vendredi 17 mars 2000

Bien commun et république


On dit souvent que la politique est un art d’exécution. De ce point de vue, ainsi que le note Léo Strauss, elle ne différerait pas de l’art d’être père de famille, de l’art de faire la cuisine, etc. Or, il n’y a pas de philosophie culinaire, ni de philosophie paternelle, alors qu’il y a une philosophie politique. S’il y a une philosophie politique, alors qu’il n’y a pas de philosophie culinaire, c’est que les finalités de la cuisine sont parfaitement claires, alors que les finalités de la politique ne le sont point. Le but premier de la philosophie politique, telle que les Anciens – Platon et Aristote – l’ont conçue, est le recherche de cette finalité suprême de la politique. Cette recherche, d’ailleurs, a une place si importante dans leur œuvre que l’on pourrait dire que l’expression « philosophie politique » est une expression pléonastique.
À la question quelle est la finalité de la politique ? la réponse traditionnelle est : la politique est la recherche du Bien Commun. Mais est-ce bien là le sens de la politique ? Et si c’est le cas, en quoi consiste ce Bien Commun ? Voilà sur quoi les avis divergent. D’autant que trois notions assez différents s’entremêlent : le bien commun est-ce vraiment la même chose que le bien public ou que l’intérêt général ? L’intérêt général est l’intérêt de tous, mais cet intérêt est-il quelque chose de commun ? Cette discussion en apparence assez byzantine recouvre en fait, comme on le verra plus loin, des conceptions assez différentes de la politique.

Le Bien commun est l’essence de la politique

C’est d’abord dans la philosophie antique qu’il faut aller chercher ce qu’est le Bien Commun. Je me contenterai d’explorer quelques aspects de la pensée aristotélicienne et de la pensée stoïcienne qui nous donnent, toutes les deux, un bon aperçu de ce problème. Il faudrait aussi étudier « Les Lois » de Platon et quelques autres textes canoniques. Mais à chaque jour suffit sa peine.
Qu’est-ce qu’une Cité ? Nous avons déjà abordé ce problème. Mais il faut redonner ici la réponse d’Aristote. Qu’est-ce que c’est que cette chose étrange, la cité ? Quand on dit, comme on le dit souvent après Aristote, que l’homme est un animal social, on n’a rien dit du tout. Il nous faut revenir sur ce texte fameux des Politiques, dont nous avons déjà parlé. Les animaux sociaux ne manquent pas et pas seulement les abeilles, les fourmis, les termites et autres exemples favoris des philosophes. La plupart des grands mammifères vivent en groupes plus ou moins vastes et ces groupes connaissent toujours une forme, même minimale, d’organisation. Mais l’homme n’est pas un animal grégaire comme les autres animaux grégaires. C’est un animal politique, un « zoon politikon » nous dit Aristote. Il y a des discussions épineuses sur l’interprétation de cette thèse aristotélicienne. Aristote nous dit que « l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille ou n’importe quel animal grégaire »[1]. Mais cette traduction n’est pas la seule possible ; le grec mallon  peut se traduire par « plus que » aussi bien que par « plutôt que », nous signale le traducteur. La première traduction laisserait entendre que les autres animaux grégaires sont aussi des animaux politiques, quoiqu’ils soient moins politiques que l’homme, alors que la seconde traduction pourrait faire penser qu’il y a une différence de nature entre la vie grégaire des animaux et la vie politique de l’homme, et que, par conséquent la cité humaine ne peut pas être comparée à la ruche ou à la fourmilière et que parler de la reine des abeilles ce n’est qu’une façon de parler anthropomorphique.
Il est inutile de s’engager plus en avant dans l’interprétation d’Aristote puisque les deux traductions ont de bons arguments à faire valoir. La première peut s’appuyer 1° sur l’utilisation habituelle de mallon dans les autres parties de l’œuvre d’Aristote et 2° sur l’Histoire des animaux où les animaux sont divisés en deux grandes classes, les animaux sporadiques et les animaux politiques. Mais l’interprétation en faveur de la seconde traduction semble corroborée par de nombreux autres passages des Politiques. Ainsi Aristote affirme que c’est
plutôt en vue d’une vie heureuse qu’on s’assemble en une cité car autrement il existerait aussi une cité d’esclaves et une cité d’animaux alors qu’en fait il n’en existe pas parce qu’ils ne participent ni au bonheur ni à la vie guidée par un choix réfléchi[2].
Si les animaux grégaires ne vivent pas dans une cité, ils ne sont donc pas politiques. Tout simplement parce que vivre dans une Cité, c’est participer au bonheur et à une vie guidée par un choix réfléchi. Ces deux derniers traits nous semblent les caractéristiques fondamentales de l’éthique individuelle, mais pour Aristote, ils définissent les raisons fondamentales de la vie dans une Cité. Nous ne pouvons pas être heureux en dehors de la vie dans Cité. Et nous ne pouvons même pas mener une vie guidée par un choix réfléchi. Ce qui peut se comprendre de plusieurs façons : 1/ L’homme ne peut former son propre esprit et devenir apte à réfléchir que dans la vie commune – les petits d’homme ont besoin d’une longue éducation ; 2/ Une vie guidée par un choix réfléchi, c’est précisément ce qu’est la vie politique dans une république dirigée par des citoyens égaux et libres ; autrement dit la vie politique donne en « grands caractères » le modèle de nos vies individuelles.
Si la vie « politique » est le bien propre de l’homme, nous avons une première définition du Bien Commun. Il existe sans doutes des biens propres à chaque individu, pour celui-ci ce sera gagner de l’argent, pour celui-là de gagner le cœur de la femme de ses rêves. Mais il y a un Bien de l’homme en tant qu’homme et par définition ce Bien ne peut pas être propre à chaque individu, il est commun à tous ceux qui vivent dans une Cité.
Par conséquent agir en vue de la vie dans une cité juste, c’est ce que tout homme raisonnable peut faire de mieux en vue de son bien véritable. Ces précautions étant posées, il nous faut maintenant dire plus précisément en quoi consiste le fait de vivre dans une cité. Aristote donne une réponse sans équivoque : c’est vivre sous le commandement des lois. Autrement dit, notre bien le plus précieux, ce bien commun, réside d’abord dans l’ordre légal qui régit la Cité. Voyons un peu ce qu e cela pourrait vouloir dire pour un esprit contemporain. Dans le sentiment de la patrie, par exemple, entrent bien sûr toutes sortes de sentiments compliqués qui ont à voir avec la nostalgie : le sentiment de la patrie n’est jamais aussi fort que lorsqu’elle vous manque. Lorsque vous manquent la couleur du ciel  et les habitudes de vos voisins ou le son de votre langue maternelle. Mais le véritable patriotisme ne peut résider dans cet attachement aux choses ; il ne peut résider que dans l’attachement aux lois.
Qu’on me permette une digression. Voilà dans cette idée d’attachement aux lois une idée qui permet de répondre à une des questions centrales que pose Habermas. Habermas constate /1/ que l’évolution des sociétés complexes qui sont les nôtres met en cause les bases traditionnelles de l’État- et  /2/ qu’il faut en finir avec les attachements ethniques qui fondent l’État- et conduisent à la guerre pour convertir notre patriotisme en un patriotisme constitutionnel. Je laisse de côté le caractère convenu du /1/ ­ j’en ai abondamment traité dans mon livre sur La fin du travail et la mondialisation. Pour le /2/, eh bien ! il suffit de lire Aristote pour comprendre qu’il n’y a pas d’autre patriotisme sensé que le patriotisme constitutionnel. Par conséquent la découverte d’Habermas n’en est pas une. Où plus exactement elle en est une seulement pour un Allemand ! C'est-à-dire pour quelqu’un qui vit dans un pays qui n’a jamais réalisé son unité nationale sous des lois que ses citoyens puissent aimer, sauf peut-être depuis 1989. Dans un pays qui a toujours privilégié la filiation naturelle sur tous les autres liens, avec par exemple ce principe du « droit du sang » qui a subi à peine quelques entailles dans les dernières mois. Bref, avec son appel au « patriotisme constitutionnel », Habermas, involontairement, nous rappelle pathétiquement que l’Allemagne n’en a pas fini avec sa propre question nationale.
Mais laissons là Habermas et revenons aux Anciens. Si le Bien Commun est ce bien qui nous est le plus précieux, c’est à lui que doivent naturellement être soumis les principes éthiques. L’éthique nous dit Aristote est subordonnée à la politique : cela veut dire que personne ne peut faire prévaloir ses propres conceptions morales ni sa propre vision du bonheur ; ce qui donne la direction et le sens de nos conceptions personnelles, c’est précisément ce bien commun qui existe dans la cité.
On peut, en restant chez les Anciens, voir comment les Stoïciens pensaient cette question du Bien Commun. On réduit trop souvent les Stoïciens à une de l’indifférence à la douleur et de refus des plaisirs, une qui visent uniquement la conquête de l’autonomie intérieure. Pourtant les Stoïciens ont aussi une politique, étroitement liée à leur physique et à leur . Cicéron en donne un exemple très intéressant dans son traité des devoirs ( de Officiis). Le point de départ de Cicéron est l’existence d’une humaine. Toute la doit être conçue à partir de ce primat de la humaine. Faire du tort à autrui, dit Cicéron, c’est « supprimer la vie commune et la société des hommes ». Or cette « société du genre humain » est ce qui est avant tout conforme à la nature. Notons que ce n’est pas la « polis » comme chez Aristote qui est le bien suprême conforme à la nature ; c’est l’expression bien plus large et bien plus indéterminée de « société du genre humain » qui renvoie à l’universalisme stoïcien. En effet comme le monde est un tout (« un gros animal » disent souvent les philosophes stoïciens), il existe par nature quelque chose qui unit tous les hommes et donc leur véritable cité est le monde (cosmos), ce qui fait de chaque homme un « citoyen du monde » (cosmopolitique).
Revenons un moment sur cette notion de société. Une société est un groupe de compagnons, elle est formée d’alliés ou d’associés. C’est donc bien plus vague que ce que les Grecs entendent par « polis ». Mais qu’est-ce qui fait qu’on s’associe ? C’est le fait de faire prévaloir un intérêt commun aux associés. Donc, l’essence même de la vie sociale réside dans cet intérêt commun et ainsi que le dit encore Cicéron, il faut identifier l’intérêt particulier et l’intérêt général.
La portée de cette notion de Bien Commun est très vaste. Elle sert de fondement à l’idée de droit naturel. La justice n’est quelque chose de conventionnel, qui dépendrait du temps et du lieu, mais la mise en œuvre des principes dictés par la Raison humaine laquelle n’est pas autre chose que ce qui est commun à tous les hommes. Si on admet le droit naturel en ce sens ancien, on est alors obligé de renoncer à toutes les formes de relativisme et de positivisme juridique… On voit que les enjeux ne sont pas minces.

Ambiguïté du contractualisme

Évidemment, l’idée d’une nature humaine sociable est discutable. Hobbes remarque les hommes prennent plus de déplaisir que de plaisir à la vie en commun. Toutes les théories contractualistes modernes reposent sur cette idée ; ce n’est pas la nature qui fait la société et l’institution politique, mais pour cela il faut un artifice, une « première convention » dit Rousseau, qui marque, comme une césure fondamentale l’entrée dans la vie sociale, le passage de la nature à la culture s'effectuant ainsi dans l’institution du politique.
S’il est besoin d’un artifice, c’est que les hommes n’ont pas naturellement quelque chose à mettre en commun, ne ressentent pas  spontanément cette de nature du genre humain. Par conséquent la finalité du politique est profondément différente de ce que concevaient les Anciens. Dans le contractualisme moderne, le politique apparaît non comme l’expression du bien commun mais le système artificiel de coexistence de nos égoïsmes. Nous n’acceptons l’ordre politique que dans la mesure où il nous est utile. Le Bien commun n’est, s’il existe, que ce qui peut être utile à tous, le point d’intersection où nos objectifs personnels peuvent se rencontrer. Et rien d’autre. Qu’on comprenne bien les différences : chez Cicéron, par exemple, la question de l’utile n’est pas ignorée ; mais Cicéron affirme qu’il ne peut pas y avoir de contradiction entre le juste et l’utile, c'est-à-dire entre la reconnaissance de la suprématie du bien commun et notre « utile propre ». En effet, rien n’est plus utile à l’homme que cette vie commune dans laquelle sa nature s’épanouit.
Chez Hobbes, comme chez les principaux théoriciens libéraux, il n’en va pas ainsi : dans l’absolu, rien n’est plus utile à l’homme que d’affirmer son droit sur tous et sur toutes choses et c’est cela qui est conforme à sa nature et c’est pour cette raison que, comme le dit Hobbes, la condition naturelle de l’homme est la guerre. L’État et donc la loi commune ne sont acceptables que dans la mesure où ils assurent la protection de notre vie et de notre propriété et nous permettent de poursuivre en paix nos entreprises. On voit bien d’ailleurs que, du coup, il n’y a pas de contradiction entre l’État Léviathan « absolutiste » tel que le définit Hobbes et l’État minimum cher aux libéraux. Comme rien n’est commun aux hommes que leur égoïsme, l’État est nécessairement comparable au monstre biblique que Job ne pouvait pas pêcher avec un hameçon ! Pour tenir les hommes en respect, il n’y a que la force. Mais en même temps cet État minimal, car, puisque rien n’est commun, sauf cette crainte de la force, l’État doit être réduit à ses fonctions répressives et guerrières. Généralement on n’aime pas Hobbes parce que Hobbes évente le secret de l’État moderne et le secret du capitaliste, parce que, à l’avance, Hobbes démonte le soi-disant lien entre liberté économique et liberté politique, entre égoïsme sacré et défense des droits individuels des personnes. Quand il dit que la soumission à l’État Léviathan est la renonciation au droit au profit de l’obligation, il ne fait qu’exposer ce qui se passe effectivement. Pour les plus libéraux des libéraux, les plus démocrates des démocrates, les droits du Léviathan sont intangibles, inviolables. On respecte votre droit à vous agiter dans tout ce qui est insignifiant ou inoffensif, mais pour les choses sérieuses, c’est la force qui l’emporte. L’actualité nous en fournirait des exemples en abondance.
Le nœud de toute cette affaire est la question de la propriété. Le seul droit naturel sacré pour nos théoriciens est le droit de propriété. C’est pourquoi d’ailleurs les théoriciens lockéens des droits de l’homme qui proclamèrent l’indépendance des États-Unis firent passer les droits des hommes noirs après le droit de propriété des gros planteurs esclavagistes. Selon l’adage juridique, la propriété de tous n’est la propriété de personne. Or la propriété de personne est une propriété dont on ne prend aucun soin – puisque ce n’est pas à moi, je ne m’en occupe pas – et par conséquent c’est une propriété condamnée à dépérir rapidement. Autrement dit, moins il y a de choses que les hommes possèdent en commun et plus ils sont riches. Locke, grand théoricien de la propriété privée comme droit fondamental, appuie le mouvement des « enclosures » qui consiste à liquider la propriété commune des paysans écossais, irlandais ou anglais.
Il ne faut pas mettre tous les théoriciens modernes du contrat dans le même sac. Spinoza, tout en concevant la politique de manière moderne, rénove pourtant la pensée du droit naturel en soulignant 1/ que jamais le droit naturel ne peut disparaître devant le droit positif de l’État qui ne peut que le limiter et 2/ que toute la vie politique peut être fondée en raison en partant de la de nature des hommes (« il n’est rien d’aussi utile à l’homme qu’un autre homme »), c'est-à-dire en faisant le lien avec la pensée stoïcienne ancienne. Chez Rousseau, les choses sont différentes, mais il ne s’oppose pas moins aux théoriciens libéraux anglais. Le point de départ de l’entrée des hommes dans l’état civil est bien l’intérêt particulier, mais le contrat, par ses termes mêmes produit une transformation singulière dans la condition des hommes :
Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C'est alors seulement que la voix du devoir succédant à l'impulsion physique et le droit à l'appétit, l'homme, qui jusque-là n'avait regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants. Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève à tel point que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.  (Contrat Social, I, VIII)
Ce que Kant dit autrement : si les hommes passent à la vie sociale en raison de leur égoïsme – l’insociable sociabilité de l’homme dit Kant – celle-ci vie sociale s’ordonne selon le droit et convertit en moralité ce qui a été « pathologiquement extorqué ». Mais cette conversion est aussi le passage du moi à un moi collectif et alors mon bien le plus précieux n’est plus mon bien personnel mais le bien commun. La rousseauiste n’est pas naturelle, elle est instituée, conventionnelle, mais elle n’en a pas moins d’importance.

La discussion actuelle

On voit clairement en quoi les problèmes qu’on vient d’évoquer s’inscrivent pleinement dans notre actualité. On pourrait schématiser cette discussion en opposant la République et la démocratie. Les républicains affirment l’existence d’un bien commun alors que les démocrates centrent la réflexion sur les droits de l’individu. Cette opposition pourrait être emblématisée : république française contre démocratie anglo-saxonne. Cette opposition prend du relief si on voit comment elle oppose d’un côté le courant utilitariste néolibéral et le courant républicain dont les figures les plus importantes sont sans doute Habermas et Rawls. L’un et l’autre tentent de reconstruire l’idée d’un bien commun sans avoir recours à des notions métaphysiques comme la nature humaine telle que les Stoïciens affirment qu’elle est. En réalité ces auteurs tentent de trouver une synthèse entre la démocratie libérale et l’idée républicaine.
Pour Habermas, c’est la politique délibérative, fondée sur l’éthique de la discussion qui doit permettre de  dépasser cette opposition. « Nos réflexions sur la théorie du droit nous ont appris que la procédure mise en œuvre par la politique délibérative constitue le cœur même du processus démocratique. Une telle lecture de la démocratie a des conséquences pour la pour la conception d’une société centrée sur l’État d’où partent, en règle générale, les modèles traditionnels de la démocratie. On perçoit alors les différences qui séparent ce modèle à la fois de la conception libérale de l’État, gardien d’une société fondée sur l’économie et la conception républicaine d’une éthique institutionnalisée par l’État. » (Droit et démocratie, page 320) Quelles sont les deux conceptions en cause ?
·                     Le modèle républicain est celui d’une «  éthique ». « Selon la conception républicaine, la formation de l’opinion et de la volonté politiques des citoyens sont le medium à travers lequel se constitue la société en tant que totalité politiquement structurée. La société est par nature politique, societas civilis ; en effet, par la pratique d’autodétermination politique des citoyens, la prend pour ainsi dire conscience d’elle-même et, au moyen de la volonté collective des citoyens, agit sur elle-même. La démocratie est ainsi le synonyme d’une auto-organisation politique de la société dans son ensemble. » (ibid. page 322)
·                     Le modèle libéral est ainsi défini : « Le pivot du modèle libéral n’est pas l’autodétermination démocratique des citoyens rassemblés pour délibérer, mais l’imposition des normes de l’État de droit à une société fondée sur l’économie, censée assurer l’intérêt commun conçu comme étant essentiellement apolitique, en satisfaisant les attentes de bonheur des particuliers qui participent activement à la production. » (ibid. page 322)
On voudrait bien pouvoir faire la synthèse de ces deux modèles, comme le voudrait Habermas. Mais la question qui bloque, c’est que ces deux conceptions sont opposées sur ce qui en constitue le pivot. En effet, en république, il existe véritablement quelque chose qui est commun, quelque chose qui n’appartient à personne et appartient à tous en même temps. Au contraire, la conception libérale au sens français ou au sens défini par Habermas ne définit rien qui véritablement commun ; les intérêts sont semblables et mutuellement compatibles, mais ils ne forment pas à proprement parler un intérêt commun.
1)      On pourrait discuter ces questions en se plaçant sur un terrain économique. L’existence de biens publics accessibles à tous donne certes réalité et consistance à l’idée de bien commun. De ce point de vue la question de la place des investissements publics, de la propriété nationale, des services publics, ce n’est nullement une question de technique pour savoir ce qui serait le plus profitable pour la croissance et les intérêts privés. C’est au contraire, à l’évidence, une discussion sur ce qu’on entend par République.
2)      Les libéraux politiques comme Rawls montrent que la reconstruction des principes d’une société bien ordonnée suppose l’existence de biens publics Rawls écarte aussi bien le capitalisme libéral que le socialisme bureaucratique. Il part de la notion de « bien public » qui contient les biens communs et ouverts à tous (défense, santé, etc.). Contre les maux publics (comme la pollution), il y a nécessité d’opposer d’autres biens publics (protection de l’environnement).
3)      Mais le bien commun, c’est peut-être autre chose de plus fondamental et qu’on comprend de plus en plus mal aujourd’hui. Ce que crée la vie politique, ce résultat le plus important de l’action, c’est un monde commun, un espace partagé dans lequel les hommes se reconnaissent mutuellement. La destruction des richesses matérielles publiques – en un mouvement qui rappelle irrésistiblement les vastes privatisation par lesquelles naissent le capitalisme anglais – va de pair avec le mouvement de la destruction de ce bien commun plus important au fond que le précédent. S’il ne s’agissait que d’un problème d’organisation économique et de répartition des richesses entre les divers composantes de la société, il n’y aurait vraiment rien de nouveau sous le soleil. On resterait dans un cadre bien connu, celui qui a défini la vie politique, avec ses affrontements droite-gauche. Or, aujourd’hui, on en est au point au point où l’espace même de la confrontation qui fait défaut ! La déconstruction méthodique de l’espace politique par la technocratie, c’est cela : la destruction de ce qui fait tenir debout la société, de ce qui fait qu’elle « une société » et pas un agglomérat.
4)      Il y a quelque chose qui exprime au paroxysme ce que nous disons ici. On parle de plus en plus du remplacement de la démocratie politique par la démocratie de l’actionnaire (la « corporate gouvernance »). Évidemment on remarquera que la soi-disant démocratie des actionnaires est l’enterrement du principe d’égalité : on vote si on a une action au moins et plus on est riche, plus on a de voix. Ce n’est donc pas de démocratie qu’il s’agit mais d’oligarchie et c’est quelque chose qui est ouvertement revendiqué par les intellectuels aux ordres du capitalisme néolibéral. Mais il y a peut-être pire encore : les actionnaires n’ont aucun lien avec l’entreprise dont ils sont les propriétaires nominaux. L’entreprise pour chaque actionnaire n’est qu’un lieu temporaire de placement en vue d’obtenir des dividendes et surtout une hausse du cours de l’action. Autrement dit 1/ L’actionnaire n’investit dans une entreprise que pour se débarrasser de cet investissement quand il aura réalisé une plus-value suffisante. 2/ Les actionnaires ne forment jamais une . On ne peut même pas dire qu’ils forment une association de co-propriétaires, car cette propriété ils ne l’exercent pas en commun et elle n’est même pas une propriété du tout ! c’est cela modèle qui nous est proposé, le modèle de la décomposition sociale la plus complète. Y a-t-il un bien commun entre les gens qui passent autour d’une table de jeux dans un casino ? C’est cela pourtant la société de demain, la « cyber-société » organisée autour de la soi-disant nouvelle économie.


17 MARS 2000

[1] Les politiques, I,2, 1253a.
[2] Les politiques, III, 9, 1280a.

mercredi 1 mars 2000

Théorie générale Jacques Bidet - PUF Collection Actuel Marx - 1999

Le projet est ambitieux: penser la modernité à partir d'une synthèse entre la tradition marxiste et la tradition contractualiste. Cette synthèse générale se présente comme une alternative à la reconstruction du marxisme engagée par Habermas. Il s'agit pour jacques Bidet de mener à son terme le travail qu'il a engagé depuis assez longtemps notamment à travers son Que faire du Capital? (Méridien-Klienksieck) et sa Théorie de la modernité (PUF - collection Actuel Marx).

L'idée générale est la suivante: si on veut construire une philosophie politique cohérente, il faut distinguer trois niveaux: le niveau métastructurel, où sont données les conditions de possibilité des diverses organisations sociales; le niveau structurel: c'est celui correspond en gros au genre d'analyse que Marx conduit dans Le Capital et enfin le niveau du système qui représente l'agencement historique des diverses structures. Bidet veut ainsi repenser le marxisme en l'insérer dans une théorie qui dans son mode d'exposition est hégélienne. Ce n'est pas une simple relecture hégélienne de Marx comme nous y sommes habitués depuis qu'on a pris l'habitude de jouer dans les Manuscrits de 44 ou les Grundrisse; la TG de Bidet se veut animée d'un bout à l'autre de la logique même du hégélianisme. La table des matières indiquera bien l'organisation de l'ouvrage:
Livre I: Métastructure
 Ch.1: La contractualité
 Ch.2: La Coopération
 Ch.3: L'Etat métastructurel
Livre II: Structure et système
 Ch.4: La transformation méta/structurelle
 Ch.5: La structure de la société moderne
 Ch.6: Le système du monde
Livre III: Politique
 Ch.7: Critique du contractualisme marchand
 Ch.8: Critique du socialisme organisateur
 Ch.9: Critique de l'éthique du discours
Ce qui caractérise l'entrée dans la modernité, affirme Jacques Bidet, c'est le rôle métastructurel joué par la contractualité. Toutes les formes du pouvoir et de l'organisation sociale sont pensées avec cette présupposition du contrat, avec l'idée de Hobbes que l'homme ordinaire est le véritable auteur de la politique. Il s'agit d'une présupposition au sens de Hegel - "Voraussetzung" - c'est à dire à la fois d'une condition logique mais aussi d'un produit de ce dont elle est la condition logique [Bidet, à mon avis, n'éclaire pas suffisamment ce point qui est un des points épineux de la pensée de Marx - par exemple quand Marx dit que le marché est la présupposition du mode de production capitaliste.] Toutes les sociétés modernes se pensent par rapport à cette "métastructure" contractuelle dont le corollaire est que les hommes sont "libres et égaux". Mais, dit Bidet, cette métastructure a une double dimension: une dimension interindividuelle (typiquement, le marché) et une dimension centrale (l'État fondé sur théoriquement sur le contrat social). La contractualité interindividuelle elle-même peut se réaliser soit par l'échange (marchand) soit par la coopération (l'association).
A partir de cette problématique, Bidet va montrer à la fois la force de l'analyse de Marx et ses limites. La force, c'est l'analyse de la première section du Capital qui montre que la conception contractualiste (des individus libres et égaux) n'est pas une "superstructure", mais la condition métastructurelle du développement des rapports capitalistes. Cependant, dialectiquement, avec le mode de production capitaliste, la métastructure est niée par la structure des rapports capitaliste - dans le procès de production, il n'y a plus d'individus libres et égaux, on n'est plus dans "l'Eden des droits de l'homme et du citoyen"!
Ces analyses qui sont assez proches de celles de Antoine Artous (voir son livre: Marx, L'État la politique) sont stimulante et permettent d'aborder de manière constructive la confrontation avec Rawls auquel Bidet reproche de ne pas avoir poussé jusqu'au bout son analyse et, en laissant de côté l'analyse de la structure et de la domination économique, d'émousser sa propre théorie. Bidet reformule le principe de différence rawlsien en "principe d'égalité-puissance" -- qu'il définit encore, contre Habermas, comme principe pratique d'universalité, U-: "Toutes les valeurs sociales doivent être réparties de façon égale, à moins qu'une répartition différente soit à l'avantage du moins défavorisé." L'"éloge métastructurel" de Rawls peut ainsi être complété d'une critique pratique qui ouvre des voies à l'action politique et à une reconstruction d'une stratégie de transformation sociale radicale.
S'il y a un reproche à faire à Bidet, c'est que sa volonté de présentation systématique l'amène souvent à mettre le lecteur en appétit sans lui donner toujours les plats qui combleraient sa faim. Pour qui connaît déjà ses travaux, la théorie générale de Bidet apparaît souvent comme une mise en forme d'articles et de livres anciens, mais nécessairement résumés et pas toujours entièrement convaincants. Il est bien possible que, comme à son maître Marx, la forme hégélienne lui ait joué quelques tours.

jeudi 10 février 2000

Notes sur Marx et la tradition kantienne

L’interprétation standard du marxisme repose sur l’idée que la contradiction entre forces productives et rapports de production conduit « nécessairement » - d’une nécessité semblable à celle des lois de la nature – au renversement des rapports sociaux capitalistes. Autrement dit, la révolution prolétarienne et le communisme apparaissent comme des produits de la nécessité historique, des fameuses « lois de l’histoire ». L’émancipation de la classe ouvrière n’est donc plus vraiment la fin mais seulement le moyen par lequel s’accomplit le destin de l’histoire universelle : en combattant contre l’oppression de l’État bourgeois et contre les exploiteurs capitalistes, les ouvriers, plus ou moins consciemment, ne font qu’être les agents d’un processus qui les dépasse. Le marxisme standard tend à évacuer tout ce qui renvoie à autre chose que des lois scientifiques, la prétention à la scientificité du matérialisme historique étant à ce prix. Or, Marx hérite de la philosophie classique allemande et de la Révolution française l’idée que l’histoire est ce dans quoi s’accomplit non un processus économique, mais la liberté humaine elle-même. Kant, Fichte, Hegel : voilà les premières sources de la pensée de Marx et, à l’oublier, on rend Marx méconnaissable. J’en donnerai un exemple extrait des œuvres de jeunesse et un exemple puisé dans les textes de la maturité.

L’introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hegel[1] est un des textes les plus fameux dans lesquels Marx annonce sa rupture avec la philosophie idéaliste allemande. Les extraits sur la religion (qui est « le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un état de choses où il n’est point d’esprit. Elle est l’opium du peuple. ») ou sur la nécessité de surmonter la philosophie en la réalisant sont trop connus pour qu’on insiste. Pourtant, quand on relit ce texte, on ne peut qu’être frappé de sa tonalité kantienne. Critiquant aussi bien le parti « pratique », qui tourne le dos à la philosophie, que le parti « théorique » qui commet l’erreur symétrique de se contenter d’une émancipation en idée, Marx affirme pourtant sa filiation avec la philosophie allemande : « La preuve évidente du radicalisme de la théorie allemande, donc de son énergie pratique, c’est que son point de départ est l’abolition radicale et positive de la religion. La critique de la religion s’achève par la leçon que l’homme est, pour l’homme l’être suprême, et donc par l’impératif catégorique de bouleverser tous les rapports où l’homme est un être dégradé, asservi, abandonné, méprisable »[2]. L’expression impératif catégorique dans un texte consacré à la philosophie de Hegel est sans la moindre ambiguïté : c’est à la morale du vieux Kant que le jeune Marx fait appel ici. L’impératif catégorique a un sens bien précis : c’est le commandement qui n’est soumis à aucune condition, c'est-à-dire, plus précisément, à aucune condition empirique. Autrement dit : il faut inconditionnellement renverser tous les rapports sociaux qui dégradent, asservissent l’homme ou le jettent dans une condition méprisable. Il ne faut pas attendre que la conjoncture soit bonne ; il ne faut pas soumettre l’émancipation humaine à la réunion des conditions objectives ou à la nécessité historique. Voilà ce qu’est un impératif catégorique, un impératif auquel on ne peut pas échapper dès lors qu’on est guidé par sa raison, c'est-à-dire dès lors qu’on se conduit en sujet libre au sens de Kant. Or ce que fait la critique de la religion, selon Marx, est d’abord ceci : « La critique de la religion détrompe l’homme afin qu’il pense, qu’il agisse, qu’il forge sa réalité en homme détrompé et revenu à la raison, afin qu’il gravite autour de lui-même, c'est-à-dire autour de son véritable soleil. »[3] Revenir à la raison, c’est graviter autour de soi-même : comment ne pas penser dans cette métaphore astronomique à la formule par laquelle Kant définit sa propre philosophie ? La « révolution copernicienne » kantienne est celle dans laquelle on cesse de faire graviter le sujet connaissant autour de l’objet connu pour placer au point de départ de toute philosophie les conditions a priori de la connaissance, c'est-à-dire pour placer au centre le sujet connaissant (qui gravite autour de lui-même).

Continuons. Marx nous dit que l’homme est pour lui-même son véritable soleil, qu’il est pour lui-même « l’être suprême ». On pourrait rattacher cette formulation à la tradition de Spinoza : si les hommes vivent sous la conduite de la raison, ils sont amenés nécessairement à considérer que l’homme est un dieu pour l’homme.[4] Sans aucun doute, la tradition spinoziste influence-t-elle fortement la pensée de Marx. Mais, dans le présent contexte, c’est bien plutôt à une formule kantienne qu’il faut penser – bien qu’en dernière analyse, cela ne soit pas contradictoire. C’est en effet Kant qui dit que la personne humaine (l’homme au sens générique de ce qui est proprement humain) est une fin en soi et ne doit jamais être considérée comme un moyen. Qu’est-ce donc que l’exploitation sinon la transformation de la fin en soi qu’est l’homme en moyen de la production de la plus-value ? L’humanisme kantien et l’humanisme du jeune Marx sont vraiment très proches.

La conséquence évidente et immédiate de cette conception qui fait de l’homme le centre, c’est que l’impératif catégorique marxien est celui de « l’émancipation universellement humaine ». Dans la révolution communiste, au sens de Marx, il ne s’agit pas de l’émancipation d’une classe particulière, mais du fait qu’une classe particulière puisse, à partir de sa situation particulière, entreprendre et diriger « l’émancipation générale de l’humanité. »[5]

Impératif catégorique, universalisme, considération de l’homme comme fin en soi : les piliers de la métaphysique des mœurs kantienne sont réunis et constituent bien la charpente de cette introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel. On se demande même par quelle sorte d’étrange aveuglement cela n’a pas été vu plus tôt. Qu’est-ce que Marx reproche donc à la philosophie classique allemande ? Une seule chose : de n’être pas « réelle », de rester purement spéculative. Ce qu’il s’agit de faire, c’est d’agir en vue de la « réalisation de la philosophie » et c’est précisément le moyen de la « surmonter » (c’est le aufheben hégélien). Réaliser la philosophie pour la surmonter, ce n’est pas la jeter aux orties – Marx critique explicitement ce parti « pratique » qui rejette la philosophie. C’est faire en sorte que les principes de la philosophie deviennent les principes de la vie sociale, ne restent pas des principes idéaux qui, restant séparés de la vie, auraient finalement la même fonction que la religion. Or, « la critique a saccagé les fleurs imaginaires qui ornent la chaîne, non pour que l’homme porte une chaîne sans rêve ni consolation, mais pour qu’il secoue la chaîne et qu’il cueille la fleur vivante. »[6] Bref, il semble bien qu’on pourrait, sans trop forcer le trait, résumer l’impératif catégorique de Marx par la formule suivante : Agis en vue de transformer la société de telle sorte que les principes de la morale kantienne constituent la règle des rapports entre les individus. Ajoutons que Kant n’a jamais cru que la morale moralisante permettait le progrès humain. Dans la philosophie de l’histoire kantienne, les hommes tels qu’ils sont, le plus souvent égoïstes, déterminés par leur « insociable sociabilité » sont amenés à construire un État de droit qui seul permet la moralité. Ce sont donc en dernière analyse les principes de base de la société – pour parler comme Rawls – qui assurent la possibilité d’une vie morale. Encore une fois, entre Kant et Marx, le fossé est loin d’être aussi profond que l’a pensé un certain marxisme au matérialisme simpliste.

On comprend donc que ce jeune Marx, humaniste, pénétré de ce qu’il y a de meilleur et de plus sublime dans la philosophie allemande, n’ait pas plu aux spécialistes de la coupure épistémologique et de l’anti-humanisme théorique.[7] Pourtant, si la pensée marxienne subit des transformations et même une véritable révolution entre ces textes de jeunesse et Le Capital, je crois qu’on peut voir facilement que l’inspiration morale initiale demeure, toujours aussi vive. Peut-on lire le livre I du Capital en faisant abstraction de l’indignation morale qui le sous-tend, en laissant de côté ce pathos et cette véritablement dramaturgie qui en font un livre absolument singulier dans toute la production de l’économie politique ? Ce qui – entre autres – fait du Capital une « critique de l’économie politique » et non un simple « traité marxiste d’économie politique », c’est précisément que le fait, analysé soigneusement, est opposé au « devoir être », c'est-à-dire à des considérations, en dernier ressort, morales – vous pouvez employer un autre qualificatif parce que vous êtes devenus rebelles au terme « morale », cela n’y changera rien.

Mais comme j’ai parlé plus haut de Kant, je crois qu’on peut y revenir très précisément à propos du Capital. Il y a un texte fameux, placé par Engels en conclusion du livre III dans lequel Marx oppose le règne de la nécessité et le règne de la liberté. J’ai déjà abordé l’analyse de ce texte dans mon livre sur La fin du travail. J’y reviens ici plus brièvement. Évoquant les perspectives du communisme, Marx écrit : « À la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc, par sa nature même au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. »[8] La sphère de la production est celle dans laquelle l’homme est soumis à la causalité naturelle car « Tout comme l’homme primitif, l’homme civilisé est forcé de se mesurer avec la nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa vie ; cette contrainte existe pour l’homme dans toutes les formes de société et sous tous les types de production. » Et Marx ajoute : « Avec son développement, cet empire de la nécessité naturelle s’élargit parce que les besoins se multiplient ; mais en même temps se développe le processus productif pour les satisfaire. »[9] Dans ce cadre, une certaine forme de liberté peut cependant exister : « Dans ce domaine, la liberté ne peut consister qu’en ceci : les producteurs associés — l’homme socialisé — règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible, dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais l’empire de la nécessité n’en subsiste pas moins. » La liberté dont il s’agit est une liberté limitée, elle n’est pas le libre développement des potentialités qui sont en l’homme, qui ne peut s’accomplir qu’au-delà de la sphère de la production matérielle. C’est une liberté qui consiste à pouvoir adopter les moyens les plus adéquats en vue d’une certaine fin. Une liberté qu’on pourrait dire « pragmatique » pour parler en termes kantiens. Mais « c’est au-delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté, qui cependant ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération. » Nous retrouvons donc ici la dualité kantienne : celle qui oppose au règne de la causalité naturelle le règne de la liberté que Kant appelle « règne des fins » et que Marx définit comme la sphère dans laquelle l’homme est à lui-même sa propre fin, reprenant, soit dit en passant, exactement la formulation de 1844. Là encore, on ne peut pas imaginer que ce rapprochement soit dû seulement au hasard. Sur ce point encore, comme dans le texte de 1844, la différence essentielle avec Kant tient en ceci : Marx pose la question des conditions matérielles qui permettent l’avènement « effectif » de ce règne des fins au lieu de le postuler seulement comme un idéal régulateur. Mais la conclusion du livre III du Capital nous rappelle cependant que l’homme reste à jamais un « être amphibie » (l’expression est celle de Kant) qui vit à la fois dans le règne de la nécessité et dans celui de la liberté.

Reste à discuter la question de savoir quelle est le lien structurel entre cette dimension normative et l’analyse du mode de production capitaliste à laquelle Marx a consacré l’essentiel de son temps. Reste encore en débat la définition précise de cette dimension normative : s’agit-il d’une morale au sens de Kant ou d’une éthique matérielle critique comme le soutient Enrique Dussel[10] ? L’une et l’autre solution se peuvent soutenir sans contradiction. Il s’agit pas, ici, de reprendre le détail de ce débat qui concerne les spécialistes de la pensée de Marx, mais simplement de pointer quelques directions de recherche.



[1] voir Marx, Œuvres III, La Pléiade, p. 382 et sq.. Ce texte a été publié pour la première fois en 1844 à Paris. L’étude qu’il devait introduire n’a jamais été achevée. Les manuscrits (datant de 1842/1843) sont publiés dans les œuvres de Marx aux éditions sociales et dans le tome III des Œuvres à la Pléiade (sous la direction de Maximilien Rubel).

[2] Op. cit. page 390. Ce qui est souligné l’est par Marx.

[3] Op. cit. page 383

[4] voir Spinoza, Éthique, Quatrième partie, proposition 35, Scolie

[5] op. cit. page 393

[6] op. cit. page 383

[7] voir l’école de Louis Althusser

[8] Capital III, Conclusion, Oeuvres 2 page 1487-1488

[9] ibid.

[10] voir Enrique Dussel : Karl Marx, une éthique matérielle critique. Les manuscrits de 1844 face au formalisme hégélien et à l’économie politique bourgeoise, in Philosophie et politique (Actes du congrès Marx I)

samedi 1 janvier 2000

Marx, l'État et la politique Antoine Artous (Syllepse, 1999 - avec une préface de Jean-Marie Vincent)

Tiré d'une thèse de doctorat, le livre de Antoine Artous réinterroge la conception marxienne de la politique. Il ne s'agit de reconstruire une théorie cohérente en tirant à soi quelques textes ici et là. Mais il ne s'agit pas non plus d'une nouvelle "déconstruction" de la philosophie de Marx. Artous montre qu'il y a bien, contrairement à une opinion reçue, une réflexion politique chez Marx, mais en même temps il n'y a pas de théorie de cohérente de l'État.

mercredi 15 décembre 1999

Néolibéralisme ou keynésianisme rénové : la fausse alternative (Paru dans L’Homme et la Société – N° 135 - 1/2000)


Au cours des deux dernières décennies, le débat politique s’est singulièrement rétréci. Au lieu des larges perspectives historiques, de l’opposition du capitalisme et du socialisme ou de la discussion sur la « convergence » des deux systèmes, c’est la défense ou la critique du néolibéralisme qui occupe l’essentiel du terrain. Aux partisans de la déréglementation et de l’État minimum s’opposent les avocats de la re-réglementation et les défenseurs d’un néo-keynésianisme qui serait à même d’éviter le chaos où nous conduit l’instabilité systémique de l’économie mondiale. Quelles que soient les bonnes intentions des défenseurs d’un keynésianisme rénové, ce débat est largement un faux débat. Les deux groupes de protagonistes, les néo-libéraux et les néo-keynésiens, partagent un arrière-plan de croyances non questionnées qui déterminent les limites dans lesquelles peut s’exercer la critique. Ils se situent sur un terrain idéologique commun, celui de l’éternité des rapports capitalistes de propriété. Pour l’essentiel, la gauche traditionnelle est sur ce terrain. Lors d’un de ses derniers congrès, le Parti Socialiste l’avouait sans ambages : « le capitalisme borne notre horizon historique ». Quand la gauche de ce parti – le courant de la « Gauche Socialiste » – se prononce, en 1998, pour « l’économie sociale de marché », c’est-à-dire la formule même de la démocratie chrétienne, lancée par le chancelier Ludwig Erhard, on mesure le chemin parcouru.
La critique du libéralisme est devenue presque aussi courante que la défense des thèses libérales. Il suffit qu’on réclame « moins d’État », « plus de flexibilité » et la « liberté du marché » pour être immédiatement classé parmi les libéraux, voire les « libéraux-libertaires ». Pour le meilleur comme pour le pire. Viviane Forrester, qui s’est taillé une grande réputation avec un livre assez médiocre, déclare qu’elle n’est pas contre le capitalisme mais contre le libéralisme[1]. Peut-on parler d’une idéologie libérale dominante alors que les adversaires du libéralisme sont nombreux et savent se faire entendre ? Les partisans comme les adversaires du néolibéralisme croient, en effet, que la seule question qui vaille d’être débattue est de savoir jusqu’à quel point la régulation politique peut s’appliquer aux processus économiques. Mais la nature de ces processus économiques eux-mêmes échappe à la discussion.
Je voudrais montrer 1) que la critique indifférenciée du libéralisme, credo commun des opposants à la pensée unique, ne vise aucun objet précis. Ensuite, 2) que le keynésianisme n’est une alternative au néolibéralisme que pour ceux qui se proposent de préserver le mode de production capitaliste, ou encore de surmonter les contradictions du capital sur la base du rapport capitaliste lui-même, bref pour ceux qui admettent comme postulat non questionné l’éternité des rapports sociaux actuels. Enfin, il deviendra possible 3) de tracer quelques pistes pour la construction d’une véritable alternative au mode de production capitaliste.

Libéralisme économique et liberté politique

Historiquement, le libéralisme, comme doctrine économique défendue par l’économie politique, et les philosophies de la liberté politique se sont développés à la même époque et s’inscrivent indubitablement dans le même mouvement qui conduit à briser les carcans de la société féodale. Cette concomitance ne suffit cependant pas à établir un lien logique. Le rapport entre liberté politique et libéralisme économique varie selon toutes les configurations possibles.
(1)    L’absolutisme politique est pensé comme moyen de favoriser la liberté du commerce et de l’industrie ; c’est la position que défendaient, en gros, les Physiocrates, inventeurs du « laissez faire » – le libéralisme n'est donc pas spécialement une invention anglaise comme on semble trop souvent le croire. C’est également le fond de la position défendue par Hobbes, pour qui la renonciation à la liberté naturelle et la soumission à l'État Léviathan est la condition de la prospérité économique et de la liberté pour chacun de mener à bien ses entreprises.
(2)    Le libéralisme économique est lié à une participation des nouvelles classes dominantes à l’exercice du pouvoir, ce que défendent les partisans de la monarchie constitutionnelle et les admirateurs du système anglais. C’est, par exemple, le courant dominant chez les penseurs des Lumières. De Montesquieu à Constant et Tocqueville, c’est un libéralisme qui n’est pas du tout hostile à l’État.
(3)    Le libéralisme économique suppose que moins l’État intervient dans l’économie, mieux cela vaut. L’Etat n’est qu’un mal nécessaire qui doit s’effacer devant réorganisation économique dans laquelle se réalise seulement la liberté. Pourvu que la propriété soit garantie, la forme politique de l’Etat est indifférente.
(4)    Le libéralisme économique a son complément dans la démocratie politique : l’égalité politique, les droits de l’individu et la liberté économique sont considérés comme inséparables. C’est la position défendue par Locke et les pères fondateurs des États-Unis.
(5)    Le courant républicain – dont Rousseau et Kant sont les figures emblématiques – est partisan du libéralisme économique, mais la liberté économique n’y est pas naturelle et dépend, au contraire, du fondement légal que lui donne le pacte républicain. Autrement dit, la liberté économique doit être soumise à la cohésion du corps politique. Ce courant trouve ses prolongements modernes chez John Rawls, pour qui la liberté suppose que certains principes de justice soient garantis.
(6)    Pour les démocrates anti-libéraux, la véritable démocratie demande que soient également abolis les privilèges de la propriété. On pourrait ranger dans cette catégorie les socialistes, comme Jaurès pour qui la démocratie jusqu’au bout est le socialisme, certains courants libertaires et sans doute Marx et Engels, du moins dans leurs écrits tardifs des années 1880.[2]
(7)    L’État organique rationnel conçu par Hegel semble se situer en dehors du cadre strict du libéralisme politique. Pourtant, sa position est, parfois, assez proche des libéraux français – comme Benjamin Constant. Mais deux autres versions sont également possibles en partant de la philosophie hégélienne du droit : une position sociale-démocrate keynésienne (pour une interprétation de gauche) et une position corporatiste voire fasciste, pour une interprétation de droite – sans, bien sûr, qu’on puisse rendre Hegel responsable de ses héritiers.
Cette typologie reste certainement trop grossière. Elle a le mérite de sortir de la logique binaire fruste qui se contente d’opposer les bons libéraux, partisans de la liberté, et les mauvais étatistes liberticides, à moins qu’il ne s’agisse d’opposer les mauvais libéraux défenseurs de la dictature de l’argent aux bons égalitaristes. La configuration (1) est celle qui domine les dictatures monétaristes en Amérique Latine dans les années 70 et 80 ; elle se retrouve sans doute dans le régime « communiste » chinois et c’est dans cette voie que Fidel Castro engage, au moins partiellement, Cuba. La configuration (2) est dominante un peu partout ailleurs ; le libéralisme économique s’accompagne d’un gouvernement des élites, le peuple n’étant admis à ratifier les décisions prises par les classes éclairées qu’une fois tous les quatre ou cinq ans. La configuration (3), si elle n’est réalisée effectivement nulle part, garde une place de choix dans le complexe de l’idéologie dominante. Pour ce libéralisme économique, les décisions collectives sont mauvaises par nature et que seules les décisions validées par le marché sont efficientes ; cela peut devenir contradictoire avec l’idée même d’un espace politique, c’est-à-dire d’un cadre dans lequel les citoyens assemblés décident en commun de ce qui est bon pour eux. La configuration (4) n’est pas autre chose que la présentation officielle de la (2). La configuration (5) correspond à l’orientation d’un réformisme radical qui se voudrait une alternative au marxisme. La configuration (6) représente la tentative de combiner l’émancipation économique et l’émancipation politique ; on la distinguera de ce qu’est devenu, au cours du XXe siècle, le modèle social-démocrate, puisque dans ce modèle social-démocrate l’émancipation politique sera limitée, dans le meilleur des cas au simple parlementarisme et qu’il n’est pas question d’émancipation économique mais seulement de protection sociale contre les excès du capitalisme. Le modèle social-démocrate, quand il est sérieusement élaboré et ne se contente pas d’une gestion au jour le jour, pourrait se rapprocher de la configuration (7), c’est-à-dire celle d’un libéralisme organisé, y compris avec les déviations autoritaires, voire corporatistes qu’un tel modèle peut induire.
Parler du libéralisme en général, cela n’a donc guère de sens. Le libéralisme classique présente deux faces : d'une part, il s'agit de définir les conditions de la prospérité économique et de la liberté des échanges, de créer le marché libre, « véritable Eden des droits de l'homme et du citoyen », comme le dit Marx, « où ce qui y règne seul, c’est Liberté, Égalité, Propriété et Bentham. »[3] D’autre part, il définit le pouvoir comme le pouvoir commun et la liberté comme la possibilité pour chacun de participer à l’exercice du pouvoir conçu sous la forme du contrat social. Sous ce deuxième aspect, le libéralisme est l’expression de ce grand mouvement de libération, commencé au cœur du Moyen-Âge, avec l’émancipation des communes ; il demande la reconnaissance de la pluralité des opinions, la liberté religieuse, la préservation du domaine privé des individus et le choix pour chacun de conduire sa vie comme il l’entend sans avoir à se soumettre à l’autorité du prêtre, du gendarme ou de la tradition, le droit pour les citoyens de participer à la décision politique et d’être protégés contre les abus du pouvoir. Ce mouvement a encore des prolongements modernes : la conquête de l’égalité juridique des femmes et des hommes, la lutte contre la censure sous toutes ses formes, les revendications concernant la liberté des mœurs sexuelles, la dénonciation du racisme sous toutes ses formes, la défense du « droit des gens » sous les espèces du soutien aux « sans papiers », voilà autant de formes nouvelles d’un combat séculaire, dont les grands philosophes du XVIIe et du XVIIIe siècle sont les penseurs conséquents. La critique de ce libéralisme-là, de ce libéralisme politique, commence à se faire jour dans certaines fractions de la gauche où « la loi et l’ordre » deviennent les mots d’ordre principaux. Par exemple, faute de pouvoir maîtriser les flux de capitaux, on fait de la maîtrise des « flux de pauvres » la preuve de sa force « républicaine » et de son courage antilibéral ; la lutte contre le « capitalisme sauvage » se transforme en lutte contre les « sauvageons ».
Le néolibéralisme, dominant aujourd’hui, ne ressortit pas à ce libéralisme politique mais bien au libéralisme du premier genre, celui qui combine la liberté économique – c’est-à-dire l’absence de contrainte pour les capitalistes – avec, si nécessaire, un pouvoir fort. Mais la question se pose de savoir en quel sens il s’agit encore de libéralisme. Les étiquettes ici peuvent être assez trompeuses. L’idéologie est bien celle du libéralisme économique classique ; on s’appuie sur Smith et sa célèbre main invisible, on ressort des placards Say et sa calamiteuse loi de l’offre, la théorie de l’équilibre général de Walras et Pareto, revue et corrigée par Arrow et Debreu fournit l’indispensable caution scientifique – même si elles sont employées à contretemps et sans tenir compte des réflexions critiques développées par Arrow et Debreu eux-mêmes. Il s’agit, en réalité, d’un libéralisme purement instrumental : les thèses libérales classiques sont utilisées comme moyens de légitimer le démantèlement de la protection sociale et la liquidation des syndicats qui sont considérés comme d’insupportables entraves à la libre concurrence. Figure symbolique de ce courant : Friedrich Von Hayek qui publie en 1944 The Road of Serfdom[4] qui attaque violemment toute intervention étatique et tout tentative « égalitariste » censée menacer et la prospérité économique et la liberté. Les inégalités sont proclamées nécessaires et conformes à l’ordre naturel de la société.[5] Avec un remarquable sens des nuances, Hayek prédit que la social-démocratie – il vise ici le travaillisme anglais qui prendra le pouvoir en 1945 avec Clement Attlee – conduira au même désastre que le nazisme. Bien que les conditions politiques de l’époque et la longue période de prospérité économique qui suit, relèguent au second plan les idées de Hayek, son influence s’étendra à travers la société qu’il met en place en 1947, la « société du Mont Pèlerin » dont la première réunion regroupe une assistance choisie dont Maurice Allais, Milton Friedman, Ludwig von Mises, Michael Polanyi et Karl Popper. Cette petite franc-maçonnerie du néolibéralisme va irriguer les « think tanks » des cercles dirigeants. Les thèses hayékiennes constituent l’arrière-plan philosophique et épistémologique des théoriciens de l’économie de l’offre dont les idées commencent à s’imposer dans les années 70.
Mais si le capital financier est libéral quand il s’agit de s’affranchir des contraintes que la lutte des classes et l’histoire mettent pour limiter sa propre puissance, il reste étatiste et monopoliste dans sa réalité fondamentale. Le néolibéralisme n’est pas l’expression d’une revitalisation du capitalisme libre concurrentiel du siècle précédent, il est d’abord la théorisation et la légitimation de la nouvelle phase de ce qu’il faut bien appeler l’impérialisme au sens de Hilferding et Lénine.
(1)    La concentration et la centralisation du capital ne sont pas des affirmations dépassées de l’auteur du Capital mais l’actualité quotidienne. Dans le pétrole, la pharmacie, l’automobile ou la chimie, il se ne passe pas une semaine sans qu’on annonce une nouvelle fusion. Les pratiques anticoncurrentielles se multiplient comme le montrent quelques affaires retentissantes dans le monde de l’informatique. Quant au développement tentaculaire d’une oligarchie financière largement parasitaire, il n’est pas besoin de lire le Lénine de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme pour s’en convaincre ; Georges Soros, le célèbre spéculateur, l’explique lui-même dans ses ouvrages.
(2)    Le stade actuel de l’évolution du mode de production capitaliste n’est pas celui de la « dérégulation » mais plutôt celui de la mise en place d’un nouveau mode de régulation et l’Etat joue un rôle central dans la mise en place de cette nouvelle régulation. Le boom des marchés financiers a été rendu possible par la « titrisation » de la dette publique.
·        La nouvelle politique monétariste (les « reaganomics ») initiée à la fin de la décennie 70 et au début de la décennie 80 a fait flamber les taux d’intérêts réels. Les titres de créance de la dette publique (bons du Trésor, etc.) en sont devenus très intéressants puisque l’État a toujours les moyens d’honorer sa dette en puisant dans la poche du contribuable[6].
·        Les privatisations du domaine public donnent un autre moyen d’alimenter la boulimie de la finance – on a pu comparer les privatisations menées au cours des deux dernières décennies au mouvement des « enclosures » par lequel la monarchie britannique et les landlords exproprièrent des millions de petits paysans pour les transformer en miséreux taillables et corvéables à merci pour les besoins du capitalisme naissant.
·        L’État reste un outil indispensable pour briser le mouvement ouvrier. La défaite des mineurs anglais devant Margaret Thatcher constitue ainsi un événement politique essentiel pour comprendre l’histoire sociale anglaise et européenne depuis le début des années 80.
·        Enfin une des fonctions centrales de l’État dans la régulation néolibérale est la socialisation des faux-frais du capital. Ainsi, l’allègement des « charges salariales » est-il systématiquement organisé par la prise en charge d’une partie de ces « charges » par le budget de l’État sous la forme de revenus d’assistance en tout genre. Aux États-Unis, on a pu noter la curieuse concomitance de la baisse du taux de chômage et de l’augmentation de la fréquentation des soupes populaires. Cela signifie, en termes marxiens, que le prix de la force de travail est tombé au-dessous de sa valeur, puisque le salaire des couches inférieures du salariat ne permet même plus d’assurer la subsistance – la reproduction de la force de travail – du travailleur. Pour des raisons historiques, cela n’aurait pas été possible en Europe sans prendre le risque d’une conflagration sociale. C’est pourquoi, par le biais des préretraites, des allégements de charges, du RMI, etc., les États d’Europe occidentale continuent d’assurer un rôle décisif dans la régulation des relations sociales.
(3)    Loin de l’idéal d’un capitalisme libre concurrentiel dans lequel la réussite couronne l’esprit d’entreprise et l’ardeur au travail, un capitalisme rentier domine toute l’économie contemporaine. Les principaux investisseurs sont des investisseurs institutionnels, au premier rang desquels figurent les fameux fonds de pensions. Encore la gestion de ces fonds de pension est-elle hautement concentrée[7]. Enfin, si les profits sont privatisés, les déficits sont nationalisés. La faillite du système bancaire japonais est payée par le contribuable japonais. Quand le  fond spéculatif LTCM s’effondre, les grandes banques sous l’égide de la Federal Reserve Board américaine organisent son sauvetage. Au lieu des critiques convenues contre le « capitalisme sauvage », il serait plus utile de montrer en détail comment le nouveau mode de régulation de l’économie pousse à leur paroxysme les tendances à la décomposition du capitalisme tardif (Spätkapitalismus[8]).
Au total, l’anti-libéralisme manque doublement sa cible. En confondant sous le même nom une doctrine politique estimable et un mode d’organisation économique des plus injustes, il conforte l’argument essentiel des hérauts de la finance qui veulent confondre démocratie et liberté pour les capitalistes d’exploiter comme bon leur semble les deux sources de richesse que sont le travail et la terre. Comme l’étiquette « libérale » est des plus trompeuses pour caractériser le mode de fonctionnement du capitalisme actuel, l’anti-libéralisme se révèle vide de contenu sur le terrain même de la critique économique.

Signification et contradictions du keynésianisme

L’anti-libéralisme se doit de proposer une alternative. C’est pourquoi l’interventionnisme keynésien est remis au goût du jour. Pourtant, Keynes appartient à la tradition libérale : il est un libéral politique, c’est-à-dire un partisan d’un régime politique démocratique ; en tant que membre du groupe de Bloomsbury, il est libéral dans le domaine des mœurs et de la culture ; enfin, sa théorie économique se situe entièrement à l’intérieur de l’économie de marché et de la propriété capitaliste des moyens de production, même s’il refuse les dogmes de l’économie apologétique[9].
Alors que les deux dernières décennies ont été marquées par une longue éclipse de la pensée keynésienne, il on assiste aujourd’hui à leur reprise sous des formes variées – mais toujours très modérées au regard de la version originale. On ne peut guère comprendre la progression rapide des idées de Keynes dès avant la Seconde Guerre Mondiale et leur triomphe pendant le quart de siècle baptisé les « Trente Glorieuses » par, Jean Fourastié, si on ne revient pas d’abord à la conjoncture historique qui voit la victoire du keynésianisme comme théorie économique et comme pratique politique. La théorie keynésienne apparaît en effet d’abord comme la réponse à un double défi : d’une part, la crise profonde dans laquelle le mode de production capitaliste est entré dès avant la fin des années 20 et dont le krach de Wall Street en 1929 sera comme un point d’orgue ; d’autre part, la menace que la victoire de la révolution russe fait peser sur le « capitalisme historique ». Il ne s’agit pas, pour Keynes d’offrir une alternative social-démocrate ou une « troisième voie » entre le capitalisme et le communisme. Gilles Dostaler rappelle que, dans les années 20, Keynes se définissait comme le promoteur d’un « nouveau libéralisme ». Il note aussi : « Ainsi, au moment de la publication, en 1944, de la Route de la servitude, manifeste anti-étatiste de Hayek, Keynes, en route vers Bretton Woods, a écrit à ce dernier qu'il était moralement et philosophiquement en total accord avec les propositions de son livre, ne s'en séparant que sur les moyens à mettre en œuvre pour arriver à ces objectifs communs. »[10]
Dans un article daté de 1926, La fin du laissez-faire, Keynes définit clairement ses préoccupations et son orientation : « Le socialisme est en train de gagner, heure par heure et pouce par pouce, la bataille contre le régime du profit illimité. »[11] Mais il ne s’agit pas pour autant de se rallier au socialisme, qualifié de « survivance poussiéreuse d’un plan conçu pour répondre aux problèmes d’il y a cinquante ans sur la base d’une fausse interprétation de ce que quelqu’un avait dit il y a cent ans. »[12] La conclusion de cette double contrainte est éclairante : « Nous devons tirer pleinement avantage des tendances spontanées de l’heure, et, selon toute probabilité, donner notre préférence aux corporations semi-autonomes et non à des organismes du gouvernement central qui seraient placés sous la responsabilité directe des Ministres d’État. »[13] Le terme de « corporation » (souligné par Keynes lui-même) n’est pas innocent. L’État fasciste relayé sur le plan économique par des corporations incluant ouvriers et patrons est en train de se mettre en place en Italie, sous l’égide de Mussolini. Non que Keynes soit un « fasciste » : son attachement aux libertés est insoupçonnable. Mais son modèle de « capitalisme organisé » est clairement celui de l’État corporatiste conçu comme dernier moyen capable de sauver le capitalisme libre-échangiste ! Pour éviter toute mauvaise interprétation de son livre majeur, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Keynes marque ses désaccords avec l’école classique, mais il ajoute : « Si le volume de la production est pris comme donnée, c'est-à-dire si on le suppose gouverné par des forces extérieures à la conception de l’école classique, il n’y a rien à objecter à l’analyse de cette école concernant la manière dont l’intérêt individuel détermine le choix des richesses produites, les proportions dans lesquelles les facteurs de production sont associés pour les produire et la répartition entre ces facteurs de la valeur de la production obtenue. »[14] Autrement dit, la production globale doit être pilotée et, au sens strict, rationnée par l’État. Une fois ceci acquis, les lois du profit doivent jouer librement. C’est l’intérêt individuel qui gouverne, y compris le partage entre le salaire et la plus-value. Keynes est parfaitement conscient que le mode de production capitaliste est en train de s’effondrer sous le poids du parasitisme des rentiers. C’est pourquoi, pour sauver le profit, il propose de l’organiser différemment, fût-ce au prix de « l’euthanasie du rentier et du capitaliste oisif »[15]. La conclusion qui en découle est logique : « Nous estimons donc, comme Gesell, que la suppression des lacunes de la théorie classique ne conduit pas à abandonner le « système de Manchester » mais simplement à indiquer quelle sorte d’environnement le libre jeu des forces économiques exige pour que les possibilités de la production puissent être toutes réalisées. »[16] C’est pourquoi, « il n’y a pas plus de raison qu’auparavant de socialiser l’économie. »[17] Si Hayek se définissait volontiers comme un « vieux Whig », Keynes s’affirme comme un nouveau Whig. Ce qui délimite le champ de l’opposition entre le keynésianisme et le libéralisme hayékien sur le terrain théorique et politique. Que Keynes soit devenu, en remplacement de Marx, le théoricien revendiqué par la social-démocratie, puis aujourd’hui par les critiques de gauche du « socialisme libéral », cela en dit plus long sur l’évolution d’une certaine gauche que sur Keynes lui-même.
De Keynes au keynésianisme, la consécution n’est cependant pas directe. D’une part, les idées de Keynes s’inscrivent dans la mise en place de nouvelles politiques économiques depuis la Première Guerre Mondiale, qui a vu pour la première fois l’émergence d’un véritable « capitalisme monopoliste d’État » : les grands trusts travaillent pour le plan de production de l’économie de guerre en étroite collaboration avec le pouvoir politique et selon des volumes de production fixés à l’avance – c’est ce constat qui amène Lénine à voir dans cette phase du capitalisme l’antichambre du socialisme. D’autre part, le keynésianisme en tant que politique pratique ne s’imposera qu’à travers les luttes et les crises politiques qui lui donneront ses formes diverses. On aura des « keynésianismes de gauche » et des « keynésianismes de droite ». Entre mouvements révolutionnaires et crise économique, l’entre deux guerres exacerbe les conflits et les luttes de classes. D’une part, les grands capitalistes, de plus en plus nombreux, se tournent vers le fascisme, en Allemagne et Italie[18], mais aussi, quoique plus timidement, en France. D’autre part, à la radicalisation de larges fractions du mouvement ouvrier correspond une véritable crise d’identité idéologique et morale au sein de la classe dirigeante, crise qui va, au sein de l’élite intellectuelle, de la prise de conscience de l’urgente nécessité des réformes jusqu’au ralliement pur et simple au marxisme et parfois à l’Union Soviétique. Le capitalisme n’a plus d’avenir. Pour reprendre une phrase de Marx, on semble se résigner à une fin effroyable plutôt qu’à un effroi sans fin. Les politiques keynésiennes veulent sortir le vieux monde de cette crise, offrir une alternative nouvelle au communisme. Diversement mises en œuvre, des États-Unis de Roosevelt à la France de Léon Blum, elles reposent sur deux piliers :
(8)    La recherche de la construction d’un capitalisme organisé : comme la grande crise semblait – conformément à l’analyse qu’en faisaient les marxistes – la conséquence de l’anarchie du mode de production capitaliste, anarchie dont la source est la libre concurrence, il était cohérent de rechercher un moyen de sauvetage du mode de production capitaliste dans l’organisation, sous le contrôle étatique, de la production. Une sorte de planification de la production était devenue inévitable et l’économie de guerre pendant la première guerre mondiale en avait donné le prototype. Ainsi, face à la crise agricole, le gouvernement américain met-il en œuvre la politique des jachères : pour la première fois, un gouvernement payait les paysans afin qu’ils laissent leurs terres en friches.
(9)    L’organisation de la demande : le postulat libéral – en fait le postulat de Say – affirme que l’offre finit toujours par trouver la demande qui lui correspond. Keynes combat cette théorie et lui oppose que, laissé à lui-même, le marché tend toujours à rendre la demande insuffisante et cette insuffisance de la demande est à l’origine du chômage. Or, le chômage endémique constitue le fléau le plus terrible du mode de production capitaliste et nourrit les crises, à la fois par ses effets dépressifs sur l’ensemble du système et par ses contrecoups politiques. Donc, vaincre le chômage, fût-ce au prix de l’inflation est la tâche centrale de la nouvelle économie politique. Le maintien d’un haut niveau de la demande, par les dépenses publiques et par une politique salariale plus « laxiste » devient ainsi la priorité absolue. Là encore, les commandes publiques liées à l’économie d’armement montraient la voie à suivre ; quant à la politique salariale, c’est Henry Ford, symbole même du capitalisme conquérant, qui devait prêcher le nouvel évangile : une haute productivité du travail liée au développement de l’organisation scientifique du travail (OST) devait se combiner avec des salaires relativement élevés permettant à la fois d’attacher les ouvriers à l’entreprise, de limiter les conflits sociaux coûteux et de contribuer du point de vue macroéconomique à une demande soutenue de produits de consommation, à condition que les autres patrons s’engagent dans cette voie...
La théorie de Keynes fournit des fondements systématiques à la politique du New Deal conduite par le président Roosevelt. Ce genre de politique inspire également les cercles dirigeants de l’autre côté de l’Atlantique[19]. Mais cette politique, dans les années 30, n’a pas produit de miracle : le redressement économique a été lent et s’est vite essoufflé. Pour les États-Unis, c’est l’économie de guerre qui relancera véritablement la machine industrielle. Les conditions de délabrement de l’Europe, la menace révolutionnaire à la Libération dans des pays comme la France ou l’Italie puis la guerre froide, ce sont autant d’éléments qui conduiront les pays occidentaux à adopter des politiques économiques convergentes sous la houlette des États-Unis, initiateurs du plan Marshall. La mise en place d’un « second keynésianisme », par son ampleur, par sa tentative de coordination internationale des politiques économiques et par sa réussite – la longue phase d’expansion des « trente glorieuses » – va apparaître comme un véritable âge d’or de la politique économique. On peut en résumer ainsi les principales caractéristiques :
(1)    La volonté de réguler le cycle des affaires, à partir de la prise de décision politique, dans le but de prévenir les profondes crises du type 1929. La réussite dans ce domaine a été assez inégale. Si la croissance est assez soutenue en France ou en Allemagne, c’est moins vrai des États-Unis qui conservent un cycle de croissance et de stagnation de quatre ans environ pendant toute la période des « Trente Glorieuses ». Dès le milieu des années 50, Robert Brenner[20] montre que l’expansion est déjà ralentie aux États-Unis en dépit d’une croissance extrêmement forte des dépenses publiques – principalement les dépenses d’armement liées à la guerre froide. Beaucoup d’analystes estiment que la politique de régulation keynésienne a permis d’éviter le renouvellement des grandes crises du passé en les transformant en récessions. Mais, dès les années 70, le mécanisme est enrayé, notamment à partir du moment où entre en crise le système monétaire international semi-keynésien sur la stabilité du dollar, réputé « as good as gold ». L’événement pivot ici, ce n’est pas comme on l’a trop souvent dit la « crise du pétrole » de 1974, mais la décision prise par Richard Nixon, le 15 août 1971, d’abolir la convertibilité du dollar en or.
(10)  Le soutien à la demande par des commandes étatiques importantes : grands travaux et investissements dans la recherche et la haute technologie. La reconstruction d’une Europe dévastée par la guerre, tout autant que l’impuissance propre des grands groupes capitalistes européens demandent que l’État se substitue à l’initiative privée défaillante. Pourtant, il apparaît très vite que le véritable moteur de la demande publique et de l’investissement réside dans la croissance fabuleuse de l’économie d’armement.
(11)  Une ébauche de planification dont de Gaulle proclamera « l’impérieuse nécessité » ; les nationalisations, parfois très étendues comme dans le cas de l’Autriche, de la Grande-Bretagne et de la France ou de l’Italie, servent ce propos. Mais cette planification reste « indicative » ; elle n’a pas pour fonction non d’orienter la production vers la satisfaction des besoins mais de créer un environnement relativement stable pour les investissements capitalistes à long terme. Elle s’accompagne de mesures de protection des grandes entreprises, favorisées sur le marché national et aidées à l’exportation. Le secteur de la recherche-développement est très largement pris en charge par l’État, soit indirectement – le gouvernement américain finance les recherches des laboratoires privés, notamment dans le domaine de l’armement – soit directement par le biais des institutions publiques de recherche.
(12)  Une tentative d’encadrer la lutte des classes : on planifie une certaine hausse du niveau de vie de la classe ouvrière et la satisfaction de vieilles revendications dans le domaine de la protection sociale. Mais, en contrepartie, il y a intégration croissante des syndicats à la gestion d’ensemble de l’économie à la fois sur le plan des négociations avec la mise en place en place de toutes sortes de procédures d’arbitrage obligatoire et sur le plan de la gestion directe du social ou par le biais de la cogestion, comme en Allemagne. Le syndicalisme ouvrier, de plus en plus bureaucratisé, rebaptisé « partenaire social », devient un rouage essentiel du nouveau système. Cependant la bonne volonté des chefs n’est pas une garantie suffisante. Très « keynésien », le gaullisme cherche à mettre en place des « corporations semi-autonomes », pour reprendre ici l’expression de Keynes, fondées sur la recherche de l’association capital-travail.
(13)  Un mode de croissance qui privilégie la production et le progrès technologique sur la maximisation du profit. C’est le manager qui commande et non plus l’actionnaire dont le keynésianisme programme l’euthanasie. J.K. Galbraith fera la théorie de ce nouveau mode d’accumulation du capital. La technobureaucratie semble diriger l’économie en accord avec les administrations de l’État.
(14)  Le développement du commerce et de la « mondialisation du capital ». C’est la mise en place de la CECA puis du Marché Commun ; c’est l’intégration de l’agriculture européenne arriérée au marché mondial par le biais de la politique agricole commune (PAC) ; c’est enfin la levée progressive des obstacles douaniers et de tout ce qui restreint le commerce transatlantique. Ce dernier point peut sembler contradictoire avec la doctrine keynésienne qui suppose un développement relativement autocentré et dont les remèdes ne fonctionnent bien que dans une économie pas trop internationalisée.
Il faut cependant se garder des illusions rétrospectives. Pour une part, cette politique a bien été concertée, mais pour une autre part, elle n’est que le résultat des luttes de classes et de l’enchevêtrement des circonstances historiques extérieures, dont le conflit entre les « deux camps ». Les grands acquis sociaux naissent de la situation de 1945, mais vite il s’agira de les limiter, voire de les remettre en cause ; ainsi en France, les ordonnances gaullistes de 1967 s’en prennent à la Sécurité Sociale. Pour comprendre les progrès du niveau de vie de la classe ouvrière, on ne doit pas oublier les grandes grèves de 1947 et 1953 en France, ni que l’État providence atteint son apogée après 1968 – c'est-à-dire après la grande grève générale dont la portée révolutionnaire n’a pu être escamotée qu’au prix de concessions importantes. On ne doit pas oublier non plus que les réussites des « Trente Glorieuses » paraissent d’autant plus impressionnantes qu’on part d’une destruction proche parfois de la tabula rasa – Roosevelt se proposait de réduire l’Allemagne à l’état de champ de pommes de terres !
Si quelques-uns des aspects essentiels de la politique keynésienne sont abandonnés au cours des années 70, cela tient au fait que ses coûts sociaux commencent à devenir insupportables pour une économie capitaliste confrontée à une sérieuse crise de profitabilité et au déclin des gains de productivité du travail. Tant que la productivité croit fortement, on peut vivre à crédit : demain paiera les dépenses d’aujourd’hui. Mais au début des années 70 – un peu plus tôt d’ailleurs pour les Etats-Unis – le mode de régulation keynésien a épuisé ses effets. Les gains de productivité sont plus maigres et les profits chutent dangereusement. Une réorientation s’impose qui, petit à petit, aboutit aux « reaganomics » et à la vague néolibérale.
La pensée de Keynes ne peut constituer une alternative au néolibéralisme ni encore moins une solution globale aux problèmes angoissants que soulève l’évolution économique et sociale à l’échelle de la planète. À cela, il y a plusieurs raisons dont la principale est que le keynésianisme partage les mêmes présuppositions fondamentales que le néolibéralisme : en dehors de la propriété capitaliste, point de salut. La différence porte uniquement sur le mode de gestion de ces rapports sociaux capitalistes. À partir de là, il faut accepter d’en payer le prix. Le keynésianisme permet de réguler le capitalisme à condition de pouvoir enserrer la lutte de classes dans les limites permises par la nécessité de l’accumulation du capital. C’est pourquoi il suppose un système de collaboration de classes, c’est-à-dire un système dans lequel le mouvement ouvrier participe directement à la mise en œuvre des objectifs capitalistes généraux. Le principe des « contrats de progrès » proposés dans les années 70 par le gouvernement Chaban-Delmas en France était keynésien par excellence : les progressions salariales étaient subordonnées par convention à la progression de la productivité de l’entreprise et la paix sociale devait être garantie par des clauses antigrèves. Parce que la lutte de classes n’a pas pu être contenue dans le carcan des contrats de progrès (dont tous les pays d’Europe offrent des exemples variés), parce que les grèves sauvages se développent à la fin des années 60 et au début des années 70, les capitalistes renoncent progressivement à l’ancien mode de régulation et s’orientent vers une politique qui vise à une transformation radicale des rapports entre les classes sociales.
Ajoutons que la forme historique démocratique – et même social-démocrate – que le keynésianisme a prise n’était pas la seule possible. La politique économique du ministre nazi de l’économie, le Dr Schacht, était également inspirée des recettes keynésiennes et, en 1936, lors de la publication de sa Théorie générale en langue allemande, Keynes devait féliciter le nouveau régime pour ses succès dans la reprise de la croissance… Un keynésianisme autoritaire et anti-social, voire plus ou moins corporatiste, reste une possibilité, partiellement incluse dans la théorie de Keynes – et il n’est pas aberrant d’imaginer que certaines fractions des classes dirigeantes y songent aujourd’hui encore.
Ainsi, la tentation « keynésienne » d’une frange de la gauche radicale est-elle, au mieux, une pure utopie, au pire la source de confusions dangereuses : de l’intervention de l’État à l’encadrement autoritaire des relations sociales, il n’y a, parfois, qu’un tout petit pas. Malheureusement, la gauche radicale semble incapable de penser une issue à la situation présente en dehors de la croyance magique en la toute puissance bénéfique de l’intervention étatique. Pierre Bourdieu, le nouveau maître à penser de la gauche radicale, dénonce « l’utopie néolibérale »[21]. Il voit dans l’évolution économique des deux dernières décennies la mise en œuvre résolue d’un programme concocté par les théoriciens du néolibéralisme. Le trait principal de ce néolibéralisme serait, selon lui, l’affaiblissement voire la destruction de l’État au profit de l’économique. Du coup, on comprend sa proposition centrale pour mettre fin à « la masse extraordinaire de souffrance que produit un tel régime socio-économique » : il s’agit de « faire une place spéciale à l’État, État national ou, mieux encore, supranational, c’est-à-dire européen (étape vers un État mondial) capable de contrôler et d’imposer efficacement les profits réalisés sur les marchés et surtout de contrecarrer l’action destructrice que ces derniers exercent sur le marché du travail ». Tout d’abord, cette proposition présuppose, en matière de philosophie politique, une conception purement instrumentale, fonctionnaliste, de l’État, qui fait l’impasse sur la nature de classe de l’État. Conception, qui, curieusement, est aussi celle qui domine la « pensée unique » : l’Etat n’est qu’un outil, un outil d’organisation de la liberté des marchés pour les uns, un outil de contrôle des marchés pour les autres, mais dans tous les cas un outil. C’est pourquoi Bourdieu envisage sans rire un « État mondial »[22]. On retrouve, en deuxième lieu, la problématique centrale de tous les partisans de l’Europe de Maastricht : il faut plus d’Europe pour contrôler les marchés et une monnaie unique pour n’être point soumis aux intérêts américains et aux fluctuations du dollar.[23] Ainsi, Bourdieu circonscrit ses critiques à l’intérieur du champ déterminé par ses adversaires. L’État est transformé en dispositif de contrôle technique de l’économie et la question de la souveraineté est évacuée. La position de Bourdieu est cohérente avec le projet social qui sous-tend son analyse. Pour lutter contre la misère du monde, il faut contrôler les excès du mode de production capitaliste, mettre en place des contre-pouvoirs ou conserver ceux qui existent. Mais la question des rapports de propriété est mise de côté.
Ces propositions ne sont pas purement théoriques. La plus grande partie de la gauche radicale s’est ralliée au projet de la taxe Tobin, défendue par l’association ATTAC, impulsée par l’équipe du Monde Diplomatique, des économistes comme Bernard Maris, des représentants de « AC ! », etc. Cette association œuvre à la mise en place de la taxe dite « taxe Tobin », du nom de son prix Nobel de promoteur. Il s’agit de taxer (faiblement) toutes les transactions financières sur le marché mondial afin de décourager les spéculateurs et de laisser la place à l’économie de marché saine. Un postulat idéologique sous-tend tout ceci : l’opposition entre un capitalisme sain, celui de la production, et un capitalisme malsain, celui de la spéculation financière. Mais la spéculation va de pair avec le mode de production capitaliste, elle en est une expression essentielle. La taxe Tobin ne pourrait s’appliquer que si les grandes puissances mondiales étaient prêtes à l’appliquer – par exemple son application à la seule France ne pourrait être qu’une étape vers l’établissement monopole du commerce extérieur et une remise en cause fondamentale des rapports capitalistes, faute quoi la taxe Tobin finirait par pénaliser le pays isolé qui déciderait d’appliquer. En réalité, comme il n’est pas question de s’engager dans cette voie aventureuse, on demande seulement l’application de la taxe Tobin par un groupe de gouvernements comme le G7. Autrement dit, on veut réguler le capitalisme par l’association internationale des gouvernements capitalistes ; il faut donc, pour réguler le capitalisme, que les capitalistes soient convaincus de la nécessité de se donner une nouvelle. Par conséquent, la taxe Tobin est la solution à un problème qu’il faut supposer déjà résolu pour qu’elle puisse s’appliquer.

Sortir de l’impasse

Cessons donc de penser néolibéralisme et keynésianisme comme deux théories opposées et comme la matrice du débat économique et politique d’aujourd’hui ; il s’agit de variantes de la « pensée commune », c’est-à-dire de ce que Marx appelle l’idéologie dominante – qui n’est jamais que l’idéologie de la classe dominante. À trop prendre l’idéologie au sérieux, on finit par décrypter toute réalité à travers la grille de l’idéologie et on laisse dans l’ombre ce que l’idéologie a pour fonction de laisser dans l’ombre. L’anti-libéralisme en guise de critique radicale voue les citoyens à l’impuissance. D’un côté, on affirme, à juste titre, que la situation actuelle est intolérable ; mais en même temps, on doit confesser qu’on n’a pas de véritable alternative à proposer et la vie politique reste enfermée dans le champ soigneusement délimité par la pérennité des rapports capitalistes.
L’évolution des partis socialistes, singulièrement en France, est un bon indicateur de ces contradictions. Si, comme le dit Hegel, la conscience, tel l’oiseau de Minerve, ne s’envole qu’au crépuscule, le ralliement des sociaux-démocrates à la « troisième voie » défendue par Tony Blair n’est que la théorisation de réalités politiques beaucoup plus anciennes. Le tournant socialiste français des années 1982-1983 était d’abord la renonciation pratique au keynésianisme de gauche du Projet Socialiste de la fin des années 70. Sous l’impulsion de Jacques Delors et avec le ralliement de François Mitterrand, européiste de toujours, les socialistes renonçaient à « administrer l’économie ». La querelle avec Jean-Pierre Chevènement sur la question de la politique industrielle en témoigne : le ministre de la recherche et de l’industrie de l’époque soutenait la nécessité d’organiser l’industrie par filières et demandait que les entreprises nationalisées soient gérées en fonction des objectifs généraux de la politique gouvernementale. Sur ces deux points, le Président de la République et le Ministre des Finances lui donnèrent tort, ce qui le conduisit à démissionner. Les entreprises nationalisées devaient être gérées comme toutes les autres entreprises capitalistes en vue de la maximisation du profit De cette époque datent les aventures financières hasardeuses du Crédit Lyonnais, qui se lança dans toutes sortes de spéculations, en plein accord avec la ligne et les recommandations des gouvernements de l’époque. Alors que le keynésianisme traditionnel préférait l’inflation au sous-emploi, les gouvernements Mauroy et Fabius firent de la lutte contre l’inflation et de la stabilité de la monnaie leur priorité – fût-ce au prix de quelques dévaluations nécessaires pour apurer les comptes du passé. La politique de soutien de la demande était abandonnée avec le blocage des salaires et la fin de tous les systèmes d’indexation des salaires sur les prix. On s’engageait résolument dans la voie d’un nouveau partage du revenu national entre salaires et profit. Du point de vue capitaliste, la victoire du mitterrandisme fut totale puisque, sur les deux septennats de Mitterrand, la part des salaires dans le revenu national recula de 10%, résultat qu’aucun autre grand pays capitaliste – États-Unis inclus – n’a réussi à obtenir ! Le « système de Manchester » à l’ancienne dominait à nouveau ; on louait « la France qui gagne » (de l’argent) et les socialistes, avec ardeur, entreprirent, selon le mot est de Laurent Fabius, le « sale boulot » : « dégraissages », restructurations, désagrégation de la classe ouvrière organisée. La politique du gouvernement Jospin s’inscrit dans cette continuité. Ainsi, quand l’État semble jouer un rôle clé dans la politique de l’emploi – à travers les emplois-jeunes ou la réduction du temps de travail à 35 heures – il s’agit clairement d’un pilotage vers plus de « flexibilité » et vers une meilleure adaptation du « marché de l’emploi » aux besoins du capital. Les emplois-jeunes sont le cheval de Troie permettant de remettre en cause le statut de la Fonction Publique et les garanties pour le personnel qui y sont attachées. Des jeunes, dont on exige parfois jusqu’au niveau bac+5, sont employés au SMIC, payés par l’État, mais sans même bénéficier des quelques garanties des agents auxiliaires de la Fonction Publique, et sans être pour autant soumis au droit du travail du secteur privé. La soi-disant semaine de 35 heures[24] agit d’ores et déjà comme un instrument dirigé contre les conventions collectives et les avantages acquis, en matière de jours fériés, de paiement des heures supplémentaires ou limitation de la journée légale de travail. Martine Aubry déclare d’un côté qu’il s’agit d’une stratégie du « gagnant-gagnant » (patrons et ouvriers sont censés gagner tous les deux à ce new deal) mais elle ajoute qu’il faut, pour lutter contre le chômage, « réduire le coût du travail ». En bon français, il s’agit, donc, d’une stratégie visant à la réduction de la part du salaire dans la valeur totale de la production, ce que Marx aurait appelé la chasse à la plus-value relative. Dans tout cela, il n’est nul besoin d’invoquer le complot ou la trahison. S’il n’y a plus d’alternative au capitalisme, comme l’a réaffirmé Lionel Jospin lors du dernier congrès de l’Internationale Socialiste (1999), il ne reste plus qu’à gérer le système et à le réguler de la seule manière possible, c'est-à-dire d’une manière qui soit conforme aux exigences fondamentales du capital, afin de garantir le taux de profit.
Pourtant, il n’y a pas abandon pur et simple du keynésianisme par les gouvernements convertis à la doctrine nouvelle. La politique réelle pratiquée est une politique mixte. Comme on l’a déjà noté, le capital n’est libéral que lorsque cela l’arrange. Le paradoxe apparent du néolibéralisme est qu’il s’appuie sur un pilotage fin des conditions de l’activité économique, tâche qui incombe aux autorités étatiques. Tout en menant une attaque en règle contre les syndicats, Reagan a été l’un des présidents américains les plus « keynésiens ». Il a massivement relancé les commandes publiques sous couvert de « guerre des étoiles » ; quand les caisses d’épargne ou la Continental Illinois ont fait faillite, il a procédé sans états d’âme à leur nationalisation. Au cours des dernières années, le Japon, autre parangon du capitalisme moderne, a multiplié les plans de relance sur la base du développement de la dette publique. Quand l’ex-ministre des finances français, Dominique Strauss-Kahn, proclamait son keynésianisme, il ne s’agissait pas seulement de bonnes paroles destinées à l’électorat socialiste, mais aussi d’une réalité. Certes, il privatise plus que ses prédécesseurs, mais il cherche aussi à renforcer, sur une base strictement capitaliste, le réseau mutualiste, notamment dans le secteur bancaire. S’il n’est pas avare avec l’actionnaire et le détenteur de stocks options, il cherche à consolider, à l’intérieur même du jeu du marché, des institutions qui reposent sur ces « corporations semi-autonomes » chères à Keynes.
Ainsi les diverses formes du socialisme moderne, tant libéral que néo-keynésien ne peuvent constituer une issue aux contradictions et aux inégalités grandissantes du capitalisme mondialisé. Les bonnes intentions visant à « réguler » le monstre ne sont, au mieux, que des vœux pieux. Même dans ses fractions les plus radicales, la « gauche alternative » reste enfermée dans un schéma néo-keynésien obsolète. On veut sauver l’ancien système de régulation capitaliste, celui des années 50 et 60, alors que les conditions politiques et économiques qui l’avaient déterminé ont disparu depuis longtemps. Tous ces mouvements sont condamnés à jouer les poissons-pilotes de la social-démocratie. La stratégie de la direction d’ATTAC est clairement celle d’un groupe de pression apte à peser sur les décisions du gouvernement français et dans les négociations internationales. Il s’agit de s’inscrire dans cette démocratie du lobbying, perversion de toute véritable démocratie. Le peuple est invité à faire pression, à intervenir de manière « citoyenne », mais nullement à prendre son sort en mains et encore moins à exercer le pouvoir. Les « experts » anti-libéraux s’opposent aux « experts » néolibéraux, mais tout cela reste un débat d’experts.
Les politiques néolibérales ont été imposées par des coups d’état (Chili) ou sous la pression directe des institutions (FMI, BM), mais, dans les grands pays à peu près démocratiques, elles sont aussi en partie choisies par les citoyens. On peut dire que les citoyens sont des abrutis ou sont abrutis par les médias et se contenter de lancer des prophéties et des excommunications. Mais il serait beaucoup plus intéressant de se demander quelles sont les « bonnes raisons » qui ont poussé les salariés à accepter, peu ou prou, ce néolibéralisme quitte à en limiter les effets les plus dévastateurs par de grands mouvements sociaux (1995 en France, grève chez UPS aux États-Unis) ou par de nouvelles stratégies de résistance. Vu de l’extérieur, pour l’économiste, le mode de production capitaliste est une technique de production comme une autre, employant divers « facteurs ». Mais du point de vue du « facteur humain », c’est la soumission de l’esprit et du corps, de la puissance subjective du travailleur au besoins du système de production. Le travailleur vend sa force de travail mais il se vend lui-même par la même occasion – comme le dit Marx, il mène sa propre peau sur le marché et se prépare à être tanné. Face à ce système qui dépossède le travailleur de lui-même, la recherche d’autonomie dans le travail, d’un pouvoir de décision sur l’organisation de la production, apparaît comme une réaction naturelle des travailleurs. Du point de vue du mouvement ouvrier, la revendication d’expropriation des capitalistes et de direction des entreprises par des conseils ouvriers traduisait politiquement cette réaction ouvrière naturelle. Mais à partir du moment où cette voie semble bouchée, où la direction effective de l’économie appartient à la coalition des technocrates capitalistes et des bureaucrates ouvriers, le néolibéralisme pourra commencer à mordre réellement sur une partie de la classe ouvrière. Développez vos initiatives, devenez tous des entrepreneurs, devenez tous capitalistes ! Le néolibéralisme donnait à sa manière une traduction générale à des aspirations profondes – comme les immigrés sont hantés par le « retour au pays », les ouvriers sont souvent hantés par « l’idée de se mettre à son compte »,  parce que « se mettre à son compte », c’est ne plus être dans la situation où chaque minute de la journée de travail appartient au patron, où chaque geste est surveillé, commandé, chronométré. Bref, c’est une façon de s’émanciper du capitalisme, au sein même du capitalisme. Que cette émancipation soit illusoire, c’est une autre affaire.
Pour les mêmes raisons, les principaux bénéficiaires des « conquêtes du socialisme » ont appuyé le renversement des régimes de l’URSS et des pays d’Europe centrale et orientale. Le « socialisme scientifique » avant de s’être révélé particulièrement inefficace sur le plan économique – ce qui n’a pas toujours été le cas dans le passé – était un régime despotique, établi par la terreur et la toute puissance de la police politique et il n’y a pas d’égalité et de justice sociale possibles sans une égale liberté pour tous et sans la possibilité pour chacun de rechercher son bonheur là où bon lui semble. La fin du régime keynésien a été précipitée par la résistance plus ou moins concertée des salariés et principalement des ouvriers à ce qui leur apparaissait de plus en plus comme un système d’oppression. La révolte des OS à la fin des années 60 et au début des années 70 indique que le régime d’accumulation fordiste/taylorien est arrivé au bout de ses possibilités. En Italie comme en France, apparaît un mouvement visant à l’auto-organisation ouvrière, en rupture le plus souvent avec l’encadrement syndical et les contraintes rigides qu’impose le compromis keynésien. Cette résistance est une des causes de la baisse du taux de profit qui se trouve à l’origine du retournement économique et de la réorientation stratégique du capital. Faute de débouché politique, ce mouvement n’a pu que se replier, voire s’adapter à la nouvelle donne. Dans cette conjoncture complexe, on peut comprendre pourquoi les politiques keynésiennes se sont effondrées aussi rapidement.
Le discrédit de l’idée de socialisme conduit à accepter des solutions plus « réalistes ». Limiter les dégâts : tel semble le seul espoir raisonnable qui nous reste. Mais cette politique « raisonnable » est la plus déraisonnable qui soit parce qu’elle cherche à ruser, à ne pas affronter la réalité présente. Si on affirme sérieusement que ni les questions du droit des peuples à se nourrir eux-mêmes, ni celles de l’environnement, ni celles de la culture, ni celles de l’organisation des services publics, ni celles des conditions de vie et de salaire ne peuvent être laissées au libre jeu des lois du marché mondial, comment peut-on éviter d’en tirer la conclusion que c’est le mode de production capitaliste lui-même qui est devenu un obstacle majeur à tout ce qui fait le prix de la vie humaine ?
Le socialisme ouvrier traditionnel, celui des origines à Marx inclus, n’est pas un anti-libéralisme. Ce socialisme-là était l’aspiration des prolétaires à étendre à la sphère économique les principes de liberté et d’égalité conquis dans la sphère politique. Marx ne critique pas le mode de production capitaliste en raison de son anarchie ou de son manque d’organisation. La libre concurrence n’est que le moyen par lequel s’accomplissent les lois immanentes du capital. Au centre de la critique, il y a cette contradiction : d’une part, la société moderne proclame la liberté et l’égalité de tous les hommes, mais, d’autre part, le mode de production capitaliste, qui présuppose des hommes libres et égaux nouant entre eux des contrats, abolit immédiatement cette liberté et cette égalité en transformant l’ouvrier en un moyen du capital, en instituant dans la production une impitoyable dictature – la discipline d’usine – et accumulant la richesse à un pôle de la société et la misère de la grande masse à l’autre pôle. Quiconque observe objectivement la concentration du capital et des fortunes, quiconque connaît les statistiques de la croissance des inégalités ne pourra pas manquer d’admettre que la théorie de Marx reçoit des confirmations empiriques éclatantes – au moment même où il est de bon ton de traiter Marx en « chien crevé ».
Alors que le mouvement ouvrier se situait dans la continuité du grand mouvement émancipateur des temps modernes, les aléas de l’histoire ont souvent conduit les socialistes à l’alliance avec les ennemis de leurs ennemis et donc à confondre le socialisme ou le communisme (« les producteurs associés » disait Marx) avec l’étatisme antilibéral, bref à passer de Marx à Lassalle et de Lassalle aux positivistes socialistes, défenseurs non des opprimés contre les oppresseurs, mais de l’organisation scientifique de la société par les experts. Les néolibéraux et les néo-keynésiens ont en commun de croire d’abord aux solutions économiques et de faire du politique un moyen de l’économique. Mais aucun des problèmes cruciaux ne peut être réglé sur ce terrain. La croissance est forte aux États-Unis depuis plusieurs années mais l’écart entre riches et pauvres n’a fait que s’accroître. En moyenne, sur longue période, la croissance française est loin d’être ridicule et pourtant il y a encore près de 3 millions de chômeurs recensés à quoi il faut ajouter l’immense masse des précaires qui seront « débarqués » au premier coup de vent. Le retour au protectionnisme ne vaut pas mieux. Certes, tout État peut temporairement utiliser des mesures de sauvegarde – et d’ailleurs, personne ne s’en prive, en dépit des protestations de libre échangisme – mais, à plus ou moins long terme, le protectionnisme constitue une destruction des forces productives nées de la division mondiale du travail et donc un régression du niveau de vie des populations. Ni les échanges, ni les marchés en eux-mêmes ne sont à mettre en cause, mais la puissance du capital financier qui engloutit une part chaque jour plus importante des richesses de la planète et multiplie le gaspillage du travail et des ressources naturelles.
Il est donc absurde d’être antilibéral. Si être libéral c’est faire que les principes de liberté et d’égalité soient des principes effectifs, les principes mêmes de la vie sociale concrète, alors il faut au contraire défendre ces idées libérales, ces idées du libéralisme politique, contre le néolibéralisme et contre le néo-keynésianisme. La question n’est pas celle de savoir s’il faut plus ou moins d’intervention étatique dans l’économie, mais celle de la nature et des principes du pouvoir politique. Quelles que soient les politiques économiques suivies, la capital financier cherche à réduire l’État à un instrument technique à son service. Réalisant l’idéal de Saint-Simon, l’État moderne n’aurait d’autre fonction que l’administration des choses – ce qui suppose que les hommes soient considérés comme des choses, des « ressources humaines ». À cette tendance s’oppose la résistance des hommes qui se veulent citoyens, c'est-à-dire qui conçoivent le politique comme moyen de décider en commun, à égalité de droits, selon des principes de justice acceptables par tous. Or décider en commun, cela ne peut se limiter à la sphère étroite de la politique ; les positions sociales et la répartition des revenus dependent de ce nouveau contrat social. Tout naturellement, le renouveau de la démocratie véritable conduit à la mise en cause des rapports de propriété capitalistes.
Denis Collin – Décembre 1999


[1] Viviane Forrester: L'horreur économique, Fayard, 1996. Sur les thèses de Mme Forrester et des autres théoriciens de « l’horreur économique », voir mon livre, La fin du travail et la mondialisation – Idéologie et réalité sociale, L’Harmattan, Paris, 1997.
[2] Voir Jacques Texier, Révolution et démocratie chez Marx et Engels (PUF, Collection Actuel Marx, Paris, 1999)
[3] K. Marx : Le Capital, Livre I, Deuxième section, VI, page 725-726, Gallimard, La Pléiade, Œuvres I, Paris, 1963, Traduction Jules Roy.
[4] F. von Hayek : La route de la servitude (PUF, réédition Quadrige, Paris, 1993)
[5] M. Schröder, Premier Ministre social-démocrate allemand, a lui aussi affirmé que « les inégalités sont nécessaires » (interview au journal « Le Monde » du 20 Novembre 1999).
[6] Voir François Chesnais, La mondialisation du capital, Syros, deuxième édition 1997.
[7] Voir Robin Blackburn : The New Collectivism, Pension Reform, Grey Capitalism and Complex Socialism, in New Left Review, London, n°233/1999. Blackburn note que les deux tiers des fonds de pension britanniques sont gérés par cinq institutions financières.
[8] Pour reprendre l’expression de Ernest Mandel. Voir son ouvrage Le troisième âge du capitalisme, traduction française par Bernard Keiser de Der Spätkapitalismus, UGE-10/18, 1974, 3 volumes.
[9] Pour une étude de la place de la pensée de Keynes sur l’échiquier du libéralisme, voir l’utile mise au point de Gilles Dostaler, Néolibéralisme, keynésianisme et traditions libérales ( Cahiers d’épistémologie  publiés par l’Université du Québec à Montréal, UQAM, Mars 1998, disponible sur Internet).
[10] G. Dostaler, op. cit. page 14
[11] John Maynard Keynes : Essais sur la monnaie et l’économie, Payot, Paris, 1971, introduction et traduction de Michel Panoff, page 120.
[12] J.M. Keynes : op. cit. page 121
[13] ibid.
[14] J.M. Keynes : Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, traduction Jean de Largenfaye, réédition Payot, Paris, 1979, « Petite Bibliothèque », page 372
[15] op. cit. page 370
[16] op. cit. page 372
[17] ibid.
[18] Voir Fascisme et grand capital de Daniel Guérin (Maspero, Paris, 1965) qui nous fait bien mesurer la différence entre le fascisme d’hier et les diverses variantes de l’extrême droite raciste et autoritariste d’aujourd’hui.
[19] Les grands patrons français, dès les années 30, étaient préoccupés de la réorganisation du mode de production capitaliste. Un exemple parmi d’autres : alors que les congés payés ne figurent ni dans le programme du Front Populaire ni dans celui de la CGT, c’est Louis Renault qui en avance l’idée dès 1935, y voyant un moyen de rationaliser la production : les usines et les machines ont besoin d’être entretenues …
[20] Robert Brenner, The economics of global turbulence, New Left Review, London, n° 229, Mai-Juin 1998
[21] Voir le Monde Diplomatique, mars 1998
[22] Kant avait vu ce que cette idée d’un Etat mondial peut avoir à la fois d’irréaliste et de terrifiant. C’est pourquoi son « projet de paix perpétuelle » suppose des États séparés, unis par des accords fondés sur le respect du « droit des gens », l’autodétermination et « l’universelle hospitalité ».
[23] La  monnaie unique européenne, vilipendée par les anti-libéraux, est pourtant une proposition dont l’inspiration keynésienne est indiscutable : elle reprend sur un terrain plus limité la thèse défendue par Keynes à Bretton Wood lors de la mise en place du système monétaire international.
[24] En réalité le texte de la loi dite « loi-balai » de 1999 dit clairement qu’il s’agit non de la semaine de 35 heures mais de l’année de 1600 heures, ce qui n’est pas du tout la même chose.

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