mardi 1 juillet 2003

Christopher LASCH : Le seul et vrai paradis.

Une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques. Climats, 2002, traduit et présenté par Frédéric Joly. 512 pages

Les précédents ouvrages de Christopher Lasch traduits en français, La culture du narcissisme et La révolte de ses élites, nous ont permis de découvrir une pensée originale, plutôt inclassable au regard des typologies traditionnelles ou des critères politiques. Lasch, formé à gauche, dans une ambiance marxiste corrigée par les philosophes de l’école de Francfort, maintient vivante l’idée de « théorie critique » qui fut propre à ce courant de pensée … du temps de sa splendeur. Disparu en 1994, Lasch commence à être connu en France, grâce, notamment, aux éditions Climats et à l’action de Jean-Claude Michéa qui trouve en lui un compagnon intellectuel, dont il partage les références à George Orwell et à la notion de «société décente» et la critique des philosophies de l’histoire et de l’idéologie du progrès.

C’est, en effet, de l’idéologie du progrès qu’il est question dans Le seul et vrai paradis, publié aux États-Unis en 1991. On dira que la critique du progrès n’a rien de très originale : les critiques de type « écologiste » (Ellul, Jonas ou les heideggériens) sont bien connues et dominent largement le débat public aujourd’hui. La Dialectique de la raison de Adorno et Horkheimer avait exploré brillamment le terrain sur le plan philosophique[1]. On pourrait, dans le même ordre d’idée et dans une inspiration de type philosophie analytique, citer le livre de von Wright, Le mythe du progrès.[2] Cependant, l’analyse de Lasch est originale à bien des égards. De l’école de Francfort, Lasch a appris l’importance d’une théorie de la culture et la nécessité de ne pas couper l’analyse psychologique de la compréhension des phénomènes sociaux. À l’inverse des critiques écologistes du progrès, Lasch ne s’intéresse pas à la critique de la technique qui lui semble visiblement sans intérêt, et il se concentre sur les questions de philosophie politique et d’auto-représentation de la société (ce qu’on pourrait encore appeler une analyse critique des idéologies). Au total donc, le travail de Lasch ne trouve pas place dans les cases déjà toutes prêtes où l’on voudrait le ranger.
On peut résumer l’argument de Le seul et vrai paradis en trois étapes qui forment trois thèses :
(1) L’idéologie du progrès est à bout de souffle et ne peut que montrer ses contradictions.
(2) Les revendications sociales et émancipatrices des classes populaires ne coïncident pas nécessairement avec le « sens de l’histoire » réclamé par l’idéologie du progrès.
(3) La haine de la gauche contre le populisme n’a aucun fondement ; au contraire, le populisme est presque le seul mouvement qui défende l’idée d’une société décente.
La première partie consiste à exhiber les contradictions de l’idéologie du progrès. Du reste, il le note, « l’inflation rhétorique autour du progrès (…) touche à sa fin » (p.154). Travaillant d’abord en philosophe, Lasch introduit ici des distinctions conceptuelles opératoires. Alors que les tenants du progrès y voient un remède contre le désespoir, Lasch montre que le progrès et l’espoir sont deux concepts différents et, à certains égards, presque opposés. Pour comprendre ce premier point, il faut renoncer à l’idée trop répandue qui présente le progrès comme une religion séculière, née dans le prolongement de l’eschatologie chrétienne. Lasch ne nie pas que le judaïsme et le christianisme aient encouragé un intérêt pour l’histoire qu’on ne peut pas trouver dans la Grèce ancienne. Mais « ni l’attitude juive ni la chrétienne, bien qu’elles sauvaient l’histoire du hasard, n’impliquaient une croyance dans l’innovation progressiste, ni ne se montraient proches des grossières célébrations de la destinée raciale et nationale qui accompagnent si souvent les idéologies progressistes dans le monde moderne. » (p.45) Ce qui distingue clairement l’idéologie du progrès, c’est qu’elle n’attend pas un accomplissement de l’histoire mais simplement « un solide progrès sans aucun terme prévisible » (p.46). De ce point de vue, bien que Lasch ne fasse pas là-dessus la clarté nécessaire, on trouvera là une des différences essentielles entre le marxisme et le progressisme libéral – dont il note par ailleurs la profonde parenté. Le marxisme, comme le christianisme, est bien un eschatologie, le communisme étant le nom générique désignant les finalités ultimes de la communauté humaine. Au contraire, le progressisme ne présuppose aucun arrêt, aucune finalité, mais un mouvement illimité. Ce qui stimule ce progrès, c’est le progrès matériel et l’innovation technique. En dépit de ses réticences – souvent tues par les thuriféraires libéraux – Smith ne croit pas possible de résister au mouvement que fait naître l’aspiration à l’abondance. Cependant les faits ne tardent pas à démentir l’optimisme des progressistes. On doit bien constater que la croissance de la richesse s’accompagne de celle de la pauvreté et que les idéaux de la liberté individuelle se transforment en un idéal de la croissance illimitée des désirs et de la consommation et l’esprit civique cède la place à la préoccupation exclusive de la jouissance privée.
Quand les progressistes affirment que l’idée de progrès est nécessaire pour stimuler les ardeurs des individus, Lasch note qu’au contraire que « l’idéologie progressiste mine l’esprit de sacrifice. Elle ne nous donne pas non plus un antidote efficace au désespoir, alors même qu’elle doit une partie substantielle de son attrait résiduel à la crainte que sa disparition nous laisse entièrement dans le désespoir. » (p.77) L’espérance sans l’optimisme, telle est l’attitude morale que Lasch défend – il en donne un exemple passionnant quand il analyse le mouvement de Martin Luther King (p.353 sq.)
Seconde distinction conceptuelle qui révèle les antinomies du progrès, celle de la mémoire et de la nostalgie. Lasch remarque ainsi : « Si un étrange effet de l’idée de progrès est d’affaiblir la tendance à formuler des réserves intelligentes au sujet du futur, la nostalgie, sa jumelle idéologique, sape la capacité à faire un usage intelligent du passé. » (p.78) Pourquoi la nostalgie est-elle la « jumelle idéologique » du progrès ? Il y a cela au moins deux raisons.
La première est que celui qui est habitué aux louanges du progrès, la seule alternative ne peut-être que louanges d’un passé idéalisé. La nostalgie apparaît donc comme le symétrique obligé de la croyance aveugle aux « lendemains qui chantent ».
La deuxième raison réside dans la nature même de la nostalgie, souvenir des temps heureux, regret du paradis perdu, mal du pays qu’on a quitté. Si l’histoire est conçue comme un développement à la fois progressif et nécessaire, son modèle est celui de la croissance de l’individu et le passé apparaît nécessairement comme l’enfance. Mais si l’enfance est charmante, elle est aussi un état dont il faut sortir. Le couple nostalgie/progrès oppose ainsi un passé sans histoire, pétrifié, au présent dynamique, la simplicité à la complexité. Mais en même temps cette opposition institue une muraille entre le présent et le passé. Au contraire la mémoire ne s’inquiète pas de la perte du passé, si typique de la nostalgie, mais au contraire de la « dette permanente » à son égard. « Il arrive que la mémoire idéalise le passé, mais pas pour condamner le présent. Elle tire espoir et réconfort du passé afin d’enrichir le présent, et de faire face avec courage à ce qui nous attend. » (ibid.) Lasch montre en détail comment dans la formation de la mentalité progressiste américaine la nostalgie de l’enfance a joué un rôle décisif – les États-Unis ne sont-ils pas la nation dans encore dans l’enfance ?
Troisième topique des pensées du progrès, l’opposition entre communauté et société, pensée d’abord par la tradition sociologique (Tönnies, par exemple), permet de concevoir l’histoire comme un processus graduel dans lequel on passe du particulier à l’universel, du sentiment et du préjugé à la raison et la liberté. Le passage de la communauté à la société ne va pas sans regrets du passé (la communauté apporte la sécurité à l’individu), ni sans craintes (la « cage d’acier » du monde moderne selon Weber) : il y a bien une ambivalence morale de la pensée sociologique. Mais ce passage est cependant conçu comme inévitable. Ce processus a un nom dans la tradition sociologique aussi bien qu’économique : modernisation. Ici encore, comme le montre Lasch, le progressisme de Marx ne le cède en rien à celui des hérauts du capitalisme libéral. La « modernisation » telle qu’elle est décrite par l’économiste Walt Rostow et qui se veut une réponse au marxisme – Rostow présente clairement son ouvrage comme une contribution à la lutte anti-communiste – n’est cependant qu’une reprise sous une autre forme du nécessitarisme économique qui caractérise le marxisme standard. Lasch montre que cette façon de voir ne permet absolument pas de comprendre les conflits auxquels sont confrontées nos sociétés. « Il devrait désormais être évident que le concept de modernisation ne nous renseigne pas plus sur l’histoire de l’Occident que sur celle du reste du monde. Plus nous en apprenons au sujet de cette histoire, plus le développement du capitalisme industriel en Occident paraît avoir été le produit d’une conjonction unique de circonstances, le résultat d’une histoire particulière qui ne donne l’impression d’avoir inévitable qu’a posteriori, ayant largement été déterminée par la défaite de groupes sociaux opposés à la production à grande échelle, et par l’élimination des programmes concurrents de développement économique. » (p.150) Évidemment on pourrait demander à l’auteur comme il explique cette défaite de ces groupes sociaux et l’élimination de ces projets différents. Il reste la pertinence de l’insistance sur la contingence du développement historique et l’exceptionnalisme occidental – des thèmes qu’on retrouve chez quelqu’un comme Immanuel Wallerstein.
La racine de la critique du progrès selon Lasch réside dans l’affirmation qu’il n’y a pas équivalence et peut-être pas compatibilité entre le progrès, tel qu’il est couramment défendu dans la pensée libérale aussi bien que marxiste, et la liberté. Lasch centre son analyse sur les mouvements de protestation anti-capitalistes qui ne s’inscrivent pas dans la perspective socialiste progressiste, ces mouvements dédaigneusement qualifiés de petits-bourgeois ou de populistes. La question centrale est, selon Lasch, celle de l’attitude à l’égard du salariat. Dans une note, il remarque d’ailleurs : « L’acceptation grandissante du travail salarié n’est qu’un indice de l’appauvrissement du débat politique au XXe siècle. Un autre indice en est la quasi-disparition des questionnements sur le travail. Au XIXe siècle, la population se demandait si le travail était une bonne chose pour le travailleur. Nous nous demandons aujourd’hui si les employés sont satisfaits de leurs postes. Un haut niveau de « satisfaction dans le travail » permet alors de répondre à ceux qui déplorent la division du travail, le déclin de la connaissance du métier, et la difficulté à trouver un travail susceptible de procurer aux travailleurs un sentiment de réalisation. Le principe libéral selon lequel chacun est le meilleur juge de ses intérêts bien compris interdit de demander ce dont la population a besoin, par opposition à ce qu’elle dit vouloir. Pourtant, les enquêtes consacrée à la « satisfaction dans le travail » et à la « morale » du travailleur ne sont guère encourageantes. Le rêve de s’épanouir dans les affaires, même s’il signifie des horaires écrasants et des résultats incertains, reste presque universellement attirant. » (p.190)
On peut constater comme un fait avéré que les illusions concernant le progrès sont sérieusement mises à mal. En effet, « la prédiction voulant que “nous soyons tôt ou tard tous prospères”, formulée avant tant de confiance il y a quelques années à peine, n’emporte plus l’adhésion. » (p.154) Cependant, Lasch prend immédiatement ses distances avec le catastrophisme – notamment tel qu’il est défendu dans certains milieux écologistes[3]3. Le catastrophisme lui semble n’être que le revers de la rhétorique du progrès. Or, « on doit commencer par mettre en question le fatalisme qui imprègne dans sa totalité cette rhétorique du progrès et du désastre. » (p.155) Il existe une insatisfaction grandissante à l’égard du libéralisme et de toutes les pensées qui nous bercent en nous faisant croire que ce sera mieux demain. Une des preuves en est, selon Lasch, l’apparition du « républicanisme », tel qu’il a été repensé par J.G. Pocock, en particulier. L’ « humanisme civique » et la « vertu républicaine » semble être des remèdes à cette situation. Cependant, Lasch prend ses distances avec ce nouveau républicanisme et ce langage de la citoyenneté qui « clarifie et obscurcit simultanément les enjeux politiques. » (p.157) Cette prise de distance avec un courant dont on pourrait, a priori, le croire proche permet de cerner l’originalité de ceux qu’étudie en priorité Lasch, à savoir les populistes. Ainsi, il montre que des gens comme Thomas Paine ne rentrent pas dans les catégories définies par Pocock ; ils sont républicains par certains aspects et libéraux par d’autres, anti-républicains par certains autres aspects ou encore anti-libéraux. Le populisme ne peut donc pas rentrer dans les catégories traditionnelles de la philosophie politique. Ainsi Paine doit-il être vu « comme l’un des fondateurs d’une tradition populiste qui s’inspirait du Républicanisme comme du libéralisme, mais combinait ses éléments jusqu’à parvenir à un résultat inédit. » (p.165) Lasch consacre tout un développement à Locke.
Contrairement à Pocock qui en fait un pur libéral, il souligne que la pensée de Locke est finalement complexe et qu’il n’est pas un pur et simple apologiste de l’enrichissement personne et qu’il a parfaitement conscience des inconvénients et des effets indésirables de ce « progrès ». Lasch s’appuie également sur des écrivains souvent classés comme « réactionnaires », ainsi Carlyle. Ces « personnalités paradoxales » « défiaient la canonisation de gauche mais avaient généralement plus de choses intéressantes à dire sur la vie moderne que ceux qui marchaient au pas derrière la bannière du progrès » (p.218). Il interroge également la tradition calviniste, mais aussi la philosophie d’Emerson. On remarquera également le passage qu’il consacre à William James (p.255 et sq.) et à Georges Sorel (p.275 et sq.). Dans ces sources variées, il voit des analyses et des questionnements qui donnent tout son sens au mouvement populaire de réaction contre le progrès. Lasch souligne et analyse avec beaucoup de finesse l’importance des facteurs religieux, ou, plus précisément, la manière dont la religion – singulièrement le puritanisme – va être l’expression des réticences et des critiques du « progressisme ». C’est vrai d’Emerson et de James dont il interprète la philosophie dans le cadre d’une renaissance du puritanisme, mais c’est également le cas du mouvement de Martin Luther King.
Or, Lasch, à la différence des « progressistes » n’interprète pas ce rapport au religieux sur le mode de la fausse conscience, mais bien comme une expression critique de la réalité du monde vécu. « Les théories sociales issues des Lumières, qui affirment qu’une maîtrise scientifique de la nature devrait “exorciser” la peur et la crainte, et donc faire naître chez les hommes et les femmes un sentiment de sécurité, ne peuvent expliquer pour quelles raisons tant d’entre eux se sentent plus que jamais menacés et tendent, par conséquent, à se penser comme les victimes impuissantes des circonstances. Pas plus de telles théories ne peuvent-elles expliquer pour quelles raisons la résistance la plus efficace au sentiment d’impuissance dominant, ces dernières années, a précisément été le fait des populations qui avaient les meilleures raisons du monde de se présenter comme des victimes, à savoir le peuple noir du Sud, opprimé dans un premier temps par l’esclavage, par la répression politique et système pervers de ségrégation raciale ensuite. » (p.349) Le populisme, défini par Lasch, regroupe plusieurs mouvements de contestation du mode de production capitaliste ; il possède indéniablement des traits républicains classiques : la défense de l’indépendance des individus, l’attachement aux traditions et aux vertus de la communauté, le goût de l’effort et du travail bien fait et le sens des limites. Mais il est aussi lié à la propriété individuelle, garante de l’indépendance.
Les premiers représentants de ce courant populiste, Brownson, Cobbett et même Paine, caractérisent « une certaine tradition qui se distingue par son scepticisme quant aux bénéfices du progrès commercial, et plus particulièrement par la crainte que la spécialisation sape les fondations sociales de l’indépendance morale. » (p.178) Mais ce qui intéresse plus spécifiquement Lasch, c’est la question du salariat. Dans l’historiographie, notamment marxiste, les mouvement qui au XVIIIe et XIXsiècle s’oppose au travail salarié sont soit purement et simplement passés sous silence, soit considérés comme condamnés par le sens de l’histoire. Pourtant quand, en 1826, Langston Billesby, un imprimeur de Philadelphie, constate que le salariat met fin au « choix de travailler ou non » et que c’est là « l’essence même de l’esclavage » (cf. p.185), c’est une question absolument fondamentale qui est posée. Artisans, paysans, face à la montée en puissance du capitalisme et des pouvoirs financiers, les « populistes » défendent une « éthique du producteur » contre les parasites représentés par les banques. Il s’agit d’une éthique qui « n’était pas “libérale” ou “petite-bourgeoise”, au sens où le XXe siècle entend ces termes. Elle était anticapitaliste, mais ni socialiste, ni social-démocrate, à la fois radicale, révolutionnaire même, et profondément conservatrice ; et elle mérite pour ces raisons une attention plus soutenue, quant à ses particularités, que celle qu’elle a habituellement suscitée. » (p.187)
La thèse de Lasch, peut-être discutable, mais en tout cas stimulante, est que ce mouvement n’est pas limitée aux mouvements populistes américains – jusqu'au parti des fermiers de La Follette entre les deux guerres mondiales. C’est une caractéristique des premiers pas du mouvement ouvrier en Europe aussi. Et la radicalité même des revendications du mouvement ouvrier naissant tient à ce que ce n’est pas d’abord un mouvement de salariés, mais qu’il est au contraire dominé par les artisans et quand il s’agit de salariés, il s’agit d’ouvriers qualifiés liés entre eux par la possession d’un métier au sens entier du terme – avant que les métiers ne deviennent des emplois ! Évidemment, Lasch cite le cas américain des Knights of Labor, aux origines du syndicalisme aux USA. Mais c’est aussi vrai en Europe, en Angleterre ou en France avec la place singulière que joua le proudhonisme et ses diverses variantes. Après tout, les paroles de l’Internationale disent « producteurs, sauvons-nous nous-mêmes ! ». Ce n’est pas l’union des prolétaires mais l’union des producteurs qui est revendiquée et les producteurs sont aussi bien les ouvriers que les artisans, les petits patrons et les fermiers et métayers. Et si la perspective ouverte est celle de la coopération, il ne s’agit pas comme chez Marx du processus qui exproprie les expropriateurs, mais au contraire d’un moyen de combat pour empêcher l’expropriation du travailleur indépendant ou pour rétablir ici et maintenant « la propriété individuel des moyens de production ». Ce qui intéresse Lasch chez Sorel comme chez les socialistes de la Guilde (G.D.H. Cole) c’est comment la critique du « progressisme », des valeurs hédonistes de la société capitaliste se combine avec une certaine conception du rôle du mouvement ouvrier et syndical. Chez Sorel, le syndicalisme révolutionnaire et la violence ouvrière sont exaltés comme des instruments de régénération morale. Les luttes ouvrières, dans cette perspective, ne devraient pas vraiment se concentrer sur les questions matérielles, et la revendication du « contrôle ouvrier » doit être étroitement liée à celle d’un « travail noble ». Sorel affirmait qu’en limitant la lutte aux revendications matérielles, les ouvriers ne « fourniraient pas plus d’occasions à l’héroïsme de se manifester que lorsque des syndicats agricoles discutent du prix du guano avec des marchands d’engrais. » Cependant, Lasch fait remarquer : « S’il entendait par là que les ouvriers devaient imposer un contrôle sur l’industrie au lieu de simplement négocier simplement un partage plus important des profits, son conseil était un conseil de bon sens syndicaliste. Il n’en restait pas moins quelque peu mystérieux de savoir comment les ouvriers en viendraient à assurer un contrôle de l’industrie sans discuter du prix du guano et d’autres problèmes terre-à-terre. Trop d’emphase portée sur l’héroïsme pouvait facilement faire dévier le mouvement syndicaliste de la question du contrôle ouvrier de la production vers la pompe et le spectacle des grèves qui ne laissaient, derrière une histoire légendaire, aux générations suivantes qu’un simple arrière-goût — comme dans le cas de l’IWW (Industrial Workers of the World) aux États-Unis, mais rien sur le plan des réalisations concrètes. » (p.285) C’est donc l’idéologie du contrôle ouvrier de la production qui empêche le syndicalisme de tomber dans la mystique du combat ».
La question du contrôle ouvrier conduit aux tentatives des socialistes britanniques de la Guide de réconcilier syndicalisme et collectivisme. Si le problème de la révolution sociale se réduit à la question du changement de maître, elle est, en effet, d’un intérêt limité. Les socialistes de la Guilde tenaient les syndicats pour des « gouvernements embryonnaires ». Cole réhabilite le terme de « corporation », en soulignant qu’il ne peut évidemment avoir le même sens qu’au XIVe siècle. La ligne de fracture au sein du mouvement ouvrier, telle que l’établit Lasch, opposerait ainsi ceux qui font de la pauvreté la question centrale (les progressistes, les sociaux démocrates) contre ceux qui placent l’abolition de la domination au premier rang des revendications. Les premiers vont naturellement aller dans le sens du progrès capitaliste – qui prépare, même contre son gré – les conditions de l’abondance. Les seconds vont plus volontiers s’opposer au moins à certaines formes de ce « progrès », la centralisation de la production, l’expropriation des savoirs ouvriers. Alors que les progressistes voient dans la diminution du travail et la propagation des loisirs des éléments fondamentaux de l’amélioration de la condition ouvrière, les seconds vont plutôt défendre la valeur du travail bien fait. Si les valeurs morales importent peu aux progressistes, à la recherche de la paix et du bien-être, les syndicalistes vont au contraire défendre l’honneur, la fierté, le courage du combattant, le sens de la solidarité.
Bien sûr, cette opposition ne peut être considérée absolument et, en pratique, les positions des uns et des autres sont toujours bien plus complexes. Mais Lasch construit là un dispositif conceptuel qui, en premier lieu, permet de comprendre des combinaisons historiques atypiques au regard de la conception progressiste tant des marxistes que de la gauche social-démocrate ou libérale. L’existence d’un mouvement ouvrier à la fois anti-capitaliste et « réactionnaire », à la fois violemment opposé à l’ordre existant – encore une fois les wobblies (les partisans des I.W.W.) en sont un exemple particulièrement frappant – et, en même temps, ancré dans les traditions. En second lieu, la polarisation construite par Lasch rend compte de ce sur quoi s’ouvre le livre, « l’obsolescence du clivage entre la droite et la gauche » (p. 23 et sq.).
Il est clair que la manière dont Lasch pose cette question est fortement « américanocentrée ». Par exemple, la critique qu’il conduit de la manière dont les libéraux – au sens américain du terme – se sont progressivement perçus comme une « minorité civilisée » au milieu de la masse réactionnaire du peuple américain ne trouve pas d’équivalent en Europe jusqu’aux années 70, où le mouvement ouvrier avait une indépendance suffisante pour véhiculer sa propre conception du progrès sans laisser aux minorités éclairées ce soin. Cependant, l’affaiblissement des organisations ouvrières traditionnelles, la pulvérisation sociale de la classe ouvrière ont conduit de ce côté-ci de l’Atlantique à la percée sous les espèces de la « gauche sociétale » de phénomènes absolument comparables à ceux que connaissaient depuis déjà longtemps les États-Unis. C'est-à-dire à une situation où les esprits libéraux et progressistes constatent d’air désolé que le progrès n’est guère compatible avec le gouvernement du peuple par le peuple… avant de s’en remettre aux experts, mieux qualifiés que les tribuns pour savoir ce qui bon ou non (cf. p.391). La question du racisme offre un bon exemple de cette impuissance politique de la pensée libérale progressiste. En 1950, l’ouvrage « La personnalité autoritaire » de Nevitt Sanford va essayer de montrer sur la base d’enquêtes sociologiques que le racisme s’enracine dans des attitudes archaïques et dans « l’esprit de clocher tribal ». La vulgate progressiste trouve là sa base scientifique : il suffit de déraciner cette « esprit de clocher » et de lutter contre l’ignorance pour éradiquer le racisme. Laschoppose ces illusions dangereuses aux travaux de Horkheimer et Adorno [4] , notamment dans la Dialectique de la raison (1947) : « Horkheimer et Adorno avançaient que la “raison” était une partie du problème, pas sa solution. Bien que la raison libérât le genre humain de la superstition et de la soumission à l’autorité, elle faisait disparaître toute conscience des limites naturelles aux pouvoirs humains. Elle donnait lieu à la dangereuse fantaisie qui veut que l’homme puisse remodeler à sa guise à la fois le monde naturel et la nature humaine même. La raison transformait la philosophie morale en ingénierie sociale … » (p.404). À l’antiracisme progressiste, Lasch oppose l’analyse de Hannah Arendt [5] qui montre la spécificité moderne du racisme, né non pas de l’ancienne communauté et de « l’esprit de clocher » mais bien de la dissolution de la communauté politique traditionnelles – elle montre de façon convaincante que le nazisme n’est pas un produit de l’État-nation mais bien de la destruction de l’État-nation par l’impérialisme.
Un deuxième exemple se trouve dans la critique libérale du maccarthysme comme une forme du populisme traditionnel aux États-Unis. Lasch note que « les libéraux ignoraient à quelques exceptions près les tensions internationales qu’exploitait McCarthy. La majorité d’entre eux refusait d’admettre que la politique de confinement de Truman et son domestic loyalty program avaient contribué à générer l’hystérie anticommuniste qui se retournait désormais contre Truman lui-même et ses principaux conseillers. » (p.413) Sur ces deux exemples comme sur beaucoup d’autres on voit bien que c’est de nous qu’il s’agit – et pas seulement des Américains des années 50. L’identification du populisme et du fascisme est aussi un des classiques de la littérature américaine de ces années-là, tout l’analyse du populisme comme « autoritarisme de la classe ouvrière » (p.416). Lasch rappelle que, sur la base de ces analyses, les libéraux qui s’inquiétaient jadis du déclin de la participation populaire à la vie politique en viennent « désormais à se demander s’il ne fallait pas se féliciter de “l’apathie” dans la mesure où elle réduisait le danger que des personnes “accablées par leur statut”, cherchant désespérément, telle qu’Adorno les dépeignait, une “reconnaissance sociale”, trouvent des exutoires politique à leur “rage sociale refoulée”. » (p.417) Sur toutes ces questions, Lasch montre en détail le mépris colossal des sociologues, psychologues et tutti quanti à l’égard des ouvriers et « l’étroitesse d’esprit éduquée » des élites : en cela aussi, nous sommes directement
Le dernier chapitre est consacré au « populisme droitier » et à la « révolte contre le libéralisme », c'est-à-dire à la montée des conservateurs derrière Reagan et à la réaction contre les idées libérales – notamment en matière de déségrégation sociale et raciale. Contre les interprétations habituelles qui mettent en cause une classe ouvrière embourgeoisée réagissant aux questions raciales, Lasch montre que « une bonne partie du mécontentement de leur mécontentement [celui de la classe ouvrière et des fractions les plus modestes de la classe moyenne] à l’encontre du libéralisme est étrangère aux problèmes raciaux. Ce mécontentement constitue en partie une réaction au type de paternalisme irréfléchi qui incite les libéraux à se considérer comme des “bienfaiteurs” auprès des populations paupérisées. » (p.432) Une analyse que les belles âmes de la gauche française auraient dû lire, avant de vanter leur célèbre « bilan » tout en courant derrière les obsessions sécuritaires et anti-immigrés.
La lecture de Le seul et vrai Paradis n’apporte pas de réponse décisive et tranchée aux questions qui se posent aujourd’hui à tous ceux que l’organisation sociale existante ne satisfait et qui se résignent mal à ce que l’augmentation de la production matérielle et de la consommation soit le seul horizon qu’on puisse encore laisser ouvert pour l’humanité. Dans le désordre, voici quelques unes de ces questions :
- Quelle est la question centrale ? Pauvreté et exclusion ou domination et exploitation ? Évidemment, pauvreté et « exclusion » (le terme est extraordinairement connoté idéologiquement, mais laissons cela de côté) sont des problèmes graves. Cependant, si on admet qu’ils sont des conséquences d’une organisation sociale porteuse en elle-même, même dans l’abondance relative garantie à certaines couches du salariat, de domination, de liquidation du sens de la liberté publique, alors les « solutions » à apporter sont fondamentalement différentes.
- Doit-on accepter comme nécessaire historiquement le mouvement qui dissout les communautés traditionnelles, en premier lieu les communautés politiques, au nom d’un universalisme aussi abstrait que l’individualisme dont il est le pendant ? Cette question est reliée à la précédente. N’est-ce pas la constitution de vastes ensembles centralisés qui ôte toute effectivité à la démocratie ? L’autonomie est-elle possible à une échelle supérieure aux niveaux locaux ou au niveau des petites nations ?
- Doit-on continuer de revendiquer tout ce qui permet de fuir le travail ou d’en diminuer le poids (réduction du temps de travail) ou, au contraire, n’est-ce pas le rapport salarié lui- même qui est maintenant en cause ? D’un certain point de vue, les patrons l’ont compris qui ont utilisé à leur profit et en vue d’augmenter la domination et l’exploitation, le refus du salariat et l’aspiration à contrôler son propre travail. Ainsi les « externalisations » d’activités réalisées auparavant dans les entreprises et désormais confiées à des petites entreprises, souvent montées par des anciens ouvriers ou cadres.[6]
- Est-il possible de construire un mouvement de lutte contre l’organisation sociale capitaliste, sans reprendre appui sur un certain nombre de valeurs morales – le goût de l’effort, l’honnêteté et l’honneur, le sens des limites, bref tout ce par quoi Orwell définit une société décente ? La désertion de la gauche par une fraction importante des classes populaires pose brutalement cette question. Il ne s’agit pas évidemment de s’adapter aux préjugés, souvent effectivement réactionnaires, qui se sont développés chez les ouvriers « français de souche », mais d’en finir avec la critique déracinée de la gauche officielle – une critique qui se réduit finalement au mépris ancestral des intellectuels pour les travailleurs ordinaires – au profit d’une critique enracinée, c'est-à-dire une critique qui ne s’arrête pas à des manifestations superficielles parfois déplaisantes mais en comprenne réellement le fondement social et psychologique et trouve des forces de transformation politique.[7]
Faute de s’atteler à répondre à ces questions, il est a craindre que nous ne soyons condamnés encore pour pas mal de temps à la déploration et à l’excitation impuissante.

Appendices


UN LIEU COMMUN SUR LA CLASSE OUVRIÈRE ET LES CLASSES MOYENNES
Levison relève que le Bureau of Statistics exclut les employés de bureau, les vendeurs et les salariés du tertiaire de la catégorie des professions manuelle La plupart des postes ainsi omis sont répétitifs et pauvrement rémunérés. Le secteur tertiaire, par exemple, inclut les concierges, les agents de sécurité, les policiers, les pompiers, les garçons de restaurant, les serveuses, les cuisiniers, les aides serveurs, les plongeurs, les femmes de chambre, et les chasseurs. À reclasser ces trois catégories – employés de bureau, vendeurs, et salariés du tertiaire dans le secteur du travail manuel, le pourcentage d'ouvriers dans la population augmente spectaculairement. II a augmenté au fil du temps tout autant, passai de 50 % en 1900 à 70 % en 1970. Cette situation indique que les ouvriers ne peuvent être envisagés comme faisant partie de la classe moyenne qu'à la condition de considérer qu'ils occupent une position intermédiaire entre les classes supérieures d'un côté et le sous- prolétariat », en majorité noir et hispanique de l’autre.
SUR LA TRADUCTION FRANÇAISE
Quelques regrets pour terminer concernant l’édition française du livre. Alors que Lasch multiplie les citations et les renvois, on ne dispose d’aucun système de référencement. Les citations nous sont données sans même que soit précisée l’œuvre d’où elles sont tirées – ce qui est tout de même la moindre des exigences pour qui ne croit pas l’auteur sur parole et veut s’assurer non seulement de l’exactitude de la citation, mais encore du fait qu’elle n’est pas prise hors contexte. Plus ennuyeux encore : le texte original s’accompagnait d’une importante bibliographie que l’éditeur français a cru bon de supprimer pour la remplacer par une bibliographie de son cru, au motif que « la majeure partie de ces sources n’est pas accessible au lecteur français ». On aurait pu laisser au lecteur la possibilité de vérifier par lui-même qu’il n’en est pas ainsi. Le traducteur nous donne donc, outre quelques ouvrages qui sont cités dans le livre, des ouvrages qui « entretiennent un rapport » avec lui. On se demande bien quel critère a présidé à ces choix. Ainsi de nombreuses références sont tout simplement anachroniques ou arbitraires (on cite des ouvrages parus en 2002 et dont Lasch n’avait évidemment aucune idée) et surtout des oublis curieux ne manquent pas. Ainsi, alors que Lasch consacre tout un passage à Sandel, on cherchera en vain un référence au livre Michael Sandel, « Le libéralisme et les limites de la justice », traduit en français depuis plusieurs années. Cité abondamment, Dewey n’apparaît pas non plus dans cette bibliographie, alors que, là aussi, d’assez nombreuses sources sont « accessibles au lecteur français ». Même chose pour Paine, Carlyle, etc. Par exemple, Carlyle est longuement analysé et Lasch consacré plusieurs pages à son roman, Sartor Resartus ; la bibliographie l’ignore alors qu’il a été publié en collection bilingue chez Aubier en 2001. Peut-être Lasch aurait-il mérité une véritable édition scientifique ?
Denis COLLIN ©2003

lundi 2 juin 2003

Théorie et expérience : avant et après Galilée.

L’activité scientifique moderne, dont on peut dater, pas tout à fait arbitrairement, la naissance à l’œuvre de Galilée, suppose une rupture profonde entre la représentation sensible du réel et la théorie physique. Elle s’inscrit comme un élément d’une transformation culturelle, sociale, politique et religieuse de tout l’Occident chrétien qui, de proche en proche atteindra le monde entier. Cette rupture qui concerne principalement la théorie de la connaissance s’insère cependant dans un bouleversement général des représentations du monde, dans le passage « du monde clos à l’univers infini », pour reprendre le titre du célèbre livre de Koyré.[1]

dimanche 1 juin 2003

Les raisons de la science (Le ragioni della scienza) par Ludovico Geymonat et Giulio Giorello, avec la participation de Fabio Minazzi. (Sagittari Laterza, 1986)

Ludovico Geymonat est un de ces philosophes italiens que l’appartenance au PCI et l’adhésion au marxisme orthodoxe n’ont pas empêchés de philosopher. Philosophe des sciences et rationaliste intransigeant, il est de ceux qui ont pris au sérieux le positivisme logique du « Wiener Kreis » aussi que l’épistémologie poppérienne. D’abord adhérent au néopositivisme de Moritz Schlick, qu’il a fait connaître en Italie dans les années 30, il est devenu marxiste et a cherché une formulation du matérialisme dialectique qui soit en lien strict avec les débats contemporains en philosophie des sciences et en épistémologie1. Il est connu en France par son livre sur Galilée (collection Points, Seuil). Giulio Giorello, spécialiste de philosophie des sciences a été l’élève de Geymonat. 
Le ragioni della scienza se compose
- d’un essai introductif de Geymonat (Dialectique scientifique et liberté) ;
- d’un autre essai de Giorello (Le conflit et le changement) ;
- d’une discussion entre Geymonat, Giorello et Minazzi, articulée autour de cinq thèmes : images de la science et vicissitudes de la philosophie, science et expérience, croissance de la connaissance et dialectique, rationalisme et/ou historicisme, une polémique sur le réalisme et la liberté ;
- d’un essai de Fabio Minazzi placé en appendice : épistémologie, criticisme et historicité.

INTRODUCTION DE GEYMONAT

Le fil directeur de ces essais et de ce débat réside dans le redéfinition de la tâche de la philosophie à l’égard de la science et dans la défense d’une approche historique de l’épistémologie. Ce qui est récusé, c’est la distinction rigide opérée par Popper entre le contexte de découverte et le contexte de justification. Ainsi Geymonat écrit-il : « Si donc nous
pensons que la rigueur, ou la recherche de la rigueur, est ce qui caractérise le plus le discours scientifique relativement aux autres types de discours, nous devons admettre que cette caractérisation ne constitue pas quelque chose de méta-historique. En d’autres termes, aucune théorie ne peut être jugée rigoureuse dans l’abstrait ; elle mérite en effet le titre de scientifique seulement respectivement aux exigences de rigueur admises à une époque déterminée et qui peuvent être notablement différentes de celles acceptées à une autre époque. Ici réside la raison principale du caractère intrinsèquement historique de la science et, par conséquent, la non-acceptabilité de la conception de Comte qui considère la phase scientifique de notre connaissance comme une phase absolument différente des autres, c'est-à-dire considérait la science comme un absolu (neutre et atemporel). » (p.8)
Il s’agit ensuite de déterminer ce qui forme la spécificité de la science comme entreprise de
l’esprit humain. Geymonat met en garde contre le formalisme et les mirages de l’axiomatisation. « La rigueur formelle, bien que constituant l’un des facteurs principaux qui
distinguent la science de la non-science, n’est certainement pas l’unique constituant de la science elle-même. » (p.13)

Théorie et expérience

Il s’agit de justifier, à nouveaux frais, l’usage des mathématiques comme moyen adéquat pour rendre compte de l’expérimentation scientifique. Geymonat rejette la thèse pythagoricienne – platonicienne selon laquelle l’extraordinaire usage qu’on peut faire des mathématiques pour décrire et expliquer les phénomènes naturels viendrait du fait que l’univers est par essence ordonné mathématiquement. « Cette thèse se révèle manifestement incompatible avec l’exigence de rigueur dont nous avons dit qu’elle constituait l’une des principales caractéristiques de la science moderne » (p.14).
La logique mathématique est incompatible avec la soi-disant logique inductive. La réfutation du principe d’induction cependant laisse ouverte la question des rapports entre théorie et expérience. La réponse de Geymonat est que si l’expérience ne dicte jamais aucune loi ni aucune théorie générale, elle peut néanmoins les suggérer. L’expérience indique une certaine direction, suivant laquelle on doit poursuivre la recherche. Geymonat met au centre de sa réflexion épistémologique le concept d’approfondissement.
« Le traitement mathématique d’un phénomène est ce qui nous conduit à comprendre la signification du concept ‘d’approfondissement’ du phénomène lui-même. En effet, le traitement mathématique en question réussit à encadrer le phénomène examiné dans un schéma plus abstrait qui nous permet de nous en faire une idée plus générale, moins liée à la contingence : et justement, c’est en ceci que consiste l’approfondissement du phénomène.
Ainsi, par exemple, nous disons que la théorie de la relativité a approfondi le phénomène déjà connu de l’identité numérique entre la masse gravitationnelle et la masse inertielle parce qu’elle a réussi à l’encadrer dans une théorie générale où elle perd son caractère contingent, purement factuel pour la rendre nécessaire. Pour le scientifique ordinaire, approfondir un résultat signifie l’expliquer, ce qui équivaut à le déduire d’une théorie plus générale, et ceci justifie le fait que les deux concepts d’approfondissement et de mathématisation soient étroitement liés entre eux. » (p.17)

Geymonat propose d’étendre les principes de la rigueur scientifique aux discours autres que le discours scientifique. La philosophie des sciences permet de combattre le dogmatisme et pas seulement dans le domaine de la religion, mais aussi dans le champ de presque toutes les «institutions les plus respectables». Ainsi du discours politico-économique dominant : « quant à ceux qui invoquent les soi-disant ‘enseignements’ de l’expérience pour soutenir que les méthodes capitalistes de la production et de la distribution sont les seules à avoir réussi, il n’y a rien d’autre à faire désormais qu’à les renvoyer à un secteur désormais bien assis de la plus moderne critique épistémologique, selon laquelle l’expérience n’est jamais en mesure de nous dicter quelque conclusion absolument valide. » (p.20)

CRITIQUE DU MAÎTRE PAR LE DISCIPLE


Giorello, ancien élève de Geymonat soumet les principales thèses de son ancien maître au feu de la critique, une critique qui souvent se rapproche des conceptions développées par Imre Lakatos. Giorello commence par rappeler que toutes les théories antiques et médiévales cherchaient à sauver les phénomènes, c'est-à-dire à rendre compte du témoignage des sens. Au contraire avec Galilée et Copernic, il s’agit de « faire violence au sens ». « À tous ceux qui soutiennent que c’est à l’expérience de « suggérer » les principes d’une théorie nouvelle et révolutionnaire, Galilée est là pour rappeler que dans le cas de la révolution copernicienne, c’est le contraire qui est arrivé : non seulement Ptolémée mais aussi Copernic était « réfuté par les faits ».
Rappelant la démarche de Galilée et notamment les dialogues, Giorello fait de la controverse le véritable moteur du progrès scientifique : « la controverse fonctionne donc comme un stimulant décisif qui permet de découvrir – sur un mode que Peirce aurait appelé abductif2 – une raison assez plausible pour convertir un contre-argument en argument en faveur de. » Giorello en donne un exemple dans la deuxième journée du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde,3 où Galilée discute les prétendues réfutations mécaniques du mouvement de la terre. «À la base de ces ‘réfutations’ se trouve l’idée, encore acceptée par Tycho Brahe, que 1) les graves tombent perpendiculairement à la surface de la Terre, et 2) ils devraient tomber obliquement, si la Terre se mouvait. Pour éluder l’objection, Galilée devait montrer que la conjonction de 1) et 2) n’est pas conclusive contre le mouvement de la Terre. Comme on le sait, le jeu de Galilée a consisté dans l’introduction du principe appelé plus tard ‘principe de relativité galiléenne’. Contre le soi-disant argument du navire – une pierre qui tombe du sommet du grand mât devrait tomber visiblement loin de la base de ce même mât si le navire se mouvait d’une ‘course rapide’ – Galilée soutient qu’il est impossible à l’intérieur d’un système de déterminer s’il se trouve en repos ou en mouvement rectiligne uniforme.
Giorello donne un deuxième exemple avec la manière dont Galilée soutient l’atomisme contre les aristotéliciens – à propos de la lumière dans les Discorsi e dimostrazioni matematiche intorno a due nove scienze.4

« Dans le Saggiatore (1623) Galilée avait conçu la lumière comme composée d’atomes absolument indivisibles alors que la chaleur était composée « d’ignés très petits » et les différents corps de ‘quanta très petits’5. Dans les Discorsi (1638) cette conception atomiste est reprise mais avec un important glissement : pour expliquer tant la cohésion des corps que les changements d’état (la glace fond, le métal entre en fusion, l’eau s’évapore) la structure fine
de la matière est représentée comme formant un réticule formé d’un nombre infini d’atomes séparés par un nombre infini de vides. Et puisqu’il s’agit toujours de portions de matières limitées, les atomes ne sont plus les ‘très petits quanta’ de 1923 mais des parties ‘sans quantité’6 et les vides eux-mêmes sont décrits comme des ‘vides non quanti’7. Un glissement s’est donc produit, de l’intuition de segments très petits à l’idée d’un continuum linéaire composé soit de ‘points’ soit de ‘segments’ infiniment petits (cette dernière dichotomie, implicite chez Galilée, bifurquera bien vite chez les partisans de la théorie des indivisibles et se trouvera encore chez les créateurs du calcul infinitésimal8). Ce glissement qui, à première vue, pousse Galilée à nier un des présupposés des aristotéliciens – la divisibilité d’un continu à l’infini – n’est cependant pas arbitraire. Avant tout, les parties ‘non quante’ de Galilée prétendent non seulement ‘sauver les phénomènes’ (cohésion, pénétration, changement d’état, etc.) mais aussi fournir in nuce une structure mathématique qui rende possible une interprétation physique des calculs en éludant les objections classiques contre l’atomisme. En
second lieu, Galilée semble épouser deux thèses distinctes : un continuum (soit pour fixer les idées un continuum linéaire) terminé (c'est-à-dire fini) 1) est divisible en un nombre arbitraire
(indéterminé) de parties ‘quante’ ; 2) est composé d’un nombre infini de parties ‘non quante’ et indivisibles. En soi, la 1)ne suspend pas tout à fait un aspect de la cosmologie aristotélicienne, pourvu qu’on accepte de traduire les partes semper divisibiles de l’aristotélisme scolastique par parties ‘quante’. En même temps, elle prépare l’acceptation des
‘atomes’ (« vous ne voyez pas que dire que le continu consiste en parties toujours indivisibles comporte que, en le divisant et en le subdivisant, on n’arrive jamais aux premiers composants.
Les premiers composants donc sont ceux qui ne sont plus divisibles et ceux qui ne sont plus divisibles sont les indivisibles. ») On pourrait par conséquent dire que Galilée introduit la 2)
sur un mode abductif pour justifier la 1). » (34-35)

Il est intéressant de noter que, bien qu’ayant rejeté le marxisme de son maître, et donc toutes les références au « matérialisme dialectique », Giorello, au nom d’une « théorie libérale » de la connaissance se révèle ici un dialecticien passionnant. Poussant l’analyse, il remarque que, sur cette question du continu, « Galilée a délimité de fait une sorte de compromis entre la ‘thèse’ et ‘l’antithèse’ du second conflit de la raison avec elle-même dont Kant parle dans la Dialectique transcendantale. » Cette dialectique, on le sait, est celle de l’illusion et elle contribue à définir les limites de l’usage théorique de la raison pure. Mais Giorello refuse ce kantisme trop orthodoxe. « Est-ce que, en fin de compte, une illusion ‘indestructible’ ne finit pas par constituer véritablement pour cela même un authentique problème ? » (39) Et de citer le « surprenant » appendice à la Dialectique transcendantale consacré à « l’usage régulateur des idées de la raison pure », qui pose la possibilité d’un « bon usage » des idées transcendantales.

Cette façon de considérer la « logique de la découverte scientifique » conduit naturellement à admettre qu’il est « difficile de tracer de manière rigide une ligne de démarcation entre science et métaphysique (ou entre science et théologie) » (43)

AUTRES QUESTIONS

La discussion aborde bien d’autres questions, celle de l’incommensurabilité des théories (on retrouvera la critique de Kuhn), celle du réalisme, celle des rapports entre science et technique, etc. Alors que Geymonat défend la valeur du matérialisme dialectique, contre l’empirisme logique, Giorello défend la valeur heuristique de la philosophie libérale, en se plaçant du point de la science. Cependant la longue discussion sur le marxisme apparaît tout à la fois obsolète – en ce sens que plus personne ne soutient le marxisme comme une grande théorie de tout, à la mode du « matérialisme dialectique développé dans l’environnement stalinien – et faible, dans la mesure où elle semble ignorer à peu près toutes les réflexions qui se sont développées hors de cet environnement stalinien.
Il reste que la discussion autour de l’historicité des sciences garde toute sa valeur à l’heure où le poppérisme a occupé – pour la stériliser – une large partie du champ épistémologique. Après tout, si la lecture ou la relecture de ces textes qui ont déjà une vingtaine d’année pouvait contribuer à « l’extinction du poppérisme », ce n’aurait pas été vain.

© Denis Collin – 1er juin 2003

Notes

1. On peut trouver un analyse de ce cheminement dans « Dal neo-positivismo al materialismo dialettico », un essai publié dans le recueil « Reflessioni critiche su Kuhn e Popper » (edizioni Dedalo – Bari, 1983)
2 C.S. Peirce fait de l’abduction une des formes logiques essentielles de la découverte scientifique. Stricto sensu, de (p->q) et q, on ne peut déduire p. Mais si (p -> q) , et q, alors p est une hypothèse explicative possible pour q.
3 publié en français dans la collection Points au Seuil.
4 PUF, 2000, collection Épiméthée.
5 Je traduis naturellement « quanto » par « quantum » en utilisant « quanta » pour le pluriel. Ce qui n’est pas si anachronique qu’on le pourrait croire.
6 Je traduis « non quante » par « sans quantité ».
7 Cette conception de la structure fine de la matière est exactement celle que soutient Spinoza – voir, en particulier, Éthique, II.
8 Note de G.Giorello : Pour ces développements, on peut se reporter à G.Giorello : Lo spettro et il libertino. Teologia, matematica et libero pensiero, Mondadori, Milano, 185, pp. 187-91;

Le positivisme logique et l'interprétation de Copenhague


Toutes les sciences ont pour but de prévoir les évènements futurs et d’en diriger le cours dans la mesure du possible, à partir des évènements immédiatement présents. (…) Partout on y coordonne des symboles aux données immédiates.[1]

Remarques à partir d'un livre de Philipp Frank
L’interprétation dominante de la mécanique quantique (MQ), telle qu’a été défendue par Werner Heisenberg et Niels Bohr est résolument anti-réaliste. Affirmant qu’il est impossible de séparer l’observateur de l’objet observé, cette interprétation soutient que la science ne connaît que les expériences (dispositif expérimental inclus). En dehors de l’observation, il est impossible de dire quoi que ce soit de la réalité. Chez Heisenberg, cette thèse s’insère dans une philosophie de la science nettement idéaliste, qui se débat avec Kant. Il est curieux de remarquer que le positivisme logique, nettement empiriste, du « Cercle de Vienne » conduit, lui aussi, à une conception anti-réaliste. Et c’est d’autant plus curieux que certains des membres du cercle de Vienne, liés d’une manière ou d’une autre au marxisme, se disent réalistes. Philipp Frank, l’un des philosophes de cette école en expose de manière claire les idées essentielles en matière de théorie de la science.
Cette définition, tout d’abord, exclut tout référence à la réalité puisqu’il s’agit seulement des événements « immédiatement présents » c'est-à-dire qui des « données immédiates ». En second lieu, elle est purement « opérationnelle » puisque la science doit, d’une part, « prévoir les évènements futurs » – ce qui signifie par exemple que les sciences qui n’ont pas cette capacité de prévision ne sont pas à proprement parler des sciences – ainsi les « sciences historiques » ou les sciences de la nature comme la théorie de l’évolution, la paléontologie, etc. D’autre part, la science doit essayer de « diriger le cours » de ces évènements. C’est donc l’interaction pratique qui fait la science.
« L’instrument science » consiste en des « relations entre symboles ». Ces relations sont des formules (par exemple les équations du mouvement de Newton). Mais Frank précise que ces formules « ne sont pas des énoncés portant sur le donné expérimental réel » :
On ne peut les dire vraies ou fausses que dans le sens où un couteau mal aiguisé est un instrument tranchant qui peut être qualifié de « faux » ; mais non pas dans le sens ou il est faux de dire : « cette table est bleue » quand on l’a peinte en vermillon.[2]
La formule galiléenne de la « chute des graves » que dans la mesure où elle permet de calculer avec une bonne approximation le temps que mettra la pierre lâchée dans un puits pour atteindre l’eau. Mais en elle-même, elle n’est ni vraie ni fausse.
Il faut maintenant préciser ce qu’on entend par « données ». Ce ne sont que des « propositions-constat », du type « l’observateur A constate la présence d’une tâche sombre dans le coin supérieur gauche de l’écran ». La proposition ne porte pas sur l’existence de la tâche et encore moins sur la réalité dont la tâche est le signe, mais bien sur l’observation – en cela Philipp Frank soutient des positions semblables à celles de Bohr et Heisenberg en mécanique quantique.
O.Neurath nomme « physicalisme » l’attitude scientifique de ceux qui ne veulent utiliser que des propositions-constat comme celles dont nous venons de parler et R. Carnap montre que c’est seulement par ce moyen qu’on peut parler d’un « langage physique » susceptible d’être considéré comme la seule langue commune à toutes les sciences : celle dans laquelle on peut se faire comprendre de tous les hommes.[3]
Le « physicalisme » s’inscrit dans la démarche du cercle de Vienne visant à éliminer radicalement la métaphysique comme dépourvue de sens. Karl Popper a montré les contradictions auxquelles conduit cette tentative.[4] Popper, polémiquant contre Carnap, fait remarquer que toutes les théories physiques contiennent des éléments non testables – c’est-à-dire qui ne peuvent faire l’objet de propositions-constat pour parler comme Frank. Or l’élimination de ces éléments non testables pourrait avoir des effets encore plus destructeurs sur la science que la pollution des théories par la métaphysique. Par exemple Mach, que Carnap cite à l’appui de sa position, voulait éliminer de la théorie physique l’atomisme.

La thèse du physicalisme conduit à considérer que le monde réel et le monde de notre expérience sont un seul et même monde. Carnap défendait dans un premier temps la thèse du « solipsisme méthodologique » qui affirme que la science est construite à partir de l’expérience individuelle. Sous l’influence de Neurath, qui était marxiste, le physicalisme fut introduit parce qu’il insistait sur la formulation d’un langage qui pourrait bénéficier de la validation intersubjective. Le physicalisme était défini par Neurath comme un « matérialisme méthodologique ».

De cette conception de la science, Philipp Frank est conduit à repenser le statut du réel. Il justifie l’identité du monde de l’expérience et du monde réel. Dans le langage commun, la différence entre « apparent » et « réel » renvoie, la plupart du temps à deux modes de l’examen d’un phénomène donc à deux genres d’expérience sensible : en apparence (1) A est B mais avec un examen plus approfondi, je me rends compte que (2) A et C. Les résultats (1) et (2) sont tous les deux des résultats empiriques. Bien qu’en physique, il semble en aller différemment, ce n’est pas le cas. Par exemple, nous pouvons dire qu’apparemment cette rose est rouge mais qu’en réalité il n’y a ni pas de couleur chatoyante mais seulement une onde électromagnétique de 650 nm. Ce qu’on appellera « réel » maintenant, c’est un « schéma mathématique » duquel on peut déduire des résultats expérimentaux. Mais le schéma mathématique n’a rien à voir avec un « arrière-monde » plus ou moins platonicien. Il est « le résumé le plus précis des données expérimentales ».[5] Ainsi,
Si le passage des apparences au réel est un progrès, celui-ci ne peut être accompli que par deux voies : ou bien par l’enrichissement de notre collection de données expérimentales, ou bien par les perfectionnements apportés à leur mise en ordre.[6]
Cette position, selon Frank est conforme aux progrès de la physique. La physique classique, par exemple, distingue des forces « vraies » et des forces « apparentes » : ainsi la « force centrifuge est souvent désignée comme « pseudo-force ». Il en va de même de la force de Coriolis. Mais dans la théorie de la relativité générale, ce type de distinction n’a plus lieu d’être.[7] Par conséquent :

La construction du monde dit « réel », « véritable », « physique », « objectif » ou « spatio-temporel » n’est pas autre chose que la mise en ordre des données de l’expérience suivant un schéma.[8]
On ne peut donc plus considérer la théorie physique comme un ensemble d’énoncés cohérents décrivant un « monde réel » qui existerait en dehors de la conscience. Il y a bien difficulté : comme les théories sont changeantes, ne pourrait-on pas considérer qu’elles sont toutes des approximations, plus ou moins réussies, d’un monde « vrai » ? Cet argument qui est un des arguments forts en faveur du réalisme, est cependant réfuté : il faudrait pouvoir comparer les théories entre elles et les placer sur la ligne d’un progrès marquant une certaine convergence. Or cette convergence ne peut se faire que sur les mesures expérimentales et nullement sur les théories elles-mêmes, puisqu’il « n’y a pas la moindre indication en faveur de la découverte finale d’une théorie définitive. »[9] Il n’y a donc pas place pour ce que Michel Bitbol appelle le réalisme convergent.[10]

Il faut, selon Frank, éliminer impitoyablement toute trace de proposition métaphysique (c’est-à-dire se situant au-delà de la physique) dans la théorie physique. Par exemple, la découverte de la constante de Planck, h, qui permet de déterminer le quantum d’action, ne permet pas d’affirmer qu’il existe quelque chose qui serait un « grain d’énergie » ou quoi que ce soit d’autre du même genre. La physique des quanta ne peut pas être interprétée comme une nouvelle version de la physique atomiste et discontinuiste de Démocrite.

Philipp Frank reste cependant cohérent. Défendant l’épistémologie de Mach – qui fut l’un des premiers à réfuter l’opposition des deux mondes dans la science – il critique ceux qui déduisent des thèses de Mach la « défaite du matérialisme », à la différence, par exemple, aujourd’hui d’un Bernard d’Espagnat qui prétend que la MQ a permis de consommer la défaite du matérialisme. Frank montre que le matérialisme tel qu’il a été élaboré au siècle des Lumières, n’est pas une métaphysique du monde « vrai » opposé au monde de l’expérience, mais simplement « l’opinion d’après laquelle on peut rendre compte de tous les phénomènes naturels, même de ceux qui se passent dans les êtres vivants, à l’aide des lois et des concepts de la mécanique »[11]. Donc la querelle de Lénine contre Mach, dans Matérialisme et empiriocriticisme, repose sur un malentendu et notamment sur l’exploitation illégitime des thèses de Mach par les anti- matérialistes.
De la même manière, Frank se protège contre les accusations de scepticisme qui pourraient lui être adressées. Le refus d’admettre un monde « vrai » à côté du monde de l’expérience signifie seulement ceci :
La notion de monde réel n’a de sens que si l’on admet, en même temps, une intelligence surhumaine. Toute autre attitude n’est qu’un non-sens logique.[12]
L’anti-réalisme de Philipp Frank semble donc compatible avec une certaine interprétation du matérialisme, ce « matérialisme méthodologique » cher à Neurath. En même temps, Frank s’appuie sur les positions de Heisenberg et même de Planck qui lui semblent des confirmations de sa conception de l’activité scientifique.

C’est un rapprochement qui ouvre des perspectives de recherche : dans quelle mesure une version matérialiste de la philosophie critique de Kant est-elle possible ? Quels rapports entre le physicalisme viennois et le matérialisme ? un matérialisme anti-réaliste n’est-il pas une contradiction dans les termes ?
©Denis Collin – 2003


[1] Philipp Frank :Le principe de causali et ses limites, traduit de lallemand par J. du Plessis de Grenédan, Flammarion, 1937, « Bibliothèque de philosophie scientifique », p.15
[2] Op. cit. p.18
[3] Op. cit. p.51
[4]voir Karl Popper : La démarcation entre la science et la métaphysique, 1955, reproduit dans Pierre Jacob (dir.)
De Vienne à Cambridge, Gallimard, 1980
[5] P.Frank, op. cit. p.221
[6] Op. cit. p.222
[7]La force de Coriolis permet de décrire l’accélération que subit tout corps en mouvement relatif à un repère en rotation. Si on lance une boule sur un plan (en mouvement inertiel), elle va se déplacer en ligne droite en raison du principe d’inertie. Si ce plan est en rotation, la boule se déplacera toujours en ligne droite relativement un observateur extérieur mais relativement à uobservateusit suplaenrotation, elle aura une trajectoircourbe. La Terre étant un repère en rotation, la force de Coriolis y joue un rôle important  cest elle qui explique que les mouvements des masses d’air et des liquides sont déviés vers la droite dans lhémisphère nord et vers la gauche dans lhémisphère sud. Dans la physique relativistgaliléenne repose sur la conservation des lois dans lerepères en déplacement inertiel, le repère inertiel est un repère privilégié. Mais dans la théorie de la relativité générale formule des lois valables pour nimporte quel repère (Einstein parle de « système de coordonnées » oSC dans L’évolution des idées en physique).
[8] P.Frank, p.225
[9] P.Frank, p.234
[10] Michel Bitbol, L’aveuglante proximité dréel, Flammarion, 1998, collection « Champs », chapitre I
[11] Op. cit. p.247
[12] Op. cit. p.249

Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...

On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’...