mercredi 10 novembre 1999

Hegel: Liberté et égalité Commentaire du §539 de "L'Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé"

En rendant à Rousseau l'hommage qui lui est dû, Hegel se livre cependant à une critique de fond du Contrat Social et cette critique porte précisément sur la question de la volonté générale et indirectement le problème de la définition formelle de l'égalité. Pour éviter tout mal entendu, il faut commencer par rappeler que Hegel ne peut pas être accusé d'accepter l'existence de hiérarchies ou d'inégalités naturelles parmi les hommes.
Contre ceux qui veulent retrouver l'âme dans l'anatomie, Hegel écrit :
Vouloir ériger la physiognomonie, voire entièrement la cranioscopie, au rang de sciences, ce fut là une des plus creuses lubies, plus creuse encore qu'une signatura rerum, lorsqu'on s'imaginait à partir de leur structure connaître la vertu curative des plantes.(1)
L'esprit n'est pas plus dans les chromosomes que dans la forme du crâne. Les manifestations de " racisme " qu'on peut trouver chez Hegel, comme chez de très nombreux auteurs du XIXe siècle vise la culture, éventuellement font référence à la géographie et à la vieille théorie des climats mais non à la biologie. C'est le positivisme scientiste qui tentera de fonder le racisme sur les " lois de la nature ". L'esprit, pour Hegel, trouve sa plus haute réalisation dans la civilisation chrétienne occidentale, mais pas chez l'aryen ou l'homme blanc.
Les hiérarchies sociales traditionnelles ne trouvent pas plus grâce aux yeux de Hegel dont on fait pourtant souvent un apologiste de l'État prussien. Dans son article sur le " Reformbill " anglais, il s'en prend à la profonde iniquité du système électoral (le système de " bourgs pourris "), aux privilèges de l'aristocratie et de l'Église anglicane, à une justice qui n'est accessible qu'aux riches, à la domination des intérêts privés sur toute la vie publique, etc..(2) Ces prises de position politiques trouvent leur fondement dans la philosophie de Hegel. Ainsi, dans l'introduction aux Leçons sur la philosophie de l'histoire, note-t-il que la liberté grecque ne fut qu'une " fleur caduque ", due au hasard, car les Grecs, comme d'ailleurs les Romains ensuite, parvinrent seulement à la conscience que quelques hommes sont libres et non à celle de la liberté de l'homme en tant que tel. Si le but qui se révèle dans le cours de l'histoire humaine est la liberté, on ne doit pas comprendre cette liberté comme la liberté intérieure du stoïcien mais bien comme une liberté effective, garantie par un statut juridique. Ainsi, Hegel s'inscrit-il, sur ce plan, dans la grande tradition des Lumières et la revendication de la liberté exige le renversement des hiérarchies traditionnelles.(3)
Venons en maintenant à la question de l'égalité et à la critique de l'égalité formelle. Après avoir défini la Constitution comme " articulation effectuée de la puissance publique ", Hegel affirme qu'elle est donc " la justice existante en tant qu'elle est l'effectivité de la liberté dans le développement de toutes ses déterminations rationnelles. " (4) La justice ne peut donc pas être une simple question de morale abstraite, elle est un problème politique au plus haut degré et lui d'être une forme vide, elle a, au contraire, un contenu précis : le développement de la liberté. Par rapport à ses prédécesseurs, Hegel a ainsi le mérite de poser cette question dans son développement historique réel, alors que Kant sépare, d'un côté, les principes généraux découlant de la raison pure et, de l'autre côté, le processus historique effectif abandonné aux lois de la nature de cette insociable sociabilité de l'homme. C'est là un progrès puisque les questions morales trouvent leur concentration dans la politique, bien qu'il puisse sembler que la philosophie hégélienne de l'histoire abandonne derechef le progrès qu'elle vient d'accomplir en substituant au " plan de la nature " kantien, un processus de l'esprit universel qui abandonne toute dimension normative et ne permet plus guère que la pensée du fait accompli.(5) Mais ceci est une autre affaire. Hegel commence donc par affirmer ceci :
Liberté et égalité sont les simples catégories auxquelles on a fréquemment réduit ce qui devrait être la détermination fondamentale ainsi que la fin ultime et le résultat de la Constitution. Tout vrai que cela est, ces déterminations n'ont pas moins d'entrée de jeu le défaut d'être entièrement abstraites ; tenues fermement sous cette forme d'abstraction, c'est elles qui empêchent de se réaliser, ou qui détruisent ce qui est concret, c'est-à-dire une articulation effectuée de l'État, c'est-à-dire une Constitution et un gouvernement.
Ici s'amorce une critique systématique du formalisme des droits de l'homme, une critique qui, en son fond, se retrouvera dans les textes du jeune Marx, particulièrement dans La question juive. Réduite à des principes abstraits, la construction d'un État devient impossible. Pire : faute de déterminations concrètes, c'est-à-dire faute des moyens institutionnels et juridiques définissant ce que veulent dire liberté et égalité, ces catégories deviennent destructrices. La liberté sans détermination est l'absence de lois et conduit à la tyrannie. L'égalité abstraite conduit à la négation de toute organisation politique et au chaos où Hegel voit l'origine de la Terreur. Cette critique hégélienne de la Révolution Française ne doit pas être confondue avec celle de Burke qui voit dans les révolutionnaires des briseurs du développement organique harmonieux, même si dans les deux cas, c'est l'abstraction des principes révolutionnaires qui est mise en cause – Hegel, on le sait, ne voit pas le progrès historique comme un progrès linéaire, mais bien comme le développement des contradictions qui travaillent chaque peuple et chaque période historique. Certes on peut y voir une critique plutôt conservatrice, proche de celle que développeront les Idéologues et les pères fondateurs de la sociologie. Cependant, Marx, lui aussi, verra dans la Terreur une tentative des révolutionnaires de sauter par-dessus leur propre époque historique, et non pas une préfiguration de la " dictature du prolétariat ", contrairement à ce que défendra une certaine hagiographie marxiste de la Révolution Française.
Avec l'État intervient une inégalité, la différence entre puissances gouvernantes et gouvernées, pouvoirs publics, autorités, présidences, etc. S'il est logique avec lui-même, le principe d'égalité rejette toutes les différences et ne laisse ainsi subsister aucune sorte d'état étatique.
Cette transition ne manque pas de laisser perplexe. D'une part, elle identifie inégalité et différence ; or les différences ne sont des inégalités que si elles sont subsumées sous une commune mesure. Ce que Hegel sait fort. D'autre part l'opposition entre égalité et différence est arbitraire. Tout lecteur de la logique de Hegel sait bien que l'idée d'égalité renferme en elle-même la différence. Enfin la séparation des puissances gouvernantes et gouvernées n'est pas nécessairement la même chose que " l'état étatique ". L'existence d'une autorité politique ne peut pas être identifiée à l'existence d'un appareil d'État bureaucratique, séparé et opposé au peuple gouverné. La définition aristotélicienne du gouvernement des égaux n'est pas la négation du gouvernement. C'est être gouvernant et gouverné tour à tour. Les hommes sont égaux non parce qu'il n'y a pas de gouvernement mais parce que tous, chacun à leur tour, peuvent accéder aux fonctions gouvernementales. Pourquoi Hegel est-il donc conduit à négliger sa propre logique ? Tout simplement à cause de son historicisme. L'existence de l'État au sens moderne – l'État constitutionnel qu'il connaît ou plutôt, dans le cas allemand, qu'il souhaiterait – est nécessairement un progrès et prendre la Cité grecque comme modèle est une pure absurdité, puisque cette cité grecque n'était qu'une ébauche " contingente " et sans avenir de principes qui ne pourraient être développés que beaucoup plus tard.
Certes, les déterminations qu'on a dites sont les bases de ce domaine, mais en tant qu'elles sont les plus abstraites de toutes, elles sont aussi les plus superficielles et, par là, justement, celles qui sont facilement les plus courantes ; il y a donc intérêt à les considérer encore quelque peu de façon plus précise.
Ce ne sont donc pas les principes de liberté et d'égalité qui sont rejetés. Ce qu'il s'agit de faire, c'est de leur donner un contenu précis, contenu que, par ailleurs, l'histoire leur a fourni. Sur ce plan, et indépendamment des développements ultérieurs, on peut accepter la critique hégélienne. La liberté est bien souvent un mot vide : elle désigne aussi bien le refus de toute autorité que le triomphe de l'égoïsme, l'acceptation des lois que le libre arbitre purement intérieur de saint Augustin ou Descartes. Il n'en va pas mieux avec l'égalité réduite dans le meilleur des cas à l'égalité des droits sans que l'on sache précisément en quoi consistent ces droits au regard desquels nous sommes égaux.
Pour ce qui est d'abord de l'égalité, le proposition courante, que tous les hommes sont naturellement égaux, contient le malentendu de confondre le naturel avec le concept ; il est impossible de ne pas dire que, par nature, les hommes ne sont bien plutôt qu'inégaux.
À cette seule différence que Hegel semble encore ici confondre inégalité et différence, cette proposition est parfaitement justifiée. Renvoyer la question de l'égalité à la nature, c'est évidemment faire fausse route. Encore que Rousseau sur ce point soit plus précis que Hegel :
Je conçois dans l'Espèce humaine deux sortes d'inégalités ; l'une que j'appelle naturelle ou physique, parce qu'elle est établie par la nature, et qui consiste dans la différence des âges, de la santé, des forces du Corps, des qualités de l'Esprit ou de l'Âme ; l'autre qu'on peut appeler inégalité morale, ou politique, parce qu'elle dépend d'une sorte de convention, et qu'elle est établie ou du moins autorisée par le consentement des hommes. Celle-ci consiste dans les différents privilèges dont quelques uns jouissent, au préjudice des autres, comme d'être plus riches, plus honorés, plus puissants qu'eux, ou même de s'en faire obéir.(6)
Les inégalités naturelles entre les hommes ne sont que des inégalités relatives à certains traits de naissance. L'un peut être plus grand et l'autre plus agile. La combinaison de ces différentes inégalités ne permettra jamais de dire que X est supérieur à Y. X n'est supérieur à Y que selon certaines mesures. En réalité, les hommes se pensent comme inégaux que lorsqu'ils se comparent entre eux, ce qui n'est pas le cas de l'homme dans l'état de nature. Par conséquent, l'inégalité n'apparaît qu'avec l'entrée dans l'état civil. À proprement parler, il n'y a donc pas de problématique de l'égalité naturelle chez Rousseau. Plus la véritable égalité n'est possible que dans l'État basé sur le contrat social comme on l'a vu plus haut. Quel est donc le concept d'égalité chez Hegel :
Mais le concept de liberté, à la manière dont il existe dès l'abord comme tel, sans autre détermination ni développement, est la subjectivité abstraite comme personnecapable de propriété ; cette unique détermination abstraite de la personnalité constitue l'égalité effective entre les hommes.
Le premier moment du concept de liberté est donc la liberté abstraite, celle par laquelle le sujet est reconnu comme personne, c'est-à-dire comme porteur du droit de propriété et la première égalité est l'égalité des personnes. C'est même la seule égalité effective. Autrement dit, l'égalité, telle que la pense Hegel, est définie de manière restrictive comme égalité des droits relativement à la propriété et d'abord à la propriété de soi-même – personne ne peut être la propriété d'un autre et le respect de la propriété se confond ainsi avec le respect de la personne. Il n'est pas question de l'égalité des droits en tant que citoyen ou dans toutes les autres manifestations de la vie publique. Il y a donc ici quelque chose qui tend à absolutiser le droit de propriété quelle que soit la nature de la propriété en question – on verra plus loin que le droit de propriété recouvre des choses très différentes et qu'il est impossible d'en faire un absolu, comme le font les théoriciens libéraux. Notons cependant que, pour Hegel, ce droit de propriété est tout sauf un droit naturel :
Mais que cette se trouve présente, que ce qui est reconnu comme personne et ait validité légale soit l'homme, et non comme en Grèce, à Rome, etc., quelques hommes seulement, c'est si peu là un fait de nature que c'est bien plutôt un produit et un résultat de la conscience du principe le plus profond de l'esprit et l'universalité et de la formation de cette conscience.
Penser l'égalité n'est donc possible qu'à partir d'un certain stade du développement de la civilisation humaine. On pourrait imaginer que cette égalité va se développer, mais il n'en est rien. L'égalité juridique est et n'est que la première forme sous laquelle apparaît la liberté. Mais le développement de la liberté effective entraînera un développement des inégalités de toutes sortes qui existent dans la vie sociale et politique.
Dire que les citoyens sont égaux devant la loi, c'est dire là une vérité élevée, mais qui, ainsi énoncée, est une tautologie, car, de la sorte, on énonce purement et simplement l'état légal selon lequel, absolument parlant, les lois sont souveraines.
Hegel souligne ainsi que l'égalité devant la loi est un bon principe – il vaut mieux que l'inégalité devant la loi ! – mais, en même temps, un principe vide de contenu. L'égalité devant la loi ne veut pas dire, par exemple, l'égalité devant le suffrage, ni l'égalité dans la participation aux emplois et fonctions publics. Les femmes et les hommes, en France avant 1945, étaient égaux devant la loi mais la loi stipulait que les femmes restaient leur vie durant des mineures, excepté à l'égard du droit de propriété. On devrait renvoyer les fanatiques de l'État de droit à la lecture de Hegel : l'État de droit est une formule vide et un État autoritaire, inégalitaire au possible, est aussi un État de droit. Cette notion d'État de droit permet seulement de séparer les régimes tyranniques, despotiques au sens ancien, des régimes régis par des lois. Mais, de ce point de vue, la France de l'Ancien Régime n'était pas une régime despotique – les sujets n'étaient pas la propriété personnelle du roi et disposaient de garantie juridiques – mais bien un État de droit. Aussi importante que soit cette distinction, elle n'est plus d'aucune utilité dès qu'il s'agit de définir ce qu'est un gouvernement juste, une loi juste, etc., c'est-à-dire ce qui est proprement l'objet de la vie politique.
Or, si l'on se réfère au concret, mise à part leur personnalité, les citoyens ne sont égaux devant la loi que dans le domaine où ils sont, par ailleurs, égaux en dehors de la loi. Seule l'égalité de capital, d'âge, de vigueur physique, de talent, de savoir-faire, etc. – ou aussi de crimes, etc. – qui de quelque façon que ce soit se trouve présente par ailleurs de manière contingente, peut et doit justifier qu'on la traite avec égalité devant la loi – du point de vue des impôts, du service militaire, de l'accès aux fonctions publiques, etc. Les lois, elles-mêmes, sauf dans la mesure où elles concernent le domaine étroit de la personnalité, tel qu'on l'a défini plus haut, présupposent les états inégaux et déterminent les compétences et les devoirs de droit inégaux qui résultent de ces états inégaux.
Autrement dit, l'État de droit est, par essence, inégalitaire. Si l'égalité en dehors de la loi existait, l'État serait ou impossible ou inutile. Plus : pour Hegel, le développement de la liberté effective n'est possible que par l'État de droit et l'existence d'un système de lois particularisées – c'est-à-dire qui ne se réduisent pas à la Constitution – mais il contribue nécessairement au développement des inégalités. Comme c'est souvent le cas, Hegel combine ici des éléments tout à faits rationnels/raisonnables et des affirmations qui ne sont rien d'autre que la légitimation de l'État bourgeois moderne à l'aide de quelques formules dialectiques brillantes.
En ce qui concerne la liberté on la prend de la façon la plus prochaine soit dans le sens négatif, par opposition à l'arbitraire d'autrui et aux traitements illégaux, soit dans le sens affirmatif de la liberté subjective ; mais à cette liberté l'on concède une grande latitude, tant pour le libre arbitre du sujet et sa propre activité en vue de buts particuliers, que pour ce qui touche à sa prétention d'avoir un discernement propre quant aux affaires universelles, de s'en occuper et d'y participer lui-même. Jadis, les droits légalement déterminés, aussi bien les droits privés que les droits publics, d'une nation, d'une ville, etc., étaient appelés leurs libertés. En fait tout véritable loi est une liberté, car elle contient une détermination rationnelle de l'esprit objectif, par conséquent un contenu de liberté.
Tout cela est parfaitement exact et il n'y aurait presque rien à y ajouter : n'y trouvons-nous pas, sous une forme philosophique, le vieil adage républicain qui dit que la " loi libère " ? Le problème est que cela est bien trop général et presque aussi tautologique que la formule de l'État de droit. Hegel ne nous dit pas ce qu'est une " véritable loi ". Une loi qui interdit le travail des enfants, limite la durée légale de la journée de travail est une liberté pour les ouvriers. Mais pour le patron qui voit la loi restreindre son droit à user à sa guise, selon son libre arbitre, de la force de travail dont il a acquis la propriété légalement, en passant contrat avec un vendeur de force de travail, ce genre de loi est liberticide. La formule générale de Hegel se trouve être une véritable contradiction vivante dès qu'on tente de la remplir d'un contenu concret. Dans cette formule, il y a trois définitions de la liberté : 1) la liberté comme garantie de la sécurité des personnes ; 2) la liberté de conduire sa vie comme on l'entend dans la sphère de la société civile ; 3) la liberté comme possibilité pour chacun de participer aux affaires publiques. Hegel s'en prend à ceux qui réduisent la liberté à la définition (3) mais sans expliquer clairement comment (2) et (3) sont " dialectiquement " liés. Ainsi :
À l'encontre rien n'est devenu plus courant que la représentation selon laquelle chacun serait contraint de restreindre sa liberté dans sa relation avec la liberté des autres, et selon laquelle l'État serait l'état de cette opération de réciproque restriction, et les lois les restrictions. Dans de telles représentations la liberté n'est conçue que comme un bon vouloir et un libre arbitre contingents.
Le libéralisme économique anti-étatiste considère que l'État doit être réduit au minimum puisque la loi est, par essence, opposée à la liberté. Le refus de considérer la propriété comme un droit naturel combiné à cette critique d'une liberté indéterminée sépare clairement Hegel de la pensée libérale classique. Pour Hegel, la liberté d'agir à sa guise ne doit pas s'opposer à la loi, mais au contraire, elle n'est une véritable liberté et non un libre arbitre contingent que lorsqu'elle s'intègre comme un élément de l'universel, représenté par la loi et par l'État. Pourtant le raisonnement de Hegel va le conduire à des conclusions qui rejoignent, au moins partiellement, celles de théories qui sont sa cible : c'est une version hégélienne du libéralisme français ou anglais qui se décline dans ce qui suit.
On a dit également que les peuples modernes seraient capables seulement d'égalité, ou plus capables d'égalité que de liberté, et cela pour la seule raison que, ayant admis au départ une certaine définition de la liberté (principalement la participation de tous aux affaires et à la conduite de l'État), on ne réussit pas à la mettre d'accord avec l'effectivité, en temps que cette dernière est plus rationnelle et en même temps plus puissante que des présuppositions abstraites.
Éclairons ce point : la définition de la liberté comme participation de tous aux affaires est une " présupposition abstraite ". Donc un État dans lequel la direction des affaires est réservée à une petite minorité est compatible avec la liberté. Plus : puisque dans l'effectivité, qui est plus rationnelle que les présuppositions abstraites, c'est ce qui se passe, on doit en conclure que la liberté ne peut se réaliser, être effective que là où les affaires publiques sont aux mains d'une catégorie spécialisée de la population – chez les Anciens, on parlait d'aristocratie ou l'oligarchie. De tout cela, une conclusion finit par s'imposer : bien que l'égalité soit la liberté sous sa forme non encore développée (l'égalité de droit), le développement de la liberté conduit cependant au développement de l'inégalité.
Il faut dire au contraire que précisément le développement et la formation supérieurs des États modernes produit dans l'effectivité la suprême inégalité concrète entre les individus, alors qu'en revanche la plus profonde rationalité des lois et le renforcement de l'état légal produisent une liberté d'autant plus grande et mieux fondée, et sont en mesure de l'autoriser et la supporter.
Si la liberté se développe en inégalité, cela tient à la nature même de cette liberté qui est conçue comme la possibilité pour chaque individu de faire valoir tous ses talents et de mener sa vie privée comme il lui convient. Il va de soi, pour Hegel, qu'à partir du moment où on admet cette définition, la liberté conduit à la " suprême " inégalité. La présupposition de tout cela est, bien sûr, que les individus ont des talents inégaux de nature, que les uns sont mieux doués que les autres et que l'organisation sociale et la Constitution ne sont pour rien dans les inégalités. Sans quoi l'affirmation de Hegel apparaît très arbitraire : pourquoi la liberté engendrerait-elle une inégalité croissante ?
Déjà la différenciation superficielle qu'indiquent les termes de liberté et d'égalité montre que la première tend à l'inégalité ; mais inversement les concepts de la liberté qui courent dans les rues ramènent exclusivement à l'égalité.
On voit encore comment Hegel s'embrouille – ou cherche à nous embrouiller. Du fait qu'on distingue liberté et égalité – la " différenciation superficielle " – il en conclut que liberté veut dire inégalité. Au nom de quel genre de logique ? Celle qui affirme que la différence est une négation et la négation une opposition. Certes, on peut suivre le mode de raisonnement hégélien, tel qu'il est exposé dans la première partie de l'Encyclopédie, consacrée à la " science de la logique " :
L'égalité n'est une identité que de choses qui ne sont pas les mêmes, qui ne sont pas identiques entre elles et l'inégalité est une relation entre choses inégales. Ni l'une ne l'autre ne se dissocie indifféremment en termes de référence distincts, mais l'une est un paraître dans l'autre. La diversité est donc différence réflexive, ou différence auprès d'elle-même, différence déterminée.(7)
Mais pourquoi la " différence réflexive " devient-elle l'inégalité suprême ? Le passage n'est possible que parce que, en cours de route, Hegel a re-naturalisé les concepts dont il fait usage, c'est-à-dire s'est montré infidèle à ses propres principes théoriques. Il aurait pu dire que la liberté, dans son mouvement, se différencie et c'est dans cette différenciation que l'esprit se manifeste à lui-même dans toute sa richesse. Mais, ce n'est pas ce qu'il dit : il se contente des " concepts qui courent dans les rues " et ramène la richesse de la différentiation à l'inégalité, c'est-à-dire à une commune mesure qui n'est jamais déterminée mais qu'on devine être celle qui " court les rues ", c'est-à-dire l'argent. En effet, c'est implicitement sur le terrain de l'économie que se produit cette différenciation :
Cependant, plus la liberté est affermie comme sécurité de la propriété et comme possibilité pour chacun de faire valoir ses talents et ses qualités propres, plus il apparaît qu'elle va de soi ; dès lors la conscience de la liberté et le prix qu'on y attache s'orientent de préférence vers sa signification subjective.
C'est le lecteur attentif d'Adam Smith qui s'exprime ici. Le libéralisme sur le plan économique apparaît comme le véritable contenu de la liberté subjective. En passant, remarquons que cela suffirait à réfuter les thèses " qui courent les rues " selon lesquelles le libéralisme anglais s'oppose à la conception totale (voire " totalitaire ") de Hegel et de la philosophie systématique. La suite du texte le confirme sans la moindre ambiguïté, pour qui le lit avec attention.
Mais cette signification elle-même, c'est-à-dire la liberté d'une activité qui s'essaye de tous les côtés et qui s'exerce selon son bon plaisir en vue d'intérêts spirituels particuliers et universels, l'indépendance de la particulier individuelle, ainsi que la liberté intérieure qui fournit au sujet ses principes de base, son discernement et sa conviction propres, tout cela, d'une part, implique pour soi le plus haut degré de formation que puisse recevoir la particularité de ce qui constitue l'inégalité des hommes et, par cette culture même, les rend plus inégaux encore, d'autre part, a pour condition de son propre développement la liberté objective dont on a parlé plus haut, et ne s'est développé, et ne pouvait le faire, jusqu'à ce niveau élevé, que dans les États modernes.
La liberté qui s'essaye de tous côtés selon son bon plaisir, c'est clairement la liberté d'entreprendre. Que Hegel parle ici d'intérêts universels, cela ne doit pas nous égarer. Toute activité économique doit viser des intérêts universels, en ce sens que les produits de l'activité doivent avoir valeur pour les autres – pour parler le langage de Marx, la marchandise n'a de valeur d'échange que si elle rencontre un besoin à satisfaire. Donc l'activité individuelle dans la mesure même où elle vise l'intérêt particulier doit aussi viser un intérêt universel. Qu'il s'agisse là aussi d'intérêts spirituels, cela découle du fait que, premièrement, l'activité économique, inscrite dans le système des besoins, impose le développement des qualités intellectuelles de l'individu qui s'y inscrit et que, deuxièmement, elle produit le développement de la civilisation.(8)
Il reste que le libéralisme et le consentement au développement des inégalités n'est pas le dernier mot de l'histoire. Aussi importante que soit cette liberté d'agir à sa guise dans la sphère de l'activité économique, elle reste subordonnée à un principe plus élevé.
Si cette formation de la particularité accroît dans une proportion indéterminée l'ensemble des besoins et la difficulté de les satisfaire, l'habitude de ratiociner et de faire la leçon aux autres, avec toute la vanité insatisfaite qu'implique cette habitude, cela vient de ce qu'on a laissé libre jeu à la particularité, qui garde ainsi licence de se créer dans son domaine toutes les complications possibles et de se débrouiller avec elles.
Laissée à elle-même, la particularité crée toutes les complications possibles. Hegel vise ici, sous une énigmatique formulation philosophique la crise économique qui accompagne tout le mouvement de l'économie capitaliste : ce mouvement accroît dans une " proportion indéterminée " les besoins – puisque la production crée les besoins – et en même rend leur satisfaction plus difficile, puisque le marché solvable est restreint. De la lecture des économistes, Hegel ne conclut donc pas à l'optimisme de l'économie classique : pour Smith, on le sait, le libre développement de la " particularité " est la condition du bonheur commun en vertu du pouvoir de la célèbre " main invisible ". Hegel, au contraire, saisit, au moins partiellement, les contradictions de l'économie politique – à la manière dont Ricardo les expose à peu près à la même époque. C'est pourquoi la " particularité " ne peut pas être laissée à elle-même.
Assurément, ce domaine lui-même est en même temps dès lors le champ des limitations, puisque la liberté se trouve captive de la naturalité, du bon plaisir et de l'arbitraire des autres, mais avant tout et essentiellement selon la liberté rationnelle.
Là où l'économie politique classique voit la supériorité du champ d'activité de l'entreprise et du marché, dans sa naturalité, là Hegel voit son principal défaut. La liberté y encore prisonnière de la naturalité, c'est donc une liberté encore inaccomplie et limitée. Mais surtout la limitation principale de cette liberté qui engendre la plus grande inégalité, c'est la liberté rationnelle, autrement dit la liberté qui a son expression dans l'État comme incarnation de l'intérêt général.
Reste maintenant à voir ce qu'il en est de la liberté politique.
Pour ce qui est de la liberté politique dans le sens où elle implique que participent formellement aux affaires publiques de l'État la volonté et l'activité des individus mêmes qui par ailleurs font leur principale détermination des buts particuliers et des affaires de la société civile, l'habitude s'est partiellement établie de n'appeler Constitution que l'aspect de l'État concernant la part que prennent ainsi aux activités universelles les individus dont on vient de parler et de considérer comme un État sans constitution celui dans lequel cette participation n'existe pas formellement. Concernant cette signification, la seule chose à dire d'abord est que par Constitution on ne peut entendre que la détermination des droits, c'est-à-dire des libertés absolument parlant et l'organisation qui en permet l'effectuation et que la liberté politique, en tout cas, ne peut en constituer qu'un aspect.
Sans rentrer plus avant dans la pensée politique de Hegel, remarquons qu'est posée ici la question centrale de l'État moderne qui trouve son expression dans la Constitution(9) : il s'agit de trouver une organisation qui permet la coexistence " rationnelle " de la participation des citoyens aux affaires publiques et à la formation de l'intérêt général et de l'intérêt particulier qui doit rester libre. Si importante qu'elle soit, la liberté politique n'est qu'un " aspect " de ce problème plus général. Car il ne s'agit pas seulement de proclamer le droit du citoyen, encore faut-il en réaliser l'effectuation, c'est-à-dire déterminer les moyens par lequel ce droit peut être effectif sans que pour autant l'intérêt général soit identifié aux intérêts particuliers.
Autrement dit, l'orientation " libérale " de Hegel, celle qui le conduit à affirmer que la société moderne est celle du plus grand développement des inégalités, loin de régler définitivement la question ne fait que la poser sur une plan grande échelle. Chez Aristote et encore plus chez Platon, la conception organiciste de la société et de l'État fait qu'il ne peut pas, en droit, y avoir d'opposition entre l'intérêt particulier et l'intérêt général : l'individu est un membre du corps social et un membre ne peut pas s'opposer au corps ! Mais chez Hegel, en dépit des la répétition dans les paragraphes qui suivent de l'expression " totalité organique ", on part bien d'un conflit qu'il faut résoudre et ce conflit a sa source dans la grande inégalité que permet, légitimement, la société moderne.
Pour conclure, Hegel n'est ni l'inventeur du totalitarisme moderne – il n'est pas un ennemi de la " société ouverte " – ni un libéral pur et dur. Sa dialectique de l'égalité et de la liberté, fondée sur la priorité de la liberté ouvre sur plusieurs solutions et Hegel laissera le soin de se débrouiller de ces grandes complications à ses héritiers spirituels. La division ultérieure entre les hégéliens de gauche et les hégéliens conservateurs est déjà présente dans les difficultés que Hegel lui-même expose ici.
Notes
  1. Encyclopédie des Sciences Philosophiques en abrégé, §411. Traduction Maurice de Gandillac - Gallimard.
  2. À propos du " Reformbill " anglais in Écrits politiques. Traduit de l'allemand par Michel Jacob. Le texte vaudrait encore largement pour la Grande-Bretagne d'aujourd'hui et plus généralement pour la conception anglo-saxonne de la démocratie. Sur l'analyse des positions politiques de Hegel, on pourrait aussi se reporter au livre de Domenico Losurdo, Hegel et les libéraux (PUF) et à la biographie de Hegel par Jacques d'Hondt (Calmann-Levy, 1998).
  3. À ce propos, Jacques d'Hondt fait remarquer que Hegel est un des rares, parmi les philosophes allemands favorables à la Révolution Française, à n'avoir jamais rien dit contre l'exécution de Louis XVI…
  4. Encyclopédie des Sciences philosophiques en abrégé, §539. Les citations qui suivent sont extraites de la remarque qui suit ce paragraphe.
  5. J'ai critiqué, après bien d'autres, cette philosophie de l'histoire hégélienne dans mon livre La théorie de la connaissance chez Marx, même si j'ai tendance, aujourd'hui, à considérer que cette critique était par trop unilatérale.
  6. Rousseau : Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Œuvres III, page 131
  7. Encyclopédie … §118
  8. Tout ce passage, qui peut sembler très dense et parfois énigmatique, prend son sens si on a à l'esprit le " système des besoins ", tel que Hegel en a développé le mouvement dans les Grundlinien.
  9. Il faudrait relier tout ce passage au combat de Hegel pour la transformation de la Prusse en État constitutionnel. Voir à ce sujet la passionnante biographie de Hegel par Jacques d'Hondt.

mercredi 15 septembre 1999

Hegel, la religion et l’État (Commentaires sur le paragraphe 552 de l’Encyclopédie des Sciences Philosophiques en abrégé)

Le texte que nous allons commenter se situe à un moment décisif et souvent mal compris de la pensée de Hegel, puisqu’il s’agit du problème de l’État et plus spécifiquement des rapports entre l’État et la religion. 

La philosophie de l’esprit se décompose en esprit subjectif, esprit objectif et esprit absolu. C’est au moment de l’esprit objectif qu’appartient la détermination de l’État. Il faut noter que l’État n’apparaît dans l’Encyclopédie des Sciences philosophiques que dans la section consacrée à l’éthique (Sittlichkeit) que Hegel oppose à la moralité (Moralität). Bien que Hegel soit souvent présenté comme le philosophe de l’État, comme celui qui fait de l’État un absolu, on voit immédiatement que dans son système, tel qu’il est exposé dans l’Encyclopédie des Sciences philosophiques, l’État n’occupe qu’une position subordonnée.
L’éthique est pour Hegel « la vérité de l’esprit subjectif et celle de l’esprit objectif lui-même »1.
A l’intérieur de ce moment de l’éthique, « L’État est, consciente d’elle-même, la substance des bonnes moeurs »2. Il ne s’agit donc pas chez Hegel simplement d’une « philosophie politique » - comparable à celle des autres maîtres de la philosophie politique (Machiavel, Hobbes, Montesquieu, etc.) mais d’une théorie de l’État qui doit être compris comme un moment du mouvement à travers lequel « l’esprit pensant de l’histoire du monde, en dépouillant ces limitations des esprits-des-peuples particuliers et sa propre mondanité, saisit son universalité concrète et s’élève jusqu’au savoir de l’esprit absolu »3. Et c’est bien parce que « la nécessité, la nature et l’histoire ne sont qu’au service de la révélation de cet esprit »4 que se trouve posée la question des rapports entre l’État et la religion, à laquelle le §552 va donner une réponse.
Le texte que nous commentons et qui constitue de fait la conclusion à la fois de la section consacrée à l’État que du chapitre de l’esprit objectif, va démontrer que « la constitution et la législation, ainsi que leurs mises en oeuvre ont pour contenu le principe et le développement de la vie éthique ». Mais cette conclusion ne va pas de soi. Elle ne peut apparaître effectivement que comme résultat d’un long processus au terme duquel « la vie éthique de l’État et la spiritualité religieuse de l’État sont ainsi pour elles-mêmes les solides garanties réciproques. »
· Dans une première partie (du début jusqu’à « ... la liberté de la conscience de soi étant pour soi. »), Hegel procède à une appréciation critique de la doctrine de l’Etat de Platon, sachant qu’il ne s’agit pas d’une critique atemporelle située sur le plan de l’entendement, mais de la compréhension des limites de la doctrine platonicienne comme un moment de la constitution de la vérité.
· Dans une deuxième partie (de « C’est seulement dans le principe de l’esprit sachant son essence... » jusqu’à « ...n’est elle-même qu’une de ces formes »), il expose les rapports qui fondent l’unité de l’Etat, de la religion et de la philosophie, rapports qui ne peuvent être pleinement compris que si on admet que la religion chrétienne est la vraie religion.
· La troisième partie (de « Mais en tant que la religion... » jusqu’à « ... l’esprit libre qui se sait en sa rationalité et vérité. ») expose le processus à travers lequel se réalise cette unité, unité qui ne s’affirme pas d’emblée mais doit renverser la corruption de la religion pur s’achever dans la « conscience morale protestante ».
· La conclusion (depuis « La constitution et la législation ... » jusqu’à la fin) expose positivement le lien qui peut alors s’établir entre vie éthique de l’Etat et vie religieuse de l’Etat.

I.

Hegel commence par rappeler que l’État se développe comme la philosophie mais plus tôt qu’elle à partir de la religion. La religion, en effet, est la « conscience de la vérité absolue ».
Nous devons cependant ajouter immédiatement, pour ne pas faire de contresens sur le sens de ce qui suit, que pour Hegel la religion est le rapport à l’Absolu sous la forme du sentiment, de la représentation, de la foi mais nullement l’adoration d’un Dieu transcendant, d’un Dieu-objet extérieur à l’Esprit, c’est-à-dire extérieur à l’homme. Pour Hegel, c’est l’Être qui est en soi le divin.
De la même manière que la philosophie grecque est parvenue à la perfection en s’opposant à une religion caractérisée par le polythéisme, les mythes, « un badinage serein et frivole », de même le véritable concept de l’État ne peut être développé que dans la critique de l’État « tel qu’il expose, dans l’effectivité, comme corruption, l’unilatéralité que son Idée en soi vraie, a en elle ».
Platon part de la critique de la démocratie qui lui apparaît comme une forme corrompue de l’État. Cependant, ce qui se révèle à travers cette corruption, c’est l’unilatéralité que l’Idée de l’État a en soi. L’État n’existe pas par lui-même, indépendamment de son fondement spirituel.
Platon, nous dit encore Hegel, fit ressortir le substantiel, c’est-à-dire montra au-delà des formes particulières de l’État (démocratie, aristocratie, oligarchie, tyrannie), l’État en tant que totalité de ses accidents comme puissance absolue et en même temps comme la richesse de tout contenu. C’est en faisant ressortir le substantiel de l’État que Platon a pu concevoir que la véritable Constitution et la vie même de l’État devaient être fondées sur l’idée et les principes de la justice éternelle.
Mais Platon échoue parce qu’il « ne put pas insérer de façon formatrice dans son Idée de l’État la forme infinie de la subjectivité qui était encore cachée dans son esprit; c’est pourquoi son État est, en lui-même, sans la liberté subjective ». Cette forme infinie de la subjectivité est la liberté au sens européen, cette liberté qui implique que l’individu libre, en tant que sujet, possède en propre une connaissance de la différence entre le bien et le mal et qu’il peut donc s’assigner lui-même un but.
Dans l’État platonicien, la justice est garantie par l’organisation même de l’État pour autant que l’État repose sur le gouvernement des philosophes qui s’impose à tous et définit les devoirs de tous les membres de la Cité. L’individu, en tant que tel, soumis à l’opinion et aux passions, n’est pas libre, il doit être soumis à la totalité.
La remarque de Hegel est ici importante car elle montre que pour lui, l’État, dans sa perfection doit au contraire inclure « de façon formatrice » la liberté « au sens européen » des individus. Que signifie cette expression: « de façon formatrice »? A notre avis, ceci que la forme même de l’État doit exprimer, dans ses institutions et dans son fonctionnement pratique, cette subjectivité infinie. Chez Platon au contraire, « la rationalisation objective qui brime la subjectivité, consiste dans la transformation de la seule forme extérieure de la vie éthique »5. Et c’est bien parce qu’il faut soumettre la subjectivité que toutes les formes dans lesquelles se développe le sentiment de soi de l’individu sont tenues en suspicion dans la République platonicienne : ce qu’on a appelé le communisme platonicien suppose sinon la suppression du moins la limitation drastique de la famille avec l’éducation collective des enfants ainsi que la soumission de toute propriété à la propriété de la Cité.
On le voit : si le modèle platonicien de l’État peut sembler « totalitaire », pour employer une expression anachronique , il est, en revanche, impossible de porter une telle accusation contre l’État hégélien. Si Platon voit bien que l’État n’est pas la vérité absolue mais doit être habité par une vérité qui doit « le constituer et régner sur lui », il ne la saisit que « sous la forme de la vérité pensée de la philosophie » et c’est dans ce caractère unilatéral de la définition de l’État que réside la thèse bien connue de Platon qui fait des philosophes-rois les aptes à gouverner les États.
Or la vérité uniquement pensée n’est qu’un moment de la vérité, elle n’est que la pensée posée indépendamment du mouvement de la chose elle-même; or la vérité est toujours devenir, unité du subjectif et de l’objectif. Cette vérité uniquement pensée de l’Etat implique la dissociation de cette unité et se trouve à l’origine des oppositions classiques qui organisent la pensée politique entre le collectif et l’individuel, entre l’intérêt général et l’intérêt des individus, entre la loi et la liberté.
La vérité uniquement pensée de l’État aboutit d’un côté à la pensée formelle de la loi opposée à la subjectivité individuelle, de l’autre aux projets de constitutions rationnelles indépendamment du mouvement historique. Hegel dans sa philosophie du droit montre justement que ces oppositions ne sont que des moments d’un processus qui s’achève dans l’État rationnel.
La vérité non uniquement pensée de l’État, c’est dans la religion vraie qu’il faudra la chercher. Or « il ne fut pas accordé à Platon de pouvoir d’avancer jusqu’au point de dire, que, aussi longtemps que la religion vraie ne s’est pas fait jour dans le monde et n’est pas devenue dominante dans les États, aussi longtemps le principe vrai de l’État n’est pas entré dans l’effectivité. » Cette religion vraie, pour Hegel, est la religion révélée chrétienne. Il faudrait ici nuancer le point de vue avancé de manière un peu abrupte par Hegel. Le lien entre la religion et l’État est une constante chez les penseurs de l’Antiquité. La religion est conçue comme lien social; une cité sans religion est inconcevable aussi bien chez Platon que chez Cicéron. Par contre, la religion antique se présente systématiquement d’une manière double: il y a d’un côté la religion civique, solide garantie de l’État, et de l’autre côté il y a la religion privée. Cette double religion ne peut évidemment pas représenter la véritable religion dont parle Hegel. A elle seule, la question de la « véritable religion » de Hegel mériterait de longs développements. D’autant que si la continuité entre les oeuvres de jeunesse et l’ »Encyclopédie des sciences philosophiques » est incontestable, cette continuité se réalise de manière très hégélienne à travers un mouvement où s’affirment les contradictions.

II.

Si donc la pensée platonicienne se trouve ainsi limitée, cette limite ne doit pas être jugée au tribunal de l’entendement pur. Elle doit être comprise comme une limite nécessaire dans une processus historique: la pensée ne peut pas se déployer indépendamment de la vie effective car, « tout aussi longtemps [que le vraie religion ne s’est pas fait jour], ce principe n’a pas pu non plus entrer dans la pensée, ni l’Idée vraie de l’Etat être saisie par celle-ci. » Hegel, qui ses années de jeunesse avait pris la cité antique pour modèle, a du admettre que l’Etat moderne ne pouvait se penser dans les schémas de la « polis » antique et c’est précisément le sens la critique de la philosophie platonicienne.
Le principe, que Platon n’a pas pu atteindre, est résumé ainsi par Hegel: « L’Idée de la vie éthique substantielle, avec laquelle est identique la liberté de la conscience de soi étant pour soi. » Cette identité est au coeur du raisonnement de Hegel: l’éthique apparaît comme « accomplissement de l’esprit objectif, comme vérité de l’esprit subjectif et de l’esprit objectif lui-même » (§5136). L’esprit objectif est unilatéral en ce qu’il a sa liberté à l’extérieur; l’esprit subjectif est également unilatéral en qu’il se pose comme singularité intérieure face à l’universel. Dans l’éthique ces unilatéralités sont supprimées et donc « la liberté subjective est comme le vouloir rationnel universel auprès de et pour lui-même. »7 Selon Hegel, Rousseau a eu le mérite de placer la volonté, c’est-à-dire la pensée comme principe de l’Etat, mais il ne saisit cette volonté que comme volonté individuelle et la volonté générale comme volonté commune, c’est-à-dire comme résultat des volontés individuelles conscientes. Ce faisant, la philosophie politique de Rousseau conduit à la construction d’un système d’abstractions sans Idée, un « système rationnel imaginé » qui a engendré « les événements les plus horribles et les plus cruels »8. Echapper à ce système d’abstractions, c’est poser que la volonté subjective individuelle ne peut s’accomplir qu’en tant qu’elle est identique à la volonté universelle. L’individu est bon dit Rousseau et c’est parce qu’il a reçu de Dieu cette bonté (cet instinct divin) que l’Etat peut être fondé sur la volonté commune. Mais pour Hegel, ce qui est bon « est assurément l’universel de la volonté, déterminé auprès de lui-même »9.
Donc pour chaque individu conscient, son effectivité, son activité consistant à « être pour lui-même », à prendre soin de lui-même, sont déterminées par le tout présupposé. Donc la volonté générale ne s’impose pas de l’extérieur à l’individu, elle est sa propre volonté d’atteindre l’universel parce que sa liberté ne peut pas être chose qu’une reconnaissance des autres et être reconnu par les autres comme sujet libre.
Cette identité de la vie éthique substantielle et de la liberté de la conscience de soi est développée dans les lignes qui suivent: « C’est seulement dans le principe de l’esprit en soi absolument libre, et ayant son effectivité dans l’activité de sa libération, qu’est présente l’absolue possibilité et nécessité que la puissance étatique, la religion et les principes de la philosophie coïncident, que s’accomplisse la réconciliation de l’effectivité en général avec l’esprit, de l’Etat avec la conscience morale religieuse, et, de même, avec le savoir philosophique. » Autrement dit la vie éthique est donc bien l’unité objectif du vouloir individuel et de l’universalité que veut chaque individu libre.
Nous pouvons remarquer que l’opposition, qui a parfois été faite entre un Hegel de la « Phénoménologie de l’Esprit » dont la philosophie serait axée sur le développement de la subjectivité et un Hegel « de la maturité », dogmatique » et « étatiste », ne trouve aucun fondement. Le système hégélien, qui s’accomplit dans la philosophie de l’esprit à travers l’Etat, la religion et la Philosophie, a pour principe cet esprit en soi absolument libre qui est le point de départ de la « Phénoménologie de l’Esprit ». Or cette idée, c’est au christianisme que le monde la doit: « Le monde a reçu cette idée du christianisme, pour lequel l’individu comme tel a une valeur infinie étant donné qu’il est l’objet et le but de l’amour de Dieu, destiné à avoir son rapport absolu avec Dieu en tant qu’esprit, à ce que cet esprit inhabite en lui, ce qui veut dire que l’homme est destiné auprès de lui-même à la suprême liberté »10.

III.

La religion n’est donc pas quelque chose qui s’impose à l’individu de manière extérieure; dans le christianisme, c’est l’homme qui se révèle à lui-même sa propre liberté. Cette révélation, qui n’est que conscience de l’Absolu sur le mode du sentiment devient dans la philosophie savoir rationnel et dans l’Etat vouloir universel effectif. La religion et l’Etat sont donc les formes dans lesquelles existe le principe; donc elles « contiennent en leur sein la vérité absolue ». Or la vérité absolue en tant qu’elle est philosophie n’est elle-même que l’une des ses formes. La pensée de Hegel paraît ici assez complexe. Néanmoins la compréhension de ce passage mérite qu’on s’y arrête. La vérité absolue est contenu pour la religion, l’Etat et la philosophie. Mais en même temps elle n’existe qu’à travers ces formes. En tant qu’elle est philosophie, la vérité absolue est aussi une forme ... de la vérité absolue. Elle est forme de la forme. Hegel refuse l’opposition que fait l’entendement entre forme et contenu. La philosophie n’est pas une forme qui a pour contenu la vérité absolue. Bien au contraire, c’est le contenu qui apparaît comme « forme de la forme ». Or cette manière d’exposer les rapports entre philosophie, Etat et religion exclut justement tout dogmatisme. La vérité absolue n’est pas; elle est engendrement de formes, dialectique de l’esprit. L’Etat n’est donc pas plus subordonné hiérarchiquement à la philosophie qu’à la religion. L’unité de principe entre l’Etat, la religion et la philosophie exclut donc tout aussi bien les « philosophes-rois » de Platon que l’intervention de la religion dans les affaires de l’Etat. Comme le note Eric Weil11, « puisque le christianisme est fait de liberté et de vérité, un Etat qui ne serait pas chrétien dans ses fondements ne serait pas un Etat de liberté. Mais aussi pourquoi la religion n’a rien à voir avec l’Etat. » En effet pour Hegel, il est tout à fois impossible de séparer arbitrairement ce qui est temporel et ce qui est spirituel et d’admettre l’arbitraire du spirituel à l’égard du temporel. Loin que la religion apparaisse comme pouvoir transcendant s’imposant à l’Etat, pour Hegel, « L’esprit divin pénètre nécessairement de façon immanente, ce qui est du monde; ainsi la sagesse y est concrète et c’est auprès de lui-même que se détermine sa justification. »12
Puisque la vérité absolue est le contenu de la religion, en tant que religion « elle aussi dans le développement d’elle-même, développe les différences contenues dans l’Idée [...] » Hegel nous renvoie pour l’explicitation de ces différences aux §566 et sq.. Quant à la forme, l’esprit absolu apparaît d’abord comme représentation et dans cette opération séparatrice la forme se scinde du contenu.
C’est de cette scission que naît la corruption de l’existence de la religion « en existence sensible » et par là en « oppression de la liberté de l’esprit et en renversement de la vie politique ». Hegel reprend ici sous une forme raccourcie ce qu’il a développé quelques pages auparavant dans le même §552. La corruption de l’existence de la religion a un nom: c’est le catholicisme. Car si dans la religion chrétienne en général, Dieu est su en esprit et en vérité, « dans la religion catholique, cet esprit est dans son effectivité rigoureusement contraire à l’esprit conscient de lui-même »13. Hegel montre comment les rites mêmes de cette religion (l’hostie par exemple) posent Dieu comme chose extérieure présentée à l’adoration. La conclusion est sans appel: « tout cela tient l’esprit captif d’un être-hors-de-soi en vertu duquel le concept de cet esprit est au plus profond de lui-même méconnu et subverti et droit, justice, bonnes-moeurs et conscience-morale, responsabilité et devoir sont gâtés dans leur racine. »14 C’est pourquoi Hegel dénonce dans la religion catholique un principe de non-liberté et montre que c’est tout logiquement que cette religion est si hautement prisée comme garant des institutions fondées sur la non-liberté, l’injustice, la corruption des moeurs et la barbarie. Nous avons affaire à une attaque donc très violente qui n’a rien à envier aux pamphlets anticléricaux des Lumières (« Ecrasons l’infâme! ») et qui permet de saisir ce que Hegel entend quand il fonde l’Etat sur la véritable religion. L’Etat hégélien est chrétien en ce qu’il se fonde sur une éthique qui est le « noyau » rationnel du christianisme, mais il n’a rien à voir avec un Etat clérical ou avec une « monarchie de droit divin » et dans les dernières années de sa vie Hegel se montrera particulièrement inquiet des progrès du cléricalisme mettant en danger l’Etat.
A la corruption de la religion, Hegel refuse cependant de donner la solution apportée par la Révolution Française, de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Ce fut dit-il « l’énorme erreur de nos temps », ou encore une « folie des Temps modernes » que de vouloir considérer éthique et religion comme séparables ou comme indifférents l’un à l’autre. C’est « une représentation insensée que de vouloir réserver à chacune un domaine séparé en s’imaginant que leur diversité se comporterait paisiblement dans le rapport de l’une à l’autre et n’éclaterait pas en contradiction et en bataille. »15 Cette « représentation insensée », ce fut celle de la Révolution Française qui voulut changer un système de moeurs corrompues, la constitution et la législation correspondant à ce système sans une Réforme religieuse. La Révolution voulut construire un nouveau système, abstraitement rationnel, à partir d’une table rase. A cette méthode, qui conduit aux événements les plus horribles et les plus cruels, Hegel oppose le développement interne, dialectique du principe. En effet « le principe contient l’élasticité infinie de la forme absolue, consistant à vaincre cette corruption de ses déterminations-de-forme et, à travers elles, du contenu, et à opérer la réconciliation de l’esprit dans lui-même. » 
Le catholicisme en posant l’adoration de Dieu comme quelque chose d’extérieur rompt l’unité de la conscience morale religieuse et de la conscience morale éthique. La Réforme est négation du catholicisme en ce qu’elle revient au principe du christianisme, principe qui était contenu mais non explicité. Or en explicitant ce principe la conscience morale protestante réunifie ce que la religion catholique avait séparé et par là elle est « l’esprit libre qui se sait en sa rationalité et vérité. » Ce que le christianisme originel avait posé, le protestantisme le réalise. Mais le protestantisme est né lui-même sur le terreau du catholicisme; c’est dans la lutte contre la corruption même du catholicisme que le protestantisme luthérien s’est construit, en retournant contre ses adversaires leurs propres principes.
A partir de là, les rapports qui doivent exister entre la religion et l’Etat sont éclairés sans ambiguïté. La Constitution et la législation ne sont pas fondées sur la religion, mais sur la vérité de la religion, « vérité érigée en principe originaire de la vie éthique » et elles ont pour contenu le développement de la vie éthique. Hegel ne demande pas un Etat religieux, ni une religion d’Etat, mais une « spiritualité religieuse de l’Etat » qui est le complément de sa vie éthique.

IV.

Au terme de cette lecture nous pouvons dégager quelques traits essentiels.
D’abord, la richesse de la méthode hégélienne opposée aux procédés traditionnels de l’entendement. Le sujet du texte peut donner facilement prise à toutes les oppositions insolubles dans lesquelles s’enferme habituellement une pensée qui ne considère son objet que comme un ensemble de déterminations extérieures l’une à l’autre. Hegel au contraire part du mouvement de la chose elle-même, de la dialectique complexe qui se noue entre l’Etat, le religion et la philosophie. De Platon à la conscience morale protestante, c’est le mouvement d’ensemble qui est restitué. Or ce mouvement implique qu’aucune forme n’a la prééminence absolue sur les autres; d’où le refus d’une subordination de l’Etat à la religion ou à la philosophie. Dans sa propre sphère, l’Etat réalise la vie éthique et il est lui-même sa propre détermination. En posant l’identité quant au contenu (la vérité absolue) de l’Etat, de la religion et de la philosophie, Hegel institue le principe de leur autonomie et de leur souveraineté dans leur sphère propre. Mais en même temps, chaque sphère est relativisée. L’Etat n’est pas tout; il n’est qu’un moment; il réalise l’esprit objectif; il est donc pensée mais sa vérité absolue est dans la philosophie.
Ensuite, Hegel dans ce texte donne une solution à un problème de son époque et de la nôtre. Rousseau avait bien vu que le principe de la volonté générale ne peut être garanti que par un fondement moral inébranlable et il supposait ce fondement dans une religion civique. Mais cette religion civique apparaît comme une construction artificielle: le culte de la Raison dans les derniers mois de l’épisode robespierriste l’incarna de manière à la fois dérisoire et tragique. Montesquieu, lui aussi, en faisant de la vertu le principe de la démocratie, suppose que la vertu est appuyée sur la religion. Mais l’un comme l’autre, en posant moralité, éthique, religion, Etat, comme des déterminations extérieures en viennent à prôner sous une forme ou sous une autre une religion d’Etat obligatoire et donc à limiter la liberté de conscience. Hegel, au contraire, en unifiant en un principe la conscience morale éthique et la conscience morale religieuse n’a plus besoin d’une religion d’Etat puisque l’Etat possède maintenant une spiritualité religieuse. La liberté de conscience des individus est garantie précisément parce qu’il ne peut y avoir d’opposition entre la moralité et l’éthique telle qu’elle se réalise dans l’Etat. Il peut y avoir contradiction seulement si l’Etat est corrompu, s’il est privé de cette spiritualité religieuse. Mais si contradiction effective il y a, elle ne peut pas être résolue par des constructions abstraites. Hegel nous met en garde comme toute illusion dans ce domaine; la solution ne peut venir que d’un mouvement interne, qu’en retournant au principe par delà sa corruption et le rendant conscient. La politique de Hegel n’est pas faite de dogmes mais de « l’élasticité infinie ».
Enfin, si on s’accorde avec Eric Weil pour penser que Hegel est non un apologiste de l’Etat mais l’analyste de ce qui est sous yeux, il nous faut reconnaître que les problèmes exposés dans ce texte par Hegel sont au coeur de notre modernité. Il peut paraître paradoxal d’affirmer que ce texte de Hegel peut constituer un fondement pour l’idée de laïcité telle que l’a inventée la République française. La séparation de l’Eglise et de l’Etat, le refus de l’intervention de l’Eglise dans les affaires de l’Etat sont des principes qui découlent de la position hégélienne, ainsi que Eric Weil l’a montré. En même temps, cette séparation n’est effective que pour autant que l’essence de l’Etat reste la loi, non la loi du plus fort, non la loi même d’une majorité de circonstance, mais « la loi de la raison dans laquelle tout homme peut reconnaître sa volonté raisonnable »16. Mais cette loi raisonnable n’est pas autre chose selon Hegel que le contenu rationnel de la religion chrétienne. La « leçon de morale » de l’école républicaine d’antan n’était pas différente quant à son fond de la leçon de morale tirée de la religion chrétienne, du moins tant que la religion n’est pas transformée en adoration. Mais dans cette leçon de morale était développée non à partir du sentiment - de la piété ou de la crainte - mais comme expression la plus haute de la liberté et de la volonté, comme préparation à la formation de citoyens libres. L’Etat comme éducateur du citoyen, ce fut bien l’idéal de la République laïque. Dans un autre ordre d’idées, nous pourrions aussi évoquer ici Georges Sorel. Réfléchissant sur ce qu’il considérait comme une corruption de l’essence du mouvement ouvrier à la fin du 19e siècle, Sorel, qui poursuivait un intense dialogue avec le grand hégélien italien Croce, fut amené à poser la question de la spiritualité religieuse comme moyen de l’éducation morale du syndicalisme.
Si nous considérons la véritable crise d’identité qui frappe aujourd’hui la démocratie - alors qu’elle semble triompher - il semble bien que c’est du côté de la vie éthique qu’il faille se tourner, non pour reconstruire une religion transcendante fondement de la rénovation de l’Etat comme le proposent les fondamentalistes de par le monde, mais, en restaurant une éthique et une vie éthique de l’Etat, pour revenir au principe qui fonde l’Etat dans le vouloir rationnel de la subjectivité qui ne peut être qu’un vouloir universel.

Notes

1HEGEL: Encyclopédie des Sciences philosophiques en abrégé - traduction Maurice de Gandillac - Edition NRF-Gallimard - pp.441/442

2op.cit. page 452

3op.cit. page 470

4ibid.

5 Bernard Bourgeois : "La pensée politique de Hegel" - PUF page 108

6 Hegel : Encyclopédie des Sciences philosophiques op.cit. page 441/442

7 op.cit. page 442

8Hegel: Principes de la philosophie du droit - Traduction A. Kaan - NRF Gallimard Idées - §258 - p.271

9 Hegel: Encyclopédie des sciences philosophiques - § 508 op.cit. p.439

10 op.cit. page 427

11 Eric Weil: Hegel et l'Etat (Librairie Jean Vrin - 1974) page 48

12 Hegel: Encyclopédie des sciences philosophiques - op.cit. page 474

13 op.cit. page 472

14 op.cit. pp. 472/473

15 op.cit. page 474

16 Eric Weil op. cit. page 52

dimanche 25 avril 1999

Sphères de la Justice; une défense du pluralisme et de l'égalité Michael Walzer - Seuil, "La couleur des idées" - 1997 - traduit de l'américain par Pascal Engel

M. Walzer reprend à nouveaux frais le débat sur la justice distributive en écartant aussi bien la conception aristotélicienne traditionnelle que la conception contractualiste de John Rawls (distribution des positions sociales à partir de la position du voile d'ignorance). Pour Walzer, la justice, c'est tout simplement l'égalité, mais il réfute immédiatement l'égalité simple qui conduit presque immanquablement à la tyrannie (l'égalité est un idéal mûr pour la trahison dit Walzer). A la place de cette égalité simple et universelle (en gros celle de feu le socialisme bureaucratique à la sauce stalinienne, d'un côté, celle du néolibéralisme de l'autre), Walzer propose de différencier les sphères de la vie où s'applique le principe égalitaire et de construire une théorie de l'égalité complexe. Il s'agit, en particulier, de déterminer dans quelle sphère le libre échange est un principe de répartition légitime. Mais il s'agit aussi de montrer comment l'irruption du marché dans les autres sphères de la vie sociale conduit à la destruction de l'égalité et à l'oppression. Il est impossible de résumer ici l'ensemble des questions abordées. Signalons quelques développements qui méritent tout particulièrement l'attention.
Michael Walzer

jeudi 25 mars 1999

Searle et la construction du social Gallimard NRF - Collection "Essais"

Je signale le livre de John R. Searle, La construction de la réalité sociale (Gallimard, 1998). Searle est un "matérialiste" même si le mot n'est jamais prononcé parce que peut-être trop connoté pour un auteur étatsunien. Il affirme que nous vivons dans un monde et un seul dont "les caractéristiques les plus fondamentales sont celles que décrivent la physique, la chimie et les autres sciences de la nature". Cependant il a toujours refusé les diverses formes de réductionnisme physicaliste en philosophie de l'esprit; en particulier dans la polémique contre les Churchland sur l'IA - voir son fameux argument de la chambre chinoisequi est une expérience de pensée conçue comme une réfutation directe du "test de Turing". Comme Dreyfus et d'autres, et contre Dennett, Millikan, Minsky, etc., Searle maintient que les machines ne peuvent pas penser au sens où les hommes pensent car les programmes d'ordinateurs n'ont qu'une syntaxe et pas de sémantique et par conséquent l'intentionnalité qu'ils semblent manifester n'est qu'une intentionnalité dérivée et non une intentionnalité intrinsèque comme celle des esprits humains. Les travaux de Searle portent aussi sur la théorie des actes de langage où Searle prolonge Austin. Dans son dernier livre, Searle tente d'appliquer ses propres théories concernant l'intentionnalité et les actes de langage à la construction des faits sociaux. Le postulat de base de base est que les faits sociaux se distinguent radicalement des faits bruts (genre "le chat est couché sur le tapis" ou "le mont Everest est couvert de neige et de glace") en ce qu'ils sont tous intentionnels et comportent nécessairement une composante linguistique. Enfin à la différence des "individualistes méthodologiques" purs et durs, Searle affirme qu'il y a une intentionnalité collective (les individus peuvent vouloir dire quelque chose comme "nous" et pas seulement "je pense que tu penses que..." Tout cela est fort intéressant. Et à lire pour qui s'intéresse à l'ontologie du social. Mais si j'écris, ce n'est pas pour inciter à augmenter les droits d'auteur de ce professeur éminent. C'est parce que c'est un livre à bien des égards révélateur de l'insularité de la philosophie anglo-saxonne.

La thèse centrale de Searle ne fait que dire avec les mots et le mode de discussion de la philosophie analytique et les acquis de la logique ce qu'on peut déjà trouver chez Dilthey et nous avons une nouvelle version de la théorie des deux sciences. Ce n'est pas inintéressant mais Searle ne semble pas même soupçonner que des bons vieux continentaux l'ont précédé d'une bonne centaine d'années (au moins).
Searle est une réaliste convaincu et je crois qu'il a raison sur ce point. Mais sa défense du "réalisme externe" a des aspects kantiens qu'il soupçonne lui-même par moment puisqu'il dit que le réalisme est la présupposition de toute discussion ontologique sérieuse et y compris des discussions sur le réalisme et appelle cela un argument transcendantal en faveur du réalisme. Mais chose curieuse, il accuse l'idéalisme transcendantal de Kant d'être une version de l'idéalisme de Berkeley! C'est tout bonnement hallucinant. Dans mon modeste commentaire sur les "Prolégomènes", j'insiste particulièrement sur cette question. Je traite aussi de cette affaire dans ma recension du livre de Popper.
Searle parle du "scepticisme cartésien". On peut ignorer l'histoire de la philosophie occidentale, mais à ce point c'est grave. Tout étudiant en philosophie sait précisément que Descartes n'est pas un sceptique mais que le cartésianisme peut se comprendre comme une réponse au scepticisme de Montaigne (c'est explicite dans de nombreux textes de Descartes. Quand Montaigne dit "Que sais-je?", Descartes lui répond "ego sum" et tout le reste s'en suit.
Jacques Bouveresse a sans doute raison de préférer Searle à Derrida. Mais il faudrait que nos amis américains fassent aussi un petit effort de culture.

lundi 15 juin 1998

Le salaire de l'idéal

Le salaire de l'idéal par Jean-Claude Milner: (Seuil, 1997)
Ce livre ressortit au genre de l'essai rapide où une idée plus ou moins paradoxale devient la clé unique qui permet de rendre compte de l'ensemble des phénomènes sociaux. Ce qui est particulièrement agaçant. Un gros article est délayé jusqu'à atteindre la taille d'un livre, afin d'entrer dans le cadre de la politique éditoriale du vite fait, vite vendu, vite lu et vite oublié. Dommage, parce ce qui y est dit aurait mérité de plus amples développements et une discussion sérieuse.
Commençons par ce qui ne va pas.
Ainsi la théorie de Milner du " sursalaire " comme fondement de la bourgeoisie salariée, sans être dénuée de toute pertinence, est mise à toutes les sauces et doit résumer l'histoire du mode de production capitaliste au cours de notre siècle. L'idée de la dissociation du titre de propriété et de l'appropriation de la plus-value capitaliste n'est pas nouvelle. La croissance d'une classe salariée " capitaliste " exerçant la direction du procès de production en lieu et place des possesseurs de capital est une question discutée depuis les années 30. C'est le développement d'un phénomène dont on trouve les premières analyses chez Marx lui-même : les fonctionnaires du capital font le " travail " du capitaliste au fur et à mesure que se développent les sociétés par action. C'est, pour Marx, une des manifestations de ce que le processus même de développement du mode de production capitaliste se heurte en permanence à l'obstacle que dressent les rapports sociaux capitalistes eux-mêmes (ce que dit, à sa façon, Milner quand il dit que le capital peut devenir le fossoyeur de la bourgeoisie).
Le rôle des managers, remplaçants des capitalistes classiques, dans le capitalisme des monopoles est également au centre de la stratégie léniniste de construction du socialisme. Les courants " planistes ", les " néos " au sein de la vieille SFIO, pour la gauche, les technocrates du groupe " X-Crise " de l'autre côté, y voient aussi la marque d'une transformation fondamentale du mode de production capitaliste. On retrouve, du côté des dissidents du trotskisme, des analyses de ce genre, chez Bruno Rizzi (La bureaucratisation du monde, 1938) et James Burnham (Managerial Revolution). Après guerre les mêmes thèmes seront débattus et ressassés aussi bien dans la social-démocratie que chez les keynésiens comme Galbraith. Il est bien dommage que Milner ne fasse référence à aucune de ces recherches et présente sa découverte des nouvelles classes moyennes en s'appuyant uniquement sur la littérature romanesque. L'incroyable nonchalance théorique dont il fait preuve l'amène à employer le terme de bourgeoisie salariée avec une extension telle qu'on ne voit plus bien qui est en dehors de cette classe, les SDF et les clochards mis à part. Milner en arrive même à qualifier la grève de novembre-décembre 1995 de grève de la bourgeoisie salariée (évidement les chauffeurs de bus et les contrôleurs de la SNCF font partie de bourgeoisie à sursalaire !)
Sur le même thème, mais avec de la rigueur théorique, on aurait plus intérêt à lire les recherches de Dumesnil et Lévy, appuyées en particulier sur l'exemple américain. Ces deux auteurs tentent de définir le " cadrisme " comme mode particulier de régulation du capitalisme (voir La dynamique du capital, PUF, collection Actuel Marx, 1996). Mais Dumesnil et Lévy doivent constater que ce rôle de la " bourgeoisie salariée " est justement en train de se terminer avec le retour au premier plan du possesseur de capital, du détenteur de titres boursiers, qui réclame la direction effective des entreprises (le problème de la " corporate governance ") contre le manager. Il est à remarquer d'ailleurs que le " sursalaire " dont parle Milner est de plus en plus versé directement sous formes d'actions (fonds de placement des entreprises, stock options, etc.) et que le mot d'ordre des années 60, " tous salariés " est remplacé par celui de " tous capitalistes ".
Il est reste quelques points sur lesquels Milner est beaucoup plus convaincant. C'est, d'abord, quand il analyse le compromis historique entre la bourgeoisie française et les fractions avancées du prolétariat autour de la république (ce qu'il appelle " le Palais National "). Sans se perdre en considérations nostalgiques sur le passé, il montre bien que ce compromis était la base de la liberté de la culture et du fonctionnement même de l'Université. La dissolution de ce pacte avec la 5e République et ses prolongements actuels mettent directement en cause la culture (ses analyses sur l'opposition entre l'État cultivé et l'État culturel sont souvent très justes) et conduisent à la dictature des nouvelles élites incultes. Avec toutes les conséquences directes concernant l'école et l'université.
Les dernières pages sur l'Europe et le sauve qui peut généralisé qui la menace, la concurrence des Églises chrétienne-mercantile (Delors) et socialiste-mercantile (Cresson) sont d'une vigueur assez roborative. Comme le sont les analyses qui montrent que la gauche est devenue " le parti du sursalaire ".
Mais tout cela reste dans une confusion conceptuelle assez stupéfiante. Bien qu'il critique ceux qui pleurent et crient aujourd'hui sur " L'horreur économique ", Milner ne met guère plus de sérieux et de rigueur dans son essai que ne le fit il y a quelques temps Viviane Forrester.

dimanche 1 février 1998

Le Manifeste du Parti Communiste a 150 ans.

Commémorations et enterrements.
" Un spectre hante l'Europe : c'est le spectre du communisme. " Ainsi commençait un petit texte publié pour la première fois en février 1848, " Le Manifeste du Parti Communiste ". Commandé par la Ligue des Communistes en fin novembre 1847, ce texte était appelé à devenir un " best seller " mondial, concurrent direct de la Bible. Cent cinquante ans après, on a célébré en grand appareil les funérailles du communisme, et comme pour toutes les funérailles sous nos latitudes, le noir sied mieux que le rouge. Ainsi, sous l'égide de l'historien (sic !) Stéphane Courtois, il ne reste plus du communisme qu'un énorme " livre noir ", lancé à sons de trompettes sur toutes les ondes et tous les fenestrons.
Cédant nous aussi à la superstition des chiffres ronds, faut-il apporter notre pierre aux quelques (rares) cérémonies commémoratives dédiée au cher disparu ? Ou faut-il laisser les morts enterrer leurs morts ? Disons-le tout net : les 150 ans ne sont qu'un prétexte pour réaffirmer que le Manifeste reste pour nous un acte vivant et non un témoignage émouvant d'un passé à jamais révolu. Mais comme nous ne sommes pas des " talmudistes ", nous savons que la seule manière de faire vivre une tradition, c'est de la critiquer, la retravailler, la réinterpréter. Les vieux outils peuvent rendre encore de bons et loyaux services à condition de les dérouiller et de les aiguiser convenablement. Retrouver ainsi la pensée vivante de Marx, débarrassée des scories accumulées par les décennies de luttes, de trahisons et de tragédies : c'est pour cette tâche qu'il faut recommencer par le commencement, c'est-à-dire par le Manifeste, glorieux acte inaugural, défi héroïque lancé à la face du vieux monde, dont toute l'actualité montre qu'il est urgent de le renouveler.
Texte et contexte
Incontestablement, le Manifeste est un texte daté. Daté dès l'introduction par ce rappel des décisions de la Ligue des Communistes ; daté par des affirmations comme celles-ci : " Le communisme est reconnu dès maintenant, et par tous les gouvernements européens, comme une puissance. " Daté par la critique des diverses formes de socialisme dont ne survivent que quelques idées éparses et quelques représentants égarés. Daté aussi dans l'itinéraire intellectuel de Marx : Marx, en effet, n'est pas encore en possession de sa théorie. Le Manifeste, sur ce plan, est plus un programme de travail qu'un condensé d'une théorie qui n'aurait plus qu'à être développée. La théorie des classes et celle de l'État n'y sont qu'esquissées. Si le problème de l'exploitation est posé, à cette époque Marx n'a pas encore élucidé le " mystère " de la plus-value. Beaucoup d'affirmations seront rectifiées ou abandonnées par la suite. Marx et Engels, du reste, le disent explicitement. Lors de la nouvelle publication allemande de 1872, ils définissent le Manifeste comme une " document historique " qu'ils ne se reconnaissent plus le droit de modifier, bien que nombreuses remarques se trouvent " vieillies ". Ce sont seulement les " principes généraux ", " dans leurs grandes lignes " qui gardent toute leur validité.
La difficulté tient justement à séparer clairement ce qui dépend du contexte, ce qui n'est qu'une élaboration inachevée et ces principes généraux qui gardent toute leur validité. Difficulté aggravée 1° par l'utilisation faite par les marxistes de l'œuvre de Marx ; et 2° par l'incertitude concernant la nature de certaine des propositions du Manifeste qui peuvent parfaitement êtres acceptés en tant que formules algébriques générales mais doivent se remplir d'un contenu concret pour que leur seul en soit déterminé.
Bourgeois et prolétaires
Philosophie de l'histoire
" L'histoire de toute société jusqu'à nos jours, c'est l'histoire de la lutte des classes ". La première partie du Manifeste commence par cette affirmation qu'on doit immédiatement nuancer. Cela suppose en effet que soit rejetées hors de l'histoire les formes de " communisme primitif " et plus généralement les " sociétés sans classes " dont nous savons aujourd'hui qu'elles ne sont pas pour autant des sociétés sans histoire. Du reste, Marx et Engels le savent bien, qui ont déjà abordé ce problème du " communisme primitif " dans L'Idéologie allemande et sur lequel ils reviendront à de nombreuses reprises, aussi bien sous une forme détournée quand Marx s'attaque à la question russe à partir de sa correspondance avec Vera Zassoulitch, que directement, quand Engels reprend les travaux de Lewis Morgan dans L'origine de la famille, de la propriété et de l'État.
En second lieu, si la lutte des classes domine bien l'histoire des sociétés où se développe le mode de production capitaliste, il n'est pas certain que cette formule ait la même portée quand il s'agit de comprendre les sociétés antérieures. L'opposition millénaire des opprimés et des oppresseurs, de ceux d'en haut et de ceux d'en bas, ne recoupe pas nécessairement des oppositions de classes au sens précis du terme, si on définit les classes comme ce qui est constitué à partir des rapports de production. Ainsi l'opposition de la bourgeoisie à la noblesse n'est qu'une opposition relative, fortement tempérée par la possibilité ouverte à la bourgeoisie de s'intégrer à la noblesse et par le relais que les intérêts des grands bourgeois trouveront assez rapidement dans la monarchie, pas seulement dans la monarchie à l'agonie du XVIIIe siècle, mais dans la monarchie montante (voir Louis XI comme exemple emblématique de cette situation). L'opposition entre les paysans et les féodaux n'est à proprement parler une opposition de classe, au sens restreint, puisque le rapport du paysan à son seigneur n'est pas fondamentalement un rapport économique mais un rapport politique dont l'extorsion par le seigneur du surproduit social n'est qu'une conséquence. Très vite, on trouvera des paysans bien plus riches que certains chevaliers en haillons. Là encore, tant la littérature que les travaux des historiens (Duby par exemple) pourraient sérieusement enrichir nos connaissances et rendre plus complexe notre approche de l'histoire qui ne se laisse pas réduire à un schéma désincarné. Il faudrait également parler des sociétés situées en dehors de l'espace européen : quid du système des castes ? du rôle du mandarinat en Chine ?
Bref, la valeur de cette première phrase du Manifeste n'est pas de fournir une théorie ou une philosophie de l'histoire, valable en tous temps et en tout lieu, mais de soulever la question centrale dans les formations sociales dominées par la bourgeoisie moderne. C'est seulement en ce sens, plus restreint, que nous ne sommes pas sortis du contexte du Manifeste.
La révolution bourgeoise
Le Manifeste a souvent été compris comme une véritable apologie du rôle révolutionnaire de la bourgeoisie par opposition au caractère réactionnaire qu'elle prend dès qu'elle a accaparé tous les pouvoirs. On y trouvera même une description enthousiaste de ce qu'on appelle aujourd'hui la mondialisation. Or tout ce passage a souvent été mal interprété.
1. On a interprété la révolution bourgeoise comme une étape nécessaire du développement historique, que tous les pays devaient suivre pour arriver enfin au communisme. Ce " parcours du combattant " de l'histoire universelle (communisme primitif, esclavagisme, féodalisme, capitalisme et enfin communisme) s'apparente à tous les conceptions téléologiques (c'est-à-dire théologiques) de l'histoire. Or Marx devait rectifier sérieusement cette conception, toujours à propos de la question russe. Vera Zassoulitch s'adresse à Marx pour lui demander si " l'histoire, le socialisme scientifique, en un mot tout ce qu'il y a de plus indiscutable ", condamnent ou non la commune paysanne russe, ainsi que l'affirment les " marxistes " russes. Or la réponse de Marx se garde bien d'invoquer " l'histoire " ou le " socialisme scientifique ". Il y parle de la " fatalité historique " en mettant des guillemets et en soulignant que cette " fatalité " est restreinte à l'Europe occidentale. Dans le brouillon de sa réponse, il précise qu'il n'a aucun rapport avec les gens qui prêchent cette vision fataliste sous le nom de socialisme scientifique. Dans une autre voie, la théorie de la révolution permanente, que Trotsky élabore dès 1905, refuse, elle aussi, ce fatalisme historique qui suppose une étape bourgeoise obligatoire. Mais de même que les écrits de Marx qui contrevenaient à l'orthodoxie ont souvent été laissés sous le boisseau, de même la théorie de la révolution permanente fut-elle tenue en suspicion ou ouvertement combattue comme une hérésie.
2. " La structure économique capitaliste est sortie des entrailles de l'ordre économique féodal " maintient Marx. Or son raisonnement contredit cette phrase puisqu'il affirme que le mode de production capitaliste ne peut se développer que sur " la base de la séparation radicale du producteur d'avec les moyens de production ". Or ce qui caractérise le féodalisme c'est bien que le producteur n'est pas séparé des moyens de production mais leur est, au contraire, enchaîné. Il faut donc qu'une intervention brutale – et non organique – opère cette séparation contre les tendances fondamentales du féodalisme. C'est cette intervention brutale que Marx nomme accumulation primitive. Le caractère non organique de tout ce développement est souligné indirectement par Marx. En effet, rappelant que ce processus d'accumulation primitive qui se présente comme expropriation des producteurs constitue une histoire " écrite dans les annales de l'humanité en lettres de sang et de feu indélébiles ", Marx ajoute : " Mais les chevaliers d'industrie n'ont supplanté les chevaliers d'épée qu'en exploitant des événements qui n'étaient pas de leur propre fait. Ils sont arrivés par des moyens aussi vils que ceux dont se servit l'affranchi romain pour devenir le maître de son patron. " L'analogie de Marx avec la dislocation de l'empire romain et du mode de production sur lequel il reposait est révélatrice. Elle confirme qu'il ne s'agit pas d'un processus organique, mais d'une décomposition sociale combinée avec des événements catastrophiques – dans le cas de l'empire romain, les invasions – et donc d'un processus qui n'est pas purement économique, ni par conséquent prévisible selon des lois simples, mais au contraire de l'irruption de l'inattendu et de la capacité de certains groupes à exploiter cet inattendu. Bref, pas de fatalité historique d'une révolution bourgeoise dont la fonction ne serait que de préparer la révolution prolétarienne.
3. Le caractère progressiste de la révolution bourgeoise est lui-même sujet à caution. Dans le Capital, ce n'est pas le mode de production capitaliste en tant qu'il est en voie d'être historiquement dépassé qui est le plus violemment critiqué ; c'est au contraire le mode de production capitaliste naissant, l'accumulation primitive, qui suscite les plus grandes indignations chez Marx. Ainsi les longs déve-lop-pements sur l'extermination de la petite paysannerie libre anglaise (les " yeomen "). Mais ne s'agit pas seulement d'une sympathie avec des classes sociales appartenant à des temps révolus. Marx sera constamment fidèle à la défense de la cause irlandaise (alors que du point de vue des lois historiques telles que la vulgate les conçoit, l'Irlande représentait un état arriéré par rapport à l'Angleterre capitaliste.) Il en va de même à l'égard de la Pologne où l'on ne pouvait guère discerner l'esquisse d'un mouvement prolétarien moderne – en l'occurrence c'est l'héroïsme de la noblesse polonaise en lutte contre la domination de l'empire russe qui emporte la sympathie de Marx.
4. Enfin de nombreuses affirmations ne peuvent être prises que cum grano salis. Par exemple, parlant de l'œuvre de la bourgeoisie, le Manifeste affirme : " Aux relations familiales, elle a arraché leur voile de touchante sentimentalité ; elle les a réduites à un simple rapport d'argent. " cela ne signifie pas que la voie est désormais libre pour se débarrasser de la famille. Bien au contraire, dans leurs textes ultérieurs, Marx et surtout Engels envisageront dans le communisme la possibilité d'une famille " rénovée ", c'est-à-dire débarrassée de ces liens de l'argent qui la pervertissent dans la société de classe.
5. S'il est un progrès décisif, longuement analysé dans le Manifeste, c'est l'universalisation de l'existence sociale humaine dont la bourgeoisie produit les prémices, avec la constitution d'un marché mondial et de la division mondiale du travail. Mais cette universalisation effective n'est pas une fin en soi. Elle n'a d'importance que dans la mesure où elle est la condition du développement de l'individu. Marx laisse entendre que le développement du mode de production capitaliste en arrachant les individus à leurs déterminations sociales traditionnelles a posé dans les faits la possibilité (mais seulement la possibilité) de l'existence réelle de cet individu autonome qu'avait posé la philosophie classique, avec Rousseau ou avec Kant. Il arrive même que ces questions puissent trouver un écho dans la grande presse. Consacrant un papier aux 150 ans du Manifeste sous le titre " Le spectre hante à nouveau ", Mathias Greffath souligne l'importance de cette phrase du Manifeste dans laquelle le communisme est décrit comme une " association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous. " La pensée de Marx est pour l'auteur un " véritable individualisme " dont il fait remonter les sources à la dissertation de doctorat sur Démocrite et Epicure.
La structure des classes
Tout le Manifeste est pénétré de cette idée que le mode de production capitaliste implique la disparition des classes " moyennes " traditionnelles et conduit à la simplification de la structure de classe des sociétés modernes. Il est assez clair que le processus analysé par Marx a trouvé sa confirmation pour ce qui est de la disparition des classes moyennes traditionnelles (paysannerie, commerçants et artisans, etc.) et que la concentration et la centralisation du capital atteignent chaque jour, sous nos yeux, de nouveaux sommets. Pourtant cela ne se traduit pas mécaniquement, loin de là, par une homogénéisation croissante du prolétariat. Si on définit le prolétaire comme celui qui pour vivre ne dispose que de sa force de travail, le prolétariat est bien aujourd'hui la classe sociale majoritaire dans les sociétés capitalistes avancées. Mais c'est un prolétariat très différencié, dans lequel la classe ouvrière, stricto sensu, n'est plus nécessairement majoritaire. Il est d'ailleurs remarquable que les dernières grandes luttes en France ou aux États-Unis ont été le fait, non des ouvriers directement exploités, c'est-à-dire directement producteurs de plus-value, mais de couches d'employés qui ne sont exploités que dans la mesure où ils permettent à leur patron de s'accaparer une partie de la plus-value produite dans le secteur productif. Cette différenciation au sein du prolétariat est aussi une différenciation des conditions de vie, de la situation dans les rapports de production, et, par voie de conséquence, une différenciation dans l'appréhension des nécessités de la lutte des classes. La concentration du capital ne s'accompagne pas d'une concentration du prolétariat. Ce qui n'est pas une des moindres questions que nous ayons à résoudre.
Des perspectives visionnaires
Comme tous les grands esprits dont le regard porte loin, il est normal que Marx et Engels commettent un certain nombre d'erreurs dans le détail. Mais avant de passer à la deuxième partie, il est nécessaire de souligner avec quelle force le Manifeste expose certaines des tendances fondamentales du mode de production capitaliste. Ainsi ce passage : " De toute évidence, la bourgeoisie est incapable de demeurer la classe dirigeante et d'imposer à la société comme loi suprême, les conditions de vie de sa classe. Elle ne peut régner car elle ne peut plus assurer l'existence même de l'esclave à l'intérieur de son esclavage ; elle est forcée de le laisser déchoir si bas qu'elle doit le nourrir au lieu d'être nourrie par lui. La société ne peut plus vivre sous la bourgeoisie ; c'est-à-dire que l'existence de la bourgeoise et l'existence de la société sont devenues incompatibles. " Description d'une décadence irrémédiable dont la frénésie actuelle des classes dirigeantes d'un côté, le développement du chômage et de la décomposition sociale de l'autre, sont des manifestations évidentes. Ce qui se passe dans les " banlieues " et ailleurs rappelle cette " pègre prolétarienne, ces basses couches de la société qui se pétrifient sur place " et que " tout dans son existence dispose à se laisser acheter pour des menées réactionnaires. " Le Manifeste espérait que même cette couche pourrait se laisser emporter par le mouvement grâce à une révolution prolétarienne. C'était sûrement trop optimiste. Dans toutes les grandes phases de l'histoire, la " pègre prolétarienne " s'est bien laissé acheter par les " menées réactionnaires " et aujourd'hui encore, le contrôle d'une grande partie de la jeunesse la plus exploitée et la plus exclue par les dealers et les diverses formes de voyoucratie d'un côté, par les fanatiques islamistes de l'autre n'est guère encourageant.
Ainsi le Manifeste continue-t-il de nous parler de notre situation.
Prolétaires et communistes
Après l'analyse, il faut passer à la définition du programme. Question qui, elle-même, se divise en deux : la question du nom du mouvement (pourquoi " communisme " ?) et la question des mesures pratiques qui doivent être mises en œuvre dans le cadre de la victoire du mouvement prolétarien.
Le communisme. Communisme et socialisme
Le communisme comme désignation générale de certains mouvements révolutionnaires est déjà assez ancien au moment où le Manifeste est publié – on peut remonter à la " conjuration des Égaux " de Babeuf. Engels est déjà " communiste " alors que Marx se méfie des dogmes socialistes ou communistes. C'est sous l'influence de son ami Moses Hess qu'il se familiarise avec les doctrines de penseurs français comme Fourier, Leroux, Considérant et Proudhon. Mais il faudra attendre 1843-1844 pour que Marx s'oriente résolument vers le communisme, encore que dans les Manuscrits de 1844 ce communisme soit encore un essentiellement une désignation particulière d'un humanisme éthique, largement inspiré par Feuerbach et donc on pourrait montrer assez aisément les rapports avec le schéma chrétien de la rédemption, ce que les théologiens appellent la kénose. Dans le Manifeste, les choses sont claires : " Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne font qu'exprimer, en termes généraux, les conditions réelles d'une lutte de classes qui existe, d'un mouvement historique qui se déroule sous nos yeux. […] les communistes peuvent résumer par cette seule formule : abolition de la propriété privée. " La suite du texte précise ce dont il s'agit. Ce n'est pas la propriété en général qui est visée – ce qui serait absurde – et le livre I du Capital ira jusqu'à préciser que " l'expropriation des expropriateurs " doit rétablir " non la propriété privée du travailleur mais sa propriété individuelle, fondée sur les acquêts de l'ère capitaliste, sur la coopération et la possession commune de tous les moyens de production, y compris le sol. "
Si la définition du communisme, quoique très générale, est sans ambiguïté. Le terme " socialisme " dans le Manifeste est rejeté indirectement ; il renvoie seulement à la " littérature socialiste " que la troisième partie passe en revue pour en faire une critique expéditive. Le socialisme est soit une utopie (un projet de réformateur plus ou moins halluciné, sans rapport avec le mouvement réel) soit une tentative réactionnaire de revenir à un monde englouti. Dans la tradition postérieure à Marx, le mot " socialisme " a généralement désigné une phase intermédiaire entre la société capitaliste et le communisme. Mais Marx, s'il ne réfute pas le terme de " socialisme " (quand il s'agit de répondre aux économistes bourgeois) s'en tient généralement à la qualification de " première phase du communisme. " Il s'agit d'un genre de société communiste qui n'est " pas celle qui s'est développée sur ses bases propres, mais au contraire, celle qui vient d'émerger de la société capitaliste ; c'est donc une société qui, à tous égards, économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l'ancien ordre où elle a été engendrée. "
Mais, de la société communiste dans sa deuxième phase, Marx ne nous en dit pas grand-chose, lui qui ne faisait pas de cuisine dans les marmites de l'avenir, et pensait que l'humanité ne se pose que les problèmes qu'elle peut résoudre. Sauf si on est satisfait par des formules générales (de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins, abolition de la division entre travail manuel et travail intellectuel, fin de l'opposition entre la ville et la campagne, etc.) Or ces grandes formules sont à peu près vides. Chacun des successeurs de Marx a essayé de les remplir avec ses propres lubies sans que cela nous aide beaucoup. On a surtout gardé quelques souvenirs pas très agréables de leur application par la bureaucratie maoïste.
Il semble donc que le meilleur parti à prendre est de s'en tenir à la formulation du Manifeste : le communisme comme mouvement pratique qui abolit la propriété privée ou la propriété capitaliste. Il est vrai que ce beau mot de communisme (qui renvoie à commune, communauté, action commune, bien commun, etc.) a servi de couverture à tant d'ignominies qu'il n'est pas très facile à porter aujourd'hui. On peut en choisir un autre si on veut, puisqu'il faut parfois savoir changer la chemise sale. Mais " socialisme " ne vaut guère mieux : après tout, on a bien eu un " national-socialisme " ! Ce qui importe, en tout état de cause, c'est de garder vivante l'idée que la question centrale est bien celle des rapports de propriété et qu'aucune solution ne peut être trouvée à la crise de l'humanité sans mettre en cause la propriété capitaliste elle-même.
Les revendications transitoires
Curieusement, la liste des revendications transitoires qui figure à la fin de la deuxième partie n'est pas nécessairement ce qui est le plus daté dans le Manifeste. Du moins certaines de ces revendications restent des éléments indispensables de tout programme anticapitaliste sérieux.
" 1° Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de l'État. " Cette mesure n'est pas en elle-même une mesure " communiste " puisqu'elle pourrait très bien coexister avec une agriculture de fermiers capitalistes, mais elle permettrait d'envisager sérieusement une politique d'aménagement du territoire, en particulier pour l'installation de jeunes agriculteurs ou pour la gestion de la forêt. S'il y avait des écologistes sérieux, ce serait aussi une des premières revendications de leur programme.
" 2° Impôt sur le revenu fortement progressif. " Nous avons bien un impôt sur le revenu fortement progressif, au moins dans les pays de l'Europe continentale, mais il représente une part toujours plus faible des recettes fiscales, si bien qu'au total, l'impôt est dégressif ; en tenant compte de tous les impôts indirects (TVA, TIPP, TVA sur les taxes etc.), des impôts locaux, et des avantages fiscaux (immatriculez vos bateaux à la Martinique !), la part de ces prélèvements obligatoires diminue avec l'augmentation du revenu. La simple justice démocratique exigerait une baisse radicale de tous ces impôts indirects et l'augmentation en conséquence de l'IRPP.
" 3° Abolition du droit d'héritage. " Là encore ce n'est pas une mesure vraiment communiste. Un bon libéral devrait vouloir cette mesure qui permet de récompenser chacun selon ses propres aptitudes à la réussite et non seulement les aptitudes de son arrière-grand-père. La confiscation de l'héritage donnerait même à l'État les revenus nécessaires pour baisser, voire supprimer tous les autres impôts, conformément aux dogmes libéraux.
" 5° Centralisation du crédit entre les mains de l'État, au moyen d'une banque nationale à capital d'État et à monopole exclusif. " Cette mesure est indispensable non seulement pour redonner à la communauté les moyens de contrôler l'économie et mais surtout pour orienter les investissements, par exemple en procurant un crédit à bon marché pour les petits entrepreneurs ou pour les coopératives ouvrières. "
" 6° Centralisation entre les mains de l'État de tous les moyens de transport et de communication. " Cette mesure qui avait été réalisée presque entièrement dans de nombreux États européens est aujourd'hui démantelée un peu partout. Elle n'en garde pas moins sa validité.
On sera plus réservé – c'est le moins qu'on puisse dire – sur d'autres propositions comme le " travail obligatoire " avec " constitution d'armées industrielles ". Marx d'ailleurs n'en parlera plus et il faudra attendre le " communisme de guerre " pour voir ressurgir cette idée qui est une véritable aberration, vestige du socialisme utopique en contradiction absolue avec les éléments rationnels de l'analyse marxienne. Certaines propositions, qui ne sont pas forcément fausses en elles-mêmes, seront également regardées avec méfiance, comme celle qui demande une " éducation combinée avec la production matérielle ".
La question politique
Le point crucial dans le Manifeste et, à bien des égards, le plus étonnant, c'est qu'au fond, on n'y parle pas de politique. C'est-à-dire que la question de l'organisation commune n'est y abordée que dans des termes si généraux qu'ils montrent bien que la Ligue des Communistes ne se préparait nullement à la conquête du pouvoir et que Marx et Engels ne concevaient pas la révolution prolétarienne comme aussi imminente que les accents martiaux du Manifeste pourraient le laisser croire.
Dans les 10 revendications transitoires, aucune ne porte sur le pouvoir politique. Par exemple, rien sur la nécessité du renversement les monarchies et les empires. Singulière cécité quand on sait que ce texte est écrit juste avant les grands mouvements qui embraseront toute l'Europe en 1848. Même si on peut expliquer cette cécité par la nécessité pour Marx et Engels de rompre clairement le cordon entre le mouvement ouvrier et les divers mouvements démocratiques petits-bourgeois.
Rien non plus sur la question nationale ; ou plutôt ce qui y est, savoir que " le prolétariat au pouvoir fera disparaître [les particularités et contrastes nationaux des peuples] " est une bêtise assez manifeste, que Marx abandonnera assez vite, lui qui s'intéressera tant à la question nationale (irlandaise ou polonaise) et aux particularités et contrastes nationaux des peuples.
Mais aussi, et c'est plus sérieux, rien sur les formes d'exercice du pouvoir du prolétariat. On apprend simplement que " lorsque, dans le cours du développement, les antagonismes de classes auront disparu et que toute la production sera concentrée entre les mains des individus associés, le pouvoir public perdra son caractère politique. " C'est la formule du dépérissement de l'État qui est annoncée ici, à laquelle Lénine redonnera toute sa vigueur dans L'État et la Révolution. Cette formule dit aussi qu'entre Marx et les anarchistes, la divergence ne porte que sur les moyens et non sur la fin.
On devra pourtant admettre que cette question, loin de définir clairement une position marxiste sur la question de l'État, ainsi que les marxistes l'ont cru, est une des sources majeures de difficulté et d'obscurité dans la pensée de Marx.
D'une part, l'idée que le gouvernement puisse ne plus avoir de caractère politique vient en ligne directe de Saint-Simon dont l'État industriel devait remplacer le gouvernement des hommes par l'administration des choses. Idée dont on ne comprend pas pourquoi Marx n'en a pas perçu le caractère profondément idéologique puisqu'elle est exactement le prolongement de l'idéologie spontanée du capitaliste qui transforme les hommes en choses et qui ne voit dans sa propre puissance qu'une capacité d'administration technique. L'État capitaliste contemporain est l'exacte application du principe de Saint-Simon, puisque toute réflexion toute action politique y est soumise à ce que Habermas appelle la " rationalité instrumentale " .
Il faut clairement refuser cette idée d'un pouvoir public non politique qui n'est que la trace de la domination du socialisme utopique sur la pensée de Marx. Et ce d'autant plus que l'explication que Marx donne à cette formule la contredit : en disant que la société communiste repose sur les individus associés, Marx ne pouvait pas ignorer qu'il reprenait exactement la définition du Contrat Social chez Rousseau : le contrat c'est l'association des individus qui forment un " corps politique ". Autrement dit, le " dépérissement de l'État " chez Marx ne signifierait pas la fin de l'État politique mais la fin de l'État fondé sur la force, de l'État au service d'une partie de la société contre l'autre, qui devrait être remplacée par la seule puissance légitime, celle de la volonté générale des " individus associés ".
En corrigeant Marx dans ce sens, nous sommes donc invités à faire un peu de nettoyage dans la doctrine, mais c'est être fidèle à son esprit. Retravailler Marx au moyen de la philosophie politique contractualiste présente non seulement des avantages théoriques, mais aussi des conséquences pratiques importantes : c'est permettre que le prolétariat se constitue véritablement en parti politique et non simplement en groupe de pression économique. C'est aussi restaurer dans son importance la question de la loi et de l'ordre juridique du point de vue de la lutte des classes, et sur ce plan, tant l'action pratique de Marx dans les trade-unions que sa réflexion théorique dans Le Capital, à propos du droit du travail et de la limitation légale de la journée de travail, auraient dû depuis longtemps nous alerter et susciter notre méfiance à l'égard des formules simplistes du marxisme sur le " droit bourgeois ".
Conclusion
Cent cinquante ans après sa première parution, le Manifeste garde donc une valeur immense. Une valeur historique d'abord, parce qu'il formule théoriquement ce que cette année 1848 va exprimer pratiquement, à savoir la première irruption du prolétariat comme force politique indépendante sur la scène politique. La lecture du Manifeste devra donc se compléter de celle de ces deux grandes œuvres de la littérature politique que sont Les luttes de classes en France et Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte. Une valeur pratique aussi : parce qu'il reste un vibrant appel à la lutte et désigne très clairement l'obstacle à abattre qui se dresse toujours devant nous, menaçant d'engloutir la civilisation humaine.
Mais si on veut faire du Manifeste la théorie achevée, dont il ne resterait plus qu'à trouver la mise en œuvre concrète dans les conditions d'aujourd'hui, on fait visiblement fausse route et l'on remplace la pensée politique par une forme de pensée religieuse. On peut et l'on doit encore penser après Marx.
Denis Collin - Février 1998.


Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...

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