mercredi 30 avril 2003

Science et croyance aujourd’hui. Croyance en la science, croyances des scientifiques



Le triomphe de la science aurait dû faire reculer la croyance. Non seulement la croyance sous ses formes religieuses ou superstitieuses, mais aussi sous ses formes plus communes. Mais l’opposition de la science à la croyance laisse dans l’ombre la véritable question épineuse, celle de la croyance dans la science. Car la distinction théorique entre science et croyance n’est pas aussi claire qu’on pourrait le croire. S’il est assez aisé de séparer science et superstition, si la science dans ses théories fondamentales peut marcher d’un pas assuré et produire non pas des croyances plus ou moins douteuses mais des certitudes indubitables, ce « tranquille royaume des lois » qui est la vérité de l’entendement (Hegel) ne recouvre qu’un petit territoire de la science. En réalité, science et croyance s’entrecroisent, s’opposent et se conditionnent mutuellement : 1° il y a des croyances fondamentales concernant le monde, comme conditions de l’activité scientifique ; 2° certaines théories scientifiques sont de simples conjectures et l’adhésion massive de la communauté scientifique ne les transforme pas ipso facto en théories scientifiques ; 3° les scientifiques ont des croyances en tous genres qui semblent à peu près imperméables à leurs propres théories scientifiques ; 4° il peut y avoir une dimension de croyance religieuse dans la science ; 5° la science produit de nouvelles croyances.

I.     Présuppositions et croyances de la science

Dans les sciences comme en philosophie se pose la question du fondement. C’est une propriété de l’esprit humain, disait Kant, que d’être toujours à la recherche de l’inconditionné, sans jamais pouvoir l’atteindre ! Le fondement absolu est un de ces inconditionnés. La première véritable science est la mathématique, dit encore Kant. La première, elle trouva les méthodes lui permettant de produire des énoncés indubitables. Pendant longtemps, les Éléments d’Euclide furent le modèle de toute certitude rationnelle. Mais déjà Platon faisait remarquer que la vérité des théorèmes des mathématiques était suspendue à celle des axiomes : Les mathématiques sont une science hypothétique et ne sont donc pas la science suprême, car ce qu’il faut chercher, c’est une science an-hypothétique qui puisse nous mener jusqu’à l’essence des choses. Les axiomes d’Euclide étaient tenus pour vrais pour deux raisons : ils sont évidents par eux-mêmes et aucune contradiction n’en découle. Bien qu’indémontrables directement, on avait donc de bonnes raisons pour ne pas les ravaler au rang de simples croyances ou d’hypothèses plus ou moins contingentes. Cependant, lorsque, dans le courant du xixe siècle, Lobatchevski et Riemann construisent les géométries non euclidiennes, on doit convenir que les axiomes d’Euclide dépendent d’un choix. En l’occurrence, en remplaçant l’axiome des parallèles (par un point prix hors d’une droite, il passe une parallèle à cette droite et une seule) par un autre axiome (par exemple, par un point prix hors d’une droite, il ne passe aucune parallèle à cette droite), on peut construire une géométrie tout aussi cohérente que la géométrie euclidienne.
Les vérités que l’esprit reconnaît évidemment comme telles – pour employer ici une formule cartésienne – et qui pourraient servir de « point d’Archimède » pour l’édifice d’un savoir irréfutable, ne sont que des chimères. Les sciences partent de présuppositions tout à la fois indémontrables et contestables. Ces présuppositions ne peuvent que faire valoir leur productivité théorique. La géométrie euclidienne est parfaitement adaptée à la description du monde physique qui est le nôtre. Et c’est dans ce langage qu’est exprimée la grande œuvre de la physique newtonienne. Mais la géométrie de Riemann va se révéler comme la seule qui puisse sortir de la crise la physique classique au tournant du xxe siècle : dans la théorie de la relativité d’Einstein, l’espace n’a plus trois dimensions « immergées » en quelque sorte dans un temps absolu ; on doit au contraire le concevoir comme un « continuum spatio-temporel » à quatre dimensions.
De toutes ces aventures de la science moderne et contemporaine, va naître l’idée que la connaissance scientifique ne nous donne pas à voir la réalité physique elle-même mais seulement des descriptions variables de cette même réalité qui reste postulée comme un absolu insaisissable. On doit bien reconnaître qu’une théorie scientifique ressemble à la géométrie par bien des aspects. On suppose quelques principes fondateurs, indémontrables sinon par leur pouvoir explicatif et les conséquences qu’on en peut prédire.
Einstein présente ainsi la réalité du travail du physicien : « Les concepts physiques sont des créations libres de l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur. Dans l’effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l’homme qui essaie de comprendre le mécanisme d’une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n’a aucun moyen d’ouvrir le boîtier. S’il est ingénieux, il pourra se former quelque image du mécanisme, qu’il rendra responsable de tout ce qu’il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d’expliquer ses observations. Il ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel et il ne peut même pas se représenter la possibilité et la signification d’une telle comparaison. Mais le chercheur croit certainement qu’à mesure que ses connaissances s’accroîtront, son image de la réalité deviendra de plus en plus simple et expliquera des domaines de plus en plus étendus de ses impressions sensibles. Il pourra aussi croire à l’existence d’une limite idéale de la connaissance que l’esprit humain peut atteindre. Il pourra appeler cette limite idéale la vérité objective. » (Einstein & Infeld : L’évolution des idées en physique.)
La répétition du verbe « croire » ne doit pas du tout être prise à la légère. La physique teste des croyances. Est encore une croyance l’idée que l’image que nous nous faisons du monde s’améliore au fur et à mesure, car une telle croyance est celle de l’existence d’une limite idéale que l’esprit humain peut atteindre ou du moins approcher. Cette croyance est efficace et sans doute est-elle ce que Platon appellerait une « opinion droite », mais elle reste une croyance. La science présuppose donc deux genres de croyances : 1° des croyances concernant les principes fondamentaux à partir desquels on peut construire une théorie robuste ; 2° des croyances concernant la validité et le sens de l’entreprise scientifique en tant que telle. La croyance au caractère absolu du temps qui est à la base de la physique de Newton est une croyance du premier genre ; la croyance en la possibilité d’approcher progressivement un certain idéal de la connaissance objective est une croyance du second genre. Les croyances du premier genre sont aisément modifiables puisqu’elles ne sont au fond que des auxiliaires nécessaires à la construction d’une théorie qui doit prouver sa valeur dans le champ expérimental par la démonstration de ses capacités prédictives. Par contre, il semble que la science se relèverait mal de l’abandon des croyances du second genre. Qu’il y ait une réalité objective dont nous pouvons nous rapprocher, c’est là une idée sans doute indémontrable mais qui présente un intérêt pour la raison.

II.   Conjectures et lois physiques

Vue en quelque sorte de l’extérieur, une théorie scientifique apparaît comme un ensemble homogène. En fait, il n’en est rien. On doit distinguer au moins deux catégories de théories scientifiques : des théories locales solides et à peu près « insubmersibles » et des théories beaucoup plus larges qui comportent une large partie conjecturale assez fragile. À la première catégorie appartient, par exemple, la cinétique des gaz. Les grandes théories cosmologiques, comme les diverses variantes du « big bang », ou encore la théorie standard de l’évolution font partie de la deuxième catégorie. L’énoncé de l’équation du gaz parfait – (1) PV/T= constante – qui lie température volume, et pression pour un gaz monoatomique n’a pas du tout le même statut que l’énoncé affirmant que (2) l’âge de l’univers est approximativement de 15 milliards d’années. L’énoncé (1) est, en un sens, absolument certain. Dans un champ donné et moyennant des approximations maîtrisées, cet énoncé est « éternellement vrai », du moins si on admet que les lois de la nature ne changeront pas dans le futur. L’énoncé (2) est une conjecture éminemment contestable.
Ce qui sépare ces deux genres d’énoncés, ce n’est pas seulement une question de « vérité ». Par exemple, lorsqu’il étudie la chute des corps, Galilée en arrive à la formule x = – ½gt2 qui lie distance parcourue par un corps en chute libre dans le vide et temps écoulé. La théorie de Newton démontre que, stricto sensu, la formule de Galilée est fausse puisque l’accélération que subit un corps en chute libre n’est pas constante mais varie en proportion inverse du carré de la distance entre le centre de gravité du corps en question et celui de la Terre… Mais relativement à la masse de n’importe quel corps qu’on peut étudier dans une expérience de physique, la masse de la Terre est si grande et les variations des distances entre centre de gravité si faibles, qu’on peut faire « comme si » la formule de Galilée était valable. Théoriquement fausse, elle est pratiquement tout à fait fiable et donne une approximation largement suffisante pour les applications classiques. Par contre, ce qui pose problème dans un énoncé de type (2), portant sur l’âge de l’univers, ce n’est pas que 15 milliards d’années soit une bonne ou une mauvaise approximation ; c’est tout simplement la question de savoir si la recherche de l’âge de l’univers est une question sensée !
On peut supposer que l’immense majorité des savants fait la différence entre les énoncés de type (1) et les énoncés de type (2). Les théories produisant des énoncés de type (1) sont des outils de base auxquels on fait confiance, sans qu’ils suscitent beaucoup d’interrogations – sinon qu’on peut leur donner des perfectionnements de détail ou les appliquer dans des domaines non prévus initialement. Les énoncés de type (2) sont l’objet de discussions et de contestations. Ils définissent éventuellement des programmes de recherche, au sens de Imre Lakatos : la théorie du « big bang » est un programme de recherche en compétition avec un autre programme de recherches, celui de l’état stationnaire de l’univers défendu par quelques astronomes plus minoritaires. Mais comme on ne décide pas de la validité d’une théorie scientifique par un vote à la majorité qualifiée, il est impossible de soutenir sans abus des propositions du genre : « la science a démontré que l’univers est né il y a 15 milliards d’années ». La science a démontré qu’un corps en chute libre dans le vide, parcourt des distances proportionnelles au carré du temps écoulé, pour des distances assez faibles et des corps peu massifs par rapport à la Terre. Mais la science n’a rien démontré concernant le prétendu âge de l’univers.
La confusion entre ces deux types d’énoncés, entre les conjectures et les lois physiques conduit tout à la fois à la surestimation scientiste des pouvoirs de la science – la science devient presque surhumaine – et à la réaction irrationaliste : puisque les théories scientifiques changent sans cesse et se contredisent, cela prouve bien qu’elles ne nous disent rien de vrai ! Pour éviter ces dérives, le mieux est donc de séparer rigoureusement conjectures théoriques et lois de la nature, non pour éliminer les conjectures, mais pour leur restituer leur caractère problématique, bref pour défendre l’esprit critique propre à toute démarche scientifique authentique.

III. Croyance des scientifiques

En droit, les croyances métaphysiques ou religieuses des savants n’ont pas de rapport avec leurs productions théoriques. En fait, il en va très différemment. Aussi bien positivement que négativement, les croyances non scientifiques des savants jouent un rôle clé dans l’élaboration des théories scientifiques. Kant a montré de manière à peu près définitive que nous n’avons aucune chance de donner une solution théorique à des questions comme celles de l’existence de Dieu ou de la liberté. Les grandes questions métaphysiques traditionnelles – qu’elles soient théologiques ou cosmologiques renvoient donc à la croyance. La doctrine officielle sépare par une cloison étanche deux domaines : le savant dans son laboratoire, scientifique pur, obéissant aux principes du positivisme, et le scientifique chez lui, athée ou religieux, matérialiste ou idéaliste. Cette image d’Épinal n’a que des rapports finalement assez lointain avec l’activité scientifique réelle.
L’idée qu’il y a une finalité dans la nature est non seulement une idée indémontrable mais, en outre, il a fallu mettre cette croyance entre parenthèses quand Galilée et Descartes ont jeté les bases de la science moderne. Cependant l’œuvre proprement scientifique d’Aristote aurait difficilement imaginable sans cette croyance que « la nature ne fait rien en vain ». C’est cette croyance qui le guide quand il conçoit la première grande classification du vivant, selon des catégories et des principes qui demeureront pratiquement jusqu’à nos jours. Nous avons donc l’exemple d’une croyance erronée (du point de vue de la science moderne) qui se révéla pourtant productive scientifiquement. On devrait également s’interroger sur le rôle de la foi religieuse dans l’œuvre de Descartes ou de Leibniz. La preuve de l’existence de Dieu chez Descartes n’en est, bien sûr, pas une. Mais c’est cette recherche métaphysique qui donne à Descartes l’audace de renverser l’édifice de la philosophie scolastique. La fonction apologétique que Leibniz donne à son travail philosophique et scientifique est patente : la science fait voir la plus grande gloire de Dieu.
Inversement, les croyances et les préjugés furent souvent ce qui empêcha les savants de voir ce qu’ils avaient devant les yeux. Buffon était persuadé que le récit biblique de la création du monde ne correspondait pas à la vérité historique et il accumule les premiers indices de ce qui pourrait donner la théorie de l’évolution. Mais il se refuse à tirer les conclusions de son travail scientifique. La théorie de l’évolution ne pouvait peut-être trouver sa première formulation scientifique que chez esprit aussi indifférent à la religion que Darwin.
Enfin, la science n’immunise pas contre des croyances plus irrationnelles. Le passé de la science en donne de très nombreux exemples. Copernic était astronome et astrologue et Newton consacrait une partie de son temps à l’alchimie. Mais c’est encore vrai aujourd’hui. En 1979, un colloque se tint à Cordoue qui réunissait de nombreux scientifiques sur le thème « science et conscience ». Il s’agissait de « réconcilier la démarche scientifique et la démarche mystique ». Un tel énoncé laisse rêveur : en dépit du soutien que lui apportaient certains prix Nobel, l’objectif même de ce colloque était absolument dépourvu de sens. Les modes ont changé. Après l’intrusion en physique du spiritualisme – et parfois même du spiritisme puisque à Cordoue on discuta de l’action possible à distance de la conscience sur la matière physique – c’est le « principe anthropique » qui énonce que l’Univers a été conçu dans des conditions extrêmement spéciales dans le but d’abriter la vie. Ce principe anthropique est une véritable régression intellectuelle vers l’anthropomorphisme et le finalisme aristotéliciens, c'est-à-dire les deux obstacles que la science moderne a dû renverser.
Ces croyances irrationnelles ne découlent pas de la pratique scientifique et ne lui apportent rien – à la différence des conjectures évoquées plus haut. Il n’y a pas des esprits rationnels et des esprits irrationnels comme il y a des chiens et des chats. Le scientifique est aussi prompt que n’importe qui à tomber dans les illusions anthropomorphes et les superstitions parce qu’il n’est nullement immunisé contre la domination des affects.
Mais peut-être la croyance scientifique la plus répandue est-elle la croyance dans la vérité scientifique. Nietzsche le dit : « Dans la science, les convictions n'ont pas droit de cité, voilà ce que l'on dit à juste titre : ce n'est que lorsqu'elles se décident à s'abaisser modestement au niveau d'une hypothèse, à adopter le point de vue provisoire d'un essai expérimental, d'une fiction régulatrice, que l'on peut leur accorder l'accès et même une certaine valeur à l'intérieur du domaine de la connaissance ‑ avec cette restriction toutefois, de rester sous la surveillance policière de la méfiance. Mais si l'on y regarde de plus près, cela ne signifie-t-il pas que la conviction n'est admissible dans la science que lorsqu'elle cesse d'être conviction ? La discipline de l'esprit scientifique ne débuterait-elle pas par le fait de s'interdire dorénavant toutes convictions ? Il en est probablement ainsi : reste à savoir s'il ne faudrait pas, pour que pareille discipline pût s'instaurer, qu'il y eût déjà conviction, conviction si impérative et inconditionnelle qu'elle sacrifiât pour son compte toutes autres convictions. On le voit, la science elle aussi se fonde sur une croyance, il n'est point de science « sans présupposition ». La question de savoir si la vérité est nécessaire ne doit pas seulement avoir trouvé au préalable sa réponse affirmative, cette réponse doit encore l'affirmer de telle sorte qu'elle exprime le principe, la croyance, la conviction que « rien n'est aussi nécessaire que la vérité et que par rapport à elle, tout le reste n'est que d'importance secondaire ». (F.Nietzsche, Le Gai Savoir, § 344)

IV. La science comme croyance religieuse

La science a souvent été perçue comme opposée aux croyances religieuses. Pourtant, elle se présente aussi très souvent comme  une nouvelle religion, une religion alternative aux religions basées sur la révélation.
L’exemple le plus connu de cette tentative de reconstruire la science comme religion est celui du positivisme d’Auguste Comte. La conception comtienne du développement de la pensée humaine est connue sous le nom de loi des trois états. L’humanité qui a commencé par l’état religieux, est passée à l’état métaphysique pour atteindre enfin l’état positif, celui de la science moderne.  Dans l’état théologique, les hommes expliquent les phénomènes naturels par l’action d’être surnaturels. Dans l’état métaphysique, les êtres surnaturels font place à des principes abstraits. C’est l’état le moins productif du point de vue de la pensée. Enfin, dans l’état positif ou scientifique, la connaissance s’en tient aux faits établis dont elle recherche les lois générales, en délaissant la question des causes ultimes de toutes choses. Mais Comte ne s’en tient pas là. À chaque état de la connaissance correspond un état social. L’état positif est celui de la société industrielle, qui est bien la société conforme à l’âge des sciences. La « physique sociale » vise à donner les linéaments d’une sociologie. Mais cette dernière doit déboucher sur une action organisatrice. L’organisation sociale de l’âge industriel nécessite une religion nouvelle, la religion de l’humanité qui concerne aussi bien sa réforme morale que sa discipline physique.
Avec un esprit et des objectifs très différents, Einstein présente, lui aussi, la science comme la religion véritable. Selon lui, la religion est d’abord fondée sur la crainte : les représentations religieuses visent à « pallier l’angoisse de la faim, la peur des animaux sauvages, des maladies, de la mort. » Le second stade de la religion est celui de la religion morale. Enfin, Einstein essaie de définir un troisième stade qui, seulement pour des individus particuliers, dépasse ces deux premières formes de la religion. Ce troisième stade, Einstein l’appelle « religiosité cosmique », une notion nouvelle à laquelle ne correspond aucun Dieu anthropomorphe. « L’être éprouve le néant des souhaits et volontés humaines, découvre l’ordre et la perfection là où le monde de la nature correspond au monde de la pensée. L’être ressent alors son existence individuelle comme une sorte de prison et désire éprouver la totalité de l’étant comme un tout parfaitement intelligible. »  (Comment je vois le monde, Flammarion, 1979)
Einstein soutient que « les génies religieux de tous les temps » ont partagé cette religiosité face au cosmos. La religiosité cosmique n’est enseignée par aucune Église, elle n’a ni dogme ni Dieu à l’image de l’homme. « Nous imaginons aussi que les hérétiques de tous les temps de l’histoire humaine se nourrissaient de cette forme supérieure de la religion. Pourtant leurs contemporains les suspectaient souvent d’athéisme mais parfois, aussi, de sainteté. Considérés ainsi, des hommes comme Démocrite, François d’Assise, Spinoza se ressemblent profondément. »
Einstein fonde cette religiosité cosmique dans la connaissance scientifique, c'est-à-dire dans la connaissance rationnelle des liens de causalité entre les choses. Et c’est pourquoi cette religiosité refuse la religion conventionnelle et ses rituels. « Pour le scientifique, en effet, les mêmes lois générales causales de la physique gouvernent tous les évènements naturels : de la chute d’une pierre, au lancer d’un projectile et jusqu’à la volonté humaine elle-même. En ce sens, la nécessité physique exclut par principe l’existence d’un être d’un être supérieur, semblable à nous et qui, sur un mode semblable au nôtre peut agir dans la nature et en dehors de ces lois nécessaires. Les religions traditionnelles, basées sur une telle image de l’être suprême sont donc tout simplement dans l’erreur ; un accord entre science et religion est alors impossible et, dans la confrontation, la dernière doit succomber. » (Gustavo Cevolani : Einstein et Spinoza)
Au contraire de la religion traditionnelle, la religiosité cosmique d’Einstein se confond avec l’amour intellectuel de Dieu spinoziste. La connaissance des lois de la nature et de sa propre nature et la joie qui naît de cette connaissance : telle est, pour Spinoza, la réalité de cet amour de Dieu. Mais là où Spinoza reste encore très général, Einstein définit précisément cette religiosité scientifique : « le savant, lui, convaincu de la loi de causalité de tout évènement, déchiffre l’avenir et le passé soumis aux mêmes règles de nécessité et de déterminisme. La morale ne lui pose pas un problème avec les dieux, mais simplement avec les hommes. Sa religiosité consiste s’étonner, à s’extasier devant l’harmonie des lois de la nature dévoilant une intelligence si supérieure que toutes les pensées humaines et leur ingéniosité ne peuvent révéler, face à elle, que le néant dérisoire. Ce sentiment développe la règle dominante de sa vie, de son courage, dans la mesure où il surmonte la servitude de ses désirs égoïstes. »
La religiosité cosmique est donc un sentiment de la nature qui accompagne le dévoilement de l’ordre de la nature. Il s’agit cependant bien d’une véritable croyance : le scientifique einsteinien croit que l’ordre des lois de la nature n’est l’ordre que l’esprit humain met dans la diversité du donné phénoménologique, mais bien l’expression (provisoire et à améliorer) de l’ordre profond d’une nature qui manifeste une intelligence – bien que cette intelligence ne soit pas pour lui celle d’un esprit transcendant mais bien la nature elle-même.

V.  La science produit de nouvelles croyances

Pour conclure, on doit remarquer que la science non seulement ne peut se penser indépendamment des croyances qui lui servent de fondement ou qui lui donnent des mobiles, mais encore qu’elle produit à son tour des croyances. En premier lieu, alors que la science ancienne était réservée aux initiés – elle était par nature ésotérique – la science moderne est à la fois ésotérique et exotérique. Elle manifeste sa puissance à travers la technique qui n’est plus le « savoir immanent à l’action » dont parlait Platon mais l’application de la science. En second lieu, l’efficacité des résultats obtenus par les sciences de la nature a nourri l’illusion de la maîtrise et entretenu toutes les tentations d’étendre cette maîtrise à l’espèce humaine elle-même.
La science, par ses succès même, produit donc une croyance dans la science, une croyance aveugle qui a tous les traits des croyances irrationnelles. Ainsi toute application de la science est plus ou moins conçue comme bienfaitrice puisque découlant de la science elle-même bienfaitrice. On en a vu et on en voit encore de nombreux exemples dans le domaine des biotechnologies. Celui qui s’opposerait à telle ou telle application de la science est ipso facto dénoncé comme un obscurantiste qui refuse le progrès. La religion du progrès technique, confondu avec le progrès humain en général est devenue une des religions les plus influentes de notre époque.
-          Elle confronte la faiblesse humaine à la toute puissance d’une force mystérieuse.
-          Elle console du présent par des espoirs irraisonnés dans l’avenir : on ne fera pas la liste des promesses jamais tenues par les thuriféraires du progrès.
-          Elle est imperméable à la critique rationnelle. De même que le mal dans le monde est nécessaire pour prouver la bonté de Dieu, de même les dégâts du progrès seront l’occasion de prouver la capacité du progrès technique à réparer leurs propres dégâts.
La science exotérique, destinée au grand public, a aussi produit quelques-unes des idéologies les plus redoutables de l’époque contemporaine. Ainsi, le racisme, sous ses diverses formes, n’est pas le témoin des préjugés du passé mais le produit, presque en ligne directe, des préjugés de la science moderne. Les vieux fantasmes de la « pureté du sang » ont repris vigueur sous l’influence des théories de l’hérédité. L’application des principes darwiniens de la sélection naturelle à la « gestion du parc humain » (pour reprendre l’expression du Peter Sloterdijk) et la tentative scientiste de réduire l’humain au biologique forment la matrice de la grande catastrophe du xxe siècle, ainsi que l’a montré André Pichot (cf. bibliographie).
Il s’agit d’une exploitation abusive de la science. Chez Darwin lui-même, on ne trouvera rien pour justifier, de quelque manière que soit, les théories du « darwinisme social ». Au contraire, ainsi que l’a montré Patrick Tort, Darwin explique comment avec l’apparition de l’homme l’évolution naturelle est en quelque sorte inversée avec l’apparition du phénomène moral et son développement chez l’homme civilisé. Reste à comprendre dans ce cas, comme dans de nombreux autres, comment l’œuvre d’un savant peut ainsi être contrefaite et pervertie en une idéologie radicalement étrangère à l’esprit et à la lettre de cette œuvre. Un des grands savants de notre temps, Francis Crick, co-découvreur avec James Watson de la structure en double hélice de l’ADN, a fait dans un congrès cette déclaration stupéfiante: « Aucun nouveau-né ne devrait être reconnu humain avant d’avoir passé un certain nombre de tests portant sur sa dotation génétique… S’il ne réussit pas ces tests, il perd son droit à la vie. » Il n’y a, théoriquement, aucun rapport entre la découverte de la structure de l’ADN et ces affirmations insensées. Mais cela en dit long sur une certaine ivresse de la science et sur la manière dont la science et la technique peuvent fonctionner comme idéologie.

Bibliographie

Albert Einstein : Comment je vois le monde, Flammarion, collection Champs
André Pichot : La Société pure, De Darwin à Hitler. Flammarion, 2000


La tradition rationaliste de critique de la croyance



Le rationalisme classique est d’abord celui du xviie siècle, celui de Descartes, Spinoza et Leibniz. Il  trouvera son prolongement dans les philosophes des Lumières. Sous l’angle qui nous intéresse ici, le rationalisme classique ne s’intéresse pas tant à la critique de la croyance au sens de la doxa platonicienne qu’aux formes superstitieuse et religieuses de la croyance. Jusqu’aux temps modernes, la philosophie pouvait s’accommoder de toutes sortes « savoirs » plus ou moins fantaisistes. Le grand théoricien de l’État, Jean Bodin s’occupait aussi de démonologie ! Avec le rationalisme classique, c’est une véritable ligne de démarcation qu’on va chercher à tracer entre ce qui ressortit aux croyances en général (foi religieuse incluse) et ce qui est proprement sous la législation de la raison. Les rationalistes sont souvent très loin d’être des athées mais Dieu lui-même devra rendre compte de son existence devant le tribunal de la raison et devant lui seul.

I.     La certitude

A.   Que sais-je ?

Recommencer la philosophie exige qu’on fasse table rase. « Descartes est un héros », dit Hegel, parce qu’il assume ce recommencement dans ses implications les plus radicales. « Il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j'avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. » (Première méditation métaphysique)
Se défaire de ce que l’on croit pour entrer dans la voie de la certitude scientifique, tel est, de prime abord, le programme rationaliste. Il arrive comme la réponse à la remise en cause radicale de tout savoir et de toute « créance » par Montaigne, avec L’apologie de Raymond Sebon, le grand manifeste du scepticisme moderne. Toute l’œuvre de Descartes peut être considérée comme une tentative de répondre à l’interrogation de Montaigne : « que sais-je ? » Le « cogito » place la conscience de soi au point de départ de toute certitude, c’est là « le sol natal de la vérité » (Hegel). C’est désormais la raison qui est maîtresse de vérité, c’est elle qui est en mesure de produire le vrai et pas seulement de le reconnaître en quelque sorte à l’extérieur d’elle-même.

B.   La foi et la raison

Montaigne voulait seulement mettre en question les prétentions de la raison à des connaissances certaines. Il lui semblait que ces prétentions étaient grandement causes des tueries qui ensanglantaient la France à l’époque des guerres de religion. Mais son scepticisme ne visait pas la foi qui devait rester inébranlable, précisément parce qu’elle peut s’affirmer sans aucune justification, et même contre toute justification – le fameux « credo quia absurdum » (je crois parce que c’est absurde) de Tertullien. En un sens, d’ailleurs cette formule, est incontestable : le besoin de croyance se manifeste là où les arguments rationnels manquent. S’il y avait des arguments rationnels prouvant l’existence de Dieu, il n’y aurait plus besoin de croire.
Ainsi un certain scepticisme philosophique s’accommode de la défense de la religion. Lecteur de Montaigne, Pascal cite à de nombreuses reprises Pyrrhon. Comme chez Montaigne, il s’agit bien de s’en prendre aux prétentions exorbitantes de la raison en vue de défendre la valeur éminente de la foi.
Or cette distinction entre la foi et la raison remonte à une tradition ancienne, celle de la doctrine dite de la « double vérité ». En affirmant les droits de la raison par rapport à la foi, Averroès (pour les Latins, les Arabes l’appellent Ibn Rushd) est réputé avoir inventé une doctrine de la double vérité, une vérité de la foi pour le vulgaire et une vérité de la raison pour le philosophe qui en pourrait être distincte, voire opposée. Cette doctrine sera condamnée par Tempier, l’évêque de Paris. Averroès n’a pas soutenu la doctrine qu’on lui prête. « La vérité ne peut pas être contraire à la vérité » dit-il, voulant souligner que l’examen rationnel des étants (la connaissance des choses de la nature) ne peut contredire le Texte révélé (voir Discours décisif, §18). La pensée d’Averroès passera en Europe, et cet averroïsme va être un des foyers où puiseront tous les penseurs qu’on classera comme « hérétiques », voire « athées ». Ainsi, en séparant foi et raison, Montaigne pourrait sembler aller du côté de cette pseudo « double vérité » et se faire ainsi, par son scepticisme, le fourrier des « libertins ».
Pour Descartes, il ne s’agit pas de mettre en question les vérités de la foi, mais au contraire de montrer qu’elles peuvent l’objet d’un certitude rationnelle indiscutable. Dans le Dom Juan de Molière, Sganarelle interroge son maître :
« SGANARELLE : (…) qu'est-ce [donc] que vous croyez ? – D.JUAN : Ce que je croy ? – SGANARELLE. Oüy. – D. JUAN. :  Je croy que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et  que quatre et quatre sont huit. – SGANARELLE. : La belle croyance [et les beaux articles de foi] que voila ; vostre religion, à ce que je vois, est donc l'aritmetique ; il  faut avoüer qu'il se met d'étranges folies dans la teste des  hommes, et que pour avoir bien estudié on en est bien moins  sage le plus souvent ; »
Il s’agit de répondre à ces « étranges folies » et montrer que non seulement l’existence de Dieu est aussi certaine que « deux et deux sont quatre » mais encore c’est seulement l’existence de Dieu qui garantit la vérité des mathématiques. Ici la critique de la croyance va donc prendre le chemin de la recherche d’une certitude rationnelle quant aux vérités de la religion. La religion de Descartes n’est pas l’arithmétique. Cependant, dans les « longues chaînes de raison » des mathématiques, il va trouver le modèle de la vérité.

C.   Clarté et évidence contre croyance

Le point de départ de Descartes est la remise en cause de ces opinions fausses ou mal assurées qu’on tient habituellement pour vraies : « il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j'avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. » (Méditation première). Il s’agit de « détruire généralement toutes mes anciennes opinions. » Il est cependant des croyances et opinions qui ne doivent pas être détruites, celles qui relèvent de la morale par provision que Descartes adopte tant que l’ensemble de son entreprise de reconstruction ne sera pas menée à bien. Parmi les maximes de cette morale par provision, « La première était d'obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m'a fait la grâce d'être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l'excès qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j’aurais à vivre. » (Discours de la méthode, iiie partie)
La destruction des anciennes opinions n’a pas pour but de faire place à de nouvelles opinions. Il faut déterminer quelles idées peuvent être tenues pour certaines, c'est-à-dire lesquelles sont claires et distinctes pour être tenues évidemment vraies. Clarté, distinction, évidence, voilà les marques indubitables de la vérité et de la conduite réglée de son esprit. La première des règles de la méthode est de « ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle. » (Discours, iie partie) Notre esprit ne peut atteindre, dit encore Descartes, une connaissance « certaine et indubitable » que des objets « dont nous pouvons avoir une intuition claire et évident, ou ce que nous pouvons déduire avec certitude. » (Règles pour la direction de l’esprit, iii) A régime de la croyance, il s’agit donc de substituer le régime de l’intuition et de la déduction. Encore faut-il préciser que l’intuition est première, puisque la déduction ne peut jamais qu’établir des rapports déterminés entre des intuitions.
Pour Aristote, la science est d’abord déductive. Est scientifique ce qui procède par syllogismes. Là où les syllogismes ne peuvent être mis en œuvre, on en est réduit aux conjectures, aux raisonnements sur les choses seulement probables et à la recherche d’une opinion droite. Pour Descartes, au contraire, les procédés propres à la démarche scientifique sont seconds, ils ne fondent pas la vérité, ils viennent après l’intuition des vérités premières. C’est pourquoi il affirme « qu’il y a des notions d’elles-mêmes si claires qu’on les obscurcit en les voulant définir à la façon de l’école. » (Principes de la philosophie, I, §10)

D.   La preuve de l’existence de Dieu

La première vérité, donc, est le cogito. « Nonobstant toutes les plus extravagantes suppositions, nous ne saurions nous empêcher de croire que cette conclusion : je pense donc je suis, ne soit vraie et par conséquent la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre. » (Principes,I, §7) La certitude de mon existence en tant que « chose pensante » est indubitable ; quand bien même je m’efforcerais de croire le contraire, je ne le pourrais point. Il est impossible de dire : « je crois que je suis ». Le « je suis » n’est pas l’objet d’une croyance, il est la condition de toute croyance, car pour croire il faut déjà penser et pour qu’il y a ait du penser, il faut un sujet qui pense.
De cette première vérité, Descartes passe à la preuve de l’existence de Dieu. L’idée même de fournir une « preuve de l’existence de Dieu » pose un sérieux problème du point de vue théologique. Si la raison naturelle correcte comprise pouvait fournir une telle preuve, d’une part elle serait accessible à tous les hommes – puisque le bon sens et la chose la mieux partagée du monde – et les conflits religieux disparaîtraient. Mais, du même coup, la religion en tant que telle disparaîtrait. La révélation deviendrait inutile et même contraire au véritable amour de Dieu qui ne pourrait plus résider dans les formes extérieures de la croyance, mais uniquement dans la recherche rationnelle de la vérité !

II.   De la critique anti-religieuse au rationalisme

A.   Le retour au matérialisme antique

Il y a une deuxième source pour la critique rationaliste de la croyance, celle du filon matérialiste et, sinon toujours athée, du moins anti-religieux qui remonte aux épicuriens. Pour Épicure, une des premières tâches de la philosophie est de chasser les vaines craintes que font naître les conceptions erronées de la nature des Dieux. L’explication rationnelle des phénomènes naturels, c'est-à-dire l’explication qui ne fait intervenir que des causes naturelles, a cette fonction pharmaceutique à l’égard de la santé de l’âme. Épicure ajoute que peu importe qu’il y ait de multiples explications, l’essentiel est qu’il y en ait au moins une ! Lucrèce radicalise le propos épicurien et accentue le caractère anti-religieux de ses positions. La dénonciation est virulente des maux qu’engendrent la crainte des dieux et toutes les croyances impies qu’elle fait naître : « c’est le plus souvent la religion elle-même qui enfanta des actes impies et criminels. » (De rerum natura, livre I, 84) Et après avoir cité l’exemple fameux du meurtre d’Iphigénie, Lucrèce conclut : « Tant la religion put conseiller tant de crimes ! » (101). C’est pourquoi il faut substituer à ces croyances une connaissance exacte de la raison des phénomènes aussi bien « d’en haut »  que de ceux qui affectent l’âme. Ainsi, la véritable piété « c’est plutôt pouvoir tout regarder d’un esprit que rien ne trouble. » (De rerum natura, livre V, 1200)
Le renouveau de l’atomisme à la Renaissance donne à ce courant toute sa force. Pierre Gassendi réhabilite Épicure, la physique atomiste tout autant que la morale du penseur du Jardin qui deviendra, avec Spinoza, le modèle même de l’« athée vertueux ». Mais ce retour aux Anciens se fait dans le contexte du développement de la science moderne qui semble faire de ces antiques auteurs des précurseurs de l’esprit nouveau. Lange, l’historien allemand du matérialisme, explique la naissance simultanée de la science de la nature et de la philosophie : « Les premiers essais tentés pour (…) pour acquérir une vue systématique du monde et pour échapper aux illusions ordinaires des sens, conduisent directement dans le domaine de la philosophie ; et, parmi ces premiers essais, le matérialisme a déjà sa place. » Selon Lange, les philosophies de la nature antiques sont les premières expressions d’un combat qui s’engage entre la philosophie et la religion. Et dans ce combat les atomistes tiennent une place centrale.
Alors que les autres théories avancées par les philosophes grecs anciens sont irrémédiablement obsolètes, il n’en va pas de même des théories atomistes. Dès ses débuts, la science moderne est confrontée à nouveau à l’atomisme. Il est réhabilité philosophiquement par Gassendi, mais encore la chimie moderne qui va lui redonner ses titres de gloire. On peut, certes, opposer l’atomisme ancien à la physique « atomique » moderne. Les mots « atome » et « vide » n’y ont plus le même sens. Mais que l’élément dernier soit non pas l’atome des chimistes mais le « quark » ou le quantum d’énergie ne change pas grand chose : nous avons une conception unifiée et discontinuiste de la matière.
L’atomisme pose ainsi des questions philosophiques fondamentales non seulement concernant la constitution ultime de l’univers mais aussi concernant l’essence même de la pensée scientifique. Et c’est la raison pour laquelle il est dans toute l’époque moderne l’objet d’une reprise constante par les toutes philosophies matérialistes et hostiles aux croyances religieuses.

B.   Les libertins et la tradition anti-religieuse

Mais c’est aussi est surtout tout le vaste courant de la littérature clandestine – les « libertins » au sens du xviie siècle – qui nourrira cette critique de la croyance au nom d’une raison libérée de toute soumission aux dogmes religieux et au culte des philosophes du passé. Les libertins ne sont pas tous athées, ils admettent souvent le rôle social et politique de l’Église et les rituels qu’elle impose. Mais ils en revendiquent le libre examen pour eux-mêmes, tout comme ils revendiquent dans le domaine des mœurs et de la conduite de sa propre vie l’autonomie du jugement. Cyrano de Bergerac dans Les États et Empires de la Lune, ne reprend pas seulement l’hypothèse impie de la pluralité des mondes – un thème qui, avec d’autres, avait valu à Giordano Bruno le courroux de l’Église – mais aussi et surtout il utilise la fiction d’un monde radicalement différent pour mettre en question les mœurs et les institutions humaines. Ramenées à leur relativité dans le temps et dans l’espace, elles ne peuvent se prévaloir d’aucune justification transcendante et doivent reconnaître leur caractère purement contingent.
Ces « libertins » sont suffisamment importants et suffisamment influents pour que Pascal en fasse ses interlocuteurs. Car l’attitude distanciée qu’ils adoptent vis-à-vis de la religion conduit évidemment une philosophie plus nettement anti-chrétienne. De toute ces littératures qui commencera à être véritablement éditée dans le courant du xviiie siècle.
Benoît de Maillet s’emploie à réfuter la croyance en l’immortalité de l’âme. Contre Descartes, certains de ces auteurs réfutent la théorie dualiste séparant comme deux substances radicalement hétérogènes l’âme et le corps. En comparant les « sentiments des bêtes » à ceux des animaux et en soutenant que les bêtes pensent, ces auteurs ouvrent la voie à une étude matérialiste de l’homme qui tentera de mettre entre parenthèses tous les croyances religieuses concernant l’immortalité de l’âme.
Le texte le plus connu de cette littérature est le fameux Traité des trois imposteurs : les trois imposteurs sont les trois grands prophètes, Moïse, Jésus et Mahomet et le traité semble souvent démarqué de Spinoza Il fut d’ailleurs publié pour la première fois à Rotterdam avec le « surtitre », « L’esprit de Spinosa »). Ce Traité réfute comme superstitieuses les trois grandes religions monothéistes et ridiculise les images qu’elles se font de Dieu.

C.   Spinoza et le spinozisme

Spinoza se situe aux confluents de la tradition rationaliste cartésienne – son premier livre est un exposé, très libre, consacré à la philosophie de Descartes – et de cette philosophie critique plus ou moins souterraine. Spinoza reprend la distinction platonicienne des genres de connaissance mais lui fait subir une transformation radicale. Il distingue les connaissances du premier genre qui procèdent de la connaissance par image ou par les paroles des autres (opinion) des connaissances du second genre (connaissance des relations entre les choses naturelles) et de celles du troisième genre (connaissance des choses singulières en elles-mêmes). Les connaissances du premier genre sont, d’une manière ou d’une autre, des croyances et non des connaissances adéquates. Elle procèdent de l’imagination.
Pour Spinoza, l’imagination n’est pas en elle-même « maîtresse d’erreur ». La faculté que nous avons de nous représenter les choses absentes est une puissance de l’esprit humain et « les imaginations de l’esprit, considérées en soi, ne contiennent pas d’erreur ». Donc, « l’esprit, s’il se trompe, ce n’est pas parce qu’il imagine ; mais c’est seulement en tant qu’on le considère manquer d’une idée  qui exclue l’existence de ces choses qu’il imagine avoir en sa présence. » (Éthique, II, P. xvii, scolie)
Le mécanisme de l’imagination permet de comprend ce qu’est la mémoire et comment se forment au hasard des circonstances les associations d’idées. L’enchaînement des idées dans la mémoire se fait non selon l’ordre de production des choses mais « suivant l’ordre et l’enchaînement des affections du corps humain ». C’est pourquoi nous allons si facilement d’une pensée à une autre sans qu’il y ait un ordre rationnel entre ces pensées : « un soldat, par ex., voyant dans le sable des traces de cheval tombera aussitôt de la pensée du cheval dans la pensée du cavalier, et de là dans la pensée de la guerre, etc. Tandis qu’un paysan tombera de la pensée du cheval dans celle de la charrue, du champ, etc., et ainsi chacun, de la manière qu’il a accoutumé de joindre et d’enchaîner les images des choses, tombera d’une pensée dans telle ou telle autre. » (Éthique, II, P. xviii, scolie)
C’est bien ce processus de formation des idées au hasard des affections du corps qui permet de comprendre les mécanismes de la croyance religieuse. On en trouve chez Spinoza plusieurs analyses. Dans l’appendice de la partie I de l’Éthique, Spinoza soutient que tous les préjugés ont un noyau commun qui est la croyance aux « causes finales » ; si l'homme tombe dans le préjugé consistant à prêter à la nature des causes finales, c'est une conséquence du fait qu’il est mû par un appétit par lequel il se conserve lui-même et qui s’appelle désir quand il est conscient. Mais ce désir se fixe imaginairement faute d’une connaissance adéquate de la nature humaine. Spinoza expose ainsi ce processus : Les hommes naissent sans connaissance des causes mais seulement avec la conscience de leurs appétits. L'ignorance des causes fait qu'ils croient être libres. Mais comme ils agissent toujours en vue d'une fin dont ils ont conscience, ils ont donc tendance à supposer partout des causes finales, tendance renforcée par le fait qu'ils se connaissent mieux eux-mêmes qu'ils ne connaissent les autres êtres et projettent donc leur propre complexion sur les autres êtres.
C'est cette combinaison de méconnaissance des causes réelles et de conscience des fins de ce qui nous meut qui est, selon Spinoza l'explication des préjugés les plus courants des hommes. Le premier de ces préjugés est celui de notre propre liberté : « les hommes se figurent être libres, parce qu'ils ont conscience de leurs volitions et de leur appétit et ne pensent pas, même en rêve, aux causes par lesquelles ils sont disposés à appéter et à vouloir, n'en ayant aucune connaissance ».
Spinoza ne fait que suivre Galilée et Descartes dans le refus de l’explication de la nature par les causes finales, mais il va jusqu'à la racine de la croyance finaliste en montrant le mécanisme de génération de l'illusion dans la nature humaine elle-même. De là il peut montrer comment les hommes sont amenés à extrapoler à l'ensemble de la nature ce dont ils ont conscience à propos de leurs propres actions puisque, d'une part, ils jugent « nécessairement de la complexion d'autrui par la leur », d'autre part, ils interprètent tout ce qu'ils trouvent dans la nature et qui leur est utile comme était fait exprès pour eux, « comme des moyens à leur usage ». Tout d'abord, donc, c'est le mode de raisonnement par analogie superficielle, dont l'impuissance est montrée ici et qui conduit à l'erreur. Ensuite, Spinoza expose les conséquences absurdes de ce mode de raisonnement qui consiste à considérer la création tout entière comme destinée aux usages des hommes, et de là il expose une véritable genèse des diverses formes de croyance (animisme, polythéisme).
On trouve dans le Traité théologico-politique une explication quelque peu différente de la croyance religieuse : les hommes sont portés à croire n’importe quoi, c'est-à-dire à la superstition, parce qu’ils ne peuvent « régler toutes leurs affaires suivant un avis arrêté » et « flottent misérablement entre l’espoir et la crainte. » (Préface) Les désirs insensés engendrent le délire et « la cause qui engendre, conserve et alimente la superstition est la crainte. » C’est ce mécanisme qu’exploitent ceux qui veulent gouverner la multitude comme ceux qui veulent l’amener à suivre les préceptes de la religion : « pour gouverner la multitude, il n’est rien de plus efficace que la superstition ». Les prophètes ont utilisé eux aussi ces procédés de fixation imaginaire des espoirs et des craintes pour amener la multitude à suivre les préceptes utiles pour le bien commun. Au mieux donc, les religions traditionnelles peuvent amener les hommes à se bien conduire en frappant leur imagination.
En conclusion, si on peut considérer la philosophie de Spinoza comme une certaine forme du cartésianisme, elle retrouve va rencontrer la tradition des écrivains « libertins » et apparaîtra bientôt comme le prototype même du rationalisme anti-religieux qui va se déployer au cours du xviiie siècle.

III. Du rationalisme classique aux Lumières

Le critique rationaliste de la croyance trouve son prolongement et son épanouissement dans la philosophie des Lumières. La prise de distance à l’égard des dogmes de la religion révélée conduit à des attitudes variées allant du déisme à l’athéisme en passant par la théologie naturelle. Mais au-delà des prises de position métaphysiques concernant Dieu, les Lumières partagent une hostilité avouée au cléricalisme et à la superstition qui lui semble liée. Les croyances du passé doivent être balayées pour laisser place en toutes choses à la lumière de la raison. La science née avec Galilée avait déjà exilé Dieu hors de l’univers. Il va s’agir de traiter de la vie et des affaires humaines comme s’il était question de choses naturelles et tenter d’y appliquer les méthodes qui ont si bien réussi à Newton.

A.   Le matérialisme français

La considération de la nature sans adjonction extérieure : c’est cela qui caractérise le matérialisme français des Lumières, la philosophie de ceux que leurs adversaires désigneront comme « la clique holbachique » puisque le salon du baron d’Holbach leur servira de point de ralliement. Helvétius avec De l’esprit écrit l’une des œuvres majeures de cette philosophie matérialiste. Toute pensée est jugement, en dernière analyse, et tout jugement se ramène à une sensation. Ainsi est ouverte la voie à une conception qui fait de l’esprit non pas une « substance » plus ou moins mystérieuse mais un effet de la constitution physique de l’homme. Helvétius en tire les conséquences politiques et morale. La vertu n’est pas autre chose que la recherche du bonheur et ce dernier est ancré dans les « plaisir physiques qui sont les seuls véritables plaisirs ». C’est pourquoi les individus sont mus par la recherche de leur intérêt propre et que la politique n’est que l’art d’accorder au mieux ces intérêts pour le plus grand bonheur possible. De l’esprit est une des premières grandes œuvres de l’utilitarisme moderne.
Bien qu’il soit très critique à l’égard de la morale utilitariste, Diderot est le représentant le plus subtil de ce matérialisme français. Il commence par la critique de la religion – dans les Pensées philosophiques  et surtout l’Addition aux pensées philosophiques, franchement athée. « Les doutes en matière de religion, loin d’être des actes d’impiété, doivent être regardés comme des bonnes œuvres », affirme-t-il au débit de l’Addition. La raison, en effet, est incompatible avec la foi : « 5. Si la raison est un don du ciel, et que l’on en puisse dire autant de la foi, le ciel nous a fait deux présents incompatibles et contradictoires. 6. Pour lever cette difficulté, il faut dire que la foi est un principe chimérique et qui n’existe point dans la nature. » De la critique de la foi, Diderot passera à une construction théorique ambitieuse. Loin de se contenter du scepticisme éclairé de son époque, il défend un matérialisme biologique, qui considère la nature tout entière comme matière vivante dont l’esprit n’est qu’une des propriétés émergentes.

B.   Kant : qu’est-ce que les Lumières ?

Il est frappant de constater l’unité d’inspiration des Lumières quelques profondes que puissent être leurs divergences quant aux questions métaphysiques les plus fondamentales. Que peut-il bien y avoir de commun entre la « clique holbachique » matérialiste, athée, utilitariste et prompte à rejeter toute transcendance et le pieux Kant, défenseur de l’idéalisme transcendantal et adversaire résolu de toute philosophie qui ferait du bonheur à la place du devoir le critère de l’action morale ? C’est Kant qui donne la réponse à cette question dans le petit opuscule intitulé Qu’est-ce que les Lumières ?
« Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières. » Car les Lumières sont la sortie de l’homme « hors de l’état de tutelle ». Une sortie difficile car il est facile et reposant de laisser les autres penser à sa place, d’avoir un livre ou un directeur de conscience à la place de l’entendement. Si cette démarche libératrice est difficile pour un individu isolé, il est cependant possible  « qu’un public s’éclaire lui-même », mais « pour ces Lumières il n’est rien requis d’autre que la liberté. » Une liberté qui doit pouvoir s’exercer dans tous les domaines, y compris en matière de religion.

Conclusion

En nous fixant l’objectif d’examiner la tradition rationaliste de critique de la croyance, nous nous sommes sans doute fixé un objectif difficile à atteindre car il n’y a pas une mais plusieurs traditions rationalistes, toutes prises entre le doute sceptique et la recherche d’une vérité rationnelle indubitable, entre matérialisme et idéalisme, entre relativisme morale et universalisme. Mais on ne peut s’empêcher d’admirer l’audace de tous ces penseurs, philosophes et savants, la liberté avec laquelle ils abordent toutes les questions qui tombent sous un entendement humain et le refus de tout dogmatisme. Si le scepticisme ébranle toutes les croyances, ils restent tous des sceptiques au sens premier : toutes choses doivent être soumises à l’examen de la raison.

Bibliographie

Averroès : Discours décisif, traduction Marc Geoffroy, GF-Flammarion, 1996
Montaigne : Apologie de Raymond Sebond, GF-Flammarion, 2001
Descartes : Discours de la méthode, GF-Flammarion, 2000
Spinoza : Éthique, édition bilingue, traduction de Bernard Pautrat, Seuil, 1988, réédition collection Points.
        Traité théologico-politique, PUF, traduction de P.F. Moreau, 1999
Diderot : Pensées philosophiques, éditions Mille et une nuits, 2001
        Le Rêve de d’Alembert, GF-Flammarion, 2002
Kant : Qu’est-ce que les Lumières ? GF-Flammarion, 1991, traduction J.F. Poirier et F. Proust.

Science et superstition


Science et superstition
Voici comment Littré définit la superstition : « Sentiment de vénération religieuse, fondé sur la crainte ou l'ignorance, par lequel on est souvent porté à se former de faux devoirs, à redouter des chimères, et à mettre sa confiance dans des choses impuissantes. » Mais immédiatement après, il cite Pascal qui distingue piété et superstition. La superstition, voilà la croyance indigne, la croyance qui témoigne que l’homme est encore dans les ténèbres, la croyance de l’autre en un mot. Mais au-delà cet usage disqualifiant, peut-on définir rigoureusement la superstition ? C’est-à-dire tracer une ligne claire entre les savoirs et les croyances fondées d’un côté et, de l’autre, les extravagances d’un esprit qui croit savoir là où il ne sait rien ?

I.    La ligne de démarcation

L’opposition science à la superstition est, pour l’essentiel, une opposition moderne, c’est-à-dire qu’elle est véritablement thématisée à partir du XVIIe siècle. Certes, les « vaines craintes » qu’il nous faut dissiper pour vivre heureux selon les préceptes épicuriens, sont des superstitions. Certes, Cicéron s’interroge sur la divination. Mais la critique systématique de la superstition ne prend son essor que bien plus tard, par exemple dans la critique protestante qui assimile les catholiques à des idolâtres ou des païens.

A.   Rationalisme contre superstition

Elle se déploie dans le rationalisme classique, singulièrement chez Malebranche et Spinoza, pour devenir un des thèmes majeurs de la philosophie des Lumières. Les superstitions sont du côté de l’obscurité des temps passés ; la science, c’est-à-dire la connaissance rationnelle de la nature, est du côté de la Lumière. C’est, de manière progressive et assez chaotique, une véritable ligne de démarcation qui est tracée entre ce qui appartient au savoir rationnel et ce que renvoie à l’imagination superstitieuse. Jusqu’à l’âge classique, l’étude de la nature se mêle aux croyances les plus extravagantes dans les puissances surnaturelles. Les fables sont tenues à l’égal d’un savoir certain. Bien que les alchimistes aient contribué à quelques découvertes scientifiques, ces découvertes sont faites presque par hasard et sur un fond de magie et d’imaginaire fantastique. Paradoxalement, en apparence, alors que le Moyen Âge est encore soumis au carcan de rationalité que lui imposent l’aristotélisme et la méfiance des autorités religieuses, la Renaissance sera le théâtre d’une véritable explosion superstitieuse. La Renaissance, ce sera aussi l’âge d’or, si on peut dire, de la chasse aux sorcières. Même là où naît la science moderne, elle est encore longtemps marquée par l’emprise de superstitions. Copernic était astronome mais aussi astrologue. Et le grand Newton lui-même pratiquait l’alchimie.
Ce sont les rationalistes, Descartes, Malebranche, Spinoza, Bayle, qui les premiers s’en prennent systématiquement à la superstition. C’est peut-être Spinoza qui est le plus radical dans la mesure où son discours contre la superstition est aussi et de manière très explicite une critique la religion, présentée pratiquement une forme de la pensée superstitieuse. Dans le prolongement du rationalisme classique, les philosophes des Lumières font de la dénonciation des superstitions un de thème leur combat mené au nom de la raison. Le projet des Lumières a un double sens : il s’agit, en premier lieu, de développer la connaissance rationnelle afin de faire reculer les « vaines craintes » qui sont associées aux superstitions et, en second lieu, de n’être plus soumis craintivement à la nature, mais la dominer par le moyen d’une technique rationnelle. Le recul de la superstition est considéré comme le préalable au progrès moral et au bonheur, parce que c’est la condition de la sortie de l’homme de minorité, pour reprendre l’expression de Kant dans Qu’est-ce que les Lumières.

B.   Définition et typologie des superstitions

Il semble très difficile de donner, de prime abord, une définition générale de la superstition. Des croyances classées aujourd’hui comme superstition étaient tenues hier pour des savoirs ne méritant aucune opprobre particulier. Étymologiquement, la superstition renvoie à la divination – et c’est pourquoi on classe comme pratiques superstitieuses toutes ces pratiques qui croient deviner dans les phénomènes naturels les signes de la volonté de Dieu ou du destin. C’est pourquoi la superstition désigne d’abord les prétentions connaître par signes le dessein divin ; c’est une perversion de la véritable religion, un excès de croyance qui se tourne contre la foi véritable.
En un deuxième sens, la superstition désigne les fausses religions pour ceux qui prétendent être les défenseurs de la « vraie foi ». Les chrétiens dénoncent comme superstitions les religions polythéistes. Les protestants critiquent les catholiques pour leurs superstitions (culte des saints et de la Vierge, croyance en la « présence réelle »  et non symbolique du Christ dans l’Eucharistie). Hegel attaque durement la religion catholique dont l’esprit est « rigoureusement contraire à l’esprit conscient de lui-même », une religion où, « dans l’hostie, c’est comme une chose extérieure que Dieu est présenté à l’adoration religieuse ». Dans le catholicisme, le rapport à Dieu est contraire à la liberté de l’esprit puisque le croyant reçoit « la direction du vouloir et de la conscience morale de l’extérieur » et le rapport à Dieu est toujours nécessite toujours la médiation d’un tiers, et n’est donc pas rapport de l’esprit à lui-même. Cette religion donc où la dévotion « s’adresse à des images miraculeuses, voire à des os » tient donc « l’esprit captif d’un être hors de soi en vertu duquel le concept de cet esprit est, au plus profond de lui-même méconnu et subverti, et droit, justice, bonnes mœurs et conscience morale, responsabilité et devoir sont gâtés dans leur racine. » (Encyclopédie des Sciences philosophiques en abrégé, §552.R)
En un troisième sens, la superstition désigne toutes les croyances irrationnelles concernant les présages, les possibilités d’action à distance par la pensée ou par la manipulation de symboles. L’astrologie, la chiromancie, les rites d’envoûtement et d’exorcisme, le fétichisme, etc., la liste de ces pseudos savoirs et pratiques irrationnelles est interminable. Les trois sens s’entremêlent souvent. Dans les Pensées diverses sur la comète, Bayle s’attaque aux trois aspects : les comètes ne sont pas des signes qu’il faudrait déchiffrer ; la véritable foi n’a rien à voir avec la superstition et les athées vertueux (Épicure, Spinoza) valent mieux que les croyants superstitieux ; la croyance dans la valeur divinatoire des comètes ne vaut pas mieux que les autres pratiques magiques.

II.  Une théorie de la superstition

Une fois la superstition définie, il en faut déterminer les causes, c’est-à-dire en donner une explication rationnelle – s’y refuser ce serait retourner, par un autre tour, à la superstition.

A.   Les explications courantes

L’explication la plus simple du phénomène superstitieux est de considérer la superstition comme un défaut de connaissance : les hommes ignorants inventent des solutions « superstitieuses », des puissances surnaturelles pour expliquer tous les phénomènes qui dépassent l’homme. Tout naturellement, ignorant des lois de la nature, ils rapportent ce qu’ils ne comprennent pas à ce qu’ils comprennent, c'est-à-dire à eux-mêmes et donc supposent derrière les phénomènes naturels des puissances analogues à la leur propre.
C’est aussi l’impuissance pratique qui est en cause : les croyances magiques visent à conjurer l’impuissance de l’homme face à la nature. Même quand on a des remèdes pour les maladies, par exemple, on ne sait pas pourquoi ils sont efficaces (les sciences sont d’abord purement empiriques). Donc, naturellement, on leur prête des vertus magiques et on croit pouvoir généraliser. Sur le plan l’origine des superstitions et l’origine de la religion semble être commune. Dans L’avenir d’une illusion, Freud rapporte la naissance des superstitions animistes et des idées religieuses à un prototype, la situation de dépendance infantile : le petit enfant terrorisé par la puissance adulte (celle du père singulièrement) et doit chercher à se protéger par l’amour de ce qu’il craint.

B.   La thèse de Spinoza

La théorie la plus complète et plus systématique de la superstition se trouve chez Spinoza (Éthique, appendice Partie1) : tous les préjugés ont un noyau commun qui est la croyance aux « causes finales » ; si l'homme tombe dans le préjugé consistant à prêter à la nature des causes finales, c'est une conséquence du fait qu'il est un être de désir. La croyance aux causes finales est ainsi une sorte de rationalisation de ce qui guide l'homme dans la réalisation de ses désirs. Mais cette croyance aux causes finales est la matrice de toutes les superstitions. Spinoza explique ainsi la genèse de cette croyance :
1° Les hommes naissent sans connaissance des causes mais seulement avec la conscience de leurs appétits. 2° L'ignorance des causes fait qu'ils croient être libres. 3° Les hommes agissent toujours en vue d'une fin. 4° Ils ont donc tendance à supposer partout des causes finales. 5° Cette tendance est renforcée par le fait qu'ils se connaissent mieux eux-mêmes qu'ils ne connaissent les autres êtres et projettent donc leur propre complexion sur les autres êtres.
Il y a là un enchaînement nécessaire et ces croyances ne découlent pas de quelque aberration accidentelle mais de la nature même des hommes, de la manière dont s’exprime la tendance à persévérer dans leur être. C'est cette combinaison de méconnaissance des causes réelles et de conscience des fins de ce qui nous meut qui est, selon Spinoza l'explication des préjugés les plus courants des hommes.
Le dernier moment du raisonnement vise à expliciter comment les hommes sont amenés à extrapoler à l'ensemble de la nature ce dont ils ont conscience à propos de leurs propres actions puisque, d'une part, ils jugent « nécessairement de la complexion d'autrui par la leur », d'autre part, ils interprètent tout ce qu'ils trouvent dans la nature et qui leur est utile comme était fait exprès pour eux, « comme des moyens à leur usage ». Tout d'abord, donc, c'est le mode de raisonnement par analogie superficielle, dont l'impuissance est montrée ici et qui conduit à l'erreur ; ce mode de raisonnement correspond à ce que Spinoza appelle dans le Traité de la réforme de l'entendement, la connaissance du deuxième genre, définie ainsi : « il y a une perception acquise par expérience vague, c'est-à-dire par une expérience qui n'est pas déterminée par l'entendement; ainsi nommée seulement parce que, s'étant fortuitement offerte et n'ayant été contredite par aucune autre, elle est demeurée comme inébranlée en nous. »
La superstition n’est donc pas simplement erreur. Elle s’appuie sur les affects : désirs et craintes nous portent à accorder crédit aux fruits de l’imagination.

III.Puissance et impuissance de la science face aux superstitions

S’il est un point commun aux philosophes des Lumières, c’est bien cette idée que le progrès des sciences (le progrès des Lumières) et leur diffusion viendra à bout des superstitions. Et puisque la tyrannie et les autres maux publics vont de pair avec les superstitions, leur disparition, la lutte contre les superstitions s’identifie au progrès en général. Voyons dans quelle mesure ce programme peut être réalisé.

A.   La science s’attaque à la superstition :

Théoriquement, la science s’oppose à la superstition ; depuis les premiers essais de philosophie naturelle chez les Grecs, on cherche à passer du mythe à l’explication rationnelle. Si la superstition s’enracine dans l’ignorance des causes réelles, le progrès de la connaissance scientifique devrait presque mécaniquement faire reculer les croyances superstitieuses.
Pratiquement, par la maîtrise qu’elle donne sur le monde, la science permet de sortir de la situation de « dépendance infantile » de l’humanité. À la place de la divination, on a la prédiction scientifique basée sur la connaissance des lois de l’enchaînement des phénomènes. Et de la prédiction on passe à la maîtrise technique. Les applications de la science montrent en pratique la supériorité de connaissance scientifique sur les pratiques magiques ou les superstitions.
Le programme des Lumières n’était pas absurde et, en partie, il a réussi. La scientificité est la valeur dominante et la superstitions épinglées comme telles et connotées négativement.

B.   Impuissance de la science face à la superstition

En dépit de leur discrédit, les superstitions restent cependant très répandues. Sous une forme directe (croyances, pratiques magiques) ; sous une forme « grand public » (horoscopes, voyantes, etc.) ; ou sous des formes plus « raffinées ». Des préjugés anciens comme les superstitions liées au sang, par exemple, (la « pureté du sang » dans laquelle s’alimente toutes les formes de racisme) ont retrouvé une vigueur tragique.  Beaucoup de croyances pré-scientifiques semblent indéracinables, en dépit des progrès scientifiques.
Comment expliquer cette situation ?
Par des raisons de fait, d’abord : Le progrès des sciences ne touche pas tout le monde. Ce qui est répandu, c’est le progrès technique. Ainsi, il y a une sorte de caractère « magique » des objets de notre vie dont le fonctionnement nous reste opaque (exemple : l’ordinateur). En outre, de la science, de nous ne connaissons que les résultats et non les causes. C’est l’imagination qui est frappée et non la raison. Des causes socio-psychologiques permanentes expliquent également la permanence de la pensée superstitieuse : le besoin de croire, d’espérer des miracles, est très fort quand on est impuissant face au cours de l’histoire.
Des raisons plus fondamentales tenant à la nature de l’esprit humain doivent cependant être élucidées. La vie sociale apparaît comme essentiellement opaque : dans l’économie les hommes sont considérés comme des choses et les choses (l’argent par exemple) semblent dotées d’une puissance vivante.  On transpose à la nature la connaissance immédiate de la vie sociale. La science spontanée, c’est d’appliquer à la nature ce que nous croyons savoir des relations entre les hommes ou de notre propre psychologie. On retrouve l’analyse spinoziste.
Même les sciences continuent de recourir aux causes finales. Le finalisme tisse notre mode de penser dans la compréhension du vivant (« Le caméléon change de couleur pour se protéger »). Richard Dawkins, le célèbre auteur de Le gène égoïste, condamne sans ambiguïté les conceptions téléologiques de la nature … pour mieux tomber dedans à pieds joints : toute son explication du vivant par de l’idée qu’il existent des unités élémentaires du vivant, les gènes, dotés d’une finalité (se multiplier) et utilisant à cette fin des stratégies.
L’impuissance de la science face à la superstition s’explique aussi parce qu’elles ne se situent pas sur le même terrain. La science est l’œuvre de la raison et de l’entendement, alors que la racine la plus profonde de la superstition est affective (les craintes et les espoirs). Spinoza le dit : « Rien de ce qu’a de positif une idée fausse n’est supprimé par la présence du vrai en tant que vrai. » (Éthique IV, proposition I) Seul un affect peut combattre un autre affect. La raison ne peut rien contre la passion superstitieuse ! Il suffit de penser à l’impuissance des arguments scientifiques contre le racisme pour s’en rendre compte.

C.   Superstition et scientisme

Enfin la science elle-même peut être à l’origine de nouvelles superstitions. Elle va souvent contre nos idées les plus spontanées. Elle est donc, pour l’esprit insuffisamment instruit, une nouvelle forme de pensée magique. Les « impostures intellectuelles » dénoncées par le physicien Alan Sokal et son collègue Jean-Bricmont sont typiques de cette utilisation irrationnelle de la science.
Les applications de la science semblent nous menacer. Le problème de la soi-disant technoscience qui confond le savoir rationnel avec son instrumentalisation à des fins douteuses nourrit une réaction contre l’esprit scientifique. Ajoutons que les promesses imprudentes de la science, qui ne peuvent être tenues, nourrissent la suspicion à son endroit. On prend souvent un programme de travail pour une théorie achevée. On gomme les difficultés des théories scientifiques et on prétend qu’on est certain alors qu’on a qu’une hypothèse, parmi d’autres à tester.
On tiendrait ici quelques-unes uns des raisons qui expliquent que les superstitions ne sont pas propres aux esprits incultes, mais sont très largement partagées par les individus disposant d’un niveau d’instruction supérieur.

Bibliographie

Malebranche : La recherche de la vérité, in Œuvres I, Gallimard, La Pléiade.
Spinoza : Éthique, version latine et traduction de Bernard Pautrat. Seuil. Collection « Points »
-- Lettres à Hugo Boxel, éditions Mille et une nuits.
Pierre Bayle : Pensées diverses sur la comète, Société des textes français modernes

lundi 10 mars 2003

Spinoza et le «très pénétrant florentin». Un article de Paolo Cristofolini (traduit de l'italien)

Significativement, les deux passages sont éliminés de la version hollandaise des œuvres posthumes (De NAGELATE SCHRIFTEN van B.D.S., 1677), laquelle, ainsi que le reconnaît désormais généralement la critique, non seulement contient divers sous-entendus, mais présente aussi, relativement à l’édition latine qui lui est contemporaine (D d S, OPERA POSTHUMA, 1677) des coupes et des modifications propres à faire penser, si on considère le contexte politique défavorable déterminé par l’arrivée de la monarchie orangiste, à des précautions des éditeurs plus timorés que l’auteur qui venait de disparaître.
La censure, dans tous les contextes et sous tous les cieux a toujours servi à souligner quelque chose d’intéressant et c’est la seule utilité, et elle n’est pas mince, que, au moins de la part des historiens, il est juste de lui reconnaître. La même chose vaut pour l’autocensure : sans les NAGELATE SCHRIFTEN, nous aurions un élément de moins pour évaluer la puissance de l’impact que même la seule évocation du nom de Machiavel pouvait susciter dans le monde intellectuel à la fin du xviie siècle. Le nom de Spinoza est sous anathème à tel point que les deux éditions des œuvres posthumes n’offrent en frontispice que ses initiales ; celui de Machiavel cause en quelque sorte un anathème additionnel.
Le lien et la continuité de pensée entre les deux penseurs sont en effet profonds. Est historiquement attestée par des documents une pratique assidue des œuvres de Machiavel dans les milieux culturels hollandais fréquentés par Spinoza. Il suffit de rappeler la vie politique de Franciscus Van den Enden, amateur de Machiavel, qui fut le maître de Spinoza, et les lecteurs assidues des Discorsi qui se faisaient dans les cercles des De la Court. Quelques études critiques récentes ont, ensuite, mis aussi en évidence les correspondances fortes entre les œuvres de Spinoza (en particulier le Traité théologico-politique) et les Discours machiavéliens. Enfin, la lecture du Traité politique met en évidence tant de points communs qu’on peut donner raison à Giambattista Vico d’être contraire à l’un pour les mêmes raisons qu’il l’est à l’autre. il est, ensuite, presque superflu de rappeler que les œuvres de Machiavel figurent dans le catalogue de la bibliothèque personnelle de Spinoza. Le lieu central, dans lequel Spinoza formule synthétiquement son jugement sur Machiavel est le paragraphe 7 du chapitre V du Traité politique. Nous nous focaliserons sur ce seul lieu et de la décomposition et de l’analyse nous verrons rayonner la complexité de son rapport avec Machiavel qui ne se limite pas, comme nous le verrons, à l’accueil de tel ou tel conseil politique, mais va au cœur de l’idéal humain et sapiental du spinozisme.
Commençons donc par le texte :
De quels moyens un Prince omnipotent, dirigé par son appétit de domination, doit user pour établir et maintenir son pouvoir, le très pénétrant Machiavel l'a montré abondamment; mais, quant à la fin qu'il a visée, elle n'apparaît pas très clairement. S'il s'en est proposé une bonne ainsi qu'il est à espérer d'un homme sage, ce semble être de montrer de quelle imprudence la masse fait preuve alors qu'elle supprime un tyran, tandis qu'elle ne peut supprimer les causes qui font qu'un Prince devient un tyran, mais qu'au contraire, plus le Prince a de sujets de crainte, plus il y a de causes propres à faire de lui un tyran, ainsi qu'il arrive quand la multitude fait du Prince un exemple et glorifie un attentat contre le souverain comme un haut fait. Peut être Machiavel a-t-il voulu montrer aussi combien la population doit se garder de s'en remettre de son salut à un seul homme qui, s'il n'est pas vain au point de se croire capable de plaire à tous, devra constamment craindre quelque embûche et par là se trouve contraint de veiller surtout à son propre salut et au contraire de tendre des pièges à la population plutôt que de veiller sur elle. Et je suis d'autant plus disposé à juger ainsi de ce très habile auteur qu'on s'accorde à le tenir pour un partisan constant de la liberté et que, sur la façon dont il faut la conserver, il a donné des avis très salutaires. ” Dans l’ordre de l’exposition, les éléments à analyser sont les suivants :
1. Machiavel est pris ici en considération comme l’auteur du Prince, c'est-à-dire de l’œuvre, qui, à première vue, est le moins en consonance avec l’esprit de quelqu’un qui, comme Spinoza, cultive l’idéal de la République libre.
2. Sous de tels habits, Machiavel prête apparemment le flanc à deux graves reproches : a) selon tout vraisemblance, ses conseils pénétrants sont adressés à un prince assoiffé de domination, donc il semble travailler non à l’instauration et à la consolidation d’une république libre mais à celles de la tyrannie ; b) on ne voit pas clairement pourquoi il le fait.
3. Cette perplexité est, provisoirement mais de manière décisive, dissipée par deux assertions, la première hypothétique et la seconde, qui soutient la première, catégorique : à savoir que la fin doit être un bon État (assertion hypothétique) puisque l’homme est sage (assertion catégorique).
4. Les deux assertions énoncées maintenant sont ensuite justifiées par l’intermédiaire de deux ordres de conseils donnés par Machiavel et que Spinoza juge sans plus parfaitement sages, d’autant qu’il les a, pour son propre compte, avancés et argumentés similairement dans d’autres parties de l’œuvre même, à savoir la mise en garde contre les périls inhérents d’un côté au tyrannicide et de l’autre à la délégation des droits de la collectivité à un despote : Spinoza et Machiavel s’unissent dans l’anti-jésuitisme et, en même temps, dans un indéniable anti-hobbesianisme.
5. Mais tout ceci ne suffit pas encore à faire tenir ensemble la perplexité sur le point 2 avec l’affirmation catégorique du point 3 dans laquelle Machiavel est incidemment désigné comme “ homme sage ”. L’adhésion décisive est fournie par une expression élogieuse ultérieure : Machiavel est du parti de la liberté et ses bons conseils dérivent de son orientation.
Cette décomposition des éléments du passage étant maintenant effectuée, un démontage et un remontage peuvent servir à rendre le tout intelligible et à l’insérer de manière plus pleine dans le texte et le dessein du Traité politique.
Les passages doivent être repris de la manière suivante :
1. Non seulement sont justes les conseils donnés dont on a parlé au point 4, qui sont repris et argumentés en des lieux bien précis du Traité Politique, mais l’œuvre dans son ensemble se meut selon des lignes qui reprennent et développent l’inspiration machiavélienne.
2. En avançant des conseils de ce genre et en s’y conformant, Machiavel montre qu’il travaille pour la liberté, la liberté est le bien, donc les fins que Machiavel poursuit sont bonnes.
3. Les bons conseils de Machiavel, ainsi que son indifférence manifeste à les donner aux hommes passionnés ou aux hommes libres (ceci est considéré comme implicite dans le passage considéré), découlent d’une profonde connaissance de la nature humaine ; en outre ce profond connaisseur de la nature humaine œuvre, comme nous le savons déjà, en vue de la liberté, donc il ne peut être qu’un homme libre ; or l’homme libre est exactement ce que dans l’Éthique on caractérise comme sapiens, sage.
Voyons maintenant tout ceci en détail.
1. Machiavel inspirateur de Spinoza
Spinoza ne se limite pas à les conseils de Machiavel contre le tyrannicide et contre la tyrannie : plus fondamentalement, à l’intérieur de cet ensemble de problèmes, il élabore une véritable philosophie de la peur. Les souverains sont à craindre s’ils sont apeurés. Un peuple qui fait peur à qui le gouverne le conduit à des comportements féroces ; et, par la converse, un tyran féroce a tout à craindre non seulement du peuple, mais aussi de qui l’approche de près. La peur est un monstre qui se reproduit et qui, étant puissant, est conduit à avoir peur, fait peur. Des exemples à pleines mains, puisés dans l’historiographie de la Rome Impériale, conduisent Machiavel, et avec lui Spinoza, à mettre en lumière le thème de la peur, non dans l’acception en fin de compte positive qu’elle finit par assumer chez Hobbes – chez qui de la peur de la mort violente sort le renoncement à la guerre de tous contre tous, donc le contrat, donc la civilité et l’État – mais dans celle toute négative de qui (à la différence de Hobbes) a à cœur avant tout la liberté et voit dans le peur le principal obstacle pour celle-ci. Machiavel est le classique de référence qui enseigne (on le voit dans le chapitre XIX du Prince) les dangers qui pour le Prince d’être “ rapaces et voleurs des biens et des femmes de leurs sujets ” ; Spinoza lui répond en évoquant l’exemple funeste de Néron ; pour qui gouverne l’État, il n’est pas moins impossible en même temps de se montrer ivre ou nu en compagnie de prostituées, de faire le comédien, de violer et ou de mépriser publiquement les lois qu’il a lui-même promulguées, et, en même temps, de conserver la majesté, qu’il est impossible d’être et de ne pas être en même temps ; les tueries des sujets, les spoliations, les enlèvements de jeunes filles et semblables méfaits changent la crainte en indignation et par conséquent tournent l’état civil en état de guerre. (TP, IV, §4) 
Pour Spinoza et, avant, pour Machiavel, une source commune est Tacite (Ann., xiii, 25 ; xiv, 14-16, xvi, 4) ; de Machiavel on doit aussi voir les Discours (i,45) où il juge “ chose de mauvais exemple de ne pas observer une loi faite et, surtout, par l’auteur de celle-ci. ”
C’est ensuite lui l’interlocuteur idéal de Spinoza quand il s’agir de développer le rapport, cher aux deux, entre la paix et la liberté. Il vaut la peine ici de suivre quelques passages spinoziens significatifs. La liberté et la paix constituent presque une dyade dans le sous-titre général du Traité politique :
“ Dans lequel il est démontré comment une société où existe le régime monarchique et aussi une société où les meilleurs ont le pouvoir, doivent être instituées pour ne pas être plongées dans la tyrannie et pour que la paix et la liberté du citoyen demeurent inviolées. ” 
Ce sous-titre, qui est en addition au titre général, ensemble avec un autre qui annonce le contenu du chapitre viii, a été contesté comme non-authentique en 1954 par Madeleine Francès, dans son commentaire à la traduction des œuvres donnée pour la Pléiade : sans éléments philologiques, mais pour des raisons tirées du contenu qu’elle juge politiquement déséquilibré en faveur de l’aristocratie, l’illustre spécialiste française décida que Spinoza n’en pouvait pas être l’auteur, mais qu’il s’agissait d’un des responsables de l’édition, partisan de l’aristocratie ; Spinoza devait être démocratique ! Cette thèse de Francès a été généralement reçue par les éditeurs et traducteurs successifs du Traité Politique. Mais la ferme conviction que l’auteur ne peut pas être Spinoza repose, en tirant le fil, seulement sur le fait que dans ces deux titres la démocratie n’est pas nommée et que, au contraire, dans le second est mise en évidence la supériorité de l’aristocratie sur la monarchie, sans l’annonce de la démocratie.
C’est cependant trop peu. Beaucoup de spécialistes on du mal à voir (mais il faut le voir) que dans la grande personnalité complexe de Spinoza, le théoricien coexiste avec le citoyen passionné : le premier travaille en ayant toujours en ligne de mire l’exhaustivité, tant est-il que pour lui le cadre devrait être complété par le traité de la démocratie ; le second est un penseur militant sollicité par les destinées de son pays et, de plus, un homme qui a appris la leçon de Machiavel et qui considère toute la réalité effective des choses. Or, dans la Hollande historique, au moment où vit Spinoza, la “ réalité effective ”, c'est-à-dire les alternatives, ne sont que deux, la monarchie et l’aristocratie. une alternative démocratique n’est pas à l’ordre du jour, et, même si elle l’était, elle consisterait, dans l’horizon de Spinoza comme dans celui de Machiavel, en une forme développée de l’aristocratie qui reconnaît seulement à une partie de la population (à l’exclusion des femmes, des travailleurs manuels et d’autres catégories de personnes, parmi lesquelles les sourds-muets) les titres d’accès au gouvernement de la chose publique.
Le sous-titre est authentique. Le Spinoza qui a écrit est le même qui, dans les premiers paragraphes de l’ouvrage, trace une ligne d’affrontement drastique entre les philosophes et les politiques, au complet avantage des seconds sur les premiers. Les philosophes, écrit-il
prodiguent toutes sortes de louanges à une nature humaine qui n’existe pas et [flétrissent] celle qui existe réellement. Ils conçoivent les hommes en effet, non tels qu’ils sont, mais tels qu’ils voudraient qu’ils fussent ; ( TP, i,1)
et donc savent faire de la satire ou de l’utopie mais non de la théorie politique. À cette attaque décisive contre le platonisme, qui cependant est englobé dans un bloc comprenant tous les “ philosophes ”, s’oppose la louange des politiques, lesquels
L’expérience leur a enseigné qu’il y aura des vices aussi longtemps qu’il y aura des hommes ; ils s’appliquent donc à prévenir la malice humaine, et cela par des moyens dont une longue expérience a fait connaître l’efficacité et que des hommes mus par la crainte plutôt que guidés par la raison ont coutume d’appliquer ; agissant en cela d’une manière qui paraît contraire à la religion, surtout aux théologiens ; selon ces derniers, en effet, le souverain devrait conduire les affaires publiques conformément aux règles morales que le particulier est tenu d’observer. Il n’et pas douteux cependant que les Politiques ne traitent dans leurs écrits de la Politique avec beaucoup plus de bonheur que les philosophes : ayant l’expérience pour maîtresse, ils n’ont rien enseigné en effet qui fut inapplicable. (TP, I, §2)
La nature humaine telle qu’est réellement (quae revera est). L’expérience opposée à la théorie abstraite. Le regard désenchanté, concis, sur la nature humaine (vitia fore donec homines). Autant de motifs pour une forte proximité avec Machiavel. Et, en même temps que l’orientation générale, la recherche commune de la paix et de la liberté. Là aussi la censure des NAGELATE SCHRIFTEN est éclairante. Dans la traduction hollandaise du sous-titre discuté, au lieu du terme qui correspond au latin libertas, nous trouvons Veiligkeitn c'est-à-dire “ sécurité ”. Mais la sécurité pour Spinoza et pour Machiavel est subordonnée à la liberté et c’est de la liberté que dépend la paix. Ne sont pas rares les passages du Traité Politique où le thème de la paix est traité en consonance avec Machiavel. Nous pouvons en voir quelques uns.
Comme pour Machiavel, la paix trouve des conditions plus favorables dans les Républiques libres que dans les monarchies. Déjà le Traité théologico-politique (voir en particulier la célèbre conclusion du chapitre XVIII) était très clair sur cette question ; dans le Traité politique, un argument fort contre la monarchie est donné par le fait qu’un roi a intérêt à faire la guerre, alors que la démocratie est intéressée à la paix :
S’il arrive souvent en effet, qu'on élise un roi cause de la guerre, parce que les rois font la guerre avec beaucoup plus de bonheur, c'est là en réalité une sottise puisque, pour faire la guerre plus heureusement, on consent à la servi­tude dans la paix à supposer qu'on doive admettre que la paix règne dans un État où le souverain pouvoir a été confié à un seul à cause seulement de la guerre et parce que le chef montre principalement dans la guerre sa valeur et ce qu'il y a en lui qui profite à tous, tandis qu'au contraire un État démocratique a cela surtout de remarquable que sa valeur est beaucoup plus grande en temps de paix qu'en temps de guerre. (TP, VII, §4)
L’existence des nobles est pour le roi un très puissant motif de faire la guerre. (TP, VII,§20) 
L’armée, pour Spinoza, comme pour Machiavel, doit être composée des seuls citoyens (TP, VI, 10, VII,12) ; l’État, c'est-à-dire la force du droit qui dérive de la puissance du peuple (TP, II, 17) est le seul sujet légitimé à décider de la guerre et de la paix. Et on doit comprendre que la paix est fonction de la stabilité politique et elle est aussi défendue avec le recours à l’usage décidé de la force : les classiques de la tradition gréco-romaine sont à ce propos familiers à Spinoza non moins qu’à Machiavel. Ainsi, ne devrait pas surprendre la dureté du passage suivant même si cela trouble une certaine vision stéréotypée et angélique, encore en circulation, de la personnalité de Spinoza : “ il ne faut faire la guerre qu’en vue de la paix, et une fois la guerre finie les armes doivent être déposées. Quand les villes ont été conquises et que l’ennemi est vaincu, il faut poser des conditions de paix telles que les villes prises demeurent sans garnison, ou bien il faut accorder à l’ennemi par traité la possibilité de les racheter, ou bien (si de cette façon la force de leur situation devait toujours inspirer de la crainte) il faut les détruire entièrement et transporter les habitants vers d’autres lieux. ” (TP, VI, 35)
Il y a plus:
Au terme du TP IX,13, nous avons cette leçon du texte latin:
At urbes jure belli captae, et quae imperio accesserunt, veluti imperii Sociae habendae, et beneficio victae obligandae, vel Coloniae, quae jure Civitatis gaudeant, eo mittendae, et gens alio ducenda, vel omnino delenda est.2
Les éditeurs unanimes amendent la conclusion du passage. Gebhardt : “ vel urbs omnino delenda est ” ; Wernham : “ vel omnino delendae sunt (scil. urbes) ” ; Zac : “ vel urbs omnino delenda est ”. À la base de cette intervention, toujours les NAGELATE SCHRIFTEN qui interpolent “ plaatsen ” (cité). Toutes les traductions italiennes (Droetto, Pezillo, Montano), l’espagnole de Dominguez, la française de Moreau, etc., entendent que la destruction se réfère à la ville et non à la population. Wernham, qui pourtant a le mérite de faire référence à Machiavel (Prince, III et V, Discours, II,23) retient que “ genocide seems an extreme measure for Spinoza to advocate ” ; Zac aussi retient comme “ trop cruelle ” la prescription de détruire la ville, qu’il propose d’adoucir avec le renvoi au précédent passage analogue (TP, VI, §35) que nous avons rappelé plus haut. Mais il y a peu à adoucir. Le même passage de Machiavel (Discours, II, 23) rappelé par Wernham et Zac parle clairement :
“ il faut fuir tout parti moyen comme étant très dangereux. Gardez-vous d’imiter les Samnites qui ayant enfermé les Romains aux Fourches Caudines, méprisèrent l’avis de ce vieillard qui leur conseillait de la massacrer tous ou de les renvoyer avec honneur. ”3
Seule une opinion préconçue sur une prétendue personnalité “ douce ” de Spinoza peut nous empêcher d’accepter, selon la logique et la rigueur scientifique, la crue leçon latine transmise dans les Opera Posthuma. Mais si nous renonçons à enseigner la à nos auteurs et nous nous mettons plus modestement à les lire, nous ne pouvons qu’enregistrer une lien très fort entre Spinoza et Machiavel. Et ceci non pas en contraste mais en pleine consonance avec l’idéal de liberté défendu par les deux, et avec celui de la sagesse qui est proprement celui de Spinoza.
Mais de ceci parlons maintenant avec ordre.
2. Machiavel partisan de la liberté.
Les conseils de Machiavel acceptés par Spinoza comme “ saluberrima ” (très salubres) pourraient occuper un long catalogue des comparaisons entre les deux auteurs. À ceux déjà considérés, nous limiterons ici à en ajouter un de grand relief théorique, qui regarde une question éthique fondamentale : le respect de la parole donnée. Le chapitre XVIII du Prince trace cette démarcation entre éthique et politique son timbre incomparable : on voit “ par expérience ” le succès de ces princes qui ont donné ont tenu peu compte de la parole donnée. Dans une lettre célèbre à la princesse Elisabeth de Bohème-Palatinat, René Descartes manifestera sur ce point sa totale désapprobation. Pas comme Spinoza.
L'engagement pris en parole envers quelqu'un de faire ou au contraire de ne pas faire telle ou telle chose quand on a le pouvoir d'agir contrairement à la parole donnée, reste en vigueur aussi longtemps que la volonté de celui qui a promis ne change pas. Qui, en effet, a le pouvoir de rompre l'engagement qu'il a pris, ne s'est point dessaisi de son droit, mais a seulement donné des paroles. Si donc celui qui est par droit de nature son propre juge, a jugé droitement ou faussement (il est d'un homme en effet de se tromper) que l'engagement pris aura pour lui des conséquences plus nuisibles qu'utiles et qu'il considère en son âme qu'il a intérêt à rompre l'engagement, il le rompra par droit de nature. (TP, II, §12)
C’est l’auteur de l’Éthique, celui qui accepte, dans ce passage le plus immoral des préceptes machiavéliens. L’auteur de cette Éthique qui intitule sa partie V, “ De libertate humana ”, et qui fait consister dans la liberté le plus haut niveau de la . On doit fixer l’attention sur ce point, puisque le jugement favorable sur Machiavel ne porte pas sur des questions de détails ou sur des heureuses intuitions singulières de “ très pénétrant florentin ”, mais sur l’essentiel : “ Pro fuisse constat ”. Spinoza a certainement à l’esprit la conclusion du Prince avec l’Exhortatio ad capessendam Italiam.4 Il est vrai que dans ce chapitre n’apparaît pas le mot “ liberté ”, et on parle plutôt de “ rédemption ” ou de “ rédempteur ” : à lui cependant devrait aller l’appui actif du peuple. Et le peuple, comme on peut le lire dans les Discours (I, 5) et la plus sûre sauvegarde de la liberté.
La question centrale est donc la convergence de Machiavel et Spinoza dans le traitement de ces deux expressions, république populaire et république libre comme deux expressions d’un seul et unique concept.
Mais comment fait la liberté pour être appuyée sur le peuple, si, comme le pense Machiavel (Prince¸xviii), dans le monde il n’y a que le vulgaire. Et si, comme le pense Spinoza (pour la liberté ne fait qu’un avec la capacité de dominer les passions), “ homines necessario affectibus sunt obnoxii” (TP I.§5)?5
Frappe l’attention de qui lit le Traité politique une expression qui apparaît (deux fois en V, §6 et 7) dans la page dans laquelle apparaît Machiavel, et là seulement : “ libre multitude ”. Comme pouvons-nous être légitimés à appeler “ libre ” la masse populaire caractérisée par la prédominance des passions ?
La seule explication réside dans le cercle vertueux que le Traité Théologico-politique a institué entre la liberté des institutions et la liberté des citoyens. Comme les Hébreux pendant l’esclavage en Égypte ne pouvaient pas être libres d’esprit et étaient soumis aux fantasmes de l’imagination, à cause, précisément, de leur état d’esclaves, de même pour Spinoza, celui qui vit dans une République libre et en goûte les avantages est naturellement induit, bien que demeurant sujet aux passions, à la défendre. La contre la fureur de la citation de Pétrarque qui clôt le Prince trouve sa correspondance dans la vie libre des citoyens d’Amsterdam, évoquée à la conclusion du Traité théologico-politique.
3. Machiavel homme sage.
Machiavel est qualifié dans le texte que nous examinons, comme un homme sage, “ de viro sapiente ”, sous une forme de prime abord problématique (“ arbitre ”), assertorique ensuite : constat que sa finalité était la liberté, et, à l’intérieur de cette certitude, l’adjectif “ prudentissime ” se lie de manière synonymique au prédicat de la sagesse, enlevant toute ombre d’un doute quant au message que Spinoza veut transmettre. C’est un message hardi et compromettant. Si l’épithète “ très pénétrant ” vaut pour caractériser individuellement Machiavel, dont l’intelligence pénétrante est hors de discussion pour les admirateurs comme pour les détracteurs au point d’être devenue proverbiale, le plus souvent voile de satanisme, l’évocation de l’idée de sagesse ouvre un autre registre. La sagesse (sapientia) est en effet dans l’Éthique de Spinoza le moment culminant de la réalisation donc de la perfection humaine.
Cherchons maintenant en parcourant toute l’œuvre de Spinoza combien de fois le mot “ sapiens ” a été utilisé pour désigner un personnage de l’histoire. Dans l’histoire sacrée, il y a Salomon, évoqué dans le Traité Théologico-politique. Mais dans l’histoire païenne, il n’y a personne d’autre. Non les grands philosophes grecs, qui ainsi Socrate, et avec lui Platon et Aristote reçoivent un traitement sévère dans une lettre connue qui exprime contre eux une préférence pour les atomistes Démocrite, Épicure et Lucrèce, sans pourtant que ceux-ci soient investis du titre de la sagesse. Descartes, l’unique prédécesseur qui, dans l’Éthique a le privilège de sortir de l’anonymat, est, tout à tour “ très célèbre ”, “ très illustre ” et “ homme philosophe ” ; mais, en même temps que les autres “ hommes très éminents ” envers lesquels une dette reconnue, mais jamais il n’est désigné comme “ sapiens ”. C’est seulement à Machiavel que ce traitement est réservé. Ceci ne signifie pas que, dans la perspective spinozienne, qu’il n’y a pas dans le passé et dans le présent d’autres sages en dehors de lui. Dans le Traité politique on parle quelque par des “ viri sapientes ” (hommes sages) qu’il convient de désigner comme membres du conseil : il est donc clair que, si d’un côté le projet constituant ne doit pas présupposer la sagesse des citoyens ni reposer sur la confiance dans la des dirigeants, d’un autre côté, la sagesse ne doit pas être transformée en mythe : des hommes sages il en est dans tous les groupes sociaux et il est d’autant plus opportun de savoir les reconnaître et d’estimer la valeur de leur apport. Non seulement les hommes. Dans la page même où le Traité politique s’interrompt avec l’exclusion des femmes du pouvoir politique s’exprime avec clarté une reconnaissance indirecte de la sagesse des femmes :
Que si en outre on considère les affections humaines, si l'on reconnaît que la plupart du temps l'amour des hommes pour les femmes n'a pas d'autre origine que l'appétit sensuel, qu'ils n'apprécient en elles les qualités d'esprit et la sagesse qu'autant qu'elles ont de la beauté, qu'ils ne souffrent pas que les femmes aimées aient des préférences pour d'autres qu'eux, et autres faits du même genre, on verra sans peine qu'on ne pourrait instituer le règne égal des hommes et des femmes sans grand dommage pour la paix.(TP, xi,§4)
Les hommes, êtres passionnels, ne tolèrent pas de partager le pouvoir avec les femmes, parce qu’ils sont incapables de reconnaître le “ ingenium et sapientiam ” (génie et sagesse), ou encore leur autonomie personnelle et leur sagesse. Il y a contradiction parce que si elles sont sages on devrait aussi les admettre au gouvernement de la chose publique. Mais le raisonnement qui les exclut est, une fois de plus, machiavélien : d’accord avec Machiavel, Spinoza au début du Traité politique qu’il n’y a rien de neuf à inventer puisque l’expérience a déjà montré toutes les formes de gvts possibles, et il est nécessaire de s’en tenir à l’expérience (TP, i,3) ; par réalisme politique, il n’est donc pas par Spinoza comme opportun de proposer des nouveautés qui seraient en contradiction avec certaines constantes consolidées et reconnues de la nature humaine. Le règne des Amazones, même s’il est pris au sérieux par des auteurs comme Hobbes, reste entre les utopies et les histoires fantastiques.
Tout considéré, cependant, la sagesse des femmes est hors de discussion : la gestion du pouvoir n’est pas l’essentiel en termes de réalisation et de perfection humaines.
Cette dernière série de considérations nous reporte cependant au problème : avec quelle légitimité Machiavel, qui est maître d’une discipline particulière, la science de l’État, laquelle n’absorbe pas en elle l’essentiel de la perfection humaine, mérite, seul parmi les auteurs cités par Spinoza, le titre de sage ?
C’est proprement l’avarice de Spinoza dans l’attribution de cette reconnaissance et le fait en lui-même qu’elle touche un personnage qui n’est habitué à pratiquer l’amour de Dieu dans le sens où on entend communément l’expression, qui stimule une réflexion. L’ultime scolie de l’Éthique (E. v, p.42, sc.) trace la distinction entre le sage (“ sapiens ”) et l’ignorant (“ ignarus ”). À la différence de ce dernier, le sage est “ et sui et Dei et rerum aeterna quadam necessitate conscius ” (conscient et de lui-même et de Dieu et des choses par une certaine nécessité éternelle). Machiavel correspond-il à ce modèle ? Pour Spinoza, évidemment, oui. Au centre est la conscience de la nécessité éternelle ou de l’existence de lois universelles, ce qui constitue la science. Le sage, comme le pense Spinoza, est “ conscius sui ” (conscient de soi) en tant qu’il a conscience des lois qui gouvernent sa nature propre, qui est la nature. Il est “ conscius Dei ” (conscient de Dieu) en tant qu’il inscrit les lois de la nature humaine dans la nécessité de la nature en général, à laquelle l’idée de Dieu se ramène. Et enfin il est conscient de la nature éternelle des choses et à l’intérieur de cette nécessité il inscrit le projet actif de la liberté. Il n’y a pas de sage qui ne soit d’abord un homme libre, et Machiavel, nous l’avons déjà vu, a conquis en premier lieu ce titre. L’homme qui agit en vue de la liberté et qui en même temps connaît la nécessité de la nature dans laquelle il doit agir, est sage.
La sagesse est de posséder la science intuitive, c'est-à-dire (E. ii, 42 sc.2) savoir déduire de la connaissance de la nature la connaissance adéquate de l’essence des choses singulières. Le savoir dont Machiavel donne un exemple est une connaissance des passions humaines combinée avec l’expérience de l’histoire : de là se développe l’activité de proposition en termes d’architectoniques institutionnelle. Machiavel ne part pas de modèles abstraits de nature humaine et de meilleur gouvernement, mais réalise un schéma opératoire que Spinoza, pour sa part, synthétise dans le Traité politique dans cette forme.
Ce n’est pas des enseignements de la raison, mais de la nature commune des hommes, c'est-à-dire de leur condition, qu’il faut déduire les causes et les fondements naturels des pouvoirs publics… (imperii causae, et fundamenta naturalia non ex rationis documentis petenda, sed ex hominum communi natura, seu conditione deducenda sunt). (TP i.§7).
Procéder de cette manière signifie simplement, dans le langage de l’Éthique de Spinoza, faire une connaissance du troisième genre, ou science intuitive. C’est pourquoi on ne doit s’étonner qu’un philosophe comme Spinoza, “ ivre de Dieu ” pour certains romantiques ivres d’eux-mêmes, reconnaît le titre de sage à personne d’autre que le très pénétrant florentin.
[Paolo Cristofolini est né à Arezzo en 1937. Il a traduit et édité les Principi della filosofia di Cartesio (Torino, 1967 et 1992). Il collabore à l’édition des Œuvres Complètes de Spinoza et à l’édition nationale des oeuvres de G.B. Vico, dirigeant l’édition critique de la Scienza Nuova. Il est l’auteur du volume La scienza nuova di Spinoza (Napoli, 1987). Actuellement, il est Président de l’Associazione Italiana degli Amici di Spinoza.]

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