mercredi 29 mai 2002

Par-delà Bien et Mal. Note de lecture


La pensée de Nietzsche veut clairement se situer, comme le dit le titre de l’un de ses livres majeurs “ par-delà le Bien et le Mal ”. Animé par la volonté d’une rupture radicale avec la tradition platonicienne, avec le christianisme et avec la morale égalitariste des Lumières, Nietzsche tente de déconstruire les oppositions sur lesquelles se fonde la morale. Loin d’être le pur négatif ou le manque d’être qui le caractérise dans les philosophies rationalistes – cartésienne, leibnizienne ou spinoziste – le mal revêt une véritable positivité car il va s’ancrer dans la puissance de la vie.

Les préjugés des philosophes

L’immoralisme ou l’amoralisme nietzschéen se fonde d’abord sur une critique en règle de la métaphysique classique. Refusant tout dogmatisme, revalorisant le scepticisme et le relativisme antiques, Nietzsche s’en prend à la “ lourdeur ” et au “ sérieux ” des philosophes. Mais, en dépit de ses prétentions, la philosophie ne serait-elle pas qu’une “ superstition populaire ” enjolivée ? Ainsi la superstition de l’âme – simple erreur d’interprétation des phénomènes naturels, nous dit Nietzsche devient chez les philosophes “ superstition du moi ”. Le plus souvent, ce sont les suggestions de la grammaire qui deviennent les fondements des extravagances de la métaphysique : comme il faut un sujet grammatical au “ je pense ”, on transforme le “ je ” en substance philosophique.
D’abord démonter les préjugés des philosophes. Le premier de ces préjugés concerne la vérité. Ce qui n’est pas mis en cause dans la tradition philosophique, c’est la volonté du vrai : on peut se disputer sur les critères de la vérité, mais pas sur la volonté du vrai. Or, le vrai est une valeur, parmi d’autres. Le nouvelle question philosophique est celle de l’origine du choix de cette valeur. “ Nous finissons par penser que le problème n’a jamais été pensé jusqu’à présent ” : il faut oser mettre en question les fondements mêmes du questionnement philosophique et les catégories sur lesquelles il s’appuie. C’est une stratégie du soupçon.
La séparation absolues des valeurs (Bien/mal, Vrai/faux) est à la base de la philosophie classique. Elle est le grand préjugé des philosophes. Elle suppose une véritable séparation en deux mondes, sans rapport entre eux. Platon est visé, mais c’est aussi “ le préjugé typique auquel on reconnaît les métaphysiciens. ” Cette “ croyance aux oppositions de valeurs ” résulte de jugements superficiels, des perspectives provisoires. Or, on peut se demander 1° s’il y a des oppositions en général – l’opposition résulterait de notre manière de penser qui suppose de ramener le pluriel à l’identité et le différent à l’opposé ; et 2° si la véracité et le désintéressement ne sont pas des manifestations de la volonté de tromper et de l’égoïsme, des appétits de la vie. Ainsi, les valeurs opposées sont de même nature.

Conscience et instinct

Le première opposition réfutée est celle de l’instinct et de la conscience. Alors que les moralistes opposent le Bien qui a sa source dans la conscience (dans la raison pure, chez Kant) au mal qui exprime nos instincts (toujours bas !), Nietzsche affirme que les deux ont la même origine : la conservation de l’individu. Ainsi, la vérité a certes une valeur, mais la non vérité aussi. Renoncer aux jugements faux reviendrait à renoncer à la vie elle-même. Exemple : la philosophie elle-même ! Ainsi, la logique, le fait de rapporter le monde sensible à un monde imaginaire (celui des Idées), de fausser le réel en le rapportant au nombre (Platon et les pythagoriciens, la physique) sont indispensables à la survie de notre espèce : c’est notre manière de pouvoir agir sur le monde (et non une vérité en soi). Il y aurait là une sorte de pragmatisme vitaliste : est “ vrai ” tout ce qui est bon pour la vie. Ou encore le non vrai étant aussi une condition de la vie a donc autant de valeur que le vrai.
Mais Nietzsche se distingue du pragmatisme par son refus du positivisme, “ bric-à-brac de notions hétéroclites ” pour les “ philosophâtres de la réalité ”. On ne doit pas non plus ramener l’instinct vital à l’instinct de conservation. Toute la philosophie classique reconnaissait l’importance de cet instinct. Mais, pour Nietzsche, l’instinct fondamental est le déploiement de la puissance. Sous le déguisement de la pensée philosophique ou religieuse, c’est la volonté de puissance qu’il faudra déceler.

La tartuferie des philosophes et valeur de la philosophie

L’amour de la sagesse est l’amour de sa propre sagesse. Amoureux de la vérité, sont les philosophes, mais de “ leurs vérités ”. Il faut admettre la relativité des jugements. Ce n’est pas loin ici d’une position sceptique. Mais il ne s’agit pas seulement de tartuferie : les philosophes se cuirassent parce qu’ils savent leur propre vulnérabilité. C’est la morale qui est à la base de toute philosophie, mais la morale ne découle pas de la raison pure, mais c’est au contraire l’utilisation de la raison qui part d’un choix moral personnel. L’amour de la connaissance n’est que le moyen sous lequel un autre instinct se déguise. Or tout instinct aspire à la domination. Ainsi la philosophie apparaît comme figure de la maîtrise. Il en va presque de même avec la science. Mais Nietzsche laisse entendre qu’il pourrait y avoir chez les savants un “ instinct de la connaissance ” qui garde une certaine indépendance à l’égard des autres instincts. Ce n’est pas le cas des philosophes. C’est pourquoi il faut en philosophie faire œuvre de savant. La Généalogie de la morale se présente ainsi et, pour son auteur, elle définit un programme de recherche.
De quelle science s’agit-il ? De la psychologie qu’il faut sortir des préjugés et de la morale pour en faire un “ Psychologie des profondeurs ” qui sera une véritable psychophysiologie. Mais cette nouvelle science devra lutter contre “ les résistances inconscientes ”. Si on va au-delà de la morale, la psychologie retrouvera son statut de science maîtresse.
Mais pour autant, on ne doit pas idolâtrer la science. Le savoir lui-même n’est qu’un raffinement de l’ignorance. Ne pas savoir : c’est ce qui nous permet l’insouciance et l’action, et la jouissance de la vie. Le savoir s’élève sur cette base et ne lui pas antagonique. Le savoir est aussi un moyen de ne pas savoir, de nous masquer ce qui est inutile ou nuisible à la vie. C’est pourquoi le monde de la science est un monde simplifié, un monde qui élimine du réel ce qui ne nous est pas utile.

La part de la bête

Nietzsche propose de remplacer la question kantienne “ Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? ” par “ Pourquoi devons nous croire à de tels jugements ? Quelle est leur nécessité vitale ? ” Si nous devons croire en leur vérité, c’est selon une croyance qui appartient à “ l’optique de la vie et à sa perspective. ”
Il faut assumer la part de la “ bête ” qui est en nous. La condamner et l’assumer. C’est le mérite des philosophes cyniques (Diogène). C’est pourquoi, à cause de ce consentement à la bête, il y a chez Nietzsche un refus obstiné de “ l’homme qui s’indigne, l’homme qui se déchire et s’écorche lui-même à belles dents ”. Car “ nul ne ment autant qu’un homme indigné. ” Quelque chose qui fait penser aux virulentes critiques des “ moralistes ” qu’on trouve chez Spinoza quand il s’en prend à ceux qui passent leur temps à rabaisser l’homme.
La contrepartie de cette prise de position est dans la nécessité de séparer pensée ésotérique et pensée exotérique. Nietzsche invoque le danger d’une pensée élevée pour les âmes basses. C’est pourquoi il défend l’idée d’une double pensée. Ce qui nous incitera à la prudence quant à l’interprétation de l’œuvre nietzschéenne. Mais du même coup la rend bien énigmatique.

La généalogie de la morale

La préhistoire est en deçà du bien et du mal. La norme des actes, c’est leur succès ou leur échec : “ la valeur ou l’absence de valeur d’une action découla de ses conséquences ”. Donc, une action est “ bonne ” si elle est favorable à celui qui la mène. Il n’y a pas encore de jugement concernant ni l’action elle-même ni ses mobiles. Au point de départ de l’évolution humaine, c’est une sorte de pragmatisme strict qui est le fondement de l’appréciation des comportements humains : “ c’était la vertu rétroactive du succès ou de l’échec qui inclinait les hommes à juger d’une action en bien ou en mal. Les parents sont jugés d’après les enfants. ”
C’est l’époque pré-morale. L’impératif “ Connais-toi toi-même ” était inconnu. C’est un homme sans intériorité que présente ici Nietzsche. Mais ce genre de pragmatisme ne doit pas être confondu avec l’utilitarisme. Est bon ce qui permet non le bonheur de la masse – de l’esprit plébéien dit Nietzsche – mais ce qui manifeste les qualités des êtres supérieurs. Voilà le règne des valeurs aristocratiques qui amène à inverser ce rapport pragmatique. C’est la “ naissance ” (ou la cause et non plus la conséquence qui détermine le jugement (dans l’époque pré-morale, c’est la réussite des enfants qui juge les parents, maintenant les enfants sont nobles en raison de leur naissance) d’où l’origine de la morale de l’intention (l’intention est avant l’action comme les parents avant les enfants). Ainsi l’évaluation morale proprement est-elle d’abord née du règne de l’aristocratie mais “ au fond de toutes ces races nobles, on ne peut méconnaître le fauve, la superbe bête blonde en quête de la volupté du butin et de la victoire ”.
Mais la valeur d’une action réside, dit Nietzsche en opposition avec Kant, dans ce qu’elle a de non intentionnel, car l’intention n’est que la surface et loin de nous permettre d’évaluer, de peser la valeur de l’action, elle la dissimule, comme la “ bonne intention ” n’est souvent que le masque sont s’affuble l’instinct. De même les bons sentiments visent à séduire ; mais qu’ils plaisent n’est pas un argument en leur faveur. C’est pourquoi la réaction contre les valeurs aristocratiques est l’insurrection des esclaves chez qui le ressentiment va être créateur de ces nouvelles valeurs morales “ démocratiques ” ou plébéiennes. L’égalité, l’idée que nul n’est méchant volontairement, toutes ces idées qui sont au centre des pensées socratique ou chrétienne, voilà ce qui naît de ce retournement du regard évaluateur. Dans toute la pensée morale et politique moderne, c’est la “ race assujettie ” qui reprend le dessus.
Il serait pourtant erroné de s’en tenir là et de rabattre finalement la pensée nietzschéenne à une version moderne des discours du Calliclès et du Thrasymaque de Platon met en scène dans ses dialogues. Car Nietzsche reconnaît que le fauve doit être domestiqué et que l’instinct doit être sublimé. Bref que sa déconstruction de la morale aura bien du mal à être immorale.

De la déconstruction de la morale à l’ontologie : la volonté de puissance

Il y a, chez Nietzsche, une ontologie moniste. Le monisme, exigence de la pensée, au moins à titre de méthode. Nous n’avons pas d’autre “ donné ” que les appétits et les passions. Il nous faut donc comprendre le monde matériel comme une unité dont nous ne différons pas. C’est une question de méthode que Nietzsche invoque. Inutile de supposer à l’avance de nombreuses causes distinctes. La méthode c’est d’essayer d’en chercher une seule, de ramener la divers à un seul principe, “ jusqu’à l’absurde ”, dit-il.
Ainsi, le corps doit-il être conçu comme un “ champ de forces ”, la combinaison et l’opposition des instincts. Et le monde matériel n’en est pas substantiellement différent. Il n’en apparaît que comme une forme plus primitive. Complication et combinaison de systèmes de forces : telle apparaît la vie et c’est pourquoi le monde “ vu de l’intérieur ” est vu comme volonté de puissance et rien d’autre. Cette définition élimine le concept métaphysique traditionnel de la volonté. “ Il n’y a pas de volonté ” répète Nietzsche. En ramenant la “ volonté de puissance ” au jeu des forces de notre monde, c’est la volonté comme substance métaphysique ou comme faculté du sujet qui disparaît.
Il n’y pas de volonté parce que le “ vouloir ” humain n’est pas une mystérieuse faculté qui précéderait l’action, mais le résultat (la résultante selon le parallélogramme des forces) des combinaisons contradictoires des instincts, des pulsions en lutte entre elles pour la prépondérance. Ce que nous appelons volonté, ce n’est que triomphe provisoire d’une pulsion sur les autres ou la traduction en termes conscients de l’état d’équilibre temporaire qui s’est installé dans le jeu des pulsions. La volonté de puissance, c’est simplement le déploiement, non finalisé, sans but fixé à l’avance, des forces. La vie, et a fortiori la vie humaine, n’est qu’un cas particulier de la volonté de puissance qui se diversifie, s’affine, mais aussi s’affaiblit dit Nietzsche.
Enfin il y a une bipolarité fondamentale de la volonté de puissance (force active et force réactive). La question est de savoir “ si nous considérons la volonté comme réellement agissante ”, c'est-à-dire s’il y a bien une “ causalité de la volonté ”. Si on l’admet (c’est une croyance ou une simple hypothèse), alors elle doit avoir une portée générale ; donc elle doit être au fondement même de tout être, et pas seulement une propriété ou une faculté spéciale de l’esprit de l’homme.

Conclusion : l’esprit libre

Au delà des contradictions de la pensée de Nietzsche, ces contradictions qui ont tant contribué à sa méconnaissance et à la diffusion d’un nietzschéisme de pacotille, maigre couverture du bon vieux “ droit du plus fort ”, il faut d’abord souligner la portée de cette “ psychologie des profondeurs ” comme moyen d’explorer et de tester nos sentiments moraux. Il faut regarder en face l’âme humaine, quoiqu’il en coûte, en refusant les illusions consolatrices qui dressent un idéal de l’âme humaine face à sa réalité.
Nietzsche le dit : la volonté de défendre sa vérité rend “ venimeux, sournois, mauvais ”. Donc, on ne peut pas être “ nietzschéen ”, si être nietzschéen c’est défendre une position philosophique contre des ennemis.

mercredi 27 mars 2002

Républicanisme et socialisme : la question de la propriété


Justification d’une recherche

L’évidente et profonde crise du socialisme à l’échelle internationale pose de sérieuses questions à tous ceux qui croient encore nécessaire une transformation sociale radicale, seule à même de résoudre les questions angoissantes que pose à l’humanité le développement presque sans opposition de la domination du capital financier. Cette crise a une première origine évidente : le “ socialisme réel ” a échoué lamentablement, englouti sous les ruines des régimes tyranniques qui prétendaient l’incarner. Mais il ne suffit pas de refuser ce “ socialisme ” dénaturé, ni d’entreprendre la recherche de nouvelles formules théoriques pour redonner vie à ce qui fut la grande espérance du siècle passé. Construire des “ modèles ” pour le socialisme me semble une activité des plus utiles. Mais nous sommes confrontés à un problème peut-être plus grave. Si la liberté est notre bien le plus précieux, le mouvement ouvrier du xixe pouvait se présenter comme l’héritier du mouvement émancipateur qui commence au cœur du Moyen Âge avec la lutte pour les franchises communales et bientôt le gouvernement républicain des grandes villes libres italiennes. Cependant, l’évolution vers le “ socialisme de caserne ” puis vers les régimes totalitaires contredit cette inscription historique longue et délégitime ainsi le projet socialiste et permet, a contrario de faire du libéralisme économiste et utilitariste le seul représentant légitime de ce mouvement.[i]
Donc c’est le projet socialiste lui-même qui doit être re-légitimé. Je voudrais montrer ici que le projet d’une transformation radicale des rapports sociaux peut être reconstruit en prenant appui sur la tradition humaniste, égalitariste et républicaine[ii].
Je rappellerai (I) quelle conception de la liberté défend le républicanisme, par différence avec les théories concurrentes comme le libéralisme politique d’un côté et les diverses formes de la liberté comme affirmation de soi contenues principalement dans la tradition socialiste. En (II) je montrerai comment le républicanisme fournit un cadre théorique permettant de penser un socialisme qui tire le bilan d’une expérience maintenant plus que séculaire … où les échecs sont cependant bien plus nombreux que les succès. Enfin, (III) j’essaierai de dire pourquoi la question de la propriété est restée énigmatique et j’indiquerai quelques pistes de travail.

La liberté républicaine

Le républicanisme, tel que le définit Philip Pettit, est essentiellement une doctrine politique, et en première approche ne semble guère éclairer notre propos. Cependant, en faisant de la question de la domination la question capitale de la théorie politique, l’approche républicaniste permet de renouveler tant la problématique du pouvoir que celle de la propriété dans le champ de la pensée socialiste.
L’opposition traditionnelle dans laquelle s’ancre la tradition socialiste concerne d’abord la liberté. À la liberté libérale – dont je laisse ici de côté la critique bien connue – qui consiste à restreindre au minimum l’intervention de l’État dans les affaires privées des individus, s’oppose la conception de la liberté comme affirmation de soi (“ le développement de toutes les potentialités ” comme le dit Marx dans le Capital). C’est pourquoi l’exercice direct du pouvoir à tous les niveaux constitue une des revendications de base du socialisme, une revendication qui voit la réalisation de l’homme dans la maîtrise sur sa propre vie. Et c’est pourquoi la “ démocratie directe ” par les conseils ouvriers a été présentée comme la forme adéquate de l’émancipation.[iii]
Il y a cependant de bonnes raisons d’être méfiants à l’égard de cet idéal. Rousseau se demandait déjà si cet autogouvernement n’était pas un régime fait pour les dieux. Quand les hommes montent à l’assaut du ciel, dans les périodes d’exaltation révolutionnaire, elle est sans doute la forme spontanée qui ressurgit à chaque fois. Mais on ne peut pas faire la révolution tous les jours et tous les individus sont loin de participer à ces mouvements révolutionnaires. Et quand il s’agit de stabiliser de nouvelles formes d’organisation sociale et politique, ces formes révolutionnaires se vident de tout contenu et soit disparaissent soit se figent en appareil bureaucratique.
En pratique, dans une nation plus vaste qu’une cité grecque ou un canton suisse, la démocratie directe se transforme en une pyramide de conseils (les soviets dans la Russie révolutionnaire) qui devient incontrôlable par les citoyens de base et peut facilement être la proie de toutes les manipulations (notamment celles des fractions minoritaires les mieux organisées). Enfin, cette démocratie directe sans contrepoids peut souvent assurer l’une des formes les plus terrifiantes de tyrannie, la tyrannie de la majorité.
Réfléchissant sur les leçons des expériences socialistes, Tony Andréani réfute les analyses de ceux qui pensent que c’est seulement l’absence de démocratie qui est la cause de l’échec de la “ construction socialiste ” en URSS et dans les pays du “ socialisme réel ”. Il ajoute ceci : “ Une démocratie pleinement développée n’est même pas souhaitable. Tout n’est pas faux dans la critique hayekienne de la “ démocratie illimitée ”. Pour ce maître à penser du néolibéralisme la démocratie doit être réduite au minimum, c'est-à-dire à la codification des règles qui naissent du libre jeu du marché et qui doivent permettre à son “ ordre spontané ” de fonctionner sans frictions. Elle pourrait même en fait être remplacée par une despotisme éclairé. Mais quand Hayek dénonce le “ constructivisme ”, il n’a pas tout à fait tort. Une démocratie permanente et sans rivages, outre le coût qu’elle impliquerait, comporterait de grands risques de paralysie, puisque tout serait susceptible à tout moment d’être remis en cause. Enfin, il est certain que les individus s’en lasseraient rapidement. ”[iv]
C’est cet exceptionnalisme de la démocratie directe et donc l’idée de la liberté comme auto-affirmation qui redonne toute sa place à la conception républicaine telle que la définit Philip Pettit. S’il est impossible de rêver d’une démocratie à l’athénienne étendue à toute la population et si on ne veut pas se contenter de la liberté négative des libéraux, la conception républicaine pourrait bien être le moyen de dépasser cette antinomie classique.
Alors que pour la conception libérale, c’est l’opposition jus/lex qui est centrale, pour la conception républicaine, c’est l’opposition liber/servus, l’opposition entre le citoyen libre et l’esclave. Contre les libéraux, tenant de la liberté comme non-ingérence de l’État, les républicanistes affirment que la loi libère si elle protège les individus contre la domination, même “ librement ” consentie d’autres individus. Contre les tenants de la liberté comme participation à l’exercice du pouvoir politique dans la cité, les républicanistes, reprenant Machiavel soutiennent que les hommes ne veulent pas tant gouverner que n’être pas gouvernés.
On retrouve cette problématique chez Philip Pettit pour qui il peut y avoir ingérence sans perte de liberté, quand l’ingérence n’est pas arbitraire et ne représente pas une forme de domination, c'est-à-dire “ quand elle est contrôlée par les intérêts et les opinions de celui qui en est affecté ”[v]. Une loi faite dans l’intérêt du peuple interfère avec la volonté des individus mais elle n’est pas une forme de domination. Dans la tradition républicaine, c’est la loi qui crée la liberté que les citoyens peuvent partager. Du même coup le problème de la liberté des individus se reporte sur celui de l’origine de la loi. Donc la question clé est celle de la souveraineté du peuple en tant que législateur et non l’exercice direct et permanent du pouvoir politique exécutif.
Entre la liberté négative (ou non-ingérence) et la liberté comme maîtrise de son propre sort (fondée sur la participation au gouvernement de la cité), la liberté républicaine peut être définie comme non-domination. Mais la liberté comme non-domination ne concerne pas principalement, comme chez les libéraux, le rapport entre le pouvoir politique et les personnes privées, mais toutes les formes de domination, y compris celles qui s’établissent dans la société civile. Ainsi les rapports entre les hommes et les femmes ou entre patrons et salariés peuvent-ils être des rapports de domination contre lesquels la force de la loi doit protéger les individus.
Pettit distingue domination et ingérence. L’ingérence est toute limitation qu’une personne (physique ou morale) peut apporter à la liberté de choix et de mouvement d’un individu. Ainsi dans le cas du policier qui intervient pour faire appliquer la loi et protéger les personnes il s’agit bien d’une ingérence mais sans domination. La question est seulement de savoir quels intérêts sont poursuivis ? Un agent en domine un autre si, et seulement si, il a un certain pouvoir sur le second, en particulier un pouvoir d’ingérence sur une base arbitraire. L’agent peut être une personne ou un acteur collectif. Et pour éviter toutes les objections éventuelles, Pettit donne l’exemple de la tyrannie de la majorité. La majorité n’est pas plus fondée que quiconque à dominer !

Conséquences politiques du républicanisme

L’ingérence supposée dans la domination a deux caractéristiques : 1) elle rend les choses pires pour le dominé et non meilleures ; 2) elle n’intervient pas par accident. L’intentionnalité de l’ingérence est donc supposée pour qu’il y ait domination.
Comme le fait remarquer Pettit, il est évident que cette définition de liberté incite au radicalisme social. Protéger les individus contre la domination, leur assurer les possibilités d’une existence stable et sans trop d’anxiété face à l’avenir, voilà ce que doit faire la liberté républicaine. Mais, si le républicanisme est conséquent, cela suppose que le pouvoir étatique ne s’arrête pas à porte des entreprises et ne s’incline pas devant les sacro-saintes lois du marché.
Le républicanisme est donc un “ égalitarisme structurel ” comme le dit Pettit. Chez Rawls, les plus grandes inégalités de distribution des richesses peuvent être justes si elles sont conformes au principe de différence – c'est-à-dire si elles profitent en priorité au plus défavorisés.[vi] Pour Pettit au contraire, la liberté comme non-domination étant fonction des pouvoirs relatifs des individus, cela “ a un impact immédiat sur la possibilité d’augmenter l’intensité d’ensemble de la non-domination par l’introduction d’une plus grande inégalité dans sa distribution. ”[vii] On voit donc immédiatement que la réduction de la domination dans les rapports employeurs/salariés a, chez Pettit, un rapport immédiat avec la liberté d’ensemble de la société, alors que Rawls a toujours cherché à protéger la Théorie de la Justice contre des conséquences aussi subversives. Ainsi Pettit souligne que l’idée de liberté comme non-domination doit être agréable aux socialistes car elle est implicitement “ une réclamation contre l’esclavage salarié ”.[viii] Par exemple, la conception républicaine légitime l’arme de la grève comme moyen de défense des ouvriers contre la domination patronale.
La liberté comme non-domination est conçue essentiellement comme une liberté civique. Un individu peut se retirer de la vie sociale et alors il ne subira plus les ingérences arbitraires des autres, mais il ne sera pas libre pour autant. Reprenant la tradition romaine de la libertas comme civitas, la conception républicaniste fait de la liberté d’abord une question politique et donc affirme que la liberté du citoyen et la liberté de la cité sont une seule et même chose. Elle s’oppose ainsi frontalement aux conceptions libérales, dominantes aujourd’hui, qui dissocient totalement les libertés individuelles de l’existence d’une république. Elle replace donc au premier plan ce qu’on appelait le bien public. Elle réaffirme que les individus ne peuvent être libres que dans une République libre.
Que tirer de tout cela ? Tout simplement que l’émancipation n’a pas besoin d’aller cherche midi à quatorze heures et que les formes du pouvoir politique adéquates résident dans la république parlementaire, fondée sur la séparation des pouvoirs, le respect absolu du pouvoir populaire législatif, la protection constitutionnelle des droits des minorités et un très large autogouvernement local. Bref quelque chose que Marx et Engels commençaient à envisager, ainsi que les études de Jacques Texier nous l’ont montré.

La question de la propriété

Pettit fait remarquer que le républicanisme n’est pas seulement agréable aux défenseurs du socialisme, mais aussi à ceux de la propriété privée, ce qui lui permet d’affirmer qu’elle pourrait être une bonne théorie politique permettant un consensus par recoupement en remplacement de la théorie de Rawls. Allons un peu plus loin.
1)     Le conception républicaine ne dissocie pas les libertés individuelles de la citoyenneté et ceci n’est possible que si on pose au fondement même de la société l’existence d’un bien public. Donc est posée la question de l’appropriation sociale. Il n’y a pas de vie commune sans que soient définis les biens publics qui doivent être soumis directement au pouvoir commun.
2)     Si être libre c’est n’avoir pas de maître, si c’est obéir à la loi pour n’obéir à personne, comme le dit Rousseau, dès lors que les rapports de propriété permettent à un homme d’être le maître d’un autre, ces rapports sont frappés d’illégitimité du point de vue même de ce qui constitue l’essence de ce bien public qui définit l’état civil. C’est pourquoi si Rousseau défend la propriété privée à condition qu’elle reste mesurée, Spinoza envisage dans le Traité politique des limitations drastiques au droit de propriété.
3)     Il est nécessaire de retravailler le statut de la propriété privée dans une perspective socialiste, c'est-à-dire précisément l’articulation entre propriété sociale et propriété privée.
Avant d’aller plus loin, je voudrais souligner ceci : le socialisme ne peut pas être justifié pour des raisons “ scientifiques ” ou de rationalité. Le mode de production capitaliste est rationnel, à sa façon tout comme l’était la planification centralisée à la soviétique. Mais la rationalité devient facilement folle. Ce sont seulement des choix axiologiques raisonnables qui peuvent guider une théorie politique. Nous sommes pour une autre organisation de la société fondamentalement pour des raisons morales ou éthiques : parce que nous croyons comme Kant que nous ne devons jamais considérer la personne humaine simplement comme un moyen mais toujours comme une fin en soi, mais aussi (et ce n’est pas contradictoire) parce que le bien de l’homme réside dans une très large mesure dans le fait de vivre ensemble (alors que les libéraux du genre Nozick soutiennent que les individus mènent des existences séparées).
La première thèse (kantienne) soutient la liberté comme non domination, y compris la domination qui se fonde sur la propriété capitaliste, ce que Kant n’avait pas vu. La seconde définit le bien commun. Ces deux thèses, prises de manière conséquente, conduisent directement à une critique radicale de la société soumise au mode de production capitaliste.
Je laisse de côté la question de l’appropriation sociale et de la critique du rapport capitaliste qui a été largement abordée. Je voudrais insister pour terminer sur le problème de la propriété privée.
Hannah Arendt considère la propriété collective comme une contradiction dans les termes. La société de masse, dit Arendt, détruit non seulement le domaine public mais aussi le domaine privé, c'est-à-dire de la possibilité même d’une protection contre le monde. Arendt montre que le monde antique distingue la propriété et la richesse alors que notre monde abolit cette distinction absorbant la propriété dans la richesse. Elle fait cette remarque qui mérite d’être méditée : “ À la longue, l’appropriation individuelle des richesses n’aura pas plus de respect pour la propriété privée que la socialisation des processus d’accumulation. Ce n’est pas Karl Marx qui l’a inventé, c’est un fait qui tient à la nature même de cette société ”[ix]. C’est l’évidence : les possesseurs de capital fuient les ennuis de la propriété : ils ne détiennent que des titres interchangeables et négociables 24 heures sur 24. Les grandes entreprises se débarrassent de leur parcs immobilier et automobile. La propriété privée n’est plus un lieu à soi ; elle a disparu au profit de l’expression la plus abstraite, la plus “ métaphysique ”  dirait Marx de la richesse sociale, l’argent.
Si on reprend avec Arendt la dissociation antique de la propriété et de la richesse, on pourrait donc distinguer propriété privée et propriété capitaliste. Bien qu’elle commette une erreur concernant la pensée de Marx qu’elle voit comme une revendication de “ l’abolition de toute propriété ”, Hannah Arendt fait justement remarquer “ l’intérêt dominant n’est plus la propriété ”, conçue comme un enclos dans l’espace commun, mais “ l’accroissement de richesse et le processus d’accumulation comme tel ”[x], processus qu’elle analyse comme la destruction de toute possibilité de constitution d’un “ monde commun ”. Un monde, notre monde où toute la richesse sociale “ s’annonce comme une immense accumulation de marchandises ” est-il encore un monde commun ?
Locke, le grand théoricien du capitalisme libéral, articule son Traité du gouvernement civil sur le passage de la propriété privée fondée sur le travail, une propriété qui ne permet pas d’accumulation et la propriété libérée de ses entraves, celle de l’argent, qui est potentiellement accumulation illimitée de richesse. Voilà une autre piste qu’on pourrait suivre. Quoi qu’il en soit, une analyse plus fine de la propriété, distinguant des formes de propriété privée habituellement subsumée sous la même dénomination, permettrait de réintroduire la question de la structure sociale dans la problématique des théories de la justice du type rawlsien ou autre.
Enfin, il y un dernier point qui pourrait être retravaillé. On sait que les révolutionnaires de 1789 tout comme Kant (et même parfois Rousseau) distinguaient deux catégories de citoyens, les citoyens actifs et les citoyens passifs. Les droits politiques sont réservés aux hommes libres, c'est-à-dire à ceux dont les conditions de base de la vie ne dépendent pas d’un autre homme. Généralement on ne sait pas très bien comment traiter cette question ; on y voit une limitation de la pensée démocratique des grands ancêtres – c’est comme dans l’affaire de l’esclavage chez Aristote : le philosophe est gêné aux entournures. Je crois que ces grands ancêtres n’étaient pas victimes des préjugés de leur époque mais au contraire fort perspicaces : ils ne parvenaient pas appeler homme libre un homme dont la vie est entre les mains d’un autre homme ; on peut éventuellement leur reprocher d’en avoir pris leur parti, et d’avoir transformé le fait en droit, mais certainement pas d’avoir perçu cette question sur laquelle nous fermons obstinément les yeux. Je vais donner un exemple qui permettra de saisir de quoi il s’agit. On a coutume de penser de que l’exode rural est le départ des paysans de la campagne pour devenir ouvrier en ville. C’est très largement faux : ce sont d’abord les ouvriers ruraux qui sont devenus des ouvriers citadins. Mais le changement est fondamental. L’ouvrier rural a son jardin, ses poules et dispose encore partiellement de lui-même. L’ouvrier citadin n’a plus rien de tout cela et se trouve à la merci du capitaliste. Tout cela n’a pas grand-chose à voir avec les schémas du marxisme standard mais éclaire singulièrement ces questions de la propriété.
La propriété privée fondée sur le travail pourrait alors apparaître comme une protection contre la propriété capitaliste, mais aussi contre les dégénérescences possibles des diverses formes de propriété sociale. Après tout, si nous sommes favorables à des formes de production basées sur la libre association des producteurs, la possibilité de se retirer de l’association est la garantie de la liberté. Autrement dit, est-ce qu’une bonne théorie de la justice ne devrait pas déterminer aussi des principes de base de répartition de la propriété privée – au lieu de se concentrer uniquement sur les revenus et la richesse.
Je ne veux pas revenir à la petite production marchande, encore que je m’interroge toujours sur la formule de Marx qui veut restaurer “ la propriété individuelle ” du travailleur sur la base des “ acquêts de l’ère capitaliste ”. Mais je crois que cette approche permet de comprendre quelque chose de fondamental qui nous a souvent échappé.
Denis Collin – mars 2002


[i] Je ne veux pas engager ici un débat sémantique, mais le terme libéralisme me gêne car il couvre indistinction Hobbes et Benjamin Constant et il me semble que ce n’est pas du tout le même genre de libéralisme que défendent ces deux-là.
[ii] J’entends par ce dernier qualificatif la tradition qu’on redéfinie certains auteurs comme John Pocock, Quentin Skinner ou Philip Pettit.
[iii] Il serait intéressant d’étudier les liens entre l’humanisme civique – cette tradition qui va d’Aristote à Hannah Arendt et fait de l’action par la parole dans l’espace public le plus haut degré de la vie active ­– et le socialisme révolutionnaire des conseils. Arendt, dont la mère était proche de Rosa Luxemburg, fait elle-même ce lien dans son analyse des conseils ouvriers hongrois de 1956.
[iv] ANDREANI (Tony) : Le socialisme est (a) venir, Syllepse, 2001, page 120
[v] PETTIT (Philip), Republicanism, A Theory of  Freedom and Government,  Oxford University Press, 1997-1999 page 36
[vi] J’ai montré ailleurs (Morale et Justice Sociale,  Seuil, 2001, coll. La couleur des idées) le caractère indéterminé du principe de différence.
[vii] PETTIT, op. cit. page 114
[viii] PETTIT, op. cit. page 142. Pettit montre également que les revendications féministes ou environnementalistes peuvent aisément être reformulées dans le langage du républicanisme (cf. pp. 135-141). Enfin, il affirme que la République est aussi un idéal communautaire et essaie de trouver une synthèse entre l’universalisme classique et les revendications communautaires raisonnables.
[ix] ARENDT, Hannah : Condition de l’homme moderne, Presses Pocket, page 109
[x] ARENDT, op. cit. page 164

mardi 26 mars 2002

L'idéologie chez Marx et Pareto.

Par Norberto Bobbio (traduit de l'italien)
Notice: Né en 1909 à Turin, nommé sénateur à vie en 1984, Norberto Bobbio s'est surtout consacré à la philosophie politique et à la philosophie du droit: "Teoria delle scienza giuridica" (1950), "Politica e cultura" (1955), "Teoria delle norma giuridica" (1958), "Teoria dell'ordinamento giuridico" (1960), "Il positivismo giuridico" (1961), "Profilo ideologico del Novecento" (1969), "Quale socialismo?" (1976), "Il futuro delle democrazia" (1984), "l'eta dei diritti (1990) et "Destra e sinistra" (1994).
Vilfredo Pareto (1848-1923), économiste et sociologue italien est surtout connu par sa définition du concept d'optimum économique. Successeur de Walras à la chaire d'économie de l'université de Lausanne, parmi ses travaux figure l'analyse des anticipations des agents économiques. Pareto est également le père de la notion d'optimum. Sa place dans la construction de la science économique moderne est donc décisive. Ce qui est discuté c'est son travail sociologique qui s'inscrit dans la lignée des penseurs italiens du début du siècle, comme Roberto Michels.
Le texte qui suit est extrait des "Saggi sulla scienza politica in Italia" (Laterza 1971-1996) de Norberto Bobbio. Il est consacré aux liens entre Marx et Vilfredo Pareto sur la question de la théorie de l'idéologie.

1. Qu'une grande part de la sociologie de Pareto consiste en une critique de l'idéologie, cela a été déjà remarqué plus d'une fois: une de ses quatre grandes oeuvres, Les systèmes socialistes, est en réalité un traité de critique idéologique; des treize chapitres en quoi est divisé le Trattato di sociologia generale, au moins dix sont consacrés aux problèmes liés à l'individuation et à la critique de l'idéologie. Ce qui n'a peut-être pas été suffisamment analysé est la contribution donnée par Pareto à l'élaboration d'une théorie de l'idéologie qui comprenne les trois problèmes relatifs à la genèse, à la nature et à la fonction de la pensée idéologique. Dès la première oeuvre mentionnée, Les systèmes, la critique des théories socialistes est accompagnée par un effort continu d'analyse des présupposés psychologiques qui peuvent expliquer la naissance et la raison d'être de la pensée idéologique. Avec la distinction initiale et fondamentale entre actions logiques et actions non logiques, le Trattato se présente dès le début, plus que comme une oeuvre de sociologie dans le sens traditionnel du terme, comme une théorie générale de l'action humaine, dans laquelle le critère principal de distinction entre les actions semble prédisposé à la fin de servir de base à une théorie de l'idéologie. Dans l'oeuvre intermédiaire, le Manuale di economia politica, de 1906, , le long chapitre dédié à la sociologie (chapitre II, Introduzione alle scienze sociali) est tout entier un abrégé de théorie et de critique de l'idéologie.
2. Nonobstant les doutes, souvent soulevés naguère sur l'inspiration marxienne de Pareto, on peut amplement donner des documents de la sollicitation, si on ne veut pas parler d'inspiration, qu'il reçut pour ce qui concerne le problème de l'idéologie, de la rencontre avec le marxisme, même si c'est à travers la lecture de Antonio Labriola. Dans une page de la dernière Cronoca, qui est de 1897, et donc de quelques années antérieure à la composition des Systèmes, prenant énergiquement la défense de Ettore Ciccotti, non promu professeur ordinaire parce que socialiste, il en vint à parler de Labriola et écrivait: "[...] il y a plus de profondeur de pensée dans une seule page du livre écrit par Labriola sur le matérialisme historique, que dans cent volumes de nos protectionnistes et de nos politiciens." Ce qui le frappa le plus dans cette oeuvre découle clairement de la phrase suivante: "Lisez, par exemple, la critique que l'auteur fait du verbalisme, de l'idéologie, ou de la phraséologie, dites si elles ne pas vraies et profondes." Et immédiatement après, il cite un long extrait de l'essai sur la nouvelle critique des sources, dans lequel Labriola demandait à l'historien de "dépouiller" les faits des "enveloppes" dont ils sont revêtus. L'année suivante, il recensa l'essai de Labriola pour la "Zeitschrift für Sozialwissenschaft", et, le définissant comme "probablement l'expression la plus complète et la plus savante que nous possédions de la doctrine marxiste", il en loue surtout la partie critique qu'il fait consister précisément dans une conception et une méthodologie conséquente et plus réaliste de l'histoire: "En peu de mots, voici maintenant comment apparaît la nouvelle doctrine. Elle a une partie critique excellente, exactement celle qui réfute les idéologies qui prévalent encore dans certaines secteurs des historiens, et qui vise à les étudier avec les méthodes des sciences de la nature. Une telle critique n'est pas entièrement neuve et dans notre siècle ses principes ont été largement appliqués à l'étude de l'antiquité; mais cela n'a peut-être jamais été exprimé avec tant de vigueur que par Labriola et les autres marxistes." Enfin dans les Systèmes, après avoir déclaré que la lecture de Labriola et de Croce est indispensable pour apprécier le statut actuel de la question du matérialisme historique, il en réfute l'interprétation "populaire", qui le réduit à un économisme et il en accepte l'interprétation savante qui est purement et simplement "la conception objective et scientifique de l'histoire" (nous savons que pour Pareto le plus grand éloge qu'il puisse faire d'une théorie est de lui reconnaître un caractère scientifique). Ces prémisses étant données, on peut interpréter l'effort qu'il fait dans les Systèmes pour démontrer le manque de valeur scientifique des théories socialistes anciennes et modernes comme une tentative de leur appliquer la critique des idéologies qu'il pense avoir bien appris du réalisme marxiste.
3. Ce programme de travail se développe, comme cela apparaît déjà dans l'introduction aux Systèmes, dans une véritable théorie des phénomènes sociaux, fondée sur la distinction entre phénomène objectif et phénomène subjectif. Phénomène objectif est le fait réel, qu'il est du devoir de la recherche scientifique de découvrir et de déterminer; phénomène subjectif est la forme sous laquelle notre esprit le conçoit et cette forme est souvent, pour des raisons multiples, psychologiques, historiques, pratiques, une image déformée. La critique historique, pour atteindre à la découverte des faits réels, doit reconstituer l'objet au delà de l'image déformée que souvent nous nous en faisons. Cette opération est difficile, spécialement dans l'étude de la réalité sociale, parce que souvent les hommes, n'ayant pas conscience des forces qui poussent, attribuent à leurs actions des causes imaginaires différentes des causes réelles.
Dans le Manuale, à la distinction entre phénomène objectif et phénomène subjectif se superpose la distinction plus précise entre relation objective et relation subjective; la relation objective est la relation qui existe entre deux réels A et B. La relation subjective est celle qui se forme dans l'esprit de l'homme et qui existe non entre deux faits mais entre deux concepts A' et B'. Quand la relation subjective correspond à la relation objective, on se trouve en face d'une théorie scientifique; quand il n'y a pas correspondance, c'est-à-dire qu'il arrive que le rapport de A' et B' soit en totalité ou en partie une reproduction mentale imaginaire du rapport effectif de A et B, la théorie n'est pas scientifique. À ce genre de théories non scientifiques appartient la majeure partie des théories sociales élaborées jusqu'ici et le premier devoir de la sociologie est d'en montrer le manque de fondement et l'inconsistance.
Dans le Trattato, il revient à la distinction entre phénomène subjectif et phénomène objectif: "tout phénomène social peut être considéré sous deux aspects, c'est-à-dire ce qu'il est en réalité et ce qu'il est tel qu'il se présente à l'esprit de certains hommes. Le premier aspect, on le dira objectif, le second sera dit subjectif." Reliée au rapport entre les moyens et les fins, qui peut être adéquat ou inadéquat, elle permet la distinction fondamentale entre actions logiques et actions non logiques: les actions logiques sont celles dans lesquelles le rapport fin-moyen est adéquat tant objectivement que subjectivement, c'est-à-dire tant dans les faits que dans la conscience des agents; les non logiques sont toutes les autres qui peuvent être de quatre sortes: a)le moyen n'est pas adéquat et l'agent n'en a pas conscience; b) le moyen n'est pas adéquat et l'agent croit qu'il est adéquat; c) le moyen est adéquat et l'agent n'en a pas conscience; d) le moyen est adéquat mais l'agent en a une conscience déformée. Les actions caractéristiques de l'agir humain et que le sociologue doit continûment regarder d'un oeil vigilant sont celles de type b) et d): elles sont les ingrédients principaux des théories non scientifiques que Pareto nomme "non logico-expérimentales".
4. Cet exposé est sommaire et simplificateur. Mais il est suffisant, je l'espère, pour montrer dans quelle mesure Pareto aurait utilisé les suggestions marxiennes et dans quel sens on peut dire que sa conception des théories non logico-expérimentales se rapproche de la théorie de l'idéologie de Marx.
Par tous les pas, dans lesquels à travers la distinction entre phénomène objectif et phénomène subjectif est mis en relief le possible écart entre la réalité et sa représentation, Pareto se révèle singulièrement intéressé par le problème du lien qu'en termes marxistes on nommera lien entre l'être et la conscience. Autant Pareto montre qu'il accepte le principe marxien selon lequel ce n'est pas la conscience qui détermine l'être, mais l'être qui détermine la conscience, autant il diverge fondamentalement de Marx, comme nous le verrons, dans la manière de comprendre l'être. De l'acceptation de ce principe naît le canon méthodologique qui caractérise une partie notable de son oeuvre, comme du reste celle de Marx, selon laquelle on s'approche de la réalité effective d'autant plus qu'on rompt la croûte des fausses représentations qu'elle a dans la conscience des hommes. Dans un célèbre passage de L'idéologie Allemande, Marx avait écrit: "on ne part pas de ce que les hommes disent, s'imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu'on dit, pense, s'imagine, se représente à leur sujet, pour en arriver à l'homme en chair et en os; c'est à partir des hommes réellement actifs et de leur processus de vie réel que l'on expose le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus." Si Pareto avait pu connaître ce passage, il aurait pu en faire une devise de sa propre critique des théories sociales (y compris le marxisme).
Il convient de préciser que quand on parle de rapport entre la conscience et l'être, il est nécessaire de distinguer le phénomène de la conscience illusoire de celui de la fausse conscience. Par conscience illusoire, j'entends le phénomène de la fausse représentation (a); par fausse conscience, à l'inverse, le fait que cette fausse représentation peut se produire sans que celui qui la produit ait conscience de sa fausseté (b).
a) La manière avec laquelle opère la conscience illusoire est, aussi bien chez Marx que chez Pareto, double (même si la distinction n'apparaît pas toujours clairement): en tant que la conscience s'exprime et s'explique dans un discours plus ou moins élaboré et plus ou moins systématique, plutôt que la révéler, couvre la réalité ou bien la révèle en la déformant. Pour adopter une langage métaphorique, du reste fréquent dans les sciences sociales, l'idéologie se révèle comme un voile qui ne laisse pas entrevoir ce qui est en dessous ou comme un masque qui laisse transparaître ce qui est en dessous mais à travers une image déformée. Corrélativement, la critique des idéologies est comparée à une oeuvre de dévoilement ou consistant à ôter les masques. La métaphore la plus utilisée par Pareto est celle du vernis: un des motifs de la pensée idéologique serait, selon Pareto, de donner un vernis logique à l'expression des sentiments. Ensemble les deux opérations, la couverture et la déformation, entrent dans le cadre de la conscience illusoire, même si dans l'un et l'autre cas la fonction de la critique est différente, qui là est de découvrir et de dévoiler et ici est de corriger ou rectifier.
b) Tant chez Marx que chez Pareto, le phénomène de la conscience illusoire se duplique dans celui de la fausse conscience: dans un passage déjà mentionné des Systèmes, on lit que les hommes attribuent à leurs actions des causes imaginaires parce que "souvent ils n'ont pas conscience des forces qui les poussent à agir." Cette fausse conscience se manifeste elle aussi, comme la conscience illusoire, de manière double (correspondant aux deux espèces d'actions non logiques): ou comme croyance dans l'existence d'un rapport causal ou final apparent, c'est-à-dire qui n'existe pas dans la réalité, d'où le processus de la couverture; ou bien comme croyance en un lien causal ou final imaginaire, différent du réel, d'où le processus de déformation. Le thème de la fausse conscience est un des grands thèmes de la critique marxienne de l'idéologie, sur lequel il ne vaut pas la peine d'insister: la mystification idéologique n'est pas une opération intentionnelle mais le produit des conditions objectives, en particulier de la lutte pour la domination; précisément pour cette raison, la classe dominante tend à -- et a besoin de -- se présenter comme classe universelle. Relativement à la critique des doctrines religieuses, sociales, politiques, économiques, le matérialisme historique peut être considéré comme une démystification dans le double sens de révélations des erreurs qu'elles propagent et des illusions qui les ont fait surgir: dans le premier cas, il détruit la conscience mystifiante, dans le second, il prépare la conscience démystifiée, c'est-à-dire la conscience révolutionnaire.
5.La signification du mot "idéologie", prise en considération jusqu'ici, est la signification négative du terme. Dans le langage courant, mais aussi dans le langage scientifique le terme "idéologie" est utilisé maintenant de manière toujours plus diffuse aussi dans un sens neutre. Dans ce second sens, "idéologie" signifie, de façon plus générique, système de croyances et de valeurs, utilisé dans la lutte politique pour influencer le comportement des masses, pour les orienter dans une direction plutôt que dans une autre., pour obtenir le consensus, et, enfin, pour fonder la légitimité du pouvoir; tout ceci sans aucune référence à sa fonction mystifiante. Dans ce sens du terme "idéologie" n'importe quelle théorie politique peut devenir une idéologie dès le moment où elle est assumée comme programme d'action par un mouvement politique. On pourrait aussi parler d'une signification "faible" du terme d'idéologie, par opposition à la signification "forte" qui vient de la tradition marxiste. Alors que ce second sens, pour mettre les choses au clair, le fort, est plus fréquent dans la littérature européenne continentale, le sens faible est presque exclusivement usité dans la littérature anglo-saxonne.
Les deux significations du terme courent en parallèle sans jamais se rencontrer. Mais l'emploi de l'un ou de l'autre, sans conscience de la distinction, engendre confusion, malentendus et faux problèmes. Par exemple, le problème, tant discuté dans la philosophie contemporaine, de savoir si la philosophie est une idéologie acquiert un sens complètement différent selon qu'on entend "idéologie" dans le sens négatif ou dans le sens neutre; si on accepte la première signification, l'affirmation que la philosophie est une idéologie veut dire mettre l'accent sur son aspect mystifiant, c'est-à-dire de doctrine qui prétend avoir une valeur absolue et inconditionnée alors qu'elle n'a qu'une valeur relative et historiquement conditionnée; si on accepte la seconde signification, la même affirmation veut dire qu'on met l'accent plutôt sur la valeur pratique de la philosophie par contraste avec ses prétentions à être une théorie pure.
Encore ceci: la différence entre les deux significations du terme "idéologie" se voit bien dans l'usage de l'adjectif "idéologique" qui dans la première signification va seulement avec le mot "pensée", alors que dans le second sens, c'est avec "politique". Et de là dans la différence des deux termes qui sont opposés respectivement à "pensée idéologique" et à "politique idéologique". A la pensée idéologique s'oppose la pensée scientifique (ou philosophique). Si on veut un exemple particulièrement voyant de cette opposition, qu'on pense à la théorie pure du droit de Hans Kelsen, dont la tâche est de déloger toutes les idéologies qui sont cachées dans les replis des concepts traditionnels de la science juridique. A la politique idéologique, à l'inverse, on a coutume d'opposer, dans la science politique américaine, la politique pragmatique. D'un côté la pensée scientifique condamne l'idéologie parce qu'elle est fausse, mais suspend son jugement sur son utilité; il s'agit de la vieille théorie du mensonge utile. D'un autre côté, la politique pragmatique s'oppose à la politique idéologique, non pour des raisons de vérités ou de fausseté, mais exclusivement pour des raisons d'opportunité politique. Dans l'opposition entre pensée scientifique et pensée idéologique, l'idéologie indique une certaine manière de penser; dans l'opposition entre politique pragmatique et politique idéologique, l'idéologie, à l'inverse, désigne une certaine manière de faire de la politique. L'idéal opposé à une politique invalidée par la pensée idéologique est la politique scientifique; l'idéal opposé à une politique idéologique est, à l'inverse, comme on l'a déjà dit, une politique pragmatique.
Si on garde présentes à l'esprit ces distinctions entre les deux significations du mot "idéologie", encore une fois il apparaît que la conception de l'idéologie de Pareto s'est formée dans le sillage de celle de Marx. C'est chez Marx, en effet, que la notion négative de l'idéologie a pris naissance, même s'il faut reconnaître que, dans la tradition de la pensée marxiste, la signification positive fait peu à peu son chemin (par exemple chez Lénine et chez Gramsci). Comme nous l'avons vu, est caractéristique de la notion négative d'idéologie l'opposition de la pensée scientifique et de la pensée idéologique; cette opposition est un des motifs dominants de la critique de l'idéologie dans l'oeuvre de Pareto. Dans le Trattato, cette opposition est présentée dans la distinction entre théorie logico-expérimentales et théories non logico-exprimentales, et elle occupe une part significative dans l'oeuvre.
6.Outre la conception de l'idéologie comme fausse représentation et fausse conscience, Pareto se meut dans une direction qui n'a plus rien de commun avec celle suivie par Marx et par le marxisme; au contraire, elle en diverge tant qu'elle implique une conception de la société et de l'histoire opposée.
Les différences entre la conception de Pareto et celle de Marx peuvent se résumer en trois points principaux:
a) La découverte de la pensée idéologique est liée chez Marx à une conception déterminée de l'histoire, caractérisée par la lutte des classes; Pareto, à l'inverse fait de la pensée idéologique une manifestation pérenne de la nature humaine. Le sujet créateur et porteur de l'idéologie est, pour Marx, la classe: "les idées de la classe dominante sont, à chaque époque, les idées dominantes"; pour Pareto, c'est l'individu singulier, quelle que soit sa condition sociale et historique. Ce qui, chez Marx, est un produit d'une forme déterminée de société, est devenu chez Pareto un produit de la conscience individuelle, objet non d'une analyse historique mais psychologique. A la conception historiciste de l'idéologie, propre à Marx, Pareto oppose une conception naturaliste de l'homme comme animal idéologique (retombant ainsi dans cette hypostase de la nature humaine dans laquelle Marx voyait une des expressions de la pensée idéologique). Alors que chez Marx l'idéologie naît d'une nécessité historique, et est expliquée et justifiée historiquement comme instrument de domination, chez Pareto, elle naît d'un besoin psychique (mais jamais bien défini, du reste, et là où il est défini l'explication est superficielle), et elle est justifiée de manière naturaliste comme moyen efficace de transmission des croyances et des sentiments, aujourd'hui on dirait comme "technique de consensus". Le problème de la disposition de la pensée idéologique est résolu par Marx sur le plan historique, à travers la distinction entre infrastructure et superstructure; par Pareto, c'est sur le plan psychologique, à travers la distinction entre "résidus" et "dérivations".
b) En tant que l'idéologie exprime des intérêts de classes qui sont des intérêts particuliers, le procédé typique de la déformation idéologique selon Marx est la fausse universalisation, c'est-à-dire le fait de faire apparaître comme valeurs universelles des intérêts de classes, comme des rapports naturels et objectifs des rapports liés à des conditions historiques déterminées. En tant que l'idéologie naît d'un besoin d'obtenir le consensus d'autrui à nos désirs, ce que Pareto appelle "l'accord des sentiments", le procédé typique de la déformation idéologique est, pour Pareto, la fausse rationalisation, c'est-à-dire faire apparaître comme des discours rationnels des préceptes et des actions qui sont des manifestations de croyances, de sentiments, d'instincts irrationnels. Dans le Trattato, Pareto se décide à appeler "dérivations" les différents procédés de rationalisation des sentiments (après en avoir discuté amplement dans les ouvrages précédents en les appelant sans plus de manières "raisonnements"); et il y consacre une des parties de l'oeuvre les plus valables encore aujourd'hui. Comme je l'ai observé ailleurs, le traitement des dérivations recouvre le champ des études actuelles sur la soi-disant "argumentation persuasive". Pour évaluer concrètement la différence entre ces deux manières d'interpréter la pensée idéologique, prenons l'exemple d'une théorie comme celle du droit naturel, critiquée tant par Marx que par Pareto. Dans La Question Juive, Marx critique les déclarations des droits parce qu'elles attribuent une valeur de droits universels, en faisant appel à la formule du droit naturel, à des revendications politiques de la classe montante; Pareto, déjà dans les Systèmes, se moque des jusnaturalistes (qui deviendront une de ses cibles favorites dans le Trattato) pour avoir donné une forme systématique et rationnelle à des propositions invérifiables qui, en tant que manifestations des sentiments, tombent en dehors du domaine de l'expérience. On voit bien que ce qui intéresse Marx, c'est de saisir au delà des prétendues formules universelles les intérêts concrets d'une classe qui lutte pour sa domination ou pour sa libération; ce qui intéresse Pareto, c'est de découvrir sous le voile (le "vernis") d'un raisonnement apparemment correct (la dérivation), qui change avec les temps comme les vêtements avec la mode, le fond constant d'une nature humaine (les résidus).
c) on pourrait condenser le sens de la différence entre Marx et Pareto dans cette formule: Marx accomplit essentiellement une critique politique de l'idéologie, Pareto vise principalement une critique scientifique. Ceci explique le résultat différent que la critique de l'idéologie a chez l'un et chez l'autre; chez Marx, elle est un des présupposés pour la formation d'une conscience de classe non idéologique; chez Pareto, elle est simplement une méthode pour mieux comprendre comment sont les choses de ce monde, sans aucune prétention à en vouloir influencer les changements, pour interpréter le monde, selon la fameuse phrase de Marx, et non pour le changer. Ou mieux, précisément parce que l'homme est un animal idéologique et que l'idéologisation est un besoin de la nature humaine, la fausse conscience est une donnée permanente de l'histoire. La pensée révolutionnaire de Marx oppose une société libérée de la fausse conscience à la société historique dans laquelle la fausse conscience de la classe au pouvoir continue d'engendrer les instruments idéologiques de la domination; la pensée du conservateur Pareto voit courir parallèlement la grande et monotone histoire des passions humaines, dont la fausse conscience est un instrument inéliminable, et une petite histoire privée, sans résultat et sans effet bénéfique, de quelques sages impuissants, qui connaissent la vérité mais ne sont pas en mesure de la faire triompher. A la grande histoire appartient aussi le marxisme, parce que le marxisme aussi est, du point de vue de la petite histoire une idéologie.
7. Pour exprimer un jugement sur la contribution apportée par Pareto à la théorie de l'idéologie, il convient de considérer séparément comme nous l'avons fait au début, les trois problèmes de la genèse, de la structure et de la fonction de l'idéologie.
a) La partie dédiée à la genèse de la pensée idéologique, est, à mon avis, la plus faible. Comme on l'a dit, Pareto s'y place d'un point de vue exclusivement idéologique, et de plus il s'agit d'une psychologie rudimentaire. Ainsi il tombe dans la même erreur que celle qu'il reproche si souvent à ses adversaires: on fait appel à la nature humaine sur un mode d'argumentation dans lequel la nature humaine est là pour tout ce qu'on ne peut pas expliquer. Pourquoi les hommes recouvrent-ils ou déforment-ils avec de beaux raisonnements leur sentiments? Parce qu'ils ont besoin de le faire. Et pourquoi ont-ils besoin de le faire? Parce que ce besoin est une donnée inéliminable de la nature humaine. Dans la catégorie des "résidus", Pareto a mis tous ces données originaires dont il n'avait pas réussi à trouver une explication plausible. Parmi ces données originaires, c'est-à-dire parmi ces résidus, apparaît ainsi "le besoin de développements logiques". Comme on le voit il s'agit d'une explication du type: "C'est ainsi parce que c'est ainsi." Quoiqu'il fût un dévoreur de livres, Pareto n'était pas historien. Une analyse plus approfondie des origines de la pensée idéologique aurait demandé une étude des conditions historiques dans lesquelles elle se forme. De la lecture des livres d'histoire, Pareto tira uniquement les matériaux pour formuler ses thèses sur la structure et la fonction de la pensée idéologique, mais non pour une recherche sur la manière dont elle se forme.
b) Pour ce qui regarde le problème de la structure de la pensée idéologique, la contribution de Pareto doit être recherchée dans l'opposition entre théories logico-expérimentales et théories non logico-expérimentales, et dans l'ample analyse des secondes, accomplie dans deux chapitres du Trattato, dédiés respectivement aux théories qui transcendent l'expérience et aux théories pseudo-scientifiques. Aussi, si les théories non logico-expérimentales ne sont pas toutes nécessairement des idéologies (au sens négatif du terme), leur analyse a offert à Pareto l'occasion de mettre en relief les procédés caractéristiques de la pensée idéologique qui est la poursuite d'un faux objectif. Une théorie non logico-expérimentale vise exclusivement à faire correspondre entre eux les sentiments de celui qui l'élabore et les sentiments des autres dont on veut obtenir le consentement; souvent elle atteint ses propres buts en manipulant les procédés intellectuels propres aux théories scientifiques pour donner à ses propres thèses un habit scientifique. A travers cette analyse, corroborée par une myriade d'exemples, qui comprennent aussi bien les antiques cosmogonies que les théories sociales modernes, émerge cette notion d'idéologie au sens négatif qui est devenue courante et est la seule qui puisse être utilisée pour unifier les usages apparemment disparates du terme. Je me réfère à la définition proposée par Gustav Bergmann selon laquelle une assertion idéologique est caractérisée par un jugement de valeur travesti par -- ou remplacé par -- un jugement de fait. C'est la même notion qui est admise et illustrée par Theodor Geiger dans Ideologie und Wahrheit, qui est, à mon avis, l'oeuvre la plus exhaustive sur notre thème: Geiger se réclame expressément de Pareto pour soutenir, contre la théorie de l'idéologie-intérêt, qui a pour archétype Marx, la théorie de l'idéologie-sentiment qui aurait pour père Pareto. Selon Geiger, sont des propositions idéologiques "ces propositions qui, dans leur forme linguistique et dans leur sens manifeste, semblent des expressions de faits théorétiques, alors qu'elles sont en réalité a-théorétiques et ne contiennent pas d'éléments qui appartiennent à la réalité objective." Eventuellement, on peut observer que la notion qui émerge de l'analyse de Pareto est plus complète: Pareto ne se limite pas à observer la substitution subreptice d'une jugement de fait à un jugement de valeur, mais réclame aussi l'attention sur le revêtement rationnel avec lequel le jugement de valeur est présenté, c'est-à-dire sur les arguments adoptés pour le justifier. Sa critique est adressée non seulement à la manière dont le jugement de valeur est fondé, mais aussi à la manière dont il est présenté. Par métaphore, on pourrait dire que pour se rendre compte des vices inhérents à tout édifice idéologique, il est nécessaire de parvenir à découvrir le faux fondement et en même temps de la libérer de son faux décors. Il s'agit d'un travail de restauration intégrale qui vise à restituer le monument à son dessein initial.
c) Pour ce qui regarde la fonction de la pensée idéologique, la contribution de Pareto consiste dans la théorie des dérivations, qui est un des thèmes les plus importants du Trattato. En particulier, il faut se référer à la distinction que Pareto introduit entre les différents aspects sous lesquels une théorie peut être étudiée: l'aspect objectif, l'aspect subjectif et l'aspect de l'utilité sociale. Du premier point de vue une théorie peut être vraie ou fausse, du second efficace ou inefficace et du troisième socialement utile ou inutile. Le problème de la fonction pratique d'une idéologie tombe sous le second aspect: les procédés utilisés par la pensée idéologique, indépendamment de la considération de la vérité ou de la fausseté des propositions qui les accompagnent et de la plus ou moins grande utilité des idées soutenues, ont l'objectif de persuader, c'est-à-dire d'obtenir que les autres approuvent un certain ensemble d'affirmations et, l'approuvant, agissent en conformité. Les chapitres du Trattato dédiés aux dérivations contiennent un énorme matériel de documentation dans cette direction de recherche. Ce qui serait inexplicable si on s'était arrêté au premier aspect est devenu clair en passant au second: en effet, une des thèses récurrentes de l'oeuvre de Pareto est que les preuves logico-expérimentales persuadent en général moins que les raisonnements pseudo-logiques et pseudo-expérimentaux, en quoi consistent les dérivations. De là, celui qui d'abord se propose non de rechercher et de démontrer la vérité, mais de prêcher et faire assumer par les autres ses propres convictions se servira et ne pourra pas ne pas se servir des dérivations. Ainsi la fonction de la pensée idéologique sert à expliquer sa structure et non l'inverse. L'analyse des fonctions complète celle des structures et ensemble elles constituent cette théorie de l'idéologie complexe et qui ,aujourd'hui encore, n'est pas bien étudiée, qui représente la contribution donnée par Pareto au thème en discussion.
[Publiée pour la première fois dans la Rivista internazionale di filosofia del diritto, XV, 1968.]

dimanche 24 mars 2002

Kant et la paix perpétuelle


Chapitre 1          
Éléments de biographie

1               Repères biographiques

Né à Königsberg (aujourd’hui Kaliningrad) en 1724, une ville située alors en Prusse orientale, Emmanuel Kant y meurt en 1804. Sa longue vie est celle d’un professeur allemand d’université, consacrée à l’enseignement et à la recherche. Kant est peut-être même le premier des grands philosophes à être d’abord professeur, ce que ne furent ni Descartes, ni Leibniz, ni Spinoza, ni Rousseau… 
Kant était le quatrième d’une famille piétiste de onze enfants, extrêmement modeste. Les sentiments religieux de sa mère joueront un rôle important sur sa formation intellectuelle et morale. Le piétisme est un courant du luthérianisme qui accorde une priorité absolue à la foi comme expérience personnelle et la conception kantienne de la conscience morale – telle qu’elle est exposée dans les Fondements de la Métaphysique des Mœurs pourrait facilement être comprise comme une version rationnelle et laïque de cette doctrine.
En 1732, Kant entre au Collegium Fredericianum, où il reçoit une solide culture latine, mais aussi une répulsion définitive à l’endroit des manifestations extérieures de la religion. En 1740, il entre à l’université de Königsberg, où il suit les cours du newtonien Martin Knutzen. Cette initiation à la science de Newton nourrira la réflexion de Kant et constituera l’arrière-plan de la Critique de la Raison Pure. Mais la formation philosophique de Kant reste dans la tradition du rationalisme de Wolff – le grand disciple de Leibniz.
En 1746, à la mort de son père, il doit accepter des emplois de précepteurs dans plusieurs familles nobles de Prusse Orientale. En 1755, il devient privatdozent  (enseignant exerçant à titre privé) à l’université grâce à une Dissertation sur les premiers principes de la connaissance métaphysique. C’est un poste peu prestigieux, n’offrant que de maigres ressources. En 1770 il est enfin nommé professeur ordinaire – sur la soutenance d’une dissertation sur la forme et les principes du monde sensible (dite aujourd’hui Dissertation de 1770) et poursuit sa carrière académique jusqu’en 1797, le seul incident était l’interdiction qui lui est signifiée en 1794 de s’occuper de questions religieuses, à la suite de la publication de La Religion dans les limites de la simple raison.
Il mène une vie très réglée et, selon un anecdote célèbre, c’est seulement l’annonce de la Révolution Française qui a pu le détourner de sa promenade quotidienne. Il meurt en 1804, alors que sa réputation a depuis longtemps franchi les frontières de sa patrie.

2               L’œuvre de Kant

La vie de Kant se confond donc avec son œuvre et son enseignement. La philosophie kantienne est souvent appelée criticisme, car elle culmine dans ces œuvres majeures que sont les trois grandes Critiques : la Critique de la raison pure (Kritik der reinen Vernunft, 1781), la Critique de la raison pratique (Kritik der praktischen Vernunft,1788) ; la Critique de la faculté de juger (Kritik der Urteilskraft,1790).
La philosophie critique est cependant le résultat d’une longue élaboration. La formation et les recherches de Kant sont d’abord plus tournées vers la physique (la philosophie naturelle) que vers la métaphysique. Dans son Histoire de la nature et théorie du ciel (1755), il soutient une hypothèse cosmologique concernant l’histoire de l’univers, connue plus tard en astronomie sous le nom d’hypothèse de Kant-Laplace et qui préfigure à bien des égards la théorie moderne de l’expansion de l’univers.
À partir de cette date, il va s’orienter nettement vers les questions philosophiques et publie toute une série de travaux qui apparaissent rétrospectivement comme les premiers jalons de sa philosophie de la maturité. Ainsi en 1763, l’Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative et L’unique fondement possible de la preuve de l’existence de Dieu, qui rompt définitivement avec toutes les preuves a priori de l’existence de Dieu, comme la fameuse preuve ontologique que Descartes avait reprise à saint Anselme de Cantorbéry. Contre les prétentions mystiques et l’irrationalisme, Kant écrit une virulente polémique contre Swedenborg, Les rêves d’un visionnaire expliqués par les rêves de la métaphysique (1766). Enfin la Dissertation de 1770 marque la première rupture avec l’enseignement de Wolff. L’espace et le temps y sont définis comme les formes et les conditions de l'expérience externe et interne, une thèse qui passera intégralement dans la première partie de la Critique de la raison pure.
Un long silence suit cette dissertation. Kant va s’intéresser à la pensée de Hume dont l’empirisme se heurte directement aux convictions que Kant a héritées de Leibniz et Wolff. Hume m’a réveillé de « mon sommeil dogmatique » écrira Kant. Au terme d’une longue maturation, Kant publie la Critique de la raison pure. Kant part d’un fait : il y a de la science, une science qui est sur une route sûre. C’est la mathématique et c’est la physique newtonienne qui en est le paradigme. La question centrale est celle-ci : comment la métaphysique est-elle possible comme science ? Cette question en soulève immédiatement une autre : comment une connaissance a priori est-elle possible ? La première Critique va établir que les prétentions de la métaphysique traditionnelle à connaître rationnellement l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, l’origine et la fin de l’univers, etc., sont des prétentions illégitimes. Il n’y a de connaissance théorique possible que là où le concept peut être uni à un objet donné dans l’expérience. Toutes les soi-disant démonstrations de l’existence de Dieu ou de l’immortalité de l’âme débouchent sur des antinomies – on peut tout aussi « prouver » la thèse que son antithèse. Le pouvoir de notre raison apparaît comme irréductiblement limité et la philosophie transcendantale se fixe précisément pour but d’étudier et de définir ces limites. La métaphysique traditionnelle cède le pas à la théorie de la connaissance. Cependant, le besoin d’inconditionné reste un besoin essentiel de l’esprit humain. Kant conclut la Critique de la raison pure en montrant que la solution des antinomies de la raison se trouve dans l’usage pratique de la raison.
Les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785) sont une introduction à la Critique de la Raison Pratique. Dans son usage pratique, c'est-à-dire en tant qu’elle détermine la volonté à agir, la raison peut atteindre un inconditionné qui est le devoir dont la formule générale est donnée par l’impératif catégorique : « Agis toujours de manière à ce que la maxime (ou le motif subjectif) de tes actes puisse devenir la loi universelle de tous les êtres raisonnables ». Kant critique radicalement toutes les morales orientées par le bonheur, quelque acception qu’on puisse lui donner. Tous les biens empiriquement donnés par lesquels on définit le bonheur sont toujours relatifs et conditionnés. Le seul bien absolu et inconditionné est la bonne volonté, en tant qu’elle est tout simplement une raison pratique qui détermine ses actes uniquement d’après la représentation de la loi, et c’est en cela que réside la liberté. Est affirmé ici un véritable primat de la pratique. Du reste, si la raison théorique, en tant qu’activité scientifique, ne concernera jamais qu’une petite minorité. Au contraire, la connaissance de la loi morale est à la portée de tous, puisque la conscience morale est le propre de tous les êtres raisonnables et c’est elle qui permet de concevoir l’humanité comme une communauté. Enfin, si la raison pure dans son usage théorique est incapable de trancher les querelles concernant les idées cosmologiques, la raison pratique permet de justifier comme des postulats de la raison pratique la croyance en Dieu et en l’immortalité de l’âme. Ces postulats permettent de résoudre l’antinomie de la raison pratique, qui naît du fait que l’homme est en quelque sorte tiraillé entre le devoir et le bonheur.
La troisième critique, la Critique de la faculté de juger semble, au premier abord, plus hétéroclite quant à son objet. Son centre est l’étude de la faculté de juger téléologique, c'est-à-dire relativement à la conception des fins. Le domaine premier du jugement téléologique est la connaissance du vivant. Ce qui fait l’unité de la troisième critique, c’est qu’elle montre que la faculté de juger le moyen par lequel peut s’harmoniser la nature et la morale et, ainsi, cette œuvre peut-elle apparaître comme une synthèse des deux autres Critiques.
En 1783, Kant publie un résumé de la Critique de la raison pure, « à l’usage des professeurs », les Prolégomènes à toute métaphysique future qui voudra se présenter comme science. Ayant établi les conditions de possibilité de la connaissance scientifique, Kant publie les Premiers principes métaphysiques de la science de la nature (1785), puis une nouvelle édition profondément remaniée de la Critique de la raison pure (1787). Principal prolongement de la Critique de la raison pratique, la Métaphysique des Mœurs (Doctrine du droit et doctrine de la vertu), publiée en 1796 expose la doctrine kantienne qui a eu une si grande influence jusqu’à nos jours, par exemple chez des théoriciens du droit comme Hans Kelsen. Kant aborde à nouveau la question de la religion dans La religion dans les limites de la simple raison (1793) qui vaut quelques ennuis avec la censure. Enfin la réflexion sur les fins de l’histoire humaine constitue une partie décisive de toute cette œuvre. En 1783, l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique expose la philosophie kantienne de l’histoire qui trouvera ses prolongements dans Théorie et pratique (1793) et Vers la paix perpétuelle (1796). On doit aussi noter les nombreux opuscules dans lesquels Kant défend sa philosophie critique, notamment contre l’offensive des partisans de Wolff. Enfin en 1798 et 1800, sous le titre Anthropologie du point de vue pragmatique sont publiés des cours professés à partir de 1772/1773 et qui portent principalement sur la psychologie et la théorie des passions. Signalons les très intéressants Propos de pédagogie publiés en 1803.
Éclipsée par l’influence de Hegel et de ses disciples, la philosophie kantienne reprend de la vigueur dans la deuxième moitié du xixe siècle avec les écoles néo-kantiennes autour d’auteurs importants comme Hermann Cohen (1842-1918), puis, au début du xxe siècle avec l’œuvre de Ernst Cassirer (1874-1945). La philosophie des sciences prolonge ou se confronte avec l’œuvre de Kant. Les dernières décennies ont montré un retour de l’inspiration kantienne dans la philosophie morale et politique, à travers les recherches de Jürgen Habermas (né en 1929), de Karl Otto Apel (né en 1922) ou de John Rawls (né en 1921).

3               Propositions bibliographiques

          Œuvres de Kant

Les principales œuvres philosophiques de Kant sont publiées en trois volumes aux éditions Gallimard, dans la collection « La Pléiade » (I : des premiers écrits à la Critique de la Raison Pure, 1980 ; II : Des prolégomènes aux écrits de 1791, 1985 ; III : Derniers écrits, 1986).
L’essentiel est publié dans des collections au format de poche :
-          Critique de la Raison Pure, PUF, collection Quadrige, 2001
-          Critique de la Raison Pratique, PUF, collection Quadrige, 2000
-          Critique de la Faculté de Juger, VRIN, 2000
-          Fondements de la métaphysique des mœurs, Delagrave, 1999, édition et présentation de Victor Delbos.
-          Théorie et pratique, suivi de D’un prétendu droit de mentir par humanité et La fin de toutes choses, GF Flammarion, 2001
-          Métaphysique des mœurs (2 tomes), GF Flammarion, 2001
-          Vers la paix perpétuelle suivi de Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? et Qu’est-ce que les Lumières ?, GF Flammarion, 1993
-          Opuscules sur l’histoire, GF Flammarion, 1993
-          Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, VRIN, 1994

          Introduction et études

-          Karl JASPERS : Les grands philosophes, 3/ Kant, Pocket, collection Agora, 1989
-          Gilles DELEUZE : La philosophie critique de Kant, PUF, Quadrige, 1997
-          Ralph WALKER : Kant - La loi morale , Seuil, collection Points, 2000
-          Gérard RAULET : Kant : Histoire et citoyenneté, PUF, Philosophies, 1996
-          François BOITUZAT : Un droit de mentir ? Constant ou Kant, PUF, Philosophies, 2000
-          Paul CLAVIER : Kant, les idées cosmologiques, PUF, Philosophies, 2000
-          John RAWLS : Leçons sur l’histoire de la philosophie morale, La Découverte, 2002
-          Domenico LOSURDO : Autocensure et compromis dans la pensée politique de Kant, Presses Universitaires de Lille, 1993

          Sur les néo-kantiens

-          Éric DUFOUR : Hermann Cohen – Introduction au néokantisme de Marbourg, PUF, Philosophies, 2001
-          Christophe BOURIAU : Lectures de Kant – Le problème du dualisme, PUF Philosophies, 2000
-          COHEN, NATORP, CASSIRER, RICKERT, WINDEBRAND, LASK, COHN : Néokantismes et théorie de la connaissance, une anthologie. VRIN, 2000
-          Ernst CASSIRER : La théorie de la relativité d’Einstein – Éléments pour une théorie de la connaissance. Cerf, collection « Passages », 2000


Chapitre 2          
Présentation générale
de Vers la Paix Perpétuelle

1               La place dans l’œuvre de Kant

Vers la paix perpétuelle[1] paraît en 1795. Le titre allemand est Zum ewigen Frieden qu’on peut traduire aussi par À la paix éternelle. Dans les traductions françaises, on utilise souvent le titre Projet de paix perpétuelle, qui a l’avantage mais aussi l’inconvénient de rappeler l’œuvre de Charles Castel, abbé de Saint-Pierre, auteur au début du xviie siècle d’un ouvrage au même titre. Dans sa forme le texte de présente comme un projet de traité de paix.

          Le plan de la nature

On doit resituer la Paix perpétuelle dans la démarche d’ensemble. Commençons par examiner où Kant en est parvenu au moment où il écrit Vers la paix perpétuelle.
Kant résume sa propre philosophie à trois questions : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que puis-je espérer ? Ces trois questions nous dit-il n’en forment qu’une : qu’est-ce que l’homme ? La réponse à la première question est l’objet de la Critique de la Raison Pure. La réponse à la deuxième forme la Critique de la raison de pratique. La question des fins est traitée en partie dans la Critique de la faculté de juger et dans les textes sur l’histoire. L’importance de ces textes dans la philosophie kantienne ne saurait être surestimée. La raison théorique nous fait connaître l’homme comme un être de la nature, soumis au déterminisme des lois de la nature. La raison pratique repose au contraire sur l’idée de la liberté humaine, source de la loi morale. Ainsi l’homme est un être amphibie, appartenant simultanément à deux règnes, le règne du déterminisme et le règne de la liberté. La découverte d’un sens de l’histoire permet à Kant d’établir un pont entre ces deux règnes, de réconcilier le « plan de la nature » et l’exigence morale.
L’exposé de la philosophie kantienne de l’histoire figure dans l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique. L’histoire, quand elle cherche à comprendre selon des lois régulières, les actions humaines, ne peut atteindre son but « qu’en considérant globalement le jeu de la liberté du vouloir humain ». Les actions humaines ne sont pas explicables uniquement par l’instinct, mais l’homme n’est pas pour autant un être pleinement raisonnable. Il est vain de supposer un dessein personnel raisonnable dans l’ensemble chez les hommes. « On ne peut se défendre d’une certaine humeur lorsqu’on voit exposés leurs faits et gestes sur la grande scène du monde et que, à côté de quelques manifestations de sagesse ici ou là pour quelques cas particuliers, on ne trouve pourtant dans l’ensemble, en dernière analyse qu’un tissu de folie, de vanité infantile, souvent même de méchanceté et de soif de destruction puériles : de sorte qu’à la fin on ne sait plus quel concept on doit se faire de notre espèce si imbue de sa supériorité. » Kant se propose de découvrir derrière cette « marche absurde des choses humaines un dessein de la nature. » L’ « insociable sociabilité » de l’homme permet d’en rendre compte (cf. annexes – 1). Ce que la raison exige, à savoir que les hommes vivent dans des États organisés selon des lois qui leur permettent d’être moraux, sera atteint pas la combinaison des dispositions naturelles des hommes, quand bien elles ne seraient point morales en elles-mêmes. Par conséquent, obéir à la loi morale n’est pas un comportement désespéré dans un monde essentiellement immoral, c’est au contraire vouloir ce qui nécessairement doit arriver. Le « sens de l’histoire » réconcilie donc ce qui semblait inconciliable, les penchants naturels de l’homme et les exigences de la raison pratique.
La philosophie de Kant fait de l’humanité comme communauté le véritable objet de la morale. Par conséquent, la construction de l’État de droit n’est pas seulement comme chez Hobbes le moyen d’assurer la sécurité dans des frontières déterminées, mais doit finalement s’exprimer « à l’intérieur » mais aussi « à l’extérieur ». Cette constitution parfaite à l’extérieur suppose « l’établissement d’une relation extérieure légale entre les États ». La marche de l’histoire doit conduire à une unification de l’humanité, c'est-à-dire à l’établissement de lois communes – Kant estimant d’ailleurs que c’est certainement à « notre continent » qu’échoit cette tâche d’unification légale de l’humanité.

          Théorie et pratique

Dans le texte de 1793, Sur le lieu commun : il se peut que cela soit juste en théorie et en pratique cela ne vaut rien (communément appelé Théorie et pratique), Kant va préciser les divers niveaux de cette unification légale de l’humanité. Il distingue trois plans : l’état civil, le droit des gens, le droit cosmopolitique.
Le premier plan définit ce que nous appellerions aujourd’hui « État de droit » qui repose sur trois principes : la liberté de chaque membre de la société comme homme ; l’égalité de tout homme avec un autre en tant que sujet (soumis aux lois) ; enfin, l’autonomie de chaque membre en tant que citoyen. Indépendamment des formes concrètes que prend l’organisation politique, Kant reprend à son compte la fiction du contrat originaire, une fiction qui « oblige chaque législateur à légiférer comme si les lois avaient pu émaner de la volonté unie d’un peuple tout entier ».
Ce progrès accompli au niveau de chaque communauté nationale ne s’arrêtera pas là. Kant soutient que le progrès historique conduit nécessairement à un ordre mondial. De la même façon que l’État met fin à la guerre entre les citoyens, les peuples par contrainte devront accomplir ce que prescrit la raison : « entrer dans une constitution cosmopolitique ». Mais Kant laisse ouverte la question de savoir si cette constitution cosmopolitique prendra la forme d’un État mondial ou au contraire celle d’une fédération « selon un droit des gens dont il a été convenu en commun ». Cette deuxième solution semble au total à la fois la meilleure, car un État unique pourrait être « encore plus dangereux pour la liberté », et la plus probable. Mais cela signifie que demeurent des différences entre nations réglées selon le droit des gens, c'est-à-dire le droit international réglant les rapports entre nations.

          La paix perpétuelle : l’Abbé de Saint-Pierre, Rousseau

La fin de Théorie et pratique fait explicitement référence à « la théorie d’un abbé de Saint-Pierre ou d’un Rousseau ». L’abbé de Saint-Pierre (1658-1743) compose en 1707 un Projet de paix perpétuelle. Constatant que les peuples d’Europe forment historiquement une unité, il propose que soit parachevée l’œuvre de la nature et de la raison en formant un « corps politique » commun sous la forme d’une confédération. Le droit des gens donne les embryons de cette organisation européenne, qui reste cependant menacée tant que la paix n’existe que par l’équilibre des forces.
Dans les textes de l’abbé de Saint-Pierre, Rousseau lit que « d’un côté la guerre de conquête et de l’autre le progrès du despotisme s’entraident mutuellement ». Autrement dit, il est impossible de réfléchir sur la liberté de l’homme comme citoyen sans penser, en même temps, les moyens d’assurer la paix. Rousseau réfute les critiques qui dénoncent les projets de l’abbé de Saint-Pierre comme de vaines rêveries. Néanmoins, cette paix perpétuelle, constate-t-il, n’est pas à l’ordre du jour et il semble s’en remettre à l’action d’un Prince audacieux et habile, un peu comme le fut Henri IV pour l’unification de la France.
Kant reprend, en quelque sorte, le projet de l’abbé de Saint-Pierre et de Rousseau. Mais, d’une part, il le débarrasse de son caractère empirico-historique en prenant pour objet non l’Europe mais l’humanité. D’autre part, à la place de l’aléatoire action des Princes, il invoque la nécessité des desseins de la nature.

2               Plan et résumé général

Vers la paix perpétuelle se présente formellement comme un projet presque « prêt à l’emploi ». Ne manquent que les paraphes et les signatures ! Cette forme est sans aucun doute l’expression d’une volonté pédagogique : montrer que la philosophie est bien pratique. Elle est aussi une réponse aux détracteurs de Kant, ceux qui affirment que la doctrine morale de Kant est belle en théorie mais ne vaut rien en pratique. Le préambule commence par une remarque ironique : la paix perpétuelle n’est-elle pas la paix des cimetières ?[2]
Le texte est organisé en deux sections, deux suppléments et deux appendices. Les deux sections contiennent les articles que devrait comporter un traité de paix perpétuelle ; les deux annexes contiennent les justifications et les garanties de ce traité ; enfin, les appendices contiennent quelques éclaircissements philosophiques.

          Première section :

Elle contient les « articles préliminaires en vue de la paix entre États », c'est-à-dire les pré-conditions de tout traité de paix valable : il ne suffit pas de signer un traité de paix, il faut, en outre, s’engager à supprimer toutes les causes de guerre, spécifiquement celles qu’engendre la politique de puissance. Non seulement les annexions d’État par un autre État doivent être prohibées, mais « avec le temps, les armées permanentes doivent disparaître totalement » (77,viii, 344). Est affirmé le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures de chaque État. Si la guerre est inévitable, chaque État doit conduire les hostilités de telle sorte que ne soit pas ruinée la confiance réciproque dans une paix future.

          Deuxième section :

Elle contient les « articles définitif en vue de la paix perpétuelle entre États ». La paix doit être instituée comme l’état légal des relations internationales. Il s’agit de construire une libre association des États (ou encore une « Société des nations »).
Cette institution demande (1er article) que la constitution civique de chaque État soit républicaine : ce qui caractérise une société dont les membres sont libres (en tant qu’hommes), dépendent tous d’une loi commune et sont égaux (en tant que citoyens).
Le deuxième article stipule que « le droit des gens doit être fondé sur un fédéralisme d’États libres. » Le droit réciproque des peuples ne peut pas être le droit de guerre – qui n’est que l’état de nature entre les peuples. « Aux États, dans leurs rapports mutuels, la raison ne peut pas donner d’autre manière de sortir de cet état sans loi ne contenant que la guerre, que celle de s’accommoder, comme des particuliers qui renoncent à leur liberté sauvage (sans loi) de contrainte et de constituer un État des peuples (s’accroissant à vrai dire sans cesse) et qui rassemblera finalement tous les peuples de la terre. » (92-93, viii-357)
Le troisième article définit le droit cosmopolitique, « restreint aux conditions de l’hospitalité universelle ». Le développement de la communauté des peuples fait de ce droit un complément aussi bien du droit civique que du droit des gens.

          Annexe I

Il s’agit d’exposer ce qui garantit la paix, c'est-à-dire ce qui permet de croire raisonnablement que les gouvernements et les États respecteront les clauses du traité de paix. Cette garantie n’est rien moins que « la grande artiste, la nature (…) dont le cours mécanique laisse manifestement briller une finalité qui fait s’élever au travers de la discorde des hommes et même contre leur volonté, la concorde » (98, viii-360).
Cette Providence peut être discernée dans le cours chaotique des choses. Elle a conduit les hommes à peupler toute la surface de la terre, en leur fournissant des moyens de vivre même dans les contrées les plus septentrionales. Mais « comme la nature a pris soin que les hommes pussent vivre partout sur la terre, elle a voulu en même temps, également despotiquement, qu’ils dussent vivre partout » (102, viii-364). La guerre aussi bien que le commerce rapproche les peuples et les contraint à établir entre eux des relations légales. « La nature vient en aide à la volonté universelle, volonté fondée en raison » (104, viii-366).

          Annexe II

Elle contient un « article secret » qui définit le rôle des philosophes. Il ne s’agit pas de revenir à la thèse platonicienne des philosophes rois, mais de garantir la liberté d’expression de la philosophie dans ce domaine de la guerre et de la paix.

          Appendice I

Il traite du désaccord entre morale et politique. La politique fondée sur les impératifs de prudence – impératifs pragmatiques – semble s’opposer à la morale fondée sur le devoir inconditionnel. Mais si morale et politique sont inconciliables et si la morale ne vaut qu’en théorie, alors le droit est un songe creux. L’étude des ruses préconisées par la « prudence » politique immorale démontre seulement ceci : « les hommes aussi bien dans leurs rapports privés que dans leurs rapports publics ne peuvent se soustraire au concept de droit et n’osent pas publiquement fonder la politique sur les simples artifices de la prudence » (117, viii-376).
En conclusion « il n’y a objectivement (en théorie) aucun conflit entre la morale et la politique. Par contre subjectivement (…) ce conflit subsiste et subsistera peut-être toujours. » (12, viii-379).

          Appendice II

Il s’agit de définir ce qui permet l’accord de la morale et de la politique, « d’après le concept transcendantal du droit public ». C’est le caractère public du droit qui est ici l’important : « Une maxime, en effet, que je ne peux divulguer sans faire échouer par là mon propre dessein, une maxime qu’il faut absolument garder secrète pour qu’elle réussisse (…) ne peut devoir cette opposition de tous contre moi (…) qu’au tort dont elle menace chacun. » (125,viii-381) Ceci peut-être prouvé tant dans le droit civique – ici est traitée la question du droit de rébellion du peuple – que dans le droit des gens. De cette analyse découle un principe de réconciliation de la morale et de la politique : « Toutes les maximes qui exigent pour ne pas manquer leur fin, la publicité s’accordent avec le droit et la politique réunis. » (130, viii-386)

Chapitre 3          
La république ou la constitution de droit

Vers la paix perpétuelle constitue donc l’aboutissement d’une élaboration commencée plus de dix ans plus tôt avec l’Idée d’une histoire universelle. Alors que le texte de 1784 en reste à la perspective générale d’un progrès de l’humanité qui s’exprimera dans le progrès du droit jusqu’à englober l’humanité tout entière, nous avons maintenant une véritable théorie du droit. La Doctrine du droit, première partie de la Métaphysique des mœurs sera d’ailleurs rédigée l’année suivante. Cette théorie du droit s’articule dans la Paix perpétuelle sur trois axes :
(1)    Le droit politique ou civique, c'est-à-dire la constitution républicaine. Ainsi le projet de traité de paix imaginé par Kant n’est pas simplement un traité de paix qui ne serait qu’un armistice entre deux guerres, il a pour but de donner à l’humanité une constitution et par conséquent il concerne aussi l’organisation intérieure de chaque État.
(2)    Le droit des gens ou droit naturel international. Dans le projet kantien, l’humanité n’est pas appelée à former une seule nation. Par conséquent subsiste un véritable droit international, c'est-à-dire un droit qui règle les rapports entre les États. Mais au droit des gens traditionnel, Kant fait subir une profonde transformation.
(3)    Le droit cosmopolitique. Bien qu’ils soient divisés en nations, les hommes appartiennent à une même communauté et, sous cet angle, ils doivent être aussi considérés comme « citoyens du monde », ce qui est l’étymologie exacte du mot « cosmopolite ».
L’ordre des « articles définitifs » de Vers la paix perpétuelle est un ordre fondé en raison. Il n’est pas possible d’établir la paix entre des États tyranniques et il n’est guère possible de respecter les droits de l’homme en tant que citoyen du monde si règne la guerre entre les nations. C’est pourquoi la constitution républicaine de chaque État constitue le fonde de l’ordre légal universel.

1               L’état de nature et la constitution de droit

Dans sa conception de l’État, Kant part de présuppositions hobbesiennes : « L’état de paix parmi les hommes n’est pas un état de nature (status naturalis) ; celui-ci est bien plutôt un état de guerre : même si les hostilités n’éclatent pas, elles constituent pourtant un danger permanent. » (83, viii-348/349) Dans la pensée de Thomas Hobbes, les hommes transfèrent leur droit naturel au pouvoir souverain, ce corps artificiel qu’il nomme Léviathan en référence au monstre biblique du livre de Job. Ils renoncent ainsi à leur liberté naturelle pour jouir protéger leur vie et jouir en sécurité des fruits de leur industrie. En l’absence d’un tel état civil, les hommes sont naturellement portés à se faire mutuellement la guerre – la guerre de chacun contre chacun, dit Hobbes – et à traiter les autres en ennemis.
Bien que le point de départ apparaisse commun à Hobbes et Kant, la comparaison doit s’arrêter là. Pour Hobbes, l’état civil équivaut à la renonciation à la liberté et la loi comme obligation (law) s’oppose au droit comme liberté (right). Pour Kant au contraire, l’obéissance à la loi civile découle logiquement de l’idée de liberté. Mais surtout, dans la conception hobbesienne, entre les États demeure l’état de nature, c'est-à-dire l’état de guerre, dans la mesure où il n’est aucun pouvoir commun auquel ils se soumettent tous. Au contraire, Kant va montrer que les mêmes raisons qui fondent l’état civil conduisent à la formation d’un état légal de l’humanité tout entière (un « État universel de tous les hommes ») et donc à la possibilité de la paix perpétuelle.
Si le passage de l’état de nature à l’état civil a pour but de délivrer les hommes des menaces qui pèsent sur leur propre vie dans l’état de nature, la solution hobbesienne se révèle inconséquente puisqu’elle n’élimine pas la guerre entre les hommes mais ne fait que la circonscrire provisoirement. En effet, « si un seul d’entre eux [les hommes] se trouvait dans un rapport d’influence physique avec l’autre et cependant à l’état de nature, l’état de guerre y serait lié et le dessein est justement ici de s’en délivrer. » (84, viii-349, Note) On peut donc dire que la constitution de droit telle que l’expose Kant constitue la solution complète au problème de Hobbes. Les hommes ont en effet rapport les uns avec les autres selon plusieurs modes : à l’intérieur d’une même communauté nationale, en tant que concitoyens, avec les étrangers par la médiation des rapports entre les pouvoirs politiques dont ils dépendent et enfin en tant qu’individus confrontés aux lois États étrangers. C’est pourquoi le droit civique, le droit des gens et le droit cosmopolitique forment un tout.
On mesure ici le chemin qui est parcouru dans le développement de la pensée politique classique. Chez Rousseau qui, à bien des égards, est le proche inspirateur de Kant, la paix est conçue comme un état souhaitable par toute République fondée sur le contrat social. Les guerres de conquête doivent être repoussées puisque l’extension des frontières de l’État annonce généralement sa chute (voir Contrat Social, livre ii, chap. ix). Rousseau approuve chaudement le projet de paix de l’abbé de Saint-Pierre, mais il ne fait pas clairement le lien entre cet état souhaitable et les principes théoriques du contrat social. Le projet de paix perpétuelle kantien est au contraire un véritable contrat social universel.

2               La constitution républicaine

          La république dans la tradition philosophique

De la même manière qu’un contrat n’est possible qu’entre hommes libres, le « contrat social universel kantien » suppose des États libres. C’est pourquoi le « premier article définitif » (84, viii-349) stipule que « la constitution civique de chaque État doit être républicaine ». Le terme de « constitution civique » traduit exactement ce qu’on entend chez Platon et Aristote par « politéia » et qu’on traduit soit par « constitution » soit par « république ». Selon Aristote, la forme de la cité, c'est-à-dire le système général selon lequel s’agencent les pouvoirs et plus généralement les liens entre les diverses parties qui composent la cité, c’est sa « politéia », sa constitution en sens plus général que le sens juridique contemporain. Mais le gouvernement « politique » par excellence pour Aristote, c’est ce qu’on va appeler avec Cicéron le gouvernement républicain.
La théorie politique classique, issue de Platon et Aristote distingue les formes de gouvernement selon la triade « un – petit nombre – multitude ». Chaque forme de gouvernement, en outre, peut être soit juste, soit injuste. Le gouvernement juste d’un seul est la monarchie, le gouvernement injuste est la tyrannie. Pour le petit nombre nous avons l’aristocratie (gouvernement des meilleurs) et l’oligarchie et enfin, pour la multitude la démocratie et l’anarchie.[3] Le problème posé, si on ne cherche pas le gouvernement parfait, mais le meilleur des gouvernements possibles, tient en ce que chaque forme de gouvernement juste dégénère aisément en gouvernement injuste. Ainsi la monarchie en tyrannie. Aristote et à sa suite Cicéron tendent à estimer que le meilleur des gouvernements consisterait dans une combinaison des trois formes justes. Ainsi, Cicéron affirme que « la république, c’est la chose d’u peuple ; mais un peuple n’est pas un rassemblement quelconque de gens réunis n’importe comment ; c’est le rassemblement d’une multitude d’individus, qui se sont associés en vertu d’un accord sur le droit et d’une communauté d’intérêts. »[4] On le voit, la définition de la république ne contient rien concernant la manière dont le pouvoir politique est exercé. Ce qui fait la république, c’est « l’accord sur le droit ». En ce qui concerne les formes du gouvernement, le régime, Cicéron, suivant certains passages d’Aristote, en arrive à la conclusion qu’on « préférera un régime formé par le mélange harmonieusement équilibré des trois systèmes politiques de base »[5].
Incontestablement, Kant s’inscrit dans cette tradition républicaine qui fait de « l’accord sur le droit » l’essence même de la constitution, mais ne fait pas de l’exercice direct du pouvoir politique par le peuple (démocratie) une condition nécessaire de la république. On revient plus loin sur le rapport entre république et démocratie chez Kant. Voyons d’abord quel genre d’accord sur le droit est supposé dans la constitution républicaine.
Kant en énumère les trois grands principes : « liberté des membres d’une société » ; « dépendance de tous envers une unique législation commune » ; « égalité (comme citoyens) » (84/85, viii-349-350). La note qui suit explicite ces principes.

          La liberté de droit

Tout d’abord la liberté de droit (que Kant qualifie encore comme « extérieure ») n’est pas définie « comme on a coutume de le faire, par l’autorisation de faire tout ce qu’on veut pourvu qu’on ne fasse pas tort à autrui ». Kant s’oppose ici à la déclaration française des droits de 1789 qui affirme en son article iv que « La liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » Cette définition, en effet, lui semble vide, elle est une tautologie. Examinons pourquoi. Dans la Métaphysique des mœurs, Kant définit ainsi le droit : « l’ensemble des conditions auxquelles l’arbitre de l’un peut être accordé avec l’arbitre de l’autre d’après une loi universelle de la liberté »[6]. La première définition, celle de la déclaration de 1789, est une définition purement négative – la liberté de n’être pas empêché d’agir dans certaines limites – alors que la définition kantienne est positive puisque la liberté suppose l’accord avec une loi, plus précisément une loi universelle. C’est exactement ce que reprend Kant dans la note : il faut définir la liberté extérieure (de droit) comme « l’autorisation de n’obéir à aucune autre loi extérieure que celles auxquelles j’ai pu donner mon assentiment », c'est-à-dire une loi à laquelle ma raison peut consentir. C’est pourquoi Kant peut parler un peu plus loin de la « limpidité » de l’origine de la constitution républicaine « puisée à la pure source du concept de droit » (85, viii-351). Cette source pure du droit est, en effet, la raison pure dans son usage pratique, cette raison source de la loi morale dont Kant déduit l’impératif catégorique. Les deux formules essentielles de cet impératif catégorique sont les suivantes :
-          Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle.
-          Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen.
La loi morale et le droit sont, certes, distincts. La loi morale concerne le sujet et la moralité présuppose l’accord de l’âme – la bonne intention – alors que le droit n’implique que l’obéissance extérieure, c'est-à-dire la légalité, indépendamment des intentions. Le droit permet aux sujets de vivre moralement et oblige, le cas échéant, ceux qui le voudraient point à le faire. C’est parce que le droit a sa source dans la loi morale que la constitution républicaine « offre la perspective de la conséquence souhaitée, à savoir la paix perpétuelle ». Kant en tire une conclusion : la loi morale est la loi que dicte la raison en tant qu’elle est législatrice. Ma liberté réside en ceci : en n’obéissant qu’à ma raison, je n’obéis qu’à moi-même et donc l’obéissance à la loi morale est liberté. Par conséquent dans l’ordre juridique, une loi est une loi à laquelle je donne mon consentement.
C’est ainsi que le principe de liberté de droit des membres d’une société se lie logiquement avec la dépendance de tous « envers une unique législation commune.

          L’égalité et les droits naturels

L’égalité des citoyens découle des principes précédents. La dépendance à l’égard d’une loi commune implique la réciprocité : si l’un a un certain droit vis-à-vis de l’autre, ce dernier doit nécessairement avoir le même droit vis-à-vis du premier. L’universalité de la loi en fait une loi commune et ce caractère exige à son tour le principe d’égalité (de droit). C’est ce principe qui fonde la « validité des droits innés », c'est-à-dire les droits tels qu’ils sont établis par la Déclaration française, par exemple. On doit comprendre ce que signifie ici l’égalité. Elle n’a rien à voir avec une revendication adressée par certains individus à l’endroit d’autres individus qui seraient plus avantagés. On ne peut pas non plus opposer l’égalité à la liberté. L’égalité n’exprime rien d’autre que la soumission à la loi commune à laquelle on consent, en donc, en suivant la logique que nous venons d’exposer une autre manière de dire que les hommes disposent de droits innés et inaliénables.
Kant complète cet exposé des fondements des droits naturels par argument curieux : « La validité de ces droits innés, nécessairement inhérents à l’humanité et inaliénables, est confirmée et accrue par le principe des rapports de droit de l’homme avec des êtres supérieurs (à supposer qu’il puisse penser de tels êtres) et en tant qu’il se représente, d’après ces mêmes principes, également comme citoyen d’un monde suprasensible. »
On pourrait penser qu’il s’agit ici de donner un fondement théologique aux droits de l'homme et à l’égalité, ainsi qu’on le trouve chez de nombreux philosophes, comme Locke. Cette participation des citoyens libres au règne des êtres raisonnables n’est pas sans évoquer les accents millénaristes si souvent présents dans la pensée républicaine classique, notamment pendant la révolution anglaise. Ce n’est pourtant pas dans cette voie qu’il faut chercher pour comprendre l’introduction des « êtres supérieurs » et de la volonté divine. Il s’agit, premièrement, d’affirmer que la « volonté divine » ne saurait en aucun cas apparaître comme une limitation de la liberté humaine. En tant qu’il est raison, l’homme peut se penser comme « citoyen d’un monde suprasensible », c'est-à-dire comme appartenant à un règne d’êtres de raison et par là même il peut concevoir ses actions comme celles que voudraient de tels êtres. Sa liberté réside justement en cette possibilité. Au contraire, s’il ne se concevait que comme appartenant au monde sensible, ce monde sensible étant soumis aux lois du déterminisme naturel, il serait incapable de concevoir ses actions autrement que comme découlant des lois de la nature et par conséquent non libres. La « volonté divine » ne pouvant être connue que par la raison, par conséquent elle ne peut en aucun cas entrer en conflit avec le devoir que me dicte cette même raison. Donc le principe d’égalité de tous les êtres doués de raison possibles est tout aussi nécessaire que le principe de liberté.
De cette explication, on peut tirer deux conclusions. D’une part, la conception républicaine de Kant est rigoureusement opposée à ces conceptions issues de la théologie naturelle ou du millénarisme évoquées plus haut. Certes, la raison peut et doit penser Dieu, comme un postulat de la raison pratique, ainsi que Kant l’affirme dans la Critique de la raison pratique. Mais comme l’idée de Dieu découle du concept du devoir et de la critique de raison pratique, elle ne peut en contredire les déterminations. D’autre part, si tous les êtres raisonnables sont égaux et que je n’ai plus de raison d’obéir que le « grand Éon » de commander, la république kantienne est structurellement égalitaire, même si Kant ensuite montre la nécessité de hiérarchies politiques et légitime les inégalités sociales.
Cette importante note du 1er article définitif se termine par l’examen des conséquences du principe d’égalité sur les hiérarchies sociales. Kant y montre très clairement que la noblesse héréditaire n’a aucune légitimité et que la seule noblesse que la raison puisse vouloir est celle qui est liée à une charge et dépend donc du mérite individuel. Kant précise : « le rang n’est pas attaché comme propriété à la personne mais au poste et l’égalité n’est pas lésée ». Ce qui implique, primo, que la propriété attachée à la personne n’est pas soumise au principe d’égalité et que les plus grandes inégalités entre les individus du point de vue de la fortune sont compatibles avec l’égalité des citoyens. Et, secundo, que les charges « nobles » de l’État sont accessibles à tous suivant le principe du mérite puisque la personne qui se démet de sa charge « renonce en même temps à son rang et rentre dans le peuple ».

          La république et la paix

Comment s’accordent les exigences de la raison pure pratique et la réalité historique ? La loi morale est la loi de la liberté parce que la liberté n’est pas autre chose que l’obéissance à la loi qu’on s’est donnée. Ici Kant est au plus près du Rousseau du Contrat Social. Il faut démontrer que cette conception théorique vaut en pratique et que si la loi républicaine est celle pour laquelle « on exige l’assentiment des citoyens », il en découle qu’elle est favorable à la paix. Si les citoyens étaient des hommes vertueux, uniquement mus par les impératifs moraux kantiens, l’affaire serait vite entendue : comment pourraient-ils vouloir la guerre si manifestement contraire aux principes d’universalisation et de respect ? Mais les hommes ne sont ni tous ni toujours vertueux, et, en tant qu’ils appartiennent au monde sensible, ils sont plus souvent mus par leurs penchants que par les commandements de la raison. Si la constitution républicaine est favorable à la paix, c’est précisément parce qu’elle permet de réconcilier les exigences de la raison et les penchants naturels.
Ainsi, il est clair que l’assentiment des citoyens est requis s’il faut décider de la guerre, « puisqu’il leur faudrait décider de supporter toutes les horreurs de la guerre » (85, viii-351). Kant suppose que si la décision de la guerre est soumise à l’approbation de ceux qui en subissent les coûts et les sacrifices, « ils réfléchissent beaucoup avant de commencer un jeu si néfaste » (86, viii-351). Inversement, lorsque « le chef n’est pas associé dans l’État, mais le propriétaire de l’État », alors « la guerre n’inflige pas la moindre perte à ses banquets, chasses, châteaux de plaisance, fêtes de cour, etc. » et il peut « avec indifférence » consentir la guerre. Autrement dit, la guerre qui est condamnable moralement l’est également du point de vue des intérêts et « mobiles sensibles » des citoyens. Et c’est seulement quand leur constitution n’est pas républicaine que les États peuvent aisément se lancer dans ces aventures néfastes.

3               République ou démocratie

Kant précise cependant qu’on ne doit pas confondre république et démocratie. Pour expliquer ce point, il commence par modifier la typologie classique des constitutions politiques en distinguant forme de souveraineté et forme de gouvernement. La distinction classique gouvernement d’un seul, du petit nombre ou de la multitude, recouvre pour Kant la classification des formes de souveraineté. Mais chacune de ces formes de souveraineté peut prendre une forme de gouvernement soit républicaine soit despotique. Il s’agit de déterminer ici non qui est le souverain mais la manière dont il exerce ce pouvoir souverain.

          La typologie classique

Pour éviter toute confusion, revenons à la division aristotélicienne. Il existe pour chacun des trois principes, un gouvernement juste et un gouvernement injuste. Le monarque est juste s’il gouverne en vue du bien de tous ; il est injuste et devient un despote s’il gouverne en vue de son propre bien et considère que les sujets sont pour lui ce que les esclaves sont pour le maître, de simples moyens. De la même manière, l’aristocratie, gouvernement des meilleurs, dégénère en gouvernement de la minorité des riches et le gouvernement républicain du grand nombre se transforme en gouvernement des individus animés uniquement par leur souci de leur propre intérêt, qui sombre dans l’anarchie. On est passé d’un peuple animé par la vertu à un peuple corrompu pour parler le langage du républicanisme machiavélien. Cette distinction entre gouvernement juste et gouvernement injuste semble ne reposer que sur des considérations morales : quelles sont les intentions du souverain ? Or, l’opposition du républicanisme et du despotisme chez Kant n’est pas du tout celle-là : il ne s’agit pas d’opposer un bon gouvernement et un mauvais gouvernement, ce qui pourrait laisser la place à de bons despotes, ce qui fut l’une des grandes illusions des penseurs des Lumières, le despotisme éclairé. Il s’agit de distinguer les gouvernements uniquement d’après la manière dont ils gouvernent ; c’est une distinction purement politique.
Ici, nous sommes devant une difficulté, peut-être seulement apparente, mais qui demande à être levée. D’un côté Kant affirme que « le pouvoir législatif ne peut échoir qu’à la volonté unifiée du peuple » ou encore que le « souverain universel », « considéré d’après les lois de liberté, ne peut être autre que le peuple unifié lui-même »[7] ; plus, il affirme « là où État et peuple sont deux personnes différentes, il y a despotisme »[8]. Et d’un autre côté, la démocratie est caractérisée comme despotisme, alors que nous entendons couramment sous le terme démocratie, cette unité du peuple et de l’État.

          Républicanisme et despotisme

Le républicanisme est défini comme le principe de la séparation du pouvoir exécutif (le gouvernement) et du pouvoir législatif. Cette définition peut évoquer l’article xvi de la déclaration de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a pas de Constitution. » Inversement, le despotisme « est le principe selon lequel l’État met à exécution de son propre chef les lois qu’il a lui-même faites, par suite c’est la volonté publique maniée par le chef d’État comme si c’était sa volonté privée » (87, viii-352). Autrement dit la définition du despotisme comme le pouvoir accaparé par un seul homme utilisant la puissance publique à ses fins personnelles n’est, pour Kant, qu’une conséquence de la définition politique : non-séparation du pouvoir de faire des lois et du pouvoir de les mettre en œuvre. Il s’en déduit que les divers types de souveraineté peuvent prendre une forme despotique. Y compris donc la souveraineté du peuple.
Pour comprendre ce paradoxe de la souveraineté despotique du peuple, il faut d’abord rappeler le contexte historique. Kant a approuvé la révolution française mais a critiqué la terreur. Elle pourrait être l’exemple de cette démocratie qui se transforme en despotisme. Autre ardent défenseur de la révolution, Hegel, lui aussi analyse cette « liberté absolue » qui se réalise dans « la pure négation entièrement dépourvue de médiation ». Et c’est pourquoi « l’unique œuvre et l’unique exploit de la liberté individuelle est donc la mort, une mort qui n’embrasse rien et n’est remplie intérieurement par rien (…) ; c’est donc la mort la plus froide, la plus triviale, qui n’a plus d’importance que l’étêtage d’un chou »[9]. Mais cette explication contextuelle n’est pas pleinement convaincante.
On doit rappeler ce que Kant, comme ses contemporains, entend par « démocratie ». Il ne s’agit pas de ce que nous entendons aujourd’hui communément sous ce terme, c'est-à-dire en fait un régime représentatif, mais un régime dans lequel tous les pouvoirs sont concentrés directement dans le peuple, à la manière de la démocratie antique, ou des comités et sections parisiennes qui tiennent les députés sous leur contrôle direct dans les années 1793-94. Un tel pouvoir, affirme Kant, est « nécessairement un despotisme parce qu’il fonde un pouvoir exécutif où tous décident au sujet d’un seul et, si besoin est, également contre lui ». Ce pouvoir, que Tocqueville appellera « tyrannie de la majorité » est « nécessairement » despotique, car la liberté y est en contradiction avec elle-même puisqu’il s’agit d’une forme d’État où « tous, qui ne sont pourtant pas tous, décident – ce qui met la volonté universelle en contradiction avec elle-même et avec la liberté ».

          Le gouvernement représentatif

Le gouvernement républicain apparaît ainsi comme le seul gouvernement apte à permettre la liberté des citoyens précisément parce qu’il est représentatif. Une société sans séparation des pouvoirs n’a pas de Constitution, dit la déclaration des droits de 1789. Une forme de gouvernement qui ne sépare pas le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif est une non-forme, dit Kant. Sur quoi se fonde cette séparation de l’exécutif et du législatif ? L’explication qu’en donne Kant présente de nombreuses difficultés.
Tout d’abord, la distinction du législateur et de l’exécuteur est justifiée ainsi : la loi est toujours générale alors que son exécution, par définition, est toujours singulière. La loi peut dire que l’homicide doit être puni et comment il doit l’être en général, mais savoir si la loi doit s’appliquer dans tel cas particulier et selon quelle modalité, cela la loi précisément ne le peut pas sauf à retourner la liberté contre elle-même. Cette démonstration n’est pourtant pas pleinement convaincante.
Il semble que Kant cherche à se démarquer de toute interprétation de sa pensée qui pourrait faire croire qu’il est partisan du régime politique français instauré par les révolutionnaires français avec la Constitution de l’An I, constitution qui, effectivement ignore pratiquement la séparation du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif puisque le gouvernement n’est que le conseil exécutif de l’Assemblée. C’est pourquoi Kant affirme qu’au fond la démocratie est le pire des régimes politiques alors que l’aristocratie et la monarchie, bien que « toujours vicieuses dans la mesure où elles laissent toujours le champ libre à cette manière de gouverner [la manière despotique] », laissent au moins place à l’esprit du système représentatif. Suit un curieux argument : pour qu’il y ait représentation, il faut que les représentants soient moins nombreux que les représentés – sinon les représentants et les représentants sont les mêmes personnes et il n’y a plus représentation. Donc moins les représentants sont nombreux et plus le régime peut être vraiment représentatif. D’où il s’ensuit que la monarchie, ayant réduit la représentation à un seul est potentiellement le meilleur régime représentatif. On se demande s’il ne faut pas prendre ce raisonnement cum grano salis, tant il paraît jouer avec les paradoxes.

          La réforme contre l’insurrection

Kant développe un deuxième argument en faveur de la supériorité de la monarchie ou de l’aristocratie par rapport à la démocratie. Entre tous les mauvais régimes, il faut préférer celui qui est le plus propice aux efforts pour instaurer l’état de droit.
Cette condamnation est développée dans l’appendice II (125/126, viii-382/383) au nom du principe de publicité qui veut que soit juste ce qui peut être publiquement défendu : « que la rébellion soit un tort, se révèle en ceci que si sa maxime, si elle s’avouait publiquement, rendrait impossible son propre dessein ».
Pourtant, cette défense absolue de la réforme contre la rébellion et contre l’insurrection du peuple contre le souverain n’est pas aussi claire qu’elle le semble. Dans Vers la paix perpétuelle, c’est seulement la conspiration qui est condamnée puisqu’elle a besoin d’être secrète pour atteindre ses buts. Mais quand les représentants du peuple dans la salle du jeu de Paume refusent publiquement d’obéir aux injonctions du roi, et que le « pouvoir irrésistible » du souverain doit capituler, à l’évidence nous ne sommes plus dans le cas évoqué par Kant. Ensuite, comme dans la Métaphysique des mœurs, Kant réaffirme que « lorsque la rébellion du peuple réussit, ce chef suprême devrait reprendre sa place de sujet et ne devrait ni mettre sur pied une rébellion pour retrouver sa place ni craindre de rendre des comptes pour sa conduite antérieure de l’État. » (126, viii-383)
Autrement dit, la solution la meilleure pour parvenir au gouvernement constitutionnel et de réformer la « constitution vicieuse » est que le monarque, par exemple, se transforme de son propre chef en monarque constitutionnel transférant au « peuple unifié » le pouvoir législatif. Cependant, si cette voie est bloquée, par l’entêtement du monarque et que la violence se déchaîne se transformant en révolution, c’est l’obéissance au nouveau pouvoir révolutionnaire qui est requise. Au moment où Kant écrit, la question posée n’est plus celle de la légitimité de la révolution française – que Kant, rappelons-le, a soutenue sans réserves – mais celle des insurrections contre-révolutionnaires à l’intérieur et des conspirations des nobles réfugiés à Coblence. Autrement dit, la condamnation kantienne de la rébellion vise non la révolution française mais ses ennemis. Comme la Prusse, dont Kant est sujet, est un adversaire déclaré de la France révolutionnaire, Kant ne peut manifester ouvertement son soutien – d’autant qu’il est déjà en délicatesse avec le pouvoir à propos de ses écrits sur la religion. Il emploie donc ce moyen détourné pour affirmer sa propre position politique en détournant l’attention de la censure.[11]

          La signification du républicanisme kantien

Il ne s’agit pas d’opposer une conception modérée du gouvernement constitutionnel aux extrémistes démocrates français. Les constitutions monarchistes et aristocratiques sont « vicieuses » et la seule conforme au droit est celle qui donne le pouvoir législatif au peuple « unifié ». Il s’agit de déterminer les conditions qui assurent la pérennité de l’état républicain, ce qui n’est possible que si la manière de gouverner est républicaine, puisque toute autre manière est « despotique ou violente ». La république moderne, celle qui vient de naître sous le regard attentif du penseur de Königsberg, ne doit pas suivre le chemin de « ces prétendues anciennes républiques » qui « durent (...) se résoudre tout simplement en un despotisme » (88, viii-353). Les développements ultérieurs de Vers la paix perpétuelle confirmeront la validité de cette lecture. À la fin du XIXe siècle prévalurent en Allemagne des lectures conservatrices de Kant qui l’opposaient aux « extravagances » révolutionnaires des Français. Pourtant, il n’en allait pas de même dans les années 1840. Heine et Marx, par exemple, soulignaient au contraire le caractère révolutionnaire de la philosophie kantienne. Ainsi Marx définit la philosophie de Kant comme « la théorie allemande de la Révolution Française »[12].
La démocratie, entendue comme pouvoir du peuple sans constitution, peut être comparée à une liberté déréglée, une liberté qui se transforme en esclavage de l’individu soumis à ses désirs changeants. La véritable liberté étant l’obéissance à la loi qu’on se donne à soi-même, un peuple libre ne l’est, de la même manière, que lorsqu’il s’est donné lui-même une loi. Des citoyens libres dans une république libre, c’est la vieille tradition républicaine, celle qui remonte, au moins, à Machiavel, Spinoza ou aux théoriciens de la révolution anglaise comme Harrington. C’est dans cette tradition que Kant s’inscrit à sa manière, mais avec une différence capitale. Pour Machiavel, la république libre doit être prête à soutenir sa liberté et sa grandeur par la force des armes. Pour Kant, au contraire la république libre va être l’élément fondamental de la paix.

Chapitre 4          
La société des nations : un contrat social universel

1               Le droit des gens

          Droit naturel et droit des gens

Le deuxième « article définitif en vue de la paix perpétuelle » concerne le droit des gens, c'est-à-dire le droit naturel en tant qu’il règle les rapports entre les nations. Pour Cicéron, la nature et le droit des gens se confondent : « Ce n’est pas seulement la nature, c'est-à-dire le droit des gens, qui a établi qu’il n’est pas permis de nuire à autrui pour satisfaire son intérêt propre ; les législations qui dans chaque cité règlent l’État ont décidé de même »[13]. Les législations propres à chaque cité sont pour Cicéron le « jus civile » – nous dirions droit positif ; le droit des gens apparaît ainsi comme le droit de la « communauté du genre humain ». Dans l’acception de Cicéron, le droit des gens recouvrirait non seulement les rapports entre nations, mais aussi ce que Kant va nommer droit cosmopolitique, droit de l’homme en tant qu citoyen du monde, puisque membre de la communauté du genre humain. Néanmoins la tradition va restreindre le droit des gens aux relations entre États. Selon Montesquieu « Le droit des gens est naturellement fondé sur ce principe : que les diverses nations doivent se faire dans la paix le plus de bien, et dans la guerre le moins de mal qu’il est possible sans nuire à leurs véritables intérêts. »[14] 
Hugo Grotius, tirant la leçon des déchirements religieux qui ont embrasé l’Europe chrétienne, tente de reconstruire le droit en supposant « ce qui ne peut l’être sans crime absolu – que Dieu n’est pas ou que les affaires humaines peuvent être gérées sans lui ». Le droit naturel n’est plus le droit tiré de l’ordonnancement divin du monde, mais celui que la raison humaine peut découvrir par ses propres forces ; « il consiste en certains principes de la Droite Raison qui nous font connaître qu’une action est moralement honnête ou déshonnête selon la convenance ou la disconvenance nécessaire qu’elle a avec une nature raisonnable et sociable ; et par conséquent que Dieu qui est l’Auteur de la nature, ordonne ou défend une telle action. »[15] C’est pourquoi le droit naturel « est immuable, jusque-là même que Dieu n’y peut rien changer ».(p.50)
Grotius distingue le droit humain comme le droit commun au plus grand nombre du droit civil qui émane de la puissance politique de chaque État. Il y a un donc un droit humain moins étendu que le droit civil et un droit humain plus étendu que le droit civil qui est le droit des gens. Grotius les définit comme « ce qui a acquis force d’obliger par un effet de la volonté de tous les peuples ou du moins de plusieurs. » (p.56) Si certains auteurs assimilent droit des gens et droit naturel, pour Grotius, il s’en distingue en ce qu’il n’est pas commun à tous les peuples et peut plutôt être comparé à un droit civil non écrit.
Pour Grotius, le droit naturel ne permet pas de condamner absolument la guerre. Les « premières impressions de la nature », au contraire, montrent que nous en avons la permission car « on fait la guerre pour la conservation de sa vie et de ses membres et pour maintenir ou acquérir les possessions des choses utiles à la vie » (p.68). De même, la droite raison nous permet d’user de la violence pour défendre notre vie. En conclusion, « le droit de nature, qui peut aussi être appelé droit des gens, ne condamne pas toutes sortes de guerres. »(p.72) Grotius étudie les nombreux cas de guerres justes compatibles non seulement avec la doctrine du droit naturel, mais aussi avec la doctrine chrétienne.

          La paix, obligation morale et légale

Cette doctrine de la guerre juste est la théorie dominante à laquelle Kant se confronte. Il s’en prend explicitement à Grotius et à ses successeurs : « rien que de funestes consolateurs » dont les arguties philosophiques ne servent qu’à « justifier une offensive de guerre » (90, viii-355). C’est toute la distinction entre guerres justes et guerres injustes, guerres offensives et guerres défensives, qui est ruinée. Si les États en guerre parlent de droit, il faut y voir en quelque sorte un hommage du vice à la vertu, un hommage qui n’est purement hypocrite, car il prouve « qu’on doit pouvoir rencontrer chez l’homme une disposition morale encore plus haute, bien qu’elle soit présentement en sommeil, à devenir maître un jour du mauvais principe en lui ».
À proprement parler, en effet, pour Kant, il ne peut y avoir de « droit de la guerre » puisque la guerre est toujours, par essence, la négation du droit. C’est pourquoi « le concept de droit des gens comme droit à la guerre ne veut proprement rien dire » (92, viii-356). Le droit à la guerre est celui « qu’exercent entre eux les États libres dans l’état de nature » donc un état où ils ne sont justement pas les uns à l’égard des autres dans un état juridique. Kant tente de définir les conditions du droit à la guerre, du droit pendant la guerre et du droit après la guerre, mais la guerre est un état dont on doit sortir pour entrer dans un état légal, celui de la paix perpétuelle. Sur le plan moral, il ne saurait y avoir aucun doute : « la raison moralement pratique énonce en nous son veto irrévocable : il ne doit pas y avoir de guerre, ni entre toi et moi dans l’état de nature, ni entre nous en tant qu’états »[16].
C’est pourquoi quand il y a guerre, « aucune des deux parties ne peut être déclarée ennemi injuste » (80, viii-346). En effet, l’état de guerre est un état de nature, dans lequel aucune sentence de caractère juridique ne peut être produite, puisqu’une telle sentence suppose précisément qu’on ne soit plus dans l’état de nature mais dans un état légal. Or dire qu’un ennemi est injuste, c’est poser une sentence juridique. De manière très positiviste, Kant en vient donc à déclarer que « seule la tournure des événements (comme dans un jugement dit de Dieu) décide de quel côté est le droit ». Pour les mêmes raisons, il ne peut y avoir de « guerre punitive » puisque, en l’état de nature, « il n’y a pas entre eux [les États] de rapport entre supérieur et subordonné » (80, viii-347). On le voit, les questions de Kant conservent pour nous, plus de deux siècles après Kant, une actualité brûlante.
La guerre, quand elle est devenu inévitable, n’est donc qu’un « triste expédient » et l’on doit tout faire pour éviter qu’elle ne se transforme en guerre d’extermination, tout comme on doit se garder de tout moyen qui « rendrait impossible la confiance réciproque dans la paix future », ainsi que le stipule le sixième article préliminaire.

2               Les causes de la guerre et les moyens de la conjurer

Nous avons vu que la garantie première de la paix était la constitution républicaine des États. Par conséquent, le fait qu’un État n’ait pas une constitution républicaine constitue une cause majeure de guerre. Les articles préliminaires explicitent ces causes de guerre en définissant les réquisits de la paix.

          « Un pléonasme suspect »

La paix signifiant la fin des hostilités, le syntagme « paix perpétuelle » apparaît en effet comme un « pléonasme suspect » (76, viii-343) qui indique que, le plus souvent quand ils parlent de paix, les États ne désignent par là qu’une cessation provisoire des hostilités qui intervient parce que les deux parties sont « trop épuisées pour poursuivre la guerre ». La paix n’est possible que si les États renoncent à toute « réserve secrète » pouvant donner « matière à une guerre future ». On retrouve ici le principe de publicité : est juste seulement ce qui peut être défendu publiquement. En filigrane, on peut deviner une revendication qui deviendra un des mots d’ordre des pacifistes lors de la première guerre mondiale, savoir l’abolition de la diplomatie secrète. Ce sont en effet, pour l’essentiel, ces « réserves secrètes » et ces « anciennes prétentions dont on n’aime pas faire état présentement » qui aident à comprendre l’enchaînement des évènements qui ont plongé l’Europe dans la barbarie à l’été 1914.
Ce premier article préliminaire doit être lu comme la première affirmation du principe de justice en matière de politique internationale et comme une critique de la « realpolitik ». La fin de cet article le laisse entendre sur le mode ironique : « Mais si suivant les concepts éclairés de la prudence politique, l’État place son véritable honneur dans un constant accroissement de sa prudence, quel que soit le moyen utilisé, alors ce jugement paraîtra sûrement scolaire et pédant. » (76/77, viii-344) Les maximes de prudence sont pour Kant non pas les maximes de la raison pratique (morale) mais des maximes pragmatiques, c'est-à-dire des maximes qui définissent seulement l’adéquation rationnelle des moyens au regard de fins qu’on ne met pas en question et qui peuvent fort bien n’être pas morales. La formule des « concepts éclairés de la prudence politique » concerne ces prétentions du politicien « réaliste » que Kant critique à nouveau dans les appendices. Si on la relie à la critique de « la casuistique des jésuites » qui se trouve « en deçà de la dignité des gouvernants », cette « prudence politique » n’est autre que la maxime « la fin justifie les moyens », une maxime qui, bien que susceptible d’autres interprétations, est généralement utilisée pour légitimer l’usage de moyens que la morale réprouve.

          Critique de la politique de puissance

Pour que la paix soit possible, les États doivent renoncer à la politique expansionniste. L’accroissement continu de la puissance étatique, on vient de la voir, est peut-être une maxime de prudence, mais certainement pas une maxime juste. Un État n’est pas un patrimoine et un gouvernement n’est pas un père de famille cherchant à augmenter son patrimoine. C’est pourquoi le deuxième article stipule qu’« aucun État indépendant ne doit être acquis par un autre État ». Kant précise « à la faveur d’un échange, d’un achat ou d’un don » mais c’est évidemment également l’annexion par les moyens militaires qui est condamnée. Puisque même les moyens pacifiques d’accroissement de la puissance condamnés, a fortiori les moyens guerriers sont encore plus condamnables. Un État, nous dit Kant a « sa propre racine » et par conséquent l’annexion est toujours condamnable car elle consiste en la destruction de la personne morale que représente toujours un État. Si la légitimité de l’État repose sur un « contrat originel », l’annexion « contredit ce contrat sans lequel « aucun droit sur un peuple n’est pensable ». Autrement dit l’unification de deux États n’est pas impossible mais à la seule condition que les peuples y consentent.
Le système des achats, des échanges et des dons qui considère les États comme un patrimoine personnel des gouvernements, c’est le système des monarchies en Europe. Ce sont les États qui veulent « s’épouser » et ce « nouveau type d’industrie » qui consiste à « se rendre hégémonique (…) par des alliances familiales ». Or ce système est la racine de toutes les guerres européennes de l’époque qui naissent des prétentions des familles régnantes. Inversement, les constitutions révolutionnaires françaises (de 1791 aussi bien que de 1793) proclament les droits des peuples et renoncent solennellement aux guerres de conquête. Ici encore, bien que de manière implicite, Kant défend la constitution républicaine, celle de la révolution française, contre les monarchies qui se sont coalisées contre elle.
La critique de la politique de puissance se poursuit au cinquième article préliminaire. « Aucun État ne doit s’immiscer par la violence dans la constitution et le gouvernement d’un autre État » (79, viii-346). Kant polémique encore contre tous ceux qui tentent de justifier l’intervention contre la France révolutionnaire. Admettons que la conduite d’un État soit un « scandale » – les cours d’Europe sont scandalisées par les évènements français – Kant ironiquement rétorque que « l’exemple du grand mal qu’un peuple s’est attiré par son absence de loi peut servir d’avertissement ». Kant généralise ici un principe de droit : « le mauvais exemple qu’une personne libre donne à l’autre (…) ne lèse pas cette dernière ». On peut moralement critiquer celui qui se conduit mal mais non pas le soumettre aux foudres de la loi tant que personne n’est lésé. Le droit, comme l’affirme la Métaphysique des mœurs, a pour principe : « Agis extérieurement de telle sorte que le libre usage de ton arbitre puisse coexister avec la liberté de chacun selon une loi universelle »[17]. Ce n’est pas « agis moralement » car alors ce sont les intentions qui seraient soumises au droit et la confusion entre droit et moralité serait contraire au principe même de la liberté. Ces principes valent également dans les droits des gens puisque les États y sont considérés comme des personnes morales. Par conséquent sauf dans le cas où la séparation à l’intérieur d’un État est devenue un fait – dans ce cas une intervention pour soutenir une partie contre l’autre est admissible – toute ingérence doit être condamnée comme « atteinte aux droits d’un peuple ». L’exception est d’ailleurs intéressante par elle-même. Elle ne peut faire penser qu’à un seul événement historique proche : la guerre d’indépendance américaine, où la France, s’ingérant dans les affaires intérieures de la Grande-Bretagne, a apporté son soutien aux « insurgeants ». Exception significative : il s’agissait là d’établir un gouvernement républicain contre un régime, le régime anglais, dont Kant estime le plus souvent qu’il n’a que les apparences de la constitution de droit mais est, en fait, une sorte de despotisme.

          La fin des armées permanentes

Le troisième article préliminaire indique qu’ « avec le temps, les armées permanentes doivent disparaître ». C’est encore là un thème républicain classique. Machiavel et Spinoza défendent l’idée qu’un peuple libre est un peuple armé, un peuple qui ne saurait remettre sa défense à des armées mercenaires. L’argument de Kant contre les armées permanentes est différent. Il estime que l’existence de ces armées est en elle-même cause de guerre. En temps de paix, chaque État est tenté de se surpasser – et de surpasser les autres États – « par une quantité illimitée d’hommes armés ». On parlerait aujourd’hui plutôt de courses aux armements. Donc les armées permanentes sont dangereuses non directement pour la liberté du peuple, comme le soutiennent les républicanistes classiques, mais pour la paix. Cependant, Kant rejoint la position des républicanistes dans la défense de l’idée de peuple armé, et il soutient « l’exercice en armes, pratiqué périodiquement et volontairement par les citoyens en vue d’assurer leur sécurité et celle de leur patrie contre les attaques extérieures » (78, viii-345).
Plus généralement, les menaces contre la paix résident dans les trois puissances : la puissance des armées, la puissance des alliances, la puissance de l’argent, puisque « cette dernière pourrait bien être l’instrument de la guerre ». On doit encore une fois noter que Kant prend parti et que les thèses philosophiques ont des prolongements politiques évidents pour tout lecteur qui connaît le contexte. Ainsi les armées permanentes sont évidemment celles des puissances monarchiques européennes alors que le peuple armé qui défend sa sécurité et celle de sa patrie désigne à l’évidence la France révolutionnaire qui venait de décréter la « levée en masse » lors de la bataille de Valmy, une levée en masse dont on doit rappeler qu’elle ne reposait pas sur le système autoritaire de la conscription mais sur le volontariat.
De même lorsque Kant s’en prend au système de l’endettement en vue d’augmenter sa puissance financière pour en faire un trésor de guerre, est visée « cette invention judicieuse d’un peuple commerçant de ce siècle », c'est-à-dire la politique de la Grande-Bretagne qui est le véritable chef de la coalition anti-française. Cependant, au-delà du contexte précis dans lequel Kant écrit, on constatera la permanence des problèmes soulevés dans l’histoire mondiale.

3               Fédération d’états libres

          Théorie et pratique

Kant définit le droit des gens en comparant les États à des particuliers dans l’état de nature. Les particuliers dans l’état de nature se lèsent mutuellement « par leur seule coexistence » et il leur est donc nécessaire d’entrer dans une constitution civique. De même les États ne peuvent rester dans l’État de nature et doivent entrer dans une constitution civique universelle, une « alliance de peuples » qui pourtant ne serait pas un « État de peuples ».
La position kantienne doit être comprise avec précision, surtout aujourd’hui où les idées courantes opposent la souveraineté des nations et l’existence d’un ordre pacifique international. On assimile volontiers la revendication de souveraineté au nationalisme voire au chauvinisme et l’idée – confuse – de « mondialisation » se donne l’annonce d’un avenir radieux où s’effacerait la division de l’humanité en peuples distincts.
Théoriquement, les États devraient être amenés à renoncer à leur existence indépendante, de la même manière que les particuliers renoncent à la « liberté sauvage » de l’état de nature, en vue de se soumettre à un pouvoir souverain unique, un « État des peuples » – et c’est cette perspective qui est avancée dans L’idée d’une histoire universelle. Une telle perspective serait évidemment conforme aux principes moraux de la raison pratique qui fait de l’humanité une communauté. Mais on doit constater que les peuples « suivant leur idée du droit n’en veulent pas ». Théoriquement donc, serait nécessaire une « république mondiale », mais de fait on doit se contenter d’une « alliance permanente, protégeant de la guerre et s’étendant toujours plus loin » (93, viii-357). Solution dont Kant craint l’instabilité puisqu’elle « présente le constant danger d’exploser ». Ainsi l’alliance permanente des États souverains apparaît-elle dans un premier temps comme un pis-aller, faute de pouvoir fixer comme objectif réaliste la république universelle qui rendrait en quelque sorte caduque le droit des gens.

          La sagesse de la nature

Cependant, l’annexe I vient donner toute sa valeur au droit des gens. La possibilité de la république universelle est réfutée, non à cause de la malignité des gens, mais parce que la nature ne le veut pas. Plus : Kant affirme que l’existence d’états indépendants, séparés, « vaut encore mieux que la fusion des États en une puissance dépassant toutes les autres et se transformant une monarchie universelle » (106, viii-367). En voulant réaliser la république universelle, on serait conduit à la monarchie universelle et donc à une forme de gouvernement contraire à la liberté. Kant donne l’explication : « en effet, les lois, au fur et à mesure que le gouvernement prend de l’extension, perdent de plus en plus de leur vigueur et un despotisme sans âme, avoir extirpé les germes du bien, tombe finalement quand même dans l’anarchie. » Il y a sans doute là comme un écho du Contrat Social de Rousseau qui affirme que l’extension de la République est le plus sûr moyen de la transformer en despotisme. Or, cette volonté de dominer semble inhérente à l’État qui veut s’assurer la paix par l’empire sur les autres États. Mais la nature s’oppose à cette tentation impériale de tous les États. Elle empêche l’unification des peuples sous un même gouvernement en les empêchant de se mélanger par « la diversité des langues et des religions ». Cette diversité est à la racine des haines nationales et des guerres, mais le progrès de la civilisation conduira à une entente non despotique, qui transformera l’hostilité en échanges et la haine en émulation. De même que « l’insociable sociabilité » des individus, dans L’idée d’une histoire universelle, conduisait nécessairement à la création d’un État de droit, de même il y a une espèce d’insociable sociabilité des nations qui finalement fonde la stabilité de l’union des nations et garantit la paix. C’est pourquoi Kant peut dire que « la nature sépare sagement les peuples » (107, viii-368).
Résumons : en ce projet d’assurer la paix perpétuelle, le mieux (la république universelle) se révèle finalement l’ennemi du bien (l’union fédérative) et finalement la raison s’accordant avec la sagesse de la nature doit préférer cette solution.

          Le projet kantien à l’épreuve de l’histoire

La conception kantienne du droit des gens repose bien sur une sorte de contrat social universel, mais un contrat social qui ne crée pas de souverain et dont la stabilité repose, en dernière analyse, sur le caractère raisonnable des contractants. C’est pourquoi le deuxième article définitif est nécessairement précédé par le premier, c'est-à-dire par la constitution républicaine des États, seule véritable garante de la paix.
Le projet kantien n’est pas resté un projet purement théorique qui n’aurait rien valu en pratique. Bien au contraire, l’idée d’une union de nations libres a été le fil directeur de tous les mouvements qui, au cours des deux derniers siècles, ont voulu donner une alternative à la guerre et au conflit terrible des puissances. Ce fut tout d’abord l’internationalisme des mouvements ouvriers et socialistes. On a souvent mal compris la proclamation de Marx et Engels dans le Manifeste communiste : « les prolétaires n’ont pas de patrie ». Ils n’ont pas de patrie, car le mode de production capitaliste la leur retire. Pourtant, les socialistes et les communistes héritiers de Marx se sont voulu « internationalistes ». Le mot le dit assez : pour qu’il y ait internationalisme, il faut qu’il y ait des nations qui s’entendent, donc qui continuent d’exister de manière séparée. Dans l’internationalisme, il ne s’agit pas de fusion des peuples, mais de leur amitié, rendue possible quand les puissances de l’argent et des armées ont été renversées. C’est d’ailleurs seulement ce qui permet de comprendre le soutien constant de Marx aux mouvements nationaux irlandais ou polonais contre les empires qui les opprimaient. Inversement, la catastrophe qu’a été la dictature stalinienne en Union Soviétique peut s’expliquer, en partir, par la volonté de réaliser de force une « république universelle des soviets », depuis l’invasion de la Pologne et de la Finlande à la fin de la première guerre mondiale jusqu’à la doctrine de la « souveraineté limitée » servant à justifiant l’intervention des troupes russes lors du « printemps de Prague » ou en Afghanistan. Comme Kant le prévoyait, la fusion des peuples, la négation de l’indépendance des nations débouchait sur le despotisme.
Pour que la guerre de 1914-1918 soit la « der des ders », les grandes nations démocratiques imaginèrent de créer une « société des nations » dont la dénomination même était parfaitement kantienne. On sait que la SDN devint rapidement le champ clos d’affrontements et se révéla impuissante à empêcher la Seconde Guerre mondiale. L’expérience semblait démentir les espoirs que Kant pouvait mettre dans une telle organisation comme moyen de conjurer la guerre. Mais là, c’est certainement le premier article définitif qui faisait défaut. Beaucoup des membres de la SDN n’étaient pas des États dotés d’une constitution républicaine et c’est au contraire la montée des tyrannies fascistes qui caractérise la période. Quant aux États à constitution républicaine, ceux-ci n’étaient souvent, au regard des critères kantiens, que des apparences de républiques puisqu’elles contrôlaient de vastes empires et que la politique des uns et des autres fut de jouer à des jeux dangereux avec les États totalitaires.
Finalement, du point de vue empirique, rien ne permet de ranger le projet kantien au rang des utopies ou des rêveries philanthropiques comme pouvait l’être le Projet de paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre.

4               Le droit cosmopolitique

          Un droit restreint ?

Le droit cosmopolitique est le droit de l’homme en tant que citoyen du monde. L’idée d’un droit cosmopolitique trouve son origine dans le droit naturel antique, tel que Cicéron l’a exposé. La communauté en nature des hommes fonde une communauté du genre humain qui définit les droits les plus fondamentaux. Selon la conception ancienne, le juste est ce qui est utile à tous. Ainsi « Si la nature prescrit de prendre soin d'un homme pour cette seule raison qu'il est homme, il faut bien que, selon la nature aussi, il y ait un intérêt commun à tous »[18]. Cette idée commande toute la hiérarchie des devoirs : « il est absurde de dire, comme certains, que l'on n'enlèvera rien à un père ou un frère dans son propre intérêt, mais que pour le reste des citoyens, c'est une autre affaire : les gens qui parlent ainsi décident qu'ils n'ont point de lien de droit avec leurs concitoyens, qu'ils ne forment avec eux aucune société en vue de l'utilité commune : pareille opinion rompt avec toute association civile. »
Or, ce qui frappe dans la manière dont Kant pose le droit cosmopolitique, c’est qu’il est extrêmement limité. « Le droit cosmopolitique doit se restreindre aux conditions aux conditions de l’universelle hospitalité. » (93, viii-358) Mais c’est pour ajouter immédiatement que l’hospitalité n’est pas à entendre ici comme une question de philanthropie mais comme une question de droit. Cela signifie que cette universelle hospitalité doit faire partie du système du droit que reconnaît chaque État. Toute personne arrivant sur le territoire d’un pays ne peut être traitée en ennemi et ne peut être renvoyée que si cela ne signifie pas sa perte. Ce droit est donc un simple « droit de visite ». Sont ici fondés deux principes fondamentaux des États de droit contemporains : 1° le principe de libre circulation des hommes et 2° le droit d’asile pour les réfugiés, c'est-à-dire ceux dont le renvoi signifierait la perte. La caractère très restreint du droit cosmopolitique kantien ne doit pas nous tromper. D’une part, en lui-même, il reste encore très largement un idéal que les États les plus démocratiques et les plus universalistes ne respectent que moyennant des restrictions fortes. La politique des visas adoptée par les pays du Nord à l’égard des pays du Sud est le plus souvent une dénégation pure et simple du droit de visite. Quand au droit d’asile, il se réduit bien souvent à la gestion internationale des camps de réfugiés. D’autre part, le droit cosmopolitique est, pour Kant, le point de départ d’un long développement polémique contre la colonisation et contre la cruauté des nations qui se disent « civilisées ».

          La communauté du genre humain : une communauté effective

Une lecture superficielle a souvent conduit les commentateurs à faire de Kant le philosophe d’un moralisme abstrait, désincarné, privé de toute effectivité. Il n’en est rien. Le développement historique concret de l’humanité donne une preuve de la validité du droit cosmopolitique.
Le droit de visite, précise d’abord Kant, n’est pas un « droit de résidence ». En termes contemporains, la politique de l’immigration reste du ressort de la souveraineté des États puisque ce droit de résidence exigerait « un traité particulier de bienfaisance qui ferait de lui pour un certain temps un habitant du foyer » (94, viii-358). Donc le droit de résidence est conditionnel et Kant ne voit nulle injustice dans ce caractère conditionnel. L’expression « habitant du foyer » dit bien que l’étranger invité à s’installer sur le territoire national est un hôte accueilli par bienfaisance. Mais en ce qui concerne le droit de visite, il a un caractère, au contraire, inconditionnel. « Ce droit, dû à tous les hommes, est celui de se proposer à la société, en vertu du droit de la commune possession de la surface de la terre, sur laquelle, puisqu’elle est sphérique, ils ne peuvent se disperser à l’infini mais finalement se supporter les uns à côté des autres et dont personne à l’origine n’a plus qu’un autre le droit d’occuper tel endroit. »
Ainsi le droit cosmopolitique se déduit du « droit de la commune possession de la surface de la terre ».  La Métaphysique des mœurs précise ce dont il s’agit de la « communauté originaire du sol et avec elles des choses qui s’y trouvent », laquelle est « une Idée qui possède une réalité objective (juridiquement pratique) et qui est tout à fait distincte de la communauté primitive (…) qui est une fiction. »[19] La communauté primitive est un stade historique supposé ayant existé – on retrouve cette idée par exemple dans le matérialisme historique sous le nom de communisme historique. Mais Kant ne veut pas nous dire qu’il y a eu une époque où la possession du sol était commune. Si une telle communauté avait existé, elle aurait dû être instituée par un contrat, fondé sur la renonciation de tous les contractants à la possession privée et donc il ne s’agirait nullement d’une possession originaire. La communauté originaire du sol est une « Idée ». On doit l’entendre au spécifique de Kant. Les Idées se distinguent des concepts en ce qu’elles ne se rapportent pas à une expérience possible. Elles jouent essentiellement un rôle régulateur du point de vue théorique. En revanche, dans l’usage pratique de la raison, les Idées jouent un rôle, actif. L’idée de liberté, bien qu’étant en elle-même « mystérieuse » est cependant ce à partir de quoi peut être construite la morale, c'est-à-dire l’usage pratique de la raison. La communauté originaire du sol « renferme a priori le principe de la possibilité d’une possession privée ». Le conditionné présuppose l’inconditionné, bien que l’inconditionné soit d’atteinte de la puissance de notre esprit. De manière analogue, bien que la possession commune originaire (Kant dit aussi « collective ») ne soit pas connaissable comme fait historique, elle est un principe juridique à partir duquel peut être fondé le droit privé. C’est pourquoi elle est bien « juridiquement pratique ».
On en déduit que la répartition des hommes sur la surface de la terre, leur appropriation de telle parcelle de cette surface n’est pas logiquement le fait premier. Ce qui est premier c’est l’existence de la communauté humaine possédant originairement en commun tout le sol. Pour qu’il y ait propriété privée, donc, il faut que les hommes aient déjà construit du droit, c'est-à-dire aient commencé de trouver de « se supporter ». La réalité objective de cette idée est donnée dans « le plan de la nature ». Les hommes sont souvent séparés par de vastes étendues inhabitées, mais les moyens sont à leur disposition pour « se rapprocher les uns des autres par-delà les contrées sans maître », le chameau pour traverser les déserts et les vaisseaux qui font des mers un moyen de relier les hommes.

          La critique du colonialisme

Les vaisseaux permettent ce lien, mais il est seulement limité « à la recherche des conditions de possibilité d’un commerce avec les anciens habitants », mais comme l’hospitalité inscrite dans le droit cosmopolitique ne donne pas le droit de résidence, ceux qui utilisent leur puissance maritime pour aller s’installer au-delà des mers et ne se contentent pas du « droit de visite », ceux-là commettent une injustice. En effet, « la conduite inhospitalière des États civilisés et particulièrement des États commerçants de notre partie du monde » transforme le droit de visite en conquête et cela « va jusqu’à l’horreur ». Toutes ces conquêtes provoquent « l’oppression des indigènes le soulèvement des divers États de ce pays, et jusqu’aux guerres largement étendues, la famine, la rébellion, la trahison et toute la litanie des maux qui oppriment le genre humain qu’on peut continuer à égrener. » (95, viii-359). Du coup, les restrictions que la Chine et le Japon mettent au droit de visite sont pleinement justifiées.
Kant ne se contente pas de la protestation contre le colonialisme, laquelle est relativement courante à l’époque des Lumières[20]. Les conquêtes coloniales apparaissent comme la source de nouvelles guerres entre les puissances européennes. Car « l’esclavage le plus cruel et le plus calculé » (96, viii-359) ne rapporte pas de « véritable bénéfice » et sert seulement à « mener ainsi à nouveau des guerres en Europe ». Kant s’en prend aux puissances « qui font grand cas de piété » alors qu’elles « s’abreuvent de l’injustice ». Encore une fois, la première puissance visée est l’Angleterre – puisque la France vient d’abolir l’esclavage dans « les îles à sucre ».[21]
Ainsi s’affirme la réalité objective du droit cosmopolitique qui n’est pas une vague affirmation morale que nous sommes citoyens du monde, mais un principe juridique non écrit et écrit qui doit s’imposer au moment où « la communauté (plus ou moins étroite) formée par les peuples de la terre ayant globalement gagné du terrain, on est arrivé au point où toute atteinte au droit dans un seul lieu de la terre est ressentie en tous. » (96, viii-360). On ne peut qu’admirer comment, presque dans le détail, Kant anticipe toutes les critiques modernes de l’impérialisme, qui « porte en lui la guerre comme la nuée l’orage », ainsi que le disait Jean Jaurès, du partage du monde entre les grandes puissances et des effets néfastes de la domination du commerce. La « mondialisation » et ses conséquences ne datent pas de la fin du xxe siècle ! Et c’est d’une manière extraordinairement actuelle que Kant nous invite à faire du droit cosmopolitique le moyen de penser globalement le droit de chacun.

Chapitre 5          
Morale, droit, politique

1               La critique de la realpolitik

          Théorie et pratique

La pensée politique kantienne est soumise à la critique des « réalistes ». La paix perpétuelle et plus généralement les principes républicains kantiens seraient « impraticables ». Impraticables, parce que purement « théoriques » – Kant ne dit-il pas qu’ils sont a priori, c'est-à-dire qu’ils sont conçus par la raison pure, antérieure à toute expérience ? Les reproches adressés à Kant redoublent en quelque sorte les virulentes critiques que le parlementaire et publiciste britannique Edmund Burke adresse à la révolution française dans ses fameuses Réflexions sur la révolution en France. L’esprit de système, l’abstraction et le refus de l’expérience du passé, voilà ce qui conduira la France révolutionnaire à la catastrophe. Le premier appendice de Vers la paix perpétuelle peut ainsi se lire non seulement comme un prolongement de Théorie et pratique, mais aussi comme une réponse à Burke.
Face aux prétentions de la soi-disant « politique réaliste », la « realpolitik », Kant entreprend une critique serrée, si importante que l’appendice I est, en volume, la partie la plus importante de l’ensemble du traité ; en outre, l’appendice II prolonge très largement cet appendice I. Ces deux appendices constituent le point d’appui philosophique de l’ensemble du traité. Ils donnent l’explication complète de cette curieuse annexe II, « Article secret en vue de la paix perpétuelle ». Cet article se donne comme une première élucidation du rapport entre philosophie et politique. « Les États armés pour la guerre doivent consulter les maximes des philosophes concernant les conditions de possibilité de la paix publique » (108, viii-368) affirme l’annexe II. Présenté comme une clause permettant au souverain de consulter les philosophes sans paraître chercher à « s’instruire auprès de ses sujets » (108, viii-369) semble simplement renouveler le thème des philosophes éclairant le souverain, selon une figure bien connue des Lumières, celle du despote éclairé. En réalité, il n’en est rien : pour la clause secrète soit mise en œuvre, il suffit de laisser aux philosophes la pleine liberté de s’exprimer publiquement. Kant ne demande pas que les avis des philosophes aient force de loi mais seulement qu’ils puissent être écoutés. Toutes les précautions d’usage, sous forme de dénégations, n’empêchent pas la critique acerbe d’une justice qui se sert du glaive pour faire pencher l’un des plateaux de la balance selon le principe « malheur aux vaincus ». C’est pourquoi « le juriste qui n’est pas en même temps (en matière de moralité) philosophe, éprouve la plus grande tentation, parce que sa fonction consiste seulement à appliquer les lois existantes » (109, viii-369). Or les lois existantes doivent être améliorées – c’est là, comme on l’a vu une des conditions de la paix. L’auteur de Qu’est-ce que les Lumières ? rappelle indirectement que le public doit s’éclairer progressivement. Mais « pour ces Lumières, il n’est rien requis d’autre que la liberté ; et la plus inoffensive parmi tout ce qu’on nomme liberté, à savoir celle de faire un usage public de la raison sous tous ses rapports. » (45, viii-36) Kant n’est pas Platon : les philosophes ne sont pas des politiques et il refuse la thèse des philosophes rois « parce que détenir le pouvoir corrompt inévitablement le jugement libre de la raison. » (109, viii-369) Mais la philosophie doit jouer un rôle politique à éclairer « les peuples royaux », c'est-à-dire les peuples souverains. Cela va donc au–delà d’un plaidoyer pro domo pour la philosophie. La liberté et la considération où l’on tient la philosophie sont donc un des éléments d’un véritable régime républicain.

          La prudence du serpent

Cette place donnée à la philosophie ou au philosophe (en tant que moraliste) est politique parce qu’elle est dirigée directement contre la domination de la politique par le politicien « réaliste », ce « praticien » pour qui la « généreuse espérance » de la paix perpétuelle n’est qu’un songe creux et « la morale n’est qu’une simple théorie » (111, viii-371). Le « praticien » pourrait admettre la morale mais seulement comme une tactique politique dans la proposition : « l’honnêteté est la meilleure politique », proposition que l’expérience contredit ! En réalité, la prudence n’est pas un bon guide. En effet, elle ne repose que sur le calcul des enchaînements supposés des causes et des effets. Mais cette raison calculatrice « n’est pas suffisamment éclairée pour embrasser du regard la série des causes prédéterminantes qui permet de pronostiquer avec assurance, d’après le mécanisme de la nature, le résultat heureux ou malheureux des faits et gestes des hommes ». Les tromperies, les manœuvres et les combines de la diplomatie de puissance prétendent toujours agir en vue du bien, sacrifier l’action morale au motif d’une fin louable et, immanquablement, elles précipitent les catastrophes. Il faut donc suivre la voie du devoir, sans quoi le droit lui-même devient impossible.
S’il faut lier morale et politique, c’est la morale qui doit avoir le dessus. C’est pourquoi on doit concevoir un politique moral mais non un «  moraliste politique qui se forge une morale qui soit profitable à l’intérêt de l’homme d’État. » Le politique moral est celui qui prescrit d’agir au plus tôt pour corriger les vices des États ou des rapports entre États. Kant montre que le politique moral peut s’accorder avec la prudence en défendant la voie de la réforme, refusant de renverser une constitution avec qu’une autre meilleure ne soit prête pour la remplacer et défendant ainsi l’évolution progressive « réformiste » : un État peut déjà se gouverner de manière républicaine alors que sa forme extérieure est encore despotique. En revanche, la même politique morale dicte de soutenir un régime révolutionnaire dès lors qu’il est institué. C’est là une constante de la politique kantienne : défendre la révolution française à l’extérieur mais se mettre dans la voie des réformes pour l’Allemagne. Ce n’est pas, de sa part, une conviction dictée par la maxime « soyez prudents comme les serpents » ou du moins pas seulement ; il est persuadé que l’Allemagne n’est pas prête à changer brutalement de constitution et, de plus, la voie réformiste est la plus économique et la plus conforme aux principes du devoir. L’idée du retard allemand sera d’ailleurs une constante des penseurs allemands républicains ou révolutionnaires jusqu’aux jeunes hégéliens et à Marx.
Enfin, le politique moral refusera d’imposer à la force à un autre État, même injuste, ses propres principes. Ce sont les « lois permissives de la raison » (114 note, viii-373) qui conduisent à accepter cette politique de non-intervention dans les affaires intérieures d’un autre État. Kant admet qu’il puisse y avoir des « moralistes despotisants » qui offensent les règles de la prudence mais, au total, il est plus facile d’enseigner la prudence à ce genre de moraliste que d’enseigner la morale aux « politiques moralisants » puisque ce dernier maquille « les principes politiques contraires au droit ». Cette discussion très générale semble nous éloigner de la question de la paix, mais il n’en est rien. La critique des maximes sophistiques des « praticiens » (116 et 117, viii-374/375) débouche à nouveau sur la critique de la politique de puissance qui conduit à la guerre : pour ces politiques en effet l’honneur se résume à « l’honneur d’étendre leur puissance ». La critique du politique moralisant se concentre finalement sur un point : il méconnaît « le principe suprême dont dérive le dessein de la paix perpétuelle » (118, viii-376).

2                Que la justice soit faite …

          La justice, première vertu politique

Kant prend soin de montrer que ses thèses sont juridiques et non morales ou philanthropiques. Cependant la source du droit et de la morale est unique : elle réside dans le pouvoir législateur de la raison. De nombreux critiques ont ainsi mis en cause chez Kant un véritable fanatisme moral condamné par la formule « fiat justicia, pereat mundus » qu’on peut traduire par « que la justice soit faite, dût le monde périr ». Or Kant assume cette formule qu’il traduit à sa manière : « que règne la justice, dussent tous les fripons de la terre être anéantis à cause d’elle », et il ajoute que « c’est une proposition de droit très courageuse qui permet de couper court à tous les chemins tortueux que la perfidie ou la violence ont tracés » (120, viii-378). Remise dans le contexte, cette affirmation peut être comprise comme un soutien aux révolutionnaires français qui ont entrepris par la manière forte d’anéantir « les fripons de la terre ».
Kant a, certes, condamné l’exécution de Louis xvi, mais il critique dans cet acte le fait que Louis xvi ait été jugé pour ses actes antérieurs à la proclamation de la constitution républicaine : « lorsque la rébellion du peuple réussit, ce chef suprême devrait reprendre sa place de sujet et ne devrait ni mettre sur pied une rébellion pour retrouver sa place ni craindre de rendre des comptes pour sa conduite antérieure de l’État. » (126, viii-383). Autrement dit, on ne pouvait accuser le citoyen Louis Capet d’avoir été le roi Louis xvi, mais la porte restait ouverte pour une accusation de trahison ou pour avoir mis sur pied « une rébellion pour retrouver sa place ». La condamnation kantienne du régicide français n’a pas grand-chose à voir avec l’horreur éprouvée par les intellectuels allemands qui se sont détachés de la révolution française après 1793.
Mais la maxime kantienne n’est pas un produit de la conjoncture. Elle est la conséquence directe de la conception politique et morale kantienne. Politiquement, elle « oblige les puissants à ne pas dénier ou restreindre le droit de quiconque en raison d’une disgrâce ou d’une compassion envers d’autres » (121, viii-379). Elle conduit d’une nouvelle manière à l’exigence d’une constitution républicaine, c'est-à-dire de la « constitution intérieure d’un État [qui] soit érigée selon les purs principes du droit ». Elle demande aussi d'agir en vue de régler légalement les différends avec leurs voisins. La justice est donc le premier principe politique qui commande tous les autres ; elle est donc la vertu première d’une organisation politique. Prolongeant la critique des morales téléologiques qui prennent le bonheur pour critère de l’action morale, Kant affirme maintenant : « Cette proposition ne veut rien dire d’autre que ceci : il ne faut pas que les maximes politiques procèdent du bien-être et du bonheur que chaque État peut attendre de leur observation ». S’il y a conflit entre justice et progrès de la prospérité matérielle, c’est donc la justice qui doit primer. Si par exemple, on ne peut sans injustice – c'est-à-dire sans violer les droits d’une personne – augmenter la richesse de tous, il faut renoncer à ce moyen. Les maximes politiques du gouvernement doivent découler du « pur concept de devoir de droit ». (112, viii-372).
Ainsi, la maxime inflexible de Kant n’est pas une maxime pour des moralistes exterminateurs. Elle est au contraire un refus catégorique de toute logique sacrificielle. Jamais les droits d’un individu ne peuvent être sacrifiés pour un avantage collectif. L’opposition de Kant est nette aux diverses formes d’utilitarisme qui font du plus grand bonheur possible pour le plus grand nombre le critère ultime de l’action.

          Concordance de la politique et de la morale

Cette primauté de la justice ne découle pas de considérations empiriques. Elle procède du « concept transcendantal du droit public ». Ce concept s’exprime sous la forme du principe de publicité selon lequel une maxime ne peut être une maxime de droit si elle ne peut pas être exposée publiquement. Nous avons déjà montré quel rôle elle joue dans la justification de la constitution républicaine et la question du droit de rébellion. Mais elle vaut également dans le droit des gens. Dans les alliances qu’un État noue avec les autres, aucun État ne peut se réserver le droit de ne pas tenir ses promesses. En effet, s’il annonçait publiquement qu’il se réserve ce droit, tous les autres soit le fuiraient soit s’uniraient pour combattre ses prétentions. Autrement dit, les « maximes sophistiques » affirmant la primauté de la prudence politique sur la morale se contredisent elles-mêmes. Les avantages auxquels elles prétendent se révèlent vains. (cf. 127/128, viii-383/384)
Ce principe de publicité doit être compris comme une traduction juridique de l’impératif catégorique. Les raisonnements de Kant reprennent ceux utilisés dans les Fondements de la métaphysique des mœurs ou dans Sur un prétendu droit de mentir par humanité. Si j’énonce le principe : « le mensonge est légitime en vue d’obtenir un quelconque plus grand bien », alors plus personne ne voudra croire en ma parole et par conséquent je ne pourrai plus obtenir aucun des avantages présumés de ce droit de mentir que je m’étais octroyé. Le principe de publicité juridique apparaît donc bien comme une reprise du principe d’universalité moral : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. »[22]
On dispose donc d’un critère permettant de déterminer négativement ce que peut être l’accord entre morale et politique. Il reste à montrer comment ces maximes s’accordent avec le droit des gens. La réponse est claire : le droit des gens est possible seulement sur la base d’un état de droit et seule l’union fédérative des États en vue d’éloigner la guerre est « le seul état de droit compatible avec la liberté des États. Ainsi la concordance de la politique et de la morale n’est-elle possible que dans une union fédérative » (129, viii-385). L’état de droit seul rend effectives pour toutes les exigences morales issues de la raison. Ainsi se trouvent noués morale, droit et politique. Certes, il peut rester une contradiction entre l’amour des hommes et le respect du droit qui sont tous les deux des devoirs. Mais le premier n’est qu’un devoir conditionné, alors que le second inconditionné. Un devoir inconditionné est un devoir qui découle de « la simple représentation de cette action même » alors qu’un devoir conditionné qui pense la nécessité de l’action « médiatement par la représentation d’une fin »[23]. S’il y conflit entre ces deux devoirs, c’est le devoir inconditionné qui seul peut limiter le devoir conditionné. Il faut comprendre qu’il ne s’agit pas d’une simple construction logique abstraite. Supposons que par amour de l’humanité, on agisse en limitant le devoir inconditionné, c’est alors la valeur même de cette humanité au nom de laquelle on prétend agir qui se trouve diminuée, puisque ce qui fait de l’humanité une fin en soi, c’est précisément cette dignité qui réside dans la vie morale. Ce principe, qu’on pourrait appeler après Rawls de priorité du juste sur le bien et dont nous avons déjà vu d’autres utilisations, permet donc de dénouer tous les cas de conflit des devoirs et il est seul à pouvoir fonder une société bien ordonnée du point de vue du droit des gens.

3               L’histoire et le droit

          La Providence

Donc la paix perpétuelle n’est pas une vague aspiration à la paix, elle n’est pas un principe philanthropique dont l’effectivité resterait aléatoire ; elle est un état juridiquement fondé. Mais qu’est-ce qui permet de considérer que cet idéal du droit n’est pas un état à jamais inaccessible si on considère ce « bois tordu » dont est faite l’humanité ? Kant fait ici intervenir la Providence, comme un « deus ex machina ». À l’évidence, cette idée vient de la philosophie de Leibniz dont les grands thèmes ont été largement diffusés par l’enseignement de Wolff. Cela peut sembler curieux pour le lecteur de la Critique de la Raison Pure. Cette Providence pourrait bien être une de ces idées cosmologiques dont la Critique a montré la dialectique, c'est-à-dire le caractère illusoire. L’explication est donnée dans la longue première note de l’Annexe I. « Dans le mécanisme de la nature dont l’homme (comme être sensible) relève, se montre une forme qui se trouve déjà au fondement de son existence et que nous ne pouvons pas comprendre autrement qu’en supposant qu’elle est la fin d’un auteur du monde qui l’a prédéterminée » (98, viii-361).
Il n’existe aucun concept de Dieu puisque Dieu ne peut être l’objet d’aucune expérience possible. Mais l’idée d’une nature guidée selon un plan (divin) est une idée qui possède pour Kant une objectivité certaine. Dans la Critique de la Faculté de juger, il montre à partir de l’étude des êtres vivants que la conception purement mécanique causaliste employée en physique est inapte à rendre compréhensible le vivant, singulièrement le pouvoir auto-organisateur et auto-formateur des êtres animés. Pour rendre intelligibles ces phénomènes, nous devons donc supposer (sans pouvoir la connaître) une finalité générale de la nature. La vie de l’homme (en tant qu’être sensible) appartenant à ce monde naturel est donc susceptible d’être comprise seulement par le moyen de jugement téléologique, c'est-à-dire orienté par la présupposition d’une finalité.
Le « plan de la nature » n’est donc ni l’objet d’un article de foi, ni celui d’une intuition intellectuelle – rigoureusement impossible pour Kant – mais un postulat rendu nécessaire par les exigences de la raison. Sa valeur objective est attestée par le gain d’intelligibilité qu’il procure dans la compréhension de la nature « dont le cours mécanique laisse manifestement briller une finalité ». Le finalisme kantien, profondément différent des finalismes antérieurs (d’Aristote à Leibniz) ne se présente donc pas comme un retour en arrière par rapport à la pensée moderne antifinaliste de Galilée, Descartes ou Spinoza. Sa valeur réside dans ce qu’il permet de réconcilier la connaissance théorique que nous pouvons avoir de l’homme comme être sensible naturel et les exigences de la raison pratique qui saisit l’homme comme être de raison. C’est une idée « transcendante d’un point de vue théorique, mais qui, d’un point de vue pratique (par exemple si l’on considère le concept du devoir de paix perpétuelle, pour utiliser à cette fin le mécanisme de la nature) est bien fondée dogmatiquement et en réalité. » (100, viii-362)

          La philosophie de l’histoire

Ainsi « l’humeur » qui peut s’emparer de nous lorsque nous contemplons le spectacle de l’histoire humaine qui n’est « dans l’ensemble, en dernière analyse, qu’un tissu de folie »[24] peut-elle céder la place à la compréhension d’un processus historique dont saisissons le fil directeur. Les penchants, « en eux-mêmes peu sympathiques » de l’homme doivent être compris comme les moyens dont se sert la Nature pour parvenir à ses fins, l’établissement d’un état de droit. On pourra discuter longuement cette philosophie de l’histoire qui de Leibniz à Hegel et Marx nous convie, en de compte, à relativiser le mal et à rechercher comment le mal lui-même est un des moyens par lequel advient le bien. Il reste que, en dernière analyse, cette philosophie de l’histoire légitime le projet de paix perpétuelle. Refusant les philosophies qui, de Sénèque à Rousseau parient en quelque sorte sur une nature bonne de l’homme, alors que nous avons tant de signes du contraire, Kant admet l’existence d’un « mal radical »[25]. Alors que Rousseau se demandait si la République dessinée dans le Contrat Social n’était pas un régime fait pour des dieux plutôt que pour des hommes[26], pour Kant, « le problème de l’institution de l’État, aussi difficile qu’il paraisse, n’est pas insoluble, même pour un peuple de démons (pourvu qu’ils aient un entendement) » (105, viii-366).
Nous arrivons ainsi à cet apparent paradoxe : la guerre elle-même est un des moyens dont la nature se sert pour parvenir à ses fins. Si on peut trouver au courage au combat une certaine « dignité intérieure » (103, viii-365), cela ne concerne, certes, le genre humain que comme « classe animale ». Mais, par la guerre, les hommes peuplent toute la terre, entrent en contact les uns avec les autres et se trouvent en fin de compte confrontés à la nécessité, ce serait-ce que pour défendre leurs acquisitions, de tenter de construire un état de paix. « C’est de cette manière que la nature, par le biais des mécanismes des inclinations humaines elles-mêmes, garantit la paix perpétuelle » (107, viii-368).
Il apparaît maintenant clairement que Vers la paix perpétuelle n’est pas un opuscule de circonstance, un simple essai de philosophie appliquée, mais bien une des pièces centrales du système de la philosophie kantienne, un concentré de tout le travail philosophique antérieur. Si la Critique de la Raison pure répond à la question « que puis-je savoir ? » et la Critique de la Raison pratique à la question « Que dois-je faire ? », le projet de la paix perpétuelle réconcilie les deux domaines que la critique avait séparés. La dynamique providentielle de l’histoire nous donne l’espérance de réconcilier les principes de la loi morale et ce que nous pouvons connaître de l’homme en tant que partie de la nature.

Chapitre 6          
Conclusion : Prolongements contemporains

Les bouleversements contemporains de l’ordre du monde mettent à nouveau les questions kantiennes au cœur de l’actualité politique internationale. Un nouvel ordre international, un ordre qui ne s’appuie plus sur l’équilibre de la terreur de l’époque de la guerre froide, est-il possible ? Quel est l’avenir de l’État et de la liberté des nations dans les grands ensembles qui se semblent se dessiner, au premier chef en Europe ? Quel est le rapport entre la morale (humanitaire) et le droit ? Y a-t-il un droit d’ingérence par lequel certains États pourraient intervenir contre un État injuste ? Autant de questions abordées par Kant. Nous nous limiterons ici à quelques mots sur les prolongements que deux des penseurs les plus importants de notre temps en philosophie politique, Jürgen Habermas et John Rawls, donnent à la pensée kantienne.

1               Habermas et la paix perpétuelle

Dans La Paix perpétuelle – Le bicentenaire d’une idée kantienne, Habermas essaie d’évaluer la pertinence de la pensée kantienne pour les problèmes du droit cosmopolitique et de la paix aujourd’hui. Habermas résume ainsi la position de Kant. Si la paix perpétuelle est possible, c'est-à-dire si un état de paix stable fondé sur l’alliance d’états raisonnables est possible, trois grandes tendances l'expliquent : « 1) le caractère pacifique de républiques ; 2) la force socialisatrice du commerce international ; 3) la fonction de l’espace public politique. »[27] Si on examine ces tendances à l’aune de l’expérience historique, le jugement qu’on peut porter sur le projet kantien est ambigu. Selon Habermas, ces propositions kantiennes, prises dans leur sens immédiat, ont été démenties par les faits, mais « ouvrent à des développements historiques qui témoignent d’une dialectique bien singulière ».
Tout d’abord, les républiques ne se sont pas montrées particulièrement pacifiques. Le remplacement des armées mercenaires par l’armement du peuple s’est traduit bien souvent par l’exaltation nationaliste et au total les statistiques montrent que les États républicains sont aussi guerriers que les États plus ou moins despotiques. Cependant les visées universalistes des États républicains, si elles les incitent souvent à la guerre les conduisent en même temps à changer le caractère de la guerre. En ce qui concerne le deuxième point, l’expansion du commerce loin d’avoir été pacificatrice a surtout développé les rivalités entre les grandes puissances. En même temps, la « globalisation » a conduit à de profondes transformations dans les rapports internationaux, a affaibli la frontière si chère à Carl Schmidt entre affaires intérieures et politique étrangère. Enfin, le troisième point montre que Kant comptait sur le développement des Lumières pour assurer le caractère pacifique des États républicains. Néanmoins, il est loi d’être certain que le développement des mass media et de la culture de l’image contribue au progrès des Lumières. Pourtant, dans le même temps, les nouveaux moyens techniques et les nouvelles exigences du commerce sont peut-être en train de faire émerger un espace public mondial.
Mais la critique d’Habermas sur concentre un point : l’union fédérative constituée sur la base de la libre volonté des États en vue d’éviter la guerre lui semble frappée d’une faiblesse structurelle. L’expérience montre que dans les périodes de tension grave, cette union fédérative devient simplement le champ des affrontements entre les intérêts divergents des grandes puissances. Non seulement l’expérience de la SDN mais aussi celle de l’ONU montrent l’impuissance de cette union qui ne peut agir qu’avec un très large accord et notamment celui des puissances dominantes. La nécessité d’une autorité supranationale lui semble avérée, une autorité qui pourrait ne pas être la « monarchie universelle » que craignait Kant mais plutôt quelque chose qui ressemblerait à une république universelle. Cette nécessité est d’autant plus impérative que le cadre de l’État-nation, celui dans lequel Kant pense, serait dépassé par l’évolution économique et sociale mondiale ­ la « globalisation ».
En ce qui concerne le droit cosmopolitique, Habermas estime que sa version kantienne réduite au « droit de visite » est très insuffisante quand on est confronté aux guerres modernes et au crime contre l’humanité. Bien que de manière très unilatérale, les procès de Nüremberg ou le TPI pour juger les crimes dans l’ex-Yougoslavie indiquent la possibilité d’une avancée du droit cosmopolitique.

2               Rawls et le droit des gens

À l’inverse de Habermas, Rawls reste strictement dans le cadre du « droit des gens » kantien, mais étendu. Mais il part de la situation réelle contemporaine, c'est-à-dire celle où existent des organisations « sujettes au jugement du droit des gens démocratique, dont le rôle est de régir la coopération entre ces peuples et d’endosser certains devoirs acceptés ». Certaines de ces organisations comme l’ONU « peuvent avoir l’autorité de condamner les institutions internes qui violent les droits de l’homme et dans certains cas extrêmes de les punir en imposant des sanctions économiques ou même en intervenant militairement ».[28]
Rawls tente d’élargir au droit des gens les principes employés dans la Théorie de la justice[29]. La situation est cependant nettement plus compliquée puisque si on veut construire une théorie réaliste il faut partir d’une situation où n’existent pas seulement des sociétés libérales[30] régies par des principes de justice (correspondant en gros aux États à constitution républicaine de Kant) mais aussi des sociétés non libérales. Rawls procède en plusieurs étapes. La première, la plus simple, consiste à construire le droit des gens régissant un ensemble de société libérales régies par des principes de justice (même si ces principes ne sont pas ceux de la justice comme équité). La seconde étape consiste à traiter du cas de la coexistence entre des sociétés libérales et des sociétés non libérales raisonnables. Par là Rawls désigne, faute de mieux des sociétés « hiérarchiques », c'est-à-dire qui ne reconnaissent pas tous les hommes comme des citoyens libres et égaux ni la liberté de conscience, mais néanmoins pratiquent la tolérance religieuse – distincte de la liberté de conscience qui suppose la séparation de l’État et de la religion. L’hypothèse d’un droit des gens concernant les sociétés non libérales suppose donc une conception plus faible des droits de l’homme, distincts des droits démocratiques des citoyens.
Ainsi entendus, les droits de l’homme sont « une condition nécessaire de la légitimité et de l’acceptabilité » d’un société non libérale et leur respect « suffit également à exclure l’intervention justifiée et forcée des autres peuples ». Enfin ils établissent « une limite au pluralisme parmi les peuples »[31]. Cette deuxième étape définit encore une « théorie idéale », indispensable pour déterminer les lignes de l’action dans une situation non idéale. Face à des régimes expansionnistes ou ignorants les droits de l’homme au sens faible, l’association des « sociétés bien ordonnées » (libérales ou non) peut, au mieux, chercher un modus vivendi. Mais elle est fondée à se défendre contre les menaces que font peser sur elles ces régimes expansionnistes.
La position de Rawls est donc moins ambitieuse que celle de Habermas. Elle ne vise pas à penser au-delà de l’État-nation qui reste le cadre indépassable de la politique internationale, mais seulement à définir les conditions d’une cohabitation raisonnable des États existants. Il n’est pas pourtant un défenseur du statu quo. Il dénonce ainsi les tendances oligarchiques et expansionnistes de certaines sociétés par ailleurs libérales. Parmi les facteurs de guerre ou de crise, Rawls souligne le rôle que jouent les inégalités entre les nations et l’extrême pauvreté de certaines d’entre elles. Pourtant, s’il y a un devoir des pays riches à aider les pays pauvres, une justice distributive internationale ne lui semble pas possible. La source du problème le plus difficile à transformer réside en ceci : « la culture politique publique enracinée dans la structure sociale d’arrière-plan »[32]. Il rejoint ainsi le prix Nobel d’économie Amartya Sen pour qui le développement économique et le progrès social ne sont possibles que par la démocratie (la République au sens de Kant). Au total, donc, Rawls reste dans le schéma kantien : il n’est pas d’autre moyen de garantir la paix mondiale que par l’extension continue de l’association des sociétés qui reconnaissent en leur fondement des principes de justice libéraux.
Certes, le contexte d’aujourd’hui n’est plus celui de Kant et de nouveaux et angoissants problèmes se posent à l’humanité. Sans doute la confiance dans le progrès de la raison ne peut sans doute plus être celle de Kant. Pourtant, bien que travaillant dans des directions différentes, Habermas et Rawls montrent comment les concepts de Vers la paix perpétuelle restent finalement des plus pertinents.

Chapitre 7           Annexes

1               Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (quatrième proposition)

« Le moyen dont se sert la nature pour mener à bien le développement de toutes ses dispositions est leur antagonisme dans la société, pour autant que celui‑ci se révèle être cependant en fin de compte la cause d'un ordre légal de celle-ci. J'entends ici par antagonisme l'insociable sociabilité des hommes, c'est‑à‑dire leur tendance à entrer en société, tendance cependant liée à une constante résistance à le faire qui menace sans cesse de scinder cette société. Cette disposition réside manifestement dans la nature humaine. L'homme possède une inclination à s'associer, car dans un tel état il se sent plus homme, c'est‑à‑dire ressent le développement de ses dispositions naturelles. Mais il a aussi une forte tendance à se singulariser (s'isoler), car il rencontre en même temps en lui‑même ce caractère insociable qu'il a de vouloir tout diriger seulement selon son point de vue ; par suite, il s'attend à des résistances de toute part, de même qu'il se sait lui-même enclin de son côté à résister aux autres. Or, c'est cette résistance qui éveille toutes les forces de l'homme, qui le conduit à surmonter sa tendance à la paresse et, sous l'impulsion de l'ambition, de la soif de domination ou de la cupidité, à se tailler un rang parmi ses compagnons qu'il supporte peu volontiers, mais dont il ne peut pourtant pas non plus se passer. Or c'est précisément là que s'effectuent véritablement les premiers pas qui mènent de l'état brut à la culture, laquelle réside au fond dans la valeur sociale de l'homme ; c'est alors que se développent peu à peu tous les talents, que se forme le goût et que, par une progression croissante des lumières, commence même à se fonder une façon de penser qui peut avec le temps transformer la grossière disposition naturelle au discernement moral en principes pratiques déterminés et, finalement, convertir ainsi en un tout moral un accord à la société pathologiquement extorqué. Sans ces qualités, certes en elles‑mêmes peu sympathiques, d'insociabilité, d'où provient la résistance que chacun doit nécessairement rencontrer dans ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient à jamais enfouis dans leurs germes au milieu d'une existence de bergers d'Arcadie, dans un amour mutuel, une frugalité et une concorde parfaites : les hommes, doux comme les agneaux qu'ils font paître, n'accorderaient guère plus de valeur à leur existence que n'en a leur bétail ; ils ne combleraient pas le vide de la création, eu égard à son but en tant que nature raisonnable. Que la nature soit donc remerciée pour ce caractère peu accommodant, pour cette vanité qui rivalise jalousement, pour ce désir insatiable de posséder ou même de dominer. Sans elle, toutes les excellentes dispositions naturelles sommeilleraient éternellement à l'état de germes dans l'humanité. L'homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde. II veut vivre sans efforts et à son aise, mais la nature veut qu'il soit obligé de sortir de son indolence et de sa frugalité inactive pour se jeter dans le travail et dans les peines afin d'y trouver, il est vrai, des moyens de s'en délivrer en retour par la prudence. Les mobiles naturels qui l'y poussent, les sources de l'insociabilité et de la résistance générale d'où jaillissent tant de maux, mais qui cependant suscitent une nouvelle tension des forces et, par là même, un plus ample développement des dispositions naturelles, trahissent donc bien l'ordonnance d'un sage créateur et non, par exemple, la main d'un esprit méchant qui aurait saboté son magnifique ouvrage ou l'aurait gâté par jalousie. »
(Traduction de Luc Ferry)

2               Le conflit des facultés

          « 6. D’un événement de notre temps qui prouve cette tendance morale de l’espèce humaine.

Cet événement ne consiste pas, par exemple, en d'importants faits ou méfaits accomplis par des hommes, à travers quoi ce qui était grand fut rendu petit parmi les hommes, ou ce qui était petit fut rendu grand et tels que, comme par magie, d'antiques et brillants édifices politiques disparaissent et d'autres surgissent à leur place comme des profondeurs de la terre. Non : rien de tout cela. Il s'agit simplement de la façon de penser des spectateurs qui se trahit publiquement à l’occasion. de ce jeu des grands bouleversements et qui, même malgré le danger d'une telle partialité qui pourrait leur devenir très préjudiciable, manifeste pourtant une prise de position si universelle et, en tout cas, désintéressée pour les participants d'un camp contre ceux de l'autre, et ainsi prouve (à cause de l'universalité) un caractère de l'espèce humaine en totalité et en même temps (à cause du désintéressement) un caractère moral de celle‑ci, du moins dans ses dispositions, qui non seulement laisse espérer le progrès vers le mieux, mais même déjà est un tel progrès, dans la mesure où elle en est pour ­aujourd'hui suffisamment capable.
La révolution d'un peuple spirituellement riche, que nous avons vu se produire de nos jours, peut bien réussir ou échouer ; elle peut bien être remplie de misères et d'atrocités au point qu'un homme réfléchi, s'il pouvait, en l'entreprenant pour la seconde fois, espérer l'accomplir avec succès, ne se déciderait cependant jamais à tenter l'expérience à un tel prix ; cette révolution, dis-je, trouve cependant dans les esprits de tous les spectateurs (qui n'ont pas eux‑mêmes été impliqués dans ce jeu) une prise de position, au niveau de ses souhaits, qui confine à l'enthousiasme et dont l'extériorisation même comportait un danger, prise de position donc qui ne peut avoir une autre cause qu'une disposition morale dans l'espèce humaine.
Cette cause morale qui intervient est double : premièrement, celle du droit selon lequel un peuple ne devrait pas être empêché par d'autres puissances de se donner une constitution politique telle qu'elle lui semble être bonne ; deuxièmement, celle du but (qui est en même temps un devoir), selon lequel seule est en soi juridiquement et moralement bonne la constitution d'un peuple qui, par sa nature, est telle qu'elle peut écarter par des principes une guerre offensive, ce qui ne peut être que la constitution républicaine, du moins selon son Idée ; par conséquent la constitution qui est capable de satisfaire aux conditions par lesquelles la guerre (la source de tous les maux et de toute corruption des mœurs) est écartée, et ainsi le progrès vers le meilleur est garanti négativement à l’espèce humaine, en dépit de toute sa fragilité ; du moins il lui est garanti de ne pas être perturbée dans son progrès.
Cela donc, et la participation passionnée au Bien, l'enthousiasme même s'il ne faut pas entièrement l'approuver (car toute passion comme telle mérite d'être blâmée), donne cependant matière, grâce à cette histoire, à cette remarque importante pour l'anthropologie : le véritable enthousiasme ne porte toujours que sur l'idéal, à savoir sur l'élément purement moral, par exemple le concept du droit, et ne peut être greffé sur l'intérêt. Par des récompenses pécuniaires, les adversaires de la Révolution ne pouvaient être portés au zèle et à la grandeur d'âme que le simple concept du droit suscitait en eux et même le concept d'honneur de la vieille noblesse guerrière (un analogon de l'enthousiasme) disparaissait devant les armes de ceux qui avaient pris pour perspective le droit du peuple auquel ils appartenaient et qui s'en concevaient comme les défenseurs ; exaltation avec laquelle dès lors le public qui voyait les choses de l'extérieur, en spectateur, sympathisait sans la moindre intention de prêter son concours.
(Traduction Alain Renaut)


[1] Le texte est cité dans la traduction de Jean-François Poirier et Françoise Proust pour l’édition GF Flammarion. Nous donnons la pagination de cette édition et la pagination de l’édition de référence de l’Académie de Berlin pour faciliter la correspondance avec d’autres éditions. Vers la Paix perpétuelle est publié dans le tome viii de cette édition. Les autres œuvres de Kant sont citées dans l’édition en trois volumes de la Pléiade, avec indication de volume, de page, et pagination de l’édition de référence.
[2] En allemand, le cimetière se dit Friedhof où se trouve la racine « Fried » qui veut dire « paix ».
[3] Sur ce point, la terminologie et les concepts sont fluctuants non seulement d’un auteur à l’autre mais aussi chez un même auteur – par exemple Aristote. Disons, pour simplifier qu’on peut opposer un gouvernement juste du plus grand nombre quand le peuple est vertueux et soucieux du bien commun, et un gouvernement injuste du plus grand nombre, celui des peuples corrompus où les individus ne songent plus qu’à leur plaisir et à leurs intérêts égoïstes.
[4] Cicéron : La République, Livre I, xxv, 39, Gallimard, collection Tel, 1994
[5] op. cit. I, xlv, 69
[6] Œuvres III, page 479, vi-250
[7] Métaphysique des mœurs, I, Doctrine de la vertu, §§46-47, in Œuvres III, pp. 578 et 581
[8] Nachlass (manuscrits posthumes), xix-163. Cité par Domenico Losurdo, Autocensure et compromis dans la pensée politique de Kant, page 60
[9] Hegel : Phénoménologie de l’esprit, VI, L’esprit. Traduction Lefebvre. Éditions Aubier. Page 394.
[10] §49-A in Œuvres III, page 587, vi-319.
[11] L’ouvrage déjà cité de Domenico Losurdo montre, en s’appuyant sur une étude détaillée des textes de Kant et des débats politiques de l’époque, que cette interprétation est la seule qui permette restituer à la pensée kantienne toute sa cohérence. Il est évidemment impossible de développer cette question dans le cadre limité qui est le nôtre. Mais il est indispensable d’en être averti si on veut éviter de graves mécompréhensions.
[12] Karl Marx : Le manifeste philosophique de l’école historique du droit, Rheinische Zeitung, 9/8/1842, in Œuvres III « Philosophie », édition de la Pléiade, Gallimard, 1982, page 224.
[13]Traité des devoirs (De officiis), III, v, 23.
[14] L’Esprit des Lois, 1ère partie, I, 3.
[15] Du droit de la guerre et de la paix, traduit par J. de Barbeyrac, I, chap. I, Amsterdam, 1724, p.48
[16] Métaphysique des mœurs, p.628, vi-354.
[17] Introduction à la doctrine du droit, Œuvres III, p.479, vi-231
[18] Cicéron : op. cit. III, vi
[19] Doctrine du droit, §6, remarque, Œuvres III, p.501, vi-251
[20] voir, par exemple, la contribution de Diderot à l’Histoire philosophique et politique du commerce et des établissements des Européens dans les Deux-Indes de l’abbé Raynal.
[21] Bonaparte le rétablira.
[22] Fondements de la métaphysique des mœurs, IIe section, Œuvres II, p 285, iv-421
[23] Métaphysique des mœurs, Introduction, Œuvres III, p.469, vi,222
[24] Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Œuvres II, p.188, viii-18
[25] Voir La religion dans les limites de la simple raison.
[26] C’est certainement à lui qu’il pense quand il parle de ceux qui affirment que la constitution républicaine « devrait être un État d’anges » (104, viii-366)
[27] Jürgen Habermas : La paix perpétuelle, p.27
[28] John Rawls : Le droit des gens, p.66
[29] John Rawls : Théorie de la justice, 1971, trad. française par Catherine Audard, Seuil, 1987, coll. Points, 1997. Sur le droit des gens, voir en particulier §58 (pp.418-422) sur la justification de l’objection de conscience et le concept de « guerre juste ».
[30] Le mot « libéral » doit être entendu chez Rawls au sens américain du libéralisme politique, différent du sens français qui désigne couramment la défense de l’économie de marché, indépendamment de toute conception de la justice sociale.
[31] op. cit. p. 94
[32] op. cit. p. 104

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...