mardi 18 décembre 2001

Le péché originel du XXe siècle

Il peccato originale del Novecento, Domenico Losurdo

Sous le titre Il peccato originale del Novecento, Domenico Losurdo (*) a publié en 1998, aux éditions Laterza un court essai qui répondait aux déferlements de commentaires qui ont accueilli la publication du Livre noir du communisme sous la direction de Stéphane Courtois.
Losurdo dénonce tout d'abord la manière dont les chiffres sont utilisés par les auteurs du Livre Noir. Relayés complaisamment par les médias, ils sont censés dispenser le lecteur de tout autre raisonnement. La montagne de cadavres - 100 millions de morts - est dissuasive. Pourtant cette comptabilité ne dispense personne d'un minimum de culture historique. Dans L'Impérialisme (Seuil, collection Points), Hannah Arendt estime que la population du Congo est passée de 20-40 millions d'habitants à 8 millions entre 1890 et 1911. Les victimes des guerres coloniales de la deuxième moitié du XXe siècle se comptent aussi par millions. Ce qu'omettent les auteurs du Livre Noir, c'est justement ce que souligne Arendt : la continuité de l'impérialisme et du nazisme qui fut seulement " l'impérialisme le plus horrible que le monde ait connu. "
Au mépris de cette réalité historique, les révisionnistes du Livre Noir affirment que le nazisme ne fut rien d'autre que la réplique du totalitarisme communiste, une simple réaction à ce qui est pour ces auteurs le péché originel du XXe siècle. Losurdo démonte patiemment ce mensonge. Les théoriciens du génocide précèdent et de loin les années 20 et 30. Le XIXe siècle est hanté par la lutte des races que Gumplowicz oppose à Marx dès 1883. Théodore Roosevelt de son côté observe qu'il est difficile de civiliser " les races inférieures " et si celles-ci se révoltent et agressent " la race supérieure " alors il faut être prêt à mener une " guerre d'extermination ", comme les " croisés " [décidément, les présidents américains rêvent de croisades] les soldats blancs doivent " mettre à mort les hommes, les femmes et les enfants ".
Il ne s'agit pas seulement de proclamations, mais de réalités. Celles du colonialisme qui fut l'école de la cruauté et du crime de masse d'où est sortie la barbarie du XXe siècle. Celles de la guerre d'extermination menée contre les Indiens d'Amérique du Nord, une guerre dont Losurdo montre qu'à tous égards elle fut le véritable " laboratoire du Troisième Reich ". Celles enfin des théories eugénistes mises en application aux États-Unis dès les années 1900.
C'est pourquoi la " Belle époque ", loin d'être l'apogée du libéralisme et du progrès démocratique ne fut rien d'autre que la démocratie du Herrenvolk, du " peuple des seigneurs, pour reprendre une des expressions favorites d'Hitler. Même les théoriciens du libéralisme n'échappent pas à cette ambiance idéologique et politique. Le bon Stuart Mill lui-même, féministe et socialisant, justifie la nécessité de tenir en esclavage les peuples barbares. " L'histoire de l'Occident nous met face à un paradoxe qui peut être bien compris à partir de l'histoire de son pays-phare d'aujourd'hui : la démocratie dans le milieu de la communauté blanche s'est développée simultanément aux rapports d'esclavage des noirs et de déportation des Indiens. Pendant trente-deux des trente-six premières années de la vie des USA, la présidence a été détenue par des propriétaires d'esclaves et ce sont aussi des propriétaires d'esclaves qui ont élaboré la déclaration d'Indépendance et la Constitution. " (p. 16/17)
Il ne s'agit pas, pour Losurdo de se lancer dans un de ces procès de l'histoire dont notre époque est si friande. Il s'agit plus simplement 1° de restituer un contexte historique qu'on oublie singulièrement dans les " analyses " des spécialistes du " phénomène communiste " et 2° de liquider la légende qui fait de la pensée anglo-saxonne la patrie des droits de l'individu, de la tolérance et de l'habeas corpus, par opposition au fanatisme des jacobins et au totalitarisme socialiste ou communiste. Il épingle au passage certains des maîtres à penser du néolibéralisme, par exemple Mises, économiste autrichien ami de Karl Popper et membre de la société du mont Pellerin fondée par Hayek qui réclamait que soient traités comme des " bêtes dangereuses " aussi bien les éléments " antisociaux " vivant en Occident même que les " populations sauvages " des colonies…
Face à ce fond commun de la classe dominante, Losurdo rappelle que Lénine et les bolcheviks furent les premiers à appeler les peuples colonisés à la révolte. Ainsi la haine des puissantes dominantes contre la révolution d'Octobre ne fut pas seulement la haine ordinaire contre les " partageux " mais peut-être plus la haine contre ceux qui appelaient les " peaux rouges " et les " peaux noires " à intervenir sur la scène politique. On n'oubliera pas non quel rôle a joué le thème du " complot judéo-bolchevik " dans l'organisation de l'Entente contre-révolutionnaire des pays occidentaux au lendemain de la révolution de 1917, une petite musique antisémite dont usèrent et abusèrent, par exemple, les dirigeants britanniques, Churchill en tête.
Losurdo, s'il s'oppose aux aberrations des auteurs du Livre Noir, essaie de comprendre le cours effroyable pris progressivement par la révolution russe. Il montre que le qualificatif " totalitaire ", appliqué à tort et à travers au communisme sous toutes ses formes est tout simplement absurde. Si Staline et Ortega sont également totalitaires, si la dictature impitoyable et l'anarchie de la " révolution culturelle " sont " totalitaires ", c'est que ce mot est vide de tout sens. Losurdo admet que la comparaison entre nazisme et stalinisme est légitime. Quand le communisme " poursuit obsessionnellement l'utopie d'une société épurée de toute contradiction et de tout conflit, il finit par produire une sorte de révolution et de guerre civile permanente. " (p.45) Néanmoins l'identification de l'Union Soviétique et de l'Allemagne hitlérienne est une " sottise ", affirme Losurdo.
Le livre se termine par l'examen des conflits moraux et politiques auxquels conduit nécessairement l'action. Conflits entre l'individu et la communauté politique, conflits entre le bonheur et la liberté. Contre ceux qui font de Rousseau le père putatif de Staline et du jacobinisme l'ancêtre du " communisme totalitaire ", il rappelle que toute la pensée de Rousseau est tendue vers la défense des droits sacrés de l'individu. " La sûreté particulière est tellement liée avec la confédération publique, que sans les égards que l'on doit à la faiblesse humaine, cette convention serait dissoute par le droit, s'il périssait dans l'État un seul citoyen qu'on eût pu secourir; si l'on en retenait à tort un seul en prison, et s'il se perdait un seul procès avec une injustice évidente : car les conventions fondamentales étant enfreintes, on ne voit plus quel droit ni quel intérêt pourrait maintenir le peuple dans l'union sociale, à moins qu'il n'y fût retenu par la seule force qui fait la dissolution de l'état civil. " (Article " Économie Politique " de l'Encyclopédie) Mais cette défense des droits sacrés de l'individu, qui pouvait être interprétée dans un sens conservateur devint une arme révolutionnaire avec la proclamation du droit et même du devoir sacré d'insurrection contre un pouvoir tyrannique. La question qui se pose alors et sur lequel Losurdo nous invite une fois de plus à méditer est celle, difficile entre toutes, du rapport entre la fin et les moyens. Ainsi, " l'abolition de l'esclavage, après une guerre conduite comme une croisade pour la cause de la liberté, renforça dans la république nord-américaine la bonne conscience démocratique et l'idée de mission ; les poussées impériales et coloniales en reçurent une puissante impulsion… " (p.72) C'est cette dialectique tragique qu'il voit encore à l'œuvre dans le destin de l'Union soviétique. Ces dilemmes moraux et politiques ne peuvent être éliminés. Ils sont ceux de notre temps. Et c'est à eux qu'on doit nécessairement se coltiner si on ne veut pas renoncer à l'action politique. En rappelant ces quelques vérités aussi modestes qu'essentielles, Losurdo nous rend un grand service et mériterait d'être lu par les lecteurs français.
Le 18 déc. 01 Denis Collin
(*) Domenico Losurdo, né en 1941, est professeur d'histoire de la philosophie à l'Université d'Urbino. Plusieurs ouvrages ont été traduits en français. Signalons particulièrement son "Hegel et les libéraux" (PUF) et "Heidegger et l'idéologie de la guerre" (PUF, collection Actuel Marx)

vendredi 16 novembre 2001

Note sur la question de l'enseignement à la veille des élections de 2002

Ces quelques réflexions s'inscrivent dans le cadre du débat national que la campagne pour l'élection présidentielle ouvrira nécessairement. Elles ne viennent pas d'un spécialiste mais d'un praticien, enseignant en lycée général et technologique. La crise de l'enseignement devrait logiquement figurer parmi les questions centrales en débat lors des prochaines échéances électorales. Logiquement, c'est-à-dire si la discussion politique n'est pas escamotée au profit de questions de personnes, de querelles secondaires qui servent à masquer le consensus sur l'essentiel, ou d'une vaine agitation plus ou moins démagogique. Car il n'est pas trop fort de parler d'une crise profonde de notre système d'enseignement, au point qu'on peut légitimement se demander si elle ne met pas en cause l'avenir à très court terme de la nation française.
Il suffit pour s'en convaincre de juger les résultats du système à l'aune de ses propres objectifs. En 1984, toute la nation, à travers ses représentants, toutes tendances confondues, se fixait l'objectif d'amener 80% d'une classe d'âge au niveau du baccalauréat. Près de deux décennies plus tard nous en sommes encore très loin (environ 60%) et surtout, bien que les programmes et les exigences aient été considérablement " allégés ", rien n'indique que nous soyons en mesure d'atteindre un jour cet objectif puisque, depuis quelques années, nous assistons à un début de régression, c'est-à-dire à l'inversion d'un courbe séculaire d'élévation du niveau scolaire de la population. On arguera que, sous l'influence des gouvernements de gauche en particulier, l'éducation est devenue le premier budget de la nation et que, par conséquent, ce n'est pas la bonne volonté des gouvernements qui peut être mise en cause. Les comparaisons internationales donnent un autre éclairage à ces arguments et c'est, généralement, un éclairage pas toujours flatteur pour la France. Si on rapporte les dépenses publiques pour l'éducation au total des dépenses publiques, la France se situe au 14e rang des pays de l'OCDE, et au 8e rang quand on les rapporte au PIB. Si on prend un indicateur significatif qui est celui des salaires des enseignements (un bon témoin de la considération qu'on porte à l'éducation), la France se situe, suivant les indicateurs, entre le 14e et le 18e rang, loin derrière des pays comme la Corée…
Mais même en admettant l'importance de cet effort financier, en supposant qu'on ne peut pas dépenser beaucoup plus, le " rendement " du système se révèle assez calamiteux. En dépit des enquêtes intéressées, additionnant des torchons et des serviettes pour prouver que " le niveau monte ", de nombreux indicateurs témoignent au contraire d'une dégradation régulière de notre système d'enseignement. - les évaluations en 6e et en 2nde qui ont été conduites pendant dix ans à partir des mêmes items démontraient sans équivoque la baisse de niveau des élèves. C'est la raison pour laquelle M. Allègre a décidé de casser le thermomètre en cessant de centraliser nationalement les résultats de ces évaluations. - L'échec massif des étudiants au moment de l'accès à l'enseignement supérieur démontre que le bac est de fait un diplôme largement dévalorisé, ce que tous les correcteurs savent bien, eux qui sont soumis aux pressions de la hiérarchie qui leur demande d'être cléments afin de " faire du chiffre " le jour des résultats. - Le brevet des collèges est devenu un examen dépourvu de sens, dont les notes sont revues et corrigées par des programmes informatiques calibrés pour assurer un taux minimal de réussite. - Le résultat de tout cela est assez bien connu : la démocratisation réelle, c'est-à-dire l'accès des enfants des classes populaires aux filières d'excellence s'est arrêtée. Il y a aujourd'hui, dans les classes préparatoires, un pourcentage d'élèves issus des classes populaires bien plus faible qu'il y a trente ans. Quand les Universités se voient contraintes de faire subir des tests de français à des élèves titulaires du baccalauréat, pour décider si oui ou non on devra leur faire suivre un module d'expression française, on mesure l'ampleur des problèmes : on peut avoir ce prestigieux diplôme sans même la maîtrise de la langue française que donnait jadis le certificat d'études primaires.
Mais, consolons-nous, " le niveau monte "… Il suffira de faire des " modules " d'alphabétisation en première année de DEUG ! Le crise du système d'enseignement pourrait encore être confirmée par des indications plus qualitatives. La violence scolaire, la perte d'autorité des enseignants, l'absentéisme, autant de phénomènes à propos desquels on dispose d'une abondante littérature. Mais c'est aussi l'angoisse accrue des parents qu'il faudrait étudier : à juste titre, ils croient que l'avenir de leurs enfants dépend d'une solide formation initiale mais ils sont désemparés devant les difficultés de leurs enfants, s'en remettent à une institution qu'ils ne comprennent plus et qui n'en peut mais. Dans les années qui viennent, la situation semble devoir inexorablement s'aggraver. On va assister à une crise du recrutement des professeurs, du moins de professeurs ayant le niveau requis pour enseigner. Peut-être est-ce pour cette raison que les prévoyants théoriciens des soi-disant " sciences de l'éducation " ont prévu de transformer les enseignants en gentils animateurs de cybercafés… On va assister aussi à une pénurie de main-d'œuvre suffisamment qualifiée dans les domaines de pointe, par exemple comme l'informatique. Comme la France n'a pas les moyens des États-Unis pour embaucher sur le marché mondial les cerveaux dont elle a besoin, tout cela aura des conséquences sérieuses sur notre prospérité économique.
Évidemment, certaines des dimensions de la crise de l'école ne relèvent pas de l'école. On ne peut demander à l'école de restaurer l'autorité des parents, ni de pallier les graves difficultés que provoquent chez les enfants les familles disloquées. On ne peut pas demander à l'école de réduire les inégalités quand toute la politique économique et sociale s'acharne à les aggraver. Il est néanmoins possible et urgent d'agir par un certain nombre de mesures simples facilement compréhensibles par tous les citoyens.
(1) Agir au niveau du primaire
Il est assez courant d'entendre que le collège est le maillon faible du système. Mais c'est oublier que le collège doit gérer une situation dont il hérite : le nombre d'enfants qui entrent en 6e avec une maîtrise très insuffisante de la lecture grève de toutes façons les ambitions que le collège pourrait s'assigner. Le passage quasi-automatique du CM2 à une 6e indifférenciée rend impossible la tâche des enseignants de collège. La question clé est donc bien celle de l'instruction initiale. Il est urgent de mettre ici un coup d'arrêt aux " réformes " régressives et de restaurer l'enseignement primaire dans ses fonctions essentielles : apprendre à lire, écrire et compter. Ce qui implique qu'on en finisse avec les multiples " activités d'éveil " plus ou moins indéterminées, avec la multiplication des intervenants extérieurs pour redonner leur place aux " fondamentaux ". Il faut restaurer des horaires d'apprentissage de la maîtrise de la langue française dignes de ce nom et replacer l'enseignement de la grammaire au centre de cet enseignement, car la grammaire est l'essence même de la pensée. Il faut également redonner à l'apprentissage du calcul " à la main " toute sa place. On peut améliorer les méthodes par lesquelles ces disciplines sont enseignées mais non abandonner la discipline en tant que telle. On doit savoir faire des divisions (avec des décimales) en entrant au collège. Les écoliers japonais n'ont généralement pas droit aux calculettes et consacrent une part importante de leur temps au calcul mental. On peut en revanche s'interroger sur la pertinence de l'enseignement des langues étrangères " dès la maternelle "… Une bonne connaissance de la grammaire de sa propre langue, voilà la seule condition sérieuse d'un bon apprentissage des langues étrangères quand le moment viendra. Sauf à penser que la France est un État dont la règle est le bilinguisme, anglais/français …
(2) Refondre l'enseignement secondaire
Il faut certainement commencer par renoncer à l'idée qu'on doit tout apprendre à tout le monde et au même rythme. Que tous doivent disposer des mêmes possibilités offertes et que l'on agisse pour combler les handicaps et remédier à l'échec scolaire, cela va de soi. Mais cela ne veut pas dire que le collège unique sous les formes actuelles soit un dogme intangible. Il n'est tout simplement pas évident qu'un enfant soit prêt à 11 ans à passer d'un seul coup sous l'autorité de multiples maîtres en suivant des disciplines nettement séparées, scandées par la tranche horaire de 55 minutes. Le système du vieux CEG, animé par ces instituteurs spécialisés qu'étaient les PEGC ne manquait pas de vertus et pouvait constituer pour bien des élèves une voie les conduisant au brevet et éventuellement au passage en seconde, rattrapant les élèves de la filière lycée. Pouvons-nous, en changeant ce qui doit être changé, tirer les leçons de ces anciennes expériences et déterminer ce que nous pouvons en faire aujourd'hui ? De même, en quoi serait-il scandaleux et contraire à l'égalité républicaine de rétablir des filières ? Pourquoi faudrait-il nécessairement faire de la physique au collège. On s'en est très bien passé pendant des décennies… Pourquoi sous couvert de " technologie " les élèves devraient-ils apprendre " les lois du marché " et quelques autres pseudo savoirs de la même farine ?
Dans l'enseignement initial, les disciplines ne valent pas par leur finalité directe mais par leur caractère formateur pour l'esprit. Ce que l'un apprend en faisant du latin ou du grec, l'autre le pourrait en s'initiant à la loi d'Ohm. Au lieu qu'aujourd'hui on prétend tout faire, mais on supprime de fait les langues anciennes pendant que le bilan de l'enseignement scientifique au collège est catastrophique. En proposant de recréer des filières technologiques dès le niveau de la 4e, Jean-Luc Mélenchon - dont l'action est bien critiquable dans d'autres domaines - a mis les pieds dans le plat et provoqué les cris d'orfraie des bien-pensants. Ce sont pourtant des propositions qui méritent l'attention. On remarquera que les champions de " l'élève au centre " et des " parcours diversifiés " s'obstinent au-delà de toute raison à faire entrer tout le monde dans le même moule. Montrons donc que les " jacobins uniformisateurs " savent mieux prendre en compte la diversité du réel… Enfin, nos découpages ancestraux ne sont pas forcément éternels. Si on pense qu'il faut repousser à la fin de la seconde les spécialisations pour le baccalauréat et donc les choix d'avenir les plus importants, mettons le brevet à la fin de la seconde et rajoutons une année pour la préparation du baccalauréat. Ce serait mettre en accord la règle avec les faits, puisque très nombreux sont les élèves qui effectuent la totalité du parcours secondaire en 8, 9 ou 10 ans. D'autres hypothèses peuvent être soumises à la réflexion. En gardant l'organisation actuelle du secondaire, on pourrait rétablir une année de propédeutique en faculté en vue de limiter l'échec massif de la première année de DEUG, échec qui tient largement à l'insuffisante préparation des élèves à des études universitaires spécialisées.
(3) Rétablir les disciplines
Il ne s'agit pas de mettre en cause la nécessité d'améliorer les techniques pédagogiques. Les enseignants n'ont pas attendus les discours tonitruants des " réformateurs modernistes " pour s'interroger sur leur pédagogie. Mais il faut affirmer bien fort que les " réformes " imposées au cours des dernières années, notamment les réformes Allègre au lycée ou les " parcours diversifiés " au collège, conduisent directement à la destruction de la transmission du savoir. L'introduction de disciplines aux contours indéfinis comme l'ECJS ou de pratiques comme les TPE se fait au nom de l'idéologie " libertaire " de la pédagogie " moderniste " : l'élève trouve en lui-même son propre savoir et s'il échoue c'est essentiellement parce que les professeurs l'empêchent de s'exprimer. Sous couvert de " mettre l'élève au centre ", il s'agit de l'enfermer dans ses propres préoccupations, de faire de sa subjectivité le critère ultime de tout jugement, de désapprendre ce qu'est la recherche de l'objectivité.
On commence à voir les effets ravageurs de ces lubies sur les élèves des séries scientifiques, ce qui signifie bien que le mal est maintenant profond. Pour les deux dernières années du cycle terminal on a vu proliférer les options, chaque élève pouvant faire son " petit marché " dans la gamme des " produits " offerts par l'éducation nationale. Les effets délétères de ces propositions qui flattent le consumérisme scolaire sont déjà bien connus : dislocation des classes, emplois du temps infaisables, dispersion des efforts des élèves, transformation du baccalauréat en une interminable épreuve qui conduit de fait à vider les lycées dès la fin mai … et, du même coup, développement des arguments pour en finir avec le bac. Parallèlement, se développe une idéologie selon laquelle le professeur n'a pas à être compétent dans sa discipline mais seulement compétent en pédagogie - c'est sur ce critère que se fonde le recrutement des IUFM et la priorité donnée aux licenciés en " sciences de l'éducation ". On pourrait rappeler ce mot d'Alain : " Si les pédagogues ne sont pas détournés vers d'autres proies, il arrivera que les instituteurs sauront beaucoup de choses et les écoliers ne sauront plus rien. " L'expérience montre au contraire que les professeurs qui ont le plus de mal à enseigner sont ceux qui dominent moins bien leur propre discipline. L'autorité du professeur, ce n'est rien d'autre que l'autorité que confère la parole légitime et celle-ci ne peut provenir que de la possession d'un savoir rationnel validé.
Quelques propositions peuvent être envisagées.
(1) Supprimer purement et simplement les innovations de l'ère Allègre (TPE, ECJS) et rétablir les enseignements disciplinaires dans toute leur rigueur, avec les mesures adéquates pour renforcer la qualification des enseignants.
(2) À la place de l'ECJS, on devrait introduire un enseignement du droit au lycée, obligatoire pour toutes les séries (nul n'est censé ignorer la loi mais c'est la seule chose que l'école n'enseigne pas !). Cet enseignement prolongerait utilement l'éducation civique du collège et de l'école primaire.
(3) Revenir sur la réforme Jospin et rétablir un plus grand nombre de filières pour le baccalauréat tout en supprimant les multiples options.
(4) Définir clairement ce qu'on attend d'un élève passant le baccalauréat. Doit-il ou non savoir maîtriser la langue française ? Quel niveau d'exigences pour chacune des disciplines ? Il est temps, quoiqu'il en soit, d'en finir avec la planification " à la soviétique " des taux de réussite à ce qui doit rester le premier grade universitaire.
(5) Faire un bilan enfin sérieux des IUFM. Il serait sûrement plus judicieux de rétablir des pré-recrutement de fonctionnaires dès la première année d'Université (comme les IPES qu'ont connus les plus âgés d'entre nous) et de concentrer l'année d'apprentissage après réussite au concours à une formation pratique " sur le terrain " avec un maître de stage en la personne d'un professeur chevronné. La pédagogie, c'est un savoir-faire, c'est comme nager, ça ne s'apprend pas par les cours théoriques des professionnels des " sciences de l'éducation ".
(4) Rétablir la discipline
L'école ne peut fonctionner et remplir sa mission que si le respect de l'autorité y est garanti. On soutient que les élèves ont les mêmes droits que les professeurs, que l'école fonctionne sur les mêmes principes démocratiques que la société dans son ensemble, que les conseils de discipline sont des sortes de tribunaux et que chacun peut y bénéficier de l'assistance d'un avocat. Toutes ces balivernes, défendues par une certaine gauche et par une certaine droite libérales ont miné la discipline dans les établissements scolaires. S'il est légalement impossible d'exclure de classe un élève perturbateur, si le zéro est une intolérable humiliation - une circulaire de M. de Gaudemar avait interdit le zéro l'espace d'un trimestre - il est alors inutile de demander aux enseignants d'enseigner et à l'école d'inculquer des valeurs civiques. Il n'est pas question de revenir au " lycée-caserne " napoléonien. De nombreux élèves à problèmes sont en réalité des jeunes en détresse et on doit réfléchir à des mesures adaptées permettant de les prendre en charge. L'actuel ministre, M. Lang, a annoncé qu'on allait développer les internats ; si cela ne reste pas une vague promesse, c'est une bonne chose. D'autres formules anciennes comme les études surveillées après les classes pourraient fort utilement être rétablies. Il faut simplement accepter de recrutement massivement des maîtres d'internat et surveillants d'externat - ce qui aurait l'avantage corollaire de fournir une aide précieuse à des étudiants impécunieux. Conclusion Au total, l'objectif de 80% d'une classe d'âge au niveau du bac doit rester un objectif qu'on peut atteindre en s'en donnant les moyens. Mais on ne peut courir après les chiffres en détruisant progressivement les contenus pour se " mettre au niveau des élèves ". Il faut sortir des discours convenus des libéraux libertaires et de la sociologie chic et parler clairement de ces questions, beaucoup de Français l'attendent. Et les jeunes ne seront pas forcément les moins attentifs à ce discours. Pour qui les connaît un peu, leur angoisse devant la gestion du chaos qui est la règle l'école et leur besoin de sécurité sont patents. On remarquera également qu'on peut agir vite sur ce terrain sans dépenser beaucoup d'argent. Il serait facile de montrer combien les " réformes " des dernières années ont gaspillé les fonds publics. Les propositions exposées ici sont, au contraire, la plupart du temps économes en ressources humaines, sauf en matière de personnel de surveillance. Cela ne veut pas dire qu'il n'est pas nécessaire de poursuivre l'effort en matière de moyens budgétaires (une " réfiliarisation " de l'enseignement secondaire demanderait mathématiquement la création d'un assez grands nombres de postes de professeurs). Je veux simplement souligner que la course aux moyens n'a aucun sens si on ne se met pas d'accord sur les tâches et les finalités de l'école. Jean-Pierre Chevènement, dans son discours de Vincennes, a affirmé qu'il fallait remettre la transmission du savoir et l'autorité des maîtres au centre du système. Au fond, ces propositions ne font qu'expliciter cette orientation.
le 16 novembre 2001 - Denis Collin

jeudi 15 novembre 2001

Sur l’objectivité des valeurs éthiques

Le 11 septembre 2001, nous avons sans doute vu une nouvelle et terrifiante illustration de ce que Max Weber entendait par la " guerre des dieux ". Tant l’élargissement de notre cadre de vie que l’affaiblissement de l’autorité des religions et la " multiculturalisation " de nos sociétés nous confrontent à cette question : y a-t-il des valeurs éthiques qui puissent s’imposer à tous afin de maintenir la possibilité d’une vie commune acceptable ? Il n’y a pas si longtemps, les chrétiens pensaient que tuer et mourir pour sa foi étaient des manifestations d’un comportement éthique exceptionnel. Et les ordres mendiants fournissaient de redoutables et cruels inquisiteurs. Ainsi, les fanatiques de confession islamique ne nous sont point étrangers. S’ensuit-il que nous devions considérer notre conception des hommes comme individus libres et égaux seulement comme une conception éthique parmi d’autres, une conception définitivement ancrée dans la subjectivité de " l’homme occidental ", sans valeur en dehors de cet horizon ?
L’exaltation de la subjectivité, de l’individu-roi, pour reprendre une des expressions favorites de Pierre Legendre, semble conduire directement à ces conclusions relativistes et en fin de compte à une sorte de nihilisme moral. Inversement, penser qu’il y a une objectivité des valeurs éthiques – ou du moins de certaines d’entre elles – conduit à admettre que certains principes de vie s’imposent à tous, de manière universelle, y compris contre les formes particulières de la vie éthique de telle ou telle communauté. Nous pensons que le respect de l’intégrité physique des personnes fait partie des principes les plus fondamentaux inclus dans " les droits universels de l’homme " et c’est pourquoi, en dépit de quelques formidables régressions au XXe siècle, la torture est condamnée comme moyen légitime d’investigation judiciaire. Pourtant, certains groupes considèrent l’excision comme une pratique normale permettant à la jeune fille d’entrer dans la vie adulte comme femme. Dans cette pratique, le psychanalyste reconnaîtra sans peine la terreur masculine exacerbée devant la sexualité féminine. Mais la psychanalyse n’a pas vocation normative. Devons-nous alors admettre que les valeurs éthiques qui posent que les femmes ne peuvent devenir femmes qu’en étant privées de la possibilité de jouir ont les mêmes droits à faire valoir que les valeurs d’égalité et de droit au bonheur, proclamées par les déclarations américaine et française dès la fin du XVIIIe siècle ? C’est ce qu’ont soutenu les courants se réclamant de l’ethnopsychiatrie à la Tobie Nathan. Il est curieux de constater que le relativisme, affirmant la primauté de la subjectivité et l’équivalence de toutes les valeurs, conduit ainsi à la soumission à la tradition, même la plus cruelle et la plus obscurantiste.
On pourrait sortir de cette contradiction en trouvant un moyen de démontrer qu’il existe des valeurs éthiques objectives. Comme on ne peut plus guère s’en référer à l’autorité religieuse, celle de la raison devrait nous offrir une bonne solution, s’il y en a une. Il suffirait alors de mettre ses pas dans ceux de Kant. Les Fondements de la métaphysique des mœurs montrent justement que ni la tradition, ni l’autorité religieuse, ni les motivations utilitaires ne peuvent assurer un fondement à la moralité. Cela est évident pour la tradition et l’autorité religieuse, mais, pour Kant, il en va de même des principes utilitaristes. Si l’utilitarisme est une morale guidée par la recherche du bonheur, alors, comme " chacun voit midi à sa porte ", chacun a sa propre conception du bonheur et donc une morale fondée sur le principe du bonheur ne serait qu’un empilage de préceptes contradictoires. L’un affirmera que l’ascétisme est la condition d’un bonheur durable alors que l’autre démontrera qu’il suppose un minimum de confort matériel ; l’un verra dans le loisir le vrai bonheur alors que l’autre posera que c’est seulement dans le travail que l’homme se réalise et trouve son bien propre. Si l’utilitarisme rencontre encore de nos jours un succès tel qu’il est, de fait, la morale dominante des sociétés démocratiques, c’est qu’il s’accorde parfaitement avec le relativisme moral et le subjectivisme. Au contraire, la morale kantienne, en construisant ses principes a priori peut prétendre à définir des valeurs éthiques objectives, car valant universellement. On peut d’ailleurs remarquer que certaines des règles morales communes à toutes les sociétés se peuvent déduire assez aisément de l’impératif catégorique kantien, ainsi de l’interdit du meurtre, de la condamnation du mensonge, de la nécessité de respecter la parole donnée, etc. Pour être pleinement convaincu, il faudrait encore montrer que l’impératif catégorique peut être pensé indépendamment de l’édifice d’ensemble de la philosophie de Kant. En effet, s’il découlait seulement de la philosophie transcendantale, on pourrait n’y voir que le résultat d’une conception métaphysique particulière et non un principe valant objectivement et, par conséquent, on serait ramené à notre problème de départ. Dans des directions différentes, Apel, Habermas ou Tugendhat nous donnent de bonnes raisons de penser qu’on peut séparer la raison pratique de son fondement transcendantal. Mon Morale et justice sociale s’aventure sur cette même voie.
Mais il est une deuxième difficulté, déjà soulevée par Hegel. Les valeurs éthiques ne sont pas seulement des principes abstraits mais doivent être effectives. Ce qui suppose qu’elles ne sont pas seulement des interdits mais aussi des moyens, pour l’individu, de réaliser ses fins propres. Rousseau qui, à bien des égards, est le précurseur le plus direct de Kant, croyait qu’on pouvait aimer la vertu et que cette passion serait suffisamment forte pour contrebalancer nos autres passions. Posons encore le problème autrement. En suivant Rawls, on affirme la priorité du juste sur le bien, mais comment cette priorité pourra-t-elle s’imposer si les individus – sous le voile d’ignorance ou non – n’y voient pas aussi la réalisation de leur bien le plus précieux. Autrement dit, pour être assuré qu’il existe des valeurs éthiques objectives, il ne suffit pas de s’en remettre aux raisons procédurales du disciple de Kant ou de Rawls. Encore faudrait-il les appuyer sur des fondements anthropologiques. Par exemple, si on admet comme pertinente la description de l’homme comme homo œconomicus ou encore celle de David Gauthier qui en fait un " maximisateur " rationnel, on voit mal comment un tel individu pourrait défendre la priorité du juste sur le bien. Inversement, si on pense que les affects peuvent être aussi, voire plus efficaces que le calcul égoïste, alors on pourra imaginer que les individus trouvent leur bonheur autant dans le travail bien fait que dans l’argent que rapporte ce travail, ou encore qu’ils préfèrent vivre dans une égalité conviviale – même frugale – plutôt que dans la solitude glacée de la compétition économique.
Notre problème pourrait peut-être trouver une solution si on parvenait à combiner de manière convaincante deux traditions philosophiques que tout semble opposer, celle de Kant et celle de Spinoza, une éthique normative et une éthique descriptive. Dans l’Éthique, Spinoza écrit, comme allant de soi : " Le bien qu’appète pour lui-même quiconque est un suivant de la vertu (qui sectatur virtutem), il le désirera aussi pour les autres hommes, et cela d’autant plus qu’il aura acquis une connaissance plus grande de Dieu. " (4e partie, proposition 37) Pour Spinoza, la vertu consiste à rechercher son utile propre, mais voilà que cette recherche débouche sur une formule qui n’est pas bien éloignée de celle de l’impératif catégorique. Pourtant, chez Spinoza, cette formule n’est pas un pur devoir être ; elle s’appuie au contraire sur une espèce de loi psychologique indiscutable : rien n’est plus précieux pour l’homme qu’un autre homme, et l’imagination d’une communauté vivant dans la paix et la concorde est toujours une idée qui nous remplit de joie. Si donc la véritable moralité peut espérer s’imposer, c’est parce qu’elle trouve sa force dans des affects joyeux stables.
Nous sommes confrontés à deux nihilismes. Le premier nihilisme atteint ceux qui, animés par le phantasme de mort, veulent détruire non seulement la société occidentale, mais l’humanité elle-même. En face, nous avons le nihilisme hédoniste défendu par le néolibéralisme, celui qui prétend que l’ère de la domination du consommateur sur le politique est arrivée, ainsi que le soutient le PDG de Videndi Universal, M. Messier. Face à ces deux nihilismes, la tâche philosophique de repenser l’objectivité de l’éthique, de redéfinir des valeurs que tous peuvent partager, n’est pas seulement un exercice intellectuel mais aussi une urgence politique.
Denis Collin - Novembre 2001

samedi 10 novembre 2001

Sur l'objectivité des valeurs éthiques

 Le 11 septembre 2001, nous avons sans doute vu une nouvelle et terrifiante illustration de ce que Max Weber entendait par la " guerre des dieux ". Tant l’élargissement de notre cadre de vie que l’affaiblissement de l’autorité des religions et la " multiculturalisation " de nos sociétés nous confrontent à cette question : y a-t-il des valeurs éthiques qui puissent s’imposer à tous afin de maintenir la possibilité d’une vie commune acceptable ? Il n’y a pas si longtemps, les chrétiens pensaient que tuer et mourir pour sa foi étaient des manifestations d’un comportement éthique exceptionnel. Et les ordres mendiants fournissaient de redoutables et cruels inquisiteurs. Ainsi, les fanatiques de confession islamique ne nous sont point étrangers. S’ensuit-il que nous devions considérer notre conception des hommes comme individus libres et égaux seulement comme une conception éthique parmi d’autres, une conception définitivement ancrée dans la subjectivité de " l’homme occidental ", sans valeur en dehors de cet horizon ?

L’exaltation de la subjectivité, de l’individu-roi, pour reprendre une des expressions favorites de Pierre Legendre, semble conduire directement à ces conclusions relativistes et en fin de compte à une sorte de nihilisme moral. Inversement, penser qu’il y a une objectivité des valeurs éthiques – ou du moins de certaines d’entre elles – conduit à admettre que certains principes de vie s’imposent à tous, de manière universelle, y compris contre les formes particulières de la vie éthique de telle ou telle communauté. Nous pensons que le respect de l’intégrité physique des personnes fait partie des principes les plus fondamentaux inclus dans " les droits universels de l’homme " et c’est pourquoi, en dépit de quelques formidables régressions au XXe siècle, la torture est condamnée comme moyen légitime d’investigation judiciaire. Pourtant, certains groupes considèrent l’excision comme une pratique normale permettant à la jeune fille d’entrer dans la vie adulte comme femme. Dans cette pratique, le psychanalyste reconnaîtra sans peine la terreur masculine exacerbée devant la sexualité féminine. Mais la psychanalyse n’a pas vocation normative. Devons-nous alors admettre que les valeurs éthiques qui posent que les femmes ne peuvent devenir femmes qu’en étant privées de la possibilité de jouir ont les mêmes droits à faire valoir que les valeurs d’égalité et de droit au bonheur, proclamées par les déclarations américaine et française dès la fin du XVIIIsiècle ? C’est ce qu’ont soutenu les courants se réclamant de l’ethnopsychiatrie à la Tobie Nathan. Il est curieux de constater que le relativisme, affirmant la primauté de la subjectivité et l’équivalence de toutes les valeurs, conduit ainsi à la soumission à la tradition, même la plus cruelle et la plus obscurantiste.

On pourrait sortir de cette contradiction en trouvant un moyen de démontrer qu’il existe des valeurs éthiques objectives. Comme on ne peut plus guère s’en référer à l’autorité religieuse, celle de la raison devrait nous offrir une bonne solution, s’il y en a une. Il suffirait alors de mettre ses pas dans ceux de Kant. Les Fondements de la métaphysique des mœurs montrent justement que ni la tradition, ni l’autorité religieuse, ni les motivations utilitaires ne peuvent assurer un fondement à la moralité. Cela est évident pour la tradition et l’autorité religieuse, mais, pour Kant, il en va de même des principes utilitaristes. Si l’utilitarisme est une morale guidée par la recherche du bonheur, alors, comme " chacun voit midi à sa porte ", chacun a sa propre conception du bonheur et donc une morale fondée sur le principe du bonheur ne serait qu’un empilage de préceptes contradictoires. L’un affirmera que l’ascétisme est la condition d’un bonheur durable alors que l’autre démontrera qu’il suppose un minimum de confort matériel ; l’un verra dans le loisir le vrai bonheur alors que l’autre posera que c’est seulement dans le travail que l’homme se réalise et trouve son bien propre. Si l’utilitarisme rencontre encore de nos jours un succès tel qu’il est, de fait, la morale dominante des sociétés démocratiques, c’est qu’il s’accorde parfaitement avec le relativisme moral et le subjectivisme. Au contraire, la morale kantienne, en construisant ses principes a priori peut prétendre à définir des valeurs éthiques objectives, car valant universellement. On peut d’ailleurs remarquer que certaines des règles morales communes à toutes les sociétés se peuvent déduire assez aisément de l’impératif catégorique kantien, ainsi de l’interdit du meurtre, de la condamnation du mensonge, de la nécessité de respecter la parole donnée, etc. Pour être pleinement convaincu, il faudrait encore montrer que l’impératif catégorique peut être pensé indépendamment de l’édifice d’ensemble de la philosophie de Kant. En effet, s’il découlait seulement de la philosophie transcendantale, on pourrait n’y voir que le résultat d’une conception métaphysique particulière et non un principe valant objectivement et, par conséquent, on serait ramené à notre problème de départ. Dans des directions différentes, Apel, Habermas ou Tugendhat nous donnent de bonnes raisons de penser qu’on peut séparer la raison pratique de son fondement transcendantal. Mon Morale et justice sociale s’aventure sur cette même voie.

Mais il est une deuxième difficulté, déjà soulevée par Hegel. Les valeurs éthiques ne sont pas seulement des principes abstraits mais doivent être effectives. Ce qui suppose qu’elles ne sont pas seulement des interdits mais aussi des moyens, pour l’individu, de réaliser ses fins propres. Rousseau qui, à bien des égards, est le précurseur le plus direct de Kant, croyait qu’on pouvait aimer la vertu et que cette passion serait suffisamment forte pour contrebalancer nos autres passions. Posons encore le problème autrement. En suivant Rawls, on affirme la priorité du juste sur le bien, mais comment cette priorité pourra-t-elle s’imposer si les individus – sous le voile d’ignorance ou non – n’y voient pas aussi la réalisation de leur bien le plus précieux. Autrement dit, pour être assuré qu’il existe des valeurs éthiques objectives, il ne suffit pas de s’en remettre aux raisons procédurales du disciple de Kant ou de Rawls. Encore faudrait-il les appuyer sur des fondements anthropologiques. Par exemple, si on admet comme pertinente la description de l’homme comme homo œconomicus ou encore celle de David Gauthier qui en fait un " maximisateur " rationnel, on voit mal comment un tel individu pourrait défendre la priorité du juste sur le bien. Inversement, si on pense que les affects peuvent être aussi, voire plus efficaces que le calcul égoïste, alors on pourra imaginer que les individus trouvent leur bonheur autant dans le travail bien fait que dans l’argent que rapporte ce travail, ou encore qu’ils préfèrent vivre dans une égalité conviviale – même frugale – plutôt que dans la solitude glacée de la compétition économique.

Notre problème pourrait peut-être trouver une solution si on parvenait à combiner de manière convaincante deux traditions philosophiques que tout semble opposer, celle de Kant et celle de Spinoza, une éthique normative et une éthique descriptive. Dans l’Éthique, Spinoza écrit, comme allant de soi : " Le bien qu’appète pour lui-même quiconque est un suivant de la vertu (qui sectatur virtutem), il le désirera aussi pour les autres hommes, et cela d’autant plus qu’il aura acquis une connaissance plus grande de Dieu. " (4e partie, proposition 37) Pour Spinoza, la vertu consiste à rechercher son utile propre, mais voilà que cette recherche débouche sur une formule qui n’est pas bien éloignée de celle de l’impératif catégorique. Pourtant, chez Spinoza, cette formule n’est pas un pur devoir être ; elle s’appuie au contraire sur une espèce de loi psychologique indiscutable : rien n’est plus précieux pour l’homme qu’un autre homme, et l’imagination d’une communauté vivant dans la paix et la concorde est toujours une idée qui nous remplit de joie. Si donc la véritable moralité peut espérer s’imposer, c’est parce qu’elle trouve sa force dans des affects joyeux stables.

Nous sommes confrontés à deux nihilismes. Le premier nihilisme atteint ceux qui, animés par le phantasme de mort, veulent détruire non seulement la société occidentale, mais l’humanité elle-même. En face, nous avons le nihilisme hédoniste défendu par le néolibéralisme, celui qui prétend que l’ère de la domination du consommateur sur le politique est arrivée, ainsi que le soutient le PDG de Videndi Universal, M. Messier. Face à ces deux nihilismes, la tâche philosophique de repenser l’objectivité de l’éthique, de redéfinir des valeurs que tous peuvent partager, n’est pas seulement un exercice intellectuel mais aussi une urgence politique.

Denis Collin - Novembre 2001

vendredi 2 novembre 2001

Note de lecture Gouverner par le bien commun


Gouverner par le bien commun. Un précis d’incorrection politique à l’usage des jeunes générations

Par Claude Rochet
Éditeur : François-Xavier de Guibert – Collection “ Combats pour la liberté de l’esprit ” - 2001 – 320 pages
Le programme de Claude Rochet est annoncé dès l’introduction : “ les idées gouvernent le monde et les bonnes idées donnent de bons fruits ”. Éloge de la volonté et d’une liberté fondée sur la défense du bien commun, le livre de Claude Rochet est aussi une vigoureuse polémique comme le nihilisme branché et le néolibéralisme. La parodie d’un titre de Raoul Vaneigem indique d’emblée le sens de l’attaque. Contre la pensée unique politiquement correcte, celle de l’individu roi n’ayant pour toute morale que l’hédonisme, contre les débris de la pensée soixante-huitarde, contre la “ société à irresponsabilité illimitée ”, Claude Rochet prend appui sur une tradition philosophique (celle du droit naturel et du thomisme) centrée sur la notion de “ bien commun ”, sur les apports de l’analyse systémique et enfin sur sa propre expérience professionnelle et politique. Freud disait qu’il a y trois impossibles : éduquer, soigner, gouverner. Claude Rochet veut montrer qu’au moins le premier et le dernier ne sont pas impossibles, à condition de faire le ménage dans les idées fausses qui nous encombrent.
Sur de très nombreuses questions, je me sens plutôt ou tout à fait d’accord avec Claude Rochet. Sa critique du nihilisme contemporain, sa revendication de la responsabilité, sa défense de la norme et de l’interdit comme ce qui permet à la vie sociale d’exister, autant de lignes de force qu’on ne peut que partager dès lors qu’on estime que la morale a un rôle à jouer en politique. De cela CR tire des conséquences. Son analyse du PACS, pour ne prendre que cet exemple, me semble des plus pertinentes. CR affirme que le point de départ de toute cette affaire est un non-problème : “ Les homosexuels ne sont victimes en France d’aucune discrimination, d’aucune mise à l’écart qui justifie une telle offensive. Une mise à jour de la loi existante pouvait régler les quelques problèmes liés à la gestion du patrimoine des couples homosexuels qui font l’objet d’une acceptation générale dans notre société où ils occupent souvent des positions en vue. ” (p.69) Mais derrière le PACS, il s’agissait de bien autre chose que des problèmes des homosexuels ; il s’agissait de la marche forcée vers le communautarisme, du développement d’une “ nouvelle intolérance au nom de la tolérance ”, dont l’association Act Up est un des symboles les plus affligeants. De même, je suivrai volontiers Claude Rochet dans ses critiques du jeunisme ennemi des jeunes. Ou encore dans l’analyse qu’il fait de la “ réformite ” scolaire ou du grand bazar européen.
Claude Rochet est un partisan du capitalisme et de l’économie de marché. Il en défend l’efficacité et considère que l’enrichissement personnel est légitime sous certaines conditions. Il n’en méconnaît pas pour autant les dangers et propose un capitalisme organisé, encadré et régulé par un État fort et une politique guidée par le souci du bien commun. Il en tire – c’est la conclusion de son livre – dix propositions que je donne ici :
“ Tout système humain ne peut perdurer que s'il a un projet inspiré par le bien commun.
L'histoire n'a pas de sens et le monde est imparfait : c'est à nous de lui donner du sens, et l'avenir sera fait de nos décisions et de nos non‑décisions.
Définir le bien commun permet de réconcilier‑ des notions diffé­rentes, voire contradictoires, dans un processus de délibération col­lectif.
La définition du bien commun est un processus permanent de discer­nement. Cette délibération est interne à la personne, va de la personne au groupe, des groupes entre eux, et des groupes vers la personne. Les systèmes humains sont dynamiques et en permanent déséqui­libre. Au droit et à l'État de définir les butées nécessaires et suffi­santes pour empêcher que le système ne tourne fou, aux citoyens par leurs initiatives et leurs délibérations d'assurer les ajustements nécessaires.
C'est l'idée qui donne du sens; pas la Loi ni l'économie. La Loi ne définit pas un mouvement; elle fixe des limites. L'économie permet de rechercher et de mesurer l'efficacité dans l'allocation des ressources. C'est le projet partagé dans la délibération‑ des acteurs du système qui donne vie à l'idée.
Les technologies, quelle que soit leur perfection et leur quantité, sont vides et sans sens et rendent d'autant plus nécessaire une réflexion sur les finalités que les technologies modernes donnent plus de puissance aux systèmes‑ que nous créons.
L'innovation est la rencontre permanente de l'innovation technolo­gique et de la production d'idées par les hommes. Son accélération nécessite son évaluation à l'aune du bien commun pour produire du bien‑être qui est la seule finalité acceptable du progrès.
C'est en articulant projet local et projet global que l'on peut rechercher l'équilibre pertinent entre la nécessaire initiative et responsabilité individuelle et les conditions macro‑économiques et politiques globales.
L'ouverture des économies et des sociétés est une bonne chose lorsqu'elle permet d'augmenter les échanges et la richesse cultu­relle de sociétés. Le succès de cet échange repose sur un renfor­cement de l'identité des nations et non sur leur disparition. ”
Dans leur généralité, je vois mal comment je pourrais faire pour ne pas contresigner ces dix propositions. Un projet socialiste du genre de celui que défend Tony Andréani (voir son “ Le socialisme est (a) venir ” - Syllepse, 2001 et ma recension http://perso.wanadoo.fr/denis.collin/socialisme.htm) est parfaitement compatible avec ces dix propositions. On pourrait trouver là les bases d’un “ consensus par recoupement ” de type rawlsien (pour plus d’explications sur cette question, voir mon “ Morale et Justice sociale ”, Seuil, 2001). Où les problèmes se posent avec le livre de Claude Rochet, c’est quand on passe aux questions proprement philosophiques. Il a cherché, et c’est tout à son honneur, à exposer les fondements théoriques de sa démarche en s’appuyant sur une tradition philosophique. Mais là apparaissent plusieurs questions polémiques que je voudrais esquisser ici.
Dans la préface au livre de Claude Rochet, Paul-Marie Coûteaux affirme que “ Claude Rochet restaure la tradition opposée [à celle des modernistes néolibéraux] qui n’est pas loin d’être celle des Anciens en face de ces Modernes contre ce qu’il appelle le nihilisme et qui me semble surtout appartenir à la tradition de Machiavel ”. Je crois cette approche profondément erronée. Je sais bien que c’est la thèse de Léo Strauss – dont Claude Rochet se réclame – qui défend le droit naturel des Anciens contre le positivisme des Modernes dont l’initiateur est Machiavel et les continuateurs Hobbes et Rousseau. Mais avec tout le respect que je dois à Léo Strauss, cette opposition des Anciens et des Modernes me semble radicalement dénuée de tout fondement sérieux.
Tout d’abord, la pensée politique moderne républicaine s’enracine dans la pensée de Machiavel, le vrai maître en politique de Spinoza et de Rousseau – sur Machiavel et Spinoza, voir Paolo Cristofolini : “ Spinoza et le très pénétrant florentin ”, traduit sur http://perso.wanadoo.fr/denis.collin/spinoza-machiavel.html. Comme l’a bien montré Quentin Skinner (“ Les fondements de la pensée politique moderne ” - Albin Michel 2001), l’auteur du “ Prince ” est surtout l’auteur des “ Discorsi ” qui viennent couronner le grand mouvement de l’humanisme civique qui s’est développé depuis le XIIIe siècle dans les villes italiennes. L’anti-machiavélisme contemporain au contraire, sous couvert de restauration de la morale moralisante à la Comte-Sponville ou à la Renaut, est anti-politique, c'est-à-dire anti-républicain. Je ne comprends pas bien que PM Coûteaux apporte sa pierre à cette mauvaise œuvre et que Claude Rochet la cautionne. Il reprend en outre sur ces questions les positions de Blandine Kriegel à propos desquelles j’ai déjà eu l’occasion d’exprimer mes désaccords (cf. ma critique de sa “ Philosophie de la République ” sur http://perso.wanadoo.fr/denis.collin/Lecture.htm#bk).
Comme Skinner l’a encore très bien montré, l’opposition entre les Anciens et les Modernes n’a aucun sens quand on étudie en détail comment s’est formée la pensée moderne de la République et de la souveraineté. Les protestants vont élaborer une théorie de la souveraineté contre le pouvoir de l’Église et contre l’Empire – voir par exemple Théodore de Bèze – mais la contre-réforme catholique va à son tour donner une interprétation “ républicaine ” du thomisme pour contrer le protestantisme (voir Suarez). Autrement dit en se combattant, les deux traditions vont finir par donner des arguments qui vont tous dans le même sens et débouchent sur la révolution ! C’est le protestantisme radical qui  à travers Locke va donner la révolution américaine et c’est sur le terreau de la contre-réforme catholique que va naître l’idéologie républicaine française qui nous mène tout droit à 1789. Claude Rochet, souvent à juste titre, rejette comme non pertinent le clivage droite-gauche. Mais il n’était pas utile de la restaurer en philosophie sous couvert d’opposition des Anciens et des Modernes. Entre les tenants du bien commun et ceux du bien public, l’abîme n’est pas difficile à combler, sauf à vouloir s’en tenir à des lectures dogmatiques de nos traditions philosophiques.
On peut encore voir d’une autre manière que cette opposition est bien pertinente. Il suffit de dire que Rousseau, l’archétype des Modernes, aux accents si fortement positivistes dans le Contrat Social, est incompréhensible si on ne veut pas se souvenir que sa République est au fond celle d’Aristote, c'est-à-dire Athènes, transfigurée en la Genève imaginaire de Jean-Jacques. Et pourtant, l’auteur le plus cité par Rousseau est Machiavel…
Je vais donner encore deux autres points de désaccord avec Claude Rochet. L’un concerne Descartes et l’autre Hegel. Reprenant un peu rapidement certaines analyses de Hannah Arendt – qui elle-même les tenait du Husserl de la “ Crise des sciences européennes ” – Claude Rochet fait de la philosophie du sujet, issue de Descartes “ une figure du nihilisme actif ”. Il fait sienne une de ces analyses à l’emporte-pièce de Mme Kriegel qui affirme que l’autonomie cartésienne du sujet conduit à la volonté de puissance de Nietzsche. Le problème, c’est que la volonté de puissance de Nietzsche n’est pas une volonté – il y a au contraire chez Nietzsche une déconstruction systématique de la volonté – et que le nietzschéisme est tout sauf une philosophie du sujet autonome et opposé à l’objet. Toutes ces affirmations assez abracadabrantesques typiques d’une façon bien française de faire de la philosophie en méprisant les critères professionnels de base, ne pèsent pas bien lourd pour qui a étudié sérieusement Descartes et en a vu le fond profondément stoïcien bien éloigné de l’idée que lui prête Claude Rochet de “ la possibilité de créer un homme issu de sa propre volonté ”. Ce qu’oublie d’ailleurs Claude Rochet, c’est que Mme Kriegel tire de ses thèses une critique en règle de la souveraineté, car cette notion est typiquement, pour elle, l’incarnation de cette volonté toute puissante qu’elle a décelée dans le cartésianisme… Bref, notre auteur s’est pris ici les pieds dans un sac de nœuds philosophiques.
C’est dans un imbroglio du même genre que tombe Claude Rochet avec sa critique de l’historicisme. Reprenant la critique de l’historicisme par Popper (et Léo Strauss), il tombe à bras raccourci sur Hegel, lu exclusivement à travers les lunettes de Kojève. Ce pauvre Hegel est rendu responsable et du post-modernisme et de l’usine à gaz nommée construction européenne. Hélas, Kojève n’a pas “ lu ” Hegel mais construit sa propre philosophie en la présentant comme un simple commentaire de la Phénoménologie de l’Esprit. Évidemment, les intellectuels français qui n’avaient eu affaire qu’à un Hegel dogmatique et philosophe conservateur du pouvoir étatique trouvaient dans la lecture de Kojève quelque chose de bien plus excitant. Mais enfin, depuis les travaux de Jacques d’Hondt ou de Domenico Losurdo, on a appris que ces deux Hegel, le conservateur prussien ou le gauchiste pré-freudien n’avaient pas beaucoup de rapport avec le Hegel réel. Si on prend le temps de lire Hegel, notamment sa philosophie du droit ou l’Encyclopédie, on y trouve une matière à réflexion qui a peu à voir avec les caricatures qu’en donnent les nouveaux sceptiques comme Rorty ou les anti-historicistes. En fait Claude Rochet ne prétend pas connaître Hegel, il fait appel, sur cette question à l’autorité de Popper. Mais autant le Popper défenseur du rationalisme et du réalisme est intéressant, autant ses thèses sur La société ouverte et ses ennemis me semblent encore une de ces manières de philosopher à coups de marteaux, dans le but non de penser mais d’exterminer des ennemis, comme le dit d’ailleurs le titre. Faire de Platon, Hegel et Marx les pères putatifs du totalitarisme, c’est une grosse ânerie, qu’on sanctionnerait chez un élève le jour du bac ! Quant à la théorie épistémologique générale de Popper – son “ darwinisme cognitif ” – c’est une simple tautologie qui ne mène nulle part  (voir ma critique sur http://perso.wanadoo.fr/denis.collin/popper.htm). Je crois d’ailleurs qu’on s’apercevra assez vite que Popper a eu surtout de l’importance dans une certaine conjoncture intellectuelle mais qu’au fond ce n’est pas un très grand philosophe. Je suis pour “ l’extinction du poppérisme ” (après six heures du  soir, aurait ajouté Henri de Rochefort…)
J’ai laissé de côté de nombreux aspects du livre de Claude Rochet, notamment l’utilisation qu’il fait de la théorie des systèmes (GST) dont il montre à la fois la valeur heuristique … et les limites. La GST aide à exposer et à faire comprendre, mais elle n’est pas vraiment une méthode d’analyse et de découverte dans le domaine des affaires humaines, c’est ce qui ressort assez clairement des nombreux passages où Claude Rochet s’appuie sur la systémique. Mais là, il faut le lire “ Gouverner par le bien commun ” et en débattre.
Denis Collin – 2 novembre 2001

jeudi 1 novembre 2001

Sur l’objectivité des valeurs éthiques

Le 11 septembre 2001, nous avons sans doute vu une nouvelle et terrifiante illustration de ce que Max Weber entendait par la " guerre des dieux ". Tant l’élargissement de notre cadre de vie que l’affaiblissement de l’autorité des religions et la " multiculturalisation " de nos sociétés nous confrontent à cette question : y a-t-il des valeurs éthiques qui puissent s’imposer à tous afin de maintenir la possibilité d’une vie commune acceptable ? Il n’y a pas si longtemps, les chrétiens pensaient que tuer et mourir pour sa foi étaient des manifestations d’un comportement éthique exceptionnel. Et les ordres mendiants fournissaient de redoutables et cruels inquisiteurs. Ainsi, les fanatiques de confession islamique ne nous sont point étrangers. S’ensuit-il que nous devions considérer notre conception des hommes comme individus libres et égaux seulement comme une conception éthique parmi d’autres, une conception définitivement ancrée dans la subjectivité de " l’homme occidental ", sans valeur en dehors de cet horizon ?

vendredi 21 septembre 2001

Kant, Marx et la critique de la morale

à propos d'un article dans Actuel Marx

David Simard a donné, dans Actuel Marx n°34, une critique détaillée de mon article « Les faits et les normes », paru en 1999 dans la revue « Carré Rouge ». Il s’agit d’un texte déjà ancien et j’aurais préféré que David Simard exerçât sa vigilance sur mon  et justice sociale[1] qui contient des développements amples et des exemples précis justifiant la nécessité de réintroduire (si jamais on l’avait oubliée) la dimension normative dans toute pensée de l’émancipation. Face au quiétisme d’un certain marxisme qui fait confiance au mécanisme des lois de l’histoire s’accomplissant avec la nécessité qui préside aux métamorphoses de la nature, j’ai proposé de revisiter la tradition de la philosophie politique révolutionnaire, celle de Rousseau et de Kant – comme Marx le disait, Kant c’est « la théorie allemande de la révolution française ». Je conclus sur la nécessité de redéfinir un programme politique et une stratégie qu’esquisse le dernier chapitre de mon livre. À bien des égards, je m’inscris alors dans une problématique proche de celle d’Yvon Quiniou[2].
David Simard refuse catégoriquement cette problématique. Marx ou Kant : il faut choisir ! L’interprétation que j’ai proposée de certains textes de Marx comme faisant écho à l’universalisme moral kantien est rejetée comme une véritable perversion de la pensée authentique de notre vieux maître. La réintroduction d’un dimension normative dans la pensée de l’émancipation ne serait au mieux qu’un cautère sur une jambe de bois et au pire un moyen de soigner sa mauvaise conscience tout en acceptant l’impuissance politique. Enfin, David Simard semble que considérer que le matérialisme historique et dialectique standard a fait ses preuves et que les approches critiques de type kantien n’ont aucune pertinence : elles ne peuvent pas protéger le marxisme des errements totalitaires et tout au plus elles peuvent servir « le bien-être psychologique des idéalistes ».
La critique de m’adresse David Simard ne concerne pas seulement ma modeste contribution. Elle soulève toute une série de problèmes fondamentaux que je ne peux développer dans le cadre restreint de ces quelques remarques. Je me contenterai de pointer trois objets de litige entre nous, en espérant dissiper d’éventuels malentendus. Le premier concerne le caractère abstrait de la  de Kant. Le deuxième concerne le rapport de Marx à la philosophie héritée. Le troisième concerne la portée actuelle du matérialisme historique.
Remobiliser Kant, ce serait retourner à une  abstraite, séparée de la pratique, et donc retomber, qu’on le veuille ou non, dans l’idéalisme – même si, comme le reconnaît David Simard, ce n’est pas l’idéalisme classique. Cependant, qualifier Kant d’idéaliste me semble à la fois rapide et imprudent. Sur le plan théorique, l’idéalisme transcendantal n’est pas un idéalisme comme les autres et Lénine disait qu’entre matérialisme et idéalisme, Kant était plutôt un agnostique. Il existe dans le marxisme une solide tradition de lecture matérialiste de Kant autour, par exemple, de Galvano Della Volpe. Mais surtout, sur le plan pratique, on ne peut pas faire comme si Kant avait pris sa retraite après avoir écrit les Fondements de la métaphysique des mœurs. Cet ouvrage, en effet, loin d’être le dernier mot de la pensée normative kantienne est celui qui permettra de mettre à jour la source commune de la loi  et des principes du droit, savoir la raison pratique. Il s’agira ensuite de réconcilier la raison pure et la raison pratique. En affirmant que Kant a les mains pures mais n’a pas de mains, Péguy n’avait pas fait preuve d’un grand sens philosophique. De Théorie et pratique à la Paix perpétuelle, Kant montre comment on peut dialectiquement articuler une compréhension rationnelle de la marche de l’histoire selon des lois déterminées, l’exigence  qui guide l’action et les principes du droit. Et si la  ne peut être fondée empiriquement, cela ne veut évidemment pas dire que l’action se désintéresse des conditions historiques. Au contraire, Kant veut montrer que la marche de l’histoire elle-même, qui n’est pas déterminée par les intentions morales des acteurs, ouvre la voie à l’établissement d’une organisation politique et juridique conforme aux principes moraux, sans d’ailleurs que  et droit se confondent. Faute de quoi la contradiction entre la raison théorique et la raison pratique serait irréconciliable et l’impératif catégorique resterait une vaine pétition de principe ou tomberait dans ce « fanatisme moral » que Kant dénonce chez les Stoïciens.
Quiconque lit aujourd’hui tous les opuscules polémiques de Kant ne peut qu’être frappé de leur portée véritablement subversive. Prenez « Qu’est-ce que les Lumières ? » et vous êtes certain de semer la panique chez tous les adeptes de l’un des « trois imposteurs ». Comment ? N’avoir pas besoin de prêtre pour penser, pas besoin de commandant pour vous dire comme vous devez agir ? Ce M. Kant est dangereux pour la paix de nos cités ! On ne doit pas oublier non plus que Kant a clairement pris parti pour la révolution française et qu’il l’a défendue dans ses écrits – y compris dans des circonstances difficiles où il lui a fallu ruser avec la censure de la monarchie prussienne.[3] Quand David Simard écrit que « la différence fondamentale entre Marx et Kant est que ce dernier ne préconise pas la révolution », on pourra répondre que si Kant ne « préconise » pas la révolution, il a soutenu la seule qu’il ait l’occasion de connaître. Du reste, Marx non plus ne préconise pas la révolution puisque cette dernière est un phénomène objectif qui découle nécessairement des contradictions entre le développement des forces productives et le maintien de rapports de production qui ont fait leur temps.
En vérité, le Kant que me reproche David Simard est celui d’une certaine tradition marxiste, celle, par exemple, de Leur  et la nôtre de Trotsky. Dans  et Justice Sociale, je consacre un développement à ce texte et dont les contradictions constituent en elles-mêmes une réponse aux critiques que m’adresse David Simard. Trotsky veut défendre le point de vue « matérialiste historique » contre ceux de ses amis qui estiment que le stalinisme a révélé l’impossibilité de s’en tenir « l’amoralisme bolchevik. » Le matérialisme doit nous débarrasser de la . « L’idéalisme classique en philosophie, dans la mesure où il tendait à séculariser la , c'est-à-dire à l’émanciper de la sanction religieuse, fut un immense progrès (Hegel). Mais, détachées des cieux, la  avait besoin de racines terrestres. La découverte de ces racines fut l’une des tâches du matérialisme. Après Shaftesbury, il y eut Darwin, après Hegel, Marx. »[4] La réponse de Trotsky montre que la politique révolutionnaire ne peut se dispenser de principes normatifs. En dépit de ses attaques contre Kant, il défend finalement des valeurs et des normes à la résonance très kantienne.[5] Attaquant les procédés du mensonge, de la cruauté et de l’avilissement utilisés par le stalinisme, il recourt, contre sa propre thèse, à des jugements de valeur de nature .
Certes, on ne peut pas faire de Marx un défenseur de « la pureté du principe de la moralité » et sans aucun doute il fait naître les exigences morales des réalités concrètes. Ainsi, l’individu, au sens où l’entendent la philosophie  et le droit moderne, est-il un produit du développement historique – comme Hegel, Marx tient pour un grand mérite du mode de production capitaliste d’avoir précisément produit cet individu libre. Cet individualisme moderne, celui qui pose les individus comme personnes libres et égales qui ne peuvent accepter d’autre autorité que celle qu’ils établissent en commun par un contrat, Marx le tient pour un progrès majeur de « l’histoire universelle ». Mais c’est de ce point de vue qu’un marxiste peut trouver avec un kantien une sorte de « consensus par recoupement ». Le principe universaliste de l’impératif catégorique exprime de la manière la plus précise les tâches mises à l’ordre du jour par la « vie concrète », comme le dit David Simard. Bref, on a de bonnes raisons de réintroduire Kant dans la liste des penseurs majeurs pour qui reste fidèle à l’idéal de cette émancipation des travailleurs qui doit être l’émancipation de l’humanité toute entière.
La deuxième question litigieuse concerne le rapport de Marx à la philosophie héritée, c'est-à-dire à ce qu’il est convenu d’appeler l’idéalisme allemand. Marx n’est pas kantien, c’est entendu. Mais quand il parle d’impératif catégorique ou qu’il oppose règne de la nécessité et règne de la liberté (où l’homme est à lui-même sa propre fin), on ne peut pas dire, comme David Simard, qu’il n’avait pas voulu dire entendre ces expressions en leur sens kantien. S’il l’a dit, lui qui a grandi dans la tradition de l’idéalisme allemand, c’est en connaissance de cause et c’est, à divers moments de son œuvre, un « flirt » significatif avec le maître de Königsberg. Que les préoccupations normatives universalistes imprègnent la pensée de Marx, c’est absolument évident. Le jeune Marx part de la nécessité de « réaliser » la philosophie allemande, c'est-à-dire de rendre effectifs, réels, les principes qu’elle proclame. Et l’attaque contre l’idéologie allemande est centrée là-dessus : les Allemands parlent et croient que, parce qu’ils ont parlé, le monde sera changé[6]. Kant pose théoriquement l’humanité comme  universelle, mais rappelle que ce qui vaut en théorie vaut aussi en pratique ! Pour Marx, c’est le prolétariat agissant pour ses propres buts qui réalisera effectivement cette . Mais même cela n’est pas anti-kantien, puisque, selon Kant, c’est parce qu’ils sont égoïstes, à la fois sociables et insociables que les hommes finiront par construire un État de droit universel qui réalisera le plan de la nature. Ainsi quand David Simard affirme que « ce qui compte au contraire pour Marx, c’est de faire en sorte que l’émancipation humaine soit réalisée dans les faits, et pas seulement en idée », non seulement une telle proposition ne contredit pas mon interprétation de Marx, mais, sans prendre d’engagement trop précis pour lui, je crois que Kant lui-même l’approuverait, lui qui n’avait pas de mots assez durs pour attaquer les philistins.
On me dira que le jeune Marx n’est pas le vieux Marx. C’est exact. Mais pour soutenir qu’il y a une dimension  chez Marx, c’est la moitié du livre I du Capital que j’aurais pu convoquer. Car des chapitres entiers de cette grande œuvre scientifique et philosophique sont littéralement envahis par le pathos moral : singulièrement le chap. X, sur la durée de la journée de travail, le chap. XV sur le machinisme et la grande industrie, et le chap. XXV sur l’accumulation. Marx constate que l’exploitation capitaliste produit les pires formes de barbarie et transforment les hommes en choses dont le capitaliste use à son gré. Si on se contente de la description scientifique, on peut tout simplement dire : « et alors ? » La civilisation grecque est impensable sans l’esclavage et Aristote ne trouvait pas choquant de comparer un esclave avec un bœuf ou un « outil animé ». Marx est indigné, révolté contre la barbarie capitaliste ; il commence par là et finira sa vie avec cette révolte. On dira que l’horizon d’action procède de l’analyse des conditions objectives et que Marx pense le communisme et la lutte pour le communisme comme la conclusion logique de l’analyse des contradictions du mode de production capitaliste et que, par conséquent, il est inutile de supposer deux dimensions distinctes, celle de l’analyse scientifique d’une part, celle des normes universelles de l’action d’autre part. Sans aucun doute, c’est là une interprétation conforme à la tradition marxiste. Mais elle me semble erronée d’abord parce qu’elle reproduit le fameux sophisme naturaliste[7] et, d’autre part, parce qu’il faudrait, pour l’accepter, procéder à une véritable épuration des textes et des concepts de Marx. Dans ses Études matérialistes sur la , Yvon Quinioumontre qu’un concept comme celui d’aliénation est inséparablement scientifique et normatif. Et il s’agit bien d’une normativité , puisque la critique de l’aliénation formule « l’exigence d’une émancipation possible de tous les hommes » (p.114).
J’avais rappelé ce passage assez fameux du livre III du Capital dans lequel Marx distingue deux « règnes », celui de la nécessité et celui de la liberté. David Simard affirme qu’on peut pas voir là un écho aux deux mondes kantiens, deux mondes qui sont bien des « règnes ». Ainsi, réfutant l’opposition liberté/nature, David Simard écrit « La première procède de la seconde, non pas conceptuellement ou sur le plan purement logique, mais empiriquement. La sphère de la nécessité n’est pas la sphère d’une nécessité logique, mais la sphère de la production, celle où l’homme est contraint de transformer la nature pour satisfaire ses besoins. Il ne s’agit pas là de la nécessité construite par les concepts de l’entendement, c’est-à-dire d’une nécessité a priori, mais d’une nécessité empirique. » Il me semble qu’il y a là plusieurs confusions sur la catégorie de nécessité chez Kant : l’opposition d’une nécessité empirique (marxienne) à une nécessité logique (kantienne) est fort discutable. Mais le plus important est ceci : Marx définit la production comme une partie intégrante de ces activités humaines déterminées par la nécessité et les fins extérieures, bref comme ce en quoi l’homme reste un être naturel, déterminé par les lois les plus générales de la nature. Il n’est sans doute pas exact d’affirmer qu’il y a un recouvrement total entre la nature au sens où l’entend Kant – ensemble des phénomènes soumis à des lois constantes – et ce règne marxien de la nécessité mais le système d’opposition nécessité/liberté que reprend Marx justifie amplement cette comparaison. En outre, il ne s’agit pas d’une formule isolée. Non seulement Marx mais aussi Engels définissent à de nombreuses reprises la transformation sociale à venir comme le passage du règne de la nécessité à celui de la liberté. Ce qui est particulier dans le texte du Livre III, c’est que ce passage n’est pas un dépassement, puisque un règne de la nécessité, la nécessité éternelle du travail, subsiste – ce qui semble d’ailleurs indiquer que Marx a renoncé à ce moment à une double utopie, celle de la fin du travail et celle du travail comme premier besoin de l’homme libéré.
La critique de David Simard est cependant plus précise : la conception de la liberté comme libération qui serait celle de Marx n’a aucun rapport avec celle de Kant et chez Marx il n’y a pas d’opposition radicale entre liberté et nécessité. On voudrait que les choses soient aussi simples mais ce n’est pas le cas. Si on lit Marx dans l’optique spinoziste, il est clair que liberté et nécessité ne peuvent s’opposer, la nécessité s’opposant seulement à la contingence. Mais si Marx dit des choses précises sur l’exploitation, la domination, la soumission (et son revers la domination), on est assez embarrassé pour y trouver une conception un peu cohérente de la liberté. Il se trouve que dans le texte que j’analyse brièvement – et dans beaucoup d’autres – Marx développe deux concepts de la liberté : une liberté « faible » qui consiste à comprendre la nécessité et à agir au mieux en fonction de cette compréhension – c’est la seule liberté qui soit possible dans le domaine de la production – et une conception « forte » de la liberté comme possibilité de déployer toutes les potentialités propre à chaque individu. Mais cette deuxième liberté consiste aussi, dit encore Marx, à considérer l’homme comme étant à lui-même sa propre fin. On peut considérer que cette expression n’a aucun sens et que la véritable pensée de Marx est ailleurs, mais alors il faudra procéder à une nouvelle purge massive des textes marxiens, puisqu’il ne s’agit plus des éventuels errements philosophiques du jeune Marx mais de textes de la maturité.
Le problème le plus important est celui-ci : ces deux définitions de la liberté, tout comme d’ailleurs la définition de la liberté comme libération sont parfaitement hétéronomes au « matérialisme historique ». Elles renvoient par contre aux définitions traditionnelles de la philosophie et singulièrement de la philosophie « idéaliste ». Comment l’homme pourrait-il être son propre soleil, « tourner autour de lui-même », « être à lui-même sa propre fin » ? Toutes ces expressions n’ont rien de « matérialiste » ; un spinoziste un peu rigoureux les réfuterait : les individus ne relèvent pas d’eux-mêmes puisqu’ils sont une partie de la nature dont ils suivent l’ordre ! Il y a donc avec ces définitions de la liberté quelque chose qui résiste à la réintégration dans le lit de Procuste du marxisme standard. David Simard me reproche d’extraire ces passages de la pensée « dans laquelle ils sont déployés ». J’ai bien peur que Marx ne soit pas un marxiste aussi cohérent.
Pour terminer, je crois que David Simard ne peut pas se contenter de renvoyer purement et simplement au matérialisme historique et dialectique, comme une sorte de référence indiscutable, à l’aune de laquelle il faudrait mesurer la validité des lectures marxologiques. Le matérialisme historique en tant que méthode scientifique a prouvé sa fécondité et après Marx on n’a plus jamais fait d’histoire comme avant. Mais c’est aussi une philosophie de l’histoire proche de celles de Kant et de Hegel dont il partage la problématique. Or cette philosophie de l’histoire, idéaliste, pour le coup, s’est effondrée. Les prédictions scientifiques de Marx se sont réalisées, mais pas du tout sous les formes que prévoyait l’eschatologie marxiste : internationalisation de la production, développement des sociétés par action, « financiarisation de l’économie » et croissance du capital fictif, tout cela est dans Marx. Mais le communisme ne s’est réalisé que sous la forme hideuse de la tyrannie totalitaire. Et si on peut parler de dépérissement de l’État, c’est sous le capitalisme qu’il se produit avec l’affaissement des États-Nations au profit de « gouvernance mondiale ». La société d’abondance qui éliminerait toute répartition fondée la rareté des ressources est, à un horizon visible, hors de portée. À la place nous avons le gaspillage capitaliste et la destruction des deux sources principales de richesse, la terre et le travail.
C’est la puissance même de la vision historique de Marx et notamment de son analyse du capital qui condamne irrémédiablement sa philosophie de l’histoire. Et nous oblige du même coup à renoncer aux illusions consolatrices d’un devenir qui s’accomplirait nécessairement dans la bonne direction. Il faut prendre tout à fait au sérieux l’ambition de Marx de fonder une science de l’histoire en rupture avec la philosophie idéaliste de l’histoire héritée de Kant et Hegel. Je ne sais si l’expression althussérienne de l’histoire comme « procès sans sujet ni fin(s) » peut encore être employée. Mais il me semble que si une histoire scientifique est possible, c’est une qualification qui devrait lui convenir. Mais il faut en tirer les conséquences. La considération scientifique du réel ne peut jamais dicter ce que nous devons faire – car la réalité en elle-même n’a aucune finalité, on sait cela depuis Galilée. Comme le dit Poincaré, la science s’écrit à l’indicatif, et de prémisses à l’indicatif on ne peut tirer de conclusions à l’impératif.
Par conséquent la question normative nous est de nouveau posée, qu’il s’agisse de la théorie d’État, du droit ou de la question de justice sociale. « Seule une révolution concrète des rapports sociaux change réellement les choses », dit David Simard. Mais la révolution, il faut la vouloir et donc avoir des raisons de la vouloir – car même si un marxisme un peu trop simple pose l’alternative sous la forme « socialisme ou barbarie », encore faut-il savoir pourquoi nous « devons » choisir le socialisme plutôt que la barbarie. Mais la réalité est beaucoup moins simple, et la « barbarie » capitaliste peut avoir des airs riants et se présenter sous un jour avantageux – à cela excellent les idéologues de ce qu’on appelle faute de mieux le néolibéralisme. Mais le capitalisme est lui aussi une « révolution permanente » et de la production et des rapports sociaux qui vont avec. Il propose le progrès et parfois même le renversement de toutes les valeurs.
La question est donc de savoir quelle révolution nous voulons, quel genre de rapports sociaux doivent être établis qui permettraient enfin à l’homme de travailler dans des conditions conformes à sa dignité et conquérir une liberté réelle, celle où il pourrait être son propre soleil, « tourner autour de lui-même » (1845), « être à lui-même sa propre fin » et déployer « toutes les potentialités qui sont en lui » (1869) ? La plupart des formules issues du vieux matérialisme historique sont usées jusqu’à la corde. Que serait une société dans laquelle les rapports sociaux seraient transparents ? Que veut dire la fin de la division du travail ? Doit-on vraiment souhaiter la fin du politique en tant tel, c'est-à-dire à l’abolition de la séparation entre la société civile et l’État ? Essayer de répondre à ces questions, ce n’est pas chercher refuge dans « un ailleurs » comme le dit David Simard. Car si la société d’abondance n’est pas possible, alors le dépérissement de l’État n’est pas possible non plus (quand bien même il serait souhaitable, ce qui est aussi à discuter). Et le « droit bourgeois », c'est-à-dire le « droit égal » dont parle Marx dans la Critique du programme de Gotha, devra subsister. Et les questions que posait la philosophie classique risquent bien de faire retour, sur la base des acquêts de la critique marxienne.
Le 24 novembre 2003 - Denis Collin



[1] Seuil, collection « La couleur des idées », 2001
[2] Études matérialistes sur la Kimé, 2002
[3] Je me permets de renvoyer à mon commentaire de la Paix Perpétuelle, in « La Paix » (Bréal, 2002)
[4] L. Trotsky : Leur  et la nôtre, éditions Pauvert, 1966, p. 26.
[5] Voir  et Justice Sociale, pp. 24-33. Sur Leur  et la nôtre, on pourra aussi lire ce qu’en dit Yvon Quiniou in « La question  dans le marxisme » (Actuel Marx, n°19, 1996).
[6] D. Losurdo (Autocensure et compromis dans la pensée politique de Kant, Presses Universitaires de Lille) a bien montré que Kant lui-même était conscient du retard pratique des Allemands sur les Français et ce thème, si typiquement marxien, est en fin commun à toute l’intelligentsia éclairée de la période révolutionnaire.
[7] Voir G.E. Moore : Principia ethica

mercredi 20 juin 2001

Lecture du Théétète de PLATON


1       Présentation générale

1.1       Platon : éléments biographiques et œuvres.

I               Les événements

Platon serait né en 428-427 avant J.-C. (ou peut-être en 429, année de la mort de Périclès), donc dans les premières années de la guerre du Péloponnèse, à Athènes, à moins que ce ne soit à Égine, et serait mort en 348-347, à plus de quatre-vingts ans, alors que la guerre entreprise par Philippe de Macédoine contre les cités grecques avait déjà commencé.
De haute noblesse, il était fils d’Ariston qui prétendait descendre de Kodros, dernier roi légendaire d’Athènes, et de Periktionè dont la lignée remontait par Dropidès à Solon, le premier législateur de la cité.
La famille de Platon est présente dans nombre de ses Dialogues. Sa mère était fille du Critias qui figure dans le Timée et le Critias, cousine d’un autre Critias et sœur de Charmide: ils apparaissent tous deux dans le Charmide et prendront part à la tyrannie des Trente. Les deux frères aînés de Platon, Adimante et Glaucon, sont les interlocuteurs de Socrate dans La République, et c’est à Antiphon, demi-frère issu du remariage de sa mère et plus féru d’art équestre que de philosophie, que Platon confie le soin de réciter son Parménide. Le fils de sa sœur Potonè, Speusippe, lui succédera à la tête de l’Académie, choix qui passe pour avoir si grandement vexé Aristote (qui fréquentait l’école et y enseignait depuis vingt ans) qu’il en quitta Athènes, et l’Académie.
Vers sa vingtième année, la rencontre de Socrate, avec la conversion à la philosophie qui en suivit, reste à coup sûr l’événement majeur de sa vie.
Ambitions politiques. Lorsque Sparte impose à Athènes vaincue trente tyrans (404), Platon place de grands espoirs dans une oligarchie à laquelle participent ses parents et amis. Pourtant, c’est moins l’aspect inique de leur despotisme qui le détourne de s’y engager que la tentative faite pour compromettre Socrate, «l’homme le plus juste de son époque». Après la chute de la tyrannie et le retour des démocrates exilés (403) renaît le désir, moins vif toutefois, d’une activité politique.
Mais les hommes au pouvoir traduisent Socrate devant le tribunal et le condamnent à boire la ciguë. Dans le destin jamais oublié de Socrate – cinquante ans après, Les Lois tracent avec une indignation intacte le portrait du juste mis à mort –, Platon voit le symbole de la désintégration d’Athènes. Si la cité juge, au nom de sa sécurité, son existence incompatible avec celle d’un philosophe qui avait préféré mourir plutôt que de transgresser ses lois, c’est que ses institutions et la qualité de ses citoyens s’étaient détériorées à un point tel qu’aucune action politique limitée ne saurait suffire à les redresser. De ces événements Platon déduit la nécessité de poser radicalement le problème politique: comment éduquer les citoyens et organiser l’État afin non seulement que l’existence d’hommes parfaitement justes _ qui doivent, pour la pratiquer, connaître ce qu’est la justice et être capables de la définir – y soit tolérée, mais pour que leur savoir soit reconnu comme leur donnant autorité à gouverner les hommes. Les théories politiques de Platon ont pu évoluer, la formulation du problème, elle, n’a jamais varié.
Platon va littéralement inventer la noblesse d’un autre genre de vie, d’une vie passée tout entière «dans la philosophie».
Malade, il n’assiste pas à la mort de Socrate (en 399); avec d’autres disciples, il part peu après pour Mégare puis un long voyage (Égypte, Italie). Il quitte l’Italie pour répondre à l’invitation de Denys I, tyran (depuis 405) de Syracuse, l’une des villes les plus puissantes et les plus riches de la Méditerranée. Aussitôt arrivé, il juge sévèrement des citoyens qui nomment bonheur «le fait de s’empiffrer deux fois par jour et de ne jamais se trouver au lit seul la nuit». Cette attitude, jointe à l’enthousiasme de Dion (jeune frère d’une des deux épouses de Denys I) pour l’enseignement de Platon, et au discours de Lysias appelant les Grecs à s’unir contre les tyrannies, explique sans doute pourquoi Platon est embarqué un beau jour sur un navire et renvoyé chez lui. Mais, à la suite d’une tempête, ou d’instructions secrètes, le navire fait escale à Égine, alors en guerre contre Athènes, ce qui signifiait pour Platon la mort ou l’esclavage. Par bonheur, il est reconnu par Annicéris et racheté par lui.
C’est alors (387) que, rentré à Athènes, il aurait fondé son école dans le gymnase, attenant à un parc, de l’Académie.
C’était ouvrir la première école de philosophie qui fût ouverte à des élèves et non réservée à des sectateurs. Le succès semble dès le début avoir été immense: on y venait de tout le monde hellénisé pour suivre le plan d’études établi par Platon, proche sans doute de celui décrit dans La République (certaines petites principautés bénéficièrent des conseils politiques d’élèves de Platon).
À la mort de Denys I (367), Platon se laisse persuader par Dion de quitter son école (la laissant sous la direction d’Eudoxe) et d’entreprendre un deuxième voyage en Sicile. Le jeune âge de Denys II et sa passion déclarée pour la philosophie font penser à Platon «que si jamais [il] devait entreprendre de réaliser ses conceptions en matière de lois et de constitution, c’était le moment d’essayer». Il n’avait en effet «qu’un seul homme à convaincre», et la conversion d’un roi à la philosophie est, selon La République, la condition suffisante d’un bon gouvernement. Il part pour Syracuse au printemps de 366. Après quelques péripéties, nouvel échec politique.
Regagnant Athènes, Platon s’arrête en chemin à Olympie, où se tenaient alors les Jeux, et y rencontre Dion pour la dernière fois (celui-ci mourra en 354, assassiné par un de ses partisans après le succès partiel de son expédition contre Denys). Platon continue jusqu’à sa mort d’enseigner et d’écrire. Son testament ne contient que des dispositions personnelles et mentionne un seul fils, Adimante.

II              Les Dialogues

Après la mort de Platon, l’Académie, outre la publication des œuvres posthumes, Les Lois et le fragment du Critias, continua à assurer la reproduction et la diffusion des Dialogues dans le monde grec.
Les deux principaux datent de la fin du IXe siècle; le plus ancien est le Parisinus 807, conservé à la Bibliothèque nationale de Paris; le Bodleianus 39, légèrement postérieur, est conservé à la Bodleian Library d’Oxford. L’ancêtre de nos manuscrits est sans doute une copie du VIe siècle en usage dans les milieux néoplatoniciens, archétype lui-même copié du Livre du patriarche, sans doute l’exemplaire ancien que possédait Photius et qu’il avait annoté et corrigé. Nos manuscrits reproduisent, avec quelques variantes, le classement des Dialogues en neuf tétralogies devenu canonique à la fin de l’Antiquité (Proclus dispose d’une édition de ce genre).
L’œuvre de Platon a bénéficié d’une transmission continue et, fait exceptionnel, nous est parvenue en totalité.
La remarquable traduction latine de Marsile Ficin, parue à Florence en 1482, inaugure la transmission moderne des œuvres complètes. L’édition princeps du texte grec, due à Alde Manuce, paraît à Venise en 1513.
Enfin, en 1578, Henri Estienne publie une édition capitale, qui dispose en deux colonnes sur une même page le texte grec et la traduction latine de Jean de Serres, chaque colonne étant divisée en cinq paragraphes notés de a à e. De là vient l’usage consistant à citer Platon d’après la pagination des trois tomes d’Estienne, suivie de la lettre du paragraphe. L’étude scientifique du texte remonte à la grande collation de Bekker qui, grâce aux rafles effectuées par Napoléon dans les bibliothèques d’Europe, put consulter soixante-dix-sept manuscrits.

1.2       Plan général du Théétète.

Le Théétète est une enquête visant à définir ce qu’est le savoir. Elle se présente selon une structure emboîtée, assez classique dans les dialogues de Platon. La première scène se déroule alors que Théétète est mourant (369). Les protagonistes font l’éloge de l’agonisant en racontant une conversation entre Socrate, Théétète encore jeune et  Théodore, un disciple de Protagoras.
Le corps du texte se divise clairement en trois parties, examinant chacune une thèse sur la nature du savoir :
1.                     Le savoir, c’est la perception ou la sensation
2.                     Le savoir, c’est le jugement vrai.
3.                     Le savoir, c’est le jugement vrai accompagné de sa justification.
Ces trois thèses seront tour à tour expliquées et réfutées par Socrate. À la fin, le dialogue constate l’impossibilité de répondre à la question posée.
Pourtant cet échec apparent n’en est pas un. L’importance du savoir philosophique ne réside pas dans tel ou tel résultat, mais dans le travail de l’esprit qui y conduit. Même si on n’a pas répondu à la question, on a beaucoup appris en posant philosophiquement les problèmes.

2       Position du problème

2.1       Introduction

Le Théétète est sous-titré « de la science ». Dialogue entre Euclide (NPC avec le mathématicien, 3e siècle av. JC) et Terpsion.
Le dialogue s’engage à partir de la nouvelle que Théétète est mourant (il a été tué à la bataille de Cyrène 369). Euclide va rapporter un dialogue entre Socrate et Théétète. Socrate, peu avant sa mort a rencontré Théétète adolescent et fut frappé par son « beau naturel ». à143-c
Théétète est un personnage historique. Mathématicien, il est surtout connu pour ses travaux sur les nombres irrationnels.
Prologue (143d-144d) : Il est consacré au portrait du jeune Théétète.
« il n’est pas beau et il te ressemble » dit Théodore à Socrate (143-e).

2.2       Socrate engage la conversation avec le jeune Théétète (144-e).

La question posée est celle de la nature du savoir. Socrate est embarrassé pour répondre à la question : y a-t-il identité entre science (savoir) et compétence ? Ou encore « qu’est-ce qui constitue la connaissance ? » (145-e)

I               Première tentative de réponse :

Théétète répond par une liste de choses qui sont des connaissances : la géométrie, et d’autres connaissances théoriques d’une part, les connaissances pratiques (les savoir-faire) d’autre part. Une telle réponse manque évidemment la question. « On te demande une seule chose et tu en donnes une quantité et du bigarré à la place de l’uni. » (146-d) à l’engagement de la discussion avec Ménon.
Or il importe de savoir ce que peut bien être la connaissance en soi. (146-e) Sinon, on ne peut pas parler de la « science de la fabrication des chaussures » comme caractéristique de la cordonnerie puisqu’on ne sait pas ce qu’est la connaissance. Connaître, c’est donc être capable de donner des définitions générales.
à exemple de la glaise (147a). Des usages à la définition (147-c)

II              Un exemple de définition générale donné par Théétète. (147d)

Théétète emploie un exemple de mathématique, celui de la théorie des irrationnels. Il remarque qu’on peut classer les entiers en deux catégories :
-       les nombres « carrés » (ou équilatéraux), ceux qu’on peut écrire sous la forme n × n (1, 4, 9, 16, …)
-       les nombres rectangles (oblongs) qu’on ne peut pas écrire autrement que sous la forme n × p ( n > p)
De là Théétète donne des définitions précises :
-       « longueur » est une ligne qui portée au carré donne le nombre équilatéral ;
-       « puissance » toutes celles qui donnent le nombre oblong. à les puissances désignent les nombres appelés aujourd’hui irrationnels √2, √3, √5, etc).
-       à expliquer en revenant sur l’exemple du Menon.
Socrate voit dans ces définitions l’exemple même de ce qu’on entend par connaissance.
(148d).
On remarque qu’on n’est pas beaucoup plus avancé. Théétète a répondu à Socrate en donnant un exemple de définition scientifique, mais il n’a pas dit en quoi consiste la science. Néanmoins Socrate lui propose de continuer dans cette voie : « essaye d’imiter ta réponse au sujet des puissances » (148-d).

2.3       Reprise de la recherche : La maïeutique

Il faut appliquer la même méthode au problème de la connaissance en soi.
Théétète affirme ne le point pouvoir mais ajoute (148-e) « pourtant je ne peux non plus me délivrer du sentiment d’être sur le point de trouver ».
Socrate répond que cette douleur de ne pas savoir signifie non que l’âme est vide mais qu’elle est grosse, qu’elle éprouve des douleurs d’enfantement : « tu es plein »  (148-e).
Suit le fameux passage où Socrate affirme qu’il fait le même métier que sa mère (149-a).  On va donc avoir une définition de cet art des sages-femmes auquel Socrate compare la philosophie.
C’est aussi l’occasion de réaffirmer que le philosophe n’est « de nulle part » (149a).
Non seulement la sage-femme sait éveiller les douleurs de l’enfantement, mais encore elle sait servir d’entremetteuse pour savoir comment former les couples afin d’obtenir les plus beaux-enfants. Mais les pouvoirs du philosophe sont encore plus étendus, puisque le philosophe peut faire naître des simulacres et qu’il lui faut savoir distinguer les simulacres des êtres viables.
Mais comme les sages-femmes, il ne peut pas procréer : « je ne suis précisément savant en rien » (150-d).
[Question : qu’est-ce donc que la philosophie ? Un certain genre de vie ! Le « bios theoretikos » de Platon défini dans le Gorgias.]
C’est pourquoi ceux qui apprennent avec Socrate croient tout tenir d’eux-mêmes et peuvent tenir le maître en mépris.

3       Le savoir c’est la sensation

3.1       Première définition du savoir par Théétète : la sensation

En fait, cette thèse se présente d’une manière double :
(1)    la science est la sensation ;
(2)    toute sensation est science (c’est par la sensation que je sais que j’ai un savoir !).

A      Critique de cette thèse : c’est la thèse de Protagoras de l’homme-mesure

La thèse de Protagoras revient à dire : les choses sont telles qu’elles m’apparaissent à moi. Or, la même chose fait des impressions différentes à des individus différents. Un souffle de vent fait frissonner l’un et pas l’autre.
Pour cette conception, apparence et sensation sont identiques (152b). En ce sens, cette connaissance est infaillible ! (152-c)

B      La doctrine de la mobilité universelle

Il s’agit maintenant d’exposer la doctrine ésotérique de Protagoras – ou du moins une doctrine ésotérique prêtée à Protagoras – par opposition à la doctrine exotérique de l’homme-mesure. Cette doctrine de la mobilité universelle, Platon l’attribue à Empédocle, Héraclite, mais aussi Homère. Tous ces « doctes » anciens sont aussi désignés comme « poètes ». Et leur père à tous est Homère. Cette doctrine est celle qui fait « de toutes choses un produit de l’écoulement et du mouvement » (152-e).
Tout d’abord, Socrate essaie de montrer sur quelles idées forces repose cette doctrine : « l’apparence de l’être, c'est-à-dire le devenir est un produit du mouvement » et inversement, « le périr est un produit de l’arrêt du mouvement ». L’opposition ici n’est pas entre être et apparence mais entre apparence (c'est-à-dire devenir !) et périr. Autrement dit, l’essence de l’être est qu’il est un apparaître – voilà, soit dit en passant, où Nietzsche ira puiser son inspiration anti-platonicienne. Socrate expose les exemples classiques à l’appui de cette doctrine qui veut que l’immobilité est la mort. C’est par le mouvement et l’exercice que le corps et l’âme se maintiennent. L’immobilisation des choses les fait pourrir (153b).
(a)    Application à quelques exemples
Socrate développe maintenant les conséquences de cette doctrine à partir de quelques exemples.
Il s’agit de montrer comment les deux doctrines supposées de Protagoras sont liées : la mobilité universelle et l’homme mesure de toute chose.
S’il n’y a rien qui soit individuellement lui-même et en lui-même (autre exposé de la doctrine de la mobilité universelle), les qualités sensibles ne sont rien d’autre qu’un rapport toujours changé entre le regard projeté et les choses sur lesquelles le regard se projette. Les choses sont donc différentes pour des êtres différents, mais elles sont toujours différentes pour chaque individu puisque « toi-même tu n’es jamais disposé semblablement à l’égard de toi-même » (154-a).
Socrate montre ensuite à quelles contradictions conduit cette position (154c).
-       Soient 6 osselets.
-       Si on en met 4 à côté, les 6 sont 1 fois et 1 + ½ les 4.
-       Si on en met 12 à côté des 6 premiers, les 6 n’en forment que ½.
-       Or une chose ne peut pas devenir plus nombreuse qu’en s’accroissant ;
Mais si on s’en tient au relativisme, il faut admettre que 6 osselets qui étaient 1,5 fois a diminué puisqu’il est devenu ½. [Ce mauvais sophisme est repris dans Alice et commenté par Deleuze dans Logique du sens. ]
Autrement dit, la théorie de l’universelle mobilité, en tant que doctrine des apparences conduit au pur sophisme. Avec la sophistique « nous aurons la langue à l’abri d’une réfutation, mais le cœur n’en sera pas à l’abri. » (154d).
(b)    Conséquences embarrassantes
Socrate s’appuie sur les représentations de la conscience (des notions communes) :
1)       Rien ne devient plus grand ou plus petit en restant égal à lui-même ;
2)       Ce à quoi rien n’est ajouté ni retranché reste égal à lui-même ;
3)       Ce qui n’était pas antérieurement ne peut exister s’il n’y a pas génération.
Ces trois propositions évidentes (elles sont des tautologies) contredisent le relativisme de Protagoras. En effet Socrate est aujourd’hui plus grand que Théétète mais sans que rien soit ajouté ni retranché il se retrouvera plus petit dans quelques années.
(c)     L’étonnement est à l’origine du savoir (155d)
« Cet état qui consiste à s’émerveiller est tout à fait d’un philosophe ; la philosophie, en effet, ne débute pas autrement » (155-d).

C     Le raffinement de la doctrine (156-a)

Socrate commence par opposer les non-initiés, ces gens qui « pensent qu’il n’existe rien d’autre que ce sur quoi pourront mordre leurs mains » [Ce sont des « matérialistes », les fils de la terre] et les initiés raffinés (cela renvoie encore une fois à la doctrine ésotérique de Protagoras] qui affirment que « le Tout est en réalité mouvement » (156-a). Mais il y a deux sortes de mouvement, l’un qui consiste à agir et l’autre à pâtir (156b). De leur « frottement » naissent des effets toujours jumelés le sensible et la sensation.
(a)    Exposé du relativisme (157-a)
(b)    Éclaircissements (157-e)
Si on accepte ces thèses, donc, rien n’existe qui soit beau ou bon et tout doit être dit « devenir ». Mais alors quel est le statut des songes et des illusions qui sont tenus communément comme la fausseté même ? Si la connaissance est sensation, je dois donc admettre qu’« existe » tout ce qui apparaît. Il devient impossible de séparer le rêve de la veille (157-e). Le relativisme débouche donc sur un scepticisme radical. Socrate malade et Socrate bien portant doivent être tenus pour deux individus différents (159b). La chose ne peut donc être dite exister qu’en relation à autre chose : « Être doux, mais doux pour personne, il est impossible de l’être » (160b).
De cela, on tire que toujours « est vraie pour moi ma sensation » (160c). à je suis juge (et seul juge pour moi-même) des choses qui sont et de celles qui ne sont pas.

3.2       Premières critiques

I               Provoquées par l’intervention de Théodore

Pourquoi Protagoras accorde-t-il un privilège à l’homme ? Si la connaissance est la sensation, tout être sentant peut être la mesure de toute chose ! « Le pourceau » ou « le babouin » peuvent être la mesure de toute chose ! (161-c) Qu’est-ce qui peut justifier la supériorité du savoir humain ? Qu’est-ce qui permettra de discriminer les discours tenus par les hommes ? Socrate accuse Protagoras de « flatter la multitude (161-e). La pensée se transforme alors en « bavardage » (162-a).

II              La discussion reprend avec Théétète

Socrate expose ici les réponses que pourraient faire Protagoras :
-       il laisse les dieux en dehors de son argumentation ; (Protagoras réfute toute relation à une transcendance, il veut se placer uniquement sur le terrain de la discussion des opinions humaines).
-       Socrate ne s’appuie que le « plausible » mais non sur une argumentation.
De fait, l’argumentation socratique repose sur l’idée que les conséquences de la thèse de Protagoras heurtent le sens commun. Il faut donc développer maintenant une argumentation rationnelle opposée à celle du pseudo Protagoras.

III             Première objection à la définition du savoir par la sensation

Socrate établit la distinction entre sensation et connaissance. Je peux percevoir une langue étrangère sans la connaître. Cependant, si je perçois la couleur d’une chose, je la connais. Socrate pose une question fondamentale : est-il possible de percevoir quelque chose, de s’en souvenir et néanmoins de ne point la connaître ? (163-d)
Le souvenir est une réalité. De quoi est-ce la réalité ? Des choses qu’on apprises ou qu’on a vues. Mais si voir, c’est connaître, alors ne pas voir comme dans le souvenir, c’est ne pas connaître. Or on vient de montrer qu’on connaît ce dont on se souvient. Donc, logiquement, il faut séparer sensation et connaissance ! CQFD.
Néanmoins, ce raisonnement par l’absurde pourrait être considéré comme un de ces accords « qui n’intéressent que les mots » (164-c). Il est donc nécessaire d’aller au-delà de la forme verbale, si on veut philosopher et non rester dans le cadre d’une joute sophistique. À noter : ici Socrate se reproche de contrer Protagoras comme un sophiste (« comme des professionnels de la contradiction » - 164-c).
Socrate situe alors le nœud de la question : « est-il possible qu’un homme qui sait une chose ne sache pas la chose qu’il sait ? » (165-b) C’est la question de la conscience qui est posée comme capacité de se re-présenter.
L’argument de l ‘œil fermé (je vois une chose – d’un œil – et je ne la vois pas – de l’autre) semble pourtant encore un argument de « professionnel de la contradiction ». (165b et c)

A      Le plaidoyer de Protagoras

Socrate se lance alors dans un long plaidoyer censé être la position de Protagoras (166a-168c)
Que cela soit la pensée du « vrai » Protagoras, c’est une autre affaire ! Mais noter l’intérêt de la méthode. Il faut se demander « que dira Protagoras pour venir en aide à son propre parti » ? (165-e) On remarque aussi que Protagoras par la voix de Socrate donne la leçon à Socrate : (167-e/168-a) « être déloyal, cela arrive dans un cas de ce genre : quand on ne dissocie par les moments qu’on emploie à soutenir une lutte et ceux qu’on emploie à dialoguer ; dans le premier cas, celui qui donne la réplique on joue à le faire trébucher autant qu’on peut alors que dans le dialogue, on s’applique à le corriger en lui signalant seulement les chutes où lui-même s’est précipité par sa propre faute ou par celles de ses précédentes fréquentations. » Dialectique contre éristique !
Ce qu’y défend le pseudo Protagoras, c’est une sorte de pragmatisme avant la lettre. La connaissance ne vise pas le vrai ou le faux, mais ce qui est bon ou mauvais (166d). Connaître, c’est déterminer ce qui est meilleur pour nous. Le plus savant est celui qui sait enseigner de sorte que son disciple en tire un profit marqué par le jugement que lui-même pourra porter sur sa propre situation.
Ce plaidoyer pour Protagoras laisse la discussion dans l’incertitude – en apparence.

IV             Théodore ramené au débat. Méthode d’examen critique

Ce passage est uniquement justifié du point de vue de la dramaturgie du dialogue. Au lieu de polémiquer avec un « gamin » (Théétète), Socrate veut débattre avec un véritable défenseur de Protagoras. (168-c/169-d)

V              Deuxième objection : contradiction intrinsèque de la thèse de Protagoras

L’opinion tient pour nécessaire la distinction entre savoir et ignorance (170-b).
Le savoir est redéfini comme pensée vraie. Or la thèse de Protagoras conduit à penser que les hommes jugent toujours vrai (170-e). Or je tiens une chose pour vraie, il y a toujours des « myriades » de gens pour la tenir pour fausse. La thèse de Protagoras conduit donc à faire décider de la vérité par la majorité ou alors il y aura contestation unanime et ne reste que la force. Socrate montre que si Protagoras tient à sa thèse il sera conduit à accepter que ceux qui la contestent ont raison. Elle se contredit donc elle-même.

A      La discussion est étendue à la conception même de la vie

172-a : commence une réfutation de la conception pragmatiste de Protagoras. Les hommes admettent – même en accord avec Protagoras – que le médecin en sait plus qu’eux sur le meilleur moyen de recouvrer la santé. Qu’en est-il de la justice ? Début d’une digression sur justice et prudence qui envisage les conséquences de la thèse Protagoras/Héraclite.

B      Pour la société

Socrate expose quelques conséquences de la thèse de Protagoras : pour le bien et le mal, etc., chacun est son propre juge et personne ne peut s’affirmer plus compétent que les autres. Mais on doit admettre qu’il n’en va pas de même avec l’utile pour la cité (analogie avec le médecin). On devrait donc admettre que ce qui a semblé juste est vrai aussi longtemps que cela le semble. C’est donc l’apparence gouverne et les spécialistes de la rhétorique se trouvent alors plus forts que les vrais savants (172c). Il devient impossible de définir ce qu’est la justice.

C     Pour l’individu

(a)    Deux sortes d’individus
Suit une critique de la rhétorique (172-d/173-a). Socrate oppose l’esclavage rhétorique à la liberté du dialogue philosophique. Le revers, c’est la maladresse du philosophe pour les choses de la terre.
(b)    Portrait du réaliste
C’est celui qui est toujours « dans une perpétuelle urgence », par opposition à celui qui a du loisir, « nous », dit Socrate. C’est la critique de l’homme pragmatique.
(c)     Portrait de l’idéaliste
C’est le philosophe. Est-ce que toute philosophie est idéaliste ?

D     Évasion vers l’idéal

L’enjeu de cette opposition est exposé. La philosophie doit conduire à une vie vraiment heureuse (176a). On remarque qu’elle n’est pas « pratique » (pour la pratique, le philosophe est dans la « nullité ».
Il s’agit de se faire « juste et pieux » en fuyant la nature mortelle autour de laquelle rode le mal. L’ensemble de ces propos cependant est accessoire par rapport au développement d’ensemble. Socrate le reconnaît  (177-b).

VI             Troisièmes objections contre la thèse de l’homme mesure (177c)

A      Le problème des jugements de valeurs par rapport au futur

On revient au problème de la justice dans la cité.
Ce que la cité institue comme juste (c'est-à-dire utile, selon la thèse de Protagoras), cela vaut aussi pour les temps futurs. L’homme ne peut pas être la mesure de ce qui va advenir. Pour savoir si le vin va être bon, il faut s’en remettre à celui qui est compétent en vin ! Il en va de même dans la justice. Donc c’est le compétent qui est la mesure.

B      Critique de la thèse de la mobilité universelle (179-d)

(a)    Le portrait des partisans de Protagoras
Socrate ramène Protagoras aux partisans de l’universelle mobilité (Héraclite … et Homère).
Pour eux aucun énoncé ne peut être prononcé, il est impossible de s’arrêter à quelque parole fixe que ce soit.
(b)    Les partisans de l’universelle immobilité (180-d)
À ceux là s’opposent les partisans de Parménide, condamnés eux aussi à une sorte de silence. On ne peut dire que « l’être est », car dire que « x est y » c’est dire que x n’est plus x, mais autre que lui-même et on retourne à l’universelle mobilité !
(c)     Analyse de la notion de mouvement dans son rapport à la connaissance (181-b)
Dans ce « champ de bataille », il faut donc analyser précisément ce qu’est le mouvement. Il y a deux sortes de mouvements : le changement de lieu (translation) et l’altération.
L’universelle mobilité interdit de parler des qualités puisque « chacune des choses, en même temps que sa sensation est portée dans l’entre-deux du patient et de l’agent. » (182-a)
Mais si tout en changement continuel, il en va de même des sensations elles-mêmes (on ne peut plus parler du voir pour le voir se transforme lui-même en autre chose !)
Les énoncés concernant la science sont eux-mêmes soumis à ce même changement. Le terme « ainsi » suppose quelque fixité qui est contradictoire avec la théorie de l’universelle mobilité. Les partisans de cette théorie, dit Socrate doivent s’inventer une nouvelle langue !
(d)    Mise hors-jeu de la discussion des thèses des partisans de l’immobilité (183-c)
C’est la conséquence logique. Toute discussion devient impossible avec les partisans de la thèse de l’universelle mobilité.

C     Reprise de l’analyse de la sensation (183-b)

Il faut maintenant s’intéresser à ceux qui défendent l’universelle immobilité. Après l’hommage à Parménide, la discussion reprend sur « la science, c’est la sensation. » La discussion grammaticale « voyons nous par les yeux ou avec les yeux ? » va faire émerger une nouvelle question : quelle est l’unité du sujet percevant ? Si nous percevons avec les yeux, ce sont les yeux qui voient, et les oreilles qui entendent mais sans lien. Il est donc préférable de supposer un centre unitaire vers lequel convergent les sensations. Autrement dit, nous percevons avec notre âme au moyen des organes des sens. (cf. 185-e)
Socrate poursuit son enquête en montrant qu’on doit séparer sensation et réalité ou utilité, c'est-à-dire ce que nous ressentons immédiatement  et ce que dont nous apprenons à juger avec l’expérience.
Conséquence : « dans les impressions, il n’y a pas science ; c’est dans le calcul auquel on les soumet conjointement qu’il y en a. Car réalité et vérité, c’est là à ce qu’il semble qu’il est possible d’avoir un contact avec elles : du côté des impressions, c’est impossible. » (186-d)

4       Le savoir, c’est l’opinion vraie (187-a)

186-e : « il n’y a pas d’éventualité que science et sensation soient la même chose. » L’échec de la première définition a cependant donné la voie d’une nouvelle recherche : « sous le nom que porte l’âme quand, ne faisant appel qu’à elle-même, elle a affaire elle-même aux réalités ».
Cet état, c’est « juger » au sens d’avoir une opinion (et non au sens de discriminer). C’est l’équivalent pour l’âme de ce qu’est sentir pour le corps.
Or il y a des opinions vraies et des opinions fausses.
à nouvelle proposition : le savoir, c’est l’opinion vraie.
Mais cette définition pose immédiatement la question du jugement faux (ce qu’on sous-entend si on dit le savoir, c’est le jugement vrai ou l’opinion vraie puisqu’on ne peut pas dire seulement « le savoir c’est l’opinion !)

I               Le jugement faux est inconcevable (187-d)

A      Au point de vue du sujet (188-a)

Il s’agit de discuter pour savoir si opinion vraie/ opinion fausse coïncident avec savoir/ ne pas savoir.
Celui qui a une opinion a une opinion soit de quelque chose qu’il sait, soit de quelque chose qu’il ne sait pas.
1.       Or il est impossible quand on sait de ne pas savoir… et réciproquement.
2.       Celui qui sait X, sait en même temps que ce n’est pas Y qu’il connaît aussi.
3.       Celui qui ne sait ni X ni Y ne peut en former aucune opinion.
4.       Celui qui X ne peut croire qu’il ne sait pas X et celui qui ne sait pas X ne peut croire qu’il sait X.
Ce qu’on sait, on ne peut pas croire que c’est ce qu’on ne sait pas !
En fait tous ces jugements sont des jugements d’identité :
Est-ce que X est A ? Si je connais A je ne peux pas croire que c’est B et dire que « A est B » (ou que Socrate est Théétète). Mais si je connais A et que je connais des gens stupides (le sens du mot « stupide »), je dis « A est stupide » alors que A n’est pas stupide…
En tout cas, la première partie de cette discussion sur l’erreur semble conduire à l’idée qu’il n’y a pas plus d’opinion fausse que de sensation fausse. Mais alors, pour la raison qu’on ne pouvait dire la science, c’est la sensation, il deviendra impossible de dire que la science, c’est l’opinion vraie…

B      Au point de vue de l’objet (188-c)

La discussion reprend pour déterminer si savoir et non savoir coïncident avec être et non être (comme cela le semblait dans la phase précédente. Elle débouche en 189b sur cette conclusion « avoir des opinions fausses, c’est autre chose qu’avoir pour opinion ce qui n’est pas ». On n’est donc pas plus avancé quant à la définition de l’erreur.

C     Au point de vue d’une méprise du sujet relativement à l’objet (189-b)

L’opinion fausse pourrait résulter d’une confusion en pensée entre deux choses que l’on sait (penser comme laid ce qui est beau).
Or pour faire cette confusion entre A et B dans la pensée, il faut penser A et B soit simultanément, soit tour à tour. Comment cela est possible ? Socrate interpose ici une définition de la pensée
-       dialogue intérieur
-       opinion = parler quand on a tranché.
Or, dans ce dialogue intérieur il n’est pas plus possible d’échanger le beau et le laid que de dire que les impairs sont pairs. Et personne en bonne santé ne peut se persuader qu’un bœuf est un cheval.
Si se parler à soi-même, c’est avoir une opinion, il en découle que « quand on pense deux choses à la fois, il est impossible d’avoir l’opinion que l’une est l’autre » (190-d).
Conséquence : là encore il est impossible d’avoir une définition de l’opinion fausse.

II              La psychologie du jugement faux (191-a)

Il faut donc reprendre le problème de l’erreur. Sinon on tombe dans des positions ridicules. Il va falloir montrer qu’il y a un point de vue sous lequel ce qu’on sait, il est possible d’admettre que c’est ce qu’on ne sait pas !
Remarque intéressante de Théétète : je n’ai pas osé te dire que de loin je pouvais reconnaître Socrate alors qu’il s’agissait de Socrate.
Réponse auto-référentielle de Socrate : Nous étions donc dans le cas où nous nous tenions à l’écart qu’un savoir que pourtant nous avions.

A      La cire (191-b)

La question posée : comment apprenons-nous ce que nous ne savons pas ?
La métaphore de la cire : est contenu en nos âmes un bloc malléable de cire à mémoire comme empreinte dans la cire. L’opération d’identification consiste alors à comparer la perception (le Socrate que voit Théétète) avec l’empreinte qu’a laissée Socrate dans la cire. Quel genre d’empreinte ? Socrate donc comme exemple la signature que l’anneau laisse dans la cire. Cette empreinte est donc une signature qui permet d’authentifier (une lettre par exemple). L’oubli, c’est le fait que cette empreinte a été effacée.
Mais on doit noter qu’on n’en apprend pas beaucoup plus.

B      Énumération des cas où le faux jugement est impossible ou possible (192-a)

Dans cette énumération « pâteuse » il faut distinguer deux cas :
(1)    Ceux où l’on croit qu’une chose en est une autre (1,5,8,9)
(2)    Ceux où l’on croit que deux choses sont la même (tous les autres cas).
(3)    Les 14,15, 16 sont liés à des confusions psychologiques de la perception (je ne sais pas parce que je ne vois pas !) L’erreur là porte sur le mécanisme de la reconnaissance.
Théétète reconnaît (à juste titre !) qu’il est embrouillé – et nous aussi ! Les suivants (192-d …) explicitent ces exemples.

C     Remarques préliminaires et exemples (192-d)

(a)    Des cas où il ne peut y avoir faux jugement
Ce sont les cas énumérés précédemment. Les exemples sont plus parlant !
(b)    Des cas où il peut y avoir faux jugement (193-b)
Interversion des traces (comme on se chausse à l’envers).
Ou trouble de la vision (j’intervertis Théodore et Théétète comme si je les avais vus dans un miroir.
On peut aussi manquer sa cible (tirer à côté de la marque).

D     Explication par l’image de la cire 194-b)

La connaissance consiste toujours à faire coïncider la marque, le cachet (l’empreinte dans la cire) et la sensation. Il a donc deux formes indépendantes de connaissance : la perception et la connaissance mémorielle.
L’image de la cire est reprise d’Homère. La mémoire est cette inscription dans la cire. Et le savoir dépend de la mémoire. La mémoire et donc le savoir dépendent de la « qualité de la cire », c'est-à-dire des dispositions de l’âme de l’individu (194-e). L’allusion et aux cœurs humides renvoie à l’Iliade, chant II, quand le soldat Thersite invective Agamemnon qualifie ainsi ceux qui n’ont pas assez de force de caractère pour s’opposer aux lubies du « pasteur des guerriers » ; les cœurs velus désignent les braves, ainsi Pylaeménès, un des alliés d’Hector le troyen.
Remarque : ce modèle de la « cire » va avoir un longue postérité. Notamment chez les empiristes. Par exemple chez Locke An essay … II, 29,3 :
« 3. Causes of obscurity. The causes of obscurity, in simple ideas, seem to be either dull organs; or very slight and transient impressions made by the objects; or else a weakness in the memory, not able to retain them as received. For to return again to visible objects, to help us to apprehend this matter. If the organs, or faculties of perception, like wax over-hardened with cold, will not receive the impression of the seal, from the usual impulse wont to imprint it; or, like wax of a temper too soft, will not hold it well, when well imprinted; or else supposing the wax of a temper fit, but the seal not applied with a sufficient force to make a clear impression: in any of these cases, the print left by the seal will be obscure. This, I suppose, needs no application to make it plainer. »
« Causes de l’obscurité. Les causes de l’obscurité, dans les idées simples, semblent être soit des organes sourds, ou dans les impressions très faibles ou passagères produites par les objets, soit dans la faiblesse de la mémoire, qui n’est pas capable de les retenir comme elle les a reçus. Car, pour revenir encore aux objets visibles afin de nous aider à appréhender cette matière, si les organes ou les facultés de la perception, comme de la cire durcie par le froid, ne vont pas recevoir l’impression de la marque des impulsions qui habituellement l’impriment ; ou comme de la cire trop molle ne la retiendra pas même si elle a été bien imprimée ; ou encore si la cire est à la bonne température mais que la marque n’est pas appliquée avec une force suffisante pour faire une impression claire. Dans chacun de ces cas l’impression laissée par la marque sera obscure. Ceci, je suppose, ne nécessité aucune application pour être rendu plus clair. »

E      Résultats obtenus par les analyses précédentes (195-b)

Pourtant Socrate n’est pas satisfait de cette définition qui fait de l’opinion fausse la non coïncidence entre la sensation et sa « marque ».

III             Un nouveau problème : celui de l’erreur dans la pensée seule (195-e/197-a)

Il peut en effet y avoir erreur dans la pensée seule. Par exemple je peux prendre onze pour douze si je crois que 7+5=11 ! Là ce sont deux pensées (deux « marques ») qui ne s’accordent pas et non une pensée et une sensation. Donc « avoir des opinions fausses doit s’expliquer autrement que par une divergence entre ce qu’on pense et la sensation. (196-b). On peut trouver l’argument chicanier : si on suit Socrate, on doit admettre que celui qui croit que 5+7= 11 croit que 11=12.
Il y a là quelque chose de spécieux.
(1)    On pourrait essayer de le comprendre en reprenant la différence entre sens et dénotation (Sinn und Bedeutung) telle qu’on la trouve chez Frege. 12 = 7+5 mais « 12 » et « 7+5 » sont des expressions qui ont même référence mais non la même dénotation (un peu comme l’étoile du soir et l’étoile du matin ont la même référence – Vénus – mais non la même dénotation.)
(2)    Si je fais un erreur de calcul mental en affirmant que 1789 + 2548 =  4237, cela n’a rien à avoir avec affirmer que 4337=4237. L’erreur de calcul provient d’une défaillance dans le mécanisme de l’addition (j’ai oublié une retenue) alors qu’affirmer que 4237 = 4337 c’est nier le principe d’identité, donc renoncer à toute logique. Une erreur de calcul ne nous rend pas illogiques !
(3)    Toute cette discussion pourrait encore être éclairée à la lumière de la distinction kantienne entre propositions analytiques et propositions synthétiques. Leibniz (et Frege plus tard) affirment que 12 est dans 7+5 et par conséquent que 7+5=12 est un jugement analytique. Mais pour Kant il s’agit d’un jugement synthétique. Si j’accepte cette dernière prise de position, ce n’est pas la même chose que dire 7+5=11 et 12=11 ! Alors que pour un tenant de la première position dire 7+5 c’est exactement la même chose que de dire 12.
Socrate évoque les questions que lui poserait un imaginaire « expert en contradiction ». Mais c’est peut-être lui-même, cet « expert en contradiction ».

A      Le double sens de « avoir » et l’image du colombier (ou de la volière) 197-a)

La discussion va devoir éclaircir le sens de « savoir ».
Savoir             = avoir de la science
                         = avoir acquis de la science.
On peut avoir acquis quelque chose sans l’avoir (j’ai acquis un manteau mais je l’ai laissé chez moi, donc je ne l’ai pas !)
Ici apparaît l’image du colombier. J’ai acquis les oiseaux qui sont dans le colombier, je les ai à portée de la main, mais je peux très bien n’en avoir aucun actuellement.
L’âme est comparée à une volière dans laquelle sont les idées qui vont isolément ou en bandes (197-d). Pour les enfants, la volière est vide (il semble ici que Platon/Socrate ait laissé tombé la théorie de la réminiscence !)
Avoir acquis = avoir une capacité. J’ai appris la grammaire et je l’ai toujours même quand je dors et que je ne m’en sers pas.
Avoir, c’est tenir l’oiseau dans sa main, c'est-à-dire utiliser effectivement le savoir. Comment puis-je savoir si je sais le latin ? En traduisant Cicéron !
Ce qui est plus difficile à percevoir, c’est comment appliquer la métaphore à l’exemple choisi : il faut supposer que la connaissance de l’arithmétique, c’est la connaissance de tous les nombres ; il faut une infinité d’oiseaux dans la volière !
Quoi qu’il en soit, nous sommes ramenés à une erreur d’identification. Dans la cire, je n’identifiais pas correctement la marque correspondant à la sensation. Dans la volière je n’identifie pas le bon oiseau, je prends l’oiseau onze pour l’oiseau douze.

B      On aboutit à une impasse (199-b)

Cette affaire de la volière ouvre une nouvelle question :
-       j’attrape l’oiseau sauvage que je mets dans la volière = j’apprends pour acquérir un savoir
-       j’attrape l’oiseau dans la volière pour le tenir dans ma main : il faut encore apprendre pour ne pas se tromper d’oiseau.
Faut-il donc dire que j’apprends ce que je sais déjà ? C’est impossible. Donc, il faut s’en tenir à la théorie de l’erreur d’identification : j’ai pris  « un ramier à la place d’une colombe » (199-b)
Mais cette solution est elle-même remise en cause par Socrate. Car avoir une opinion fausse à propos d’un savoir qu’on a est un « énorme non-sens ».  C’est admettre qu’on puisse être ignorant de tout alors que la science est présente, ce qui revient à admettre qu’on puisse savoir tout en étant ignorant et voir en étant aveugle ! Théétète tente de sauver la volière en admettant que parmi les oiseaux « science » volaient des oiseaux « non science » et donc l’opinion fausse serait d’avoir attrapé un oiseau « non science » (200-a). Mais cette hypothèse nous ramène au point de départ : celui qui attrape une absence de science croit avoir une science. Faudra-t-il admettre qu’il y a encore une science et un absence de science permettant de reconnaître les sciences et les absences de science ?
Conclusion : il est impossible de savoir ce qu’est l’opinion fausse avant de savoir ce qu’est la science ! Cela semble une conclusion bizarre, puisque toute cette partie commence par une définition de la science (« la science, c’est l’opinion vraie ») et on a l’impression que Socrate nous emmêle. Ce n’est peut-être pas le cas. Il s’agit seulement de montrer que l’opinion vraie comme l’opinion fausse (la définition de l’un nous donne celle de l’autre) est impossible si on ne sait pas ce qu’est la science. Autrement définir la science par l’opinion, c’est donner une définition circulaire puisque l’opinion elle-même ne se peut définir que par la science…

5       Le savoir, c’est le jugement vrai accompagné d’un raisonnement (ou d’une justification)

I               Reprise de la recherche (200-d)

Une nouvelle voie est explorée à partir de l’exemple de l’art des spécialistes du barreau : il s’agit maintenant de distinguer l’opinion droite et la science. Au tribunal on peut persuader le juge d’avoir une opinion droite à propos de ce qu’il ne sait pas (201-a/c). Donc opinion droite = science !

II              Nouvelle définition (201d)

Énoncée par Théétète : La science est l’opinion accompagnée de définition (car ce dont il n’y a pas de définition n’est pas « sachable »). Autre traduction : jugement vrai accompagné de sa justification.
Cette définition est très largement partagée dans la philosophie analytique. On la retrouve chez Russell (Problèmes de philosophie).
La distinction entre ce qui est « sachable » et ce qui ne l’est pas recoupe semble-t-il la distinction entre ce qui est objet de science et ce qui ne l’est pas.  Mais si on veut définir chaque terme, on remonte nécessairement à des premiers termes non définis mais simplement nommés (201-e). Ces premiers éléments ne pourraient donc pas être connus mais seulement sentis (202-b).

A      Première difficulté (202-c/d)

Autrement dit, pour ce qui des premiers éléments, ceux à partir desquels sont définis les autres, ils peuvent être l’objet d’une opinion droite mais pas d’une science puisqu’il n’y a de science que des composés. Ainsi la science se fonderait sur l’opinion ? Comment les éléments pourraient-ils donc être non connus alors que leurs composés sont connus ? (202-e)
Le modèle des lettres
Les lettres sont non définies alors que les syllabes le sont par les lettres (SO = S + O). La syllabe S est seulement un sifflement de la langue (dont c’est bien la sensation qui est la caractéristique de l’élément).
Problème : Je connais SO donc je connais S et O ensemble. Mais comment donc pourrais-je ne les point connaître séparément ? La belle définition nous échappe, dit Socrate parce qu’on ne l’a pas assez surveillée !
Le problème encore une fois réside dans le caractère du modèle utilisé. En quoi la connaissance peut-elle être pensée sur le mode de l’assemblage des lettres ?

B       Deuxième difficulté (203-e)

Deuxième solution : considérer que le tout est différent des parties, forme une unité. Suit une discussion sur le rapport du tout et du partie. Si le tout forme une unité, il n’a pas de parties ! En distinguant le tout et le total (redéfini comme le nombre total des parties) on aboutit cependant à ce que cette distinction n’a pas de sens  et que le composé n’est pas composé puisqu’il ne peut plus être défini par ses parties et que par conséquent il a la même forme que l’élément… (205-d)

C     Troisième difficulté : c’est l’élément qui est le plus clairement connu (206-a)

Donc la thèse qui dit que le composé est connu et l’élément non ne peut être acceptée. L’expérience de l’apprentissage de la lecture ou de la musique pourrait montrer au contraire que nous avons une connaissance des éléments plus claire que celle des composés. (206-b)

D     En quoi consiste la justification qui jointe à l’opinion vraie ferait d’elle un savoir

(a)    Ce ne peut être le discours dans lequel s’exprime l’opinion vraie (206-d)
La définition pourrait être : « rendre apparente sa propre pensée au moyen de la voix ».Mais si on admet cette définition, toute personne qui a une opinion droite a aussi une science puisque tout le monde peut énoncer son opinion droite.
(b)    Ni un dénombrement correct des composants élémentaires (207-a)
Connaître un chariot, ce serait alors en énoncer la liste des pièces. Mais connaître Théétète, est-ce énoncer les lettres du nom ? On peut connaître une liste des éléments sans encore connaître la chose. Ainsi quand on apprend à écrire. (208-a) à il y a une opinion droite accompagnée de définition qui n’est pas encore science.
(c)     Ni un énoncé du caractère distinctif (208-c)
« un signe à mentionner par lequel l’objet en question diffère de tout le reste » : c’est la troisième explication de la définition. La suite montre le caractère inconsistant de cette définition. L’opinion droite suppose en effet la différence (je reconnais Théétète à son nez aplati … et pourtant ce n’est une science !) Donc la définition de la science comme opinion droite accompagnée de l’énoncé de la différence propre de son objet est creuse.

6       épilogue : caractère négatif de l’épreuve maïeutique (210-a)

Conclusion : aucune des trois définitions de la science ne convient ! Mais Théétète reconnaît avoir dit plus qu’il n’avait en lui (210-b).

Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...

On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’...