mercredi 15 décembre 1999

Néolibéralisme ou keynésianisme rénové : la fausse alternative (Paru dans L’Homme et la Société – N° 135 - 1/2000)


Au cours des deux dernières décennies, le débat politique s’est singulièrement rétréci. Au lieu des larges perspectives historiques, de l’opposition du capitalisme et du socialisme ou de la discussion sur la « convergence » des deux systèmes, c’est la défense ou la critique du néolibéralisme qui occupe l’essentiel du terrain. Aux partisans de la déréglementation et de l’État minimum s’opposent les avocats de la re-réglementation et les défenseurs d’un néo-keynésianisme qui serait à même d’éviter le chaos où nous conduit l’instabilité systémique de l’économie mondiale. Quelles que soient les bonnes intentions des défenseurs d’un keynésianisme rénové, ce débat est largement un faux débat. Les deux groupes de protagonistes, les néo-libéraux et les néo-keynésiens, partagent un arrière-plan de croyances non questionnées qui déterminent les limites dans lesquelles peut s’exercer la critique. Ils se situent sur un terrain idéologique commun, celui de l’éternité des rapports capitalistes de propriété. Pour l’essentiel, la gauche traditionnelle est sur ce terrain. Lors d’un de ses derniers congrès, le Parti Socialiste l’avouait sans ambages : « le capitalisme borne notre horizon historique ». Quand la gauche de ce parti – le courant de la « Gauche Socialiste » – se prononce, en 1998, pour « l’économie sociale de marché », c’est-à-dire la formule même de la démocratie chrétienne, lancée par le chancelier Ludwig Erhard, on mesure le chemin parcouru.
La critique du libéralisme est devenue presque aussi courante que la défense des thèses libérales. Il suffit qu’on réclame « moins d’État », « plus de flexibilité » et la « liberté du marché » pour être immédiatement classé parmi les libéraux, voire les « libéraux-libertaires ». Pour le meilleur comme pour le pire. Viviane Forrester, qui s’est taillé une grande réputation avec un livre assez médiocre, déclare qu’elle n’est pas contre le capitalisme mais contre le libéralisme[1]. Peut-on parler d’une idéologie libérale dominante alors que les adversaires du libéralisme sont nombreux et savent se faire entendre ? Les partisans comme les adversaires du néolibéralisme croient, en effet, que la seule question qui vaille d’être débattue est de savoir jusqu’à quel point la régulation politique peut s’appliquer aux processus économiques. Mais la nature de ces processus économiques eux-mêmes échappe à la discussion.
Je voudrais montrer 1) que la critique indifférenciée du libéralisme, credo commun des opposants à la pensée unique, ne vise aucun objet précis. Ensuite, 2) que le keynésianisme n’est une alternative au néolibéralisme que pour ceux qui se proposent de préserver le mode de production capitaliste, ou encore de surmonter les contradictions du capital sur la base du rapport capitaliste lui-même, bref pour ceux qui admettent comme postulat non questionné l’éternité des rapports sociaux actuels. Enfin, il deviendra possible 3) de tracer quelques pistes pour la construction d’une véritable alternative au mode de production capitaliste.

Libéralisme économique et liberté politique

Historiquement, le libéralisme, comme doctrine économique défendue par l’économie politique, et les philosophies de la liberté politique se sont développés à la même époque et s’inscrivent indubitablement dans le même mouvement qui conduit à briser les carcans de la société féodale. Cette concomitance ne suffit cependant pas à établir un lien logique. Le rapport entre liberté politique et libéralisme économique varie selon toutes les configurations possibles.
(1)    L’absolutisme politique est pensé comme moyen de favoriser la liberté du commerce et de l’industrie ; c’est la position que défendaient, en gros, les Physiocrates, inventeurs du « laissez faire » – le libéralisme n'est donc pas spécialement une invention anglaise comme on semble trop souvent le croire. C’est également le fond de la position défendue par Hobbes, pour qui la renonciation à la liberté naturelle et la soumission à l'État Léviathan est la condition de la prospérité économique et de la liberté pour chacun de mener à bien ses entreprises.
(2)    Le libéralisme économique est lié à une participation des nouvelles classes dominantes à l’exercice du pouvoir, ce que défendent les partisans de la monarchie constitutionnelle et les admirateurs du système anglais. C’est, par exemple, le courant dominant chez les penseurs des Lumières. De Montesquieu à Constant et Tocqueville, c’est un libéralisme qui n’est pas du tout hostile à l’État.
(3)    Le libéralisme économique suppose que moins l’État intervient dans l’économie, mieux cela vaut. L’Etat n’est qu’un mal nécessaire qui doit s’effacer devant réorganisation économique dans laquelle se réalise seulement la liberté. Pourvu que la propriété soit garantie, la forme politique de l’Etat est indifférente.
(4)    Le libéralisme économique a son complément dans la démocratie politique : l’égalité politique, les droits de l’individu et la liberté économique sont considérés comme inséparables. C’est la position défendue par Locke et les pères fondateurs des États-Unis.
(5)    Le courant républicain – dont Rousseau et Kant sont les figures emblématiques – est partisan du libéralisme économique, mais la liberté économique n’y est pas naturelle et dépend, au contraire, du fondement légal que lui donne le pacte républicain. Autrement dit, la liberté économique doit être soumise à la cohésion du corps politique. Ce courant trouve ses prolongements modernes chez John Rawls, pour qui la liberté suppose que certains principes de justice soient garantis.
(6)    Pour les démocrates anti-libéraux, la véritable démocratie demande que soient également abolis les privilèges de la propriété. On pourrait ranger dans cette catégorie les socialistes, comme Jaurès pour qui la démocratie jusqu’au bout est le socialisme, certains courants libertaires et sans doute Marx et Engels, du moins dans leurs écrits tardifs des années 1880.[2]
(7)    L’État organique rationnel conçu par Hegel semble se situer en dehors du cadre strict du libéralisme politique. Pourtant, sa position est, parfois, assez proche des libéraux français – comme Benjamin Constant. Mais deux autres versions sont également possibles en partant de la philosophie hégélienne du droit : une position sociale-démocrate keynésienne (pour une interprétation de gauche) et une position corporatiste voire fasciste, pour une interprétation de droite – sans, bien sûr, qu’on puisse rendre Hegel responsable de ses héritiers.
Cette typologie reste certainement trop grossière. Elle a le mérite de sortir de la logique binaire fruste qui se contente d’opposer les bons libéraux, partisans de la liberté, et les mauvais étatistes liberticides, à moins qu’il ne s’agisse d’opposer les mauvais libéraux défenseurs de la dictature de l’argent aux bons égalitaristes. La configuration (1) est celle qui domine les dictatures monétaristes en Amérique Latine dans les années 70 et 80 ; elle se retrouve sans doute dans le régime « communiste » chinois et c’est dans cette voie que Fidel Castro engage, au moins partiellement, Cuba. La configuration (2) est dominante un peu partout ailleurs ; le libéralisme économique s’accompagne d’un gouvernement des élites, le peuple n’étant admis à ratifier les décisions prises par les classes éclairées qu’une fois tous les quatre ou cinq ans. La configuration (3), si elle n’est réalisée effectivement nulle part, garde une place de choix dans le complexe de l’idéologie dominante. Pour ce libéralisme économique, les décisions collectives sont mauvaises par nature et que seules les décisions validées par le marché sont efficientes ; cela peut devenir contradictoire avec l’idée même d’un espace politique, c’est-à-dire d’un cadre dans lequel les citoyens assemblés décident en commun de ce qui est bon pour eux. La configuration (4) n’est pas autre chose que la présentation officielle de la (2). La configuration (5) correspond à l’orientation d’un réformisme radical qui se voudrait une alternative au marxisme. La configuration (6) représente la tentative de combiner l’émancipation économique et l’émancipation politique ; on la distinguera de ce qu’est devenu, au cours du XXe siècle, le modèle social-démocrate, puisque dans ce modèle social-démocrate l’émancipation politique sera limitée, dans le meilleur des cas au simple parlementarisme et qu’il n’est pas question d’émancipation économique mais seulement de protection sociale contre les excès du capitalisme. Le modèle social-démocrate, quand il est sérieusement élaboré et ne se contente pas d’une gestion au jour le jour, pourrait se rapprocher de la configuration (7), c’est-à-dire celle d’un libéralisme organisé, y compris avec les déviations autoritaires, voire corporatistes qu’un tel modèle peut induire.
Parler du libéralisme en général, cela n’a donc guère de sens. Le libéralisme classique présente deux faces : d'une part, il s'agit de définir les conditions de la prospérité économique et de la liberté des échanges, de créer le marché libre, « véritable Eden des droits de l'homme et du citoyen », comme le dit Marx, « où ce qui y règne seul, c’est Liberté, Égalité, Propriété et Bentham. »[3] D’autre part, il définit le pouvoir comme le pouvoir commun et la liberté comme la possibilité pour chacun de participer à l’exercice du pouvoir conçu sous la forme du contrat social. Sous ce deuxième aspect, le libéralisme est l’expression de ce grand mouvement de libération, commencé au cœur du Moyen-Âge, avec l’émancipation des communes ; il demande la reconnaissance de la pluralité des opinions, la liberté religieuse, la préservation du domaine privé des individus et le choix pour chacun de conduire sa vie comme il l’entend sans avoir à se soumettre à l’autorité du prêtre, du gendarme ou de la tradition, le droit pour les citoyens de participer à la décision politique et d’être protégés contre les abus du pouvoir. Ce mouvement a encore des prolongements modernes : la conquête de l’égalité juridique des femmes et des hommes, la lutte contre la censure sous toutes ses formes, les revendications concernant la liberté des mœurs sexuelles, la dénonciation du racisme sous toutes ses formes, la défense du « droit des gens » sous les espèces du soutien aux « sans papiers », voilà autant de formes nouvelles d’un combat séculaire, dont les grands philosophes du XVIIe et du XVIIIe siècle sont les penseurs conséquents. La critique de ce libéralisme-là, de ce libéralisme politique, commence à se faire jour dans certaines fractions de la gauche où « la loi et l’ordre » deviennent les mots d’ordre principaux. Par exemple, faute de pouvoir maîtriser les flux de capitaux, on fait de la maîtrise des « flux de pauvres » la preuve de sa force « républicaine » et de son courage antilibéral ; la lutte contre le « capitalisme sauvage » se transforme en lutte contre les « sauvageons ».
Le néolibéralisme, dominant aujourd’hui, ne ressortit pas à ce libéralisme politique mais bien au libéralisme du premier genre, celui qui combine la liberté économique – c’est-à-dire l’absence de contrainte pour les capitalistes – avec, si nécessaire, un pouvoir fort. Mais la question se pose de savoir en quel sens il s’agit encore de libéralisme. Les étiquettes ici peuvent être assez trompeuses. L’idéologie est bien celle du libéralisme économique classique ; on s’appuie sur Smith et sa célèbre main invisible, on ressort des placards Say et sa calamiteuse loi de l’offre, la théorie de l’équilibre général de Walras et Pareto, revue et corrigée par Arrow et Debreu fournit l’indispensable caution scientifique – même si elles sont employées à contretemps et sans tenir compte des réflexions critiques développées par Arrow et Debreu eux-mêmes. Il s’agit, en réalité, d’un libéralisme purement instrumental : les thèses libérales classiques sont utilisées comme moyens de légitimer le démantèlement de la protection sociale et la liquidation des syndicats qui sont considérés comme d’insupportables entraves à la libre concurrence. Figure symbolique de ce courant : Friedrich Von Hayek qui publie en 1944 The Road of Serfdom[4] qui attaque violemment toute intervention étatique et tout tentative « égalitariste » censée menacer et la prospérité économique et la liberté. Les inégalités sont proclamées nécessaires et conformes à l’ordre naturel de la société.[5] Avec un remarquable sens des nuances, Hayek prédit que la social-démocratie – il vise ici le travaillisme anglais qui prendra le pouvoir en 1945 avec Clement Attlee – conduira au même désastre que le nazisme. Bien que les conditions politiques de l’époque et la longue période de prospérité économique qui suit, relèguent au second plan les idées de Hayek, son influence s’étendra à travers la société qu’il met en place en 1947, la « société du Mont Pèlerin » dont la première réunion regroupe une assistance choisie dont Maurice Allais, Milton Friedman, Ludwig von Mises, Michael Polanyi et Karl Popper. Cette petite franc-maçonnerie du néolibéralisme va irriguer les « think tanks » des cercles dirigeants. Les thèses hayékiennes constituent l’arrière-plan philosophique et épistémologique des théoriciens de l’économie de l’offre dont les idées commencent à s’imposer dans les années 70.
Mais si le capital financier est libéral quand il s’agit de s’affranchir des contraintes que la lutte des classes et l’histoire mettent pour limiter sa propre puissance, il reste étatiste et monopoliste dans sa réalité fondamentale. Le néolibéralisme n’est pas l’expression d’une revitalisation du capitalisme libre concurrentiel du siècle précédent, il est d’abord la théorisation et la légitimation de la nouvelle phase de ce qu’il faut bien appeler l’impérialisme au sens de Hilferding et Lénine.
(1)    La concentration et la centralisation du capital ne sont pas des affirmations dépassées de l’auteur du Capital mais l’actualité quotidienne. Dans le pétrole, la pharmacie, l’automobile ou la chimie, il se ne passe pas une semaine sans qu’on annonce une nouvelle fusion. Les pratiques anticoncurrentielles se multiplient comme le montrent quelques affaires retentissantes dans le monde de l’informatique. Quant au développement tentaculaire d’une oligarchie financière largement parasitaire, il n’est pas besoin de lire le Lénine de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme pour s’en convaincre ; Georges Soros, le célèbre spéculateur, l’explique lui-même dans ses ouvrages.
(2)    Le stade actuel de l’évolution du mode de production capitaliste n’est pas celui de la « dérégulation » mais plutôt celui de la mise en place d’un nouveau mode de régulation et l’Etat joue un rôle central dans la mise en place de cette nouvelle régulation. Le boom des marchés financiers a été rendu possible par la « titrisation » de la dette publique.
·        La nouvelle politique monétariste (les « reaganomics ») initiée à la fin de la décennie 70 et au début de la décennie 80 a fait flamber les taux d’intérêts réels. Les titres de créance de la dette publique (bons du Trésor, etc.) en sont devenus très intéressants puisque l’État a toujours les moyens d’honorer sa dette en puisant dans la poche du contribuable[6].
·        Les privatisations du domaine public donnent un autre moyen d’alimenter la boulimie de la finance – on a pu comparer les privatisations menées au cours des deux dernières décennies au mouvement des « enclosures » par lequel la monarchie britannique et les landlords exproprièrent des millions de petits paysans pour les transformer en miséreux taillables et corvéables à merci pour les besoins du capitalisme naissant.
·        L’État reste un outil indispensable pour briser le mouvement ouvrier. La défaite des mineurs anglais devant Margaret Thatcher constitue ainsi un événement politique essentiel pour comprendre l’histoire sociale anglaise et européenne depuis le début des années 80.
·        Enfin une des fonctions centrales de l’État dans la régulation néolibérale est la socialisation des faux-frais du capital. Ainsi, l’allègement des « charges salariales » est-il systématiquement organisé par la prise en charge d’une partie de ces « charges » par le budget de l’État sous la forme de revenus d’assistance en tout genre. Aux États-Unis, on a pu noter la curieuse concomitance de la baisse du taux de chômage et de l’augmentation de la fréquentation des soupes populaires. Cela signifie, en termes marxiens, que le prix de la force de travail est tombé au-dessous de sa valeur, puisque le salaire des couches inférieures du salariat ne permet même plus d’assurer la subsistance – la reproduction de la force de travail – du travailleur. Pour des raisons historiques, cela n’aurait pas été possible en Europe sans prendre le risque d’une conflagration sociale. C’est pourquoi, par le biais des préretraites, des allégements de charges, du RMI, etc., les États d’Europe occidentale continuent d’assurer un rôle décisif dans la régulation des relations sociales.
(3)    Loin de l’idéal d’un capitalisme libre concurrentiel dans lequel la réussite couronne l’esprit d’entreprise et l’ardeur au travail, un capitalisme rentier domine toute l’économie contemporaine. Les principaux investisseurs sont des investisseurs institutionnels, au premier rang desquels figurent les fameux fonds de pensions. Encore la gestion de ces fonds de pension est-elle hautement concentrée[7]. Enfin, si les profits sont privatisés, les déficits sont nationalisés. La faillite du système bancaire japonais est payée par le contribuable japonais. Quand le  fond spéculatif LTCM s’effondre, les grandes banques sous l’égide de la Federal Reserve Board américaine organisent son sauvetage. Au lieu des critiques convenues contre le « capitalisme sauvage », il serait plus utile de montrer en détail comment le nouveau mode de régulation de l’économie pousse à leur paroxysme les tendances à la décomposition du capitalisme tardif (Spätkapitalismus[8]).
Au total, l’anti-libéralisme manque doublement sa cible. En confondant sous le même nom une doctrine politique estimable et un mode d’organisation économique des plus injustes, il conforte l’argument essentiel des hérauts de la finance qui veulent confondre démocratie et liberté pour les capitalistes d’exploiter comme bon leur semble les deux sources de richesse que sont le travail et la terre. Comme l’étiquette « libérale » est des plus trompeuses pour caractériser le mode de fonctionnement du capitalisme actuel, l’anti-libéralisme se révèle vide de contenu sur le terrain même de la critique économique.

Signification et contradictions du keynésianisme

L’anti-libéralisme se doit de proposer une alternative. C’est pourquoi l’interventionnisme keynésien est remis au goût du jour. Pourtant, Keynes appartient à la tradition libérale : il est un libéral politique, c’est-à-dire un partisan d’un régime politique démocratique ; en tant que membre du groupe de Bloomsbury, il est libéral dans le domaine des mœurs et de la culture ; enfin, sa théorie économique se situe entièrement à l’intérieur de l’économie de marché et de la propriété capitaliste des moyens de production, même s’il refuse les dogmes de l’économie apologétique[9].
Alors que les deux dernières décennies ont été marquées par une longue éclipse de la pensée keynésienne, il on assiste aujourd’hui à leur reprise sous des formes variées – mais toujours très modérées au regard de la version originale. On ne peut guère comprendre la progression rapide des idées de Keynes dès avant la Seconde Guerre Mondiale et leur triomphe pendant le quart de siècle baptisé les « Trente Glorieuses » par, Jean Fourastié, si on ne revient pas d’abord à la conjoncture historique qui voit la victoire du keynésianisme comme théorie économique et comme pratique politique. La théorie keynésienne apparaît en effet d’abord comme la réponse à un double défi : d’une part, la crise profonde dans laquelle le mode de production capitaliste est entré dès avant la fin des années 20 et dont le krach de Wall Street en 1929 sera comme un point d’orgue ; d’autre part, la menace que la victoire de la révolution russe fait peser sur le « capitalisme historique ». Il ne s’agit pas, pour Keynes d’offrir une alternative social-démocrate ou une « troisième voie » entre le capitalisme et le communisme. Gilles Dostaler rappelle que, dans les années 20, Keynes se définissait comme le promoteur d’un « nouveau libéralisme ». Il note aussi : « Ainsi, au moment de la publication, en 1944, de la Route de la servitude, manifeste anti-étatiste de Hayek, Keynes, en route vers Bretton Woods, a écrit à ce dernier qu'il était moralement et philosophiquement en total accord avec les propositions de son livre, ne s'en séparant que sur les moyens à mettre en œuvre pour arriver à ces objectifs communs. »[10]
Dans un article daté de 1926, La fin du laissez-faire, Keynes définit clairement ses préoccupations et son orientation : « Le socialisme est en train de gagner, heure par heure et pouce par pouce, la bataille contre le régime du profit illimité. »[11] Mais il ne s’agit pas pour autant de se rallier au socialisme, qualifié de « survivance poussiéreuse d’un plan conçu pour répondre aux problèmes d’il y a cinquante ans sur la base d’une fausse interprétation de ce que quelqu’un avait dit il y a cent ans. »[12] La conclusion de cette double contrainte est éclairante : « Nous devons tirer pleinement avantage des tendances spontanées de l’heure, et, selon toute probabilité, donner notre préférence aux corporations semi-autonomes et non à des organismes du gouvernement central qui seraient placés sous la responsabilité directe des Ministres d’État. »[13] Le terme de « corporation » (souligné par Keynes lui-même) n’est pas innocent. L’État fasciste relayé sur le plan économique par des corporations incluant ouvriers et patrons est en train de se mettre en place en Italie, sous l’égide de Mussolini. Non que Keynes soit un « fasciste » : son attachement aux libertés est insoupçonnable. Mais son modèle de « capitalisme organisé » est clairement celui de l’État corporatiste conçu comme dernier moyen capable de sauver le capitalisme libre-échangiste ! Pour éviter toute mauvaise interprétation de son livre majeur, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Keynes marque ses désaccords avec l’école classique, mais il ajoute : « Si le volume de la production est pris comme donnée, c'est-à-dire si on le suppose gouverné par des forces extérieures à la conception de l’école classique, il n’y a rien à objecter à l’analyse de cette école concernant la manière dont l’intérêt individuel détermine le choix des richesses produites, les proportions dans lesquelles les facteurs de production sont associés pour les produire et la répartition entre ces facteurs de la valeur de la production obtenue. »[14] Autrement dit, la production globale doit être pilotée et, au sens strict, rationnée par l’État. Une fois ceci acquis, les lois du profit doivent jouer librement. C’est l’intérêt individuel qui gouverne, y compris le partage entre le salaire et la plus-value. Keynes est parfaitement conscient que le mode de production capitaliste est en train de s’effondrer sous le poids du parasitisme des rentiers. C’est pourquoi, pour sauver le profit, il propose de l’organiser différemment, fût-ce au prix de « l’euthanasie du rentier et du capitaliste oisif »[15]. La conclusion qui en découle est logique : « Nous estimons donc, comme Gesell, que la suppression des lacunes de la théorie classique ne conduit pas à abandonner le « système de Manchester » mais simplement à indiquer quelle sorte d’environnement le libre jeu des forces économiques exige pour que les possibilités de la production puissent être toutes réalisées. »[16] C’est pourquoi, « il n’y a pas plus de raison qu’auparavant de socialiser l’économie. »[17] Si Hayek se définissait volontiers comme un « vieux Whig », Keynes s’affirme comme un nouveau Whig. Ce qui délimite le champ de l’opposition entre le keynésianisme et le libéralisme hayékien sur le terrain théorique et politique. Que Keynes soit devenu, en remplacement de Marx, le théoricien revendiqué par la social-démocratie, puis aujourd’hui par les critiques de gauche du « socialisme libéral », cela en dit plus long sur l’évolution d’une certaine gauche que sur Keynes lui-même.
De Keynes au keynésianisme, la consécution n’est cependant pas directe. D’une part, les idées de Keynes s’inscrivent dans la mise en place de nouvelles politiques économiques depuis la Première Guerre Mondiale, qui a vu pour la première fois l’émergence d’un véritable « capitalisme monopoliste d’État » : les grands trusts travaillent pour le plan de production de l’économie de guerre en étroite collaboration avec le pouvoir politique et selon des volumes de production fixés à l’avance – c’est ce constat qui amène Lénine à voir dans cette phase du capitalisme l’antichambre du socialisme. D’autre part, le keynésianisme en tant que politique pratique ne s’imposera qu’à travers les luttes et les crises politiques qui lui donneront ses formes diverses. On aura des « keynésianismes de gauche » et des « keynésianismes de droite ». Entre mouvements révolutionnaires et crise économique, l’entre deux guerres exacerbe les conflits et les luttes de classes. D’une part, les grands capitalistes, de plus en plus nombreux, se tournent vers le fascisme, en Allemagne et Italie[18], mais aussi, quoique plus timidement, en France. D’autre part, à la radicalisation de larges fractions du mouvement ouvrier correspond une véritable crise d’identité idéologique et morale au sein de la classe dirigeante, crise qui va, au sein de l’élite intellectuelle, de la prise de conscience de l’urgente nécessité des réformes jusqu’au ralliement pur et simple au marxisme et parfois à l’Union Soviétique. Le capitalisme n’a plus d’avenir. Pour reprendre une phrase de Marx, on semble se résigner à une fin effroyable plutôt qu’à un effroi sans fin. Les politiques keynésiennes veulent sortir le vieux monde de cette crise, offrir une alternative nouvelle au communisme. Diversement mises en œuvre, des États-Unis de Roosevelt à la France de Léon Blum, elles reposent sur deux piliers :
(8)    La recherche de la construction d’un capitalisme organisé : comme la grande crise semblait – conformément à l’analyse qu’en faisaient les marxistes – la conséquence de l’anarchie du mode de production capitaliste, anarchie dont la source est la libre concurrence, il était cohérent de rechercher un moyen de sauvetage du mode de production capitaliste dans l’organisation, sous le contrôle étatique, de la production. Une sorte de planification de la production était devenue inévitable et l’économie de guerre pendant la première guerre mondiale en avait donné le prototype. Ainsi, face à la crise agricole, le gouvernement américain met-il en œuvre la politique des jachères : pour la première fois, un gouvernement payait les paysans afin qu’ils laissent leurs terres en friches.
(9)    L’organisation de la demande : le postulat libéral – en fait le postulat de Say – affirme que l’offre finit toujours par trouver la demande qui lui correspond. Keynes combat cette théorie et lui oppose que, laissé à lui-même, le marché tend toujours à rendre la demande insuffisante et cette insuffisance de la demande est à l’origine du chômage. Or, le chômage endémique constitue le fléau le plus terrible du mode de production capitaliste et nourrit les crises, à la fois par ses effets dépressifs sur l’ensemble du système et par ses contrecoups politiques. Donc, vaincre le chômage, fût-ce au prix de l’inflation est la tâche centrale de la nouvelle économie politique. Le maintien d’un haut niveau de la demande, par les dépenses publiques et par une politique salariale plus « laxiste » devient ainsi la priorité absolue. Là encore, les commandes publiques liées à l’économie d’armement montraient la voie à suivre ; quant à la politique salariale, c’est Henry Ford, symbole même du capitalisme conquérant, qui devait prêcher le nouvel évangile : une haute productivité du travail liée au développement de l’organisation scientifique du travail (OST) devait se combiner avec des salaires relativement élevés permettant à la fois d’attacher les ouvriers à l’entreprise, de limiter les conflits sociaux coûteux et de contribuer du point de vue macroéconomique à une demande soutenue de produits de consommation, à condition que les autres patrons s’engagent dans cette voie...
La théorie de Keynes fournit des fondements systématiques à la politique du New Deal conduite par le président Roosevelt. Ce genre de politique inspire également les cercles dirigeants de l’autre côté de l’Atlantique[19]. Mais cette politique, dans les années 30, n’a pas produit de miracle : le redressement économique a été lent et s’est vite essoufflé. Pour les États-Unis, c’est l’économie de guerre qui relancera véritablement la machine industrielle. Les conditions de délabrement de l’Europe, la menace révolutionnaire à la Libération dans des pays comme la France ou l’Italie puis la guerre froide, ce sont autant d’éléments qui conduiront les pays occidentaux à adopter des politiques économiques convergentes sous la houlette des États-Unis, initiateurs du plan Marshall. La mise en place d’un « second keynésianisme », par son ampleur, par sa tentative de coordination internationale des politiques économiques et par sa réussite – la longue phase d’expansion des « trente glorieuses » – va apparaître comme un véritable âge d’or de la politique économique. On peut en résumer ainsi les principales caractéristiques :
(1)    La volonté de réguler le cycle des affaires, à partir de la prise de décision politique, dans le but de prévenir les profondes crises du type 1929. La réussite dans ce domaine a été assez inégale. Si la croissance est assez soutenue en France ou en Allemagne, c’est moins vrai des États-Unis qui conservent un cycle de croissance et de stagnation de quatre ans environ pendant toute la période des « Trente Glorieuses ». Dès le milieu des années 50, Robert Brenner[20] montre que l’expansion est déjà ralentie aux États-Unis en dépit d’une croissance extrêmement forte des dépenses publiques – principalement les dépenses d’armement liées à la guerre froide. Beaucoup d’analystes estiment que la politique de régulation keynésienne a permis d’éviter le renouvellement des grandes crises du passé en les transformant en récessions. Mais, dès les années 70, le mécanisme est enrayé, notamment à partir du moment où entre en crise le système monétaire international semi-keynésien sur la stabilité du dollar, réputé « as good as gold ». L’événement pivot ici, ce n’est pas comme on l’a trop souvent dit la « crise du pétrole » de 1974, mais la décision prise par Richard Nixon, le 15 août 1971, d’abolir la convertibilité du dollar en or.
(10)  Le soutien à la demande par des commandes étatiques importantes : grands travaux et investissements dans la recherche et la haute technologie. La reconstruction d’une Europe dévastée par la guerre, tout autant que l’impuissance propre des grands groupes capitalistes européens demandent que l’État se substitue à l’initiative privée défaillante. Pourtant, il apparaît très vite que le véritable moteur de la demande publique et de l’investissement réside dans la croissance fabuleuse de l’économie d’armement.
(11)  Une ébauche de planification dont de Gaulle proclamera « l’impérieuse nécessité » ; les nationalisations, parfois très étendues comme dans le cas de l’Autriche, de la Grande-Bretagne et de la France ou de l’Italie, servent ce propos. Mais cette planification reste « indicative » ; elle n’a pas pour fonction non d’orienter la production vers la satisfaction des besoins mais de créer un environnement relativement stable pour les investissements capitalistes à long terme. Elle s’accompagne de mesures de protection des grandes entreprises, favorisées sur le marché national et aidées à l’exportation. Le secteur de la recherche-développement est très largement pris en charge par l’État, soit indirectement – le gouvernement américain finance les recherches des laboratoires privés, notamment dans le domaine de l’armement – soit directement par le biais des institutions publiques de recherche.
(12)  Une tentative d’encadrer la lutte des classes : on planifie une certaine hausse du niveau de vie de la classe ouvrière et la satisfaction de vieilles revendications dans le domaine de la protection sociale. Mais, en contrepartie, il y a intégration croissante des syndicats à la gestion d’ensemble de l’économie à la fois sur le plan des négociations avec la mise en place en place de toutes sortes de procédures d’arbitrage obligatoire et sur le plan de la gestion directe du social ou par le biais de la cogestion, comme en Allemagne. Le syndicalisme ouvrier, de plus en plus bureaucratisé, rebaptisé « partenaire social », devient un rouage essentiel du nouveau système. Cependant la bonne volonté des chefs n’est pas une garantie suffisante. Très « keynésien », le gaullisme cherche à mettre en place des « corporations semi-autonomes », pour reprendre ici l’expression de Keynes, fondées sur la recherche de l’association capital-travail.
(13)  Un mode de croissance qui privilégie la production et le progrès technologique sur la maximisation du profit. C’est le manager qui commande et non plus l’actionnaire dont le keynésianisme programme l’euthanasie. J.K. Galbraith fera la théorie de ce nouveau mode d’accumulation du capital. La technobureaucratie semble diriger l’économie en accord avec les administrations de l’État.
(14)  Le développement du commerce et de la « mondialisation du capital ». C’est la mise en place de la CECA puis du Marché Commun ; c’est l’intégration de l’agriculture européenne arriérée au marché mondial par le biais de la politique agricole commune (PAC) ; c’est enfin la levée progressive des obstacles douaniers et de tout ce qui restreint le commerce transatlantique. Ce dernier point peut sembler contradictoire avec la doctrine keynésienne qui suppose un développement relativement autocentré et dont les remèdes ne fonctionnent bien que dans une économie pas trop internationalisée.
Il faut cependant se garder des illusions rétrospectives. Pour une part, cette politique a bien été concertée, mais pour une autre part, elle n’est que le résultat des luttes de classes et de l’enchevêtrement des circonstances historiques extérieures, dont le conflit entre les « deux camps ». Les grands acquis sociaux naissent de la situation de 1945, mais vite il s’agira de les limiter, voire de les remettre en cause ; ainsi en France, les ordonnances gaullistes de 1967 s’en prennent à la Sécurité Sociale. Pour comprendre les progrès du niveau de vie de la classe ouvrière, on ne doit pas oublier les grandes grèves de 1947 et 1953 en France, ni que l’État providence atteint son apogée après 1968 – c'est-à-dire après la grande grève générale dont la portée révolutionnaire n’a pu être escamotée qu’au prix de concessions importantes. On ne doit pas oublier non plus que les réussites des « Trente Glorieuses » paraissent d’autant plus impressionnantes qu’on part d’une destruction proche parfois de la tabula rasa – Roosevelt se proposait de réduire l’Allemagne à l’état de champ de pommes de terres !
Si quelques-uns des aspects essentiels de la politique keynésienne sont abandonnés au cours des années 70, cela tient au fait que ses coûts sociaux commencent à devenir insupportables pour une économie capitaliste confrontée à une sérieuse crise de profitabilité et au déclin des gains de productivité du travail. Tant que la productivité croit fortement, on peut vivre à crédit : demain paiera les dépenses d’aujourd’hui. Mais au début des années 70 – un peu plus tôt d’ailleurs pour les Etats-Unis – le mode de régulation keynésien a épuisé ses effets. Les gains de productivité sont plus maigres et les profits chutent dangereusement. Une réorientation s’impose qui, petit à petit, aboutit aux « reaganomics » et à la vague néolibérale.
La pensée de Keynes ne peut constituer une alternative au néolibéralisme ni encore moins une solution globale aux problèmes angoissants que soulève l’évolution économique et sociale à l’échelle de la planète. À cela, il y a plusieurs raisons dont la principale est que le keynésianisme partage les mêmes présuppositions fondamentales que le néolibéralisme : en dehors de la propriété capitaliste, point de salut. La différence porte uniquement sur le mode de gestion de ces rapports sociaux capitalistes. À partir de là, il faut accepter d’en payer le prix. Le keynésianisme permet de réguler le capitalisme à condition de pouvoir enserrer la lutte de classes dans les limites permises par la nécessité de l’accumulation du capital. C’est pourquoi il suppose un système de collaboration de classes, c’est-à-dire un système dans lequel le mouvement ouvrier participe directement à la mise en œuvre des objectifs capitalistes généraux. Le principe des « contrats de progrès » proposés dans les années 70 par le gouvernement Chaban-Delmas en France était keynésien par excellence : les progressions salariales étaient subordonnées par convention à la progression de la productivité de l’entreprise et la paix sociale devait être garantie par des clauses antigrèves. Parce que la lutte de classes n’a pas pu être contenue dans le carcan des contrats de progrès (dont tous les pays d’Europe offrent des exemples variés), parce que les grèves sauvages se développent à la fin des années 60 et au début des années 70, les capitalistes renoncent progressivement à l’ancien mode de régulation et s’orientent vers une politique qui vise à une transformation radicale des rapports entre les classes sociales.
Ajoutons que la forme historique démocratique – et même social-démocrate – que le keynésianisme a prise n’était pas la seule possible. La politique économique du ministre nazi de l’économie, le Dr Schacht, était également inspirée des recettes keynésiennes et, en 1936, lors de la publication de sa Théorie générale en langue allemande, Keynes devait féliciter le nouveau régime pour ses succès dans la reprise de la croissance… Un keynésianisme autoritaire et anti-social, voire plus ou moins corporatiste, reste une possibilité, partiellement incluse dans la théorie de Keynes – et il n’est pas aberrant d’imaginer que certaines fractions des classes dirigeantes y songent aujourd’hui encore.
Ainsi, la tentation « keynésienne » d’une frange de la gauche radicale est-elle, au mieux, une pure utopie, au pire la source de confusions dangereuses : de l’intervention de l’État à l’encadrement autoritaire des relations sociales, il n’y a, parfois, qu’un tout petit pas. Malheureusement, la gauche radicale semble incapable de penser une issue à la situation présente en dehors de la croyance magique en la toute puissance bénéfique de l’intervention étatique. Pierre Bourdieu, le nouveau maître à penser de la gauche radicale, dénonce « l’utopie néolibérale »[21]. Il voit dans l’évolution économique des deux dernières décennies la mise en œuvre résolue d’un programme concocté par les théoriciens du néolibéralisme. Le trait principal de ce néolibéralisme serait, selon lui, l’affaiblissement voire la destruction de l’État au profit de l’économique. Du coup, on comprend sa proposition centrale pour mettre fin à « la masse extraordinaire de souffrance que produit un tel régime socio-économique » : il s’agit de « faire une place spéciale à l’État, État national ou, mieux encore, supranational, c’est-à-dire européen (étape vers un État mondial) capable de contrôler et d’imposer efficacement les profits réalisés sur les marchés et surtout de contrecarrer l’action destructrice que ces derniers exercent sur le marché du travail ». Tout d’abord, cette proposition présuppose, en matière de philosophie politique, une conception purement instrumentale, fonctionnaliste, de l’État, qui fait l’impasse sur la nature de classe de l’État. Conception, qui, curieusement, est aussi celle qui domine la « pensée unique » : l’Etat n’est qu’un outil, un outil d’organisation de la liberté des marchés pour les uns, un outil de contrôle des marchés pour les autres, mais dans tous les cas un outil. C’est pourquoi Bourdieu envisage sans rire un « État mondial »[22]. On retrouve, en deuxième lieu, la problématique centrale de tous les partisans de l’Europe de Maastricht : il faut plus d’Europe pour contrôler les marchés et une monnaie unique pour n’être point soumis aux intérêts américains et aux fluctuations du dollar.[23] Ainsi, Bourdieu circonscrit ses critiques à l’intérieur du champ déterminé par ses adversaires. L’État est transformé en dispositif de contrôle technique de l’économie et la question de la souveraineté est évacuée. La position de Bourdieu est cohérente avec le projet social qui sous-tend son analyse. Pour lutter contre la misère du monde, il faut contrôler les excès du mode de production capitaliste, mettre en place des contre-pouvoirs ou conserver ceux qui existent. Mais la question des rapports de propriété est mise de côté.
Ces propositions ne sont pas purement théoriques. La plus grande partie de la gauche radicale s’est ralliée au projet de la taxe Tobin, défendue par l’association ATTAC, impulsée par l’équipe du Monde Diplomatique, des économistes comme Bernard Maris, des représentants de « AC ! », etc. Cette association œuvre à la mise en place de la taxe dite « taxe Tobin », du nom de son prix Nobel de promoteur. Il s’agit de taxer (faiblement) toutes les transactions financières sur le marché mondial afin de décourager les spéculateurs et de laisser la place à l’économie de marché saine. Un postulat idéologique sous-tend tout ceci : l’opposition entre un capitalisme sain, celui de la production, et un capitalisme malsain, celui de la spéculation financière. Mais la spéculation va de pair avec le mode de production capitaliste, elle en est une expression essentielle. La taxe Tobin ne pourrait s’appliquer que si les grandes puissances mondiales étaient prêtes à l’appliquer – par exemple son application à la seule France ne pourrait être qu’une étape vers l’établissement monopole du commerce extérieur et une remise en cause fondamentale des rapports capitalistes, faute quoi la taxe Tobin finirait par pénaliser le pays isolé qui déciderait d’appliquer. En réalité, comme il n’est pas question de s’engager dans cette voie aventureuse, on demande seulement l’application de la taxe Tobin par un groupe de gouvernements comme le G7. Autrement dit, on veut réguler le capitalisme par l’association internationale des gouvernements capitalistes ; il faut donc, pour réguler le capitalisme, que les capitalistes soient convaincus de la nécessité de se donner une nouvelle. Par conséquent, la taxe Tobin est la solution à un problème qu’il faut supposer déjà résolu pour qu’elle puisse s’appliquer.

Sortir de l’impasse

Cessons donc de penser néolibéralisme et keynésianisme comme deux théories opposées et comme la matrice du débat économique et politique d’aujourd’hui ; il s’agit de variantes de la « pensée commune », c’est-à-dire de ce que Marx appelle l’idéologie dominante – qui n’est jamais que l’idéologie de la classe dominante. À trop prendre l’idéologie au sérieux, on finit par décrypter toute réalité à travers la grille de l’idéologie et on laisse dans l’ombre ce que l’idéologie a pour fonction de laisser dans l’ombre. L’anti-libéralisme en guise de critique radicale voue les citoyens à l’impuissance. D’un côté, on affirme, à juste titre, que la situation actuelle est intolérable ; mais en même temps, on doit confesser qu’on n’a pas de véritable alternative à proposer et la vie politique reste enfermée dans le champ soigneusement délimité par la pérennité des rapports capitalistes.
L’évolution des partis socialistes, singulièrement en France, est un bon indicateur de ces contradictions. Si, comme le dit Hegel, la conscience, tel l’oiseau de Minerve, ne s’envole qu’au crépuscule, le ralliement des sociaux-démocrates à la « troisième voie » défendue par Tony Blair n’est que la théorisation de réalités politiques beaucoup plus anciennes. Le tournant socialiste français des années 1982-1983 était d’abord la renonciation pratique au keynésianisme de gauche du Projet Socialiste de la fin des années 70. Sous l’impulsion de Jacques Delors et avec le ralliement de François Mitterrand, européiste de toujours, les socialistes renonçaient à « administrer l’économie ». La querelle avec Jean-Pierre Chevènement sur la question de la politique industrielle en témoigne : le ministre de la recherche et de l’industrie de l’époque soutenait la nécessité d’organiser l’industrie par filières et demandait que les entreprises nationalisées soient gérées en fonction des objectifs généraux de la politique gouvernementale. Sur ces deux points, le Président de la République et le Ministre des Finances lui donnèrent tort, ce qui le conduisit à démissionner. Les entreprises nationalisées devaient être gérées comme toutes les autres entreprises capitalistes en vue de la maximisation du profit De cette époque datent les aventures financières hasardeuses du Crédit Lyonnais, qui se lança dans toutes sortes de spéculations, en plein accord avec la ligne et les recommandations des gouvernements de l’époque. Alors que le keynésianisme traditionnel préférait l’inflation au sous-emploi, les gouvernements Mauroy et Fabius firent de la lutte contre l’inflation et de la stabilité de la monnaie leur priorité – fût-ce au prix de quelques dévaluations nécessaires pour apurer les comptes du passé. La politique de soutien de la demande était abandonnée avec le blocage des salaires et la fin de tous les systèmes d’indexation des salaires sur les prix. On s’engageait résolument dans la voie d’un nouveau partage du revenu national entre salaires et profit. Du point de vue capitaliste, la victoire du mitterrandisme fut totale puisque, sur les deux septennats de Mitterrand, la part des salaires dans le revenu national recula de 10%, résultat qu’aucun autre grand pays capitaliste – États-Unis inclus – n’a réussi à obtenir ! Le « système de Manchester » à l’ancienne dominait à nouveau ; on louait « la France qui gagne » (de l’argent) et les socialistes, avec ardeur, entreprirent, selon le mot est de Laurent Fabius, le « sale boulot » : « dégraissages », restructurations, désagrégation de la classe ouvrière organisée. La politique du gouvernement Jospin s’inscrit dans cette continuité. Ainsi, quand l’État semble jouer un rôle clé dans la politique de l’emploi – à travers les emplois-jeunes ou la réduction du temps de travail à 35 heures – il s’agit clairement d’un pilotage vers plus de « flexibilité » et vers une meilleure adaptation du « marché de l’emploi » aux besoins du capital. Les emplois-jeunes sont le cheval de Troie permettant de remettre en cause le statut de la Fonction Publique et les garanties pour le personnel qui y sont attachées. Des jeunes, dont on exige parfois jusqu’au niveau bac+5, sont employés au SMIC, payés par l’État, mais sans même bénéficier des quelques garanties des agents auxiliaires de la Fonction Publique, et sans être pour autant soumis au droit du travail du secteur privé. La soi-disant semaine de 35 heures[24] agit d’ores et déjà comme un instrument dirigé contre les conventions collectives et les avantages acquis, en matière de jours fériés, de paiement des heures supplémentaires ou limitation de la journée légale de travail. Martine Aubry déclare d’un côté qu’il s’agit d’une stratégie du « gagnant-gagnant » (patrons et ouvriers sont censés gagner tous les deux à ce new deal) mais elle ajoute qu’il faut, pour lutter contre le chômage, « réduire le coût du travail ». En bon français, il s’agit, donc, d’une stratégie visant à la réduction de la part du salaire dans la valeur totale de la production, ce que Marx aurait appelé la chasse à la plus-value relative. Dans tout cela, il n’est nul besoin d’invoquer le complot ou la trahison. S’il n’y a plus d’alternative au capitalisme, comme l’a réaffirmé Lionel Jospin lors du dernier congrès de l’Internationale Socialiste (1999), il ne reste plus qu’à gérer le système et à le réguler de la seule manière possible, c'est-à-dire d’une manière qui soit conforme aux exigences fondamentales du capital, afin de garantir le taux de profit.
Pourtant, il n’y a pas abandon pur et simple du keynésianisme par les gouvernements convertis à la doctrine nouvelle. La politique réelle pratiquée est une politique mixte. Comme on l’a déjà noté, le capital n’est libéral que lorsque cela l’arrange. Le paradoxe apparent du néolibéralisme est qu’il s’appuie sur un pilotage fin des conditions de l’activité économique, tâche qui incombe aux autorités étatiques. Tout en menant une attaque en règle contre les syndicats, Reagan a été l’un des présidents américains les plus « keynésiens ». Il a massivement relancé les commandes publiques sous couvert de « guerre des étoiles » ; quand les caisses d’épargne ou la Continental Illinois ont fait faillite, il a procédé sans états d’âme à leur nationalisation. Au cours des dernières années, le Japon, autre parangon du capitalisme moderne, a multiplié les plans de relance sur la base du développement de la dette publique. Quand l’ex-ministre des finances français, Dominique Strauss-Kahn, proclamait son keynésianisme, il ne s’agissait pas seulement de bonnes paroles destinées à l’électorat socialiste, mais aussi d’une réalité. Certes, il privatise plus que ses prédécesseurs, mais il cherche aussi à renforcer, sur une base strictement capitaliste, le réseau mutualiste, notamment dans le secteur bancaire. S’il n’est pas avare avec l’actionnaire et le détenteur de stocks options, il cherche à consolider, à l’intérieur même du jeu du marché, des institutions qui reposent sur ces « corporations semi-autonomes » chères à Keynes.
Ainsi les diverses formes du socialisme moderne, tant libéral que néo-keynésien ne peuvent constituer une issue aux contradictions et aux inégalités grandissantes du capitalisme mondialisé. Les bonnes intentions visant à « réguler » le monstre ne sont, au mieux, que des vœux pieux. Même dans ses fractions les plus radicales, la « gauche alternative » reste enfermée dans un schéma néo-keynésien obsolète. On veut sauver l’ancien système de régulation capitaliste, celui des années 50 et 60, alors que les conditions politiques et économiques qui l’avaient déterminé ont disparu depuis longtemps. Tous ces mouvements sont condamnés à jouer les poissons-pilotes de la social-démocratie. La stratégie de la direction d’ATTAC est clairement celle d’un groupe de pression apte à peser sur les décisions du gouvernement français et dans les négociations internationales. Il s’agit de s’inscrire dans cette démocratie du lobbying, perversion de toute véritable démocratie. Le peuple est invité à faire pression, à intervenir de manière « citoyenne », mais nullement à prendre son sort en mains et encore moins à exercer le pouvoir. Les « experts » anti-libéraux s’opposent aux « experts » néolibéraux, mais tout cela reste un débat d’experts.
Les politiques néolibérales ont été imposées par des coups d’état (Chili) ou sous la pression directe des institutions (FMI, BM), mais, dans les grands pays à peu près démocratiques, elles sont aussi en partie choisies par les citoyens. On peut dire que les citoyens sont des abrutis ou sont abrutis par les médias et se contenter de lancer des prophéties et des excommunications. Mais il serait beaucoup plus intéressant de se demander quelles sont les « bonnes raisons » qui ont poussé les salariés à accepter, peu ou prou, ce néolibéralisme quitte à en limiter les effets les plus dévastateurs par de grands mouvements sociaux (1995 en France, grève chez UPS aux États-Unis) ou par de nouvelles stratégies de résistance. Vu de l’extérieur, pour l’économiste, le mode de production capitaliste est une technique de production comme une autre, employant divers « facteurs ». Mais du point de vue du « facteur humain », c’est la soumission de l’esprit et du corps, de la puissance subjective du travailleur au besoins du système de production. Le travailleur vend sa force de travail mais il se vend lui-même par la même occasion – comme le dit Marx, il mène sa propre peau sur le marché et se prépare à être tanné. Face à ce système qui dépossède le travailleur de lui-même, la recherche d’autonomie dans le travail, d’un pouvoir de décision sur l’organisation de la production, apparaît comme une réaction naturelle des travailleurs. Du point de vue du mouvement ouvrier, la revendication d’expropriation des capitalistes et de direction des entreprises par des conseils ouvriers traduisait politiquement cette réaction ouvrière naturelle. Mais à partir du moment où cette voie semble bouchée, où la direction effective de l’économie appartient à la coalition des technocrates capitalistes et des bureaucrates ouvriers, le néolibéralisme pourra commencer à mordre réellement sur une partie de la classe ouvrière. Développez vos initiatives, devenez tous des entrepreneurs, devenez tous capitalistes ! Le néolibéralisme donnait à sa manière une traduction générale à des aspirations profondes – comme les immigrés sont hantés par le « retour au pays », les ouvriers sont souvent hantés par « l’idée de se mettre à son compte »,  parce que « se mettre à son compte », c’est ne plus être dans la situation où chaque minute de la journée de travail appartient au patron, où chaque geste est surveillé, commandé, chronométré. Bref, c’est une façon de s’émanciper du capitalisme, au sein même du capitalisme. Que cette émancipation soit illusoire, c’est une autre affaire.
Pour les mêmes raisons, les principaux bénéficiaires des « conquêtes du socialisme » ont appuyé le renversement des régimes de l’URSS et des pays d’Europe centrale et orientale. Le « socialisme scientifique » avant de s’être révélé particulièrement inefficace sur le plan économique – ce qui n’a pas toujours été le cas dans le passé – était un régime despotique, établi par la terreur et la toute puissance de la police politique et il n’y a pas d’égalité et de justice sociale possibles sans une égale liberté pour tous et sans la possibilité pour chacun de rechercher son bonheur là où bon lui semble. La fin du régime keynésien a été précipitée par la résistance plus ou moins concertée des salariés et principalement des ouvriers à ce qui leur apparaissait de plus en plus comme un système d’oppression. La révolte des OS à la fin des années 60 et au début des années 70 indique que le régime d’accumulation fordiste/taylorien est arrivé au bout de ses possibilités. En Italie comme en France, apparaît un mouvement visant à l’auto-organisation ouvrière, en rupture le plus souvent avec l’encadrement syndical et les contraintes rigides qu’impose le compromis keynésien. Cette résistance est une des causes de la baisse du taux de profit qui se trouve à l’origine du retournement économique et de la réorientation stratégique du capital. Faute de débouché politique, ce mouvement n’a pu que se replier, voire s’adapter à la nouvelle donne. Dans cette conjoncture complexe, on peut comprendre pourquoi les politiques keynésiennes se sont effondrées aussi rapidement.
Le discrédit de l’idée de socialisme conduit à accepter des solutions plus « réalistes ». Limiter les dégâts : tel semble le seul espoir raisonnable qui nous reste. Mais cette politique « raisonnable » est la plus déraisonnable qui soit parce qu’elle cherche à ruser, à ne pas affronter la réalité présente. Si on affirme sérieusement que ni les questions du droit des peuples à se nourrir eux-mêmes, ni celles de l’environnement, ni celles de la culture, ni celles de l’organisation des services publics, ni celles des conditions de vie et de salaire ne peuvent être laissées au libre jeu des lois du marché mondial, comment peut-on éviter d’en tirer la conclusion que c’est le mode de production capitaliste lui-même qui est devenu un obstacle majeur à tout ce qui fait le prix de la vie humaine ?
Le socialisme ouvrier traditionnel, celui des origines à Marx inclus, n’est pas un anti-libéralisme. Ce socialisme-là était l’aspiration des prolétaires à étendre à la sphère économique les principes de liberté et d’égalité conquis dans la sphère politique. Marx ne critique pas le mode de production capitaliste en raison de son anarchie ou de son manque d’organisation. La libre concurrence n’est que le moyen par lequel s’accomplissent les lois immanentes du capital. Au centre de la critique, il y a cette contradiction : d’une part, la société moderne proclame la liberté et l’égalité de tous les hommes, mais, d’autre part, le mode de production capitaliste, qui présuppose des hommes libres et égaux nouant entre eux des contrats, abolit immédiatement cette liberté et cette égalité en transformant l’ouvrier en un moyen du capital, en instituant dans la production une impitoyable dictature – la discipline d’usine – et accumulant la richesse à un pôle de la société et la misère de la grande masse à l’autre pôle. Quiconque observe objectivement la concentration du capital et des fortunes, quiconque connaît les statistiques de la croissance des inégalités ne pourra pas manquer d’admettre que la théorie de Marx reçoit des confirmations empiriques éclatantes – au moment même où il est de bon ton de traiter Marx en « chien crevé ».
Alors que le mouvement ouvrier se situait dans la continuité du grand mouvement émancipateur des temps modernes, les aléas de l’histoire ont souvent conduit les socialistes à l’alliance avec les ennemis de leurs ennemis et donc à confondre le socialisme ou le communisme (« les producteurs associés » disait Marx) avec l’étatisme antilibéral, bref à passer de Marx à Lassalle et de Lassalle aux positivistes socialistes, défenseurs non des opprimés contre les oppresseurs, mais de l’organisation scientifique de la société par les experts. Les néolibéraux et les néo-keynésiens ont en commun de croire d’abord aux solutions économiques et de faire du politique un moyen de l’économique. Mais aucun des problèmes cruciaux ne peut être réglé sur ce terrain. La croissance est forte aux États-Unis depuis plusieurs années mais l’écart entre riches et pauvres n’a fait que s’accroître. En moyenne, sur longue période, la croissance française est loin d’être ridicule et pourtant il y a encore près de 3 millions de chômeurs recensés à quoi il faut ajouter l’immense masse des précaires qui seront « débarqués » au premier coup de vent. Le retour au protectionnisme ne vaut pas mieux. Certes, tout État peut temporairement utiliser des mesures de sauvegarde – et d’ailleurs, personne ne s’en prive, en dépit des protestations de libre échangisme – mais, à plus ou moins long terme, le protectionnisme constitue une destruction des forces productives nées de la division mondiale du travail et donc un régression du niveau de vie des populations. Ni les échanges, ni les marchés en eux-mêmes ne sont à mettre en cause, mais la puissance du capital financier qui engloutit une part chaque jour plus importante des richesses de la planète et multiplie le gaspillage du travail et des ressources naturelles.
Il est donc absurde d’être antilibéral. Si être libéral c’est faire que les principes de liberté et d’égalité soient des principes effectifs, les principes mêmes de la vie sociale concrète, alors il faut au contraire défendre ces idées libérales, ces idées du libéralisme politique, contre le néolibéralisme et contre le néo-keynésianisme. La question n’est pas celle de savoir s’il faut plus ou moins d’intervention étatique dans l’économie, mais celle de la nature et des principes du pouvoir politique. Quelles que soient les politiques économiques suivies, la capital financier cherche à réduire l’État à un instrument technique à son service. Réalisant l’idéal de Saint-Simon, l’État moderne n’aurait d’autre fonction que l’administration des choses – ce qui suppose que les hommes soient considérés comme des choses, des « ressources humaines ». À cette tendance s’oppose la résistance des hommes qui se veulent citoyens, c'est-à-dire qui conçoivent le politique comme moyen de décider en commun, à égalité de droits, selon des principes de justice acceptables par tous. Or décider en commun, cela ne peut se limiter à la sphère étroite de la politique ; les positions sociales et la répartition des revenus dependent de ce nouveau contrat social. Tout naturellement, le renouveau de la démocratie véritable conduit à la mise en cause des rapports de propriété capitalistes.
Denis Collin – Décembre 1999


[1] Viviane Forrester: L'horreur économique, Fayard, 1996. Sur les thèses de Mme Forrester et des autres théoriciens de « l’horreur économique », voir mon livre, La fin du travail et la mondialisation – Idéologie et réalité sociale, L’Harmattan, Paris, 1997.
[2] Voir Jacques Texier, Révolution et démocratie chez Marx et Engels (PUF, Collection Actuel Marx, Paris, 1999)
[3] K. Marx : Le Capital, Livre I, Deuxième section, VI, page 725-726, Gallimard, La Pléiade, Œuvres I, Paris, 1963, Traduction Jules Roy.
[4] F. von Hayek : La route de la servitude (PUF, réédition Quadrige, Paris, 1993)
[5] M. Schröder, Premier Ministre social-démocrate allemand, a lui aussi affirmé que « les inégalités sont nécessaires » (interview au journal « Le Monde » du 20 Novembre 1999).
[6] Voir François Chesnais, La mondialisation du capital, Syros, deuxième édition 1997.
[7] Voir Robin Blackburn : The New Collectivism, Pension Reform, Grey Capitalism and Complex Socialism, in New Left Review, London, n°233/1999. Blackburn note que les deux tiers des fonds de pension britanniques sont gérés par cinq institutions financières.
[8] Pour reprendre l’expression de Ernest Mandel. Voir son ouvrage Le troisième âge du capitalisme, traduction française par Bernard Keiser de Der Spätkapitalismus, UGE-10/18, 1974, 3 volumes.
[9] Pour une étude de la place de la pensée de Keynes sur l’échiquier du libéralisme, voir l’utile mise au point de Gilles Dostaler, Néolibéralisme, keynésianisme et traditions libérales ( Cahiers d’épistémologie  publiés par l’Université du Québec à Montréal, UQAM, Mars 1998, disponible sur Internet).
[10] G. Dostaler, op. cit. page 14
[11] John Maynard Keynes : Essais sur la monnaie et l’économie, Payot, Paris, 1971, introduction et traduction de Michel Panoff, page 120.
[12] J.M. Keynes : op. cit. page 121
[13] ibid.
[14] J.M. Keynes : Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, traduction Jean de Largenfaye, réédition Payot, Paris, 1979, « Petite Bibliothèque », page 372
[15] op. cit. page 370
[16] op. cit. page 372
[17] ibid.
[18] Voir Fascisme et grand capital de Daniel Guérin (Maspero, Paris, 1965) qui nous fait bien mesurer la différence entre le fascisme d’hier et les diverses variantes de l’extrême droite raciste et autoritariste d’aujourd’hui.
[19] Les grands patrons français, dès les années 30, étaient préoccupés de la réorganisation du mode de production capitaliste. Un exemple parmi d’autres : alors que les congés payés ne figurent ni dans le programme du Front Populaire ni dans celui de la CGT, c’est Louis Renault qui en avance l’idée dès 1935, y voyant un moyen de rationaliser la production : les usines et les machines ont besoin d’être entretenues …
[20] Robert Brenner, The economics of global turbulence, New Left Review, London, n° 229, Mai-Juin 1998
[21] Voir le Monde Diplomatique, mars 1998
[22] Kant avait vu ce que cette idée d’un Etat mondial peut avoir à la fois d’irréaliste et de terrifiant. C’est pourquoi son « projet de paix perpétuelle » suppose des États séparés, unis par des accords fondés sur le respect du « droit des gens », l’autodétermination et « l’universelle hospitalité ».
[23] La  monnaie unique européenne, vilipendée par les anti-libéraux, est pourtant une proposition dont l’inspiration keynésienne est indiscutable : elle reprend sur un terrain plus limité la thèse défendue par Keynes à Bretton Wood lors de la mise en place du système monétaire international.
[24] En réalité le texte de la loi dite « loi-balai » de 1999 dit clairement qu’il s’agit non de la semaine de 35 heures mais de l’année de 1600 heures, ce qui n’est pas du tout la même chose.

mercredi 1 décembre 1999

Philosophie de la République

Un livre de Blandine KRIEGEL (Plon, 1998)
Entre le libéralisme et le socialisme, Blandine Kriegel tente de penser une philosophie de la République. Poursuivant ses travaux antérieurs sur l'État de droit, engagés depuis la publication de " L'État et les esclaves " (1979, réédition Payot 1989) elle veut montrer d'une part la construction progressive de l'idée républicaine depuis l'Antiquité jusqu'aux temps modernes, pour ensuite en tirer des conclusions actuelles sur la définition de la citoyenneté et la construction d'une " République européenne ". De nombreuses considérations historiques ou juridiques donnent chair et sang à son propos philosophique. Ce qui constitue philosophiquement l'axe de ce livre, c'est l'opposition que construit Blandine Kriegel entre la philosophie républicaine fondée sur le droit naturel et la philosophie du sujet, hypostasiant la volonté qui conduit au positivisme juridique et à la destruction des droits de l'homme. D'un côté une tradition qui va d'Aristote à Spinoza et Locke et de l'autre une philosophie qui de Descartes passe à Kant et de là à toute la philosophie allemande moderne et contemporaine (Heidegger inclus). Avec un sens des nuances remarquable, BK tente de démontrer que cette philosophie du sujet conduit nécessairement au nazisme. Cet axe philosophiquement recoupe une polémique menée contre Alain Renaut. Il y a dans ce livre beaucoup de choses intéressantes. Le lien fait entre la pensée antique essentiellement aristotélicienne et stoïcienne et la philosophie politique moderne de Machiavel à Locke est clairement établi. Les philosophies du contrat social et du droit naturel moderne ne s'opposent pas à la philosophie d'Aristote, mais tentent de la repenser et de l'approfondir. Je crois que BK a profondément raison sur ce point. Elle s'oppose sur cette question aux thèses développées par Léo Strauss qui voit dans les " jusnaturalistes " modernes les pères putatifs du positivisme juridique et par voie de conséquence du totalitarisme. Mais curieusement, elle ne cite même pas ces thèses de Strauss. L'importance qu'elle donne à la pensée politique de Spinoza ne peut que m'aller droit au cœur. Encore que, là aussi, elle se contente finalement de quelques traits particuliers alors que la pensée politique de Spinoza n'est pas simplement une pensée des droits de l'homme et de la construction de l'individu ; on trouve de nombreux développements sur les formes politiques ou sur les rapports de propriété qui devraient empêcher qu'on accole systématiquement Spinoza et Locke comme le fait BK. Cependant je ne peux vraiment pas suivre BK dans les lignes les plus générales de son propos. Tout d'abord, BK tire des conclusions de ses analyses. Or ces conclusions ne découlent pas logiquement de ses analyses ; elles arrivent comme un cheveu sur la soupe. Ainsi, après avoir montré comment la construction du concept de souveraineté par Bodin est un moment essentiel de la construction de l'État de droit, BK va finir par proposer qu'on en finisse avec la souveraineté, car la souveraineté est dangereuse et peut conduire à des abus et elle propose de la remplacer par le règne de la loi (je ne vois pas en quoi ceci contredirait cela) et par une nouvelle théorie de la séparation des pouvoirs à la Montesquieu. Peut-être a-t-elle raison, mais ce ralliement à Montesquieu ne me semble guère cohérent. Les choses se gâtent quand BK soutient la loi sur la parité - en s'appuyant sur Sylviane Agacinski, parce que la loi sur la parité permettrait que l'on considère enfin que l'humanité est composée des hommes et des femmes. Aucun des arguments républicains traditionnels défendus par Elisabeth Badinder et quelques autres n'est pris en considération. BK expédie aux enfers l'État administratif français et prend la défense du modèle anglo-saxon de décentralisation et loue sa capacité à s'adapter rapidement aux changements de nos sociétés par le rôle décisif de la jurisprudence ; là encore des lieux communs (le changement qui change de plus en plus vite) et des partis pris idéologiques non étayés. Si le droit anglo-saxon protégeait mieux les citoyens, ça se saurait : la liste des dénis de justice est largement aussi longue que celle du droit français et l'on ne sache pas que les droits des Noirs condamnés à mort aux USA soient mieux protégés que ceux des citoyens français. Enfin quand BK soutient l'idée d'une République européenne permettant que nous échappions et au nationalisme et à la tentation impériale, on est en plein au royaume des abstractions creuses puisque BK évite soigneusement les termes politiques réels du débat. Dans l'ensemble, il y a un gouffre entre les analyses historiques et théoriques et les conclusions politiques actuelles qui paraissent arbitraires. Mais ce qui est vraiment insupportable dans ce livre, et qu'on avait déjà trouvé dans " L'État et les esclaves ", c'est cette haine invraisemblable de toute la philosophie allemande, de Wolff jusqu'aux temps modernes. Il y a deux coupables : Descartes et Kant créateurs de la philosophie du sujet qui coupe l'homme de la nature et détruit par conséquent tout droit naturel. Et à partir des deux coupables originels, toute la philosophie allemande post-kantienne est cataloguée comme la continuatrice du Fichte des Discours à la nation allemande, sous le signe générale du romantisme, de la philosophie de la violence et de la révolution conservatrice : Hitler est au bout de tout cela. " De Fichte à Heidegger, en passant par Hegel, Nietzsche, Carl Schmitt et Kantorowicz, s'est développée une philosophie politique de la violence et de la guerre, de l'empire et de la négation du droit qui s'oppose centralement à la philosophie républicaine de l'âge classique. " (p.20) Qualifier la philosophie de Hegel de philosophie de la " négation du droit ", il fallait l'oser ! Faire de Kant le père spirituel de la révolution conservatrice, c'est encore plus gonflé. Je laisse de côté le débat sur Nietzsche et Heidegger, mais là encore la pratique de l'amalgame est insupportable. Évidemment, BK ne peut éviter de citer les travaux de Losurdo ou de Jacques d'Hondt, mais elle s'en débarrasse en quelques lignes en affirmant que l'essentiel chez Hegel est l'idée d'esprit du peuple.

Faits et normes

[Article publié dans la revue Carré Rouge- novembre 1999]
Je suis venu à la philosophie par Marx, disons plutôt que Rousseau et Marx m’ont conduit, dès le lycée, à délaisser les mathématiques au profit de la philosophie et de l’action politique. Plus tard, mon travail sur Marx devait me ramener à la philosophie que j’avais largement abandonnée à la suite des circonstances de la vie et de la frénésie militante. Ce retour à la philosophie, et singulièrement à la tradition de la philosophie politique et mora­le, n’est pas, comme pour tant d’autres «déçus du socialisme», une volonté de me détourner de Marx et rejeter les «illusions» de ma jeunesse. Je suis revenu à la philosophie pour y trouver une vision plus riche et de nouvelles raisons de continuer le combat pour l’émancipation de l’humanité de l’exploitation et de l’aliénation. Je vais essayer d’expliquer pourquoi.

RÉVOLUTION ET TRADITION

Contrairement aux affirmations bru­tales sur la «suppression de la philo­sophie» et aux interprétations trop rapides de l’énigmatique onzième thèse sur Feuerbach, je suis persua­dé que ce que Marx nomme «com­munisme» n’est rien qu’une reprise particulière, dans les conditions nou­velles du développement du mode de production capitaliste, de l’idéal émancipateur de la pensée philoso­phique rationaliste, cet idéal qui sans doute prend sa source chez Platon et Aristote, mais que le XVIIe et le XVIIIe siècle porteront à ses plus hauts sommets dans la culture européenne et dont les grands noms sont Des­cartes, Spinoza, les philosophes français des Lumières, (singulière­ment Diderot et les matérialistes), Rousseau, Kant ou Hegel. Je vou­drais expliquer ici, pour les lecteurs de Carré rouge, pourquoi, selon moi, si nous voulons revivifier le courant de pensée issu de Marx, si nous voulons tirer sérieusement et sans concessions le bilan d'un siècle de mouvement ouvrier plus catastro­phique qu'exaltant, si nous voulons penser les conditions d'une perspec­tive communiste pour notre temps, alors nous devons retravailler dans cette tradition philosophique. Plus : face à la montée de nouvelles formes d'obscurantisme et à la domi­nation insolente et mutilante de l'idéologie bourgeoise dans la cultu­re, notre tâche est de défendre cette tradition. Enfin, comme nous avons rompu avec le mode de pensée sec­taire qui a fait tant de ravages, com­me nous ne prétendons plus à la vé­rité absolue, nous devons nous confronter avec la pensée de ceux qui, à partir de prémisses et d'une histoire radicalement différente de la nôtre, essaient de définir ce que se­rait une société juste et quel sens il faut donner aux mots d'égalité et de démocratie. Je crois que nous avons à apprendre des traditions non- marxistes ou «post-marxistes».

ÊTRE ET DEVOIR ETRE : UN RETOUR NÉCESSAIRE À DE VIEILLES QUESTIONS

Aborder aujourd'hui la question de la philosophie politique en s'installant dans la morale, pour parler comme Éric Weil (1), ce pourra sembler un retournement complet de perspecti­ve et une rupture dans ma propre tra­jectoire intellectuelle. Après tout, les marxistes n'ont-ils pas de tout temps dénoncé non seulement le moralis­me (qualifié généralement de «petit- bourgeois»), mais encore la morale elle-même comme expression idéali­sée et mystifiante des intérêts maté­riels ? Dans Leur morale et la nôtre, Trotski n'a-t-il pas donné la critique décisive de la morale kantienne (2) en lui opposant une morale qui n'est plus à proprement parler une morale, mais un ensemble de règles découlant de la compréhension du mouvement historique et de la straté­gie révolutionnaire correspondante ? Retourner à la morale, est-ce renon­cer au communisme de Marx ? Est- ce céder à la mode ? Je crois qu'il n'en est rien. Comme Rubel, je suis persuadé depuis assez longtemps que la pensée de Marx est propre­ment incompréhensible si on ne lui présuppose pas une visée normative qui lui donne tout son sens. On pour­rait imaginer un «marxiste conserva­teur», c'est-à-dire quelqu'un qui par­tage l'explication marxiste de l'histoi­re, tant qu'on s'en tient à la descrip­tion des faits, mais ne suit pas Marx quand ce dernier affirme que l'histoi­re «doit» conduire à la dictature du prolétariat et au communisme. Du reste, Marx lui-même reconnaît sa dette envers les historiens français comme Augustin Thierry, «le père de la lutte de classes dans l'historiogra­phie française» (3). L'historiographie française contemporaine, quant à el­le, reconnaît sa dette envers Marx. C'est le cas de Fernand Braudel, qui n'était pas spécialement révolution­naire, n'avait aucun rapport avec les marxistes officiels et dont, cepen­dant, une partie de l'œuvre peut se li­re comme un développement et un approfondissement de la conception matérialiste de l'histoire (4). On pour­rait encore citer les contributions im­portantes des historiens marxistes à la compréhension du passage du féodalisme au capitalisme, à la ques­tion du nouveau servage en Europe orientale, etc. Toute cette partie du travail de Marx qui fait de lui un histo­rien, un sociologue ou un économis­te est loin d'être sans intérêt et beau­coup des ignorants prétentieux qui donnent le ton aujourd'hui en jetant Marx dans la poubelle de l'histoire, seraient bien avisés de faire preuve d'humilité et de se plonger dans cette œuvre scientifique immense qu'ils condamnent sans l'avoir lue. Mais ce qui fait l'importance philosophique et politique de Marx est ailleurs. En ef­fet, de la simple description de la lut­te des classes, on ne peut tirer qu'une chose : les classes les plus fortes triomphent ; et comme la clas­se ouvrière depuis un siècle est ré­gulièrement battue ou, quand elle semble triompher, sa victoire lui est confisquée par une nouvelle caste dont la domination peut sembler en­core pire que celle des exploiteurs capitalistes, un «matérialiste histo­rique» pourrait conclure que la clas­se ouvrière est en réalité impuissan­te à s'émanciper et qu'elle n'est pas plus capable de prendre la direction de la société que ne l'ont été, en leur temps, les esclaves ou les serfs. Des faits et de l'étude scientifique des faits, on ne peut rien tirer d'autre, si on ne s'en tient qu'aux faits, ou si, comme dirait Rousseau, on raisonne par ce «raisonnement de Caligula» qui conclut du fait au droit.

MATÉRIALISME HISTORIQUE ET DIMENSION NORMATIVE

On peut même aller un peu plus loin et constater que le matérialisme his­torique en tant que théorie de l'histoi­re comprend des béances incompré­hensibles. On n'y trouve aucune véri­table théorie des classes sociales (il y a une théorie du rapport social ca­pitaliste, ce qui n'est pas du tout la même chose) et la théorie de l'État est assez squelettique pour avoir pu prêter à toutes les interprétations (Marx anarchiste, Marx réformiste, Marx léniniste, etc.). On dira que Marx n'a pas eu le temps de s'occu­per de tout cela. Cette explication n'est pas très convaincante : compte tenu de la place que les classes so­ciales et l'État jouent dans le maté­rialisme historique standard, il aurait bien pu se rendre compte qu'il était plus décisif de tirer ces questions-là au clair que d'aller apprendre le rus­se pour comprendre la nature de la propriété paysanne dans l'empire tsariste, ou de se lancer dans les ma­thématiques pour donner de nou­veaux raffinements aux schémas de la reproduction ou de la transforma­tion des valeurs en prix. Certes, Marx a pu ne pas être cohérent et l'on cherchera les raisons psycholo­giques qui l'entraînent toujours dans de nouvelles directions et qui diffè­rent l'achèvement de son œuvre principale, cette œuvre annoncée dès le début des années 1850 et dont le premier volume seulement paraît en 1865. Mais on peut aussi admettre que les classes sociales et l'État n'avaient pas besoin d'une élu­cidation théorique de même nature que celle du capital, puisqu'il s'agit de concepts politiques qui n'ont pas de valeur explicative mais entrent seulement en jeu dans la détermina­tion de l'action pratique (5).
La présentation que je viens de faire peut choquer les marxistes, même non dogmatiques. Mais on ne peut guère éviter les difficultés, voire les paradoxes, que j'ai soulignés si on s'obstine à faire de la pensée de Marx une théorie scientifique de l'his­toire. Marx, comme ses grands maîtres Machiavel et Spinoza, cherche à penser la politique scienti­fiquement, et non à partir de prin­cipes moralisateurs a priori. Si on veut agir efficacement (transformer le monde et non se contenter de l'in­terpréter de diverses manières), il faut le connaître tel qu'il est et non tel qu'on voudrait qu'il soit. La politique est d'abord une science expérimen­tale. Mais le simple fait de poser la question de cette manière présuppo­se qu'on veut agir, c'est-à-dire qu'on s'est fixé une norme préalable qui lé­gitime l'entreprise de compréhension scientifique du monde. À moins d'ad­mettre, comme un vieil hégélien, que l'histoire universelle, étant l'effort de l'esprit pour se libérer, fournit en elle- même ces normes. C'est possible, mais à condition de renoncer à tout matérialisme et de retourner à la théologie hégélienne (comme bien souvent les marxistes l'ont fait sans même s'en apercevoir).
Sauf à prendre cette voie idéaliste (quoique fort respectable) on com­prendra ce qui est propre à Marx comme l'effort pour articuler un pro­jet moral et politique émancipateur à une compréhension scientifique des rapports sociaux. Autrement dit, la pensée de Marx dans sa totalité n'a de sens qu'en présupposant une vi­sée normative et éthique, qui, quoique rarement explicitée ou sou­vent déguisée sous les apparences de la nécessité objective, constitue la couche la plus profonde du «marxis­me» de Marx. Puisque le mode de production capitaliste n'est condam­né que pour autant que les prolé­taires de tous les pays s'unissent et agissent consciemment en vue de la construction de nouveaux rapports sociaux libérés de l'exploitation et de l'oppression, c'est bien qu'il faut autre chose que la nécessité objecti­ve. Et en l'absence de cette autre chose, le mode de production capita­liste survivra ou bien se transformera dans une nouvelle société d'oppres­sion, qui d'ailleurs pourrait présenter quelques-uns des caractères que Marx pouvait attribuer à la société communiste du futur (6). Autrement dit, l'action politique orientée d'après des normes idéales constitue le com­posant essentiel de la pensée de Marx si on veut lui rendre sa cohé­rence. L'analyse de l'exploitation comme mécanisme objectif est une chose. Mais pourquoi ne pas se mettre du côté des exploiteurs ? Tout simplement parce que ce n'est pas «bien» ou pas «juste». Et c'est dans cette conception du «bien» que s'ancre ce qu'on a appelé si long­temps le socialisme. La lutte des classes le montre : chaque revendi­cation matérielle devient le point de départ de quelque chose de bien plus vaste que la revendication elle- même : en luttant pour vivre décem­ment, les ouvriers luttent pour la di­gnité, pour n'être point traités comme des chiens, pour que leurs droits soient respectés, etc. Si le commu­nisme est l'expression d'un mouve­ment qui se passe sous nos yeux, c'est précisément en cela qu'il est porteur de cette aspiration sponta­née des opprimés à la justice.

L'EXPÉRIENCE DU MOUVEMENT OUVRIER

On pourrait ajouter que le refus de comprendre à l'intérieur de la pensée de Marx une dimension normative n'a pas été sans conséquence grave sur le destin du marxisme et du mou­vement ouvrier en général. Le refus de toute morale qui transcenderait la défense des intérêts de classe ou les conditions historico-politiques de son exercice est un des traits que parta­gent différents courants marxistes révolutionnaires. Pour ces marxistes-là, il n'y a aucune place pour une morale autonome : puisque la seule action qui vaille est la révolu­tion, l'action morale s'identifie à la mise en œuvre de la stratégie révolu­tionnaire. Ils peuvent se prévaloir d'ailleurs de nombreuses citations de Marx allant dans ce sens. Il va de soi que si le marxisme est une science et si la révolution est la conséquence logique des enseignements de cette science, aucune norme extérieure ne peut s'imposer à l'action révolution­naire. Par conséquent le mensonge, la violence, l'utilisation de la terreur révolutionnaire et tutti quanti ne sont nullement des comportements condamnables en soi, ils doivent tou­jours être jugés uniquement du point de vue de leur adéquation comme moyens aux fins ultimes de la révolu­tion. Ainsi, la question de savoir si le pillage des banques est un moyen lé­gitime pour financer le parti n'est qu'une simple question tactique (sait que c'est dans cette tactique qu'un certain Koba, devenu Staline un peu plus tard, commença par s'illustrer). Si le pillage des banques est légiti­me, les affaires plus ou moins crapoteuses sont également des moyens légitimes de financement du parti, et ainsi de suite. On connaît les résul­tats de tout cela : au nom du fait que les moyens douteux seront justifiés par la bonne fin, ces pratiques sont légitimées et, avec elles, la corrup­tion qui envahit peu à peu les rangs révolutionnaires. Plus grave : puisque seule la fin révolutionnaire donne le critérium de la justice, la dé­mocratie n'est qu'un moyen au servi­ce de cette fin ; mais si, par hasard, la démocratie (qui est souvent fort bavarde) s'avère inadéquate pour les besoins urgents de l'action, il est alors légitime de donner congé à la démocratie. On lui donne congé dans les rangs des militants ouvriers puis on lui donne congé dans la so­ciété tout entière. Faute de pouvoir convaincre le peuple, on dissout l'As­semblée Constituante russe dont, pourtant, on avait demandé la convo­cation. Et on peut écrire : «Croire à la possibilité de restaurer la démocra­tie, dans toute sa débilité, c'est se nourrir de pauvres utopies réaction­naires.» (7)
Ces conceptions ont eu des consé­quences catastrophiques et ont ren­du ces marxistes sincères (souvent des hommes de caractère et d'une grande vertu) incapables de com­battre le mal quand il s'est dressé de­vant eux sous les espèces du totali­tarisme stalinien. Le stalinisme n'est pas en germe chez Marx, et même pas dans Lénine, mais les faiblesses du marxisme et du marxisme réinter­prété par Lénine lui ont laissé le champ libre. L'horrible livre de Trotski, Terrorisme et Communisme (1920), en est sans doute l'exemple le plus clair, puisqu'on y trouve pêle-mêle la justification de la militarisa­tion des syndicats, du travail forcé, c'est-à-dire d'une sorte d' «esclava­ge communiste» et de la suspension de tous les droits et de toutes les ga­ranties minimales de protection des personnes. Il y a dans tous les rai­sonnements de «l'amoralisme marxiste» une double faille :
1. Admettons que la maxime qui dit que la fin justifie les moyens soit une maxime au fond tout à fait accep­table. Pour que la fin rende justice des moyens, encore faut-il que la fin soit accomplie. Or, l'écart temporel entre la mise en œuvre des préten­dus moyens et la réalisation de la fin est si grand que l'invocation des fins n'est bientôt qu'une invocation reli­gieuse (souffrez sur terre, vous serez récompensés au paradis !) ou un ha­billage idéologique pour des pra­tiques qui finissent par être à elles- mêmes leur propre fin (préserver le pouvoir, même le micro-pouvoir, de la minorité qui prétend «faire la révo­lution»).
2. Si la fin révolutionnaire est la seule norme des moyens de l'action, enco­re faut-il une procédure qui permette de tester cette adéquation des moyens à la fin poursuivie. Comme une telle procédure n'existe pas et comme Dieu ne se manifeste guère à nous autres, pauvres pécheurs, dans la pratique du marxisme révolu­tionnaire, c'est le parti, auto-institué représentant de la classe ouvrière, qui décide souverainement de ce qui est bien ou non en fonction de la fin dont il est le dépositaire.
Cette double faille est en réalité la conséquence de l'idée de la toute- puissance du parti, qui décide souve­rainement du bien et du mal, parce qu'il est le représentant des «vrais» intérêts historiques de la classe ou­vrière, y compris contre la classe ou­vrière existant empiriquement qu'on pourra qualifier, selon les moments, de classe ouvrière embourgeoisée, d'aristocratie ouvrière ou encore de classe ouvrière «spontanément tra- de-unioniste». Il est le représentant de l'universel (au nom de la définition que Marx donne du parti communiste dans le Manifeste. Ces thèses sont celles de Que Faire ? de Lénine, du Terrorisme et Communisme de Trotski, et elles forment la charpente de la pensée de l'Internationale Communiste bolchévisée à coups de 21 conditions et de mise au pas des PC sous les ordres de Moscou. Or, de tout cela ce n'est pas le stalinisme qui est la cause. Le stalinisme n'a pu triompher qu'en s'appuyant précisé­ment sur cette pensée commune du marxisme bolcheviste. Il n'en est certes pas la conséquence directe. Mais le terrain était favorable.
Le gigantesque avortement du mou­vement ouvrier révolutionnaire, de ce mouvement ouvrier qui avait refusé la boucherie de 14-18, est lié à cette conception proprement idéologique et religieuse du marxisme «théorie scientifique du prolétariat», de ce «socialisme scientifique» chimérique qui a perverti les esprits au point que les pires crapuleries pouvaient se re­trouver sanctifiées par les grands prêtres de la «science» de la révolu­tion. Les lecteurs de Carré rouge le savent bien : cette perversion n'a pas même besoin des moyens du pou­voir d'État et de la police politique pour se répandre et semer ses effets délétères. Il est donc impossible de reconstruire une alternative raison­nable à notre situation présente sans redonner vigueur à la dimension mo­rale de la pensée émancipatrice de Marx. Le parti, l'organisation, l'action politique, rien de tout cela ne peut définir une norme. Ce ne sont que des moyens en vue d'une fin qui n'est pas une fin particulière, mais ni plus ni moins que le «règne de la li­berté», selon l'expression de Marx lui-même. Ce sont donc les condi­tions rationnelles de ce «règne de la liberté» qui dictent et les critères mo­raux de l'action et les procédures de décision.
Il faut essayer de comprendre jus­qu'à la racine en quoi consiste l'er­reur fondamentale de «l'amoralisme marxiste». (8) L'élimination de la di­mension proprement morale par dis­solution dans la connaissance ration­nelle de la nécessité est caractéris­tique de la philosophie rationaliste classique, Hegel inclus. Seuls ou presque, Rousseau et Kant se pla­cent sur ce point en opposition à l'op­timisme de la philosophie des Lu­mières. Si, comme j'y reviens un peu plus loin, Marx est loin d'être étran­ger à la pensée de Rousseau et de Kant (9), il reste que l'interprétation dominante de la pensée de Marx est celle d'une conception de l'histoire où les actions humaines sont entiè­rement soumises à la nécessité his­torique et que les arguments en fa­veur de cette interprétation ne manquent pas. Ainsi l'amoralisme marxiste est l'amoralisme hégélien (un amoralisme que Hegel assume fièrement, en particulier dans ses le­çons sur la philosophie de l'histoire). C'est aussi peut-être l'amoralisme de Spinoza, pour qui les notions de bien et de mal ne sont que des notions re­latives à l'homme mais dépourvues absolument parlant de tout contenu réel, ce même Spinoza pour qui le mal n'est jamais autre chose que l'expression d'une connaissance in­adéquate. Il reste qu'est parfaite­ment fondée la critique du moralis­me, telle qu'on la trouve chez Spino­za, Hegel, Marx ou Nietzsche, cette critique qui soupçonne derrière nos sentiments moraux quelque chose qui agit «par-delà le bien et le mal». Comme le remarque Yvon Quiniou : «l'ontologie matérialiste du marxis­me converge avec celle de Nietzsche et de Freud — par-delà les différences de contenus — pour ex­clure la figure du sujet souverain et originaire propre à l'humanisme spiri­tualiste et pour affirmer, sur fond de finitude ontologique, que c'est la vie qui détermine la conscience et non l'inverse. L'hypothèse d'une conscience morale transcendant la vie et émanant de ce Sujet en sort bien évidemment détruite.» (10)
Le problème auquel nous sommes confrontés est celui-ci : la critique matérialiste doit-elle nous conduire à renoncer à toute morale ou, inverse­ment, si nous voulons garder sa pla­ce à la morale universaliste, faut-il renoncer à bénéficier des avancées de la critique des «maîtres du soup­çon» ? On ne peut sortir de ce dilem­me qu'en montrant qu'il est possible de refonder une morale sans Sujet transcendant, dont Yvon Quiniou af­firme que nous pouvons repérer la présence chez Marx. Le travail entre­pris depuis de nombreuses années
par Habermas vise aussi à répondre positivement à cette exigence. L'«éthique de la discussion» vise à dégager sur un fondement sociolo­gique et anthropologique la possibili­té d'une morale universaliste de por­tée aussi forte que la morale kantien­ne.

QUELQUES REMARQUES SUR HABERMAS ET RAWLS

Parce que nous devons tirer jusqu'au bout les «leçons de notre histoire», nous devons nous confronter sérieu­sement à la pensée politique contemporaine. Être fidèle à l'esprit de Marx, c'est se hausser au niveau d'exigence qui est le sien : non pas ressasser les polémiques du siècle passé mais nous situer dans le débat présent. Nous devons reconnaître que nous avons à apprendre de cer­tains des philosophes d'aujourd'hui, alors même que l'antihumanisme théorique, la domination des sciences humaines et les diverses fi­gures du gauchisme théorique et du post-modernisme s'étiolent. Ainsi, même si des gens comme Haber- mas et Rawls sont utilisés dans l'ar­senal théorique de la social-démocratie (du moins quand la social-démocratie condescend à s'intéresser à la théorie) les préoccupations de ces deux importants philosophes ne sont pas si éloignées que cela de nos propres préoccupations.
Premier exemple, la double critique du libéralisme et du républicanisme classique chez Habermas, débou­chant sur l'idée d'une «démocratie radicale», peut recevoir une interpré­tation quoi va bien au-delà des dis­cours convenus sur l'État de droit. Dans son avant-dernier livre publié en France, Droit et démocratie, (11) Habermas ne se contente pas de dé­fendre l'État de droit comme le font les bourgeois libéraux et les sociaux démocrates, il pose comme question centrale la question de la légitimité du droit lui-même : à quelles condi­tions les normes qui règlent la vie so­ciale peuvent-elles légitimement avoir force de loi ? La réponse qu'il donne à travers la théorie de la dis­cussion suppose à la fois la critique du libéralisme et celle du républica­nisme traditionnel. Il fait remarquer de manière fort pertinente que : « Le pivot du modèle libéral n'est pas l'au­todétermination démocratique des citoyens rassemblés pour délibérer, mais l'imposition des normes de l'État de droit à une société fondée sur l'économie, censée assurer l'in­térêt commun conçu comme étant essentiellement apolitique, en satis­faisant les attentes de bonheur des particuliers qui participent active­ment à la production.» (12) C'est pourquoi l'État libéral peut au fond se passer de la démocratie tout en res­tant un «État de droit», ce qu'affir­ment tous les penseurs libéraux conséquents. D'un autre côté, Habermas critique le républicanisme traditionnel dont la conception est celle d'une « communauté éthique institutionnalisée par l'État ». À cette conception, il reproche précisément de rester centrée sur l'État et de ne pas être adaptée à la complexité du monde moderne qui dépasse néces­sairement les cadres des États natio­naux. Ce sont les faiblesses de cette conception républicaine traditionnel­le qui, selon Habermas, donnent leur force aux critiques des libéraux. L'idée d'une démocratie radicale ap­paraît comme le moyen de dépasser (et surmonter) cette contradiction dans laquelle s'enferme le débat en philosophie politique. Si la pensée politique traditionnelle, prise dans les figures de la philosophie de la conscience, impute la pratique d'au­todétermination à un sujet de la so­ciété dans son ensemble (ici Haber- mas vise aussi bien la «volonté gé­nérale» rousseauiste que «la classe ouvrière en soi et pour soi» comme sujet de l'histoire universelle — ou à la domination anonyme des lois, il s'agit maintenant de donner la place centrale au processus effectif de for­mation de la volonté générale. Habermas cherche à penser la démo­cratie dans une «société décentrée», dans une conception qui «n'est plus obligée d'opérer avec le concept d'une totalité centrée sur l'État et re­présentée comme un macro-sujet agissant en fonction d'un but précis.» (13) Contre les libéraux, il s'agit donc d'affirmer que c'est la délibération en commun qui décide des normes et règles valables pour l'ensemble de la société ; contre les illusions de l'État sujet, représentant ou incarnation de la volonté générale ou de l'Esprit uni­versel à la mode hégélienne, il s'agit d'une critique pratique de la bureau­cratie et de la promotion d'une démo­cratie effective. Habermas ne cite pas Marx explicitement mais préfère se référer à Hannah Arendt dont la conception de la démocratie est for­tement influencée par le « conseillisme», celui de Rosa Luxemburg ou celui de la révolution hongroise de 1956 ; cependant, on peut assez fa­cilement montrer les liens entre cette «démocratie radicale» et les concep­tions de Marx et Engels dans les an­nées 1875 à 1895, qui tentent de penser l'avènement du socialisme à travers le « self government » (14), généralisant l'expérience de la Com­mune de Paris.
Le second exemple est celui de John Rawls, dont la Théorie de la justice est un livre important. Partant de la nécessité d'inclure dans le «contrat social» la répartition des positions sociales et économiques et l'affirma­tion de l'égale liberté pour tous, la Théorie de la Justice peut fournir les éléments d'une critique forte des so­ciétés reposant sur le mode de pro­duction capitaliste. Bien que l'on puisse interpréter les positions de Rawls, et notamment son principe de différence, dans un sens purement social-démocrate, voire dans un sens libéral (15), je crois que les pré­misses de la philosophie de Rawls sont radicalement antagoniques avec ce genre d'interprétation. Ce n'est pas un hasard si un libéral bon teint comme Michel Meyer accuse Rawls d'être une sorte de marxiste égalitariste déguisé. (16) C'est quelque peu exagéré, mais il est cer­tain que sur plusieurs points-clés, la philosophie de Rawls constitue une réfutation des fondements même de l'idéologie dominante :
1. Rawls refuse l'utilitarisme, c'est-à-dire la philosophie qui constitue le complément le plus adéquat de l'économie politique bourgeoise. Pour lui l'utilitarisme ne peut pas être le principe d'une société bien ordon­née. Par conséquent le principe d'uti­lité doit être soumis à un principe de justice non utilitariste.
2. La théorie de la justice ne condamne pas a priori toute inégalité (17), mais soumet ces inégalités au principe d'égale liberté. Or ce princi­pe d'égale liberté pour tous, s'il est pris au sérieux, est inapplicable dans une société où les relations sociales sont des relations entre ceux qui dis­posent des moyens de production et ceux qui sont contraints de vendre leur force de travail pour vivre. Sur la base des rapports sociaux capita­listes, il n'y a aucune égale liberté possible entre le magnat de la finan­ce et l'ouvrier ou le chômeur.
3. Le principe central de Rawls est le principe kantien d'universalisation, c'est-à-dire qu'une loi est juste si et seulement si un être raisonnable peut la vouloir comme loi universelle. C'est la signification de la «position originelle» rawlsienne dite du «voile d'ignorance». Dans la position origi­nelle, les individus participant au contrat social ignorent quels sont leurs propres avantages ou leur propre position sociale et par consé­quent, raisonnablement, ils devront choisir comme principe de justice un principe qui maximise la plus mau­vaise situation possible. De manière kantienne directement ou rawlsien- ne, personne ne peut vouloir une so­ciété fondée sur l'esclavage parce qu'aucune personne sensée ne vou­drait être esclave, ainsi que Rous­seau l'avait déjà démontré dans Le Contrat Social. Si, en accord avec Marx, je peux montrer que le mode de production capitaliste est, au fond, une nouvelle variante de l'es­clavage, le capitalisme ne pourrait pas être un principe d'organisation choisi par une personne sensée pla­cée sous le voile d'ignorance : per­sonne ne peut vouloir être exploité, si exploitation égale esclavage ! (18)
4. Rawls viole le dogme central de la pensée politique bourgeoise : l'indé­pendance réciproque de la sphère politique (à la rigueur soumise au contrat et à la délibération des ci­toyens) et de la société civile réglée par le droit de propriété et la liberté de chacun de poursuivre ses propres buts égoïstes. L'économie n'est pas une question technique mais une question politique centrale et la distri­bution des richesses (ce qu'on appe­lait jadis la justice distributive) n'est pas en principe l'affaire du marché, mais d'abord celle de la délibération politique (même si, ensuite, Rawls considère qu'une société juste fait confiance au marché, mais pas né­cessairement au capitalisme, pour allouer aux mieux les ressources entre les différents secteurs et stimu­ler le progrès économique). C'est pourquoi Rawls ne place pas la pro­priété parmi les droits de base cor­respondant au «paquet de base» de libertés dont chaque homme est doté par nature.
5. Enfin, au-delà des discussions sur le principe de différence et des ambi­guïtés qu'il recèle, Rawls construit une philosophie politique qui n'est pas «neutre» ; elle se place d'un cer­tain «point de vue», puisque le prin­cipe de différence stipule que les in­égalités justes sont les inégalités qui profitent d'abord aux plus défavori­sés. Autrement dit, Rawls fait du point de vue des plus défavorisés le point de vue «juste» à partir duquel on doit juger des règles de la vie so­ciale. Si on en reste à la définition marxienne du prolétariat comme la classe de ceux qui sont «libres» de toute propriété et n'ont pas d'autre ressource que de vendre leur propre peau, il me semble qu'il y a bien un convergence fondamentale entre les théories de la justice d'inspiration kantienne-rousseauiste comme celle de Rawls et le «point de vue marxis­te» sur la société.
Ces deux exemples illustrent assez clairement la situation dans laquelle nous sommes. Soit nous nous contentons de remâcher sans cesse les mêmes idées en espérant que les incantations feront ressurgir un pas­sé mort et enterré. Soit nous prenons au sérieux la question de l'émancipa­tion humaine, dans toutes ses di­mensions, et nous intervenons de plain-pied dans un débat philoso­phique qui est un débat politique au plus haut point. La portée émancipa­trice de la pensée de gens comme Habermas ou Rawls ne doit absolu­ment pas être laissée de côté, d'au­tant qu'elle peut, à bien des égards, nous aider à définir ce que peut être une société alternative au capitalis­me tardif.

LA MORALE DE L'ÉMANCIPATION

L'interprétation standard du marxis­me repose sur l'idée que la contra­diction entre forces productives et rapports de production conduit «né­cessairement» (d'une nécessité semblable à celle des lois de la natu­re) au renversement des rapports sociaux capitalistes. Autrement dit, la révolution prolétarienne et le com­munisme apparaissent comme des produits de la nécessité historique, des fameuses «lois de l'histoire». L'émancipation de la classe ouvrière n'est donc plus vraiment la fin mais seulement le moyen par lequel s'ac­complit le destin de l'histoire universelle : en combattant contre l'oppres­sion de l'État bourgeois et contre les exploiteurs capitalistes, les ouvriers, plus ou moins consciemment, ne font qu'être les agents d'un processus qui les dépasse. Nous avons tous répété des phrases commençant par «Ce n'est pas pour des raisons morales que...». Il faut, au marxisme stan­dard, évacuer tout ce qui renvoie à autre chose qu'à des lois scienti­fiques, la prétention à la scientificité du matérialisme historique étant à ce prix. Or, cette reconstruction du marxisme n'a rien à voir avec Marx lui-même. Marx hérite de la philoso­phie classique allemande et de la Révolution française l'idée que l'his­toire est ce dans quoi s'accomplit non un processus économique, mais la liberté humaine elle-même. Kant, Fichte, Hegel : voilà les premières sources de la pensée de Marx et, à l'oublier, on rend Marx méconnais­sable. J'en donnerai un exemple extrait des œuvres de jeunesse et un exemple puisé dans les textes de la maturité, ce qui nous évitera quelques-uns des sempiternels dé­bats sur le jeune et le vieux Marx ou l'opposition d'un jeune Marx philo­sophe et critique et d'un vieux Marx scientiste et assagi.
L'introduction à la Critique de la phi­losophie du droit de Hegel (19) est un des textes les plus fameux dans lesquels Marx annonce sa rupture avec la philosophie idéaliste alle­mande. Les extraits sur la religion (qui est «le soupir de la créature ac­cablée, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'un état de choses où il n'est point d'esprit. Elle est l'opium du peuple.») ou sur la nécessité de surmonter la philosophie en la réalisant sont trop connus pour qu'on insiste. Pourtant, quand on relit ce texte, on ne peut qu'être frappé de sa tonalité kantien­ne. Critiquant aussi bien le parti «pratique», qui tourne le dos à la phi­losophie, que le parti «théorique» qui commet l'erreur symétrique de se contenter d'une émancipation en idée, Marx affirme pourtant sa filia­tion avec la philosophie allemande : «La preuve évidente du radicalisme de la théorie allemande, donc de son énergie pratique, c'est que son point de départ est l'abolition radicale et positive de la religion. La critique de la religion s'achève par la leçon que l'homme est, pour l'homme, l'être su­prême, et donc par l'impératif caté­gorique de bouleverser tous les rap­ports où l'homme est un être dégra­dé, asservi, abandonné, méprisable» (20). L'expression impératif catégo­rique dans un texte consacré à la philosophie de Hegel est sans la moindre ambiguïté : c'est à la morale du vieux Kant que le jeune Marx fait appel ici. L'impératif catégorique a un sens bien précis : c'est le commandement qui n'est soumis à aucu­ne condition, c'est-à-dire, plus préci­sément, à aucune condition empi­rique. Autrement dit : il faut incondi­tionnellement renverser tous les rap­ports sociaux qui dégradent, asser­vissent l'homme ou le jettent dans une condition méprisable. Il ne faut pas attendre que la conjoncture soit bonne ; il ne faut pas soumettre l'émancipation humaine à la réunion des conditions objectives ou à la né­cessité historique. Voilà ce qu'est un impératif catégorique, un impératif auquel on ne peut pas échapper dès lors qu'on est guidé par sa raison, c'est-à-dire dès lors qu'on se conduit en sujet libre au sens de Kant. Or ce que fait la critique de la religion, se­lon Marx, est d'abord ceci : «La cri­tique de la religion détrompe l'hom­me afin qu'il pense, qu'il agisse, qu'il forge sa réalité en homme détrompé et revenu à la raison, afin qu'il gravite autour de lui-même, c'est-à-dire au­tour de son véritable soleil.» (21) Re­venir à la raison, c'est graviter autour de soi-même : comment ne pas pen­ser dans cette métaphore astrono­mique à la formule par laquelle Kant définit sa propre philosophie ? La «révolution copernicienne» kantien­ne est celle dans laquelle on cesse de faire graviter le sujet connaissant autour de l'objet connu pour placer au point de départ de toute philoso­phie les conditions a priori de la connaissance, c'est-à-dire pour pla­cer au centre le sujet connaissant (qui gravite autour de lui-même). Continuons. Marx nous dit que l'homme est pour lui-même son véri­table soleil, qu'il est pour lui-même «l'être suprême». On pourrait ratta­cher cette formulation à la tradition de Spinoza : si les hommes vivent sous la conduite de la raison, ils sont amenés nécessairement à considé­rer que l'homme est un dieu pour l'homme. Sans aucun doute, la tradi­tion spinoziste influence-t-elle forte­ment la pensée de Marx. Mais, dans le présent contexte, c'est bien plutôt à une formule kantienne qu'il faut penser (bien qu'en dernière analyse, cela ne soit pas contradictoire). C'est en effet Kant qui dit que la personne humaine (l'homme au sens géné­rique de ce qui est proprement hu­main) est une fin en soi et ne doit ja­mais être considérée comme un moyen. Qu'est-ce donc que l'exploi­tation sinon la transformation de la fin en soi qu'est l'homme en moyen de la production de la plus-value ? L'humanisme kantien et l'humanis­me du jeune Marx sont vraiment très proches.
La conséquence évidente et immé­diate de cette conception qui fait de l'homme le centre, c'est que l'impé­ratif catégorique marxien est celui de «l'émancipation universellement hu­maine». Dans la révolution commu­niste, au sens de Marx, il ne s'agit pas de l'émancipation d'une classe particulière, mais du fait qu'une clas­se particulière puisse, à partir de sa situation particulière, entreprendre «l'émancipation générale de l'huma­nité.» (23)
Impératif catégorique, universalisme, considération de l'homme comme fin en soi : les piliers de la métaphysique des mœurs kantienne sont réunis et constituent bien la charpente de cet­te introduction à la critique de la phi­losophie du droit de Hegel. On se de­mande même par quelle sorte d'étrange aveuglement cela n'a pas été vu plus tôt. Qu'est-ce que Marx reproche donc à la philosophie clas­sique allemande ? Une seule chose : de n'être pas «réelle», de rester pu­rement spéculative. Ce qu'il s'agit de faire, c'est d'agir en vue de la «réali­sation de la philosophie», ce qui est le moyen de la «surmonter» (c'est le aufheben hégélien). Réaliser la phi­losophie pour la surmonter, ce n'est pas la jeter aux orties (Marx critique explicitement ce parti «pratique» qui rejette la philosophie. C'est faire en sorte que les principes de la philoso­phie deviennent les principes de la vie sociale, ne restent pas des prin­cipes idéaux qui, restant séparés de la vie, auraient finalement la même fonction que la religion. Or, «la cri­tique a saccagé les fleurs imagi­naires qui ornent la chaîne, non pour que l'homme porte une chaîne sans rêve ni consolation, mais pour qu'il secoue la chaîne et qu'il cueille la fleur vivante.» (24) Bref, il semble bien qu'on pourrait, sans trop forcer le trait, résumer l'impératif catégo­rique de Marx par la formule suivan­te : Agis en vue de transformer la so­ciété de telle sorte que les principes de la morale kantienne constituent la règle des rapports entre les indivi­dus.
On comprend donc que ce jeune Marx, humaniste, pénétré de ce qu'il y a de meilleur et de plus sublime dans la philosophie allemande, n'ait pas plu aux spécialistes de la coupu­re épistémologique et de l'anti-huma­nisme théorique. Pourtant, si la pen­sée marxienne subit des transforma­tions et même une véritable révolu­tion entre ces textes de jeunesse et Le Capital, je crois qu'on peut voir fa­cilement que l'inspiration morale ini­tiale demeure, toujours aussi vive. Peut-il lire le livre premier du Capital en faisant abstraction de l'indignation morale qui le sous-tend, en laissant de côté ce pathos et cette véritable dramaturgie qui en font un livre abso­lument singulier dans toute la pro­duction de l'économie politique ? Ce qui (entre autres) fait du Capital une «critique de l'économie politique» et non un simple «traité marxiste d'éco­nomie politique», c'est précisément que le fait, analysé soigneusement, est opposé au «devoir être», c'est-à- dire à des considérations, en dernier ressort, morales (vous pouvez em­ployer un autre qualificatif parce que vous êtes devenus rebelles au terme «morale», cela n'y changera rien). Mais comme j'ai parlé plus haut de Kant, je crois qu'on peut y revenir très précisément à propos du Capi­tal. Il y a un texte fameux, placé par Engels en conclusion du livre III dans lequel Marx oppose le règne de la nécessité et le règne de la liberté. J'ai déjà abordé l'analyse de ce texte dans mon livre sur la fin du travail (25). J'y reviens ici plus brièvement. Évoquant les perspectives du com­munisme, Marx écrit : «À la vérité, le règne de la liberté commence seule­ment à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc, par sa nature même, au-delà de la sphè­re de la production matérielle propre­ment dite.» (26) La sphère de la pro­duction est celle dans laquelle l'hom­me est soumis à la causalité naturel­le car «Tout comme l'homme primitif, l'homme civilisé est forcé de se me­surer avec la nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa vie ; cette contrainte existe pour l'homme dans toutes les formes de société et sous tous les types de pro­duction.» Et Marx ajoute : «Avec son développement, cet empire de la né­cessité naturelle s'élargit parce que les besoins se multiplient ; mais en même temps se développe le pro­cessus productif pour les satisfaire.» (27) Dans ce cadre, une certaine for­me de liberté peut cependant exister : «Dans ce domaine, la liberté ne peut consister qu'en ceci : les pro­ducteurs associés — l'homme socia­lisé — règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d'être domi­nés par la puissance aveugle de ces échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins d'énergie possible, dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur na­ture humaine. Mais l'empire de la né­cessité n'en subsiste pas moins.» La liberté dont il s'agit est une liberté li­mitée, elle n'est pas le libre dévelop­pement des potentialités qui sont en l'homme, qui ne peut s'accomplir qu'au-delà de la sphère de la produc­tion matérielle. C'est une liberté qui consiste à pouvoir adopter les moyens les plus adéquats en vue d'une certaine fin. Une liberté qu'on pourrait dire «pragmatique» pour parler en termes kantiens. Mais «c'est au-delà que commence l'épa­nouissement de la puissance humai­ne qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté, qui cependant ne peut fleurir qu'en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condi­tion fondamentale de cette libéra­tion.» Nous retrouvons donc ici la dualité kantienne : celle qui oppose au règne de la causalité naturelle le règne de la liberté que Kant appelle «règne des fins» et que Marx définit comme la sphère dans laquelle l'homme est à lui-même sa propre fin, reprenant, soit dit en passant, exactement la formulation de 1844. Là encore, on ne peut pas imaginer que ce rapprochement soit dû seule­ment au hasard. Sur ce point encore, comme dans le texte de 1844, la dif­férence essentielle avec Kant tient en ceci : Marx pose la question des conditions matérielles qui permettent l'avènement «effectif» de ce règne des fins au lieu de le postuler seule­ment comme un idéal régulateur. Au­trement dit, la morale de Kant doit être complétée par une éthique ma­térielle. Mais la conclusion du livre III du Capital nous rappelle cependant que l'homme reste à jamais un «être amphibie» (l'expression est celle de Kant) qui vit à la fois dans le règne de la nécessité et dans celui de la liber­té.

DÉFENSE DE LA PHILOSOPHIE ...

Loin donc de considérer la pensée de Marx comme opposée à la tradi­tion philosophique, on doit la consi­dérer comme un accomplissement possible, mais aussi comme un ac­complissement partiel. Marx pose une question déterminée : comment les idéaux moraux de la philosophie rationaliste classique peuvent-ils s'accomplir historiquement ? Et, à cette question, il apporte une répon­se circonstanciée en montrant pour­quoi et comment les rapports so­ciaux qui asservissent l'homme peu­vent être renversés.
De cela, on peut tirer quelques conclusions :
1- La pensée de Marx n'est pas une philosophie totale ; elle n'est pas un système achevé qui remplacerait toute l'ancienne philosophie et ne lui laisserait qu'un intérêt historique ou archéologique. Du reste, la pensée de Marx n'est pas vraiment dirigée contre la philosophie en général, mais contre les systèmes théoriques achevés du genre de ceux que l'idéalisme allemand a produits.
2- Par conséquent, on peut tout à la fois être marxiste et kantien ou marxiste et spinoziste ou marxiste et aristotélicien, tout simplement parce qu'il n'y a pas une «philosophie marxiste», le fameux «matérialisme dialectique», mais seulement une nouvelle manière, propre à Marx, d'aborder le champ de la philoso­phie. Cela peut, par exemple, nous inciter à revisiter sérieusement le travail de ceux des austro-marxistes qui ont inscrit leur propre interprétation de Marx dans le sillage néo-kantien.
3- Marx n'a donc pas répondu à tous nos problèmes. Ce qu'il a laissé en suspens, dans le domaine du droit, des institutions politiques, des rap­ports entre universalité et nationali­tés doit être retravaillé et, sur ce plan, Rousseau, Kant, Hegel et les autres nous seront d'un grand ap­port. Par exemple, pour nous qui sommes internationalistes, comment pouvons-nous éviter de revenir aux réflexions de Kant sur la constitution d'un ordre de droit universel se sub­stituant au «concert des nations» (28).
(4) Il y a chez Marx des faiblesses et des développements que l'expérien­ce historique doit nous amener à cor­riger. Et ils ne portent pas seulement sur des questions secondaires. Par exemple, quand Marx dit que le com­munisme consiste à passer du gou­vernement des hommes à l'adminis­tration des choses, nous devons re­connaître que c'est, à tout le moins, une formule malheureuse ; reprise de Saint-Simon, elle n'est nullement celle de l'émancipation humaine uni­verselle, mais bien celle de la tech­nocratie toute puissante. Il en va de même de toutes les formules marxiennes qui conduisent à penser le dépérissement du politique, car si la liberté de l'homme n'est possible qu'en société, cela implique que les normes de la vie sociale doivent dé­couler de la délibération commune (on retrouverait là l'éthique de la dis­cussion de K-O. Apel et Habermas) et donc d'une sphère de la vie socia­le qui s'appelle proprement la sphère politique. C'est le mode de produc­tion capitaliste qui organise la non- séparation de la société civile et de la société politique puisque la délibéra­tion commune des citoyens doit être remplacée par les décisions «éclai­rées» des capitalistes et de leurs fonctionnaires et c'est encore lui qui abolit la séparation de la vie privée et de la vie publique parce que la vie entière du travailleur doit être soumi­se aux besoins du capital. Autrement dit, c'est une certaine idée du com­munisme qu'il nous faut critiquer et reconstruire.
5- Si on doit reconstruire l'idée du communisme, on ne pourra pas évi­ter de poser à nouveaux frais la question des inégalités, telle que Rawls la formule. On devra égale­ment se demander pourquoi l'idéolo­gie néolibérale a rencontré finale­ment si peu de résistance dans les couches les plus exploitées : qu'est- ce qui dans cette idéologie est rentré en résonance avec des revendica­tions souterraines de la classe ou­vrière, revendications qui avaient été englouties sous la carapace du so­cialisme bureaucratique. L'émanci­pation suppose que les hommes puissent régler rationnellement leurs échanges avec la nature et les sou­mettent au contrôle commun : cela suppose un bouleversement radical des relations de travail, non pas un salariat généralisé et administré par en haut, mais comme le dit le Livre I du Capital la restauration de la pro­priété individuelle sur la base des ac­quêts de l'ère capitaliste. N'est-il pas nécessaire de commencer à donner un contenu concret à cette formule générale ?
Ce que je propose ici, c'est quelque chose comme un programme de tra­vail dans lequel pourraient se ren­contrer et se confronter non seule­ment ceux pour qui Marx reste ac­tuel, mais aussi ceux qui pensent en dehors ou au-delà de Marx, tout en continuant d'estimer inacceptable une société reposant sur l'exploita­tion de la majorité de la population et la réduction de l'humanité à un statut «méprisable».

...ET RETOUR AUX QUESTIONS ACTUELLES

Mais si certains lecteurs trouvent tout cela bien trop théorique, bien trop éloigné des préoccupations immé­diates des luttes et du mouvement social, je voudrais pour conclure atti­rer l'attention sur une question poli­tique directement liée à mon propos. Nous savons qu'une révolution so­ciale (c'est-à-dire un changement ra­dical des structures sociales et des formes d'organisation politique) n'est possible que lorsque certaines conditions sont réalisées. Lénine en donnait trois :
1- qu'en haut on ne puisse plus gou­verner comme avant ;
2- qu'en bas on ne veuille plus être gouverné comme avant ;
3- qu'une aggravation de la situation des masses les conduise à l'action.
À ces trois conditions, il en ajoutait une quatrième : l'existence d'un parti capable de transformer une situation potentiellement révolutionnaire en une révolution réussie. Laissons pour l'heure cette quatrième condi­tion et revenons aux conditions 1 et 2. Ces conditions sont étroitement liées. Elles ont été typiquement réali­sées dans les décennies qui ont pré­cédé la Révolution française. Aux soulèvements endémiques de la paysannerie, aux révoltes des camisards, aux revendications de la petite bourgeoisie et aux impatiences de la grande bourgeoisie, il faut ajouter, pour comprendre 1789-93, la véri­table révolution intellectuelle qui a eu lieu depuis le début du XVIIe siècle. Les classes dominantes aristocra­tiques ou cléricales subissent une profonde crise de légitimité qui les conduit à encourager largement un mouvement qui leur sera fatal. Les «grands» du royaume soutiennent les philosophes, financent les persi­fleurs et les impertinents qui s'en prennent aux traditions, à l'Église et à l'autorité royale. Et, sans les Lu­mières, pas de Révolution Françai­se.
La classe dominante actuelle, le ca­pital financier, n'a plus aucun des in­térêts intellectuels des anciennes classes dirigeantes. Les valeurs de la noblesse étaient compatibles avec la défense de la culture et du savoir désintéressé. Les valeurs du capital financier sont incompatibles avec toute autre forme de culture que commerciale et standardisée. Inver­sement, l'immense majorité de l'hu­manité a un intérêt objectif à la dé­fense de la culture universelle, dont le règne de la bourgeoisie fut, en 1789, le premier aboutissement. C'est pourquoi la question de la dé­fense de la culture humaine, des œuvres de l'esprit et de ses plus abs­traites réalisations est aujourd'hui une question politique cruciale. Dans les «réformes de l'enseignement», c'est bien de cela qu'il est question. Ce qui s'est passé dans les lycées doit être jugé à cet aune. La haine du ministre Allègre contre les profes­seurs et contre les mathématiques
(29) n'est pas un trait de caractère particulier. C'est la haine de classe contre la culture et c'est le mépris des masses si courant dans cette nouvelle caste de parvenus qui constitue l'élite rose. De la philoso­phie, on est bien revenu à l'actualité politique la plus immédiate.
Notes
(1) Éric Weil : Philosophie politique, Librairie Philosophique Jean Vrin. Éric Weil écrit (pa­
ge 8) : «la question du sens de la politique ne peut se poser que pour celui qui a déjà posé celle du sens de l'action humaine (voi­re de la vie), en d'autres termes, pour celui qui s'est déjà installé dans le domaine de la morale.»
(2) Bien que Leur morale et la nôtre soit un texte plus subtil que ne le disent ses cri­tiques, il me semble que ce texte répond à côté de la plaque et que la polémique contre Victor Serge qui le suit (Moralistes et sycophantes contre le marxisme) participe de cet aveuglement de Trotski qui l'amène à rompre avec tous ceux qui veulent simple­ment demander si dans les méthodes du bolchevisme il n'y avait pas quelque faibles­se expliquant la catastrophe stalinienne.
(3) Lettre à Engels du 27 Juillet 1854
(4) C'est absolument évident pour Civilisa­tion matérielle, économie, capitalisme qui place la description et l'analyse de la «vie matérielle» au point de départ de la compré­hension historique de toute cette période dé­cisive pour l'histoire mondiale qui s'étend du XVe au XVIIIe siècle.
(5) Voir mon analyse de la place de ces êtres de pensée que sont l'État et les classes sociales dans La théorie de la connaissance chez Marx (L'Harmattan 1996).
(6) La transformation en cours du mode de production capitaliste menée sous le slogan «tous capitalistes» n'est pas secondaire. Quand la plus grosse part des transactions sur les marchés financiers est assurée par les fonds de pension, c'est-à-dire par le sa­laire des travailleurs, c'est une manière inat­tendue de «dépasser le capitalisme». Quand se généralise l'externalisation des fonctions autrefois occupées par des sala­riés et que les ouvriers sont remplacés par des «prestataires de service» prétendument «indépendants» liés à l'entreprise par un contrat, on a une bizarre «abolition du sala­riat et du patronat».
(7) Léon Trotski : Terrorisme et communis­me, 10/18, 1963 page 65
(8) Les réflexions qui suivent m'ont été sug­gérées par Jean-Yves Bourdin.
(9) On se référera sur ce point aux travaux de Galvano Della Volpe, notamment Marx et Rousseau (Grasset, 1974) et La logique comme science historique (PUF, 1977), ain­si qu’au Le marxisme et Hegel de son dis­ciple Luciano Colletti («Champ Libre», 1976)
(10) Yvon Quiniou : La question morale dans le marxisme^ in Actuel Marx n°19 - Premier semestre 1996
(11) Jürgen Habermas : Droit et Démocratie, Gallimard 1997, traduit de l’allemand par Rainer Rochlitz et Christian Bouchindhom- me.
(12) Op. cit. page 322. Pour illustrer, ce pro­pos rappelons l’inénarrable rédacteur du Fi­nancial Times qui déclarait «la liberté de choisir entre une trentaine de céréales diffé­rentes pour le petit déjeuner est-elle une li­berté qui compte ? C’est là une question d’opinion. Ce qui ne l’est pas, en revanche, parce que corroboré par d’amères expé­
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riences, c’est que l’extension du pouvoir d’État - indispensable pour éliminer les pos­sibilités de choix trans-frontières offerts par la mondialisation - est néfaste et profondé­ment antidémocratique.»
(13) op. cit. page 323
(14) voir à ce sujet les travaux de Jacques Texier, publiés ces dernières années par la revue Actuel Marx.
(15) Lors de la première publication de la Théorie de la Justice, Hayek, le principal et le plus sérieux des théoriciens du courant néo-libéral sur le plan de la philosophie poli­tique, s’est déclaré en accord avec Rawls...
(16) voir Michel Meyer : «Rawls, les fonde­ments de la justice distributive et l’égalité», in Fondements d’une théorie de la justice, essais critiques sur la philosophie politique de John Rawls publié aux éditions de l’insti­tut supérieur de philosophie de l’Université de Louvain la Neuve, sous la direction de
Philippe Van Parijs et Jean Ladrière (1984)
(17) Marx non plus. La «première phase du communisme» reste inégalitaire puisque les revenus sont distribués selon le principe «à chacun selon son travail» ; quant à la deuxième phase du communisme, l’égalita­risme absolu n’y a aucune place puisqu’on peut alors passer au principe «De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses be­soins». Le caractère utopique de cette deuxième phase du communisme doit ce­pendant être souligné et, de fait, ce qui nous importe vraiment, c’est la première phase, et pour la première phase une théorie de la jus­tice à la Rawls est plutôt pertinente.
(18) Il est vrai qu’on peut contester, non sans bons arguments, cette assimilation du salariat à l’esclavage. Si le salariat est d’un côté un esclavage, en même temps, selon Marx, il contient les conditions même de l’émancipation, puisque la forme même du
THEORIE
contrat salarial suppose que le travailleur est arraché au système de la domination per­sonnelle.
(19) voir Marx, Œuvres III, La Pléiade, p. 382 et sq.. Ce texte a été publié pour la première fois en 1844 à Paris. L’étude qu’il devait in­troduire n’a jamais été achevée. Les manus­crits (datant de 1842/1843) sont publiés dans les œuvres de Marx aux éditions so­ciales et dans le tome III des Œuvres à la Pléïade (sous la direction de Maximilien Ru- bel).
(20) Op. cit. page 390. Ce qui est souligné l’est par Marx.
(21) Op. cit. page 383
(22) voir Spinoza, Éthique, Quatrième partie, proposition 35, Scolie
(23) op. cit. page 393
(24) op. cit. page 383
(25) Denis Collin : La fin du travail et la mon­dialisation, L’Harmattan, 1997.
(26) Capital III, Conclusion, Œuvres 2 page 1487-1488
(27) ibid.
(28) Voir Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Théorie et pra­tique ou Projet de paix perpétuelle, trois textes dont l’actualité ne pourra que sauter aux yeux de quiconque les lira et les relira avec à l’esprit les préoccupations qui sont les nôtres à l’heure de la mondialisation du capital.
(29) Dans un article publié par La Recherche en juillet 1997 mais écrit avant sa nomination au Ministère de l’Éducation nationale, Allègre dénonçait les trois ennemis de l’enseignement à sa façon : Platon, Descartes et Auguste Comte... c'est-à-dire trois philosophes qui font du savoir mathématique un modèle de tout savoir par ses exigences en matière d’abs­traction.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...