dimanche 1 juin 2003

Le positivisme logique et l'interprétation de Copenhague


Toutes les sciences ont pour but de prévoir les évènements futurs et d’en diriger le cours dans la mesure du possible, à partir des évènements immédiatement présents. (…) Partout on y coordonne des symboles aux données immédiates.[1]

Remarques à partir d'un livre de Philipp Frank
L’interprétation dominante de la mécanique quantique (MQ), telle qu’a été défendue par Werner Heisenberg et Niels Bohr est résolument anti-réaliste. Affirmant qu’il est impossible de séparer l’observateur de l’objet observé, cette interprétation soutient que la science ne connaît que les expériences (dispositif expérimental inclus). En dehors de l’observation, il est impossible de dire quoi que ce soit de la réalité. Chez Heisenberg, cette thèse s’insère dans une philosophie de la science nettement idéaliste, qui se débat avec Kant. Il est curieux de remarquer que le positivisme logique, nettement empiriste, du « Cercle de Vienne » conduit, lui aussi, à une conception anti-réaliste. Et c’est d’autant plus curieux que certains des membres du cercle de Vienne, liés d’une manière ou d’une autre au marxisme, se disent réalistes. Philipp Frank, l’un des philosophes de cette école en expose de manière claire les idées essentielles en matière de théorie de la science.
Cette définition, tout d’abord, exclut tout référence à la réalité puisqu’il s’agit seulement des événements « immédiatement présents » c'est-à-dire qui des « données immédiates ». En second lieu, elle est purement « opérationnelle » puisque la science doit, d’une part, « prévoir les évènements futurs » – ce qui signifie par exemple que les sciences qui n’ont pas cette capacité de prévision ne sont pas à proprement parler des sciences – ainsi les « sciences historiques » ou les sciences de la nature comme la théorie de l’évolution, la paléontologie, etc. D’autre part, la science doit essayer de « diriger le cours » de ces évènements. C’est donc l’interaction pratique qui fait la science.
« L’instrument science » consiste en des « relations entre symboles ». Ces relations sont des formules (par exemple les équations du mouvement de Newton). Mais Frank précise que ces formules « ne sont pas des énoncés portant sur le donné expérimental réel » :
On ne peut les dire vraies ou fausses que dans le sens où un couteau mal aiguisé est un instrument tranchant qui peut être qualifié de « faux » ; mais non pas dans le sens ou il est faux de dire : « cette table est bleue » quand on l’a peinte en vermillon.[2]
La formule galiléenne de la « chute des graves » que dans la mesure où elle permet de calculer avec une bonne approximation le temps que mettra la pierre lâchée dans un puits pour atteindre l’eau. Mais en elle-même, elle n’est ni vraie ni fausse.
Il faut maintenant préciser ce qu’on entend par « données ». Ce ne sont que des « propositions-constat », du type « l’observateur A constate la présence d’une tâche sombre dans le coin supérieur gauche de l’écran ». La proposition ne porte pas sur l’existence de la tâche et encore moins sur la réalité dont la tâche est le signe, mais bien sur l’observation – en cela Philipp Frank soutient des positions semblables à celles de Bohr et Heisenberg en mécanique quantique.
O.Neurath nomme « physicalisme » l’attitude scientifique de ceux qui ne veulent utiliser que des propositions-constat comme celles dont nous venons de parler et R. Carnap montre que c’est seulement par ce moyen qu’on peut parler d’un « langage physique » susceptible d’être considéré comme la seule langue commune à toutes les sciences : celle dans laquelle on peut se faire comprendre de tous les hommes.[3]
Le « physicalisme » s’inscrit dans la démarche du cercle de Vienne visant à éliminer radicalement la métaphysique comme dépourvue de sens. Karl Popper a montré les contradictions auxquelles conduit cette tentative.[4] Popper, polémiquant contre Carnap, fait remarquer que toutes les théories physiques contiennent des éléments non testables – c’est-à-dire qui ne peuvent faire l’objet de propositions-constat pour parler comme Frank. Or l’élimination de ces éléments non testables pourrait avoir des effets encore plus destructeurs sur la science que la pollution des théories par la métaphysique. Par exemple Mach, que Carnap cite à l’appui de sa position, voulait éliminer de la théorie physique l’atomisme.

La thèse du physicalisme conduit à considérer que le monde réel et le monde de notre expérience sont un seul et même monde. Carnap défendait dans un premier temps la thèse du « solipsisme méthodologique » qui affirme que la science est construite à partir de l’expérience individuelle. Sous l’influence de Neurath, qui était marxiste, le physicalisme fut introduit parce qu’il insistait sur la formulation d’un langage qui pourrait bénéficier de la validation intersubjective. Le physicalisme était défini par Neurath comme un « matérialisme méthodologique ».

De cette conception de la science, Philipp Frank est conduit à repenser le statut du réel. Il justifie l’identité du monde de l’expérience et du monde réel. Dans le langage commun, la différence entre « apparent » et « réel » renvoie, la plupart du temps à deux modes de l’examen d’un phénomène donc à deux genres d’expérience sensible : en apparence (1) A est B mais avec un examen plus approfondi, je me rends compte que (2) A et C. Les résultats (1) et (2) sont tous les deux des résultats empiriques. Bien qu’en physique, il semble en aller différemment, ce n’est pas le cas. Par exemple, nous pouvons dire qu’apparemment cette rose est rouge mais qu’en réalité il n’y a ni pas de couleur chatoyante mais seulement une onde électromagnétique de 650 nm. Ce qu’on appellera « réel » maintenant, c’est un « schéma mathématique » duquel on peut déduire des résultats expérimentaux. Mais le schéma mathématique n’a rien à voir avec un « arrière-monde » plus ou moins platonicien. Il est « le résumé le plus précis des données expérimentales ».[5] Ainsi,
Si le passage des apparences au réel est un progrès, celui-ci ne peut être accompli que par deux voies : ou bien par l’enrichissement de notre collection de données expérimentales, ou bien par les perfectionnements apportés à leur mise en ordre.[6]
Cette position, selon Frank est conforme aux progrès de la physique. La physique classique, par exemple, distingue des forces « vraies » et des forces « apparentes » : ainsi la « force centrifuge est souvent désignée comme « pseudo-force ». Il en va de même de la force de Coriolis. Mais dans la théorie de la relativité générale, ce type de distinction n’a plus lieu d’être.[7] Par conséquent :

La construction du monde dit « réel », « véritable », « physique », « objectif » ou « spatio-temporel » n’est pas autre chose que la mise en ordre des données de l’expérience suivant un schéma.[8]
On ne peut donc plus considérer la théorie physique comme un ensemble d’énoncés cohérents décrivant un « monde réel » qui existerait en dehors de la conscience. Il y a bien difficulté : comme les théories sont changeantes, ne pourrait-on pas considérer qu’elles sont toutes des approximations, plus ou moins réussies, d’un monde « vrai » ? Cet argument qui est un des arguments forts en faveur du réalisme, est cependant réfuté : il faudrait pouvoir comparer les théories entre elles et les placer sur la ligne d’un progrès marquant une certaine convergence. Or cette convergence ne peut se faire que sur les mesures expérimentales et nullement sur les théories elles-mêmes, puisqu’il « n’y a pas la moindre indication en faveur de la découverte finale d’une théorie définitive. »[9] Il n’y a donc pas place pour ce que Michel Bitbol appelle le réalisme convergent.[10]

Il faut, selon Frank, éliminer impitoyablement toute trace de proposition métaphysique (c’est-à-dire se situant au-delà de la physique) dans la théorie physique. Par exemple, la découverte de la constante de Planck, h, qui permet de déterminer le quantum d’action, ne permet pas d’affirmer qu’il existe quelque chose qui serait un « grain d’énergie » ou quoi que ce soit d’autre du même genre. La physique des quanta ne peut pas être interprétée comme une nouvelle version de la physique atomiste et discontinuiste de Démocrite.

Philipp Frank reste cependant cohérent. Défendant l’épistémologie de Mach – qui fut l’un des premiers à réfuter l’opposition des deux mondes dans la science – il critique ceux qui déduisent des thèses de Mach la « défaite du matérialisme », à la différence, par exemple, aujourd’hui d’un Bernard d’Espagnat qui prétend que la MQ a permis de consommer la défaite du matérialisme. Frank montre que le matérialisme tel qu’il a été élaboré au siècle des Lumières, n’est pas une métaphysique du monde « vrai » opposé au monde de l’expérience, mais simplement « l’opinion d’après laquelle on peut rendre compte de tous les phénomènes naturels, même de ceux qui se passent dans les êtres vivants, à l’aide des lois et des concepts de la mécanique »[11]. Donc la querelle de Lénine contre Mach, dans Matérialisme et empiriocriticisme, repose sur un malentendu et notamment sur l’exploitation illégitime des thèses de Mach par les anti- matérialistes.
De la même manière, Frank se protège contre les accusations de scepticisme qui pourraient lui être adressées. Le refus d’admettre un monde « vrai » à côté du monde de l’expérience signifie seulement ceci :
La notion de monde réel n’a de sens que si l’on admet, en même temps, une intelligence surhumaine. Toute autre attitude n’est qu’un non-sens logique.[12]
L’anti-réalisme de Philipp Frank semble donc compatible avec une certaine interprétation du matérialisme, ce « matérialisme méthodologique » cher à Neurath. En même temps, Frank s’appuie sur les positions de Heisenberg et même de Planck qui lui semblent des confirmations de sa conception de l’activité scientifique.

C’est un rapprochement qui ouvre des perspectives de recherche : dans quelle mesure une version matérialiste de la philosophie critique de Kant est-elle possible ? Quels rapports entre le physicalisme viennois et le matérialisme ? un matérialisme anti-réaliste n’est-il pas une contradiction dans les termes ?
©Denis Collin – 2003


[1] Philipp Frank :Le principe de causali et ses limites, traduit de lallemand par J. du Plessis de Grenédan, Flammarion, 1937, « Bibliothèque de philosophie scientifique », p.15
[2] Op. cit. p.18
[3] Op. cit. p.51
[4]voir Karl Popper : La démarcation entre la science et la métaphysique, 1955, reproduit dans Pierre Jacob (dir.)
De Vienne à Cambridge, Gallimard, 1980
[5] P.Frank, op. cit. p.221
[6] Op. cit. p.222
[7]La force de Coriolis permet de décrire l’accélération que subit tout corps en mouvement relatif à un repère en rotation. Si on lance une boule sur un plan (en mouvement inertiel), elle va se déplacer en ligne droite en raison du principe d’inertie. Si ce plan est en rotation, la boule se déplacera toujours en ligne droite relativement un observateur extérieur mais relativement à uobservateusit suplaenrotation, elle aura une trajectoircourbe. La Terre étant un repère en rotation, la force de Coriolis y joue un rôle important  cest elle qui explique que les mouvements des masses d’air et des liquides sont déviés vers la droite dans lhémisphère nord et vers la gauche dans lhémisphère sud. Dans la physique relativistgaliléenne repose sur la conservation des lois dans lerepères en déplacement inertiel, le repère inertiel est un repère privilégié. Mais dans la théorie de la relativité générale formule des lois valables pour nimporte quel repère (Einstein parle de « système de coordonnées » oSC dans L’évolution des idées en physique).
[8] P.Frank, p.225
[9] P.Frank, p.234
[10] Michel Bitbol, L’aveuglante proximité dréel, Flammarion, 1998, collection « Champs », chapitre I
[11] Op. cit. p.247
[12] Op. cit. p.249

mercredi 30 avril 2003

Science et croyance aujourd’hui. Croyance en la science, croyances des scientifiques



Le triomphe de la science aurait dû faire reculer la croyance. Non seulement la croyance sous ses formes religieuses ou superstitieuses, mais aussi sous ses formes plus communes. Mais l’opposition de la science à la croyance laisse dans l’ombre la véritable question épineuse, celle de la croyance dans la science. Car la distinction théorique entre science et croyance n’est pas aussi claire qu’on pourrait le croire. S’il est assez aisé de séparer science et superstition, si la science dans ses théories fondamentales peut marcher d’un pas assuré et produire non pas des croyances plus ou moins douteuses mais des certitudes indubitables, ce « tranquille royaume des lois » qui est la vérité de l’entendement (Hegel) ne recouvre qu’un petit territoire de la science. En réalité, science et croyance s’entrecroisent, s’opposent et se conditionnent mutuellement : 1° il y a des croyances fondamentales concernant le monde, comme conditions de l’activité scientifique ; 2° certaines théories scientifiques sont de simples conjectures et l’adhésion massive de la communauté scientifique ne les transforme pas ipso facto en théories scientifiques ; 3° les scientifiques ont des croyances en tous genres qui semblent à peu près imperméables à leurs propres théories scientifiques ; 4° il peut y avoir une dimension de croyance religieuse dans la science ; 5° la science produit de nouvelles croyances.

I.     Présuppositions et croyances de la science

Dans les sciences comme en philosophie se pose la question du fondement. C’est une propriété de l’esprit humain, disait Kant, que d’être toujours à la recherche de l’inconditionné, sans jamais pouvoir l’atteindre ! Le fondement absolu est un de ces inconditionnés. La première véritable science est la mathématique, dit encore Kant. La première, elle trouva les méthodes lui permettant de produire des énoncés indubitables. Pendant longtemps, les Éléments d’Euclide furent le modèle de toute certitude rationnelle. Mais déjà Platon faisait remarquer que la vérité des théorèmes des mathématiques était suspendue à celle des axiomes : Les mathématiques sont une science hypothétique et ne sont donc pas la science suprême, car ce qu’il faut chercher, c’est une science an-hypothétique qui puisse nous mener jusqu’à l’essence des choses. Les axiomes d’Euclide étaient tenus pour vrais pour deux raisons : ils sont évidents par eux-mêmes et aucune contradiction n’en découle. Bien qu’indémontrables directement, on avait donc de bonnes raisons pour ne pas les ravaler au rang de simples croyances ou d’hypothèses plus ou moins contingentes. Cependant, lorsque, dans le courant du xixe siècle, Lobatchevski et Riemann construisent les géométries non euclidiennes, on doit convenir que les axiomes d’Euclide dépendent d’un choix. En l’occurrence, en remplaçant l’axiome des parallèles (par un point prix hors d’une droite, il passe une parallèle à cette droite et une seule) par un autre axiome (par exemple, par un point prix hors d’une droite, il ne passe aucune parallèle à cette droite), on peut construire une géométrie tout aussi cohérente que la géométrie euclidienne.
Les vérités que l’esprit reconnaît évidemment comme telles – pour employer ici une formule cartésienne – et qui pourraient servir de « point d’Archimède » pour l’édifice d’un savoir irréfutable, ne sont que des chimères. Les sciences partent de présuppositions tout à la fois indémontrables et contestables. Ces présuppositions ne peuvent que faire valoir leur productivité théorique. La géométrie euclidienne est parfaitement adaptée à la description du monde physique qui est le nôtre. Et c’est dans ce langage qu’est exprimée la grande œuvre de la physique newtonienne. Mais la géométrie de Riemann va se révéler comme la seule qui puisse sortir de la crise la physique classique au tournant du xxe siècle : dans la théorie de la relativité d’Einstein, l’espace n’a plus trois dimensions « immergées » en quelque sorte dans un temps absolu ; on doit au contraire le concevoir comme un « continuum spatio-temporel » à quatre dimensions.
De toutes ces aventures de la science moderne et contemporaine, va naître l’idée que la connaissance scientifique ne nous donne pas à voir la réalité physique elle-même mais seulement des descriptions variables de cette même réalité qui reste postulée comme un absolu insaisissable. On doit bien reconnaître qu’une théorie scientifique ressemble à la géométrie par bien des aspects. On suppose quelques principes fondateurs, indémontrables sinon par leur pouvoir explicatif et les conséquences qu’on en peut prédire.
Einstein présente ainsi la réalité du travail du physicien : « Les concepts physiques sont des créations libres de l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur. Dans l’effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l’homme qui essaie de comprendre le mécanisme d’une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n’a aucun moyen d’ouvrir le boîtier. S’il est ingénieux, il pourra se former quelque image du mécanisme, qu’il rendra responsable de tout ce qu’il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d’expliquer ses observations. Il ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel et il ne peut même pas se représenter la possibilité et la signification d’une telle comparaison. Mais le chercheur croit certainement qu’à mesure que ses connaissances s’accroîtront, son image de la réalité deviendra de plus en plus simple et expliquera des domaines de plus en plus étendus de ses impressions sensibles. Il pourra aussi croire à l’existence d’une limite idéale de la connaissance que l’esprit humain peut atteindre. Il pourra appeler cette limite idéale la vérité objective. » (Einstein & Infeld : L’évolution des idées en physique.)
La répétition du verbe « croire » ne doit pas du tout être prise à la légère. La physique teste des croyances. Est encore une croyance l’idée que l’image que nous nous faisons du monde s’améliore au fur et à mesure, car une telle croyance est celle de l’existence d’une limite idéale que l’esprit humain peut atteindre ou du moins approcher. Cette croyance est efficace et sans doute est-elle ce que Platon appellerait une « opinion droite », mais elle reste une croyance. La science présuppose donc deux genres de croyances : 1° des croyances concernant les principes fondamentaux à partir desquels on peut construire une théorie robuste ; 2° des croyances concernant la validité et le sens de l’entreprise scientifique en tant que telle. La croyance au caractère absolu du temps qui est à la base de la physique de Newton est une croyance du premier genre ; la croyance en la possibilité d’approcher progressivement un certain idéal de la connaissance objective est une croyance du second genre. Les croyances du premier genre sont aisément modifiables puisqu’elles ne sont au fond que des auxiliaires nécessaires à la construction d’une théorie qui doit prouver sa valeur dans le champ expérimental par la démonstration de ses capacités prédictives. Par contre, il semble que la science se relèverait mal de l’abandon des croyances du second genre. Qu’il y ait une réalité objective dont nous pouvons nous rapprocher, c’est là une idée sans doute indémontrable mais qui présente un intérêt pour la raison.

II.   Conjectures et lois physiques

Vue en quelque sorte de l’extérieur, une théorie scientifique apparaît comme un ensemble homogène. En fait, il n’en est rien. On doit distinguer au moins deux catégories de théories scientifiques : des théories locales solides et à peu près « insubmersibles » et des théories beaucoup plus larges qui comportent une large partie conjecturale assez fragile. À la première catégorie appartient, par exemple, la cinétique des gaz. Les grandes théories cosmologiques, comme les diverses variantes du « big bang », ou encore la théorie standard de l’évolution font partie de la deuxième catégorie. L’énoncé de l’équation du gaz parfait – (1) PV/T= constante – qui lie température volume, et pression pour un gaz monoatomique n’a pas du tout le même statut que l’énoncé affirmant que (2) l’âge de l’univers est approximativement de 15 milliards d’années. L’énoncé (1) est, en un sens, absolument certain. Dans un champ donné et moyennant des approximations maîtrisées, cet énoncé est « éternellement vrai », du moins si on admet que les lois de la nature ne changeront pas dans le futur. L’énoncé (2) est une conjecture éminemment contestable.
Ce qui sépare ces deux genres d’énoncés, ce n’est pas seulement une question de « vérité ». Par exemple, lorsqu’il étudie la chute des corps, Galilée en arrive à la formule x = – ½gt2 qui lie distance parcourue par un corps en chute libre dans le vide et temps écoulé. La théorie de Newton démontre que, stricto sensu, la formule de Galilée est fausse puisque l’accélération que subit un corps en chute libre n’est pas constante mais varie en proportion inverse du carré de la distance entre le centre de gravité du corps en question et celui de la Terre… Mais relativement à la masse de n’importe quel corps qu’on peut étudier dans une expérience de physique, la masse de la Terre est si grande et les variations des distances entre centre de gravité si faibles, qu’on peut faire « comme si » la formule de Galilée était valable. Théoriquement fausse, elle est pratiquement tout à fait fiable et donne une approximation largement suffisante pour les applications classiques. Par contre, ce qui pose problème dans un énoncé de type (2), portant sur l’âge de l’univers, ce n’est pas que 15 milliards d’années soit une bonne ou une mauvaise approximation ; c’est tout simplement la question de savoir si la recherche de l’âge de l’univers est une question sensée !
On peut supposer que l’immense majorité des savants fait la différence entre les énoncés de type (1) et les énoncés de type (2). Les théories produisant des énoncés de type (1) sont des outils de base auxquels on fait confiance, sans qu’ils suscitent beaucoup d’interrogations – sinon qu’on peut leur donner des perfectionnements de détail ou les appliquer dans des domaines non prévus initialement. Les énoncés de type (2) sont l’objet de discussions et de contestations. Ils définissent éventuellement des programmes de recherche, au sens de Imre Lakatos : la théorie du « big bang » est un programme de recherche en compétition avec un autre programme de recherches, celui de l’état stationnaire de l’univers défendu par quelques astronomes plus minoritaires. Mais comme on ne décide pas de la validité d’une théorie scientifique par un vote à la majorité qualifiée, il est impossible de soutenir sans abus des propositions du genre : « la science a démontré que l’univers est né il y a 15 milliards d’années ». La science a démontré qu’un corps en chute libre dans le vide, parcourt des distances proportionnelles au carré du temps écoulé, pour des distances assez faibles et des corps peu massifs par rapport à la Terre. Mais la science n’a rien démontré concernant le prétendu âge de l’univers.
La confusion entre ces deux types d’énoncés, entre les conjectures et les lois physiques conduit tout à la fois à la surestimation scientiste des pouvoirs de la science – la science devient presque surhumaine – et à la réaction irrationaliste : puisque les théories scientifiques changent sans cesse et se contredisent, cela prouve bien qu’elles ne nous disent rien de vrai ! Pour éviter ces dérives, le mieux est donc de séparer rigoureusement conjectures théoriques et lois de la nature, non pour éliminer les conjectures, mais pour leur restituer leur caractère problématique, bref pour défendre l’esprit critique propre à toute démarche scientifique authentique.

III. Croyance des scientifiques

En droit, les croyances métaphysiques ou religieuses des savants n’ont pas de rapport avec leurs productions théoriques. En fait, il en va très différemment. Aussi bien positivement que négativement, les croyances non scientifiques des savants jouent un rôle clé dans l’élaboration des théories scientifiques. Kant a montré de manière à peu près définitive que nous n’avons aucune chance de donner une solution théorique à des questions comme celles de l’existence de Dieu ou de la liberté. Les grandes questions métaphysiques traditionnelles – qu’elles soient théologiques ou cosmologiques renvoient donc à la croyance. La doctrine officielle sépare par une cloison étanche deux domaines : le savant dans son laboratoire, scientifique pur, obéissant aux principes du positivisme, et le scientifique chez lui, athée ou religieux, matérialiste ou idéaliste. Cette image d’Épinal n’a que des rapports finalement assez lointain avec l’activité scientifique réelle.
L’idée qu’il y a une finalité dans la nature est non seulement une idée indémontrable mais, en outre, il a fallu mettre cette croyance entre parenthèses quand Galilée et Descartes ont jeté les bases de la science moderne. Cependant l’œuvre proprement scientifique d’Aristote aurait difficilement imaginable sans cette croyance que « la nature ne fait rien en vain ». C’est cette croyance qui le guide quand il conçoit la première grande classification du vivant, selon des catégories et des principes qui demeureront pratiquement jusqu’à nos jours. Nous avons donc l’exemple d’une croyance erronée (du point de vue de la science moderne) qui se révéla pourtant productive scientifiquement. On devrait également s’interroger sur le rôle de la foi religieuse dans l’œuvre de Descartes ou de Leibniz. La preuve de l’existence de Dieu chez Descartes n’en est, bien sûr, pas une. Mais c’est cette recherche métaphysique qui donne à Descartes l’audace de renverser l’édifice de la philosophie scolastique. La fonction apologétique que Leibniz donne à son travail philosophique et scientifique est patente : la science fait voir la plus grande gloire de Dieu.
Inversement, les croyances et les préjugés furent souvent ce qui empêcha les savants de voir ce qu’ils avaient devant les yeux. Buffon était persuadé que le récit biblique de la création du monde ne correspondait pas à la vérité historique et il accumule les premiers indices de ce qui pourrait donner la théorie de l’évolution. Mais il se refuse à tirer les conclusions de son travail scientifique. La théorie de l’évolution ne pouvait peut-être trouver sa première formulation scientifique que chez esprit aussi indifférent à la religion que Darwin.
Enfin, la science n’immunise pas contre des croyances plus irrationnelles. Le passé de la science en donne de très nombreux exemples. Copernic était astronome et astrologue et Newton consacrait une partie de son temps à l’alchimie. Mais c’est encore vrai aujourd’hui. En 1979, un colloque se tint à Cordoue qui réunissait de nombreux scientifiques sur le thème « science et conscience ». Il s’agissait de « réconcilier la démarche scientifique et la démarche mystique ». Un tel énoncé laisse rêveur : en dépit du soutien que lui apportaient certains prix Nobel, l’objectif même de ce colloque était absolument dépourvu de sens. Les modes ont changé. Après l’intrusion en physique du spiritualisme – et parfois même du spiritisme puisque à Cordoue on discuta de l’action possible à distance de la conscience sur la matière physique – c’est le « principe anthropique » qui énonce que l’Univers a été conçu dans des conditions extrêmement spéciales dans le but d’abriter la vie. Ce principe anthropique est une véritable régression intellectuelle vers l’anthropomorphisme et le finalisme aristotéliciens, c'est-à-dire les deux obstacles que la science moderne a dû renverser.
Ces croyances irrationnelles ne découlent pas de la pratique scientifique et ne lui apportent rien – à la différence des conjectures évoquées plus haut. Il n’y a pas des esprits rationnels et des esprits irrationnels comme il y a des chiens et des chats. Le scientifique est aussi prompt que n’importe qui à tomber dans les illusions anthropomorphes et les superstitions parce qu’il n’est nullement immunisé contre la domination des affects.
Mais peut-être la croyance scientifique la plus répandue est-elle la croyance dans la vérité scientifique. Nietzsche le dit : « Dans la science, les convictions n'ont pas droit de cité, voilà ce que l'on dit à juste titre : ce n'est que lorsqu'elles se décident à s'abaisser modestement au niveau d'une hypothèse, à adopter le point de vue provisoire d'un essai expérimental, d'une fiction régulatrice, que l'on peut leur accorder l'accès et même une certaine valeur à l'intérieur du domaine de la connaissance ‑ avec cette restriction toutefois, de rester sous la surveillance policière de la méfiance. Mais si l'on y regarde de plus près, cela ne signifie-t-il pas que la conviction n'est admissible dans la science que lorsqu'elle cesse d'être conviction ? La discipline de l'esprit scientifique ne débuterait-elle pas par le fait de s'interdire dorénavant toutes convictions ? Il en est probablement ainsi : reste à savoir s'il ne faudrait pas, pour que pareille discipline pût s'instaurer, qu'il y eût déjà conviction, conviction si impérative et inconditionnelle qu'elle sacrifiât pour son compte toutes autres convictions. On le voit, la science elle aussi se fonde sur une croyance, il n'est point de science « sans présupposition ». La question de savoir si la vérité est nécessaire ne doit pas seulement avoir trouvé au préalable sa réponse affirmative, cette réponse doit encore l'affirmer de telle sorte qu'elle exprime le principe, la croyance, la conviction que « rien n'est aussi nécessaire que la vérité et que par rapport à elle, tout le reste n'est que d'importance secondaire ». (F.Nietzsche, Le Gai Savoir, § 344)

IV. La science comme croyance religieuse

La science a souvent été perçue comme opposée aux croyances religieuses. Pourtant, elle se présente aussi très souvent comme  une nouvelle religion, une religion alternative aux religions basées sur la révélation.
L’exemple le plus connu de cette tentative de reconstruire la science comme religion est celui du positivisme d’Auguste Comte. La conception comtienne du développement de la pensée humaine est connue sous le nom de loi des trois états. L’humanité qui a commencé par l’état religieux, est passée à l’état métaphysique pour atteindre enfin l’état positif, celui de la science moderne.  Dans l’état théologique, les hommes expliquent les phénomènes naturels par l’action d’être surnaturels. Dans l’état métaphysique, les êtres surnaturels font place à des principes abstraits. C’est l’état le moins productif du point de vue de la pensée. Enfin, dans l’état positif ou scientifique, la connaissance s’en tient aux faits établis dont elle recherche les lois générales, en délaissant la question des causes ultimes de toutes choses. Mais Comte ne s’en tient pas là. À chaque état de la connaissance correspond un état social. L’état positif est celui de la société industrielle, qui est bien la société conforme à l’âge des sciences. La « physique sociale » vise à donner les linéaments d’une sociologie. Mais cette dernière doit déboucher sur une action organisatrice. L’organisation sociale de l’âge industriel nécessite une religion nouvelle, la religion de l’humanité qui concerne aussi bien sa réforme morale que sa discipline physique.
Avec un esprit et des objectifs très différents, Einstein présente, lui aussi, la science comme la religion véritable. Selon lui, la religion est d’abord fondée sur la crainte : les représentations religieuses visent à « pallier l’angoisse de la faim, la peur des animaux sauvages, des maladies, de la mort. » Le second stade de la religion est celui de la religion morale. Enfin, Einstein essaie de définir un troisième stade qui, seulement pour des individus particuliers, dépasse ces deux premières formes de la religion. Ce troisième stade, Einstein l’appelle « religiosité cosmique », une notion nouvelle à laquelle ne correspond aucun Dieu anthropomorphe. « L’être éprouve le néant des souhaits et volontés humaines, découvre l’ordre et la perfection là où le monde de la nature correspond au monde de la pensée. L’être ressent alors son existence individuelle comme une sorte de prison et désire éprouver la totalité de l’étant comme un tout parfaitement intelligible. »  (Comment je vois le monde, Flammarion, 1979)
Einstein soutient que « les génies religieux de tous les temps » ont partagé cette religiosité face au cosmos. La religiosité cosmique n’est enseignée par aucune Église, elle n’a ni dogme ni Dieu à l’image de l’homme. « Nous imaginons aussi que les hérétiques de tous les temps de l’histoire humaine se nourrissaient de cette forme supérieure de la religion. Pourtant leurs contemporains les suspectaient souvent d’athéisme mais parfois, aussi, de sainteté. Considérés ainsi, des hommes comme Démocrite, François d’Assise, Spinoza se ressemblent profondément. »
Einstein fonde cette religiosité cosmique dans la connaissance scientifique, c'est-à-dire dans la connaissance rationnelle des liens de causalité entre les choses. Et c’est pourquoi cette religiosité refuse la religion conventionnelle et ses rituels. « Pour le scientifique, en effet, les mêmes lois générales causales de la physique gouvernent tous les évènements naturels : de la chute d’une pierre, au lancer d’un projectile et jusqu’à la volonté humaine elle-même. En ce sens, la nécessité physique exclut par principe l’existence d’un être d’un être supérieur, semblable à nous et qui, sur un mode semblable au nôtre peut agir dans la nature et en dehors de ces lois nécessaires. Les religions traditionnelles, basées sur une telle image de l’être suprême sont donc tout simplement dans l’erreur ; un accord entre science et religion est alors impossible et, dans la confrontation, la dernière doit succomber. » (Gustavo Cevolani : Einstein et Spinoza)
Au contraire de la religion traditionnelle, la religiosité cosmique d’Einstein se confond avec l’amour intellectuel de Dieu spinoziste. La connaissance des lois de la nature et de sa propre nature et la joie qui naît de cette connaissance : telle est, pour Spinoza, la réalité de cet amour de Dieu. Mais là où Spinoza reste encore très général, Einstein définit précisément cette religiosité scientifique : « le savant, lui, convaincu de la loi de causalité de tout évènement, déchiffre l’avenir et le passé soumis aux mêmes règles de nécessité et de déterminisme. La morale ne lui pose pas un problème avec les dieux, mais simplement avec les hommes. Sa religiosité consiste s’étonner, à s’extasier devant l’harmonie des lois de la nature dévoilant une intelligence si supérieure que toutes les pensées humaines et leur ingéniosité ne peuvent révéler, face à elle, que le néant dérisoire. Ce sentiment développe la règle dominante de sa vie, de son courage, dans la mesure où il surmonte la servitude de ses désirs égoïstes. »
La religiosité cosmique est donc un sentiment de la nature qui accompagne le dévoilement de l’ordre de la nature. Il s’agit cependant bien d’une véritable croyance : le scientifique einsteinien croit que l’ordre des lois de la nature n’est l’ordre que l’esprit humain met dans la diversité du donné phénoménologique, mais bien l’expression (provisoire et à améliorer) de l’ordre profond d’une nature qui manifeste une intelligence – bien que cette intelligence ne soit pas pour lui celle d’un esprit transcendant mais bien la nature elle-même.

V.  La science produit de nouvelles croyances

Pour conclure, on doit remarquer que la science non seulement ne peut se penser indépendamment des croyances qui lui servent de fondement ou qui lui donnent des mobiles, mais encore qu’elle produit à son tour des croyances. En premier lieu, alors que la science ancienne était réservée aux initiés – elle était par nature ésotérique – la science moderne est à la fois ésotérique et exotérique. Elle manifeste sa puissance à travers la technique qui n’est plus le « savoir immanent à l’action » dont parlait Platon mais l’application de la science. En second lieu, l’efficacité des résultats obtenus par les sciences de la nature a nourri l’illusion de la maîtrise et entretenu toutes les tentations d’étendre cette maîtrise à l’espèce humaine elle-même.
La science, par ses succès même, produit donc une croyance dans la science, une croyance aveugle qui a tous les traits des croyances irrationnelles. Ainsi toute application de la science est plus ou moins conçue comme bienfaitrice puisque découlant de la science elle-même bienfaitrice. On en a vu et on en voit encore de nombreux exemples dans le domaine des biotechnologies. Celui qui s’opposerait à telle ou telle application de la science est ipso facto dénoncé comme un obscurantiste qui refuse le progrès. La religion du progrès technique, confondu avec le progrès humain en général est devenue une des religions les plus influentes de notre époque.
-          Elle confronte la faiblesse humaine à la toute puissance d’une force mystérieuse.
-          Elle console du présent par des espoirs irraisonnés dans l’avenir : on ne fera pas la liste des promesses jamais tenues par les thuriféraires du progrès.
-          Elle est imperméable à la critique rationnelle. De même que le mal dans le monde est nécessaire pour prouver la bonté de Dieu, de même les dégâts du progrès seront l’occasion de prouver la capacité du progrès technique à réparer leurs propres dégâts.
La science exotérique, destinée au grand public, a aussi produit quelques-unes des idéologies les plus redoutables de l’époque contemporaine. Ainsi, le racisme, sous ses diverses formes, n’est pas le témoin des préjugés du passé mais le produit, presque en ligne directe, des préjugés de la science moderne. Les vieux fantasmes de la « pureté du sang » ont repris vigueur sous l’influence des théories de l’hérédité. L’application des principes darwiniens de la sélection naturelle à la « gestion du parc humain » (pour reprendre l’expression du Peter Sloterdijk) et la tentative scientiste de réduire l’humain au biologique forment la matrice de la grande catastrophe du xxe siècle, ainsi que l’a montré André Pichot (cf. bibliographie).
Il s’agit d’une exploitation abusive de la science. Chez Darwin lui-même, on ne trouvera rien pour justifier, de quelque manière que soit, les théories du « darwinisme social ». Au contraire, ainsi que l’a montré Patrick Tort, Darwin explique comment avec l’apparition de l’homme l’évolution naturelle est en quelque sorte inversée avec l’apparition du phénomène moral et son développement chez l’homme civilisé. Reste à comprendre dans ce cas, comme dans de nombreux autres, comment l’œuvre d’un savant peut ainsi être contrefaite et pervertie en une idéologie radicalement étrangère à l’esprit et à la lettre de cette œuvre. Un des grands savants de notre temps, Francis Crick, co-découvreur avec James Watson de la structure en double hélice de l’ADN, a fait dans un congrès cette déclaration stupéfiante: « Aucun nouveau-né ne devrait être reconnu humain avant d’avoir passé un certain nombre de tests portant sur sa dotation génétique… S’il ne réussit pas ces tests, il perd son droit à la vie. » Il n’y a, théoriquement, aucun rapport entre la découverte de la structure de l’ADN et ces affirmations insensées. Mais cela en dit long sur une certaine ivresse de la science et sur la manière dont la science et la technique peuvent fonctionner comme idéologie.

Bibliographie

Albert Einstein : Comment je vois le monde, Flammarion, collection Champs
André Pichot : La Société pure, De Darwin à Hitler. Flammarion, 2000


La tradition rationaliste de critique de la croyance



Le rationalisme classique est d’abord celui du xviie siècle, celui de Descartes, Spinoza et Leibniz. Il  trouvera son prolongement dans les philosophes des Lumières. Sous l’angle qui nous intéresse ici, le rationalisme classique ne s’intéresse pas tant à la critique de la croyance au sens de la doxa platonicienne qu’aux formes superstitieuse et religieuses de la croyance. Jusqu’aux temps modernes, la philosophie pouvait s’accommoder de toutes sortes « savoirs » plus ou moins fantaisistes. Le grand théoricien de l’État, Jean Bodin s’occupait aussi de démonologie ! Avec le rationalisme classique, c’est une véritable ligne de démarcation qu’on va chercher à tracer entre ce qui ressortit aux croyances en général (foi religieuse incluse) et ce qui est proprement sous la législation de la raison. Les rationalistes sont souvent très loin d’être des athées mais Dieu lui-même devra rendre compte de son existence devant le tribunal de la raison et devant lui seul.

I.     La certitude

A.   Que sais-je ?

Recommencer la philosophie exige qu’on fasse table rase. « Descartes est un héros », dit Hegel, parce qu’il assume ce recommencement dans ses implications les plus radicales. « Il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j'avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. » (Première méditation métaphysique)
Se défaire de ce que l’on croit pour entrer dans la voie de la certitude scientifique, tel est, de prime abord, le programme rationaliste. Il arrive comme la réponse à la remise en cause radicale de tout savoir et de toute « créance » par Montaigne, avec L’apologie de Raymond Sebon, le grand manifeste du scepticisme moderne. Toute l’œuvre de Descartes peut être considérée comme une tentative de répondre à l’interrogation de Montaigne : « que sais-je ? » Le « cogito » place la conscience de soi au point de départ de toute certitude, c’est là « le sol natal de la vérité » (Hegel). C’est désormais la raison qui est maîtresse de vérité, c’est elle qui est en mesure de produire le vrai et pas seulement de le reconnaître en quelque sorte à l’extérieur d’elle-même.

B.   La foi et la raison

Montaigne voulait seulement mettre en question les prétentions de la raison à des connaissances certaines. Il lui semblait que ces prétentions étaient grandement causes des tueries qui ensanglantaient la France à l’époque des guerres de religion. Mais son scepticisme ne visait pas la foi qui devait rester inébranlable, précisément parce qu’elle peut s’affirmer sans aucune justification, et même contre toute justification – le fameux « credo quia absurdum » (je crois parce que c’est absurde) de Tertullien. En un sens, d’ailleurs cette formule, est incontestable : le besoin de croyance se manifeste là où les arguments rationnels manquent. S’il y avait des arguments rationnels prouvant l’existence de Dieu, il n’y aurait plus besoin de croire.
Ainsi un certain scepticisme philosophique s’accommode de la défense de la religion. Lecteur de Montaigne, Pascal cite à de nombreuses reprises Pyrrhon. Comme chez Montaigne, il s’agit bien de s’en prendre aux prétentions exorbitantes de la raison en vue de défendre la valeur éminente de la foi.
Or cette distinction entre la foi et la raison remonte à une tradition ancienne, celle de la doctrine dite de la « double vérité ». En affirmant les droits de la raison par rapport à la foi, Averroès (pour les Latins, les Arabes l’appellent Ibn Rushd) est réputé avoir inventé une doctrine de la double vérité, une vérité de la foi pour le vulgaire et une vérité de la raison pour le philosophe qui en pourrait être distincte, voire opposée. Cette doctrine sera condamnée par Tempier, l’évêque de Paris. Averroès n’a pas soutenu la doctrine qu’on lui prête. « La vérité ne peut pas être contraire à la vérité » dit-il, voulant souligner que l’examen rationnel des étants (la connaissance des choses de la nature) ne peut contredire le Texte révélé (voir Discours décisif, §18). La pensée d’Averroès passera en Europe, et cet averroïsme va être un des foyers où puiseront tous les penseurs qu’on classera comme « hérétiques », voire « athées ». Ainsi, en séparant foi et raison, Montaigne pourrait sembler aller du côté de cette pseudo « double vérité » et se faire ainsi, par son scepticisme, le fourrier des « libertins ».
Pour Descartes, il ne s’agit pas de mettre en question les vérités de la foi, mais au contraire de montrer qu’elles peuvent l’objet d’un certitude rationnelle indiscutable. Dans le Dom Juan de Molière, Sganarelle interroge son maître :
« SGANARELLE : (…) qu'est-ce [donc] que vous croyez ? – D.JUAN : Ce que je croy ? – SGANARELLE. Oüy. – D. JUAN. :  Je croy que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et  que quatre et quatre sont huit. – SGANARELLE. : La belle croyance [et les beaux articles de foi] que voila ; vostre religion, à ce que je vois, est donc l'aritmetique ; il  faut avoüer qu'il se met d'étranges folies dans la teste des  hommes, et que pour avoir bien estudié on en est bien moins  sage le plus souvent ; »
Il s’agit de répondre à ces « étranges folies » et montrer que non seulement l’existence de Dieu est aussi certaine que « deux et deux sont quatre » mais encore c’est seulement l’existence de Dieu qui garantit la vérité des mathématiques. Ici la critique de la croyance va donc prendre le chemin de la recherche d’une certitude rationnelle quant aux vérités de la religion. La religion de Descartes n’est pas l’arithmétique. Cependant, dans les « longues chaînes de raison » des mathématiques, il va trouver le modèle de la vérité.

C.   Clarté et évidence contre croyance

Le point de départ de Descartes est la remise en cause de ces opinions fausses ou mal assurées qu’on tient habituellement pour vraies : « il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j'avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. » (Méditation première). Il s’agit de « détruire généralement toutes mes anciennes opinions. » Il est cependant des croyances et opinions qui ne doivent pas être détruites, celles qui relèvent de la morale par provision que Descartes adopte tant que l’ensemble de son entreprise de reconstruction ne sera pas menée à bien. Parmi les maximes de cette morale par provision, « La première était d'obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m'a fait la grâce d'être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l'excès qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j’aurais à vivre. » (Discours de la méthode, iiie partie)
La destruction des anciennes opinions n’a pas pour but de faire place à de nouvelles opinions. Il faut déterminer quelles idées peuvent être tenues pour certaines, c'est-à-dire lesquelles sont claires et distinctes pour être tenues évidemment vraies. Clarté, distinction, évidence, voilà les marques indubitables de la vérité et de la conduite réglée de son esprit. La première des règles de la méthode est de « ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle. » (Discours, iie partie) Notre esprit ne peut atteindre, dit encore Descartes, une connaissance « certaine et indubitable » que des objets « dont nous pouvons avoir une intuition claire et évident, ou ce que nous pouvons déduire avec certitude. » (Règles pour la direction de l’esprit, iii) A régime de la croyance, il s’agit donc de substituer le régime de l’intuition et de la déduction. Encore faut-il préciser que l’intuition est première, puisque la déduction ne peut jamais qu’établir des rapports déterminés entre des intuitions.
Pour Aristote, la science est d’abord déductive. Est scientifique ce qui procède par syllogismes. Là où les syllogismes ne peuvent être mis en œuvre, on en est réduit aux conjectures, aux raisonnements sur les choses seulement probables et à la recherche d’une opinion droite. Pour Descartes, au contraire, les procédés propres à la démarche scientifique sont seconds, ils ne fondent pas la vérité, ils viennent après l’intuition des vérités premières. C’est pourquoi il affirme « qu’il y a des notions d’elles-mêmes si claires qu’on les obscurcit en les voulant définir à la façon de l’école. » (Principes de la philosophie, I, §10)

D.   La preuve de l’existence de Dieu

La première vérité, donc, est le cogito. « Nonobstant toutes les plus extravagantes suppositions, nous ne saurions nous empêcher de croire que cette conclusion : je pense donc je suis, ne soit vraie et par conséquent la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre. » (Principes,I, §7) La certitude de mon existence en tant que « chose pensante » est indubitable ; quand bien même je m’efforcerais de croire le contraire, je ne le pourrais point. Il est impossible de dire : « je crois que je suis ». Le « je suis » n’est pas l’objet d’une croyance, il est la condition de toute croyance, car pour croire il faut déjà penser et pour qu’il y a ait du penser, il faut un sujet qui pense.
De cette première vérité, Descartes passe à la preuve de l’existence de Dieu. L’idée même de fournir une « preuve de l’existence de Dieu » pose un sérieux problème du point de vue théologique. Si la raison naturelle correcte comprise pouvait fournir une telle preuve, d’une part elle serait accessible à tous les hommes – puisque le bon sens et la chose la mieux partagée du monde – et les conflits religieux disparaîtraient. Mais, du même coup, la religion en tant que telle disparaîtrait. La révélation deviendrait inutile et même contraire au véritable amour de Dieu qui ne pourrait plus résider dans les formes extérieures de la croyance, mais uniquement dans la recherche rationnelle de la vérité !

II.   De la critique anti-religieuse au rationalisme

A.   Le retour au matérialisme antique

Il y a une deuxième source pour la critique rationaliste de la croyance, celle du filon matérialiste et, sinon toujours athée, du moins anti-religieux qui remonte aux épicuriens. Pour Épicure, une des premières tâches de la philosophie est de chasser les vaines craintes que font naître les conceptions erronées de la nature des Dieux. L’explication rationnelle des phénomènes naturels, c'est-à-dire l’explication qui ne fait intervenir que des causes naturelles, a cette fonction pharmaceutique à l’égard de la santé de l’âme. Épicure ajoute que peu importe qu’il y ait de multiples explications, l’essentiel est qu’il y en ait au moins une ! Lucrèce radicalise le propos épicurien et accentue le caractère anti-religieux de ses positions. La dénonciation est virulente des maux qu’engendrent la crainte des dieux et toutes les croyances impies qu’elle fait naître : « c’est le plus souvent la religion elle-même qui enfanta des actes impies et criminels. » (De rerum natura, livre I, 84) Et après avoir cité l’exemple fameux du meurtre d’Iphigénie, Lucrèce conclut : « Tant la religion put conseiller tant de crimes ! » (101). C’est pourquoi il faut substituer à ces croyances une connaissance exacte de la raison des phénomènes aussi bien « d’en haut »  que de ceux qui affectent l’âme. Ainsi, la véritable piété « c’est plutôt pouvoir tout regarder d’un esprit que rien ne trouble. » (De rerum natura, livre V, 1200)
Le renouveau de l’atomisme à la Renaissance donne à ce courant toute sa force. Pierre Gassendi réhabilite Épicure, la physique atomiste tout autant que la morale du penseur du Jardin qui deviendra, avec Spinoza, le modèle même de l’« athée vertueux ». Mais ce retour aux Anciens se fait dans le contexte du développement de la science moderne qui semble faire de ces antiques auteurs des précurseurs de l’esprit nouveau. Lange, l’historien allemand du matérialisme, explique la naissance simultanée de la science de la nature et de la philosophie : « Les premiers essais tentés pour (…) pour acquérir une vue systématique du monde et pour échapper aux illusions ordinaires des sens, conduisent directement dans le domaine de la philosophie ; et, parmi ces premiers essais, le matérialisme a déjà sa place. » Selon Lange, les philosophies de la nature antiques sont les premières expressions d’un combat qui s’engage entre la philosophie et la religion. Et dans ce combat les atomistes tiennent une place centrale.
Alors que les autres théories avancées par les philosophes grecs anciens sont irrémédiablement obsolètes, il n’en va pas de même des théories atomistes. Dès ses débuts, la science moderne est confrontée à nouveau à l’atomisme. Il est réhabilité philosophiquement par Gassendi, mais encore la chimie moderne qui va lui redonner ses titres de gloire. On peut, certes, opposer l’atomisme ancien à la physique « atomique » moderne. Les mots « atome » et « vide » n’y ont plus le même sens. Mais que l’élément dernier soit non pas l’atome des chimistes mais le « quark » ou le quantum d’énergie ne change pas grand chose : nous avons une conception unifiée et discontinuiste de la matière.
L’atomisme pose ainsi des questions philosophiques fondamentales non seulement concernant la constitution ultime de l’univers mais aussi concernant l’essence même de la pensée scientifique. Et c’est la raison pour laquelle il est dans toute l’époque moderne l’objet d’une reprise constante par les toutes philosophies matérialistes et hostiles aux croyances religieuses.

B.   Les libertins et la tradition anti-religieuse

Mais c’est aussi est surtout tout le vaste courant de la littérature clandestine – les « libertins » au sens du xviie siècle – qui nourrira cette critique de la croyance au nom d’une raison libérée de toute soumission aux dogmes religieux et au culte des philosophes du passé. Les libertins ne sont pas tous athées, ils admettent souvent le rôle social et politique de l’Église et les rituels qu’elle impose. Mais ils en revendiquent le libre examen pour eux-mêmes, tout comme ils revendiquent dans le domaine des mœurs et de la conduite de sa propre vie l’autonomie du jugement. Cyrano de Bergerac dans Les États et Empires de la Lune, ne reprend pas seulement l’hypothèse impie de la pluralité des mondes – un thème qui, avec d’autres, avait valu à Giordano Bruno le courroux de l’Église – mais aussi et surtout il utilise la fiction d’un monde radicalement différent pour mettre en question les mœurs et les institutions humaines. Ramenées à leur relativité dans le temps et dans l’espace, elles ne peuvent se prévaloir d’aucune justification transcendante et doivent reconnaître leur caractère purement contingent.
Ces « libertins » sont suffisamment importants et suffisamment influents pour que Pascal en fasse ses interlocuteurs. Car l’attitude distanciée qu’ils adoptent vis-à-vis de la religion conduit évidemment une philosophie plus nettement anti-chrétienne. De toute ces littératures qui commencera à être véritablement éditée dans le courant du xviiie siècle.
Benoît de Maillet s’emploie à réfuter la croyance en l’immortalité de l’âme. Contre Descartes, certains de ces auteurs réfutent la théorie dualiste séparant comme deux substances radicalement hétérogènes l’âme et le corps. En comparant les « sentiments des bêtes » à ceux des animaux et en soutenant que les bêtes pensent, ces auteurs ouvrent la voie à une étude matérialiste de l’homme qui tentera de mettre entre parenthèses tous les croyances religieuses concernant l’immortalité de l’âme.
Le texte le plus connu de cette littérature est le fameux Traité des trois imposteurs : les trois imposteurs sont les trois grands prophètes, Moïse, Jésus et Mahomet et le traité semble souvent démarqué de Spinoza Il fut d’ailleurs publié pour la première fois à Rotterdam avec le « surtitre », « L’esprit de Spinosa »). Ce Traité réfute comme superstitieuses les trois grandes religions monothéistes et ridiculise les images qu’elles se font de Dieu.

C.   Spinoza et le spinozisme

Spinoza se situe aux confluents de la tradition rationaliste cartésienne – son premier livre est un exposé, très libre, consacré à la philosophie de Descartes – et de cette philosophie critique plus ou moins souterraine. Spinoza reprend la distinction platonicienne des genres de connaissance mais lui fait subir une transformation radicale. Il distingue les connaissances du premier genre qui procèdent de la connaissance par image ou par les paroles des autres (opinion) des connaissances du second genre (connaissance des relations entre les choses naturelles) et de celles du troisième genre (connaissance des choses singulières en elles-mêmes). Les connaissances du premier genre sont, d’une manière ou d’une autre, des croyances et non des connaissances adéquates. Elle procèdent de l’imagination.
Pour Spinoza, l’imagination n’est pas en elle-même « maîtresse d’erreur ». La faculté que nous avons de nous représenter les choses absentes est une puissance de l’esprit humain et « les imaginations de l’esprit, considérées en soi, ne contiennent pas d’erreur ». Donc, « l’esprit, s’il se trompe, ce n’est pas parce qu’il imagine ; mais c’est seulement en tant qu’on le considère manquer d’une idée  qui exclue l’existence de ces choses qu’il imagine avoir en sa présence. » (Éthique, II, P. xvii, scolie)
Le mécanisme de l’imagination permet de comprend ce qu’est la mémoire et comment se forment au hasard des circonstances les associations d’idées. L’enchaînement des idées dans la mémoire se fait non selon l’ordre de production des choses mais « suivant l’ordre et l’enchaînement des affections du corps humain ». C’est pourquoi nous allons si facilement d’une pensée à une autre sans qu’il y ait un ordre rationnel entre ces pensées : « un soldat, par ex., voyant dans le sable des traces de cheval tombera aussitôt de la pensée du cheval dans la pensée du cavalier, et de là dans la pensée de la guerre, etc. Tandis qu’un paysan tombera de la pensée du cheval dans celle de la charrue, du champ, etc., et ainsi chacun, de la manière qu’il a accoutumé de joindre et d’enchaîner les images des choses, tombera d’une pensée dans telle ou telle autre. » (Éthique, II, P. xviii, scolie)
C’est bien ce processus de formation des idées au hasard des affections du corps qui permet de comprendre les mécanismes de la croyance religieuse. On en trouve chez Spinoza plusieurs analyses. Dans l’appendice de la partie I de l’Éthique, Spinoza soutient que tous les préjugés ont un noyau commun qui est la croyance aux « causes finales » ; si l'homme tombe dans le préjugé consistant à prêter à la nature des causes finales, c'est une conséquence du fait qu’il est mû par un appétit par lequel il se conserve lui-même et qui s’appelle désir quand il est conscient. Mais ce désir se fixe imaginairement faute d’une connaissance adéquate de la nature humaine. Spinoza expose ainsi ce processus : Les hommes naissent sans connaissance des causes mais seulement avec la conscience de leurs appétits. L'ignorance des causes fait qu'ils croient être libres. Mais comme ils agissent toujours en vue d'une fin dont ils ont conscience, ils ont donc tendance à supposer partout des causes finales, tendance renforcée par le fait qu'ils se connaissent mieux eux-mêmes qu'ils ne connaissent les autres êtres et projettent donc leur propre complexion sur les autres êtres.
C'est cette combinaison de méconnaissance des causes réelles et de conscience des fins de ce qui nous meut qui est, selon Spinoza l'explication des préjugés les plus courants des hommes. Le premier de ces préjugés est celui de notre propre liberté : « les hommes se figurent être libres, parce qu'ils ont conscience de leurs volitions et de leur appétit et ne pensent pas, même en rêve, aux causes par lesquelles ils sont disposés à appéter et à vouloir, n'en ayant aucune connaissance ».
Spinoza ne fait que suivre Galilée et Descartes dans le refus de l’explication de la nature par les causes finales, mais il va jusqu'à la racine de la croyance finaliste en montrant le mécanisme de génération de l'illusion dans la nature humaine elle-même. De là il peut montrer comment les hommes sont amenés à extrapoler à l'ensemble de la nature ce dont ils ont conscience à propos de leurs propres actions puisque, d'une part, ils jugent « nécessairement de la complexion d'autrui par la leur », d'autre part, ils interprètent tout ce qu'ils trouvent dans la nature et qui leur est utile comme était fait exprès pour eux, « comme des moyens à leur usage ». Tout d'abord, donc, c'est le mode de raisonnement par analogie superficielle, dont l'impuissance est montrée ici et qui conduit à l'erreur. Ensuite, Spinoza expose les conséquences absurdes de ce mode de raisonnement qui consiste à considérer la création tout entière comme destinée aux usages des hommes, et de là il expose une véritable genèse des diverses formes de croyance (animisme, polythéisme).
On trouve dans le Traité théologico-politique une explication quelque peu différente de la croyance religieuse : les hommes sont portés à croire n’importe quoi, c'est-à-dire à la superstition, parce qu’ils ne peuvent « régler toutes leurs affaires suivant un avis arrêté » et « flottent misérablement entre l’espoir et la crainte. » (Préface) Les désirs insensés engendrent le délire et « la cause qui engendre, conserve et alimente la superstition est la crainte. » C’est ce mécanisme qu’exploitent ceux qui veulent gouverner la multitude comme ceux qui veulent l’amener à suivre les préceptes de la religion : « pour gouverner la multitude, il n’est rien de plus efficace que la superstition ». Les prophètes ont utilisé eux aussi ces procédés de fixation imaginaire des espoirs et des craintes pour amener la multitude à suivre les préceptes utiles pour le bien commun. Au mieux donc, les religions traditionnelles peuvent amener les hommes à se bien conduire en frappant leur imagination.
En conclusion, si on peut considérer la philosophie de Spinoza comme une certaine forme du cartésianisme, elle retrouve va rencontrer la tradition des écrivains « libertins » et apparaîtra bientôt comme le prototype même du rationalisme anti-religieux qui va se déployer au cours du xviiie siècle.

III. Du rationalisme classique aux Lumières

Le critique rationaliste de la croyance trouve son prolongement et son épanouissement dans la philosophie des Lumières. La prise de distance à l’égard des dogmes de la religion révélée conduit à des attitudes variées allant du déisme à l’athéisme en passant par la théologie naturelle. Mais au-delà des prises de position métaphysiques concernant Dieu, les Lumières partagent une hostilité avouée au cléricalisme et à la superstition qui lui semble liée. Les croyances du passé doivent être balayées pour laisser place en toutes choses à la lumière de la raison. La science née avec Galilée avait déjà exilé Dieu hors de l’univers. Il va s’agir de traiter de la vie et des affaires humaines comme s’il était question de choses naturelles et tenter d’y appliquer les méthodes qui ont si bien réussi à Newton.

A.   Le matérialisme français

La considération de la nature sans adjonction extérieure : c’est cela qui caractérise le matérialisme français des Lumières, la philosophie de ceux que leurs adversaires désigneront comme « la clique holbachique » puisque le salon du baron d’Holbach leur servira de point de ralliement. Helvétius avec De l’esprit écrit l’une des œuvres majeures de cette philosophie matérialiste. Toute pensée est jugement, en dernière analyse, et tout jugement se ramène à une sensation. Ainsi est ouverte la voie à une conception qui fait de l’esprit non pas une « substance » plus ou moins mystérieuse mais un effet de la constitution physique de l’homme. Helvétius en tire les conséquences politiques et morale. La vertu n’est pas autre chose que la recherche du bonheur et ce dernier est ancré dans les « plaisir physiques qui sont les seuls véritables plaisirs ». C’est pourquoi les individus sont mus par la recherche de leur intérêt propre et que la politique n’est que l’art d’accorder au mieux ces intérêts pour le plus grand bonheur possible. De l’esprit est une des premières grandes œuvres de l’utilitarisme moderne.
Bien qu’il soit très critique à l’égard de la morale utilitariste, Diderot est le représentant le plus subtil de ce matérialisme français. Il commence par la critique de la religion – dans les Pensées philosophiques  et surtout l’Addition aux pensées philosophiques, franchement athée. « Les doutes en matière de religion, loin d’être des actes d’impiété, doivent être regardés comme des bonnes œuvres », affirme-t-il au débit de l’Addition. La raison, en effet, est incompatible avec la foi : « 5. Si la raison est un don du ciel, et que l’on en puisse dire autant de la foi, le ciel nous a fait deux présents incompatibles et contradictoires. 6. Pour lever cette difficulté, il faut dire que la foi est un principe chimérique et qui n’existe point dans la nature. » De la critique de la foi, Diderot passera à une construction théorique ambitieuse. Loin de se contenter du scepticisme éclairé de son époque, il défend un matérialisme biologique, qui considère la nature tout entière comme matière vivante dont l’esprit n’est qu’une des propriétés émergentes.

B.   Kant : qu’est-ce que les Lumières ?

Il est frappant de constater l’unité d’inspiration des Lumières quelques profondes que puissent être leurs divergences quant aux questions métaphysiques les plus fondamentales. Que peut-il bien y avoir de commun entre la « clique holbachique » matérialiste, athée, utilitariste et prompte à rejeter toute transcendance et le pieux Kant, défenseur de l’idéalisme transcendantal et adversaire résolu de toute philosophie qui ferait du bonheur à la place du devoir le critère de l’action morale ? C’est Kant qui donne la réponse à cette question dans le petit opuscule intitulé Qu’est-ce que les Lumières ?
« Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières. » Car les Lumières sont la sortie de l’homme « hors de l’état de tutelle ». Une sortie difficile car il est facile et reposant de laisser les autres penser à sa place, d’avoir un livre ou un directeur de conscience à la place de l’entendement. Si cette démarche libératrice est difficile pour un individu isolé, il est cependant possible  « qu’un public s’éclaire lui-même », mais « pour ces Lumières il n’est rien requis d’autre que la liberté. » Une liberté qui doit pouvoir s’exercer dans tous les domaines, y compris en matière de religion.

Conclusion

En nous fixant l’objectif d’examiner la tradition rationaliste de critique de la croyance, nous nous sommes sans doute fixé un objectif difficile à atteindre car il n’y a pas une mais plusieurs traditions rationalistes, toutes prises entre le doute sceptique et la recherche d’une vérité rationnelle indubitable, entre matérialisme et idéalisme, entre relativisme morale et universalisme. Mais on ne peut s’empêcher d’admirer l’audace de tous ces penseurs, philosophes et savants, la liberté avec laquelle ils abordent toutes les questions qui tombent sous un entendement humain et le refus de tout dogmatisme. Si le scepticisme ébranle toutes les croyances, ils restent tous des sceptiques au sens premier : toutes choses doivent être soumises à l’examen de la raison.

Bibliographie

Averroès : Discours décisif, traduction Marc Geoffroy, GF-Flammarion, 1996
Montaigne : Apologie de Raymond Sebond, GF-Flammarion, 2001
Descartes : Discours de la méthode, GF-Flammarion, 2000
Spinoza : Éthique, édition bilingue, traduction de Bernard Pautrat, Seuil, 1988, réédition collection Points.
        Traité théologico-politique, PUF, traduction de P.F. Moreau, 1999
Diderot : Pensées philosophiques, éditions Mille et une nuits, 2001
        Le Rêve de d’Alembert, GF-Flammarion, 2002
Kant : Qu’est-ce que les Lumières ? GF-Flammarion, 1991, traduction J.F. Poirier et F. Proust.

Science et superstition


Science et superstition
Voici comment Littré définit la superstition : « Sentiment de vénération religieuse, fondé sur la crainte ou l'ignorance, par lequel on est souvent porté à se former de faux devoirs, à redouter des chimères, et à mettre sa confiance dans des choses impuissantes. » Mais immédiatement après, il cite Pascal qui distingue piété et superstition. La superstition, voilà la croyance indigne, la croyance qui témoigne que l’homme est encore dans les ténèbres, la croyance de l’autre en un mot. Mais au-delà cet usage disqualifiant, peut-on définir rigoureusement la superstition ? C’est-à-dire tracer une ligne claire entre les savoirs et les croyances fondées d’un côté et, de l’autre, les extravagances d’un esprit qui croit savoir là où il ne sait rien ?

I.    La ligne de démarcation

L’opposition science à la superstition est, pour l’essentiel, une opposition moderne, c’est-à-dire qu’elle est véritablement thématisée à partir du XVIIe siècle. Certes, les « vaines craintes » qu’il nous faut dissiper pour vivre heureux selon les préceptes épicuriens, sont des superstitions. Certes, Cicéron s’interroge sur la divination. Mais la critique systématique de la superstition ne prend son essor que bien plus tard, par exemple dans la critique protestante qui assimile les catholiques à des idolâtres ou des païens.

A.   Rationalisme contre superstition

Elle se déploie dans le rationalisme classique, singulièrement chez Malebranche et Spinoza, pour devenir un des thèmes majeurs de la philosophie des Lumières. Les superstitions sont du côté de l’obscurité des temps passés ; la science, c’est-à-dire la connaissance rationnelle de la nature, est du côté de la Lumière. C’est, de manière progressive et assez chaotique, une véritable ligne de démarcation qui est tracée entre ce qui appartient au savoir rationnel et ce que renvoie à l’imagination superstitieuse. Jusqu’à l’âge classique, l’étude de la nature se mêle aux croyances les plus extravagantes dans les puissances surnaturelles. Les fables sont tenues à l’égal d’un savoir certain. Bien que les alchimistes aient contribué à quelques découvertes scientifiques, ces découvertes sont faites presque par hasard et sur un fond de magie et d’imaginaire fantastique. Paradoxalement, en apparence, alors que le Moyen Âge est encore soumis au carcan de rationalité que lui imposent l’aristotélisme et la méfiance des autorités religieuses, la Renaissance sera le théâtre d’une véritable explosion superstitieuse. La Renaissance, ce sera aussi l’âge d’or, si on peut dire, de la chasse aux sorcières. Même là où naît la science moderne, elle est encore longtemps marquée par l’emprise de superstitions. Copernic était astronome mais aussi astrologue. Et le grand Newton lui-même pratiquait l’alchimie.
Ce sont les rationalistes, Descartes, Malebranche, Spinoza, Bayle, qui les premiers s’en prennent systématiquement à la superstition. C’est peut-être Spinoza qui est le plus radical dans la mesure où son discours contre la superstition est aussi et de manière très explicite une critique la religion, présentée pratiquement une forme de la pensée superstitieuse. Dans le prolongement du rationalisme classique, les philosophes des Lumières font de la dénonciation des superstitions un de thème leur combat mené au nom de la raison. Le projet des Lumières a un double sens : il s’agit, en premier lieu, de développer la connaissance rationnelle afin de faire reculer les « vaines craintes » qui sont associées aux superstitions et, en second lieu, de n’être plus soumis craintivement à la nature, mais la dominer par le moyen d’une technique rationnelle. Le recul de la superstition est considéré comme le préalable au progrès moral et au bonheur, parce que c’est la condition de la sortie de l’homme de minorité, pour reprendre l’expression de Kant dans Qu’est-ce que les Lumières.

B.   Définition et typologie des superstitions

Il semble très difficile de donner, de prime abord, une définition générale de la superstition. Des croyances classées aujourd’hui comme superstition étaient tenues hier pour des savoirs ne méritant aucune opprobre particulier. Étymologiquement, la superstition renvoie à la divination – et c’est pourquoi on classe comme pratiques superstitieuses toutes ces pratiques qui croient deviner dans les phénomènes naturels les signes de la volonté de Dieu ou du destin. C’est pourquoi la superstition désigne d’abord les prétentions connaître par signes le dessein divin ; c’est une perversion de la véritable religion, un excès de croyance qui se tourne contre la foi véritable.
En un deuxième sens, la superstition désigne les fausses religions pour ceux qui prétendent être les défenseurs de la « vraie foi ». Les chrétiens dénoncent comme superstitions les religions polythéistes. Les protestants critiquent les catholiques pour leurs superstitions (culte des saints et de la Vierge, croyance en la « présence réelle »  et non symbolique du Christ dans l’Eucharistie). Hegel attaque durement la religion catholique dont l’esprit est « rigoureusement contraire à l’esprit conscient de lui-même », une religion où, « dans l’hostie, c’est comme une chose extérieure que Dieu est présenté à l’adoration religieuse ». Dans le catholicisme, le rapport à Dieu est contraire à la liberté de l’esprit puisque le croyant reçoit « la direction du vouloir et de la conscience morale de l’extérieur » et le rapport à Dieu est toujours nécessite toujours la médiation d’un tiers, et n’est donc pas rapport de l’esprit à lui-même. Cette religion donc où la dévotion « s’adresse à des images miraculeuses, voire à des os » tient donc « l’esprit captif d’un être hors de soi en vertu duquel le concept de cet esprit est, au plus profond de lui-même méconnu et subverti, et droit, justice, bonnes mœurs et conscience morale, responsabilité et devoir sont gâtés dans leur racine. » (Encyclopédie des Sciences philosophiques en abrégé, §552.R)
En un troisième sens, la superstition désigne toutes les croyances irrationnelles concernant les présages, les possibilités d’action à distance par la pensée ou par la manipulation de symboles. L’astrologie, la chiromancie, les rites d’envoûtement et d’exorcisme, le fétichisme, etc., la liste de ces pseudos savoirs et pratiques irrationnelles est interminable. Les trois sens s’entremêlent souvent. Dans les Pensées diverses sur la comète, Bayle s’attaque aux trois aspects : les comètes ne sont pas des signes qu’il faudrait déchiffrer ; la véritable foi n’a rien à voir avec la superstition et les athées vertueux (Épicure, Spinoza) valent mieux que les croyants superstitieux ; la croyance dans la valeur divinatoire des comètes ne vaut pas mieux que les autres pratiques magiques.

II.  Une théorie de la superstition

Une fois la superstition définie, il en faut déterminer les causes, c’est-à-dire en donner une explication rationnelle – s’y refuser ce serait retourner, par un autre tour, à la superstition.

A.   Les explications courantes

L’explication la plus simple du phénomène superstitieux est de considérer la superstition comme un défaut de connaissance : les hommes ignorants inventent des solutions « superstitieuses », des puissances surnaturelles pour expliquer tous les phénomènes qui dépassent l’homme. Tout naturellement, ignorant des lois de la nature, ils rapportent ce qu’ils ne comprennent pas à ce qu’ils comprennent, c'est-à-dire à eux-mêmes et donc supposent derrière les phénomènes naturels des puissances analogues à la leur propre.
C’est aussi l’impuissance pratique qui est en cause : les croyances magiques visent à conjurer l’impuissance de l’homme face à la nature. Même quand on a des remèdes pour les maladies, par exemple, on ne sait pas pourquoi ils sont efficaces (les sciences sont d’abord purement empiriques). Donc, naturellement, on leur prête des vertus magiques et on croit pouvoir généraliser. Sur le plan l’origine des superstitions et l’origine de la religion semble être commune. Dans L’avenir d’une illusion, Freud rapporte la naissance des superstitions animistes et des idées religieuses à un prototype, la situation de dépendance infantile : le petit enfant terrorisé par la puissance adulte (celle du père singulièrement) et doit chercher à se protéger par l’amour de ce qu’il craint.

B.   La thèse de Spinoza

La théorie la plus complète et plus systématique de la superstition se trouve chez Spinoza (Éthique, appendice Partie1) : tous les préjugés ont un noyau commun qui est la croyance aux « causes finales » ; si l'homme tombe dans le préjugé consistant à prêter à la nature des causes finales, c'est une conséquence du fait qu'il est un être de désir. La croyance aux causes finales est ainsi une sorte de rationalisation de ce qui guide l'homme dans la réalisation de ses désirs. Mais cette croyance aux causes finales est la matrice de toutes les superstitions. Spinoza explique ainsi la genèse de cette croyance :
1° Les hommes naissent sans connaissance des causes mais seulement avec la conscience de leurs appétits. 2° L'ignorance des causes fait qu'ils croient être libres. 3° Les hommes agissent toujours en vue d'une fin. 4° Ils ont donc tendance à supposer partout des causes finales. 5° Cette tendance est renforcée par le fait qu'ils se connaissent mieux eux-mêmes qu'ils ne connaissent les autres êtres et projettent donc leur propre complexion sur les autres êtres.
Il y a là un enchaînement nécessaire et ces croyances ne découlent pas de quelque aberration accidentelle mais de la nature même des hommes, de la manière dont s’exprime la tendance à persévérer dans leur être. C'est cette combinaison de méconnaissance des causes réelles et de conscience des fins de ce qui nous meut qui est, selon Spinoza l'explication des préjugés les plus courants des hommes.
Le dernier moment du raisonnement vise à expliciter comment les hommes sont amenés à extrapoler à l'ensemble de la nature ce dont ils ont conscience à propos de leurs propres actions puisque, d'une part, ils jugent « nécessairement de la complexion d'autrui par la leur », d'autre part, ils interprètent tout ce qu'ils trouvent dans la nature et qui leur est utile comme était fait exprès pour eux, « comme des moyens à leur usage ». Tout d'abord, donc, c'est le mode de raisonnement par analogie superficielle, dont l'impuissance est montrée ici et qui conduit à l'erreur ; ce mode de raisonnement correspond à ce que Spinoza appelle dans le Traité de la réforme de l'entendement, la connaissance du deuxième genre, définie ainsi : « il y a une perception acquise par expérience vague, c'est-à-dire par une expérience qui n'est pas déterminée par l'entendement; ainsi nommée seulement parce que, s'étant fortuitement offerte et n'ayant été contredite par aucune autre, elle est demeurée comme inébranlée en nous. »
La superstition n’est donc pas simplement erreur. Elle s’appuie sur les affects : désirs et craintes nous portent à accorder crédit aux fruits de l’imagination.

III.Puissance et impuissance de la science face aux superstitions

S’il est un point commun aux philosophes des Lumières, c’est bien cette idée que le progrès des sciences (le progrès des Lumières) et leur diffusion viendra à bout des superstitions. Et puisque la tyrannie et les autres maux publics vont de pair avec les superstitions, leur disparition, la lutte contre les superstitions s’identifie au progrès en général. Voyons dans quelle mesure ce programme peut être réalisé.

A.   La science s’attaque à la superstition :

Théoriquement, la science s’oppose à la superstition ; depuis les premiers essais de philosophie naturelle chez les Grecs, on cherche à passer du mythe à l’explication rationnelle. Si la superstition s’enracine dans l’ignorance des causes réelles, le progrès de la connaissance scientifique devrait presque mécaniquement faire reculer les croyances superstitieuses.
Pratiquement, par la maîtrise qu’elle donne sur le monde, la science permet de sortir de la situation de « dépendance infantile » de l’humanité. À la place de la divination, on a la prédiction scientifique basée sur la connaissance des lois de l’enchaînement des phénomènes. Et de la prédiction on passe à la maîtrise technique. Les applications de la science montrent en pratique la supériorité de connaissance scientifique sur les pratiques magiques ou les superstitions.
Le programme des Lumières n’était pas absurde et, en partie, il a réussi. La scientificité est la valeur dominante et la superstitions épinglées comme telles et connotées négativement.

B.   Impuissance de la science face à la superstition

En dépit de leur discrédit, les superstitions restent cependant très répandues. Sous une forme directe (croyances, pratiques magiques) ; sous une forme « grand public » (horoscopes, voyantes, etc.) ; ou sous des formes plus « raffinées ». Des préjugés anciens comme les superstitions liées au sang, par exemple, (la « pureté du sang » dans laquelle s’alimente toutes les formes de racisme) ont retrouvé une vigueur tragique.  Beaucoup de croyances pré-scientifiques semblent indéracinables, en dépit des progrès scientifiques.
Comment expliquer cette situation ?
Par des raisons de fait, d’abord : Le progrès des sciences ne touche pas tout le monde. Ce qui est répandu, c’est le progrès technique. Ainsi, il y a une sorte de caractère « magique » des objets de notre vie dont le fonctionnement nous reste opaque (exemple : l’ordinateur). En outre, de la science, de nous ne connaissons que les résultats et non les causes. C’est l’imagination qui est frappée et non la raison. Des causes socio-psychologiques permanentes expliquent également la permanence de la pensée superstitieuse : le besoin de croire, d’espérer des miracles, est très fort quand on est impuissant face au cours de l’histoire.
Des raisons plus fondamentales tenant à la nature de l’esprit humain doivent cependant être élucidées. La vie sociale apparaît comme essentiellement opaque : dans l’économie les hommes sont considérés comme des choses et les choses (l’argent par exemple) semblent dotées d’une puissance vivante.  On transpose à la nature la connaissance immédiate de la vie sociale. La science spontanée, c’est d’appliquer à la nature ce que nous croyons savoir des relations entre les hommes ou de notre propre psychologie. On retrouve l’analyse spinoziste.
Même les sciences continuent de recourir aux causes finales. Le finalisme tisse notre mode de penser dans la compréhension du vivant (« Le caméléon change de couleur pour se protéger »). Richard Dawkins, le célèbre auteur de Le gène égoïste, condamne sans ambiguïté les conceptions téléologiques de la nature … pour mieux tomber dedans à pieds joints : toute son explication du vivant par de l’idée qu’il existent des unités élémentaires du vivant, les gènes, dotés d’une finalité (se multiplier) et utilisant à cette fin des stratégies.
L’impuissance de la science face à la superstition s’explique aussi parce qu’elles ne se situent pas sur le même terrain. La science est l’œuvre de la raison et de l’entendement, alors que la racine la plus profonde de la superstition est affective (les craintes et les espoirs). Spinoza le dit : « Rien de ce qu’a de positif une idée fausse n’est supprimé par la présence du vrai en tant que vrai. » (Éthique IV, proposition I) Seul un affect peut combattre un autre affect. La raison ne peut rien contre la passion superstitieuse ! Il suffit de penser à l’impuissance des arguments scientifiques contre le racisme pour s’en rendre compte.

C.   Superstition et scientisme

Enfin la science elle-même peut être à l’origine de nouvelles superstitions. Elle va souvent contre nos idées les plus spontanées. Elle est donc, pour l’esprit insuffisamment instruit, une nouvelle forme de pensée magique. Les « impostures intellectuelles » dénoncées par le physicien Alan Sokal et son collègue Jean-Bricmont sont typiques de cette utilisation irrationnelle de la science.
Les applications de la science semblent nous menacer. Le problème de la soi-disant technoscience qui confond le savoir rationnel avec son instrumentalisation à des fins douteuses nourrit une réaction contre l’esprit scientifique. Ajoutons que les promesses imprudentes de la science, qui ne peuvent être tenues, nourrissent la suspicion à son endroit. On prend souvent un programme de travail pour une théorie achevée. On gomme les difficultés des théories scientifiques et on prétend qu’on est certain alors qu’on a qu’une hypothèse, parmi d’autres à tester.
On tiendrait ici quelques-unes uns des raisons qui expliquent que les superstitions ne sont pas propres aux esprits incultes, mais sont très largement partagées par les individus disposant d’un niveau d’instruction supérieur.

Bibliographie

Malebranche : La recherche de la vérité, in Œuvres I, Gallimard, La Pléiade.
Spinoza : Éthique, version latine et traduction de Bernard Pautrat. Seuil. Collection « Points »
-- Lettres à Hugo Boxel, éditions Mille et une nuits.
Pierre Bayle : Pensées diverses sur la comète, Société des textes français modernes

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...