès maintenant, et par tous les gouvernements européens, comme une puissance. " Daté par la critique des diverses formes de socialisme dont ne survivent que quelques idées éparses et quelques représentants égarés. Daté aussi dans l'itinéraire intellectuel de Marx : Marx, en effet, n'est pas encore en possession de sa théorie. Le Manifeste, sur ce plan, est plus un programme de travail qu'un condensé d'une théorie qui n'aurait plus qu'à être développée. La théorie des classes et celle de l'État n'y sont qu'esquissées. Si le problème de l'exploitation est posé, à cette époque Marx n'a pas encore élucidé le " mystère " de la plus-value. Beaucoup d'affirmations seront rectifiées ou abandonnées par la suite. Marx et Engels, du reste, le disent explicitement. Lors de la nouvelle publication allemande de 1872, ils définissent le Manifeste comme une " document historique " qu'ils ne se reconnaissent plus le droit de modifier, bien que nombreuses remarques se trouvent " vieillies ". Ce sont seulement les " principes généraux ", " dans leurs grandes lignes " qui gardent toute leur validité.
La difficulté tient justement à séparer clairement ce qui dépend du contexte, ce qui n'est qu'une élaboration inachevée et ces principes généraux qui gardent toute leur validité. Difficulté aggravée 1° par l'utilisation faite par les marxistes de l'œuvre de Marx ; et 2° par l'incertitude concernant la nature de certaine des propositions du Manifeste qui peuvent parfaitement êtres acceptés en tant que formules algébriques générales mais doivent se remplir d'un contenu concret pour que leur seul en soit déterminé.
Bourgeois et prolétaires
Philosophie de l'histoire
" L'histoire de toute société jusqu'à nos jours, c'est l'histoire de la lutte des classes ". La première partie du Manifeste commence par cette affirmation qu'on doit immédiatement nuancer. Cela suppose en effet que soit rejetées hors de l'histoire les formes de " communisme primitif " et plus généralement les " sociétés sans classes " dont nous savons aujourd'hui qu'elles ne sont pas pour autant des sociétés sans histoire. Du reste, Marx et Engels le savent bien, qui ont déjà abordé ce problème du " communisme primitif " dans L'Idéologie allemande et sur lequel ils reviendront à de nombreuses reprises, aussi bien sous une forme détournée quand Marx s'attaque à la question russe à partir de sa correspondance avec Vera Zassoulitch, que directement, quand Engels reprend les travaux de Lewis Morgan dans L'origine de la famille, de la propriété et de l'État.
En second lieu, si la lutte des classes domine bien l'histoire des sociétés où se développe le mode de production capitaliste, il n'est pas certain que cette formule ait la même portée quand il s'agit de comprendre les sociétés antérieures. L'opposition millénaire des opprimés et des oppresseurs, de ceux d'en haut et de ceux d'en bas, ne recoupe pas nécessairement des oppositions de classes au sens précis du terme, si on définit les classes comme ce qui est constitué à partir des rapports de production. Ainsi l'opposition de la bourgeoisie à la noblesse n'est qu'une opposition relative, fortement tempérée par la possibilité ouverte à la bourgeoisie de s'intégrer à la noblesse et par le relais que les intérêts des grands bourgeois trouveront assez rapidement dans la monarchie, pas seulement dans la monarchie à l'agonie du XVIIIe siècle, mais dans la monarchie montante (voir Louis XI comme exemple emblématique de cette situation). L'opposition entre les paysans et les féodaux n'est à proprement parler une opposition de classe, au sens restreint, puisque le rapport du paysan à son seigneur n'est pas fondamentalement un rapport économique mais un rapport politique dont l'extorsion par le seigneur du surproduit social n'est qu'une conséquence. Très vite, on trouvera des paysans bien plus riches que certains chevaliers en haillons. Là encore, tant la littérature que les travaux des historiens (Duby par exemple) pourraient sérieusement enrichir nos connaissances et rendre plus complexe notre approche de l'histoire qui ne se laisse pas réduire à un schéma désincarné. Il faudrait également parler des sociétés situées en dehors de l'espace européen : quid du système des castes ? du rôle du mandarinat en Chine ?
Bref, la valeur de cette première phrase du Manifeste n'est pas de fournir une théorie ou une philosophie de l'histoire, valable en tous temps et en tout lieu, mais de soulever la question centrale dans les formations sociales dominées par la bourgeoisie moderne. C'est seulement en ce sens, plus restreint, que nous ne sommes pas sortis du contexte du Manifeste.
La révolution bourgeoise
Le Manifeste a souvent été compris comme une véritable apologie du rôle révolutionnaire de la bourgeoisie par opposition au caractère réactionnaire qu'elle prend dès qu'elle a accaparé tous les pouvoirs. On y trouvera même une description enthousiaste de ce qu'on appelle aujourd'hui la mondialisation. Or tout ce passage a souvent été mal interprété.
1. On a interprété la révolution bourgeoise comme une étape nécessaire du développement historique, que tous les pays devaient suivre pour arriver enfin au communisme. Ce " parcours du combattant " de l'histoire universelle (communisme primitif, esclavagisme, féodalisme, capitalisme et enfin communisme) s'apparente à tous les conceptions téléologiques (c'est-à-dire théologiques) de l'histoire. Or Marx devait rectifier sérieusement cette conception, toujours à propos de la question russe. Vera Zassoulitch s'adresse à Marx pour lui demander si " l'histoire, le socialisme scientifique, en un mot tout ce qu'il y a de plus indiscutable ", condamnent ou non la commune paysanne russe, ainsi que l'affirment les " marxistes " russes. Or la réponse de Marx se garde bien d'invoquer " l'histoire " ou le " socialisme scientifique ". Il y parle de la " fatalité historique " en mettant des guillemets et en soulignant que cette " fatalité " est restreinte à l'Europe occidentale. Dans le brouillon de sa réponse, il précise qu'il n'a aucun rapport avec les gens qui prêchent cette vision fataliste sous le nom de socialisme scientifique. Dans une autre voie, la théorie de la révolution permanente, que Trotsky élabore dès 1905, refuse, elle aussi, ce fatalisme historique qui suppose une étape bourgeoise obligatoire. Mais de même que les écrits de Marx qui contrevenaient à l'orthodoxie ont souvent été laissés sous le boisseau, de même la théorie de la révolution permanente fut-elle tenue en suspicion ou ouvertement combattue comme une hérésie.
2. " La structure économique capitaliste est sortie des entrailles de l'ordre économique féodal " maintient Marx. Or son raisonnement contredit cette phrase puisqu'il affirme que le mode de production capitaliste ne peut se développer que sur " la base de la séparation radicale du producteur d'avec les moyens de production ". Or ce qui caractérise le féodalisme c'est bien que le producteur n'est pas séparé des moyens de production mais leur est, au contraire, enchaîné. Il faut donc qu'une intervention brutale – et non organique – opère cette séparation contre les tendances fondamentales du féodalisme. C'est cette intervention brutale que Marx nomme accumulation primitive. Le caractère non organique de tout ce développement est souligné indirectement par Marx. En effet, rappelant que ce processus d'accumulation primitive qui se présente comme expropriation des producteurs constitue une histoire " écrite dans les annales de l'humanité en lettres de sang et de feu indélébiles ", Marx ajoute : " Mais les chevaliers d'industrie n'ont supplanté les chevaliers d'épée qu'en exploitant des événements qui n'étaient pas de leur propre fait. Ils sont arrivés par des moyens aussi vils que ceux dont se servit l'affranchi romain pour devenir le maître de son patron. " L'analogie de Marx avec la dislocation de l'empire romain et du mode de production sur lequel il reposait est révélatrice. Elle confirme qu'il ne s'agit pas d'un processus organique, mais d'une décomposition sociale combinée avec des événements catastrophiques – dans le cas de l'empire romain, les invasions – et donc d'un processus qui n'est pas purement économique, ni par conséquent prévisible selon des lois simples, mais au contraire de l'irruption de l'inattendu et de la capacité de certains groupes à exploiter cet inattendu. Bref, pas de fatalité historique d'une révolution bourgeoise dont la fonction ne serait que de préparer la révolution prolétarienne.
3. Le caractère progressiste de la révolution bourgeoise est lui-même sujet à caution. Dans le Capital, ce n'est pas le mode de production capitaliste en tant qu'il est en voie d'être historiquement dépassé qui est le plus violemment critiqué ; c'est au contraire le mode de production capitaliste naissant, l'accumulation primitive, qui suscite les plus grandes indignations chez Marx. Ainsi les longs déve-lop-pements sur l'extermination de la petite paysannerie libre anglaise (les " yeomen "). Mais ne s'agit pas seulement d'une sympathie avec des classes sociales appartenant à des temps révolus. Marx sera constamment fidèle à la défense de la cause irlandaise (alors que du point de vue des lois historiques telles que la vulgate les conçoit, l'Irlande représentait un état arriéré par rapport à l'Angleterre capitaliste.) Il en va de même à l'égard de la Pologne où l'on ne pouvait guère discerner l'esquisse d'un mouvement prolétarien moderne – en l'occurrence c'est l'héroïsme de la noblesse polonaise en lutte contre la domination de l'empire russe qui emporte la sympathie de Marx.
4. Enfin de nombreuses affirmations ne peuvent être prises que cum grano salis. Par exemple, parlant de l'œuvre de la bourgeoisie, le Manifeste affirme : " Aux relations familiales, elle a arraché leur voile de touchante sentimentalité ; elle les a réduites à un simple rapport d'argent. " cela ne signifie pas que la voie est désormais libre pour se débarrasser de la famille. Bien au contraire, dans leurs textes ultérieurs, Marx et surtout Engels envisageront dans le communisme la possibilité d'une famille " rénovée ", c'est-à-dire débarrassée de ces liens de l'argent qui la pervertissent dans la société de classe.
5. S'il est un progrès décisif, longuement analysé dans le Manifeste, c'est l'universalisation de l'existence sociale humaine dont la bourgeoisie produit les prémices, avec la constitution d'un marché mondial et de la division mondiale du travail. Mais cette universalisation effective n'est pas une fin en soi. Elle n'a d'importance que dans la mesure où elle est la condition du développement de l'individu. Marx laisse entendre que le développement du mode de production capitaliste en arrachant les individus à leurs déterminations sociales traditionnelles a posé dans les faits la possibilité (mais seulement la possibilité) de l'existence réelle de cet individu autonome qu'avait posé la philosophie classique, avec Rousseau ou avec Kant. Il arrive même que ces questions puissent trouver un écho dans la grande presse. Consacrant un papier aux 150 ans du Manifeste sous le titre " Le spectre hante à nouveau ", Mathias Greffath souligne l'importance de cette phrase du Manifeste dans laquelle le communisme est décrit comme une " association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous. " La pensée de Marx est pour l'auteur un " véritable individualisme " dont il fait remonter les sources à la dissertation de doctorat sur Démocrite et Epicure.
La structure des classes
Tout le Manifeste est pénétré de cette idée que le mode de production capitaliste implique la disparition des classes " moyennes " traditionnelles et conduit à la simplification de la structure de classe des sociétés modernes. Il est assez clair que le processus analysé par Marx a trouvé sa confirmation pour ce qui est de la disparition des classes moyennes traditionnelles (paysannerie, commerçants et artisans, etc.) et que la concentration et la centralisation du capital atteignent chaque jour, sous nos yeux, de nouveaux sommets. Pourtant cela ne se traduit pas mécaniquement, loin de là, par une homogénéisation croissante du prolétariat. Si on définit le prolétaire comme celui qui pour vivre ne dispose que de sa force de travail, le prolétariat est bien aujourd'hui la classe sociale majoritaire dans les sociétés capitalistes avancées. Mais c'est un prolétariat très différencié, dans lequel la classe ouvrière, stricto sensu, n'est plus nécessairement majoritaire. Il est d'ailleurs remarquable que les dernières grandes luttes en France ou aux États-Unis ont été le fait, non des ouvriers directement exploités, c'est-à-dire directement producteurs de plus-value, mais de couches d'employés qui ne sont exploités que dans la mesure où ils permettent à leur patron de s'accaparer une partie de la plus-value produite dans le secteur productif. Cette différenciation au sein du prolétariat est aussi une différenciation des conditions de vie, de la situation dans les rapports de production, et, par voie de conséquence, une différenciation dans l'appréhension des nécessités de la lutte des classes. La concentration du capital ne s'accompagne pas d'une concentration du prolétariat. Ce qui n'est pas une des moindres questions que nous ayons à résoudre.
Des perspectives visionnaires
Comme tous les grands esprits dont le regard porte loin, il est normal que Marx et Engels commettent un certain nombre d'erreurs dans le détail. Mais avant de passer à la deuxième partie, il est nécessaire de souligner avec quelle force le Manifeste expose certaines des tendances fondamentales du mode de production capitaliste. Ainsi ce passage : " De toute évidence, la bourgeoisie est incapable de demeurer la classe dirigeante et d'imposer à la société comme loi suprême, les conditions de vie de sa classe. Elle ne peut régner car elle ne peut plus assurer l'existence même de l'esclave à l'intérieur de son esclavage ; elle est forcée de le laisser déchoir si bas qu'elle doit le nourrir au lieu d'être nourrie par lui. La société ne peut plus vivre sous la bourgeoisie ; c'est-à-dire que l'existence de la bourgeoise et l'existence de la société sont devenues incompatibles. " Description d'une décadence irrémédiable dont la frénésie actuelle des classes dirigeantes d'un côté, le développement du chômage et de la décomposition sociale de l'autre, sont des manifestations évidentes. Ce qui se passe dans les " banlieues " et ailleurs rappelle cette " pègre prolétarienne, ces basses couches de la société qui se pétrifient sur place " et que " tout dans son existence dispose à se laisser acheter pour des menées réactionnaires. " Le Manifeste espérait que même cette couche pourrait se laisser emporter par le mouvement grâce à une révolution prolétarienne. C'était sûrement trop optimiste. Dans toutes les grandes phases de l'histoire, la " pègre prolétarienne " s'est bien laissé acheter par les " menées réactionnaires " et aujourd'hui encore, le contrôle d'une grande partie de la jeunesse la plus exploitée et la plus exclue par les dealers et les diverses formes de voyoucratie d'un côté, par les fanatiques islamistes de l'autre n'est guère encourageant.
Ainsi le Manifeste continue-t-il de nous parler de notre situation.
Prolétaires et communistes
Après l'analyse, il faut passer à la définition du programme. Question qui, elle-même, se divise en deux : la question du nom du mouvement (pourquoi " communisme " ?) et la question des mesures pratiques qui doivent être mises en œuvre dans le cadre de la victoire du mouvement prolétarien.
Le communisme. Communisme et socialisme
Le communisme comme désignation générale de certains mouvements révolutionnaires est déjà assez ancien au moment où le Manifeste est publié – on peut remonter à la " conjuration des Égaux " de Babeuf. Engels est déjà " communiste " alors que Marx se méfie des dogmes socialistes ou communistes. C'est sous l'influence de son ami Moses Hess qu'il se familiarise avec les doctrines de penseurs français comme Fourier, Leroux, Considérant et Proudhon. Mais il faudra attendre 1843-1844 pour que Marx s'oriente résolument vers le communisme, encore que dans les Manuscrits de 1844 ce communisme soit encore un essentiellement une désignation particulière d'un humanisme éthique, largement inspiré par Feuerbach et donc on pourrait montrer assez aisément les rapports avec le schéma chrétien de la rédemption, ce que les théologiens appellent la kénose. Dans le Manifeste, les choses sont claires : " Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne font qu'exprimer, en termes généraux, les conditions réelles d'une lutte de classes qui existe, d'un mouvement historique qui se déroule sous nos yeux. […] les communistes peuvent résumer par cette seule formule : abolition de la propriété privée. " La suite du texte précise ce dont il s'agit. Ce n'est pas la propriété en général qui est visée – ce qui serait absurde – et le livre I du Capital ira jusqu'à préciser que " l'expropriation des expropriateurs " doit rétablir " non la propriété privée du travailleur mais sa propriété individuelle, fondée sur les acquêts de l'ère capitaliste, sur la coopération et la possession commune de tous les moyens de production, y compris le sol. "
Si la définition du communisme, quoique très générale, est sans ambiguïté. Le terme " socialisme " dans le Manifeste est rejeté indirectement ; il renvoie seulement à la " littérature socialiste " que la troisième partie passe en revue pour en faire une critique expéditive. Le socialisme est soit une utopie (un projet de réformateur plus ou moins halluciné, sans rapport avec le mouvement réel) soit une tentative réactionnaire de revenir à un monde englouti. Dans la tradition postérieure à Marx, le mot " socialisme " a généralement désigné une phase intermédiaire entre la société capitaliste et le communisme. Mais Marx, s'il ne réfute pas le terme de " socialisme " (quand il s'agit de répondre aux économistes bourgeois) s'en tient généralement à la qualification de " première phase du communisme. " Il s'agit d'un genre de société communiste qui n'est " pas celle qui s'est développée sur ses bases propres, mais au contraire, celle qui vient d'émerger de la société capitaliste ; c'est donc une société qui, à tous égards, économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l'ancien ordre où elle a été engendrée. "
Mais, de la société communiste dans sa deuxième phase, Marx ne nous en dit pas grand-chose, lui qui ne faisait pas de cuisine dans les marmites de l'avenir, et pensait que l'humanité ne se pose que les problèmes qu'elle peut résoudre. Sauf si on est satisfait par des formules générales (de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins, abolition de la division entre travail manuel et travail intellectuel, fin de l'opposition entre la ville et la campagne, etc.) Or ces grandes formules sont à peu près vides. Chacun des successeurs de Marx a essayé de les remplir avec ses propres lubies sans que cela nous aide beaucoup. On a surtout gardé quelques souvenirs pas très agréables de leur application par la bureaucratie maoïste.
Il semble donc que le meilleur parti à prendre est de s'en tenir à la formulation du Manifeste : le communisme comme mouvement pratique qui abolit la propriété privée ou la propriété capitaliste. Il est vrai que ce beau mot de communisme (qui renvoie à commune, communauté, action commune, bien commun, etc.) a servi de couverture à tant d'ignominies qu'il n'est pas très facile à porter aujourd'hui. On peut en choisir un autre si on veut, puisqu'il faut parfois savoir changer la chemise sale. Mais " socialisme " ne vaut guère mieux : après tout, on a bien eu un " national-socialisme " ! Ce qui importe, en tout état de cause, c'est de garder vivante l'idée que la question centrale est bien celle des rapports de propriété et qu'aucune solution ne peut être trouvée à la crise de l'humanité sans mettre en cause la propriété capitaliste elle-même.
Les revendications transitoires
Curieusement, la liste des revendications transitoires qui figure à la fin de la deuxième partie n'est pas nécessairement ce qui est le plus daté dans le Manifeste. Du moins certaines de ces revendications restent des éléments indispensables de tout programme anticapitaliste sérieux.
" 1° Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de l'État. " Cette mesure n'est pas en elle-même une mesure " communiste " puisqu'elle pourrait très bien coexister avec une agriculture de fermiers capitalistes, mais elle permettrait d'envisager sérieusement une politique d'aménagement du territoire, en particulier pour l'installation de jeunes agriculteurs ou pour la gestion de la forêt. S'il y avait des écologistes sérieux, ce serait aussi une des premières revendications de leur programme.
" 2° Impôt sur le revenu fortement progressif. " Nous avons bien un impôt sur le revenu fortement progressif, au moins dans les pays de l'Europe continentale, mais il représente une part toujours plus faible des recettes fiscales, si bien qu'au total, l'impôt est dégressif ; en tenant compte de tous les impôts indirects (TVA, TIPP, TVA sur les taxes etc.), des impôts locaux, et des avantages fiscaux (immatriculez vos bateaux à la Martinique !), la part de ces prélèvements obligatoires diminue avec l'augmentation du revenu. La simple justice démocratique exigerait une baisse radicale de tous ces impôts indirects et l'augmentation en conséquence de l'IRPP.
" 3° Abolition du droit d'héritage. " Là encore ce n'est pas une mesure vraiment communiste. Un bon libéral devrait vouloir cette mesure qui permet de récompenser chacun selon ses propres aptitudes à la réussite et non seulement les aptitudes de son arrière-grand-père. La confiscation de l'héritage donnerait même à l'État les revenus nécessaires pour baisser, voire supprimer tous les autres impôts, conformément aux dogmes libéraux.
" 5° Centralisation du crédit entre les mains de l'État, au moyen d'une banque nationale à capital d'État et à monopole exclusif. " Cette mesure est indispensable non seulement pour redonner à la communauté les moyens de contrôler l'économie et mais surtout pour orienter les investissements, par exemple en procurant un crédit à bon marché pour les petits entrepreneurs ou pour les coopératives ouvrières. "
" 6° Centralisation entre les mains de l'État de tous les moyens de transport et de communication. " Cette mesure qui avait été réalisée presque entièrement dans de nombreux États européens est aujourd'hui démantelée un peu partout. Elle n'en garde pas moins sa validité.
On sera plus réservé – c'est le moins qu'on puisse dire – sur d'autres propositions comme le " travail obligatoire " avec " constitution d'armées industrielles ". Marx d'ailleurs n'en parlera plus et il faudra attendre le " communisme de guerre " pour voir ressurgir cette idée qui est une véritable aberration, vestige du socialisme utopique en contradiction absolue avec les éléments rationnels de l'analyse marxienne. Certaines propositions, qui ne sont pas forcément fausses en elles-mêmes, seront également regardées avec méfiance, comme celle qui demande une " éducation combinée avec la production matérielle ".
La question politique
Le point crucial dans le Manifeste et, à bien des égards, le plus étonnant, c'est qu'au fond, on n'y parle pas de politique. C'est-à-dire que la question de l'organisation commune n'est y abordée que dans des termes si généraux qu'ils montrent bien que la Ligue des Communistes ne se préparait nullement à la conquête du pouvoir et que Marx et Engels ne concevaient pas la révolution prolétarienne comme aussi imminente que les accents martiaux du Manifeste pourraient le laisser croire.
Dans les 10 revendications transitoires, aucune ne porte sur le pouvoir politique. Par exemple, rien sur la nécessité du renversement les monarchies et les empires. Singulière cécité quand on sait que ce texte est écrit juste avant les grands mouvements qui embraseront toute l'Europe en 1848. Même si on peut expliquer cette cécité par la nécessité pour Marx et Engels de rompre clairement le cordon entre le mouvement ouvrier et les divers mouvements démocratiques petits-bourgeois.
Rien non plus sur la question nationale ; ou plutôt ce qui y est, savoir que " le prolétariat au pouvoir fera disparaître [les particularités et contrastes nationaux des peuples] " est une bêtise assez manifeste, que Marx abandonnera assez vite, lui qui s'intéressera tant à la question nationale (irlandaise ou polonaise) et aux particularités et contrastes nationaux des peuples.
Mais aussi, et c'est plus sérieux, rien sur les formes d'exercice du pouvoir du prolétariat. On apprend simplement que " lorsque, dans le cours du développement, les antagonismes de classes auront disparu et que toute la production sera concentrée entre les mains des individus associés, le pouvoir public perdra son caractère politique. " C'est la formule du dépérissement de l'État qui est annoncée ici, à laquelle Lénine redonnera toute sa vigueur dans L'État et la Révolution. Cette formule dit aussi qu'entre Marx et les anarchistes, la divergence ne porte que sur les moyens et non sur la fin.
On devra pourtant admettre que cette question, loin de définir clairement une position marxiste sur la question de l'État, ainsi que les marxistes l'ont cru, est une des sources majeures de difficulté et d'obscurité dans la pensée de Marx.
D'une part, l'idée que le gouvernement puisse ne plus avoir de caractère politique vient en ligne directe de Saint-Simon dont l'État industriel devait remplacer le gouvernement des hommes par l'administration des choses. Idée dont on ne comprend pas pourquoi Marx n'en a pas perçu le caractère profondément idéologique puisqu'elle est exactement le prolongement de l'idéologie spontanée du capitaliste qui transforme les hommes en choses et qui ne voit dans sa propre puissance qu'une capacité d'administration technique. L'État capitaliste contemporain est l'exacte application du principe de Saint-Simon, puisque toute réflexion toute action politique y est soumise à ce que Habermas appelle la " rationalité instrumentale " .
Il faut clairement refuser cette idée d'un pouvoir public non politique qui n'est que la trace de la domination du socialisme utopique sur la pensée de Marx. Et ce d'autant plus que l'explication que Marx donne à cette formule la contredit : en disant que la société communiste repose sur les individus associés, Marx ne pouvait pas ignorer qu'il reprenait exactement la définition du Contrat Social chez Rousseau : le contrat c'est l'association des individus qui forment un " corps politique ". Autrement dit, le " dépérissement de l'État " chez Marx ne signifierait pas la fin de l'État politique mais la fin de l'État fondé sur la force, de l'État au service d'une partie de la société contre l'autre, qui devrait être remplacée par la seule puissance légitime, celle de la volonté générale des " individus associés ".
En corrigeant Marx dans ce sens, nous sommes donc invités à faire un peu de nettoyage dans la doctrine, mais c'est être fidèle à son esprit. Retravailler Marx au moyen de la philosophie politique contractualiste présente non seulement des avantages théoriques, mais aussi des conséquences pratiques importantes : c'est permettre que le prolétariat se constitue véritablement en parti politique et non simplement en groupe de pression économique. C'est aussi restaurer dans son importance la question de la loi et de l'ordre juridique du point de vue de la lutte des classes, et sur ce plan, tant l'action pratique de Marx dans les trade-unions que sa réflexion théorique dans Le Capital, à propos du droit du travail et de la limitation légale de la journée de travail, auraient dû depuis longtemps nous alerter et susciter notre méfiance à l'égard des formules simplistes du marxisme sur le " droit bourgeois ".
Conclusion
Cent cinquante ans après sa première parution, le Manifeste garde donc une valeur immense. Une valeur historique d'abord, parce qu'il formule théoriquement ce que cette année 1848 va exprimer pratiquement, à savoir la première irruption du prolétariat comme force politique indépendante sur la scène politique. La lecture du Manifeste devra donc se compléter de celle de ces deux grandes œuvres de la littérature politique que sont Les luttes de classes en France et Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte. Une valeur pratique aussi : parce qu'il reste un vibrant appel à la lutte et désigne très clairement l'obstacle à abattre qui se dresse toujours devant nous, menaçant d'engloutir la civilisation humaine.
Mais si on veut faire du Manifeste la théorie achevée, dont il ne resterait plus qu'à trouver la mise en œuvre concrète dans les conditions d'aujourd'hui, on fait visiblement fausse route et l'on remplace la pensée politique par une forme de pensée religieuse. On peut et l'on doit encore penser après Marx.
Denis Collin - Février 1998.


jeudi 15 janvier 1998

Karl Popper et la connaissance objective

Jacques Bouveresse s'interrogeant sur l'engouement suspect des intellectuels français pour Karl Popperécrivait ceci :
Si l'on se demande pourquoi Popper, après avoir été si longtemps et aussi systématiquement ignoré par la philosophie et l'épistémologie françaises contemporaines, bénéficie depuis quelques années d'un véritable succès de mode, il est à craindre que la réponse doive être cherchée non pas dans une conversion soudaine et inespérée à ce qu'il appelle le " réalisme critique ", mais plutôt par le fait que, après plusieurs décennies de dogmatisme philosophique et politique effréné, il donne aux milieux intellectuels français l'occasion de s'offrir à bon compte une cure de scepticisme indifférencié et radical, qui ne risque pas de mettre en danger les convictions foncièrement irrationalistes qui continuent à y régner.(1)
En peu de mots l'essentiel est dit. Ajoutons que des raisons proprement politiques, liées à la conjoncture, entraient et entrent toujours dans cette apologie du " popperisme " que nous proposent quelques philosophes et autres " intellectuels " de haut vol qui ignorent tout des questions fondamentales de l'épistémologie. La réfutation de la psychanalyse et du marxisme en tant que sciences (en raison de leur caractère infalsifiable) ainsi que la critique des ennemis de la " société ouverte " convenaient particulièrement bien aux staliniens et maoïstes repentis qui donnent le " la ". Mais ce n'était qu'un malentendu, un de ces quiproquos qui alimentent les polémiques journalistiques. La lecture de La connaissance objective(2) devrait permettre de dissiper ces malentendus. L'article de Lucio Colletti " Lenin e Popper " permettait déjà de voir clair, et de sortir des banalités convenues : en comparant les thèses défendues à Popper à celle du Lénine de Matérialisme et empiriocriticisme, Colletti ne se livre pas à une provocation gratuite. Il se place au coeur des questions philosophiques soulevées par Popper.
L'induction et la connaissance conjecturale
C'est la critique de l'induction qui constitue le centre de l'épistémologie de Popper. C'est elle qui constitue d'ailleurs la justification centrale du fameux " test de Popper " permettant de délimiter les théories scientifiques et les conceptions métaphysiques. Ce problème de l'induction que Popper pense avoir résolu, c'est encore ce qu'il appelle le problème de Hume.
Ce problème est exposé complètement dans le Treatase of Human Nature (I, III, sect. VI). Le problème sur lequel butte Hume est le suivant : puisque nos idées de cause et d'effet dérivent de l'habitude que nous avons que tel type d'événement soit suivi de tel autre type d'événement et que, par ailleurs, nous n'avons aucune raison absolument convaincante de croire que le futur sera pour l'essentiel semblable au passé, comment la science est-elle possible ? Cette interrogation fut, on le sait, celle qui réveilla Kant de son " sommeil dogmatique ". Le " scepticisme " de Hume prend là son fondement. Popper donne une réponse claire et assez convaincante, encore qu'elle ne soit pas aussi originale que l'auteur semble le croire : on peut trouver quelque chose qui s'en rapproche chez Kant et l'épistémologie de Bachelard donne elle aussi une réponse à cette question par sa critique systématique de l'empirisme. La réponse de Popper tient en deux thèses que je vais reformuler :
1. On ne doit pas confondre le problème psychologique de l'induction et le problème logique.
2. Il n'y a pas d'induction, logiquement parlant, mais une méthode qu'on peut résumer par hypothèse - test - correction qui ne laisse " survivre " que les hypothèses qui passent avec succès les tests.
La thèse (2) fonde une épistémologie " évolutionniste " sur laquelle on revient plus loin.
La question de savoir comment l'homme acquiert l'idée de cause ou l'idée de loi est une question qui concerne la psychologie cognitive. Mais la solution à cette question - si d'aventure nous la trouvions - ne nous dit rien de la validité logique de l'induction. De la même manière que le fait que nous avons appris à compter avec des bûchettes (pour les plus vieux d'entre nous !) ne nous dit rien de la nature des nombres. Mais on doit tout de même remarquer que cette distinction entre le niveau logique et le niveau psychologique dont Popper fait le point central de sa solution au " problème de Hume " - c'est elle qu'on retrouve plus loin dans la théorie des trois mondes que Popper reprend à Frege - cette distinction donc est déjà chez Kant. Il suffit de lire la Critique de la raison pure ou les Prolégomènes pour le savoir. La question de l'origine de l'expérience relève, dit Kant, de la " psychologie empirique " (qui est une science de la nature) alors que la question du contenu relève de la philosophie transcendantale. De même, la distinction entre le sujet psychologique et le sujet transcendantal constitue la distinction centrale de toute la philosophie critique, hors de laquelle il est absolument impossible de comprendre le sens de la pensée de Kant. Popper reconnaît sa dette envers Kant :
Du point de vue du réalisme du sens commun, une bonne partie de l'idée kantienne mériterait d'être retenue. Les lois de la nature sont notre invention, elles sont des produits de l'activité animale et humaine ; elles sont a priori du point de vue génétique, bien qu'elles ne soient pas a priori valides. Nous essayons de les imposer à la nature. Le plus souvent nous échouons et nous périssons avec nos conjectures erronées. Mais parfois nous nous approchons suffisamment près de la vérité pour survivre avec nos conjectures. Et, au niveau humain, une fois que nous disposons du langage descriptif et argumentatif, nous sommes en mesure de critiquer nos conjectures de manière systématique. C'est la méthode scientifique.(3)
Cependant Popper va plus loin que Kant. L'antériorité logique des " jugements synthétiques a priori " ne conduit pas nécessairement à une théorie des idées innées (le kantisme n'est pas un innéisme !) Mais Popper, lui, franchit le pas allégrement. C'est le côté matérialiste de sa philosophie, même s'il est bien probable que Sir Karl n'eût pas apprécié cette caractérisation de sa position. La connaissance scientifique émerge de l'ensemble du développement biologique de l'humanité et l'on peut appliquer le schéma darwinien de la sélection naturelle (la survie du plus apte) à l'histoire des théories scientifiques. Cet évolutionnisme épistémologique n'est pas sans poser de nombreuses questions, en particulier parce qu'il repose sur une interprétation biaisée de Darwin, l'interprétation de Spencer, mais on reviendra plus loin sur cette affaire.
Il reste que la thèse défendue par Popper est tout à fait raisonnable. La théorie classique de l'induction - j'aboutis à la généralité par l'accumulation de cas particuliers - est tout à fait inacceptable, y compris, d'ailleurs, sur le plan de la psychologie cognitive. La connaissance est d'abord action de l'esprit et on retiendra la pertinence de la critique popperienne de l'esprit-seau.(4)
Le problème du réalisme
Si la première question est une question de théorie de la connaissance ou d'épistémologie au sens propre, nous abordons maintenant un domaine qui est à la frontière entre l'épistémologie et la métaphysique. Avec constance, Popper défend une position réaliste stricte, c'est-à-dire une position qui affirme que notre connaissance vise l'existence d'une réalité extérieure à la conscience (ce qui ne veut pas dire que nous connaissions la chose en soi au sens kantien).
Hormis peut-être certains marxistes, la plupart des philosophes de profession semblent avoir perdu le contact avec la réalité.(5)
Les discussions sur l'existence du monde constituent pour Popper " le plus grand scandale de la philosophie ". Diderot, à propos de la philosophie de Berkeley, parlait de " honte pour l'esprit humain ". Popper ajoute que " Nier le réalisme, c'est ni plus ni moins de la mégalomanie (la maladie professionnelle la plus répandue chez les philosophes de métier). "
Cependant, il y a un problème sérieux : la Logique de la connaissance scientifique, le livre majeur de Popper n'accorde d'importance à une théorie que si celle-ci est " testable ", c'est-à-dire si de la théorie on peut construire une expérience qui permettrait le cas échéant d'invalider la théorie. Une théorie prémunie contre tout risque de " falsification " n'est pas une théorie scientifique. C'est avec cette conception que Popper refuse la caractérisation de théorie scientifique tant au marxisme qu'à la psychanalyse parce que ces deux théories sont prémunies contre tout test qui pourrait les invalider (la théorie de la résistance dans le cas de la psychanalyse, la théorie de l'idéologie dans le cas du marxisme). Dans La connaissance objective, Popper modifie son point de vue et cette modification est passée inaperçue des thuriféraires du popperisme ordinaire. En effet, soutenir la nécessité d'une position réaliste en philosophie, c'est soutenir une thèse métaphysique non testable, c'est-à-dire non réfutable. Mais Popper introduit une distinction utile : si les théories métaphysiques sont non testables, elles peuvent néanmoins être rationnellement discutables. Bien que non testable, donc, le réalisme présente de bonnes raisons, des " arguments de poids ", " bien que non concluantes " dit Popper, d'être retenu comme la seule hypothèse sensée et l'idéalisme doit être rejeté comme " absurde ". Je voudrais ici me contentant de citer l'un de ces arguments de poids en faveur du réalisme :
Si le réalisme - ou, plus exactement, quelque chose qui se rapproche du réalisme scientifique - est vrai, la raison pour laquelle il est impossible de le prouver est évidente. La raison, c'est que notre connaissance subjective, même notre connaissance perceptive, consiste en dispositions à agir ; et qu'elle constitue donc une sorte d'adaptation, à titre d'essai, à la réalité ; que nous sommes, au mieux, des chercheurs et, en tout cas, faillibles. Il n'existe aucune garantie contre l'erreur. Du même coup, toute la question de la vérité et de la fausseté de nos opinions et théories perd manifestement tout son sens, s'il n'y a aucune réalité, si tout n'est que songes ou illusions.(6)
On ne peut s'empêcher de rapprocher cet argument de la deuxième thèse sur Feuerbach de Marx qui dit : "La question de savoir s'il faut accorder à la pensée humaine une vérité objective n'est pas une question de théorie mais une question pratique. C'est dans la pratique que l'homme doit prouver la vérité, i.e. la réalité effective et la puissance, le caractère terrestre de sa pensée. La dispute concernant la réalité ou la non-réalité effective de la pensée - qui est isolée de la pratique - est une question purement scolastique."(7)
Ce n'est donc pas tout à fait un hasard si Popper considère que seuls quelques marxistes n'ont pas perdu le contact avec la réalité.
Popper dans sa réfutation de l'idéalisme n'est pas non plus très loin de Kant. Ainsi Kant écrit dans les Prolégomènes :
L'idéalisme consiste à affirmer qu'il n'y a pas d'autres êtres que des êtres pensants ; le reste des choses que nous croyons percevoir dans l'intuition ne seraient que des représentations dans les êtres pensants, auxquelles ne correspondrait en fait aucun objet situé à l'extérieur. Je dis au contraire : il nous est donné des choses, en tant qu'objets de nos sens, situés hors de nous, mais de ce qu'elles peuvent bien être en soi, nous ne savons rien, nous ne connaissons que leurs phénomènes, c'est-à-dire les représentations qu'elles produisent en nous en affectant nos sens. Par conséquent je conviens sans doute qu'il y a des corps hors de nous, c'est-à-dire des choses qui, tout en nous demeurant totalement inconnues quant à ce qu'elles peuvent être en soi, sont connues de nous par les représentations que nous procure leur influence sur notre sensibilité, et auxquelles nous donnons le nom de corps, mot qui désigne ainsi simplement le phénomène de cet objet inconnu de nous, mais qui n'en est pas moins effectif. Peut-on appeler cela de l'idéalisme ? Mais c'en est exactement le contraire.(IV,289)
Autrement dit, la théorie kantienne de la connaissance est " exactement le contraire " de l'idéalisme. Bien que nous ne connaissions de la chose que son phénomène, son existence en dehors de nous, indépendamment de notre conscience est la présupposition fondamentale de toute connaissance. Il y a des " corps " et ils sont ce qui est effectif. Le " réalisme " de Kant ne peut pas être plus clairement affirmé. Et par la même occasion l'incompatibilité de Kant avec toutes les formes modernes d'anti-réalisme en matière de connaissance scientifique.
La vérité
La vigoureuse défense du réalisme n'oblige pourtant pas à revenir à une ontologie dépassée. Le réalisme ne nous dit pas que la science produit la vérité du monde en soi, mais il postule que la science peut progresser et que ce progrès va vers une connaissance plus vraie du monde. On voit que ce qui est en cause, c'est donc une certaine conception de la vérité. Popper refuse le relativisme et le pragmatiste. Il s'appuie sur Tarsky pour réhabiliter la conception classique de la vérité comme correspondance de la pensée et des faits. Pour qu'une théorie soit vraie, il faut qu'elle corresponde aux faits, mais comme toute théorie doit être falsifiable et sera un jour falsifiée, il n'y a pas de théorie vraie, puisqu'un jour ou l'autre on présentera de nouveaux faits expérimentaux qui contredisent la théorie. Ainsi la deuxième partie de l'affirmation semble-t-elle contredire la première partie ; tandis que le réalisme popperien s'oppose au scepticisme d'une certaine épistémologie (ou plutôt une anti-épistémologie) moderne, Popper semble alimenter le scepticisme. Popper va donc établir la différence fondamentale existant entre lui et Hume. Le scepticisme de Hume repose sur l'idée suivante : puisque (1) l'induction est non valide du point de vue rationnel et que (2) dans les faits nous fions pour nos actions (et donc pour nos croyances) à l'existence d'une certaine réalité qui n'est pas complètement chaotique, il en découle (3) que cette confiance est, eu égard à (1), totalement irrationnelle et que donc (4) la nature humaine est par essence irrationnelle(8)
Comme (2) ne repose pas sur (1) et comme le réalisme du sens commun ­ le fait de nous fier à l'existence d'une certaine réalité qui n'est pas complètement chaotique ­ reste indemne de toute critique, il en résulte qu'on n'est pas d'obligé d'accepter (3) et encore moins (4).
Si Popper est prêt à accepter une certaine forme de scepticisme, c'est dans le sens ancien du terme :
certains sceptiques, comme Cicéron et Sextus Empiricus, n'étaient pas très éloignés de la position qui est ici défendue. On pourrait fort bien traduire scpesis par " examen critique " (bien qu'on le fasse rarement) et identifier le " scepticisme dynamique " avec " l'examen critique vigoureux ", ou même en l'occurrence, " l'examen critique optimiste ", pour autant que cet optimisme ait une base entièrement rationnelle. "
Un examen critique vigoureux
Puisque Popper réclame un examen critique vigoureux, le moment est venu d'y procéder à l'égard des thèses philosophiques défendues par Popper lui-même.
Je crois qu'on peut accepter - en tout cas je suis prêt à le faire - les trois orientations définies précédemment.
1. La critique de l'induction et la définition de la connaissance comme activité (contre l'esprit-seau) avec les corollaires concernant le principe de falsifiabilité des théories, tout cela s'inscrit dans une tradition rationaliste, qui, de Kant à Bachelard, c'est-à-dire dans toute sa diversité, reste vivante, en dépit du goût immodéré manifesté ici et là pour l'empirisme et le positivisme de la philosophie anglo-saxonne dominante. Et ce d'autant que, lorsque Popper admet que des théories non scientifiques (parce que non testables) peuvent néanmoins être discutables rationnellement et présenter un intérêt pour la raison, il refuse le scientisme qui visait à réduire la tâche de la philosophie à l'élucidation des propositions scientifiques.
2. Le réalisme de Popper est également un acquis solide, car il est une excellente base arrière pour lutter contre les diverses formes d'irrationalisme et d'obscurantisme qui se profilent derrière certaines interprétations des sciences. Je n'ai pas l'idée de mettre en doute l'existence de Berkeley en dehors de ma conscience, ni celle de Heisenberg en dehors de dispositifs expérimentaux.
3. la théorie de la vérité comme correspondance présente sans doute des difficultés bien connues, mais la version modeste qu'en propose Popper me semble difficile à éliminer.
Il reste que certains développements de Popper sont très discutables et mériteraient une discussion approfondie. Je me limiterais ici à trois questions : (1) la théorie des trois mondes ; (2) l'interprétation du darwinisme et son utilisation en épistémologie ; (3) la critique du déterminisme.
La théorie des trois mondes
La thèse du réalisme, d'une part, la critique de la confusion entre connaissance subjective et connaissance objective d'autre part, conduisent Popper à une philosophie ni moniste ni dualiste mais " tripliste " :
1. Le monde physique
2. Le monde de la subjectivité
3. Le monde des idées et de la culture humaine dans son ensemble.
Le monde I découle de la thèse réaliste et II et III de la critique de l'induction et de la distinction frégéenne entre le contenu objectif de la pensée et l'acte subjectif de penser.
Or, il me semble qu'on peut réfuter cette tripartition.
Une première critique porte sur les confusions que Popper introduit lui-même dans son propos. D'une part, il affirme que le monde II est une sorte de monde platonicien des idées, ou plus exactement néo-platonicien, c'est-à-dire quelque chose qui pourrait se rapprocher de la philosophie de Plotin. Mais, d'un autre côté, il affirme que le monde III est " un produit naturel de l'animal humain, comme la toile pour l'araignée. " Mais tous les produits naturels appartiennent au monde des choses naturelles, c'est-à-dire physiques. Donc le monde III est un produit naturel du monde I et donc il appartient nécessairement au monde I et par conséquent il n'y a pas de monde III. La volonté de Popper de rester sur le strict terrain de l'épistémologie ­ naturalisation du monde III ­ se heurte ainsi aux spéculations métaphysiques auxquelles il fait appel, en recourant du reste à des interprétations assez osées de Plotin.
La distinction entre les mondes II et III est en outre très précaire. Soit je considère le monde II du point de vue de ses manifestations phénoménales et alors en réalité je suis en train de considérer le monde I ; soit je le considère du point de vue du contenu de pensée et alors je suis dans le monde III. Le monde de la pensée subjective s'évanouit. Expliquons ce point plus en détail. J'éprouve, par exemple, un sentiment ou une sensation, il n'y a rien de plus subjectif. Je contemple le bleu pâle du ciel ; cet état se divise immédiatement en deux : d'une part l'ensemble des processus physiologiques (neuronaux particulièrement) qui déterminent mon état interne et d'autre part les idées qui viennent en arrière-plan puis en avant-plan de la conscience. Dès que je veux dire quelque chose de mes états internes, je suis obligé d'avoir recours à des énoncés qui, en tant que tels, appartiennent au monde III. Quand je dis ou je pense intérieurement " le ciel est bleu ", cet énoncé correspond à mon état interne ; qu'il soit vrai ou non, que rêve du bleu du ciel parce que l'été est pourri et qu'il pleut tous les jours, c'est autre affaire, mais qui n'a rien à voir avec la nature de " le ciel est bleu ", qui, comme on le sait, est une proposition vraie si et seulement le ciel est bleu.
Je suis plutôt d'accord avec Popper dans sa critique des philosophies de la croyance. Mais si on va jusqu'au bout de la critique, c'est l'existence autonome d'un monde de la pensée subjective qui est en cause. Évidemment, tout cela ne nous dit rien de ce phénomène particulier et si important qu'est la subjectivité, mais dès qu'elle devient un objet de pensée, elle appartient au monde des idées et de la connaissance objective. Autrement dit, je ne verrais aucun inconvénient à supprimer le monde II.
Restent en lice les mondes I et III, le monde physique et le monde des idées. Mais pourquoi parler de deux mondes différents ? Si les idées et les faits appartiennent à deux mondes différents, va immédiatement se poser le vieux problème de la communication des substances. Comment les idées peuvent-elles correspondre aux faits puisque par nature ce sont deux types de réalités différentes entre lesquelles il n'y a aucune mesure commune ? Maintenir deux mondes séparés, c'est tomber sous le coup des critiques de la théorie de la vérité comme correspondance. Si on veut garder la théorie de la vérité comme correspondance, ainsi que Popper le réclame ­ avec raison selon moi ­ il faut renoncer au dualisme. Renoncer au dualisme, ce n'est pas nécessairement tomber dans le physicalisme : pour le physicalisme, il n'y a que le monde I. Ce n'est pas non plus devenir un idéaliste pour lequel n'existe que le monde III, le monde I n'étant qu'une apparence, un non-être. La solution de type spinoziste est à la plus simple et évite les apories auxquelles conduit nécessairement la conception de Popper, sans pour autant tomber dans un monisme réducteur. Spinoza nous dit, en gros, que chaque chose ­ on reste ici volontairement dans le vague ­ peut être considérée en elle-même, dans sa réalité matérielle ou comme réalité mentale ; ce ne sont pas deux mondes différents, mais la même chose considérée sous deux attributs différents.
Je n'entre pas plus ici dans la théorie spinoziste de la réalité mentale et la théorie de la vérité qui en découle ­ une théorie de la vérité qui fait la synthèse de la vérité comme correspondance et de la vérité comme cohérence. Il suffit de retenir que les trois mondes de Popper constituent une complication inutile qui affaiblit le sens de son propos le plus important du point de vue de la théorie de la connaissance et de la défense de la valeur de la science.
L'épistémologie darwinienne
La théorie générale de la connaissance de Popper est " darwinienne " en deux sens :
1. La connaissance scientifique émerge chez de l'ensemble du développement biologique. La connaissance scientifique (et plus générale la capacité qu'a l'homme de faire retour sur son expérience) est un " avantage adaptatif " propre à notre espèce.
2. Les théories scientifiques elles-mêmes évoluent suivant des principes analogues à ceux de la sélection naturelle.
Ce qu'on peut contester, c'est l'interprétation que Popper donne du darwinisme. Il en fait à la fois une tautologie ­ Popper écrit même que " une bonne partie du darwinisme n'est pas de la nature d'une théorie empirique, mais plutôt d'un truisme logique " ­ et une téléologie. Cette double transformation a la même racine : la lecture de Darwin à travers une grille héritée de Spencer.
Sur le premier point : affirmer que la théorie darwinienne est la théorie qui fait de la survie des plus aptes le moteur de l'évolution, c'est effectivement transformer le darwinisme en une pure et simple tautologie, puisque l'aptitude est définie par la capacité à survivre.
Sur le deuxième point : c'est la conséquence perverse de l'interprétation tautologique du darwinisme. La survie des plus aptes serait une expression vide si on la prenait au pied de la lettre. Mais elle porte un sens sous-entendu, une surcharge idéologique : les plus aptes sont les plus parfaits, les plus aptes à mériter de survivre. L'évolution est une évolution orientée qui va du plus simple au plus complexe, du moins achevé au plus achevé. Ce n'est pas ce que Darwin dit, car cela revient à imposer une hypothèse finaliste contradictoire avec le strict causalisme que Darwin défend avec constance. Mais c'est la manière dont Darwin a trop souvent été lu. Et cette interprétation finaliste est celle que porte l'image de l'arbre comme modèle de la théorie de l'évolution : on part d'un tronc unique pour aller vers des ramifications de plus en plus fines et selon un sens donné à l'avance : du bas vers le haut !
Je ne vais pas reprendre ici cette critique de la vulgate darwinienne qui hypostasie la " sélection naturelle " comme une puissance existant per se et qui réintroduit le finalisme dans une théorie qui, pourtant, était à l'origine dirigée contre toutes les formes de finalisme : car la véritable originalité de Darwin est là ; il n'a inventé ni l'évolution, ni l'adaptation au milieu et il partage avec Lamarck l'idée erronée selon laquelle c'est l'hérédité des caractères acquis qui rend possible l'évolution des espèces. Darwin se sépare radicalement de Lamarck précisément sur un seul point : le rejet du finalisme et l'adoption d'un causalisme strict. Or Popper s'inscrit explicitement dans cette interprétation finaliste de la vulgate darwinienne, cette interprétation finaliste qui, soit dit en passant, est à la racine de la sociobiologie. C'est ce qu'indique la métaphore de l'arbre de la connaissance que Popper met en parallèle avec l'arbre de l'évolution(9)
. C'est ce qu'indique encore l'insistance mise sur la possibilité d'introduire la téléologie dans l'explication scientifique et l'affirmation selon laquelle il faudrait pouvoir " accepter non seulement un lamarckisme simulé mais aussi un vitalisme et un animisme simulés ". Cette tentative de faire du finalisme une " première approximation " d'une théorie bien plus large conduit à des confusions redoutables dans le domaine de la théorie de l'évolution et ne nous sont pas d'une grande aide pour comprendre l'évolution des théories scientifiques ­ une analogie n'est pas une explication.
La question du déterminisme
Le dernier point sur lequel il faudrait, me semble-t-il, engager le fer contre le Popper de La connaissance objective est le problème du déterminisme. La critique du déterminisme qui occupe principalement le chapitre VI, Des nuages et des horloges, est très faible et on a du mal à comprendre que Popper soit retombé dans le méli-mélo ­ le " puzzle philosophique " selon Popper ­dont Kant nous avait (définitivement ?) tiré. Bien qu'il constate l'immense valeur heuristique du " principe de raison " sur lequel se fonde le déterminisme, Popper se demande comment concilier le déterminisme et l'affirmation de la liberté humaine. La question se pose simplement : si nous croyons que le déterminisme est vrai alors nous sommes des automates et si nous ne sommes pas des automates ­ c'est-à-dire si nous accordons foi à l'expérience subjective de la liberté ­ alors le déterminisme est faux. On a peine à croire que Popper ne sache pas que cette question est traitée dans la Critique de la raison pure et remise sur le tapis dans les deux autres critiques.
La question du déterminisme est, en soi, indécidable. Il est impossible logiquement affirmer le déterminisme physique comme principe absolu, pour une raison que Popper souligne à juste titre :
" selon le déterministe, toute théorie, par exemple le déterminisme, est défendue à cause d'une certaine structure physique du défenseur (de son cerveau, peut-être). En conséquence, nous nous trompons nous-mêmes (et sommes ainsi physiquement déterminés à nous tromper nous-mêmes) chaque fois que nous croyons qu'il existe des choses comme des arguments ou des raisons qui nous font accepter le déterminisme. En d'autres termes, le déterminisme physique est une théorie telle que, si elle est vraie, il est impossible d'argumenter en sa faveur, puisqu'elle doit expliquer toutes nos réactions, y compris celles que nous tenons pour des croyances fondées sur des arguments, comme étant dues à des conditions purement physiques. "
Mais il est tout aussi impossible de renoncer au déterminisme physique, sauf à renoncer à la connaissance scientifique elle-même. Car si nous ne pouvons savoir si la nature en elle-même est gouvernée par le principe de raison, en revanche nous ne pouvons la connaître qu'en nous appuyant sur le principe de raison. Que le déterminisme physique " à la Laplace " cède la place à un déterminisme statistique(10) cela ne change rien sur le fond, puisque, dans les deux cas, c'est toujours l'esprit humain qui impose ses lois à la nature. Il est tout à fait regrettable de voir Popper emboîter le pas aux confusions et aux approximations douteuses nées de l'interprétation de Copenhague de la physique quantique.
Faute de rester dans les limites des pouvoirs de la raison pure dans son usage théorique, Popper est conduit tout naturellement à formuler sa propre solution au problème du déterminisme, solution purement métaphysique, parce que non testable. Pour éviter le " cauchemar " que représente lui le déterminisme physique, il faut reprendre appui sur le dualisme de Descartes en lui donnant une nouvelle forme. La théorie de l'évolution est une nouvelle fois sollicitée pour expliquer l'émergence de l'esprit humain à un certain stade de l'évolution biologique. Une fois cette émergence de l'esprit acquise, Popper doit se lancer dans ces spéculations assez gratuites pour expliquer comment l'esprit peut agir sur le corps, c'est-à-dire comment les significations peuvent piloter les actions humaines. Cette solution au " problème de Descartes ", c'est-à-dire la vieille affaire de l'union de l'âme et du corps est très ingénieuse mais aussi peu convaincante que les précédentes. Ce dernier point n'est pas sans rapport avec la théorie des trois mondes dont j'ai parlé plus haut et j'y opposerai les mêmes objections.
Conclusion
Je n'ai donné ici que les grandes lignes d'une critique qui devrait être développée. Une critique pour et contre Popper. Pour Popper quand il défend le rationalisme et le " réalisme du sens commun " et contre Popper quand, à l'encontre de ses propres intentions, il nourrit les exploitations douteuses des théories scientifiques (le darwinisme) ou quand il se noie dans le " puzzle métaphysique " dont il voulait nous faire sortir.
©Denis Collin

NOTES

1. Jacques Bouveresse: article Popper ; supplément 1988 de l'Encyclopedia Universalis.
2. Karl Popper: La connaissance objective, traduction intégrale et préface de Jean-Jacques Rosat, Flammarion, collection Champs, 1998 ; précédente édition : Aubier, 1991. Les trois premiers chapitres avaient été publiés sous le même titre aux éditions Complexe (1977).
3. La connaissance objective, (Chapitre II : Les deux visages du sens commun)
4. " Notre esprit est un seau ; à l'origine, il est vide ou à peu près ; et des matériaux entrent dans ce seau par l'intermédiaire de nos sens (ou éventuellement à travers un entonnoir pour le remplir par en haut) ; ils s'accumulent et son digérés. Dans le monde philosophique, cette théorie est mieux connue sous le nom plus digne de théorie de l'esprit comme tabula rasa. "
5. Il ajoute : " les marxistes n'ont fait qu'interpréter diversement le marxisme ; mais ce qui importe c'est de le transformer ". Cette variante parodique, due à Hochhuth, de la onzième thèse sur Feuerbach est, comme le dit Popper, " pleine d'à-propos ".
6. La connaissance objective, page 96
7. Les deux premières thèses doivent être citées ici en entier pour qu'on en comprenne complètement le sens. Je donne ici la thèse I (dans la traduction de George Labica). " I - Le défaut principal, jusqu'ici de tous les matérialismes (y compris celui de Feuerbach) est que l'objet, la réalité effective, la sensibilité, n'est saisi que sous la forme d'objet ou de l'intuition ; mais non pas comme activité sensiblement humaine, comme pratique, non pas de façon subjective. C'est pourquoi le côté actif fut développé de façon abstraite, en opposition au matérialisme, par l'idéalisme - qui naturellement ne connaît pas l'activité réelle, effective, sensible, comme telle. Feuerbach veut des objets sensibles - réellement distincts des objets pensés : mais il ne saisit pas l'activité humaine elle-même comme activité objective. C'est pourquoi il ne considère, dans L'essence du christianisme, que l'attitude théorique comme vraiment humain, tandis que la pratique n'est saisie et fixée que dans sa manifestation sordidement juive. C'est pourquoi il ne comprend pas la signification de l'activité " révolutionnaire ", de l'activité " pratique critique ". "
8. voir Les deux visages du sens commun, page 171
9. Voir chapitre VII, L'évolution et l'arbre de la connaissance.
10 On pourra sur cette question se reporter à l'ouvrage de Alexandre Kojève, L'idée du déterminisme dans la physique classique et dans la physique moderne.

Annexe : Ludovico Geymonat sur Lakatos et Popper

Lakatos est trop influencé par Popper, c'est-à-dire par un auteur qui est plus brillant que profond. L’argument typique de Popper, le falsificationnisme, me semble insoutenable, puisque, avec lui, on cherche à opposer à la méthode empirique universelle de l’expérience une méthode tout aussi universelle. Selon le falsificationnisme, il existe une distinction absolue entre science et pseudo-science. Cette rigide partition, selon moi, est inacceptable parce qu’elle laisse échapper la flexibilité des méthodes scientifiques.
(L.Geymonat & G.Giorello : Le ragioni della scienza, Laterza, 1986

mercredi 31 décembre 1997

La théorie de la connaissance chez Marx

La théorie de la connaissance chez Marx

Présentation


Editions L'HARMATTAN (5-7 rue de l'Ecole Polytechnique - 75005 PARIS)


I. INTRODUCTION
La nouvelle de la mort de Marx était très exagérée. Par un apparent paradoxe, la chute des régimes bureaucratiques soi-disant « socialistes » a permis d'ouvrir une nouvelle route d'accès à un Marx enfin libéré d'un marxisme, doctrine officielle de régimes tyranniques. Au moment où le mode de produc-tion capitaliste semble triompher partout, où les doctrinaires libéraux imposent partout, avec un cynisme sans borne, leurs idées et leurs médications, la lecture de Marx retrouve une singulière actualité. Or, si les aspects sociologiques et économiques de l'oeuvre de Marx semblent les plus pertinents en tant qu'outils pour comprendre notre monde, c'est la philosophie de Marx qui nous semble la voie privilégiée et la plus féconde. Mais où trouver cette philosophie, dans une oeuvre vaste et protéiforme qui n'en traite à proprement parler que dans des écrits de jeunesse, pour la plupart laissés sous forme de manuscrits ?
La philosophie de Marx se présente d'abord comme un ensemble de thèses concernant l'origine de nos idées, les limites historiques du savoir et l'inversion du réel et du réel pensé, ce qui est désigné du nom de l'idéologie. Le chapitre de L'Idéologie Allemande consacré à Feuerbach, les introductions et préfaces des ouvrages économiques traitent d'une seule et même question : comment se forment les représentations illusoires, comment s'explique la domination de telle ou telle idée à une époque donnée et, en contrepoint, quels sont les fondements d'une théorie scientifique de l'histoire et de l'organisation sociale. La philosophie de Marx a donc des rapports avec la théorie de la connaissance. Plus : nous croyons que c'est dans le traitement du problème de la connaissance que se révèle le philosophie de Marx dans toutes ses dimensions, qui ne sont pas seulement gnoséologiques, mais aussi ontologiques et éthiques.
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    mercredi 10 décembre 1997

    Notes sur la Généalogie de la morale


    La "généalogie de la morale" donne un résumé presque dans la forme philosophique classique - trois dissertations - du point où en est arrivé Nietzsche à la fin de son itinéraire philosophique. La "GM" noue les fils tendus dans le "Gai Savoir", dans "Zarathoustra" ou encore dans "Par delà le Bien et le Mal" dont elle constitue explicitement une défense et illustration.
    Les deux premières dissertations constituent une réfutation classique chez Nietzsche des valeurs morales classique: "Bon et méchant, bon et mauvais" tel est le thème de la première qui oppose le couple des valeurs du ressentiment au couple des valeurs des maîtres. La deuxième dissertation recherche l'origine de "la faute, la mauvaise conscience et ce qui leur ressemble". La troisième dissertation pose la question "Quel est le sens de l'idéal ascétique?" et montre l'identité profonde qui unit la religion des prêtres et la science. Elle se clôt par une mise en cause qui clôt la philosophie bien plus sûrement que les tentatives hégéliennes ou marxiennes puisque Nietzsche nie la valeur supérieure de la vérité.
    Le point de départ de la réflexion nietzschéenne est la soumission des valeurs morales au questionnement philosophique : quelle est la valeur des valeurs morales? Au départ le propos nietzschéen apparaît comme un retournement des valeurs morales traditionnelles: dans le non-égoïsme, la pitié, le renoncement, Nietzsche voit d'abord des valeurs retournées contre la vie et en fin de compte la source du nihilisme. C'est le problème de la pitié qui constitue le point de départ de la critique nietzschéenne du système des valeurs. Comment ce sentiment qui est considéré comme mauvais par les plus grands philosophes (Platon, Spinoza[1], La Rochefoucauld, Kant) devient-il un sentiment moral?
    La méthode nietzschéenne de la généalogie consiste à remonter à l'engendrement historique de la morale. A la différence des anglo-saxons qui cherchent une origine abstraite aux valeurs morales (l'utilité, l'habitude,..) Nietzsche fait appel à l'histoire, non à l'histoire des historiens mais à l'histoire des mots. C'est l'étymologie des mots "bon" et "mauvais" qui va révéler le sens primitif des valeurs morales. Sur cette base, Nietzsche peint une histoire ancienne mythique, faite des "races nobles", de "fauves déchaînés", la "superbe brute blonde en quête de proie et de victoire" qui doit retourner à son fond de bestialité. Nietzsche dérape complètement à plusieurs reprises dans un délire pseudo-historique - dont la psychanalyse pourrait sans doute nous dire beaucoup de choses! - en mettant à l'origine d'une culture faite pour "domestiquer les fauves", une culture du ressentiment et de la vengeance des humiliés - les "résidus pré-aryens", "ceux qui en Europe ou ailleurs étaient nés pour l'esclavage". Nietzsche procède avec aussi peu de sens historique que les Anglo-saxons qu'il critique: à une origine abstraite il substitue une origine mythique fondée sur des récits filtrés eux-mêmes par trois millénaires de tradition (ainsi quand Nietzsche défend Homère contre Platon). Lui qui réclame une histoire expérimentale de la morale, renonce à toute expérience et se base uniquement sur ses études de philologie pour faire l'histoire. Dans l'histoire concrète, il aurait rencontré des Juifs se conduisant comme des "fauves déchaînés" et des héros produisant de la "morale du ressentiment" à qui mieux-mieux. Car sont bien les Athéniens amollis par la culture qui furent les grands conquérants et non les Spartiates. Et ce sont les nobles romains qui furent les adeptes enthousiastes du stoïcisme, doctrine qui, sur le plan moral, préparait le triomphe du christianisme. Nietzsche oublie aussi les brutes pas blondes du tout, de  Attila à Gengis Khan, aussi pré-aryens que possible mais parfaitement disposés à aller par delà le bien et le mal. De même s'il n'avait pas été aveuglé par ses préjugés aristocratiques, il aurait du reconnaître dans les révolutionnaires de 1789 bien autre chose que le ressentiment et la vengeance des esclaves.
    Mais l'intérêt de la GM ne réside pas dans l'aspect par lequel Nietzsche pourtant croit avoir trouvé les preuves décisives de sa doctrine. L'intérêt de la GM réside dans la mise en oeuvre d'une psychologie qui fait de la frustration et de la répression des instincts la base de toute culture et se retrouve ainsi étonnamment proche de Freud (en particulier dès qu'il parle de la sexualité) et dans une philosophie qui en présentant la métaphysique classique comme représentation hypostasiée de l'individu cherche la voie d'une nouvelle doctrine de la subjectivité, non de la subjectivité au sens du "Moi" ou du "Sujet philosophique", mais d'une subjectivité corporelle, réelle, dont la conscience n'est qu'une des manifestations.


    [1]Voir l'Éthique par exemple:
    Qui sait droitement que tout suit la nécessité de la nature divine et arrive suivant les lois et règles éternelles de la Nature, ne trouvera certes rien qui soit digne de haine, de raillerie ou de mépris, et il n'aura de commisération pour personne, mais autant que le permet l'humaine vertu, il s'efforcera de bien faire comme on dit, et de se tenir en joie. A cela s'ajoute que celui qui est facilement affecté de commisération et ému par la misère ou les larmes d'autrui, fait souvent quelque chose de quoi plus tard il se repent; d'une part en effet, nous ne faisons rien sous le coup d'une affection que nous sachions avec certitude être bon; de l'autre nous sommes facilement trompés par les fausses larmes.(p.267)


    samedi 15 mars 1997

    Esthétique de Hegel Jean-Louis VIEILLARD-BARON et Véronique FABBRI '(L'Harmattan - 1997 - Collection Ouverture Philosophique.)

    A partir des travaux sur les cahiers de notes des élèves de Hegel, une relecture de l'esthétique qui tente de rompre avec l'interprétation traditionnelle qui vient de la publication de l'Esthétique par Hotho. Pas de révélation ni de révolution. Les thèses générales de Hegel sur l'art ne sont pas seulement dans les notes de Hotho mais aussi dans la "Phénoménologie de l'Esprit" et dans "L'Encyclopédie". Mais de nouvelles analyses qui donnent une vision plus fine et plus nuancée de la pensée de Hegel. Plusieurs auteurs reviennent sur la question de la "mort de l'art" et de son complément dans l'apologie de l'art classique (grec) qu'à la suite de Hotho on aurait transformés en dogmes intangibles, alors que les travaux plus récents montrent un Hegel attentif à l'art qui se fait à son époque et loin d'être uniment plongé dans cette nostalgie d'un passé révolu à quoi se résume bien souvent l'esthétique hégélienne. De même, alors que certains disciples de Hegel ont engagé la réflexion dans la voie d'une apologie de l'art allemand contre le cosmopolitisme et l'affaiblissement de l'esprit national, on rappelle que Hegel s'opposait à cette "stupidité allemande". 

    Parmi les 9 études qui constituent le volume, on retiendra particulièrement celle de Annemarie Gethmann-Siefert, Art et quotidienneté (Pour une réhabilitation de la jouissance esthétique), celle de Jacques d'Hondt, "Hegel et la mort de l'art" ou encore celle de Helmut Schneider, "La théorie hégélienne du comique et la dissolution du bel art."

    Communisme et communautarisme.

    Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...