jeudi 15 janvier 2004

La fin de la démocratie


Un tournant majeur ?

L'État laisse autant que possible les individus jouer librement, pourvu qu'ils ne prennent pas leur jeu au sérieux et ne le perdent pas de vue, lui, l'État. Il ne peut s'établir d'homme à homme de relations qui ne soient inquiétées, sans « surveillance et interventions supérieures ». Je ne puis pas faire tout ce dont je serais capable, mais seulement ce que l'État me permet de faire …
(Max Stirner : L’Unique et sa propriété)
Vieille plaisanterie : quelle est la différence entre la dictature et la démocratie ? La dictature, c’est « boucle-là ! » et la démocratie, c’est « cause toujours ! » Description on ne peut plus précise de notre situation politique. Celle de la France sous Chirac II, mais aussi celle de la plupart des « grandes démocraties » qui ne sont plus, depuis belle lurette, « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », si jamais elles l’ont été. Car il faut partir de là : en ce début de troisième millénaire (pour les chrétiens !), la démocratie rend l’âme et cède pacifiquement la place à des oligarchies qui aspirent au contrôle total.
Nous avions pris l’habitude de croire que la ligne du progrès était celle de la croissance de la démocratie. La première moitié du siècle dernier a été celle de la mise en cause brutale des principes démocratiques et des régimes qui s’en réclamaient. Au xixe siècle, les choses étaient simples : d’un côté ceux qui se situaient dans le prolongement des révolutions américaines et françaises et de l’autre la réaction monarchiste et féodale : le peuple contre ceux du château. Les années 20 et 30 du siècle dernier ont vu l’apparition de mouvements révolutionnaires anti-démocratiques : le bolchevisme et les fascismes. Les fascismes s’appuyaient en partie sur le vieux fonds réactionnaire et reçurent très vite le soutien des forces traditionnelles de la contre-révolution. Mais ils avaient réussi à l’aide d’une rhétorique « anti-capitaliste » a entraîner des individus et même des mouvements qui venaient de la gauche. Le bolchevisme, quant à lui, marquait une véritable rupture dans la tradition d’un socialisme qui se battaient pour la République démocratique et considérait que la « dictature du prolétariat » n’était qu’une formule emphatique pour parler de la majorité parlementaire d’un parti socialiste ou social-démocrate.
La défaite du nazisme devait faire de la démocratie la valeur clé de la nouvelle époque historique. Les droits de l’homme devenaient des droits universels et même les régimes staliniens étaient censés se réformer ; on crut un temps à la troisième voie, à la convergence des deux systèmes et même au « socialisme à visage humain. » De Galbraith à Maurice Duverger en passant par le tchèque Ota Sik, la troisième voie trouva même de brillants théoriciens, même si ses incarnations politiques furent nettement moins convaincantes.
Après l’effondrement de l’URSS, Francis Fukuyama annonça la « fin de l’histoire », c'est-à-dire le triomphe définitif de la démocratie. Les dictatures militaires soutenues par les USA disparaissaient les unes après les autres et l’Amérique Latine retrouvait la voie des urnes pendant qu’à l’Est, on s’essayait, dans la confusion et avec les inévitables maladresses des novices, aux joies de la démocratie parlementaire, jusqu'et y compris dans la vieille Russie plus habituée au knout et à la déportation qu’à la liberté de la presse et au débat politique.
Malheureusement l’histoire de Fukuyama – reprise par Emmanuel Todd[1] – est un conte tout juste bon pour la « bibliothèque rose ». Pas seulement parce que, ici et là, en Russie par exemple, les vieilles manies dictatoriales ont la vie dure ; pas seulement parce que le « communisme héréditaire » de la Corée du Nord donne parfois des sueurs froides ; pas seulement parce que les mouvements islamiques sont tout sauf démocratiques. Non, la situation est beaucoup plus grave : ce sont les plus vieilles démocraties, celles qui sont les mieux rôdées, qui ont eu le temps de se perfectionner et qui reposent une population instruite, qui sont en train de se transformer en oligarchies liquidant peu à peu tout ce qui constitue la vie même des sociétés démocratiques, tout ce qui constitue la vie politique tout court.
Que l'on comprenne bien. La démocratie un est idéal bien flou et dont la réalisation a toujours été très imparfaite. En dépit des proclamations, le peuple n’a vraiment pris son destin en main qu’en de rares failles de l’histoire. De fait, c’est toujours une minorité qui a décidé ; de fait, les plus riches ont toujours occupé le devant de la scène et la liberté de la presse fut surtout la liberté des plus fortunés à défendre leurs opinions et leur version de la vérité… Cependant, aussi imparfaite qu’elle ait été, la démocratie était l’enjeu d’un débat et le terrain de combats politiques. Les non propriétaires étaient-ils exclus du suffrage, de la participation à la vie publique, du contrôle de leur vie sociale et économique ? On se battait pour le suffrage universel, pour la représentation politique des ouvriers, pour les droits sociaux des travailleurs. Contre la « raison d’État » et les manœuvres de la caste militaire, on mobilisa les dreyfusards. Contre l’esclavage, les États-Unis durent faire une deuxième révolution, qui se transforma en une sanglante guerre civile. Il fallut encore des mobilisations de masse et pas mal de morts pour que soit imposée l’égalité des droits civiques dans les années 60.
C’est ce mouvement qui s’est interrompu et même inversé depuis les années 90. La tendance générale qu’on peut observer avec maintenant un certain recul, ce n’est pas une tendance au progrès de la démocratie mais une régression sur toute la ligne. Dans un pamphlet revigorant, Luciano Canfori fait cette remarque : l’évènement le plus important du début du xxie siècle n’est pas l’attentat meurtrier contre le deux tours du World Trade Center à New York en septembre 2001, mais la fraude électorale en Floride qui permet à M.Bush, frère du gouverneur de Floride, d’être élu contre la majorité des voix des citoyens des États-Unis. Canfori pourrait bien avoir raison. Dans le New York Times (3 juillet 2003), Paul Krugman, l’un des économistes les plus réputés se demande si les États-Unis ne sont pas en marche vers le gouvernement du parti unique. En France, les choses ne vont guère mieux : une extravagante séquence électorale conduit Jacques Chirac de 14% des inscrits au premier tour des élections de 2002 à un triomphe de carton pâte, digne d’une république bananière au second tour. Les naïfs ont sans doute pensé que le « danger Le Pen »[2] allaient inciter les politiques et notamment ceux qui reprenaient le pouvoir à considérer la situation avec sérieux. Il n’en est rien : le gouvernement de M.Chirac, avec un acharnement digne d’une meilleure cause, s’acharne à démontrer que la politique n’a plus aucun intérêt et qu’il faut désormais laisser le pouvoir aux managers et aux représentants des grands intérêts financiers dont le gouvernement est le valet zélé, M. Seillières du MEDEF lui décernant chaque jour ou presque des brevets de bonne conduite. Corrompue sous le règne sans partage de la démocratie chrétienne, la démocratie italienne n’a pas réussi à se laver les mains[3] et elle est tombée de Charybde en Scylla, en passant sous la coupe de démagogues grossiers et totalement incompétents, d’hommes d’affaires louches et d’un magnat de la communication qui a transformé les médias audiovisuels italiens en une copie assez réussie de la télévision polonaise après le coup d’État de Jarulewsky.
Partout, les citoyens, constatant leur impuissance, découragés ou mis sur la touche, se retirent. Les taux de participation s’effondrent. Les partis politiques sont désertés et le gouvernement Raffarin en France en a pris la mesure en annonçant que le nouveau référendum régional pourrait être déclaré valable même avec un taux de participation de 30%… L’aveu est de taille.
La gauche « de gauche » ou « radicale » a fait de la lutte contre le libéralisme son mot d’ordre unificateur. Ce n’est pas faire preuve d’une grande perspicacité historique car si nous sommes menacés de quelque chose, ce n’est pas du libéralisme ! Les politiques policières et pénales des États-Unis que la France, de droite et de gauche, cherche à imiter, ne sont pas spécialement libérales. Les réformes de l’éducation, dans tous les pays avancés, ont mis en pièce toute éducation libérale au sens où Léo Strauss emploie ce terme. La mise au pas des syndicats, la chasse         aux mauvaises têtes, le « management » totalitaire des « ressources humaines », ce n’est pas non plus du libéralisme. La domination de la « majorité morale » de ce que les mauvaises langues appellent la « Bible belt »[4] aux États-Unis n’est pas, non plus, un trait libéral patent. On définit généralement le libéralisme par les droit individuels, la liberté de conscience et le gouvernement représentatif. Sur tous ces plans, on a enclenché une marche arrière rapide et fort inquiétante. Évidemment la gauche radicale ne vise pas le libéralisme politique, mais le libéralisme économique.
Encore une fois, « l’anti-libéralisme » fait largement fausse route : la libre concurrence n’est pas l’objectif des gouvernements des grandes puissances. Entre les mesures protectionnistes pour défendre ses industries en déclin, le « keynésianisme militaire » et les pressions multiples pour défendre leurs marchés agricoles, les dirigeants des États-Unis ont montré qu’ils ne font aucun cas des grands principes du libéralisme économique, lesquels ne sont que des bavardages creux pour servir de bagage intellectuel aux élèves des écoles de commerce. En outre, aucune grande entreprise n’aime la concurrence ; elle réclame au contraire le monopole et la protection de l’État, y compris militaire. Le capitalisme expliquait Braudel, n’est pas né de la concurrence mais du monopole, de la concession royale et du commerce lointain et le capitalisme contemporain s’en souvient.
La gauche « de gauche », comme l’autre, ne commencera à redresser la tête et à pouvoir offrir une issue que lorsqu’elle comprendra ce qui est réellement en cause. L’offensive contre le socialisme sous toutes ses formes, commencée à la fin des années 70, n’a pu gagner que parce que les idéologues de ce qu’on a appelé le « néolibéralisme » ont fait fond sur une aspiration profonde des travailleurs à plus de liberté, à mieux contrôler leur propre activité et à ne pas devoir leur vie aux bons soins de l’assistance publique. Bref, les néo-libéraux ont promis des lendemains qui chantent à tous ceux qui faisaient valoir les droits de l’individualisme. On peut juger l’individualisme d’un point de vue sociologique ou moral. Reste qu’il est le produit de l’industrie moderne ainsi que Hegel et Marx l’avaient bien vu. Et on ne pourra pas faire marche arrière, ni retrouver des salariés à peine sortis des systèmes de dépendance traditionnels de la vie rurale – la communauté et l’église. L’échec des tentatives nostalgiques de reconstituer l’unité de la République et de la « sociale », comme celle de Jean-Pierre Chevènement, réside sans doute là et non dans des fautes tactiques ou stratégiques – même si elles ont joué leur rôle.
Si on doit s’attaquer à l’escroquerie du « néo-libéralisme », il faut taper au bon endroit :  le « néolibéralisme » est incapable de tenir ses promesses, quand bien même en aurait-il eu l’intention. Le développement des sociétés capitalistes – et elles le sont toutes à un degré ou à un autre – loin de promouvoir la liberté et la maîtrise par chacun de son propre destin renforce les mécanismes de la domination, de la colonisation des consciences, de la mise au pas des individus. Et cela se fait en utilisant des moyens très différents de ceux des vieilles dictatures : non plus la grossière propagande pour le chef bien-aimé mais des justifications subtiles fournies d’abondance par les « sciences économiques » qui sous couvert de science défendent consciencieusement « l’économie de marché », pseudonyme du vieux capitalisme de toujours. Certains les spécialistes, les vrais, des sciences économiques et sociales refusent encore souvent de jouer la partition que les « grands » de ce monde ont écrite pour eux ; des « économistes contre la pensée unique »[5] aux « éconoclastes »[6], l’Université et l’enseignement supérieur refusent encore de marcher au pas. Qu’à cela ne tienne, le MEDEF mène campagne ouverte pour en finir avec le pluralisme dans l’enseignement des sciences économiques à l’Éducation Nationale. Les patrons ont reçu le soutien sans nuance du gouvernement Raffarin lors d’un colloque tenu à l’automne 2003. Un épisode révélateur entre tous des batailles en cours. Non la terreur physique de masse mais la manipulation, l’abrutissement médiatique et la mise au pas des intellectuels. Sans oublier le recours à la très ancienne recette des jeux du cirque qui envahissent toujours plus l’espace public. À la domination brouillonne et inutilement voyante se substitue une domination infiniment plus « professionnelle », les bourreaux et les spadassins ayant cédé la place aux experts pour plus de sûreté et d’efficacité. Inutile d’enfermer les mauvaises têtes dans des prisons ou dans des camps. Il suffira de rendre leur voix inaudible. Et cela marche plutôt bien.
Les temps modernes ont commencé avec le retour en force de la figure du citoyen qui devait se substituer au sujet. La montée presque irrésistible des oligarchies[7] renvoie le citoyen aux poubelles de l’histoire – c’est d’ailleurs la raison pour laquelle le mot « citoyen » est surtout employé comme adjectif à connotation moralisante – être citoyen, c’est ramasser ses papiers gras et faire preuve de charité pour son prochain dans la peine, mais surtout pas, ô horreur, « être tour à tour gouvernant et gouverné » comme le disait Aristote. Consommateur, client, ressource humaine, voilà les nouveaux noms du sujet de Sa Majesté le Capital. Voilà pourquoi la démocratie doit être démantelée – en douceur, car le cadavre vit encore.
C’est d’abord à un état des lieux de la croissance des oligarchies que les pages qui suivent sont consacrées. Les exemples des États-Unis et de la France – les deux plus vieilles démocraties des Temps Modernes – l’illustreront largement. Dans un  deuxième temps, on examinera quelques unes des grandes idéologies contestataires. On verra que « l’alter-mondialisation » tout comme son accompagnent radical « mouvementiste »[8] sont incapables de répondre aux questions posées tout simplement parce qu’est éliminée la question politique, c'est-à-dire celle de l’État dont la démocratie n’est qu’une des figures. Enfin, on esquissera les grandes lignes d’un projet républicain qui, faisant de la liberté du citoyen dans une République libre la revendication centrale, permet d’unir démocratie politique et démocratie sociale. Non pas une République réactionnelle et essentielle conservatrice, fondée sur la nostalgie d’un âge d’or, mais une République qui soit véritablement la non-domination, pour reprendre la formule de Philip Pettit.

De la démocratie en Amérique ?

En cet automne 2000, la République des États-Unis connaît l’une de ses crises les plus graves. Peut-être la plus grave depuis la guerre de sécession. À la fin de la journée consacrée à l’élection du président de la République au suffrage universel indirect[9], personne n’est capable de dire qui est élu. En suffrages, Al Gore, le candidat démocrate est en tête, mais le mode de scrutin ne lui garantit pas la victoire. Il lui faut la majorité des mandats et c’est la Floride qui va faire la décision. En Floride, le gouverneur est, par ailleurs frère du candidat du « Great Old Party ». Mais en Floride, la comptabilisation des voix est un art difficile. Un peu comme au tiercé jadis, on vote, dans ce pays ultra moderne, en perçant des trous dans des bulletins multiples. Si bien qu’on ne se sait plus vraiment pour qui l’électeur a voté.
Dans un premier temps, les suffrages illisibles avaient été plutôt attribués à Bush. Puis on a commencé à recompter et les choses changeaient. L’avance de Bush se rétrécissait. Puis on arrêta de recompter en attendant une décision de la cour suprême, d’abord celle de Floride, ensuite celle de l’Union … et on recommença à compter. Jusqu’à ce que la cour suprême décide qu’il n’était plus nécessaire de compter et que Bush était bien le candidat élu. Un tribunal – à majorité républicaine, donc pro-Bush, soit dit en passant – décidait en lieu et place des électeurs. Il n’est pas certain que la démocratie américaine se remette de ce véritable coup de force.
L’affaire, en effet, est loin d’être anecdotique. En matière de démocratie, du reste, les États-Unis sont un miroir grossissant : les qualités y sont mises en lumière mais les tares que, nous autres Européens savons peut-être mieux cacher sont particulièrement visibles. Et surtout le nouveau rôle du « modèle américain » dans le paysage intellectuel fait de toute crise à Washington notre propre crise.
De Jean-François Revel à Pascal Bruckner, du Figaro aux gauchistes à peine repentis, l’Amérique (en fait les États-Unis, mais l’assimilation est significative) est devenue le modèle insurpassable ; à bien des égards, New York occupe dans l’imaginaire des intellectuels français la place que tenait jadis Moscou. Des méthodes comptables à la politique pénale, en passant par les OGM et les « block busters » qui occupent les salles de cinéma, le soleil se lève à l’Ouest ! Tocqueville, transformé en parangon de la démocratie américaine et du libéralisme[10], remplace Marx et Rousseau au Panthéon de la philosophie politique. Reprenant les slogans messianiques des présidents états-uniens, nos intellectuels consomment à haute dose un nouvel opium : le culte de la « démocratie américaine » qui montre au monde la voie du salut. Dans le monde des affaires, il n’y a plus de doute : la vraie vie commence à Wall Street : c’est de New York que Michel Bon, alors pédégé de France Telecom, avait annoncé la mise en bourse de la deuxième entreprise publique française. C’est encore à New York que s’était installé le nouvel empereur des médias, Jean-Marie Messier – qui devait bientôt apprendre que la roche Tarpéienne est proche du Capitole.
Alors que les films états-uniens occupent entre 60 et 70% du marché cinématographique français, que les Mc Donald attirent la clientèle jeune et moins jeune, que le modèle économique et social importé d’outre-Atlantique s’impose, quels que soient les gouvernements, de gauche comme de droite, on a multiplié les colloques sur le « mal » de l’anti-américanisme qui rongerait la France. Certains vont même jusqu’à voir dans la méfiance à l’égard de l’Oncle Sam une résurgence de l’anti-sémitisme, tant est-il que s’est enracinée l’idée que l’Amérique est le nouvel Israël et les états-uniens le peuple élu. Pascal Bruckner et quelques autres y allèrent d’une croisade contre le soi-disant anti-américanisme congénital de la France. On tint colloque et la presse bien-pensante s’en fit l’écho complaisant.
Si l’anti-américanisme est le socialisme des imbéciles, l’américanophilie n’est pourtant pas la preuve d’une force d’esprit supérieure. Nos américanophiles font preuve d’un aveuglement volontaire qui rappelle irrésistiblement celui dont firent preuve jadis les « amis de l’URSS » à l’égard de la « patrie socialisme ».
La démocratie, selon une définition classique, énoncée par Lincoln et reprise par Marx, c’est « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple »[11]. La définition est un peu redondante, car tout gouvernement est le gouvernement du peuple, car on se demande quelle autre tâche pourrait occuper les gouvernants. Pour que la proposition ait un sens, il faut donc que le gouvernement soit considéré par le peuple comme son gouvernement et non le gouvernement imposé par une puissance étrangère ou par une caste privilégiée. De ce premier point de vue, la démocratie américaine fut d’abord une démocratie des propriétaires plus qu’un gouvernement du peuple, ou, plus exactement, la définition même du peuple excluait de larges parties de la population, non seulement les esclaves mais encore toutes sortes de catégories d’exclus. On oublie un peu vite que l’égalité de droit de tous les citoyens états-uniens est un conquête récente puisqu’elle n’a pas même quarante ans. Mais l’égalité de droit est loin d’épuiser la question. Depuis ses origines, la démocratie américaine est de fait entre les mains d’une caste dirigeante, d’une véritable aristocratie, aux contours variables, qui a exproprié politiquement le peuple. C’est non seulement un constat historique et sociologique mais aussi le thème récurrent des campagnes électorales : de Theodor Roosevelt attaquant le pouvoir des robber barons – les nouveaux maîtres de l’industrie – à Eisenhower dénonçant le pouvoir du complexe militaro-industriel. Les romans policiers ne cessent de montrer la collusion de la police, des riches capitalistes et des voyous. Mais les temps changent : jadis, le héros, comme le détective de Dashiell Hammett dans La moisson rouge finissait par éradiquer la corruption et punir les méchants. Dans L.A. Confidential, les héros éliminent les tueurs mais sont contraints à taire la vérité et sauver la mise des politiciens pourris. Même dans le polar, on renonce à faire triompher le bien. Plus d’Hercule pour nettoyer les écuries d’Augias !
Le système politique américain favorise institutionnellement cet accaparement de la démocratie par les classes dirigeantes. Paradoxalement, c’est l’extrême répartition des pouvoirs dans le système fédéral qui assure la main-mise de la classe dirigeante et la stabilité d’un ordre social qui leur soit favorable. Ainsi le caractère fédéral de l’État conduit à un système électoral à deux niveaux pour l’Union. Tocqueville faisait déjà remarquer que ce système avait les mêmes effets qu’un scrutin censitaire. Il permettait d’éviter que la plèbe ne s’empare du pouvoir. Le Sénat, à raison de deux sénateurs par État, quelle que soit sa population,[12] exprime parfaitement la dimension aristocratique de la démocratie américaine, alors que la chambre des représentants, élue de la population est plus perméable à l’influence des « basses classes ».
En bas, la démocratie américaine paraît très démocratique. Les citoyens sont régulièrement appelés à voter sur les questions qui concernent la ville ou le comté. Ceux qui ont fait de la « démocratie participative » leur nouveau point de ralliement devaient aller la voir en pratique dans les collectivités locales des États-Unis. Mais l’extrême dispersion du pouvoir politique combinée avec la forte concentration et structuration du pouvoir économique permet la sélection d’une élite dirigeante représentant très exactement la mince couche du grand capital états-unien. C’est très clair si on étudie les cercles dirigeants républicains où le pétro-business joue un rôle clé. Mais les « démocrates » sont eux aussi des oligarques. La différence entre démocrates et républicains est essentiellement une différence de clientèle – un terme qu’il faut prendre ici au sens qu’il avait chez les Romains – les démocrates s’étant spécialisés dans les minorités ethniques et les chefs syndicalistes, les républicains s’étant assurés le quasi monopole des évangélistes et des religieux obscurantistes plus ou moins fanatiques qui sont paradoxalement si nombreux dans ce pays de la science et de la technique toutes-puissantes.
Les patriciens protestants qui ont inventé les États-Unis ne manquaient pas de génie. Ils ont trouvé une formule politique qui immunisera leur pays non seulement contre les crises politiques à répétition qu’ont connues les républiques parlementaires européennes mais aussi contre tout changement et contre toute irruption du peuple sur la scène politique où se joue son destin.
Marx et Engels, sur leurs vieux jours en étaient arrivés à l’idée que la conquête du suffrage universel par une classe ouvrière devenue numériquement majoritaire dans les pays capitalistes avancés donnerait presque naturellement le pouvoir aux partis socialistes et communistes « à l’ancienne » – c'est-à-dire dans le sens que ces termes avant la révolution russe. Dès lors que les ouvriers gagnèrent le droit de vote, il semblait que le parlementarisme anglais pouvait devenir l’instrument d’un parti du travail pour imposer des lois conformes à leurs intérêts de classe. De fait, même si le Labour Party n’a jamais eu l’intention de transformer radicalement la société britannique, sa venue régulière au pouvoir a imposé des transformations sociales importantes. Il a fallu la contre-révolution thatchérienne pour commencer à démanteler l’édifice de l’État social construit par Attlee en 1945.
Mais ce sont les États-Unis qui, selon les fondateurs du communisme moderne, devaient fournir le modèle d’un passage pacifique au socialisme, et ce parce que l’appareil d’État central y était plus faible et la démocratie plus profondément enracinée dans les pratiques populaires. Pourtant, ce n’est pas aux États-Unis mais en Europe que les ouvriers réussirent le mieux à transformer l’État, pour partie,  dans le sens que dessinaient Marx et Engels. En France, en Italie, en Allemagne, en Scandinavie, les « partis ouvriers », soit directement, soit par la menace qu’ils faisaient peser sur les « partis bourgeois », ont réussi pendant plusieurs décennies à représenter la possibilité sinon d’une alternative sociale radicale du moins d’une autre logique que celle du mode de production capitaliste. Les classes dirigeantes des États-Unis n’ont jamais eu à affronter des conjonctures aussi désagréables. Leur constitution les en a protégés.
Il paraît que les États-Unis sont la plus ancienne démocratie. C’est évidemment un premier mensonge : Athènes fut démocratique deux mille ans avant les treize États. Ces deux démocraties ont d’ailleurs une particularité commune, celle de reposer sur l’esclavage[13]. Si les pères fondateurs qui se réunissent à Philadelphie en 1787 ne sont pas des esclavagistes, mais des apôtres de la religion du progrès qui éliminera progressivement les restes d’un passé barbare, la Constitution américaine, cependant, respecte scrupuleusement l’esclavage.
Ainsi, elle interdit au congrès d’intervenir dans le commerce des esclaves pour une période de vingt ans et requiert qu’il mate les rébellions. Les États non esclavagistes s’engagent à renvoyer les fuyards dans leur État d’origine et les esclaves ne peuvent avoir recours à la Cour Suprême. Le principe d’égale représentation des États au Sénat est d’abord adopté en vue de garantir la défense des propriétaires d’esclaves qui contrôlent les États du Sud. Grâce au droit de veto, le Sénat est de fait soumis à ces propriétaires d’esclaves également dans le domaine de la politique étrangère et de la justice fédérale.
Bâtie sur un fondement aussi douteux, la Constitution américaine a été transformée en objet de foi intouchable, afin de protéger un « système constitutionnel fondamentalement irrationnel de toute analyse critique » (Daniel Lazare). C’est pourquoi la Constitution ne peut pratiquement pas être changée tant la moindre modification nécessite de procédures complexes soutenues par une quasi unanimité. Le résultat est connu : un système bloqué qui garantit la domination sans partage d’une mince oligarchie – qui se reproduit éventuellement par cooptation mais prend de plus en plus souvent les voies héréditaires : les Bush sont loin d’être une exception dans la caste dirigeante.  Mais c’est aussi un système qui reste, selon l’expression de Daniel Lazare « un cauchemar d’inefficacité baroque », avec la multiplication des commissions et comités élus, et les différences législatives importantes d’un État à l’autre. En pratique, le pouvoir appartient à ceux qui ont les moyens d’intervenir dans tous ces échelons d’administratifs et politiques, d’y recruter des hommes des partisans, d’y placer des hommes de paille. La démocratie tient beaucoup du « féodalisme bureaucratique » avec sa pyramide de barons et de seigneurs. L’épisode de l’élection de l’acteur culturiste Arnold Schwarzenegger comme gouverneur de l’État de Californie est révélateur. Le gouverneur démocrate qui venait d’être réélu a été destitué à la suite d’une pétition demandant sa révocation, une pétition lancée par quelques notables très riches et très influents qui voulaient se débarrasser des programmes sociaux coûteux que le gouvernement démocrate avait développé notamment en direction des immigrés chicanos. « Schwarzy », qui pourtant ne figure pas parmi les républicains les plus droitiers, s’est engagé dans une campagne démagogique assez répugnante pour passer le balai dans les programmes sociaux et, ayant lui-même épousé une Kennedy, il a reçu le soutien du clan Kennedy, réputé démocrate.
Parmi les caractéristiques de l’État prolétarien qui devait conduire au socialisme, Marx en donnait deux très importantes : 1° l’État à bon marché et 2° des députés élus et révocables par le peuple. Le révocation du gouverneur démocrate Gray Davis accomplit la deuxième partie du programme et la campagne de Schwarzenegger visait la première partie. Évidemment, le vieux Marx ne voyaient pas les choses comme ça. Mais, comme le craignaient déjà les auteurs classiques, la distance entre démocratie et démagogie, entre peuple et populace, est peut-être plus courte qu’on ne le croit.
La constitution ne pouvait suffire. Classe dominante sûre d’elle-même, émancipée de toute complexe moral à l’égard de la puissance de l’argent, sans le moindre sentiment de ce que pouvait vouloir dire la formule « noblesse oblige »,cupide avec une naïveté presque touchante, et liée aux gens de sac et de corde qui partaient à l’assaut de la frontière, avec comme seul précepte que le meilleur ami de l’homme est son revolver, la bourgeoisie US ne s’est jamais embarrassée de considérations démocratiques dès lors que les intérêts du capital étaient en jeu. Lénine, moins naïf que Marx et Engels, faisait remarquer que les États les plus démocratiques sont aussi ceux qui sont les plus proches de la guerre civile. La bourgeoisie US a mené avec une constance remarquable une guerre civile permanente contre sa propre classe ouvrière. Des martyrs de Haymarket à Chicago en 1886 à Sacco et Venzeti, des méthodes de corruption et de l’utilisation de la mafia à celle des agences de sécurité privées ou FBI contre le syndicalisme en passant par une justice aux ordres embastillant dès qu’il le fallait les « éléments dangereux », toute l’histoire sociale de ce pays contredit violemment la légende de l’Amérique démocratique soucieuse des droits individuels. Une légende que les benêts appointés qui forment le gros de l’intelligentsia européenne reprennent aujourd’hui avec d’autant plus d’acharnement qu’ils furent souvent les thuriféraires de Staline, Mao ou Enver Hodja dans la période antérieure … et doivent avoir beaucoup à se faire pardonner.
Domenico Losurdo[14] donne un exemple comparatif très parlant. L’Allemagne impériale en pleine première guerre mondiale condamne le socialisme internationaliste Karl Liebknecht à deux ans et demi de prison après l’avoir laissé utiliser pendant un certain temps la tribune du Parlement pour dénoncer la guerre. En 1918, Eugen Debbs, le dirigeant des socialistes américains, qui avait connu la prison pour avoir apporté son soutien un grève des transports, se voit infligé dix ans de prison pour un discours contre la guerre. Entre la « démocratique » Amérique et l’Allemagne du Kaiser, le grand prix des libertés civiles ne va pas aux donneurs de leçons patentés.
La répression contre le mouvement ouvrier et syndical au XIXe et au XXe siècle a été bien plus systématique et bien plus violente aux États-Unis que dans tous les pays européens s on excepte la période fasciste et nazie en Allemagne et en Italie. La reconnaissance du syndicalisme sous le « new deal » apparaît comme un évènement exceptionnel et si le syndicalisme a pu se développer jusqu’aux années 70, c’est peut-être parce qu’il s’agissait d’un syndicalisme très largement domestiqué, lié organiquement aux partis au pouvoir, voire investi par la mafia, en tout cas un syndicalisme qui jamais ne met en cause le capitalisme en tant que système social. Il suffit de rappeler la manière dont le FBI et les chef mafieux se sont unis dans l’immédiat après-guerre pour expulser les trotskistes américains de l’AFL-CIO et de leur travail.
L’ère Reagan a commencé par une attaque brutale contre le syndicalisme avec le licenciement de dix mille contrôleurs aériens en grève. Les suivants se le sont tenu pour dit. Aujourd’hui, de nombreuses firmes font leur publicité auprès des investisseurs en garantissant qu’elles sont « union free », « libres de syndicats ». Encore récemment, l’administration Bush utilisait la bonne vieille loi Taft-Hartley de 1947 pour briser des grèves dans les compagnies aériennes. Même les syndicats aux ordres – car les dirigeants de l’AFL-CIO sont des agents de la classe dominante – sont intolérables au patronat états-unien, car ces syndicats aux ordres ne peuvent garder leur emprise sur les travailleurs organisés qu’en négociant des accords d’entreprise qui offrent un minimum de protection sociale et de garanties salariales aux travailleurs. Le gouvernement, « as usual », apporte un soutien sans réserve aux patrons. Les tracasseries administratives se multiplient. Ainsi : « Alors que la Maison Blanche s’était opposée bec et ongles à toute nouvelle réglementation sur l’air, la qualité de l’eau ou l’hygiène alimentaire en invoquant son aversion pour la bureaucratie et la paperasse, en décembre dernier le ministère du travail a adopté plusieurs décrets obligeant les syndicats à détailler chacune de leurs dépenses supérieures à 2 000 dollars engagées lors d’une campagne de recrutement, d’une grève, ou d’une action de type parlementaire ou politique. Une disposition pareille constitue un cauchemar qui va accabler un peu plus leurs permanents déjà encombrés de formalités administratives beaucoup plus lourdes qu’en Europe. »[15]
Le « Patriot Act » et l’offensive de Bush contre les libertés civiles au motif de lutte contre le terrorisme n’arrangent évidemment pas la situation. L’acteur Tim Robbins dénonçait le 15 avril 2003 « le climat de peur qui règne sur la nation. » Le grand philosophe du droit Ronald Dworkin ne cesse de dénoncer la régression des libertés fondamentales. Selon lui, l’administration Bush « a violé ou ignoré de nombreux droits et libertés fondamentaux et nous devons maintenant déplorer que le caractère de notre société change pour le pire. »[16] Il ajoute : « L’administration a très largement étendu et la surveillance des individus privés et la collecte des données les concernant. Elle détient des centaines et des centaines de prisonniers, parmi lesquels de nombreux citoyens américains, mis au secret indéfiniment, sans charges et sans possibilité d’accéder à un avocat. Elle menace d’exécuter certains de ces prisonniers après des procès devant un tribunal militaire spécial où les procédures de défense protégeant les innocents contre une condamnation ne sont pas valables. » Ajoutons qu’après de nombreux recours intentés par les défenseurs des droits de l’homme, la Cour Suprême, à majorité très conservatrice, a donné raison à l’administration Bush. Comme la cour suprême est l’instance qui dit le droit en dernière analyse et réforme la Constitution, cette décision constitue donc la liquidation officielle, constitutionnelle, de ce grand principe de l’habeas corpus qui faisait la fierté des Anglo-saxons.
La description que donne ici Dworkin est typiquement celle des régimes autoritaires et non celle d’une démocratie. Mais il est vrai que ces remarques ne peuvent ébranler la caste dirigeante des États-Unis : la « démocratie » US ne peut pas être jugée au nom d’une norme extérieure puisqu’elle est elle-même la norme. Les libertés civiles en général sont les libertés civiles US, les droits de l’homme et du citoyen sont les droits de l’homme et du citoyen américain et la démocratie, c’est le régime politique des États-Unis. C’est cela la « manifest destinity » états-unienne !
Jusqu’à présent nous n’avons considéré la « démocratie états-unienne » que du point de vue intérieur. Sur l’arène internationale la « manifest destinity » n’est rien d’autre que la politique de puissance la plus cynique. Une politique où tous les coups sont permis y compris ceux qui finissent par se retourner contre leurs auteurs. Soucieux de protéger la vie de leurs boys, les dirigeants états-unien sont beaucoup moins regardant quand il s’agit de celle des populations civiles qui ont le malheur de bénéficier de leur attention vigilante. 47.000 GI’s tués au Vietnam mais plus de un million de Vietnamiens. Le décompte est d’ailleurs difficile car les bombes défoliantes continuent de faire des victimes par milliers. Dans ce qu’ils considèrent depuis toujours comme leur « arrière-cour », les États-Unis ont soutenu tous les coups d’État les plus sanglants, les défenseurs attitrés de la « démocratie » se sont spécialisés dans la formation professionnelle des tortionnaires et il suffit d’écouter, encore aujourd’hui,  cet assassin brutal et dépourvu de tout sens moral qu’est Kissinger pour se rendre compte que ces gens-là n’ont rien oublié et rien appris et sont prêts à recommencer dès que l’occasion s’y prête. Pour les milliers de morts du Chili, l’assassinat d’Allende, les dizaines de milliers de prisonniers et disparus, pas une fois le prix de Nobel de la paix n’a manifesté le moindre remords.
Le plus remarquable cependant est l’alliance historique nouée par les États-Unis avec l’islam le plus réactionnaire. On sait que tout à commencé par la rencontre en Méditerranée, le 14 mai 1945, entre Roosevelt et Ibn Saoud, une rencontre qui scellera les accords dits du « Quincy » – du nom du vaisseau de guerre sur lequel Roosevelt avait pris place. Curieuse alliance que celle qui unit le patricien éclairé qu’est Roosevelt et le représentant d’un régime qui applique la charia sous sa forme la plus brutale – lapidation des femmes soupçonnées d’adultère, main coupée aux voleurs et encore tout récemment exécution des homosexuels. La raison de cette alliance est pétrolière d’abord, géopolitique ensuite : les États-Unis profitent de la guerre pour évincer les Anglais de leurs principales positions en Asie et au Moyen Orient.
Mais le cynisme de grande puissance n’explique pas tout. Rendons           aux thuriféraires de Washington ce qui leur revient : quand ils affirment que les dirigeants de la Maison Blanche agissent par conviction et non par calcul cupide, ils ont en partie raison. Il y a entre les fanatiques Wahhabites et les descendants des puritains anglo-saxons quelques connivences dans l’attitude à l’égard du monde profane des mécréants. Bush succède à Clinton et la plus grave crise que ce dernier ait eu à affronter ne concerne ni les affaires sociales, ni la situation internationale, mais, comme le dit Philip Roth, l’affaire de la turlute. Dans « La tache », l’un des plus puissants romanciers américains contemporains résume ainsi la situation :
« Non, si vous n'avez pas connu 1998, vous ne savez pas ce que c'est que l'indignation vertueuse. L'éditorialiste William F. Buckley, conservateur, a écrit dans ses colonnes : « Du temps d'Abélard, on savait empêcher le coupable de recommencer », insinuant par là que pour prévenir les répréhensibles agissements du président (ce qu'il appelait ailleurs son « incontinence charnelle ») la destitution, punition anodine, n'était pas le meilleur remède : il aurait mieux valu appliquer le châtiment infligé au XIIe siècle par le couteau des sbires du chanoine Fulbert au chanoine Abélard, son collègue coupable de lui avoir ravi sa nièce, la vierge Héloïse, et de l'avoir épousée. La nostalgie nourrie par Buckley pour la castration, juste rétribution de l'incontinence, ne s'assortissait pas, telle la fatwa lancée par l'ayatollah Khomeiny contre Salman Rushdie, d'une gratification financière propre à susciter les bonnes volontés. Elle était néanmoins dictée, cette nostalgie, par un esprit tout aussi impitoyable, et des idéaux non moins fanatiques.
En Amérique, cet été-là a vu le retour de la nausée ; ce furent des plaisanteries incessantes, des spéculations, des théories, une outrance incessantes ; l'obligation morale d'expliquer les réalités de la vie d'adulte aux enfants fut abrogée au profit d'une politique de maintien de toutes les illusions sur la vie adulte ; la petitesse des gens fut accablante au-delà de tout ; un démon venait de rompre ses chaînes, et, dans les deux camps, les gens se demandaient : « Mais quelle folie nous saisit ? » ; le matin, au réveil, les femmes comme les hommes découvraient que pendant la nuit, le sommeil les ayant affranchis de l'envie et du dégoût, ils avaient rêvé de l'effronterie de Bill Clinton. J'avais rêvé moi-même d'une banderole géante, tendue d'un bout à l'autre de la Maison-Blanche comme un de ces emballages dadaïstes à la Christo, et qui proclamait « ICI DEMEURE UN ÊTRE HUMAIN ». Ce fut l'été où, pour la millionième fois, la pagaille, le chaos, le vandalisme moral prirent le pas sur l'idéologie d'untel et la moralité de tel autre. Cet été-là, chacun ne pensait plus qu'au sexe du président : la vie, dans toute son impureté impudente, confondait une fois de plus l'Amérique. »
On ne saurait mieux exposer un des traits fondamentaux de l’esprit états-unien et, comme d’habitude, le romancier surpasse infiniment le spécialiste en sciences politiques ou le journaliste spécialisé. En comparant la chasse à Bill et aux gâteries que lui prodigua la nommé Monica aux fatwas de Khomeiny contre Rushdie et en montrant que cet esprit impitoyable et ce fanatisme sont un des traits propres de la mentalité du « nouveau monde », Roth nous aide à comprendre pourquoi le paradis de la démocratie d’accorde si bien avec l’une des plus obscurantistes et des plus impitoyables tyrannies encore debout. « ICI DEMEURE UN ÊTRE HUMAIN » : on ne devrait jamais oublier que le fanatisme religieux ignore ce qu’est une être humain. Mais si on admet, en outre, que ce fanatisme religieux est une des composantes – pas la seule mais une des composantes – de la démocratie en Amérique, on comprend alors sur quelles contradictions formidables elle repose et pourquoi elle est toujours si prêt du « retour de la nausée ».[17]
Qu’on nous comprenne bien : nous savons que les États-Unis ne se réduisent pas à cela. Le fantôme de la liberté y rode encore et hante sans doute les nuits des médiocres apprentis tyrans de la  Maison Blanche. La culture de ce pays a produit et produit encore tellement mieux que les navets hollywoodiens ; les philosophes et les artistes s’inscrivent dans leur grande majorité dans le grand courant de l’émancipation démocratique. De Rawls à Chomsky et Dworkin, les esprits libres ne manquent pas, dans les pas de qui nous allons souvent mettre les nôtres. C’est encore aux États-Unis  peut-être que la discussion sur l’égalité, les rapports de propriété, les modèles du socialisme reste la plus vive. Et si on réussi à échapper au tapis de bombes des majors du cinéma et à leurs produits stéréotypés et surchargés d’effets spéciaux, il est encore très facile d’aller deux heures dans une salle obscure se laisser prendre par ce cinéma intelligent qui, à l’instar des meilleurs romanciers d’outre-Atlantique ignore la coupure entre la culture savante et la culture populaire et ressemble comme un frère (et souvent un grand frère) au meilleur du cinéma italien, français ou anglais.
Nous savons aussi qu’il y a aux États-Unis un mouvement ouvrier ancien et expérimenté, que les traditions démocratiques sont vivaces et que nombreux sont ceux qui continuent à « prendre les droits au sérieux »[18]
C’est pourquoi la crise de la démocratie états-unienne est si grave : d’une histoire si contrastée où le pire a toujours côtoyé le meilleur, il est à craindre que le pire ne soit en train de prendre le dessus alors que les années 60 et 70 laissaient entrevoir le meilleur – si on était prédisposé à l’optimisme…
Les plus clairvoyant des intellectuels américains le savent et le disent : le renforcement des tendances impérialistes à l’extérieur menace directement la démocratie à l’intérieur. Paul Krugman, Norman Mailer, ou Ronald Dworkin répètent que cette évolution ruine les traditions démocratiques libérales auxquelles ils sont attachés. Inversement, nous savons, nous, que l’involution anti-démocratique renforce la tentation hégémoniste de « l’hyper-puissance ». Le sort de la démocratie en Amérique est donc notre affaire. Les libéraux, les radicaux et le mouvement ouvrier aux États-Unis doivent compter sur la solidarité des républicains socialistes et des défenseurs de la liberté et du droit des peuples dans le monde entier, mais au premier chef en Europe. Ce qui nous demande de balayer devant notre porte et de passer nos propres conceptions et pratiques de la démocratie au feu de la critique. Ce qui sera l’objet des chapitres suivants.

Fin de trajectoire du bonapartisme

La France des « deux cents familles » est de retour. À voir, en effet, l’orientation suivie par la caste dirigeante en France, on a l’impression que le film de l’histoire tourne à l’envers. Issu d’un invraisemblable carambolage électoral, le gouvernement Chirac-Raffarin se pose ouvertement comme le gouvernement des riches, par les riches et pour les riches. Non seulement les liens étroits rattachent souvent les ministres aux milieux d’affaire, mais encore chaque loi semble être écrite sous la dictée du MEDEF. Baisse de l’impôt sur le revenu, démantèlement systématique de « l’État social » construit à la Libération, retour en force des défenseurs de « la loi et l’ordre »[19] : c’est une combinaison que la France n’avait pas connue depuis longtemps, pour tout dire depuis Pétain. Il y a eu des gouvernements peu éclairés en matière de mœurs – le gaullisme classique ne brillait pas pour son ouverture d’esprit – et très répressifs – qu’on se souvienne des gouvernements de la guerre d’Algérie ou du ministère Marcellin – mais ces gouvernements se situaient à l’intérieur du compromis social issu du Conseil National de la Résistance. Pompidou lui-même exaltait le modèle social-démocrate suédois et un certain Chirac, Premier ministre de Giscard se réclamait du « travaillisme à la française ». Quant à Giscard, il abolissait la censure et procédait à un toilettage « sociétal » vigoureux de notre système législatif, prenant en compte nombre de revendications issues de mai 68. Comment a-t-on pu en arriver où nous en sommes avec le gouvernement Raffarin, à un tel degré de régression dans tous les domaines essentiels qui concernent la vie en société. La question nous renvoie à la crise des institutions et au pourrissement de la 5ème République sur pieds.
Alors que les élections présidentielles constituent dans le cadre de nos institutions l’événement politique majeur, celles du 21 avril 2002 ont révélé toute la faiblesse et la perversité atteints par le système, ont mis au grand jour la crise politique et institutionnelle dont la démocratie est une des victimes annoncées, ont donné la pleine dimension d’une crise d’ensemble qui fabrique des individus déboussolés de plus en plus dépolitisés et qui détruit tout cadre de participation à la vie publique. Le plébiscite du second tour démontre à l’envi le caractère pervers des institutions : le peuple, contraint par la mécanique du scrutin présidentiel à s’en remettre à un sauveur suprême et à renoncer à son pouvoir politique propre, n’a eu comme seul choix que "l’escroc" pour battre le "facho".


[1] Voir Après l’Empire, éditions Gallimard, 2002.
[2] On revient plus loin sur ce fameux danger Le Pen, servi à toutes les sauces depuis plus de deux décennies.
[3] La grande opération de nettoyage de la corruption lancée par un groupe de juges dans les années 80/90 s’est appelée « mani pulite », littéralement « mains nettoyées »
[4] Par analogie avec la « corn belt », la « ceinture du grain » qui désigne les grandes plaines céréalières des États-Unis.
[5] Lancé dans la foulée des mouvements de novembre/décembre 1995, « l’appel des économistes contre la pensée unique » regroupant environ 300 universitaires visait à casser le consensus néolibéral.
[6] Un groupe de jeunes normaliens qui ont d’abord lancé une pétition contre un enseignement des sciences économiques essentiellement fondé sur la modélisation mathématique. Sous le titre « Les éconoclastes », ils ont ensuite publié un pamphlet percutant contre les idées reçues en économie.
[7] Dans la typologie de la philosophie antique (Platon, Aristote), l’oligarchie est le gouvernement du petit nombre
[8] Sous cette étiquette, on classera, par exemple, tous les groupes qui se réclament plus ou moins de la pensée de Toni Negri, telle qu’elle a été popularisée dans Empire.
[9] Les citoyens élisent, par État, des grands électeurs porteurs d’un mandat pour l’un ou l’autre des candidats.
[10] Raymond Aron s’en était pris aux « marxismes imaginaires ». Un panorama des Tocqueville imaginaires serait une utile contribution à l’historiographie des idées contemporaines.
[11] Abraham Lincoln : discours de Gettysburg, 19 nov. 1863.
[12] Les États peu peuplés comme les petits États de la nouvelle Angleterre ou ceux des Montagnes Rocheuses ont chacun autant de sénateurs que les 35 millions d’habitants de la Californie.
[13] Voir Daniel Lazare: America The undemocratic, New Left Review n°232/1998.
[14] In Democrazia o bonapartismo
[15] L’État américain engagé contre les syndicats, par Rick Fantasia et Kim Voss, « Le Monde Diplomatique », juillet 2003.
[16] New York Review of Books – Nov. 2003, vol.50, n°17
[17] Pour comprendre, les États-Unis d’aujourd’hui il faut aussi lire « J’ai épousé un communiste » et la « Pastorale américaine », les deux autres romans de la trilogie de Roth, le premier traitant de maccarthysme et le second de la période du Vietnam et de la révolte des campus.
[18] Pour reprendre le titre – Taking rights seriously – d’un ouvrage de Ronald Dworkin.
[19] y compris l’ordre moral.

vendredi 2 janvier 2004

La politique : la représentation

La volonté ne peut être représentée : tel est le nœud du Contrat Social de Rousseau. Je peux donner mandat à quelqu’un pour exécuter une action, mais je ne peux lui donner mandat pour vouloir à ma place. La position de Rousseau est radicale et conduit à deux conclusions :
1° le pouvoir souverain ne peut être exercé que par le peuple assemblé, délibérant dans le silence des passions.
2° ce genre de constitution politique n’est peut-être pas fait pour les hommes mais seulement pour les dieux !

jeudi 1 janvier 2004

Mondialisation et nation

Le " libre échange " a sans doute contribué a créer quelques unes des conditions nécessaires (mais non suffisantes) d’une véritable libération humaine. Mais lui-même ne libère pas l’individu parce qu’il suppose structurellement des individus soumis aveuglément aux résultats de leurs propres actes – le système ne fonctionne que par l’énergie et les actions des individus auxquels il s’applique, ce qui, d’ailleurs, est une autre définition des dispositifs de contrôle étudiés et posés comme modèles dans la cybernétique de Wiener. Le libre échange et le développement du " libre individu social " qui semblaient aller de pair (et sous un certain angle allaient effectivement de pair à une certaine époque historique) se trouvent désormais à deux pôles opposés. De même, par conséquent, l’universalisme réel et la mondialisation économique, qui se présentaient comme deux phénomènes étroitement corrélés, entrent en conflit sur une échelle de plus en plus large.
Ce conflit en exprime un autre : pour employer le langage hégélien, on pourrait parler du rapport entre l’universel et la particularité. Penseur de l’histoire universelle conçue comme le déploiement de l’esprit, Hegel n’omet pourtant jamais de réaffirmer que l’universel n’est effectif que dans un peuple particulier, que l’universel n’existe que dans la particularité, faute de quoi il n’est qu’un universel abstrait, un universel vide et, pour tout dire, un mauvais universel. La mondialisation est un universel uniformisant, un universel qui absorbe la particularité. C’est ainsi que la mondialisation est conçue comme l’extinction progressive des nations qui doivent être absorbées dans des ensembles plus vastes. Nous n’aurions de choix possible que celui de la manière dont les États-nations se dissoudront. On trouve cette idée non seulement chez les libéraux " pur sucre " mais elle est aussi défendue par de nombreux philosophes et essayistes qui comptent parmi les kantiens contemporains. Ainsi Alain Renaut proteste-t-il " contre la conviction selon laquelle la naissance d’entités " méta-nationales " menacerait nécessairement d’effritement la conscience démocratique ". Il s’agit, pour lui de défendre un " universalisme maintenu ", qu’il conçoit comme la seule alternative à la montée du communautarisme et du multiculturalisme. Cette universalisme maintenu " consiste, dans sa forme contemporaine, à soutenir que ce qui nous constitue comme hommes, c’est moins l’appartenance à une distincte des autres communautés, fût-ce la nationale, que notre irréductibilité à toute identité collective ou non, notre capacité à nous affranchir de tous les liens qui nous différencient pour nous retrouver dans une qui n’en constitue plus exactement une , puisqu’elle ne s’oppose plus à d’autres communautés – à savoir la de l’humanité comme telle. " (1) La philosophie néo-kantienne, représentée par Renaut, doit ici prendre ses distances avec le vieux maître. Kant, en effet, a construit cette idée de la "  de l’humanité comme telle " non comme un fait empirique ou comme une proposition anthropologique, mais comme un concept rationnel, découlant de l’idée même de la liberté humaine. C’est pour la même raison que l’histoire kantienne doit être conçue " selon un plan de la nature qui vise à l’unification politique parfaite dans l’espèce humaine " (2) . Cependant, si l’histoire doit être conçue au " point de vue cosmopolitique ", Kant se prononce clairement contre la dissolution des États-nations dans des ensembles supranationaux. Le " projet de paix perpétuelle " de Kant rejette simultanément la paix fondée sur l’équilibre des puissances (3) (le vieux " concert des nations ") et la dissolution des États nationaux. Kant s’en prend assez violemment au " préjugé mercantile que les États peuvent s’épouser les uns les autres ". Un État est un tronc qui a ses propres racines, dit encore Kant, et ces racines tiennent en contrat social qui fonde la légitimité de l’État. C’est pourquoi " l’incorporer à un autre État comme une simple greffe, c’est le réduire de personne qu’il était à l’état d’une chose ; ce qui contredit l’idée du contrat social, sans lequel on ne saurait concevoir de droit sur un peuple. " (4)
C’est pourquoi le cosmopolitisme kantien présuppose une pluralité d’États libres et non une chimérique fusion. Il n’est pas question cependant de renoncer à ordonner raisonnablement les relations internationales : les États ne peuvent véritablement être libres – d’une liberté raisonnable et non de cette liberté déréglée des " sauvages " – que s’ils s’allient dans une fédération qui " ne tendrait à aucune domination sur les États, mais uniquement au maintien assuré de la liberté de chaque État particulier, qui participe à cette association, sans qu’ils aient besoin de s’assujettir à cet effet comme les hommes à l’état de nature, à la contrainte légale d’un pouvoir public. " (5) Autrement dit, Kant postule que le schéma contractualiste, censé légitimer la constitution d’un pouvoir légal auquel les citoyens doivent obéissance, ne doit pas être transposé strictement dans l’ordre international. Si, sans ordre juridique international, les États n’ont qu’une liberté déréglée, semblable à la " liberté " animale de l’homme à l’état de nature, l’ordre juridique interétatique tel que le conçoit Kant n’implique pas la création d’un État supranational. Cette construction théorique, subtile, mais dont Kant affirme qu’elle peut être réalisée, suppose deux grandes catégories de conditions. La première, positive, est que les États participants à cette fédération construite en vue de la paix perpétuelle aient une constitution républicaine, c'est-à-dire représentative. La deuxième série de conditions est que le droit cosmopolitique se limite au droit des gens, c'est-à-dire aux " conditions de l’universelle hospitalité ".
 
La principale des propositions de Kant tient à ce qu’elles permettent de penser pratiquement cette " dialectique " de l’universel et du particulier. La " mondialisation ", dans l’idéologie contemporaine, suppose la disparition des particularités nationales et pose l’État- comme un archaïsme, " une valeur en voie de disparition " au même titre que le travail. Elle rêve d’une société cosmopolite, celle du village planétaire ou du " global village ", où, comme sur le " WEB " toute frontière et toute distinction nationale sont abolies. Transparence et fusion : voilà les grandes vertus de l’homme mondialisé. Transparent, parce qu’il est un être de communication ; fusionnel parce que son rapport à l’autre est toujours pensé sur le monde de l’abolition de toute séparation, de la négation de toute distance, comme dans le cyberspace. Cette utopie, à bien des égards effrayante, est évidemment inconsistante comme toutes les utopies ; on sait bien – les psychanalystes ont beaucoup de choses à nous dire à ce sujet – que les relations entre les individus ne peuvent jamais être construites durablement sur ces exigences absolues de transparence et de fusion ; la transparence et la fusion signifient la destruction du " soi " et se heurtent toujours, à un moment ou à un autre à la réaction violente et alors incontrôlée de défense vitale de l’individu. L’idée de l’abolition des différences entre peuples et entre nations procède de la même utopie.
Comment peut-on concilier théoriquement et pratiquement l’affirmation de l’universalité humaine en tant que rationnelle/raisonnable et la différenciation des organisations politiques et sociale ? Rousseau et Kant sont confrontés à cette même question. La réponse de Rousseau montre que sont dénuées de fondement les accusations qu’on n’a cessé de porter contre lui, selon lesquelles sa théorie politique conduirait à sombrer dans l’universel et dans un rationalisme désincarné et si propice à toutes les dérives dictatoriales. Fondé sur une volonté rationnelle, le contrat ne peut perdurer qu’avec la manifestation de cette volonté. Il n’est pas passé une fois pour toutes, il repose au contraire sur une réaffirmation permanente de sa validité. Cela supposerait donc des individus idéaux, gouvernés par leur raison – et encore, à condition que cette raison ne déraisonne pas. Rousseau est bien conscient du problème. C’est pourquoi l’amour de la loi, fondé en raison, doit recevoir le soutien du sentiment. Le contrat social trouve ainsi ses racines, non dans une réunion abstraite d’individus, mais dans la particularité d’un peuple. C’est pourquoi l’amour de la loi s’appuie sur l’amour de la patrie, condition de la solidité du contrat. En effet, " outre les maximes communes à tous, chaque Peuple renferme en lui quelque cause qui les ordonne d’une manière particulière et rend sa législation propre à lui seul. " (6) Ainsi, pour Rousseau, les règles rationnelles générales ne valent qu’au travers de traditions historiques singulières.
Les individus ne tiennent pas à la par on sait quel préjugé arriéré dont il faudrait se débarrasser. Dans la , il y a un processus d’identification qui permet de se reconnaître et, qu’on le veuille ou non, cette reconnaissance dans une identité présuppose la différence. Pour parler encore en termes hégéliens, il y a identité de l’identité et de la différence. De la même façon que l’individu se constitue comme personnalité autonome dans sa capacité à prendre conscience de la séparation entre ce qui est soi et ce qui ne l’est pas, dans l’intégration de cette limite si évidente et si énigmatique qu’est celle de notre enveloppe corporelle, de la même façon un espace politique où les individus affirment leur liberté ne peut se construire qu’en se délimitant. Pour les hommes, le monde n’est pas un espace à leur dimension, c’est le " sans limite ", le démesuré, et l’indéterminé ; il ne peut donc être qu’un chaos dans lequel tout être s’abolit. Bien sûr, toutes les formes de la ne se valent pas ; la saisie de sa pathologie nationaliste est la destruction de la liberté dont elle devrait être la condition. Si on suit " le plan de la nature ", on peut même supposer un ordre et un progrès dans les divers modes de constitution de la . La est d’abord le lieu de ceux qui ont quelque chose de commun par la naissance. On aura alors une ethnique ou un peuple enraciné dans ses conditions naturelles, comme le pensaient les romantiques allemands. Mais à la ethnique, on peut opposer la politique, fondée sur le contrat ou encore sur ce que Rousseau appelle " l’amour de la loi " (7) qui est la forme la plus élevée de penser la vie sociale parce qu’elle se fonde sur la raison.
 
J’ai montré plus haut que les propositions sur l’affaiblissement inéluctable des États n’étaient le plus souvent que la couverture idéologique d’un changement de forme et de fonction des États, le remplacement d’un système politique qui n’existait qu’en se revendiquant de la souveraineté populaire par un système politique qui l’exclut. On me dira que la souveraineté populaire est une fiction, qu’elle n’est qu’une forme de domination parmi d’autres. Sans doute, d’un point de vue général, tous les États, y compris les plus démocratiques, sont-ils des organes de domination et, en tant que tels ils supposent que la liberté dont jouissent les citoyens reste une liberté limitée, atrophiée, bien éloignée dans la pratique de l’idéal pensé par les philosophes de la grande époque du rationalisme politique. Mais il serait du dernier des gauchismes de considérer comme indifférent que la démocratie bafouée en fait soit aussi révoquée en droit. Le crime et toutes les formes plus bénignes de l’agressivité des hommes les uns envers les autres sont " éternels " ou, du moins, aussi durables que l’espèce humaine. Si on en croit Freud, cela ne fait absolument aucun doute. Faut-il pour autant accepter l’assassinat comme une manière légale et acceptable de vivre les relations sociales ? Poser la question de cette manière suffit amplement pour montrer l’absurdité manifeste de ce passage du fait au droit qu’on prétend nous faire accepter quand il s’agit renoncer à la souveraineté populaire au nom d’une " incontournable " mondialisation.
Défendre la démocratie et la liberté des peuples suppose donc une défense de la forme , aussi désagréable que cela puisse sembler à ceux d’entre nous qui ont été éduqués dans l’esprit de " l’internationalisme prolétarien " ou d’une fraternité sans frontières. L’alternative, c’est renoncer à toute forme de vie publique accessible au plus grand nombre, c’est remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses, c'est-à-dire réduire les hommes à l’état de choses et la liberté au choix de sa marque de céréales pour le petit déjeuner. Je sais qu’on pourrait imaginer des formes intermédiaires, qu’on pourrait penser à un dépassement de la , à un stade post-national. Les nations ne sont sans doute pas éternelles : elles naissent, se développent et meurent ; mais le fait national lui-même me semble éternellement indissociable de la constitution de la société humaine comme société politique. Quand, pour la première fois, Aristote fonda les bases de la philosophie politique, il le fit en désignant la Cité comme l’espace même où la liberté pouvait se déployer ; or la Cité par définition est limitée. On peut imaginer la constitution future de quelque chose qui ressemblera à une européenne : encore que je tienne cette hypothèse pour peu probable. On peut imaginer que les organisations politiques soient liées non par l’attachement à un territoire, à une langue ou à une tradition, mais par ce que Habermas nomme " patriotisme constitutionnel ", mais il faut toujours pour faire fonctionner une démocratie savoir qui est " dedans " et qui est " dehors " : pour voter, on commence par tenir des listes électorales qui sont aussi des principes d’exclusion. Il n’y a que dans certains partis, certains syndicats, ou certains pays qu’on ne sait jamais bien faire la séparation entre le dedans et le dehors et c’est assez rarement un signe de démocratie en bonne santé ! Même la patrie constitutionnelle a des limites et unit en séparant. Mais sans avoir sur l’ancienne d’avantage décisif, elle a l’inconvénient de couper l’exercice de la rationalité politique du sentiment vécu immédiat.
***
En résumé, la mondialisation est bien, fondamentalement, une figure de l’idéologie. Sa généralité vague se remplit d’un contenu dont je crois avoir cerné les principaux traits dans les pages qui précèdent. Comme toute idéologie, elle renvoie à une réalité (celle de la globalisation financière et de la stratégie libre-échangiste des grandes puissances capitalistes), mais elle ne renvoie à cette réalité que pour la présenter comme un processus naturel, indépendant de l’action des hommes, et pour en masquer les contradictions. La question n’est donc pas de savoir comment on peut concilier, par exemple, les contraintes extérieures et les objectifs sociaux dans le contexte " incontournable " de la mondialisation. Il ne peut pas plus s’agir de " lutter contre la mondialisation " pour retourner à une mythique autarcie : la destruction de la division mondiale du travail ferait immédiatement renaître une autre sorte d’horreur économique par la régression considérable de production qu’elle entraînerait.
Ce dont il s’agit, c’est de rompre avec l’idéologie de la mondialisation pour montrer quelles sont les racines sociales de la misère des nations et, par là, ouvrir la voie à une reconquête du politique, c'est-à-dire de l’espace dans lequel les hommes peuvent consciemment agir sur leur propre destinée.


(1) Alain Renaut : La entre identité et différence, Revue " Philosophie politique " n°8, premier semestre 1997. Pages 135 et 130
(2) Kant : Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 9e proposition.
(3) " une paix générale qui durerait en de ce qu’on appelle la balance des forces en Europe est une pure chimère, comme la maison de Swift qui avait été construite par un architecte en si parfait accord avec toutes les lois de l’équilibre qu’elle s’effondra aussitôt qu’un moineau vint s’y poser. " (Sur le lieu commun : il se peut que cela soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut point, trad. Luc Ferry ; Oeuvres tome 3, Gallimard, La Pléiade, page 299.
(4) Kant : Projet de paix perpétuelle, Oeuvres tome 3, Pléiade, Gallimard, op. cit. page 335
(5) ibid. page 348
(6) Rousseau: Le contrat social.
(7) " J’aurais voulu vivre et mourir libre, c'est-à-dire tellement soumis aux lois que ni moi ni personne n’en pût secouer l’honorable joug ; ce joug salutaire et doux, que les têtes les plus fières portent d’autant plus docilement qu’elles sont faites pour n’en porter aucun autre. " (Dédicace du discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes)

lundi 15 décembre 2003

Trotski et la morale


Une relecture de Leur morale et la nôtre
Marx sait gré aux économistes classiques de ne pas s'embarrasser de considérations morales. La brutalité avec laquelle Smith, Ricardo et tutti quanti exposent les lois du mode de production capitaliste permet de dévoiler l'essence des rapports sociaux. Ainsi la est-elle considérée comme une pure hypocrisie sociale. Conformément à la ligne suivie par le courant dominante de la tradition rationaliste, l'action politique libératrice semble ainsi s'opposer la . Trotski, dans Leur et la nôtre, est censé résumer avec brio la position dite amoraliste des marxistes. En nous arrêtant un moment sur texte, on verra quelle contradiction interne recèle cet amoralisme. Les anti-marxistes les plus cultivés citent d'ailleurs ce livre comme une des preuves flagrantes des conclusions inacceptables auxquelles conduit le marxisme en matière de . Dans ce pamphlet, Trotski s'en prend vigoureusement aux moralistes " petits bourgeois ", grâce à qui " des échantillons de perfection éthique sont distribués gratuitement dans toutes les rédactions intéressées ". Trotski vise plusieurs idées liées entre elles et qui constituent l'essence de la position du " moralisme abstrait ".
1. On ne peut répondre à la violence et à l'oppression en utilisant soi-même des moyens violents et amoraux.
2. Les fascistes et les révolutionnaires utilisant des moyens identiques doivent être renvoyés dos à dos.
3. L'essence des fautes des bolcheviks réside dans le principe – attribué aux Jésuites – selon lequel " la fin justifie les moyens ".
Trotski réfute les points (1) et (2) par des polémiques plus brillantes que profondes et par une ironie dont il faut bien dire qu'elle sonne bizarrement aujourd'hui. On pourrait résumer la réponse de Trotski ainsi :
1. Les moralistes en identifiant les méthodes des réactionnaires et des révolutionnaires " oublient " l'opposition des fondements matériels de la réaction et de la révolution. Or les révolutionnaires défendent les intérêts de l'avenir de l'humanité ; donc leurs méthodes sont morales puisqu'elles sont au service des fins que l'histoire universelle assigne.
2. Si on veut justifier une autonome par rapport aux besoins de la lutte des classes, il n'y a pas d'autre moyen que de recourir à une forme ou une autre de déisme. Donc les moralistes, même athées, sont des déistes qui s'ignorent. Les disciples de Shaftesbury, tenants du " sens moral ", ne font que donner un pseudonyme philosophique à Dieu.
3. Le matérialisme doit nous débarrasser de la . " L'idéalisme classique en philosophie, dans la mesure où il tendait à séculariser la , c'est-à-dire à l'émanciper de la sanction religieuse, fut une immense progrès (Hegel). Mais, détachées des cieux, la avait besoin de racines terrestres. La découverte de ces racines fut l'une des tâches du matérialisme. Après Shaftesbury, il y eut Darwin, après Hegel, Marx. "
Ce que je voudrais montrer ici, c'est
1. Le système amoraliste de Trotski ne résiste pas à la critique.
2. Trotski lui-même se contredit et doit réintégrer les principes universels de la (du sermon sur la montagne à Kant !).
3. L'amoralisme ne concerne pas seulement les marxistes, mais toutes les philosophies du progrès issues du rationalisme moderne : mutatis mutandis, la position théorique de Trotski pourrait parfaitement convenir à un libéral économique orthodoxe ou à un n'importe quelle variété de scientiste intégriste.
Que l'amoralisme de Trotski ne résiste pas à la critique, cela peut se montrer facilement. L'idée que la est un " produit fonctionnel et transitoire de la lutte des classes " ne veut rien dire du tout. D'une part, la n'est pas fonctionnelle et, en général, les explications fonctionnalistes ne sont pas très convaincantes. D'autre part, la n'est pas transitoire, sauf à admettre des conséquences inacceptables du point de vue même dont se place Trotski, à savoir du point de vue de l'émancipation de l'humanité.
En effet, si la est un produit fonctionnel, il faut donc l'expliquer par sa fonctionnalité : la existe parce qu'elle sert à quelque chose. Or Trotski ne nous dit pas à quoi elle sert. On peut supposer qu'il sous-entend qu'elle sert à défendre les intérêts de la classe dominante. Admettons que ce soit cela la bonne explication. Comment la peut-elle défendre les intérêts de la classe dominante ? La classe dominante défend ses intérêts par la force, par la corruption, par l'utilisation de toutes les ressources étatiques et non étatiques en sa possession. Mais en quoi la lui sert-elle ? Par exemple, s'il s'agit d'une fondée sur l'obéissance au décret divin qui nous condamne à souffrir sur terre, en punition du péché d'Adam, on voit bien quel profit peuvent en tirer les classes dominantes. S'il s'agit d'une à la Hobbes qui fait de l'obéissance au souverain l'alpha et l'oméga des préceptes moraux auxquelles nous devons obéir dès que nous connaissons la loi de nature qui nous conduit à faire tout ce qui est en notre pouvoir pour préserver notre vie, on voit encore comment elle peut s'adapter fonctionnellement aux besoins des possédants. Mais s'il s'agit d'une universaliste à la Kant ou la Rousseau, l'argumentation tombe, puisque ce sont des morales égalitaristes qui peuvent facilement être tournées comme des armes théoriques dirigées contre l'exploitation de l'homme par l'homme. Historiquement d'ailleurs, le mouvement ouvrier est né de ces revendications égalitaires et morales contre l'immoralité du système capitaliste. En outre, même les morales religieuses peuvent être des outils fonctionnellement peu adaptés à la défense du mode de production capitaliste et de la domination en général (*). Les doctrines chrétiennes et musulmanes reprennent la critique de l'argent et de la dépravation à laquelle conduit sa recherche en tant que but en soi, critique qu'on trouve chez Aristote dans les passages consacrés à la chrématistique, immorale par nature. Certes, cette attitude à l'égard de l'argent peut conduire l'exploité à accepter sa pauvreté, mais elle disqualifie aussi le possédant. Autrement dit, la en général n'est pas un produit de la lutte de classes aussi fonctionnel que Trotski veut bien le dire. Il n'y a pas une en général, mais des morales qui se révèlent remplir des " fonctions " – si on veut à tout prix maintenir ce vocabulaire – bien différentes ; bref il y a de la lutte de classes dans la  !
Mais ce n'est pas tout. D'un point de vue fonctionnaliste, toutes les fonctions qu'on peut attribuer à la se ramènent en dernière analyse à une seule : légitimer les actions humaines. La répression à l'encontre des voleurs et des criminels est légitime parce que nous réprouvons moralement le vol et le crime. Inversement, la condamnation pour vol d'une femme qui s'approprie quelques biens alimentaires dans un supermarché parce qu'elle n'a plus d'autre moyen pour faire vivre ses enfants, cela nous paraît une injustice, parce que voler pour nourrir ses enfants n'est pas acte moralement répréhensible. Ce qui le serait dans ce cas, ce serait de laisser les enfants crier famine pendant que des victuailles non consommées iront finir dans les poubelles du supermarché. C'est cette fonction de légitimation que les marxistes semblent mettre en cause dans leur critique de la . " La classe dominante impose ses fins à la société et l'accoutume à considérer comme immoraux les moyens qui vont à l'encontre de ces fins. " Par exemple, si notre pose comme juste en toutes circonstances le respect de la propriété privée, la vise à légitimer la propriété capitaliste des moyens de production.
Or, la question que ne se posent jamais les " amoralistes " quand ils ramènent la à sa fonction de légitimation, c'est la question de l'origine et de la nature de ce besoin de légitimation. Nous avons besoin de la pour rendre légitimes nos actions (ou nos inactions) mais personne ne nous explique pourquoi nous avons besoin de légitimer nos actes. Les lions n'ont besoin d'aucune légitimation de nature pour dévorer les antilopes et les renards dévastent les poulaillers en se moquant de l'impératif catégorique. Les voyous peuvent commettre de nombreux actes immoraux sans aucune légitimation à l'égard des honnêtes gens et ils semblent bien se conduire comme les lions et les renards. Mais entre eux ou en dehors de leur " business ", ils respectent les règles de la ordinaire : la fidélité à la parole donnée, par exemple, fait partie des valeurs morales avec lesquelles il est préférable de ne pas badiner. Les capitalistes, à bien des égards, ressemblent aux voyous – il arrive de plus en plus souvent que la frontière entre ces deux catégories de la population soit très poreuse – et comme eux acceptent un certain nombre de règles morales à usage interne ou en dehors du " business " mais, en plus, ils ont besoin que leur domination soit l'objet d'un consensus obtenu, non par la crainte, mais par l'accord sur des normes et des règles de vie qui rendent légitime le mode de production capitaliste. Les relations sociales ne peuvent pas se réduire à des relations de force comme les sont les relations naturelles. Ce qui les caractérisent, c'est qu'elles se conçoivent toujours sur le mode du " devoir être " et qu'il est impossible d'être sans que cet être soit relié à un devoir être, c'est-à-dire sans l'institution d'un système de valeur. C'est ce que dit Aristote quand il affirme que l'homme est un animal politique parce qu'il possède le langage qui signifie non l'agréable et le douloureux, mais l'avantageux et le nuisible, le juste et l'injuste ou le bien et le mal. Autrement dit, définir la par sa fonction de légitimation, c'est tomber dans un cercle vicieux, puisque le besoin de légitimation est l'expression de la nature " ", c'est-à-dire ici normative, de toute existence sociale, c'est-à-dire de toute existence humaine en général.
Quant au caractère transitoire de la , c'est une évidente absurdité. On peut remarquer que les préceptes moraux sont variables historiquement – voir ce qui a été dit plus haut quant à la séparation de la privée et de la publique. Freud note ce caractère historique de la et les limites du progrès moral : " Mais le degré d'intériorisation des interdictions varie beaucoup suivant les instincts frappés par chacune de celles-ci. En ce qui touche aux plus anciennes exigences de la culture, déjà mentionnées, l'intériorisation semble largement réalisée, si nous laissons de côté l'inopportune exception constituée par les névropathes. Mais les choses changent de face si nous considérons les autres exigences instinctives. On observe alors, avec surprise et souci, que la majorité des hommes obéit aux défenses culturelles s'y rattachant sous la seule pression de la contrainte externe, par conséquent là seulement où cette contrainte peut se faire sentir et tant qu'elle est à redouter. Ceci s'applique aussi à ces exigences culturelles dites morales qui touchent tout le monde de la même façon. Quand on entend dire qu'on ne peut se fier à la moralité des hommes, il est le plus souvent question de choses de ce ressort. Il est d'innombrables civilisés qui reculeraient épouvantés à l'idée du meurtre ou de l'inceste, mais qui ne se refusent pas la satisfaction de leur cupidité, de leur agressivité, de leurs convoitises sexuelles, qui n'hésitent pas à nuire à leur prochain par le mensonge, la tromperie, la calomnie, s'ils peuvent le faire avec impunité. Et il en fut sans doute ainsi de temps culturels immémoriaux. " Autrement dit, si les formes de la varient dans le temps, la elle-même n'est pas transitoire, puisque son développement et son renforcement s'identifient au processus de civilisation. Quand Marx évoque l'idée du dépérissement de l'État, cela ne peut se comprendre que dans un sens : une fois l'État privé de ses fonctions d'oppression d'une classe sur une autre, les individus progressant en raison parce qu'ils ne subiront plus aveuglement leur propre force sociale seront capables de régler spontanément tous les problèmes de la vie sociale sans qu'il soit nécessaire de faire appel à des forces de coercition spécialisées. Le communisme de Marx – et on trouve chez Lénine et chez Trotski de nombreux passages qui vont dans le même sens – n'est donc pas un monde sans , mais un monde dans lequel l'intériorisation d'une rationnelle par tous les individus rend inutile l'application mécanique extérieure de l'impératif catégorique altruiste.
Si la définition de la comme " produit fonctionnel et transitoire de la lutte des classes " s'effondre, l'amoralisme ne peut plus que s'appuyer sur le dernier pilier, celui de la dialectique de la fin et des moyens. Trotski reproche aux moralistes de considérer que les moyens sont moraux ou immoraux en eux-mêmes, sans regard de la fin poursuivie et il entreprend, primo, de réhabiliter les Jésuites à qui est attribué le précepte selon lequel "la fin justifie les moyens" et, secundo, de réfuter le moralisme précisément en ce qu'il veut la fin sans vouloir les moyens et donc se transforme en pure tartuferie. Or, dans tous les passages où Trotski aborde ces questions, il se conduit lui-même en moraliste, c'est-à-dire qu'il mène contre ses adversaires une discussion de philosophie .
Que la fin justifie les moyens, c'est un précepte commun à toute . Mais ce précepte doit être subordonné à la question essentielle qui est : qu'est-ce qui justifie la fin ? Mais Trotski ne répond pas à cette question qu'il évacue dans des généralités historiques vagues : " Dans la vie pratique comme dans le mouvement de l'histoire, les fins et les moyens changent sans cesse de place. " Mais il y a une réponse implicite. Après avoir répété que "le jugement moral est conditionné, avec le jugement politique par les nécessités intérieures de la lutte", Trotski précise : "L' émancipation des ouvriers ne peut être que l'œuvre des ouvriers eux-mêmes. Il n'y a donc pas de plus grand crime que de tromper les masses, de faire passer les défaites pour des victoires, des amis pour des ennemis, d'acheter des chefs, de fabriquer des légendes, de monter des procès d'imposture – de faire en un mot ce que font les staliniens." Il y a donc bien un ensemble de règles fondées sur un impératif, celui de l'émancipation des travailleurs. Or, du point de vue du marxisme traditionnel, l'émancipation des travailleurs n'a de sens et de légitimité que parce qu'elle est le moyen d'une émancipation générale de l'humanité. Notons d'ailleurs, en passant, que le point de vue moral du communisme n'est pas celui du bonheur : à la différence de la d'Aristote ou de celle des pères fondateurs de la Constitution américaine, la philosophie de Marx et du communisme n'est pas un eudémonisme, mais une de la liberté. Donc, la dialectique de la fin et des moyens s'inscrit, pour Trotski, dans une perspective , bien que le mot même de soit réfuté.
Le purisme moral est une position inacceptable parce qu'il conduit à renoncer aux valeurs morales elles-mêmes. Ce que réfute Trotski, comme on vient de la voir, ce n'est pas la en générale, mais un certain genre de puriste qu'on attribue souvent, et pas toujours à tort à Kant. L'argument majeur de Trotski est celui-ci : respecter les règles de la dans la lutte des classes, cela revient à combattre un adversaire à qui tout est permis en respectant les règles de la boxe française. Par conséquent, l'impératif catégorique revient d'abord à organiser sa propre impuissance et finalement à légitimer la domination et l'oppression, puisque s'y opposer reviendrait à être à son tour injuste. Comme, selon le précepte socratique, il vaut mieux subir l'injustice que la commettre, il vaut donc mieux subir l'oppression que la combattre avec les moyens adéquats. La critique du purisme moral n'est pas propre à Trotski ni au marxisme. Elle est au cœur de la polémique entre Kant et Benjamin Constant sur Un prétendu de droit de mentir par humanité. Vladimir Jankélévitch la reprend avec des accents qui le placent incontestablement du côté de Trotski. Par conséquent, la polémique contre le purisme moral n'est pas un conflit entre la et l'amoralisme marxiste, mais une discussion qui se place entièrement dans le champ de la .
S'il y a un reproche à faire aux donneurs de leçons de , c'est que, le plus souvent, ils ne prennent pas eux-mêmes leurs propres principes au sérieux. Autrement dit, ce n'est pas la qui est en cause, mais les moralistes impuissants et hypocrites. La critique trotskiste des moralistes se mène ainsi au nom de la et par conséquent légitime cette même qu'on prétendait à l'instant ramener à ses fondements sociaux petits bourgeois. C'est pourquoi, tout en s'en prenant apparemment à la en général, le centre de la critique de Trotski est adressé aux pharisiens qui identifient la bourgeoise et la " en général ". Or la bourgeoise, telle que Trotski la dépeint, est tout sauf une , puisqu'elle n'est qu'un discours hypocrite destiné à protéger l'immoralité profonde de la domination bourgeoise. Opposant la révolutionnaire des bolcheviks aux méthodes staliniennes, Trotski écrit ainsi : "Les méthodes staliniennes achèvent, portent à la plus haute tension, et aussi à l'absurde, tous les procédés de mensonge, de cruauté et d'avilissement qui constituent le mécanisme du pouvoir dans toute société divisée en classes, sans en exclure la démocratie. Le stalinisme est un conglomérat des monstruosités de l'État tel que l'histoire l'a fait ; c'en est aussi la funeste caricature et la répugnante grimace."
Autrement dit, "l'amoralisme marxiste" du Trotski qui dénonçait la comme "produit fonctionnel et transitoire de la lutte des classes" est réfuté par Trotski lui-même, non seulement dans ce texte consacré spécifiquement à la mais aussi dans de très nombreux autres textes … sans parler de la personnalité de Trotski lui-même qui reste un exemple des plus hautes qualités morales humaines.
Il faudrait ajouter maintenant que le traitement que nous avons fait subir à l'amoralisme marxiste de Trotski, on peut le faire subir à l'amoralisme nietzschéen (**) ou à l'amoralisme spinoziste. Si la possibilité de la reste problématique, il semble bien que nous soyons obligés de reconnaître l'impossibilité de l'amoralisme.
© Denis COLLIN

Notes
(*) La place occupée par la chrétienne, la références aux Évangiles, etc., dans la naissance du mouvement ouvrier suffirait à le prouver. Et que penser du fait que le Manifeste Communiste de Marx et Engels devait à l'origine s'appeler Credo Communiste?
(**) Voir Nietzsche ou l'impossible immoralisme de Yvon Quiniou (Kimé, 1993

Articles portant sur des thèmes similaires :


vendredi 5 décembre 2003

Valeurs et idéologies

Intervention « Éduquer : un pari pour la jeunesse ».(FOL – 5 décembre 2003)

Introduction

Que doit-transmettre l’école ? Il semble que la réponse soit des plus simples : des savoirs (savoir lire, écrire, compter) et des savoir-faire. L’école étant laïque, elle est neutre et ne doit pas se fixer d’autres objectifs que la transmission de savoirs objectifs. Mais cette réponse n’en est pas une. L’école transmet aussi des valeurs. L’école laïque à la Jules Ferry est une école surchargée de valeurs. Elle doit éduquer des futurs citoyens et elle enseigne une morale. La fameuse « morale laïque » dont le plus bel essai est celui de Renouvier (écrit en 1848).
D’entrée de jeu, le but de l’école est ainsi défini :
« [103] La religion vous enseigne comment vous devez vous conduire en cette vie pour vous rendre digne d'une félicité éternelle. Moi, je ne vous parle qu'au nom de la République, dans laquelle nous allons [104] vivre, et de cette morale que tout homme sent au fond de son cœur. Je veux vous instruire des moyens d'être heureux sur la terre et le premier mot que j'ai à vous dire est celui-ci : Perfectionnez-vous. Vous ne deviendrez vraiment heureux qu'en devenant meilleur. » (Manuel républicain des droits de l’homme et du citoyen, par Charles Renouvier)
Ni plus ni moins que le perfectionnement de l’homme : voilà le but de l’école et singulièrement des valeurs morales qu’elle doit transmettre.
Enfin, comme l’école est laïque, elle se garde bien de transmettre des idéologies.
Voilà le discours officiel. Mais ce discours pourra paraître lui-même bien idéologique ! Premier problème : existe-t-il des valeurs morales qui puissent être acceptables par tous et soient donc objet d’un enseignement dans une école laïque, ouverte à tous.
Deuxième problème plus épineux : savoirs et valeurs morales n’ont jamais été séparés des idéologies, c'est-à-dire de l’ensemble des croyances dominantes, enracinées dans les pratiques sociales. Par exemple, l’école laïque de la IIIe République n’a jamais été idéologiquement neutre. Elle a joué son rôle, loin d’être secondaire, dans la préparation de la première guerre mondiale. Elle a glorifié l’Empire colonial et la mission civilisatrice de la France. Mais fort heureusement, on nous annonce la mort des idéologies et par conséquent nous irions vers une école libre des idéologies. On devra se demander ce que sont les idéologies qui travaillent maintenant sous le manteau de Noé de la « fin des idéologies ».
Je voudrais aborder deux points qui me semblent essentiels :
1) autant on peut définir de manière précise ce qu’est un savoir objectif, autant l’idée de valeur est une idée suspecte. J’essaierai d’exposer les bonnes raisons que nous avons d’être soupçonneux.
2) Si l’idéologie est en apparence moins présente, elle résiste bien. En regardant comment évoluent les contenus, les objectifs explicites de l’enseignement, les rapports entre les élèves et l’institution, il est possible d’affirmer que la neutralité de l’enseignement n’ait jamais autant menacée qu’aujourd’hui.

1 - Valeurs

Il y a un vieille question : c’est celle de l’objectivité des valeurs. Une valeur est quelque chose qui vaut d’être respecté ; la disposition à respecter ces valeurs devra être cultivée – on peut même appeler du mot vieillot de « vertu » cette disposition à respecter les valeurs. Vérité, objectivité, voilà les valeurs du savant et ce sont ces valeurs que doit transmettre l’enseignement scientifique et c’est la disposition des élèves envers elles qui doit résulter des exercices qu’on leur demande d’accomplir dans le cadre de l’enseignement.
Sauf à être nietzschéen, on voit mal comment on pourrait ne pas voir dans la vérité une valeur objective, à prétention universelle. Pour tout dire, le proposition que je viens d’énoncer est tautologique : la vérité définit ou se définit justement par objectivité et universalité.
Les autres valeurs que nous sommes censés dispenser sont beaucoup plus floues, et ne bénéficient pas de ce caractère universel. Elles sont toutes, d’une manière ou d’une autre relatives et sensibles au contexte. La fidélité, l’honneur, le sens de la parole donnée ne valent vraiment que si leur objet lui-même le mérite. La fidélité des voyous au chef de bande, ou le sens de la parole donnée qui se transforme en omerta ne sont visiblement pas des valeurs à défendre absolument.
Je lis dans un règlement intérieur de lycée comme il y en a 1000 autres que les principes sur lesquels s’appuie ce règlement sont 1/ les principes généraux du droit et 2/ « le devoir de tolérance, le respect des personnes, de leurs idées et du bien commun. »
Le respect des personnes (c'est-à-dire de l’humanité en chacun) est un principe sans discussion universel – qui s’applique à toute personne, y compris le pire des criminels. Mais le respect de leurs idées, c’est tout autre chose. Faut-il respecter les idées qui ne sont pas respectables ? On devrait apprendre à respecter les idées respectables et à ne pas respecter les idées qui ne le sont pas. Mais comment séparer les idées respectables des autres ? Voilà que les valeurs nous plongent dans le chaudron de l’idéologie. Car alors on peut plus renvoyer
Il en va de même avec la tolérance. Faut-il être tolérant avec les intolérants ? Cette question est un casse-tête, pour lequel on ne dispose d’aucune réponse qui puisse convenir dans tous les cas de figures. Qu’est-ce que révèle cette difficulté ? Tout simplement que la tolérance n’est pas une valeur absolue. Et peut-être même pas une valeur du tout. C’est une disposition d’esprit, un trait de caractère, généralement bénéfique dans la vie sociale, mais pas toujours et rien de plus. La tolérance élevée au rang de principe politique est même très discutable. L’édit de Nantes était un édit de tolérance et non la proclamation de la liberté de conscience. On tolérait la RPR là où elle était devenue coutume, mais la France restait catholique. La démocratie états-unienne n’est pas laïque ; elle est tolérante puisqu’elle proclame le principe de la liberté de conscience et de la liberté d’expression (1er amendement) mais en même fait du christianisme (et éventuellement du judaïsme) la religion officielle puisque tous les actes officiels se font par une prestation de serment sur la Bible, qu’une prière est faite à l’ouverture des sessions du congrès, qu’il y a des religieux (chrétiens) spécialement attachés au Congrès, etc. La tolérance, c’est aussi ce que pratiquaient les dynasties arabo-musulmanes éclairées de la grande époque – ce qui nous ramène au moins au 12e siècle ! La tolérance, c’est toujours une liberté accordée aux « minorités » par des dominants qui entendent bien le rester. La tolérance, ce n’est donc pas l’égalité des droits.
Et j’ai pris seulement parmi les valeurs les plus communes, les plus classiques, les moins contestables. Je n’ai parlé de la campagne officielle en 2001/2002 sur le site web du ministère pour « le respect », campagne sponsorisée par une marque de vêtements chic avec pub pour acheter le T-Shirt spécial « respect ».Je ne parle pas non plus de l’école censée inculquer les valeurs … boursières avec la pénétration des banques dans les classes de SES et le concours des « masters de l’économie », patronnés par une grande banque qui voulait apprendre aux lycéens à devenir des boursicoteurs.
Il faudrait enfin dire quelques mots du contexte de ces discours sur les valeurs. Si on lit le projet de traité établissant une constitution pour l’Union européenne, on nage en plein discours sur les valeurs. Au lieu d’un texte de droit avec des propositions principielles du genre « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit », on a un bavardage sur les « valeurs européennes de l’humanisme ». On peut lire « l’Europe est un continent porteur de civilisation; que ses habitants, venus par vagues successives depuis les premiers âges, y ont développé progressivement les valeurs qui fondent l’humanisme: l’égalité des êtres, la liberté, le respect de la raison,
S’inspirant des héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe, dont les valeurs, toujours présentes dans son patrimoine, ont ancré dans la vie de la société le rôle central de la personne humaine et de ses droits inviolables et inaliénables, ainsi que le respect du droit ». Il n’est pas besoin de forcer le texte pour y lire le très vieux discours sur la supériorité de l’Europe civilisée sur les autres peuples du monde.

2 – L’idéologie

Le discours sur les valeurs, loin d’être idéologiquement neutre nous emmène donc sur le terrain de la confrontations des valeurs, c'est-à-dire sur le terrain de l’idéologie, c'est-à-dire des idées dominantes qui s’imposent spontanément parce qu’impensées et jamais critiquées.
L’idéologie, ce n’est pas la doctrine, et son mode d’action ce n’est pas l’endoctrinement. Si c’était cela d’ailleurs l’idéologie serait aisée à reconnaître et à combattre. Mais l’idéologie c’est d’abord le spontané, la représentation déjà là, déjà toute prête et qu’il n’y a plus qu’à adopter. À l’époque des grandes affrontements politiques des années 50 à 70, on parlait d’affrontements idéologiques, mais ces affrontements étaient des batailles d’idées, des batailles politiques, mais tout le monde savait qu’il s’agissait d’idées discutables, de représentations du monde discutables, etc. … L’idéologie, c’est ce qui ne se discute pas. Ce sont les figures de ce « ça ne se discute pas qui doivent être interrogées.
Premier exemple : Quand lors du colloque commun MEDEF / MEN consacré aux SES, le représentant du MEDEF déclare qu’on ne doit pas enseigner l’économie de marché comme un système parmi d’autres puisqu’on n’enseigne pas la démocratie comme un système parmi d’autres, nous sommes au cœur de l’idéologie que je vais appeler démocratique. On peut décomposer ainsi la position du MEDEF :
1) il y a une forme de gouvernement optimale qui doit être préférée à toutes les autres et dont on ne peut même discuter, c’est la démocratie (peut importe ce qu’on met sous ce terme).
2) L’économie de marché est le régime économique qui va avec la démocratie (ex : la Chine, la Tunisie de Ben Ali, le Chili de Pinochet …)
3) Donc l’économie de marché doit être enseignée au lycée comme la démocratie.
4) Donc les professeurs de SES qui veulent continuer d’enseigner la pluralité des doctrines économiques ont tort et doivent adapter leur enseignement aux besoins de l’économie de marché.
Pour imposer ce raisonnement le MEDEF et les journaux qui lui sont proches multiplient depuis des années les pressions. On voit comme la démocratie sert de justification à la pensée unique, selon une logique très orwellienne.
Pourquoi est-ce de l’idéologie ? Non seulement parce que le raisonnement dans son ensemble est un sophisme, mais aussi est surtout parce que les prémisses sont des fausses évidences, des évidences que nous croyons spontanées mais qui sont elles-mêmes le résultat de l’inculcation d’un certain nombre de « valeurs » et d’idées.
Je reprends chacun de ces points :
1) la démocratie n’est pas tenue de toute éternité pour le régime optimal. On peut la considérer parfois – ainsi Aristote – comme le moins mauvais des régimes. Mais elle peut être critiquée. Platon la tient pour un système exécrable, l’antichambre de la tyrannie, parce qu’elle est le gouvernement de la majorité ignorante mue seulement par ses appétits égoïstes. Si la démocratie est incontestable, faut-il chasser Platon et tous les professeurs platoniciens ? La démocratie en tant que pouvoir de la majorité sur la minorité est une autre forme de la « loi du plus fort » et elle est prompte à se transformer en dictature de la majorité. Si on veut bien étudier objectivement le 20e siècle, on y verra que le racisme qui l’a ravagé a d’abord été le fait de mouvement de masses et qu’il s’y est exprimé, jusqu’à un certain point, le pouvoir du « démos », pour parler grec ! Même les grands philosophes qui appartiennent à notre panthéon démocratique ont été pour le moins sceptiques. Rousseau se risque à dire que des dieux se gouverneraient démocratiquement mais que la démocratie n’est peut-être pas faite pour les hommes. Kant – le théoricien allemand de la révolution française, comme le disait Marx – oppose la République, garante de la liberté et du droit, à la démocratie aux tendances despotiques.
2) Le rapport du marché à la démocratie est discutable. Il y a des économies de marché sans démocratie, mais il est difficile qu’il y ait démocratie s’il n’y a pas quelques uns des traits de l’économie de marché (la garantie de la propriété individuelle, la liberté du commerce …). Mais ce qu’on appelle « économie de marché » dans le jargon MEDEF, c’est le mode de production capitaliste, qui n’est pas du tout la même chose ; il y a un marché avant le capitalisme (cf. Braudel) et on pourrait très bien imaginer une économie de marché post-capitaliste. On peut envisager une économie de marché sans la force de travail fonctionne comme marchandise – après tout on a bien interdit le commerce des esclaves sans que les grands principes du marché se soient effondrés !
3) Les 3/ et 4/ sont donc de fausses évidences, des trompe-l’œil idéologiques. On voit surtout que l’idéologie s’il est évidente dans la volonté du MEDEF de faire triompher 4/ (son point de vue) suscite discussion et rébellion ; mais si on vraiment comprendre ce qui cloche dans le raisonnement du MEDEF, c’est aux points 1/ et 2/ qu’il faut s’attaquer !
Deuxième exemple d’invasion de l’école par l’idéologie : la question de l’égalité des chances.
Voilà un bel exemple, indiscutable : la valeur fondamentale de notre école laïque et démocratique, c’est l’égalité des chances et toutes les réformes doivent viser à la garantir. On peut discuter pour savoir si elle progresse ou non (c’est le débat sur la « démocratisation »). On discute des moyens de la garantir, etc. Ou encore on peut dire qu’elle irréalisable et qu’on dépense donc en pure perte des moyens pour essayer d’y parvenir (querelle du collège unique !). Mais la question n’est pas là ! Cette histoire d’égalité des chances est typiquement une représentation idéologique (inversée) du réel.
1) l’égalité des chances présuppose que l’école a pour fonction de faire marcher l’ascenseur social. Mais par construction, « l’ascenseur social » ne peut pas marcher pour tout le monde ! C’est une chance de devenir « cadre sup » et c’est une malchance de devenir ouvrier. Voilà ce que les élèves malchanceux retiennent (à juste titre) du discours sur l’égalité des chances.
2) l’égalité des chances reconduit la vision de la vie comme compétition, une vision très bien expliquée par Hobbes, il y a 4 siècles et qui est au fondement des systèmes de légitimation du mode de production capitaliste. Dans la compétition : « que le meilleur gagne ! » L’égalité des chances permet de dire que l’école a bien sélectionné les meilleurs … et que les autres n’ont que ce qu’ils méritent.
Derrière ses apparences démocratiques et sympathiques, l’égalité des chances n’est ainsi que du « darwinisme social » de la pire espèce.
En réalité, l’école ne peut jamais rien faire d’autre que contribuer à reproduire la division sociale du travail. Lui assigner un autre objectif impossible, c’est leurrer les élèves et se leurrer soi-même. Aucune société – sauf le communisme imaginaire de certains textes de Marx ou les sociétés des grands utopistes – ne peut exister sans division du travail. Aucune société ne pourra se passer d’ouvriers, d’éboueurs … et personne ne peut garantir la possibilité pour tous de devenir énarque ou polytechnicien ! Par contre, il y a une grande différence entre un ouvrier instruit et un ouvrier ignorant et c’est là que l’école peut intervenir et garantir un droit réel.

Conclusion

Le problème, c’est que ces thèmes idéologiques prennent de plus en plus de place dans l’enseignement. Ils sont au cœur de la mise en place de l’ECJS dans les lycées et ils parasitent de plus en plus fréquemment les programmes, c'est-à-dire les contenus des savoirs enseignés.
Dans le « grand débat », une des questions porte sur la manière de mobiliser mieux les professeurs sur la question de l’Europe. C'est-à-dire qu’une question politique, en discussion, sur laquelle les citoyens ont le droit de trancher et de trancher de manière contradictoire, serait tranchée a priori et dans un sens bien déterminé : celui des partisans de la soi-disant « constitution » élaborée en catimini par un aréopage de spécialistes.
Que faudrait-il faire ?
J’aurais bien quelques idées qu’il m’est impossible de développer ici. Mais je crois que la plus importante est de « dépolitiser » l’école au sens qu’il serait préférable qu’on la mette, autant que faire se peut à l’abri des passions politiques. Elle ne devrait pas être un lieu de « confrontation démocratique et pacifique des idées », comme le dit encore le règlement intérieur déjà cité. Parce qu’elle n’est ni une annexe du café du commerce, ni une tribune politique pour les endoctrineurs de tous poils. Seules l’habitude de la rigueur intellectuelle, de la recherche de l’objectivité et du travail critique peuvent contribuer efficacement à former des citoyens libres, pas la soumission à des valeurs douteuses et pas l’embrigadement idéologique.
Le 5 décembre 2003

jeudi 2 octobre 2003

Nietzsche philosophe politique à propos de "Nietzsche, il ribelle aristocratico" de Domenico Losurdo.

Domenico LOSURDONietzsche, il ribello aristocratico. Biografia intelletuale e bilancio critico.
Bollati Boringhieri. Torino, 2002. 1174 pages.
"Dis-moi ce dont tu as besoin et je te trouverai une citation de Nietzsche [...] Pour l'Allemagne et contre l'Allemagne, pour la paix et contre la paix, pour la littérature et contre la littérature." (Tucholsky, Fraulein Nietzsche. Vom Wesen des Tragischen, 1932, mis en exergue de son livre par D.Losurdo)
Je ne sais pas si la somme de Losurdo sur Nietzsche, qui a fait grand bruit en Italie, trouvera un éditeur français. Il a fallu plus de dix ans pour qu'une petite maison d'édition, Le Temps des Cerises, traduise son Democrazia e bonapartismo, alors ne désespérons pas. Losurdo rompt, en effet, avec la tradition française du nietzschéisme - celle qui fait de Nietzsche un esthète ou un philosophe subversif post-soixante-huitard... Il prend au sérieux Nietzsche comme philosophe politique, tant il est vrai que la préoccupation politique traverse de part en part son oeuvre, en forme l'ossature et que toutes les évolutions successives de la pensée nietzschéenne sont d'abord des évolutions politiques.
Evidemment, nous avons pris l'habitude, ici, de détourner pudiquement le regard des textes où Nietzsche fait l"apologie de la supériorité de la race aryenne, réclame un "nouvel esclavage" ou "l'anéantissement des races décadences", "l'anéantissement de millions de mal réussis". Il y aurait, ses thuriféraires gauchistes, un bon Nietzsche à la pensée subversive, révolutionnaire, et quelques malheureux écarts de langage, voire des expressions à lire au troisième ou quatrième degré...
Losurdo procède à l'inverse: il montre patiemment comment cette dimension politique est inséparable de la pensée de Nietzsche. Ses évolutions, ses retournements philosophiques sont imbriqués aux retournements de la pensée politique et à l'histoire politique européenne. Sans faire un résumé ou une recension complète de l'ouvrage, je voudrais en donner ici quelques aperçus.
De l'authenticité allemande à la supériorité européenne
Losurdo montre en premier lieu que la Naissance de la tragédie et les textes de cette époque font appel à la "grécité" comme antidote à la modernité. C'est l'époque de la guerre franco-allemande, c'est aussi celle de la Commune de Paris. Losurdo souligne que "la correspondance et les fragments contemporains de la Naissance de la tragédie montrent de manière non équivoque avec quelle intensité Nietzsche a vécu la Commune de Paris et combien douloureuse et indélébile a été l'empreinte qu'a laissée en lui cet évènement." (p.14)
Les attaques de Nietzsche contre Socrate sont les attaques contre le plébéien ou le presque révolutionnaire. Pour Losurdo la Naissance de la tragédie aurait tranquillement pu porter le sous-titre "La crise de la civilisation de Socrate à la Commune de Paris".
La fin de l'Antiquité grecque, son véritable suicide, fonctionne comme une métaphore de la fin de l'Ancien Régime pour l'époque moderne. Les réflexions de Nietzsche font écho à celles des penseurs réactionnaires du XIXe siècle. La condamnation nietzschéenne de Socrate comme "fanatique de la dialectique" "fait penser au réquisitoire de Taine contre les protagonistes de la révolution française comme fanatiques de la logique." Le rapport de Nietzsche à la civilisation grecque n'est donc pas principalement esthétique ou métaphysique, mais d'abord politique. Il est lié, selon Losurdo, au fait que le jeune Nietzsche est proche du courant national-libéral allemand, violemment anti-français -- national, parce que défenseur de l'authenticité et de la supériorité allemandes (dans un esprit dont Fichte, avec ses Discours à la  allemande avait donné la première expression), libéral parce que méfiant à l'égard du développement moderne de l'Etat. On sait également le rôle que jouera le thème de l'Allemagne héritière légitime de la Grèce chez de nombreux artistes, littérateurs et philosophes allemands, jusqu'à Heidegger. D'où aussi l'enthousiasme initial de Nietzsche pour le IIe Reich, appelé à détruire définitivement la vision optimiste et libérale du monde.
Un des éléments de cette première phase de la pensée de Nietzsche est la forte composante judéophobe. La fondation du IIe Reich produit ou revivifie les mythes généalogiques. Ce qui les unifie (on le verra chez Wagner), c'est l'opposition postulée de l'esprit allemand à l'esprit juif. "Les teutomaniaques qui célèbrent la mission chrétienne de l'Allemagne, sont enclins à déjudaïser le christianisme afin de le transformer en une sorte de religion nationale allemande." (p.166) Le mythe généalogiquement aryen oppose la communauté des peuples indo-européens dont la Grèce à la barbarie asiatique à laquelle appartient la Judée... C'est la raison des attaques de Nietzsche contre Strauss qui, déjà avec La vie de Jésus procède à une lecture sympathique du judaïsme. Ce qui domine, en cette période, la pensée de Nietzsche, c'est évidemment l'antisémitisme ou la judéophobie de Wagner -- la distinction établie par Pierre-André Taguieff, nous importe peu à cette étape. C'est la langue même de Strauss qui est mise en accusation, parce qu'introduisant dans l'allemand des impropriétés, des erreurs de syntaxe qui menacent sa pureté. Nietzsche reconnaît que Strauss n'écrit pas "comme les plus infâmes corrupteurs de la langue allemande, à savoir les hégéliens et leur difforme postérité" (Ière inactuelle, §12). Mais il faut tout de même inscrire ses péchés dans un "livre noir", car "qui a péché contre la langue allemande a profané le mystère de notre germanité; c'est notre langue seule qui, comme par l'effet d'un charme métaphysique, a su sauver l'esprit allemand en se sauvant elle-même par-delà tous les changements et tous les mélanges de moeurs et de nationalités. C'est également elle seule qui garantit la survie future de cet esprit, si elle ne succombe pas entre les mains infâmes du temps présent." (ibid.) Le manque de sens de la langue imputé à Strauss conduit Nietzsche à insinuer qu'il a des origines juives plus qu'allemandes. Avec précision, Losurdo montre comment, jusque dans le détail, on trouve dans les textes de Nietzsche de cette époque tous les thèmes de l'antisémitisme qui va ravager l'Europe, la France(le grand succès de la librairie de la fin du XIXe est La France juive de Drumont) autant que l'Allemagne et qui servira d'ingrédient au nazisme.
Deuxième angle d'attaque, deuxième étape de la philosophie nietzschéenne. Après avoir mis beaucoup d'espoirs dans le IIe Reich, Nietzsche va rapidement trouver dans son évolution réelle des motifs d'inquiétudes. Alors que l'Etat développe l'instruction publique, Nietzsche voit dans cet élargissement un affaiblissement de la culture: "Pour l'Etat a-t-il besoin de cet excès d'établissements de culture, de maîtres de culture? Pourquoi cette culture populaire, cette éducation populaire fondées sur une si large échelle? Parce que l'on hait l'authentique esprit allemand, parce que l'on craint la nature aristocratique de la vraie culture" (Sur l'avenir de nos établissements d'enseignement, 3e conférence, citée ici dans la traduction de Jean-Louis Backès).
Texte révélateur: la rupture que Nietzsche amorce avec la "communauté populaire" allemande, cette rupture qui sera la rupture avec Wagner, et qui le conduira à une réévaluation radicale des Lumières et de la culture française, par exemple, cette rupture n'est l'expression d'un "tournant progressiste" de Nietzsche, mais, au contraire, la formation d'un tempérament réactionnaire très particulier. Il va vraiment devenir le "rebelle aristocratique": l'Allemagne réelle est méprisable parce qu'elle a renoncé à défendre l'authenticité allemande et s'est mise finalement dans la voie de l'Angleterre et de la France. Nietzsche va désormais se penser comme "Européen", va se préoccuper de l'avenir de l'Europe. Réviser ses jugements antérieurs, il rompt avec le nationalisme allemand et réorganise sa pensée autour de la défense de la tradition et de la supériorité européennes.
Si Wagner ne comprend pas l'apostasie de son ex-disciple, et cherche des explications dans la psychologie, Losurdo propose, au contraire, de se concentrer sur la manière de philosopher de Nietzsche. "On ne peut pas évacuer la présence constante et le poids de l'histoire et de la réalité politique. Comment pouvait-il rester indifférent face à ce qui, à ses yeux, apparaissait, non sans raison, comme un tournant épocal? Le pays des penseurs et des poètes est maintenant à la tête du développement capitaliste; il s'était affiché comme le porte-drapeau de la lutte contre la révolution et maintenant il la promeut dans le pays défait; il s'était présenté comme l'antidote et maintenant il l'exprime jusqu'au bout et jusque dans ses aspects les plus répugnants." (p.281) C'est parce qu'il est philosophe "rigoureux" et par "honnêteté intellectuelle" que Nietzsche ne peut pas suivre la voie de Treitschke et de Wagner dont l'un deviendra historien officiel et l'autre musicien officiel. Autrement dit, c'est la fidélité à une certaine attitude morale et intellectuelle qui explique le tournant de Nietzsche. C'est encore cette fidélité qui le conduira et vers "l'illuminisme anti-révolutionnaire" (c'est-à-dire essentiellement vers les penseurs comme Voltaire) et vers les moralistes français.
Le parti de la vie
Losurdo souligne le fond libéral de la pensée de Nietzsche. Encore faut-il s'entendre sur ce terme. Le  dont parle Losurdo et qu'il attribue à Nietzsche n'a pas grand chose à voir avec le  politique classique (de Locke à Montesquieu) mais avec ce  conservateur qui va prendre tout son essor après la révolution française. C'est un  économique qui se méfie de l'intervention de l'Etat, car celui-ci, sous la pression des masses pourrait être enclin à prendre des mesures plus ou moins égalitaires, ou, en tout cas, des mesures d'aide aux plus défavorisés. C'est pourquoi Nietzsche est prompt aux déclarations anti-étatiques (celles qui ont contribué à créer la figure du Nietzsche gauchiste dont nous avons parlé au début de cet article), mais, au mieux, très méfiant vis-à-vis de la démocratie politique, et, le plus souvent, farouchement hostile au suffrage populaire.
Nietzsche va désormais mettre l'accent sur l'unité européenne, une Europe menacée de décadence, menacée par la montée du pouvoir des Etats, face aux pays "barbares". La Chine est souvent prise comme archétype de cette barbarie qui menace l'Europe. Comme Tocqueville, Nietzsche considère que les théoriciens révolutionnaires et socialistes ont, en fait, les yeux tournés vers le modèle chinois. Nietzsche reprend à son compte, sans le moindre esprit critique, tous les stéréotypes coloniaux de l'époque concernant ce pays. Ce changement le conduit en même temps, et là encore les nietzschéens gauchistes y trouvent leur compte, à brocarder la judéophobie et l'antisémitisme du culte de l'authenticité germanique. "Le Nietzsche de ces années célèbre les échanges, les rencontres, les fusions entre les cultures et les peuples. Mais c'est seulement une face de la médaille." (p.334) Nietzsche n'oppose plus la culture allemande authentique à la vulgaire civilisation des Anglais et des Français. La nouvelle dichotomie est Occident/barbares. Et si les échanges et les rencontres sont célébrés, cela ne peut concerner les échanges et les croisements entre conquérants et populations conquises. Les "races mixtes" font l'objet de critiques acerbes. Auprès d'elles, "on doit toujours trouver, à côté de la disharmonie des formes corporelles (par exemple quand les yeux ne s'accordent pas avec la bouche) aussi la disharmonie des habitudes et des concepts de valeur (Livingstone a dit un jour: "Dieu a créé les hommes blancs et noirs, mais le diable a créé les métis"). Les races mixtes sont constamment en même temps aussi des civilisations mixtes, elles sont en général plus mauvaises, plus cruelles, plus agitées." (Aurore, 272)
La pureté suppose la séparation des races considérées comme hétérogènes et incompatibles entre elles. Il faut bien comprendre le concept nietzschéen de "race pure". Pour lui, la race pure n'est pas un donné originaire, mais un résultat: une race pure est le résultat d'un processus de purification. Pour le Vieux Continent, ce processus peut être mis en oeuvre grâce à l'émigration (et la colonisation qui s'ensuit) et éventuellement par des mesures plus radicales. Pour Nietzsche (Aurore, 206), il faudrait alléger l'Europe du quart de sa population afin qu'elle ne soit plus surpeuplée.
Nietzsche se fait l'infatigable défenseur non seulement d'une nouvelle noblesse mais aussi d'un nouvel esclavage. On peut citer ici Le Gai Savoir (§40):
"Du manque de forme noble. — Les soldats et les commandants entre-tiennent toujours des rapports mutuels bien plus élevés que les ouvriers et les employeurs. Pour l'heure du moins, toute culture d'origine militaire se situe encore largement au-dessus de toute soi-disant culture industrielle : cette dernière est, sous sa forme actuelle, le mode d'existence le plus vulgaire qui ait jamais existé. C'est la simple loi du besoin qui s'y exerce : on veut vivre et l'on doit se vendre, mais on méprise celui qui tire profit de ce besoin et s'achète l'ouvrier. Il est étrange que l'on ressente la soumission à des personnes puissantes, effrayantes, voire terrifiantes, à des tyrans et à des chefs militaires comme infiniment moins pénible que cette soumission à des inconnus dénués d'intérêt comme le sont tous les magnats de l'industrie : l'ouvrier ne voit d'ordinaire dans l'employeur qu'un chien astucieux, qu'un vampire qui spécule sur toute misère, dont le nom, la tournure, les moeurs et la réputation lui sont totalement indifférents. Il est vraisemblable que les industriels et les gros négociants étaient jusqu'à présent trop dépourvus de toutes les formes et de toutes les marques distinctives de la race supérieure, qui seules rendent les personnes intéressantes; peut-être, s'ils avaient dans le regard et dans l'attitude la noblesse de l'aristocratie de naissance, n'y aurait-il pas de socialisme des masses. Car celles-ci sont au fond prêtes à toute espèce d'esclavage, à condition que le supérieur qui les commande légitime constamment sa supériorité, le fait qu'il est né pour commander — au moyen de la forme noble! L'homme le plus commun sent que la noblesse ne s'improvise pas et qu'il doit honorer en elle le fruit produit par de longues périodes, — mais l'absence de forme supérieure et la vulgarité tristement célèbre des industriels aux mains rouges et grasses le conduisent à penser que seuls le hasard et la chance ont ici élevé l'un au-dessus de l'autre : tant mieux, conclut-il par devers lui, faisons nous aussi l'essai du hasard et de la chance ! Jetons donc les dés ! — et c'est le début du socialisme."
À la différence des idéologues du capital, Nietzsche ne raconte pas d'histoires à dormir debout: la condition du prolétaire moderne n'est pas très différente de celle des esclaves antiques. Mais à la différence de Marx, il considère que l'esclavage est la condition indispensable à la survie de la civilisation européenne. C'est pourquoi l'instruction publique, la diffusion des journaux, le suffrage universel, bref tout ce qui peut contribuer à dresser l'esclave moderne contre sa condition servile est néfaste. Comme est néfaste la compassion à l'égard des malheureux. L'adversaire, au delà de la démocratie et du christianisme est désigné de la manière la plus nette: c'est le socialisme.
C'est pourquoi Nietzsche fait l'apologie de la duplicité. Critique féroce de la religion, il s'appuie sur Voltaire pour défendre l'utilité de la religion pour "la canaille".Bref, Nietzsche est de plain-pied dans les problèmes de son époque et il propose de leur donner une solution radicale. Et c'est précisément ce "radicalisme aristocratique" qui en fait un critique virulent du régime du IIe Reich... On le voit encore, la méprise du gauchisme nietzschéen est totale! Il voit en Nietzsche un rebelle: c'est exact mais oublie de lire Nietzsche lui-même se définit comme un "rebelle contre la révolution".

Le rebelle face à la peste brune

Losurdo conduit son enquête avec minutie et multiplie les arguments, les citations, les textes, les liens avec les autres penseurs européens de l'époque. La conclusion est sans appel: Nietzsche appartient bien à la réaction aristocratique. Reste à éclaircir la question controversée des rapports entre la pensée de Nietzsche et le nazisme.
La thèse la plus connue, notamment chez les "nietzschéens de gauche" consiste à tenir La Volonté de puissance pour une oeuvre à moitié apocryphe, résultat du complot ourdi par Elisabeth, la soeur de Nietzsche, qui aurait fait un montage de manuscrits savamment agencés en vue de produire un livre de référence pour le IIIe Reich. Affirmation dont Losurdo montre qu'elle conduit à des propositions très paradoxales - notamment celle de surévaluer l'important de ce personnage assez médiocre dont on fait un "Raspoutine en jupons".
Cette thèse ne tient pas, soutient Losurdo. D'une part la première édition de La Volonté de Puissance a été publiée alors que Hitler était encore un jeune homme! Donc Elisabeth aurait très largement anticipé le nazisme. En second lieu, la biographie qu'Elisabeth consacre à son frère ne cherche pas du tout à mettre en évidence sa judéophobie, bien au contraire. Bref, il faut rejeter "la légende noire d'Elisabeth comme falsificatrice au service du IIIe Reich" (p.771)
Mais selon Losurdo, il est tout aussi érroné de faire de La Volonté de puissance un texte "nazi". Losurdo cite, par exemple, un écrivain nazi qui en 1936 développe une dure critique contre le "philosémitisme" de cet ouvrage. 
Il rest que cet ouvrage contesté est bien une interprétation de Nietzsche. Reste à déterminer si cette interprétation.est infidèle à l'auteur et dans quel sens elle tire sa compréhension. Losurdo montre que l'interprétation social-darwiniste n'est nullement infidèle à l'auteur. Bien au contraire. Ainsi Losurdo montre que si Nietzsche n'est pas un nazi (ce serait un anachronisme), il est cependant représentatif d'un courant réactionnaire radical dont on trouve des représentants dans toute l'Europe. L'élistisme culturel et la réaction aristocratique vont de pair. "Largement diffusé dans l'Europe de cette époque, cet élitisme trouve chez Nietzsche des 'formulations extrêmes': Maintenant on exige 'la complète subordination des masses à l'élite'. Ingénues apparaissent les positions de ces interprètes qui, en guise de démonstration, sinon de l'innocence politique du philosophe, du moins de la charge émancipatrice de sa pensée, renvoient à la polémique anti-étatique. En réalité, l'Etat, ici objet d'une dure condamnation, est synonyme d'égalitarisme et de massification; il a le grave tort de ne pas avoir 'résisté aux revendications des masses' et d'avoir emprunté une voie ruineuse et 'intrinséquement démocratique'. Précisément à cause de son radicalisme, Nietzsche ne peut pas se reconnaître ni dans l'Etat existant, ni dans la version dominante à son époque du socialdarwinisme qui, en annonçant l'inévitable victoire des meilleurs dans le cours de la 'lutte pour l'existence', aboutit à la consécration du statu quo." (p.787)
Mais au-delà de la réaction aristocratique, l'eugénisme et "l'hygiène raciale" projettent leur ombre sur la pensée de Nietzsche. Les "herméneutiques de l'innocence" sont donc intenables. En France le livre de Losurdo provoquerait certainement un scandale, nos intellectuels - surtout "de gauche" et "post-modernes" ayant toujours manifesté un goût assez prononcé pour le nietzchéisme, une propension qu'il faut mettre en parallèle avec l'extraordinaire gloire de Heidegger de ce côté-ci du Rhin.
Cette lecture politique de Nietzsche, "un philosophe totus politicus" est la seule qui permet de sauver l'ensemble de l'oeuvre! Si on veut faire de Nietzsche le critique de l'idéologie qui met en pièces les mythes germanistes et antisémites, il faut faire l'impasse sur les oeuvres de jeunesse. Et ainsi de suite.
La lecture du livre de Losurdo ne nous laisse pas indemnes. C'est tout un pan de la pensée européenne qui est mis brutalement en lumière, tout un réseau touffu de renvois de Lapouge à Nietzsche, de Taine à Weber, bref tout le chaudron dans lequel on a fait bouillir l'idéologie dont s'empareront les bandes armées des meurtriers fascistes et nazis. En mettant sou le feu de la critique les "hermeneutiques de l'innocence" de Nietzsche, Losurdo nous invite en même temps à rompre avec l'alibi de l'irresponsabilité des intellectuels. Un vaste sujet de méditations.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...