lundi 14 mars 2005

Leçons sur le bonheur


D’une impossible définition

Qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes
N’est-ce pas un sanglot de la déconvenue ?(Aragon)

Si on s’interroge sur le sens de la recherche du bonheur, il est préférable de commencer par définir le bonheur lui-même. On lance un avis de recherche, il faut commencer par le portrait-robot. Le mot est si chargé, chacun y a investi tant de significations différentes… Le bon vieux dictionnaire de philosophie de Lalande ne consacre au bonheur que quelques lignes et repère trois sens différents : A) chance favorable ; B) état de satisfaction complète qui remplit toute la conscience ; C) satisfaction de toutes nos inclinations. Rien de plus que Littré. Plus disert le Larousse de la philosophie (2003) y consacre sept pages. C’est que, si le malheur est assez facile à identifier, la définition du bonheur fuit dès qu’on s’en approche.

Problématique bonheur

On ne peut pas même recourir à l’expérience : les gens heureux n’ont pas d’histoire, dit-on. Ils n’ont rien à raconter. Les philosophes ne nous sont guère plus utiles. Ils se disputent sur la question de savoir en quoi réside le bonheur. Les uns le mettent dans le plaisir, les autres dans la vertu ou la liberté, d’autres encore dans le plaisir que l’on éprouve à la pratique vertueuse, et ensuite ils se disputent sur la définition du plaisir ou sur celle de la vertu.
Si on interroge des individus pris au hasard, comme pour un sondage, on obtiendra du bonheur des définitions d’une platitude insondable, des définitions dont tout le monde sait qu’elle ne définissent pas le bonheur : on veut être heureux en famille, mais la famille n’est pas heureuse en elle-même. Elle peut même être l’enfer : « familles, je vous hais », disait Nathaniel dans Les nourritures terrestres. On veut être heureux dans son métier, mais le métier n’est jamais qu’un moyen pour se procurer ce qu’on considère, à tort ou à raison, comme les conditions du bonheur. Dans le travail, le maximum de bonheur que la plupart des gens peuvent espérer, c’est de n’être pas trop malheureux. On peut espérer être heureux en amour, ou, comme Alexis dans Le chercheur d’or, être heureux dans la recherche du trésor du corsaire. Mais il s’agit toujours d’être heureux en quelque chose, d’être heureux sous une certaine modalité, mais jamais d’être heureux tout court. C’est un bonheur toujours relatif à quelque chose qui n’est pas lui.
Le bonheur, si on suit l’étymologie, n’est pas autre chose que la bonne fortune : l’heur, c’est la chance, le hasard qui vient modifier le cours nécessaire et prévisible des choses, un coup caché du destin. De ce côté-là non plus, nous n’aurons pas de définition satisfaisante du bonheur. La bonne fortune, c’est un heureux hasard, un événement fortuit qui vient d’un seul coup favoriser nos desseins. « Au petit bonheur, la chance » : le chance n’est donc qu’un petit bonheur, un bonheur contingent. Pas le bonheur, le grand bonheur, durable, et mérité parce que correspondant à ce que nous sommes par essence. Mais nous entendons par bonheur, non pas ce que nous dit l’étymologie mais bien plutôt ce que les philosophes de l’Antiquité désignaient comme « la vie bonne », la vie la plus conforme à la nature humaine, celle dans laquelle nous atteignons le « Souverain Bien », le « summum bonum » des Latins.

Valeur instrumentale et valeur intrinsèque

Mais il n’est guère plus facile de définir le bon en soi, le bien en soi, que le bonheur. Ce qui est bon  l’est parce qu’il est bon à quelque chose. X est bon pour Y ; l’exercice physique est bon pour la santé ; l’homme charitable est bon pour les miséreux. Nous souhaitons la santé parce qu’elle est bonne pour nous et toutes ces choses qui sont bonnes pour nous constituent des biens. Quant au bien, il est le plus souvent un mode de l’action. Ce plombier travaille bien : le robinet ne recommence pas à fuir dès qu’il a tourné les talons ! Mais le perceur de coffres-forts travaille bien, lui aussi, s’il réussit habilement à percer les coffres-forts réputés inviolables ! Le bien n’est bien que relativement à une fin.
Les philosophes distinguent souvent ce qui a une valeur instrumentale de ce qui possède une valeur intrinsèque. Ce qui a une valeur instrumentale, c’est ce qui n’est bon qu’en tant qu’il est un moyen en vue d’une fin : un bon stratège n’est bon qu’en tant qu’il permet de remporter la victoire, mais cela ne dit rien de la valeur de la guerre ou des vertus guerrières d’une nation. Ce qui possède une valeur intrinsèque est au contraire quelque chose qui n’est choisi pour lui-même.  Pour le marchand d’art, un tableau de maître a une valeur marchande, c'est-à-dire instrumentale, car il est un moyen de gagner de l’argent. Pour l’amateur, ce tableau a une valeur intrinsèque, il vaut par lui-même, indépendamment de toute autre fin.

Y a-t-il de l’absolument bon ?

Mais cette distinction reste problématique. Seule la bonne volonté est véritablement bonne, dit Kant.
« Ce qui fait que la bonne volonté est telle, ce ne sont pas ses oeuvres ou ses succès, ce n'est pas son aptitude à atteindre tel ou tel but proposé, c'est seulement le vouloir ; c'est-à-dire que c'est en soi qu'elle est bonne ; et, considérée en elle‑même, elle doit sans comparaison être estimée bien supérieure à tout ce qui pourrait être accompli par elle uniquement en faveur de quelque inclination et même, si l'on veut, de la somme de toutes les inclinations. Alors même que, par une particulière défaveur du sort ou par l'avare dotation d'une nature marâtre, cette volonté serait complètement dépourvue du pouvoir de faire aboutir ses desseins ; alors thème que dans son plus grand effort, elle ne réussirait à rien ;  alors même qu'il ne resterait que la bonne volonté toute seule (je comprends par là, à vrai dire, non pas quelque chose comme un simple voeu, mais l'appel à tous les moyens dont nous pouvons disposer), elle n'en brillerait pas moins, ainsi qu'un joyau, de son éclat à elle, comme quelque chose qui a en soi sa valeur tout entière. L'utilité ou l'inutilité ne peut en rien accroître ou diminuer cette valeur. »[1]
L’inconditionné résiderait ainsi dans la valeur morale, seule valeur véritablement intrinsèque. Mais Kant sépare nettement la morale du bonheur, l’idée de « bonheur moral étant, selon lui, une contradiction dans les termes. De plus, même ce caractère absolu de la valeur morale mérite d’être questionné. Si la bonne volonté est absolument bonne, indépendamment de ses effets, de la réussite ou de l’échec de l’action, n’est-ce parce qu’il est nécessaire de faire briller d’un éclat tout particulier  l’action accomplie uniquement par devoir, l’action absolument désintéressée ? La conscience morale dont Kant fait la théorie n’est-elle pas autre chose que l’intériorisation dans le « sur-moi » des contraintes sociales, c’est-à-dire de ce qui est bon pour la vie sociale dans son ensemble et qui, au premier chef, ne nous semble pas bon pour nous ? Si les individus étaient incapables d’agir seulement par devoir, indépendamment de leur espoir de réussir et des avantages de l’action, la vie sociale ne serait sans doute pas possible. Ainsi, ce qui nous semble avoir une valeur absolue – l’action morale – pourrait bien n’avoir de valeur que relativement à un impératif plus élevé, celui du maintien de la vie sociale, condition même de l’existence de l’espèce humaine.

Y a-t-il un souverain bien?

De la même manière, il semble bien que tout ce que nous pourrions élever au rang de souverain bien tombe dans les mêmes apories. Il y a des biens désirables par eux-mêmes et des biens qui ne sont que des moyens d’atteindre ces biens désirables par eux-mêmes. Ainsi la bonne santé est-elle désirable par elle-même et l’exercice physique est un moyen de la bonne santé. Personne ne voudrait être en mauvaise santé et on ne pourrait guère se dire heureux étant malade. Mais la bonne santé n’est pas le bonheur. On peut être en bonne santé et malheureux comme les pierres. On peut inclure la santé dans la liste des ingrédients du bonheur mais les faits divers sont pleins d’histoires de gens qui « avaient tout pour être heureux » mais deviennent dépressifs, font le malheur de leur entourage ou se donnent la mort.
Les définitions classiques du bonheur sont tout aussi fragiles. Le bonheur réside dans le plaisir disent les hédonistes. Mais pour les épicuriens, le plaisir est surtout négatif, il consiste en l’absence de trouble, et finalement tout plaisir n’est pas un bien. La jouissance temporaire d’un bien peut conduire à un mal durable. Si le plaisir commence par le ventre, le véritable bien épicurien réside dans l’amitié et une vie honnête. Ainsi le souverain bien n’est-il pas souverain. Les cyrénaïques, disciples d’Aristippe de Cyrène, refusent les distinctions subtiles des disciples d’Épicure. Même les « plaisirs honteux » sont des biens, disent-ils. Pourtant le sage doit s’abstenir des plaisirs honteux. C’est donc qu’il y a quelque chose de supérieur au plaisir qui sépare les plaisirs honteux des autres plaisirs.
Il n’en va pas beaucoup mieux avec les définitions stoïciennes qui font résider le bien suprême dans la vertu. Épictète, Marc-Aurèle et Sénèque nous enseignent peut-être à supporter le malheur d’une âme égale. Ils enseignent comment se libérer de la crainte et de la crainte suprême qu’est celle de la mort. Philosophie pour les temps difficiles, le stoïcisme peut difficilement passer pour une philosophie du bonheur.
Ainsi Kant pourrait bien avoir raison qui affirme que « le concept du bonheur est un concept si indéterminé que malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et veut. »

Passé et futur. De l’âge d’or à l’avenir radieux

Peut-être la seule définition possible du bonheur est-elle temporelle. Le bonheur n’est jamais présent – puisque le présent n’est qu’un presque rien, la fine pointe entre le passé et l’avenir. Le bonheur est passé ou à avenir. Il est dans l’espérance ou dans la nostalgie. Le retour en arrière ou la projection en avant semblent être les deux voies d’accès au bonheur.
Au commencement était le bonheur
Tout commence par l’âge d’or. L’homme n’est pas heureux. Les jours présents sont dans le souci – dans le meilleur des cas – souvent dans le malheur. Untel peut-être heureux, mais c’est l’exception. Les hommes, en général, ne le sont pas. Comment savent-ils qu’ils ne le sont pas ? Pour savoir qu’on est malheureux, il faut avoir une idée du bonheur et celle-ci se trouve dans les récits des temps anciens.

L’âge d’or

L’âge d’or, dans la mythologie gréco-latine est le premier temps des hommes, le temps heureux par excellence. Voici comme Ovide le décrit:
Alors les hommes gardaient volontairement la justice et suivaient la vertu sans effort. Ils ne connaissaient ni la crainte, ni les supplices ; des lois menaçantes n'étaient point gravées sur des tables d'airain ; on ne voyait pas des coupables tremblants redouter les regards de leurs juges, et la sûreté commune être l'ouvrage des magistrats. Les pins abattus sur les montagnes n'étaient pas encore descendus sur l’océan pour visiter des plages inconnues. Les mortels ne connaissaient d'autres rivages que ceux qui les avaient vus naître. Les cités n'étaient défendues ni par des fossés profonds ni par des remparts. On ignorait et la trompette guerrière et l'airain courbé du clairon. On ne portait ni casque, ni épée ; et ce n'étaient pas les soldats et les armes qui assuraient le repos des nations. La terre, sans être sollicitée par le fer, ouvrait son sein, et, fertile sans culture, produisait tout d'elle-même. L'homme, satisfait des aliments que la nature lui offrait sans effort, cueillait les fruits de l'arbousier et du cornouiller, la fraise des montagnes, la mûre sauvage qui croît sur la ronce épineuse, et le gland qui tombait de l'arbre de Jupiter. C'était alors le règne d'un printemps éternel. Les doux zéphyrs, de leurs tièdes haleines, animaient les fleurs écloses sans semence. La terre, sans le secours de la charrue, produisait d'elle-même d'abondantes moissons. Dans les campagnes s'épanchaient des fontaines de lait, des fleuves de nectar ; et de l'écorce des chênes, le miel distillait en bienfaisante rosée. (Ovide, Métamorphoses, livre I, 90-112)
Harmonie de l’homme et de la nature, d’une nature généreuse qui dispense du travail ; harmonie de l’homme avec lui-même – il n’y a pas de guerre et nul besoin de se défendre : nous avons là quelques-uns des traits essentiels de la définition commune du bonheur. Mais ce bonheur est derrière-nous, il est propre à la jeunesse du monde. Car l’âge d’or va céder la place à l’âge d’argent, celui de la domination de Jupiter (ou de Zeus). Il est le créateur du temps : à l’éternel printemps, vont succéder les quatre saisons, où l’homme va devoir se protéger du froid ou des chaleurs de l’été, où il lui faudra travailler pour se nourrir. Puis vient l’âge d’airain où la guerre s’empare du coeur des hommes.  Et c’est enfin l’âge de fer, celui où « Tous les crimes se répandirent avec lui sur la terre. La pudeur, la vérité, la bonne foi disparurent. »

Le bonheur perdu

Le bonheur est donc aussi un bonheur perdu. Le caractère cyclique du temps fait espérer au retour de l’âge d’or, comme le printemps succède à l’hiver. Mais le printemps est bref. C’est un autre ordre historique qu’on attend. Ainsi Virgile écrit-il : « je vois éclore un grand ordre de siècles renaissants. » (Bucoliques, 4e églogue) La paix de Brindes (40 av J.C/) qui vient provisoirement de mettre fin à la guerre civile annonce, pour le poète, un nouveau départ, le rajeunissement du monde. La Terre sera une nouvelle Arcadie. Région du centre du Péloponnèse, l’Arcadie est désignée dans la mythologie grecque comme le lieu même de l’âge d’or. Des bergers poètes y paissent leurs troupeaux. Cette Arcadie imaginaire est la toile de fonds de l’Italie rêvée des Bucoliques. Nicolas Poussin, dans une toile de 1638, revisite le thème de l’heureuse Arcadie :[2] des bergers sont penchés pour lire une inscription sur un tombeau: « Et in Arcadia ego », dont la signification est à peu près celle-ci: « Même en Arcadie, moi, la Mort, je suis aussi ». La félicité des bergers d’Arcadie n’est donc pas parfaite. L’ombre de la mort plane sur elle.
La tradition judéo-chrétienne telle qu’elle est exposée dans le récit de la genèse n’est finalement pas très différente. Après avoir créé le ciel et la Terre, Dieu plante un jardin en Eden, avec « toutes sortes d’arbres à l’aspect agréable et aux fruits comestibles » (Genèse, 2,9). Cette existence heureuse et paisible, on le sait, ne dure pas. Tentés par le serpent, Adam et Ève mangent le fruit de l’arbre de la science et ils sont chassés du paradis, condamnés au travail pour l’un, et, pour l’autre, à enfanter dans la douleur et à servir l’homme. Le bonheur est dans l’innocence originelle : « en augmentant la sagesse on augmente le chagrin, et qui accroît sa science accroît sa douleur. » (Ecclésiaste, 1,18)
Le Mahabharata, le livre majeur de l’hindouisme, commence lui aussi par le récit de l’âge d’or et du déclin qui s’ensuit. C’est une époque où le péché n’existe pas. « Tous les hommes étaient libres de soucis et de maladies. (...) Aucun enfant ne mourait. Aucun homme ne connaissait la femme avant d’avoir atteint l’âge adulte. Ainsi la terre limitée par les océans était pleine de créatures douées de longévité. » On pourrait multiplier les références : de très nombreux mythes des origines commencent par le récit d’un âge heureux qui définit en même temps une sorte d’idéal du bonheur. Mais d’un bonheur perdu.

L’enfance heureuse et la nostalgie

L’Arcadie est le lieu de l’enfance. Dans Le chercheur d’or de J.M.G Le Clezio, c’est le Boucan, le lieu de la maison d’enfance, avant la ruine et la dislocation de la famille qui tient ce rôle. Mais c’est qu’une autre façon de dire que le bonheur n’est jamais là et qu’il est toujours à regretter. Quand vient l’âge de devenir homme, on regrette le bonheur insouciant de l’enfance et quand on vieillit on regrette ses vingt ans.  « C’était mieux avant ». Voilà notre connaissance la plus courante du bonheur ! Rares ceux qui comme Paul Nizan peuvent écrire: « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. » (Aden Arabie)
Si le bonheur est dans le passé, la quête du bonheur est la tentative désespérée de faire marche arrière dans le temps. Il y a là quelque chose de paradoxal. La condition de l’homme, c’est l’irréversibilité : l’homme est de l’irréversible en chair et en os, dit Jankélévitch. En se fixant imaginairement sur un bonheur passé, on ne peut que se plonger dans le malheur présent. Épicure disait que les moments heureux du passé aident à supporter le malheur du présent. Mais l’expérience la plus commune nous enseignerait plutôt le contraire. Ainsi, le bonheur est vécu sur le mode de la nostalgie ou de la mélancolie.
La nostalgie est le mal du pays. Le nostalgique est celui qui a perdu sa patrie et ne sera heureux qu’en y retournant, en retournant au pays des vertes années. Après la guerre en Europe, le retour d’Alexis, le narrateur du Chercheur d’or, sur son île, est marqué de cette nostalgie. Sur la bateau qui le ramène à l’île Maurice, le voyage est autant un voyage dans le temps qu’un voyage sur l’océan. Ulysse doit retourner à Ithaque, car il n’est pas d’autre endroit où il pourrait connaître le bonheur. Les sorcières enchanteresses, les demi-déesses qui cherchent à retarder Ulysse peuvent déployer tous leurs charmes, le faire vivre dans des petits paradis, Ulysse doit repartir et regagner cette île qu’il commence par ne pas reconnaître – elle est entourée de brume – et sur laquelle il ne sera pas reconnu. Et une fois qu’il est arrivé à Ithaque, une fois qu’il a retrouvé son épouse aimante fidèle et son fils Télémaque, faut-il imaginer Ulysse heureux ? Rien n’est moins sûr. Ulysse aura peut-être la nostalgie de la guerre, la nostalgie de Circé et de Calypso. Car la nostalgie du bonheur passé est le bonheur du nostalgique. Ce n’est pas le passé dépassé, le passé qu’on ne retrouvera jamais, qui est doux au nostalgique. C’est la nostalgie elle-même. « Nostalgie bienheureuse » chantée par Goethe (Seelige Sehnsucht) : « je veux louer ce vivant qui aspire à la mort dans la flamme. »
La nostalgie ne porte que sur un bonheur ou au moins sur une époque effectivement vécue. La mélancolie s’en distingue en ce que son objet est un objet perdu mais jamais tenu. La mélancolie se conjugue au conditionnel passé. Le nostalgique a serré son bonheur dans ses bras, même si, sur le moment, il ne le savait pas. Le mélancolique n’a jamais étreint que du vent. Le mélancolique soupire après un bonheur qui aurait pu être si ... s’il n’avait pas raté le rendez-vous avec l’homme ou la femme de sa vie, s’il avait su saisir sa chance, etc.  Freud définit la mélancolie comme la perte d’objet soustraite à la conscience et elle se distingue ainsi du deuil dans lequel rien de ce qui concerne la personne  n’est inconscient. Le mélancolique est malheureux. Mais il est malheureux de la perte imaginaire de ce qui l’aurait rendu heureux. C’est pourquoi il voit la vie en noir. L’avenir ne peut être qu’insupportable puisque la vie n’est que perte. La mélancolie, dit Spinoza, est une tristesse, toujours mauvaise, qui tient à ce que la puissance d’agir est absolument diminuée. « Absolument diminuée » : le mélancolique prévoit le pire. Alors que le nostalgique éprouve encore la joie douce-amère de celui qui revient en arrière même sachant que ce retour est illusoire, le mélancolique nourrit de la perte du passé une tristesse infinie.
Ainsi le bonheur passé finit-il sous la figure du malheur présent.

Le progrès et l’utopie heureuse

Inversement, celui dont la puissance d’agir, au sens spinoziste, est inentamée trouvera-t-il dans le malheur présent la ressource que lui procure l’idée d’un bonheur à venir qu’il s’efforcera d’imaginer.
Dans le mythe de Chronos, c’est l’intervention de Zeus qui renverse le sens du temps. Avec les temps modernes, avec la découverte d’un monde où plus aucune terre ne restera terra incognita, avec l’univers infini galiléen et l’invention d’une science opératoire qui promet de nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature » (Descartes). L’âge d’or n’est plus dans le passé mais dans l’avenir. Le passé ne devient intéressant que lorsqu’il préfigure ce qui viendra.
Cette idée du progrès entre en résonance avec le messianisme juif et les promesses chrétiennes. Il ne sert à rien de rêver au retour dans le jardin d’Eden. La chute n’est compréhensible que si elle est ramenée au dessein divin et il faut donc voir dans ce mal originel une promesse. Comme Leibniz et Hegel, chacun à sa manière, le diront, le mal n’est toujours que relatif, il est le prix à payer pour atteindre les fins suprêmes de l’humanité, parce que tous les possibles ne sont pas compossibles, ne sont pas possibles en même temps, comme le dit Leibniz.
Le progrès des Lumières est censé apporter le bonheur aux hommes : la science moderne, celle que fondent Copernic, Galilée, Descartes, et tous ces penseurs admirables, celle qui est encore notre science, devrait permettre ainsi que le dit Descartes, de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Il ne s’agit pas quelque projet démesuré mais seulement, par les progrès de la mécanique d’alléger la peine du travail, et, grâce à la médecine de nous procurer le plus précieux de tous les biens, la santé. Mais la diffusion des Lumières a un but plus vaste : la connaissance rationnelle de la réalité rendra les hommes meilleurs. La méchanceté et l’ignorance font bon ménage. La science transformera moralement les hommes, rendra possible la paix, la concorde et la fin de la tyrannie.
On reconnaît dans l’imagination progressiste tous les traits de l’âge d’or. Les hommes sont bons, la haine et la guerre ont disparu, la vie est devenue facile. La prodigalité de la nature de l’âge d’or est remplacée par la puissance bénéfique de la science. Mais la différence est énorme : le bonheur est devant nous et non derrière.
Les utopies classiques vont exprimer cette confiance dans un avenir heureux. Étymologiquement, l’utopie est lieu de nulle part. Les utopies se tiennent souvent dans des îles qu’on ne trouvera sur aucune carte. Mais une autre étymologie est parfois défendue.  Le « u » de utopie serait le reste du radical grec « eu » qui signifie heureux. L’utopie sera donc aussi le lieu du bonheur.
L’Utopia de More est une des premières utopies célèbres. « Le but des institutions sociales en Utopie est de fournir d'abord aux besoins de la consommation publique et individuelle, puis de laisser à chacun le plus de temps possible pour s'affranchir de la servitude du corps, cultiver librement son esprit, développer ses facultés intellectuelles par l'étude des sciences et des lettres. C'est dans ce développement complet qu'ils font consister le vrai bonheur. »  Abolition de la propriété privée, suppression de l’échange marchand et abondance : ce sont les principes fondamentaux qu’on retrouvera dans tous les utopies socialistes et communistes, mais également chez Marx, en dépit de ses critiques de l’utopie.
Comme le feront plus tard les comiques « États et empires de la Lune » de Cyrano de Bergerac, l’Utopie est une représentation inversée de la société existante. Dans l’île d’Utopia de l’écrivain anglais, l’or n’a plus aucune valeur et il est réduit à ce qu’il est, un fétiche, dont les Utopiens usent pour la fabrication des vases de nuit. La Citta del Sole (« la cité du Soleil », 1602) de Tommaso Campanella n’est pas très différente dans son inspiration. Écrite alors que son auteur est jeté en prison, l’utopie de Campanella décrit un gouvernement rationnel qui combine puissance, science et amour  fondé sur une communauté de gens qui vivent philosophiquement. « Toutes les choses sont communes », car l’abolition de la propriété doit mettre fin à la cupidité, à la rapacité, à l’avarice et doit engendrer une forte solidarité de telle sorte que chacun a ce dont il a besoin et obtient ce qu’il mérite. Sur le modèle de la République de Platon, cette cité bien ordonnée est gouvernée par un sage (« Soleil »).
Évidemment, l’utopie ne doit pas être prise au pied de la lettre. Les critiques contemporains qui y voient des préfigurations du totalitarisme moderne font preuve d’aussi peu d’intelligence du texte que ceux qui font de Platon le précurseur de Staline et de tous les ennemis de la « société ouverte ». L’utopie a d’abord une fonction critique, mais à la différence de ses modèles platoniciens où la critique était sur le mode de la déploration du passé perdu, l’utopie moderne conduit la critique au nom d’une société heureuse à venir.
Le  XIXe siècle est celui de l’épanouissement de « l’esprit de l’utopie ». Cabet, Owen, Fourier vont imaginer cette société idéale et parfois vont essayer de la réaliser (Owen) ou trouveront des disciples pour mettre leurs idées en oeuvre (le « familistère » de Guise, inventé par le socialiste fouriériste Godin). Dans la société fouriériste, tous les membres, y compris femmes et enfants, sont répartis dans des séries répondant à leurs goûts, à leurs capacités, à leurs caractères et à leurs passions. Chacun, dans la «Phalange» composée de 1 500 à 2 000 individus, est associé à tous, et les intérêts sont combinés au lieu d'être opposés. L'activité humaine est réglée en fonction des capacités et des désirs. Il s’agit de mettre toutes les passions en « harmonie coopérative ». Ainsi les travaux temporaires ou saisonniers sont assurés par les séries qu'anime la «papillonne», passion de la variété et du changement, tandis que la «cabaliste», passion de l'intrigue et de l'organisation, anime les meneurs de jeu. Les «petites hordes», composées des enfants, qui adorent manipuler les immondices, s'acquittent de l'ébouage. Le logement et la nourriture sont collectifs dans le Phalanstère. Les salaires sont déterminés sur la base du capital, du travail et du talent. Les tâches sont alternées, afin de retrouver l'attrait que la division du travail leur a ôté.
On a coutume d’opposer l’utopie – qui est de nulle part – et la science, réaliste, partant de ce qui est. Cette opposition figée par le marxisme-- « socialisme scientifique » contre « socialisme utopique » – est pourtant beaucoup moins pertinente qu’il n’y paraît. D’une part, l’utopie se veut rationnelle.  Elle propose à la fois une architecture fonctionnelle : dans l’organisation de l’espace de la cité doit se matérialiser le bonheur de vivre ensemble sous le commandement de la raison. L’utopie propose aussi une organisation planifiée des relations familiales et des relations entre les sexes. D’autre part, la science elle-même recourt souvent à l’utopie. Voici comment le grand chimiste français Marcellin Berthelot s’adressait en 1884 aux représentants de l’industrie chimique :
« Un jour viendra où chacun emportera pour se nourrir sa petite tablette azotée, sa petite motte de matière grasse, son petit morceau de fécule ou de sucre, son petit flacon d’épices aromatiques, accommodés à son goût personnel ; tout cela fabriqué économiquement et en quantités inépuisables par nos usines ; tout cela indépendant des saisons irrégulières, de la pluie, ou de la sécheresse, de la chaleur qui dessèche les plantes, ou de la gelée qui détruit l’espoir de la fructification ; tout cela enfin exempt de ces microbes pathogènes, origine de épidémies et ennemis de la vie humaine.
Ce jour là, la chimie aura accompli dans le monde une révolution radicale, dont personne ne peut calculer la portée ; il n’y aura plus ni champs couverts de moissons, ni vignobles, ni prairies remplies de bestiaux. L’homme gagnera en douceur et en moralité parce qu’il cessera de vivre par le carnage et la destruction des créatures vivantes. Il n’y aura plus de distinction entre les régions fertiles et les régions stériles. Peut-être même que les déserts de sable deviendront le séjour de prédilection des civilisations humaines, parce qu’ils seront plus salubres que ces alluvions empestées et ces plaines marécageuses, engraissées de putréfaction, qui sont aujourd’hui les sièges de notre agriculture. »
L’application de la science accomplirait donc les promesses de l’utopie.

La contre-utopie

Le xxe est, au contraire, le siècle de la contre-utopie, de l’utopie malheureuse. Le bonheur promis fait place aux pires cauchemars. En 1920, l’écrivain russe Ievgueni Zamiatine écrit Nous autres : l’action se déroule dans mille ans et le monde est gouverné par un État unique qui planifie intégralement la destinée des humains. La science n’apporte plus la manne dont rêvaient les scientifiques du XIXe siècle ; elle est l’outil du contrôle d’une tyrannie anonyme, mais rationnelle.
Contre-utopie encore, Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley (cf. fiche).
Contre-utopie aussi à sa manière le célèbre roman de George Orwell, 1984. Il y a peut-être un point commun à toutes ces oeuvres. La contre-utopie présente la plupart des traits de l’utopie : le bonheur de tous y est le souci affiché. À l’encontre de notre existence présente soumise à la contingence des rencontres, à l’irrationalité d’une vie dans laquelle l’imprévisible peut toujours venir troubler les moments les plus heureux, l’utopie est planificatrice. La vie humaine tout entière est organisée pour laisser le moins de place possible au hasard et aux passions dévastatrices. Mais la contre-utopie montre que cet homme nouveau, s’il est « heureux » a dû renoncer à quelque chose d’essentiel, à ce qui fait la valeur de la vie humaine et qui s’appelle liberté. Ainsi la contre-utopie connaît une fin heureuse lorsque la cité parfaite est détruite. Dans le film de John Boorman, Zardoz (1974), les « élus » vivent à l’abri des maladies de la misère et du besoin dans une bulle rigoureusement aseptisée, le « Vortex », pendant que les hommes ordinaires réduits à une condition presque animale, les « brutes », procurent de la nourriture à cette élite d’immortels. Zed, l’un des gardiens mortels chargés d’exterminer régulièrement les humains surnuméraires, réussit à pénétrer dans le Vortex, détruit le système d’intelligence artificielle qui règle la vie des immortels. Les immortels redeviennent mortels, ils renouent avec la souffrance, la maladie mais aussi avec la passion et le désir. Fahrenheit 451 de Ray Bradbury peint un monde policé qui ressemble  furieusement au nôtre où les seuls ennemis sont les livres qui donnent de mauvaises idées et rendent malheureux. Le héros qui fait partie des brigades de destructeurs de livres goûtera au fruit défendu et rejoindra les petits groupes qui vivent dans la forêt et apprennent par coeur les livres pour les sauver.

Le sens de l’histoire

Il y a dans l’utopie une dimension de fantaisie certaine. Mais celle-ci n’est pas arbitraire. L’utopie est d’abord une construction rationnelle, mais d’une raison débarrassée des contingences historiques et sociales. Bien qu’elle aille dans le détail, l’utopie est une construction abstraite. C’est d’ailleurs la raison qui explique l’échec régulier des tentatives de construction effective des utopies.
Si le bonheur est à venir, on préférera chercher des raisons d’espérer dans la connaissance des lois socio-historiques. Si on étudie les hommes agissant dans l’histoire, dit Kant[3],
« on ne peut se défendre d’une certaine humeur lorsqu’on voit exposés leurs faits et gestes sur la grande scène du monde et que, à côté de quelques manifestations de sagesse ici et là pour certains cas particuliers,on ne trouve pourtant dans l’ensemble, en dernière analyse, qu’un tissu de folie, de vanité infantile, souvent même de méchanceté et de soif de destruction puériles. »
L’histoire est le temps du malheur. Pourtant, toujours selon Kant, nous n’avons pas à regretter un âge d’or chimérique. Les défauts même qui font le malheur de l’homme sont aussi les meilleurs stimulants de la civilisation sous « l'impulsion de l'ambition, de la soif de domination ou de la cupidité, à se tailler un rang parmi ses compagnons qu'il supporte peu volontiers, mais dont il ne peut pourtant pas non plus se passer. » Car « c'est précisément là que s'effectuent véritablement les premiers pas qui mènent de l'état brut à la culture, laquelle réside au fond dans la valeur sociale de l'homme ». Et c’est pourquoi
« Sans ces qualités, certes en elles‑mêmes peu sympathiques, (…), tous les talents resteraient à lamais enfouis dans leurs germes au milieu d'une existence de bergers d'Arcadie, dans un amour mutuel, une frugalité et unie concorde parfaites : les hommes, doux comme les agneaux qu'ils font paître, n'accorderaient guère plus de valeur à leur existence que n'en a leur bétail. »[4]
L’étude du cours de l’histoire doit faire apparaître un « dessein de la nature » ou encore que « l’histoire universelle est le progrès dans la conscience de la liberté – progrès dont nous avons à reconnaître la nécessité. » (Hegel, introduction aux Leçons sur la philosophie de l’histoire) Marx, dans la même, affirme qu’il a montré que le communisme, « mouvement réel qui s’accomplit nous nos yeux » abolit l’état existant avec la rigoureuse nécessité qui préside aux métamorphoses de la nature. La recherche du bonheur peut, dès lors devenir, une tâche politique. Elle fixe un horizon à l’action humain, nourrit les espérances des masses.
Au-delà de l’appréciation qu’on peut porter sur les philosophies de l’histoire – théologies laïcisées, peut-être – il reste qu’elles procèdent de fait à une dévalorisation du présent symétrique à celle des mythes anciens. Au désespoir qu’engendre la conscience qu’on est passé de l’âge d’or à l’âge de fer se substitue l’espoir d’un passage de l’âge de fer à un nouvel âge d’or, qu’il se nomme paix perpétuelle, communisme, État rationnel, etc., un âge d’or qui réalisera les fins ultimes de l’humanité. Pourtant la dévalorisation du présent est différente dans un cas et dans l’autre. Le présent, dans les mythes de l’âge d’or, est le point d’aboutissement d’un processus décadent alors que dans les philosophies modernes de l’histoire, il est gros d’un avenir meilleur. Il n’est pas le bonheur perdu, mais l’espérance du bonheur à venir. Dans le premier cas, on ne peut s’évader du présent qu’en tentant, par la pensée, de se mettre en dehors du cours du monde, qu’en fuyant, autant que possible, la prison du « ici  et maintenant », une attitude propice à l’idéalisme philosophique. Au contraire, l’espérance du bonheur à venir est souvent un moyen de faire accepter les maux du présent. Après tout, « on ne fait pas d’omelettes sans casser les œufs. » L’espérance « progressiste » loin d’être simple rêverie, est au contraire très pragmatique, trop peut-être.

Le bonheur de vivre ensemble. Bonheur et politique

Si la définition du bonheur reste ouverte, peut-être trouvera-t-on au moins son lieu. Pour Aristote, cela ne fait aucun doute : l’homme étant par nature un « animal politique »,  la vie dans une cité (polis) régie par des lois est le véritable bonheur. Ainsi mon bonheur personnel ne peut pas être séparé de celui de mes compatriotes. Le bonheur de la solitude qu’éprouve Jean-Jacques Rousseau, il n’y a rien de plus éloigné dans la pensée d’Aristote et des Anciens en général.

Une vie heureuse guidée par des choix raisonnés

La définition aristotélicienne du bonheur est complexe. Pour l’instant, tenons-nous en à ce qui concerne les rapports entre bonheur et politique. S’assembler dans une cité, c’est participer au bonheur et à une vie guidée par un choix réfléchi : voilà l’essentiel. Que la vie en cité soit guidée par un choix réfléchi cela va de soi, ou presque. Vivre en compagnie des autres hommes sous une loi commune, ce n’est pas renoncer à une liberté individuelle un peu illusoire, c’est trouver les moyens effectifs de l’accomplissement de soi. Car l’homme ne peut vivre seul. Dans le couple, dans la maisonnée, dans les relations de voisinage, dans la cité enfin, chacun peut trouver ce qui lui manque et lui permettra d’actualiser toutes ses potentialités.
La vie dans une cité est une vie guidée par un choix réfléchi en un deuxième sens. Ce n’est plus la vie soumise à la tyrannie des désirs de celui qui n’a pas d’éducation. Par le langage les hommes se signifient mutuellement l’utile et l’inutile, le juste et l’injuste, le bien et le mal. C’est pourquoi dans la cité les hommes sont soumis à la loi et non à l’instinct. La loi est un acte de la raison, c'est-à-dire de la meilleure partie de nous-mêmes. Certes, les hommes ne sont ni tous ni toujours raisonnables, mais en obéissant à la loi de la cité, ils sont contraints d’agir selon des principes auxquels leur raison ne pourrait que consentir s’ils en suivaient les conseils.
On pourra objecter que cela ne rend pas heureux. Celui qui est obligé de suivre la loi de la cité ne fait donc pas ce qui lui plaît. Il doit renoncer à s’emparer du bien d’autrui qu’il convoite. Il doit accepter de donner une partie de son temps et de ses biens à la cité. Il peut même lui donner sa vie. Au contraire celui qui se moque de la loi et vit dans l’injustice peut jouir sans entrave de tous les plaisirs et même le risque encouru peut devenir excitant.
Il est possible de répondre à cette objection en montrant le caractère absolu du commandement moral, par opposition au caractère relatif du plaisir et d’opposer ainsi le devoir et le bonheur
Cependant, sans abandonner l’idée que la recherche du bonheur est la chose la plus importante dans l’existence humaine, on peut montrer que ce genre bonheur qui consiste à faire ce qui nous plait en méprisant la loi est un bonheur illusoire. Dans le dialogue de Platon intitulé Gorgias, Socrate montre que le tyran Archélaos n’est pas heureux, qui fait ce qui lui plaît, tue ses ennemis quand il le veut et s’empare de tout ce qu’il convoite. L’injustice est à la fois laide et nuisible. Comment donc pourrait-on trouver le bonheur au milieu de la laideur et des choses nuisibles ? L’homme recherche la vie heureuse, mais quand il est obligé de choisir entre commettre l’injustice et subir l’injustice, le mieux pour lui, donc la vie la meilleure, dans ce choix dramatique est encore de subir l’injustice. Pour la même raison d’ailleurs, si d’aventure on a commis une injustice, il sera meilleur de subir le châtiment que d’y échapper.
Socrate développe une deuxième série d’arguments : la recherche du plaisir ressemble au châtiment des danaïdes, condamnées à remplir un récipient percé. Nous revenons plus loin sur cet argument. Mais il y a encore une troisième série de raisons qui doivent faire préférer la vie soumise aux lois de la cité à une vie déréglée soumise à la loi du plaisir. Une vie heureuse ne se conçoit pas sans amitié, c'est-à-dire sans attachements aux autres.  Or l’homme injuste ne peut avoir d’amis. Ceux qu’il aura lésés deviendront ses ennemis et même quand il s’attache des amis par sa prodigalité, ce seront des faux amis, des amis humiliés d’être ses amis uniquement parce qu’il leur fait des cadeaux ou leur donne de l’argent, des amis qui nourriront du ressentiment contre le bienfaiteur à la fortune si mal acquise. La tyrannie est le paroxysme de l’injustice et le tyran est l’homme qui n’a que des ennemis.

Le droit à la poursuite du bonheur

Si le bonheur ne peut être trouvé que dans la communauté des hommes, encore faut-il que celle-ci soit constituée de telle sorte que les individus puissent s’y consacrer. L’entrée dans la modernité, entre la Renaissance et le XVIIe siècle, repose cette question avec force. En schématisant, on peut dire que les philosophies hellénistiques – stoïcisme, épicurisme – font du bonheur une affaire individuelle. L’éthique chrétienne pose la question du salut de l’âme éternelle, mais n’attache aucune valeur à la recherche du bonheur dans ce monde, car la vie terrestre n’est, en vérité, qu’une vallée de larmes où l’homme doit expier ses péchés. Au contraire, les Modernes font du bonheur, ici et maintenant, l’objet d’une recherche sensée. D’abord parce que les hommes peuvent échapper à la soumission aux puissances naturelles grâce au progrès des sciences (Descartes, cf. supra). Ensuite parce que la raison ne peut arrêter son investigation aux choses naturelles. Elle doit aussi s’occuper des affaires humaines et, les comprenant par leurs causes, les réorganiser en vue d’une vie plus heureuse. Si on refuse les explications magiques et superstitieuses des phénomènes naturels, il n’y aucune raison de continuer à adorer les fétiches politiques, à croire aux pouvoirs extraordinaires des princes et des rois. La vie politique et sociale doit maintenant être regardée à hauteur d’homme.
Dès lors, l’institution politique a pour fonction de garantir la possibilité pour chacun de rechercher le bonheur. Quel est le changement majeur par rapport à l’éthique aristotélicienne ? Chez Aristote, l’individu ne peut être heureux que dans la cité car la cité est la réalisation de l’essence humaine. Un homme isolé serait soit un dieu, soit un monstre, car il serait un homme qui n’a pas besoin des autres. Mais dans la cité l’homme est un membre de la communauté, comme la main est un membre du corps. L’idée d’une séparation entre le bonheur privé et le bonheur commun trouve difficilement place dans cette conception. Au contraire, quand on aborde la philosophie politique moderne, la cité – c'est-à-dire la vie dans un « état civil » – n’est plus la réalisation de l’essence humaine mais un moyen, rationnel autant qu’artificiel, dont les individus usent pour accomplir leurs propres fins.
Pour comprendre ce qui est en cause, il suffit de faire retour à Hobbes, à certains égards l’auteur moderne le plus pessimiste. L’état de nature, c'est-à-dire l’état dans lequel les hommes se trouvent quand ils ne sont pas soumis à un pouvoir souverain qui les tient en respect, est l’état de la guerre de chacun contre chacun.  La liberté naturelle dont jouissent les hommes qui ne sont tenus par aucune loi se résume finalement à la liberté de mener une vie quasi animale, misérable et hantée par la crainte de la mort violente. Si la « loi de nature » nous commande de rechercher la paix et la sécurité et par conséquent de sacrifier notre liberté naturelle, c’est parce que le « dieu mortel » qu’est le pouvoir étatique souverain est seul à même de nous garantir les conditions d’une vie heureuse, laquelle suppose qu’on puisse jouir des bienfaits et du confort que procure le travail et l’activité. La justification de l’État réside donc dans les fins privées de l’individu. Alors que, chez Aristote, la participation à la vie publique est le bien que doit rechercher chaque homme – cela définit ce que plusieurs auteurs contemporains nomment « humanisme civique » – elle n’est nullement requise dans la conception libérale moderne dont Hobbes est l’un des fondateurs. Tant que l’État accomplit sa mission de protection, les individus peuvent mener une vie heureuse, même s’ils sont écartés de la possibilité d’influer sur les décisions politiques. Hobbes préfère pour un pouvoir monarchique fort, car un tel pouvoir tombe moins facilement dans les disputes et les guerres de factions qui menacent de faire retomber la république dans l’état de nature. Au contraire, les penseurs démocratiques estiment que le contrôle des citoyens sur le pouvoir est le meilleur d’empêcher que la protection ne tourne à la tyrannie. Mais cette différence très importante se situe à l’intérieur d’une problématique commune.
Lorsque le jeune conventionnel Saint-Just affirme que « le bonheur est une idée neuve en Europe », comment doit-on le comprendre ? Il ne s’agit pas, comme des commentateurs mal avisés l’ont cru, de définir une espèce de bonheur pour tous dont l’État fixerait la norme. Bien au contraire, Saint-Just écrit : « La liberté du peuple est dans sa vie privée ; ne la troublez point. Ne troublez que les ingrats et que les méchants. Que le gouvernement ne soit pas une puissance pour le citoyen, qu'il soit pour lui un ressort d'harmonie ; qu'il ne soit une force que pour protéger cet état de simplicité contre la force même... Il s'agit moins de rendre un peuple heureux que de l'empêcher d'être malheu­reux. N'opprimez pas, voilà tout. Chacun saura bien trouver sa félicité. Un peuple, chez lequel serait établi le préjugé qu'il doit son bonheur à ceux qui gouvernent, ne le conserverait pas longtemps... » Dans les temps anciens, le bonheur des individus dépendait du bonheur du Prince, de l’étendue de ses conquêtes, de sa richesse. Dans les temps modernes, le bonheur de l’État n’est rien en dehors du bonheur des individus.
Quelques textes constitutionnels importants font, de manière significative, sa place au bonheur. Le premier est la déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776, adoptée par le Congrès fondateur des États-Unis. Cette déclaration proclame parmi les droits inaliénables de l’homme, les droits à la liberté et à « la recherche du bonheur ». Précision du texte : le bonheur n’est pas un droit qu’on puisse exiger de qui que ce soit, et en particulier de l’État.  Il est seulement requis que l’organisation politique soit conçue de telle sorte que chacun ait la possibilité de rechercher le bonheur, sans que soit précisé, de quelque manière que soit, en quoi celui-ci réside.
La constitution des États-Unis, adoptée en 1787, affirme dès le préambule poursuivre « le bien-être général ». A cette fin, d’ailleurs, la section 8 de l’article I établit de manière très large le domaine d’intervention du gouvernement. Le bien-être n’est pas le bonheur. Mais le bonheur ne semble pas facile à concevoir dès lors qu’on en est privé. Le bien-être peut donc être interprété comme le moyen ou la condition sine qua non de la recherche du bonheur. Une deuxième interprétation de ce préambule est possible, une interprétation utilitariste : il ne s’agirait pas d’assurer à chacun un lot de biens primaires, mais bien plutôt d’une définition du bien commun, comme la maximisation du bien-être, c'est-à-dire l’élévation moyenne de la richesse sociale, indépendamment des droits et libertés de chacun : le bien-être général peut fort bien se satisfaire du mal-être de quelques-uns dès que ce mal-être d’une minorité est reconnu comme la condition d’une élévation du bien-être moyen. Entre une éthique des droits inaliénables, dont le droit à la poursuite du bonheur fait partie, et une éthique sacrificielle de l’utilité moyenne, il y a toutes les ambiguïtés de la révolution américaine.
Le troisième texte sur lequel il nous faut arrêter est la déclaration des droits qui fonde la constitution de l’an I, adoptée par les conventionnels français. L’article premier donne le ton : « Le but de la société est le bonheur commun. » Alors que la première déclaration, en 1789, se contente de proclame des droits et des immunités et ne se préoccupe ni du bonheur ni vraiment de l’égalité, en 1793, l’égalité fait partie des droits fondamentaux, et la société doit des secours aux particuliers. Le bonheur commun suppose donc que les citoyens se trouvent placés sur un relatif pied d’égalité non seulement formellement – ce qu’indique l’égalité juridique – mais aussi effectivement, dans la vie matérielle. Il suppose aussi que les citoyens partagent des valeurs et des biens et qu’ils le partagent selon les lois de l’amitié ou de la fraternité. Si le bonheur est commun, les hommes sont frères. Il y a ainsi dans cette déclaration de 1793 quelque chose qui va bien au-delà du libéralisme politique et du républicanisme classique. D’un côté, on revient à l’humanisme civique d’Aristote : le bonheur commun, c’est la participation commune à la vie de la patrie, c’est la « philia » grecque qui se nomme maintenant fraternité. Mais, comme le dit Marx, les hommes quand ils font l’histoire « évoquent craintivement les esprits du passé » car « a tradition de toutes les générations mortes pèse d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants ».
D’un autre côté, cette république radicale, toute imprégnée des souvenirs romains, anticipe le communisme, et d’abord celui de Gracchus Babeuf qui se place précisément sous l’enseigne du bonheur commun. Mais cette anticipation n’était pas autre chose que la tentative désespérée de sauter par-dessus sa propre tête, de faire fi de la réalité sociale et politique de l’époque. Le « bonheur commun » devait céder la place à une société noyée dans les eaux glacées du calcul égoïste…
Il y a différentes manières de définir la spécificité des règles d’organisation sociale qui s’inventent en Europe et aux États-Unis au XVIIIe siècle. La liberté politique et religieuse est au rang des innovations décisives. Mais, après tout, la liberté politique est bien plus ancienne que le libéralisme politique. Ce qui est peut-être le plus nouveau, c’est le possibilité pour chaque individu de choisir la perspective de vie qui lui semble bonne. Les sociétés traditionnelles affirment justement que ce qui est le meilleur pour tous, c’est la tradition, même si la tradition rend tel ou tel malheureux. Le théâtre de Molière exprime cette transformation : les jeunes gens finissent par épouser l’élu ou l’élue de leur cœur, contre les mariages arrangés. Le mariage, d’institution sociale, devient un des éléments du bonheur individuel.

La diversité des perspectives de vie

A la place d’un bonheur indéfini, nos sociétés ont fait de la réussite un substitut du bonheur. Nous n’aspirons plus à la vie bonne mais à une vie réussie. La réussite en amour, la réussite sociale, la réussite dans ses aspirations individuelles quelles qu’elles soient. La réussite sociale suppose que les carrières, les postes et la richesse soient ouverts à tous. Pour la réussite en amour, on sait moins comment cela pourrait être ouvert à tous, en dépit des nombreux magazines qui prodiguent leurs conseils ! Il y a cependant, dans ces affirmations du droit au bonheur individuel, sur lesquelles reposent nos sociétés, quelque chose qui ressemble à un déni du réel. Le choix du partenaire conjugal est loin d’être libre de tout déterminisme social. Dans les contes de fées, les bergères épousent des princes charmants et des petits cordonniers deviennent rois, mais dans notre réalité, il en va rarement ainsi ! La réussite sociale n’est, certes, interdite à personne. Mais cela ne dit rien des possibilités effectives de chacun à y accéder. L’égalité des chances est un article de programme politique, au contenu indéterminé. C’est encore la chance, par définition non égale pour tous, qui détermine la réussite.
Il y a, dans cette reconnaissance du droit à chacun de poursuivre les fins qu’il juge bonne, un deuxième aspect tout aussi épineux. Tous les biens que nous recherchons, nous les considérons comme autant d’éléments d’une « conception englobante » du bien, dirions-nous pour reprendre une expression de John Rawls. Par exemple, le fidèle qui économise de l’argent pour faire le voyage sur tel ou tel lieu de pèlerinage, ne recherche ni l’argent, ni les voyages, ni même les pèlerinages pour eux-mêmes. Il recherche chacun de ces biens particuliers comme des moyens de gagner la félicité éternelle. Dans une société pluraliste, reposant sur la liberté de conscience, il est évident cependant qu’aucune perspective particulière ne peut s’imposer par rapport aux autres. L’homme pieux ne peut vouloir imposer son point de vue à l’hédoniste qui pense que le bonheur suprême réside dans la jouissance ici et maintenant des plaisirs que nous offre la vie. Et réciproquement.
Coexistence des conceptions du bien
Si les individus menaient des existences séparées, la coexistence de ces perspectives différentes ne soulèverait aucune difficulté. Mais les individus ne mènent pas des existences séparées ; ils appartiennent à des communautés qui font qu’ils sont ce qu’ils sont. Il faut donc que les individus composant une société donnée partagent un certain nombre de principes de vie minimaux, quelles soient par ailleurs leurs autres perspectives. La « théorie de la justice » de John Rawls a cette ambition : définir une conception politique qui puisse être la base d’un consensus par recoupement entre les diverses conceptions raisonnables du bien. L’idéal laïque procède de là : une société dans laquelle chacun peut construire sa propre perspective de bonheur sans mettre en cause la possibilité pour tout autre de construire la sienne propre.
Le problème réside dans la définition d’une « conception raisonnable du bien ». Tous ceux qui adhèrent à une conception englobante du bien doivent certainement la tenir pour raisonnable. Un croyant doit tenir un athée pour quelqu’un de tout à fait déraisonnable puisqu’il est incapable de se rendre aux raisons de la foi. On peut néanmoins supposer qu’un croyant et un athée se retrouveront en accord pour leurs conceptions respectives du bien ne peuvent se réaliser dans une société où règne l’injustice, la misère et la tyrannie. Mais arrivés à ce point de généralités vagues, il n’est pas sûr que nous puissions aller beaucoup plus loin. Un athée va plutôt considérer qu’on ne peut pas parler de vie heureuse si on ne peut jouir de son propre corps sans crainte des conséquences non voulues. Il sera donc favorable au contrôle des naissances et à l’interruption volontaire de grossesse. Au contraire, un croyant pensera, le plus souvent, que la vie est un don de Dieu et que le contrôle des naissances en général et l’IVG en particulier sont tout à fait condamnables. Et le croyant se contentera difficilement de la réponse libérale : « chacun agit comme bon lui semble ». En effet, du point de vue religieux, il est difficile d’accepter de bon cœur de vivre dans une société où la loi positive ne fait aucune référence à la loi divine et se contente de l’approbation de la majorité des citoyens ou de la majorité des représentants.
La coexistence des perspectives de vie différentes se révèlent donc difficile dès lors qu’on met en cause les conceptions globales que les individus peuvent se faire du bien suprême, c'est-à-dire de ce qu’ils considèrent comme leur véritable bonheur. Comme la faisait remarquer Isaiah Berlin[5], il n’existe pas de monde social sans perte, c'est-à-dire de monde social qui n’exclut pas des modes de vie réalisant par des voies spécifiques certaines valeurs fondamentales.

Le bonheur et le bien-être

Le bonheur ne peut pas être une affaire purement intérieure. Faire du moi une forteresse inaccessible aux malheurs du temps, au revers de la fortune ou tout simplement au cours normal de la vie humaine dont la mort constitue inéluctablement le terme, voilà ce que proposent les stoïciens. Mais comme le dit Hegel,
« l’homme ne peut se retenir dans l'intérieur comme tel, dans la pensée pure, dans le monde des lois et de leur universalité ; il a besoin aussi de l'existence sensible, du sentiment, du coeur, de l'âme, etc. »[6]
Il ne s’agit pas seulement de la satisfaction des besoins naturels. En tant que telle, celle-ci ne rend pas heureux. Le cycle des besoins n’a pas de fin. Comme le dit encore Hegel,
« dans ce domaine naturel de l'existence humaine, le contenu de la satisfaction est de type fini et limité ; la satisfaction n'est pas absolue et produit donc sans arrêt de nouveaux besoins ; la nourriture, le sommeil, la satiété ne servent à rien, la faim et la fatigue recommencent à nouveau le matin. »
Mais l’homme ne peut trouver le bonheur dans la simple satisfaction des besoins naturels. C’est l’esprit encore qui doit être satisfait.
Dans cette sphère de l’immédiateté de la vie, l’homme entre dans le cycle besoin/satisfaction, un cycle qui se répète indéfiniment, sans jamais sortir de son horizon limité. La satisfaction n’est jamais absolue, dit Hegel. Or l’homme en tant qu’être spirituel veut l’absolu, d’où l’absolue insatisfaction qu’éprouve l’homme dans le « système des besoins sensibles ». C’est pourquoi la satiété des besoins naturels ne peut éteindre le désir humain qui déborde toujours les besoins naturels – le désir humain est « infini » alors que le besoin naturel est limité.
C'est ainsi que l'homme, dans l'élément du spirituel, s'efforce de parvenir à la satisfaction et à la liberté dans la connaissance et la volonté, l'apprentissage et les actions.
Sortir de ce dilemme, ce n’est donc ni se retirer dans la pensée pure, ni s’abandonner au système des besoins sensibles. C’est tout simplement trouver la satisfaction dans une action commandée par l’élément spirituel.
L'homme ignorant n'est pas libre, car il trouve en face de lui un monde étranger, un delà et un dehors dont il dépend, sans qu'il l'ait réalisé pour lui-même et sans qu'il séjourne en lui comme dans ce qui lui appartient.
L’ignorant n’est pas libre : cela veut dire que la liberté effective réside dans le savoir. L’esprit est libre parce qu’il sait et qu’il se sait. L’homme ignorant n’est pas libre parce qu’il ne comprend pas le monde extérieur. L’esprit et la réalité naturelle semblent immédiatement en opposition. Alors que dans la science, la réalité naturelle devient réalité pensée, esprit. Face à une réalité qu’il ne connaît pas l’homme est conduit à constater son état de dépendance à l’égard de la nature et l’étrangeté à l’égard de lui-même. La liberté consiste à séjourner dans le monde comme ce qui appartient à l’homme : il faut que réalité extérieure soit non seulement connue mais aussi façonnée par l’homme. Abolir cette étrangeté du monde, c’est l’action rationnellement pensée qui le peut. L’activité pratique productrice est ainsi inséparable de la connaissance.
L'impulsion du savoir, l'aspiration à la connaissance, en partant des niveaux les plus bas jusqu'au niveau suprême de la compréhension philosophique, ne naît que de l'effort de dépasser cet état de non liberté et de s'approprier le monde par la représentation et la pensée. Inversement, la liberté dans l'action vise à réaliser la rationalité de la volonté.
L’impulsion du savoir, c’est la pulsion de la liberté. Mais cette liberté, ce n’est évidemment pas la liberté creuse de pure indifférence, ni la possibilité de faire ce qui plaît. La liberté, c’est l’appropriation du monde et donc la réalisation de soi. Mais comme Hegel veut « penser le réel », cette impulsion du savoir, cette aspiration à la connaissance, elles commencent par le niveau le plus bas, par ce qui se passe dans la vie quotidienne, les savoir-faire empiriques, pour s’élever par degrés et transformations à la science. Le savoir conduit à la liberté, ou plutôt rend effective une liberté qui ne serait que la liberté contenue en soi dans l’esprit humain mais restée enfermée sans la construction de la culture humaine. Mais, en sens inverse, le savoir se réalise dans l’action volontaire. Volonté libre et savoir ne sont ainsi qu’une seule et même chose. Sans savoir, il n’y pas de volonté libre. Et c’est seulement dans l’exercice de cette volonté libre, transformant le monde extérieur en son propre monde que l’homme peut trouver le bonheur.
Ainsi le bien-être, le confort et tout ce qui procède de l’activité industrieuse, ne seraient pas les constituants d’un bonheur de seconde zone, un bonheur réservé au vulgaire, le bonheur illusoire de ce que nous appellerions aujourd’hui « société de consommation ». Ils ne forment pas non plus une simple condition du bonheur. Par le genre d’activité qu’il exige et par les satisfactions qu’il procure, le bien-être appartient pleinement à toute idée raisonnable d’un bonheur qui ne se conçoit que dans la participation aux bienfaits de la culture.

Le bonheur, une recherche philosophique. 

Des mythes et des utopies, retournons maintenant au concept. La philosophie ne prétend pas dire ce que c’est qu’être heureux en général, mais elle propose un concept philosophique du bonheur. Pourquoi faudrait-il s’adonner à la philosophie ? Épicure et les maîtres du stoïcisme proposent la même réponse : l’étude de la philosophie permet d’atteindre le bonheur véritable, le bonheur durable et non ces biens incertains que procure la vie non philosophique, quand d’ailleurs la fortune y consent !

Un nouveau genre de vie

Ni une vie heureuse, ni une vie réussie, la philosophie recherche une vie bonne, c'est-à-dire une vie consacrée au « summum bonum », au plus grand bien qu’un homme puisse trouver. Mais si nous avions ce souverain bien sous la main, la philosophie serait inutile. Déterminer en quoi il réside et comment l’atteindre, voilà la tâche de la philosophie. Et c’est pourquoi elle participe pleinement de la recherche du bonheur.

Le bonheur et la satisfaction des désirs

Pour commencer, il faut s’attaquer aux représentations erronées du bonheur. On l’a vu plus haut : le tyran Archélaos a tout ce qu’il désire, mais il ne peut pas être heureux. Il ne le peut pas parce qu’il est méchant – c'est-à-dire ignorant du bien véritable. En réalité, le méchant est le plus malheureux des hommes, même s’il ne connaît pas l’étendue de son malheur.
La définition commune du bonheur en fait la satisfaction de tous les désirs. Mais cette définition renferme des contradictions insurmontables. Si le bonheur réside dans la satisfaction des désirs au moment où le désir est satisfait, alors celui qui ne désire rien est toujours heureux ! Le véritable bonheur serait donc d’être réduit à l’état de cadavre, comme Calliclès en fait le reproche à Platon ? L’autre solution, celle justement que soutient Calliclès, réside dans la multiplication des désirs, c'est-à-dire dans l’intempérance. Nouvelle contradiction que Socrate relève : le sage a des tonneaux pleins, l’intempérant des tonneaux percés qu’il doit toujours remplir, mais si on en croit Calliclès le premier est malheureux et le second est heureux, puisque « l’homme qui a fait le plein en lui-même et en ses tonneaux n’a plus aucun plaisir (…) il vit comme une pierre. » (494a). Ainsi la condition paradoxale du bonheur résiderait dans le caractère illimité et insatiable du désir. Les tonneaux percés qu’il faut remplir sans cesse sont évidemment une référence aux fameux tonneaux des Danaïdes : les filles de Danaos, meurtrières de leurs époux avaient été condamnées par les Juges des Morts à transporter éternellement des  jarres percées comme des tamis.
S’il faut se méfier du désir, on ne peut définir le bonheur par la satisfaction de tous les désirs. Il faudrait avoir des désirs modérés, mais comment peut-on modérer ses désirs ? Un désir est un demi-désir, un désir en voie d’extinction. Ou encore, faut-il faire le tri entre ses désirs, par exemple se contenter des désirs compatibles avec les lois sociales en vigueur. Les désirs humains sont particularisés et visent des fins dont la satisfaction n’est qu’un moyen en vue d’une fin d’un tout autre ordre. Et donc le bonheur ne résiderait plus dans la satisfaction des désirs mais dans ce que permet la satisfaction des désirs.

Le choix de la vie philosophique

Si l’on commence par écarter les bonheurs illusoires, nous devons donc nous mettre en quête d’un bien véritable, c'est-à-dire adopter un genre de vie nouveau. C’est véritablement cela, se consacrer à la philosophie. Platon ne cesse d’y revenir : philosopher, c’est choisir la « vie théorétique ». L’homme soumis à la nécessité commune ne philosophe pas, il court d’une occupation à l’autre et n’a aucun loisir. Philosopher, cela demande une véritable conversion, pas seulement une conversion du regard, comme celle du prisonnier qui veut sortir de la caverne et de son royaume d’ombres, mais un changement de vie.
On retrouve un écho de cela dans le Traité de la réforme de l’entendement de Spinoza. L’objet du Traité se présente l’itinéraire du sage, de celui qui a choisi la vie bonne. Mais ce n’est pas un choix qu’on pourrait ne pas faire. Pour Spinoza, il y a une urgence : il faut philosopher pour vivre. Or, la philosophie exige une rupture. Elle commence par le retrait de la vie officielle. Le véritable bien ne peu résider dans les honneurs et les bienfaits qui s’opposent le plus souvent à la liberté du penser. Mais cette rupture ne suffit pas. Il faut aussi être capable de changer radicalement de point de vue sur le monde, sur l’ensemble des êtres, et d’abord cesser de juger de tout en fonction de soi-même puisque « tout ce  qui était pour moi cause ou objet de crainte, n’avait en soi rien de bon ou de mauvais, si ce n’est dans la mesure où l’âme en était agitée. »[7] Ce qu’il s’agit de comprendre,  parce que seule cette compréhension peut nous permettre d’œuvrer à notre bien propre, c’est la mécanique de l’action sur notre âme, dénuée de toute connotation de morale.
Cependant, cette rupture avec la vie et les conceptions du « vulgaire » a un objectif : chercher « s’il y avait quelque chose qui fut un vrai bien, susceptible de se communiquer, et par lequel seul, toutes les autres choses ayant été rejetées, l’âme serait affectée ; bien plus, s’il y avait quelque chose dont la découverte et l’acquisition me permettraient de jouir d’une joie continue et suprême pour l’éternité. »[8] La réforme de l’entendement doit mener à un bien véritable, par opposition à ces faux biens que nous promettent les honneurs et la protection des ignorants. La connaissance produit la joie et permet d’instituer une vie nouvelle. En renonçant à la richesse, aux honneurs et aux plaisirs futiles, on ne se mortifie pas, on fait au contraire un bon calcul, car, loin d’abandonner un bien certain pour un bien incertain, on abandonne « un mal certain pour un bien certain ».
Dans cette recherche, on a pourtant besoin de quelques règles de vie pratiques. Spinoza en propose trois.
« I. Parler un langage adapté à la capacité du commun des hommes et œuvrer à tout ce qui ne nous empêche pas d’atteindre notre but. En effet, ce n’est pas un mince avantage que nous pouvons en obtenir, pourvu que nous nous mettions à sa portée, autant que faire se peut ; ajoutons que,de cette manière, nous trouverons des oreilles amicales pour écouter la vérité.
II. Jouir des plaisirs dans la mesure où cela suffit pour conserver la santé.
III. Enfin, ne rechercher l’argent ou tout autre chose qu’autant qu’il suffit au maintien de la vie et de la santé, et se conformer aux mœurs de la cité qui ne s’opposent pas à notre but. »[9]
Santé du corps, amitié des autres hommes, vie sociale : il ne s’agit pas des critères du bonheur mais seulement de l’énoncé des conditions minimales à partir desquelles on peut se mettre en recherche de ce bien véritable qui ne peut résider ni dans la « réussite sociale », ni dans les plaisirs sensuels. Car
« le plaisir sensuel tient l’âme en suspens, à tel point qu’elle s’y repose comme à un bien ; par là même, elle est absolument empêchée de penser à un autre ; mais après la jouissance s’ensuit une extrême tristesse qui, si elle ne suspend pas l’esprit, le trouble  cependant et l’affaiblit. »[10]
Encore le plaisir sensuel trouve-t-il en lui-même propre limite. La recherche de la richesse, considérés comme un bien en elle-même, ne connaît pas de limites en finalement ne peut que rencontrer la plus grande frustration. Enfin, rechercher les honneurs, c’est se diriger d’après les opinions du plus grand nombre et donc s’écarter de la vérité.

Le souverain bien

Ce bien véritable, c’est le souverain bien dont s’est occupée toute la philosophie classique. Il est la fin ultime, ce bien qui n’est poursuivi que pour lui-même et non en raison d’autre chose. Il est bon de travailler à l’école parce que le bon élève peut espérer avoir accès à une bonne situation professionnelle, qui procurera les ressources nécessaires à une vie agréable. Mais ces procédés de définition du bien peuvent être itérés à l’infini. L’exercice est bon pour la santé et cette dernière est bonne pour nous, mais nous, pour quoi sommes-nous bons ? Cette question semble absurde à beaucoup de gens. Mais on peut tout simplement mettre fin à l’itération des « pour quoi » en supposant qu’il y a des choses qui sont bonnes en elles-mêmes et n’ont nullement besoin d’être bonnes à autre chose. L’homme veut être heureux. Pourquoi veut-il être heureux ? Question saugrenue qui ne s’attire pour toute réponse qu’un « parce que ». La chaîne des « pourquoi » est réduite « a quia », « à parce que ».
Comme le dit Aristote :
« [Le bonheur] nous le voulons, en effet, toujours en raison de lui-même et jamais en raison d’autre chose. L’honneur, en revanche, le plaisir, l’intelligence et n’importe quelle vertu, nous les voulons certes aussi en raison d’eux-mêmes (car rien n’en résulterait-il, nous voudrions chacun d’entre eux), mais nous les voulons encore dans l’optique du bonheur, dans l’idée que par leur truchement, nous pouvons être heureux, tandis que le bonheur, nul le veut en considération de ces biens-là, ni globalement en raison d’autre chose. »[11]
Quelle est l’essence de ce bien suprême ? Spinoza l’appellerait « utile propre », entendant par là ce qui est avant tout utile à la conservation et à la puissance de l’homme, et cela découle de l’exercice de « la meilleure partie de nous-même », savoir l’intelligence. Aristote le définit comme « l’office de l’homme ». Le menuisier et le sculpteur ont leur office à exécuter.  Il doit en aller de même de l’homme en général, car il ne peut se réduire à la profession qu’il exerce ou à quelque autre état particulier. L’office de l’homme ne peut être seulement de vivre, d’une vie que nous qualifierions de « biologique », puisque la vie est le propre de tous les êtres vivants.
« Reste donc une certaine vie active à mettre au compte de ce qu’il a de rationnel, c'est-à-dire de ce qui d’un côté, obéit à la raison et, de l’autre, la possède et réfléchit. »[12]
Parmi tous les biens, ce sont donc les biens de l’âme qui peuvent à proprement parler être appelés des biens. Or ce qui caractérise l’âme, c’est un certain genre d’activités. Le bonheur en effet n’est pas un cadeau de la fortune, mais la fin de l’activité la plus haute de l’âme humaine. En ce sens, il est « divin » dit Aristote. C’est pourquoi le bonheur requiert une certaine maturité d’esprit : les enfants ne peuvent pas être heureux. Ils sont insouciants, ils éprouvent du plaisir, mais le bonheur est tout autre chose que l’insouciance ou le plaisir.

Le bonheur

Donc si le bonheur est l’objet des préoccupations humaines, plutôt que se demander en quoi réside le bonheur, il est préférable de se demander quel genre de préoccupations concerne véritablement le bonheur. C’est du moins ainsi qu’Aristote pose la question dans L’Éthique à Nicomaque. Car le bonheur ne peut pas être un état, car « il faudrait sinon l’attribuer à qui passe son existence à dormir, menant la vie des végétaux et à celui dont l’infortune est la plus grande. »[13] Le bonheur réside dans l’activité vertueuse, affirme Aristote.
Vertu, plaisir et bonheur
Selon Aristote, existent trois conceptions du bonheur : une vie consacrée au plaisir sensible, l’action politique et la vie contemplative. La première conception est une vision servile : le plaisir étant lié à la partie sensitive de l’âme, il est, en effet, le propre de celui qui n’obéit qu’à cette partie-là et non à la partie supérieure de l’âme et c’est précisément ce qui caractérise l’esclave, fait pour obéir. Dans l’action politique, on recherche les honneurs. Mais cela ne rend pas heureux. Le bien supérieur recherché dans cette action est le mérite. La vertu ne constitue pas non plus l’essence du bonheur, car on peut souffrir en pratiquant la vertu. Pourtant le bonheur dépend de l’action vertueuse : il est une activité de l’âme conforme à la vertu parfaite ». Il y a une pluralité de biens liés à une pluralité de vertus, mais le bonheur étant le bien suprême est donc lié à la vertu parfaite. La vertu recherchée n’est donc pas la vertu du corps mais celle de l’âme. Mais l’âme est divisée entre une partie irrationnelle et une partie rationnelle, la première étant elle-même divisée entre une partie végétative et une partie « désidérative ». Cette dernière cependant n’est pas totalement indépendante de la raison puisqu’elle peut lui obéir dans une certaine mesure : les désirs et les impulsions peuvent être contrôlés par la partie rationnelle de l’âme. Il y a donc deux sortes de vertus de l’âme : les unes qui ont rapport avec la partie purement intellective de l’âme, les autres avec cette partie désidératives de l’âme qui peut être sous la dépendance de la partie intellective. Les premières sont les vertus intellectuelles (sagesse, intelligence, prudence) et les secondes sont les vertus morales (libéralité, tempérance).
S’il y a deux sortes de vertus, il s’en déduit qu’il y a deux sortes de bonheur : l’un, le plus parfait, est celui qui est conforme à la vertu intellectuelle et l’autre qui est conforme à la vertu morale. La vertu intellectuelle tient largement à l’instruction ; elle repose sur le développement du savoir, elle demande du temps et de l’expérience. Posséder la science, c’est posséder cette vertu intellectuelle. Mais ceci n’est pas possible pour tous les hommes : selon Aristote, c’est réservé seulement à un petit nombre. Au contraire, la vertu morale peut s’acquérir par habitude et elle est accessible à tout homme doué de bon sens et capable de jugement. La vertu morale est acquise par habitude : cela signifie qu’elle n’est pas naturelle. L’homme n’est pas naturellement tempérant, libéral, courageux, juste…
Les vertus sont acquises par l’habitude ou par l’exercice, elles modifient le caractère de l’agent. Ainsi, le plaisir et la douleur loin d’être des critères de la vie morale deviennent des manifestations du caractère : celui qui prend plaisir à faire les bonnes actions est lui-même bon et inversement celui qu’elles font souffrir est vicieux. Ainsi la tempérance consiste dans la capacité à éprouver du plaisir dans l’abstinence des plaisirs du corps. Pourtant, spontanément, nous éprouvons du plaisir aux mauvaises actions et nous éprouvons de la douleur aux bonnes. Voilà pourquoi il faut être en quelque sorte dressé dès l’enfance, comme dit Platon, à éprouver où on le doit plaisir et douleur : telle est l’éducation correcte.
La philosophie d’Aristote est un eudémonisme, c'est-à-dire une éthique qui fait du bonheur le souverain bien. La préoccupation du bonheur parcourt L’Éthique à Nicomaque d’un fil rouge. Pourtant ce bonheur n’a rien à voir avec le bien-être. L’action bonne n’est pas celle qui vise le bien-être, car dans ce cas l’eudémonisme aristotélicien ne serait qu’une variante de l’hédonisme. Au contraire, le bonheur est le sentiment qu’éprouve celui qui, convenablement exercé, fait de belles actions. C’est parce qu’elle vise le bien que l’action est belle et étant belle, elle procure du plaisir à l’agent qui par là même s’éprouve lui-même comme heureux. Autrement dit, le bonheur n’est pas une finalité dont la vertu serait le moyen. Le véritable bonheur réside dans la vertu elle-même. La vertu suprême étant la vertu intellectuelle la vie la plus parfaitement heureuse sera la vie conforme à l’intellect et « au second plan » vient la vie conforme à la vertu morale.
Confirmation : le bonheur et le plaisir chez les épicuriens
Que la vie philosophique soit la vie véritablement heureuse, il ne suffit pas qu’Aristote l’ait dit pour qu’on en soit persuadé. Il est cependant remarquable de voir à quel point les philosophies antiques, au-delà de leurs différends et de leurs divergences s’accordent sur ce principe. La doctrine d’Épicure est classée par les hédonismes puisqu’elle fait résider le bonheur dans le plaisir : « le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse » affirme la Lettre à Ménécée. Mais c’est pour affirmer immédiatement que « nous ne recherchons pas tout plaisir ». En lui-même le plaisir est un bien, mais « il y a des cas où nous traitons le bien comme un mal, et le mal à son tour comme un bien. »[14]
Ainsi le plaisir n’a de valeur que pour autant qu’il est une partie d’un genre de vie qui nécessite, à tout âge, de s’adonner à la philosophie, « car il n’est jamais trop tôt ou trop tard pour travailler à la santé de l’âme. » C’est la « prudence », c'est-à-dire la sagesse pratique qui permet la vie heureuse – et donc pas nécessairement le plaisir en lui-même.
« Il n’y a pas de moyen de vivre agréablement, si l’on ne vit pas avec prudence, honnêteté et justice, et il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et justice si l’on ne vit pas agréablement. Les vertus, en effet, ne sont que les suites naturelles et nécessaires de la vie agréable et, à son tour, la vie agréable ne saurait se réaliser en elle-même et à part des vertus. »
Lucrèce, le grand disciple latin d’Épicure, lie le bonheur à la purification de l’âme, la purification des vaines craintes, des désirs insatiables et des superstitions, ce qui nécessite l’étude de la nature.
Tout au plus pourrait-on noter, d’Aristote aux épicuriens, une inversion de la hiérarchie entre philosophie théorique et philosophie pratique. La prudence aristotélicienne permet à tout homme doué de bon sens d’atteindre le bonheur dans la vie active, alors que le bonheur le plus parfait réside dans la vie contemplative, la théoria. Pour les épicuriens, au contraire, « la prudence surpasse la philosophie » : la sagesse pratique est le but ultime de la méditation philosophique et mais la connaissance théorique en est le moyen, puisque seule cette connaissance permet de chasser les vaines craintes et les préjugés de la foule.

Bonheur et plaisir : examen d’une antinomie

On peut reprocher aux philosophes de donner une idée du bonheur trop éloignée du sens commun. Ce bonheur philosophique, réservé au petit nombre, serait lui aussi un bonheur illusoire, une consolation philosophique de la misère humaine. Cependant l’examen montre tout à la fois que le bonheur ne peut être conçu sans le plaisir – ce dont veut bien convenir Aristote – et que le plaisir ne peut à lui seul définir le bonheur, car, comme l’admettent les épicuriens, le plaisir peut aussi être le prélude aux plus grandes souffrances.
Freud peut ici nous servir de guide[15]. Il fait, lui aussi du plaisir le noyau de toute conception du bonheur. Le conflit entre le principe de plaisir et le principe de réalité est le conflit central dans l’économie du psychisme individuel. La dynamique des pulsions conduit à la recherche du plaisir, mais l’individu ne peut obtenir sa satisfaction que dans le cadre d’une vie sociale qui assure les conditions de la vie tout court. Or, la vie sociale exige la répression du désir et la contrainte au travail. Il y a là une contradiction insurmontable. Comment les individus peuvent-ils supporter les douleurs et les privations qu’impose la vie ? L’individu utilise des diversions qui permettent de faire peu de cas de notre misère (par exemple l’activité scientifique, qui nous place par l’esprit au-dessus des misères humaines) ; les satisfactions substitutives (l’art) ; enfin, les stupéfiants. La religion permettrait d’éliminer ces questions. En définissant une perspective de salut – dans l’au-delà – en réinscrivant l’existence dans une perspective ordonnée par les finalités présupposées de la vie, elle permet d’accepter son sort ici-bas. Rien de tout cela n’est véritablement acceptable pour tous. Les hommes manifestent toujours certaines attentes à l’égard de la vie : éviter la souffrance et rechercher le plaisir. C’est donc, en dépit des substituts et des stratégies d’évitement, le programme du principe de plaisir qui domine les finalités de la vie.
Cependant, le principe du plaisir s’épuise – le plaisir n’est intense que par contraste – et par conséquent ne peut perdurer. La possibilité de la souffrance conduit à la modération des ambitions du principe de plaisir. Du reste, on ne peut pas mettre longtemps la jouissance avant la prudence. Reste donc le but négatif : éviter la souffrance. Au fond, être heureux se réduirait à n’être pas malheureux !
Une première conclusion s’impose, à la fois claire et contradictoire : Nous ne pouvons pas atteindre véritablement le bonheur et néanmoins nous ne pouvons pas renoncer à le chercher ! La solution freudienne tient en un problème « d’économie libidinale », selon le modèle d’une sorte de thermodynamique des désirs, dans laquelle on reconnaît sans peine les propositions classiques sur l’usage raisonné des plaisirs, communes aussi bien à Aristote, Épicure et Spinoza.
Les analyses freudiennes du plaisir sexuel le confirment. Celui-ci est fondamentalement ambivalent. À l’opposition tranchée entre la pulsion libidinale et les instincts agressifs du moi qui caractérise les premières élaborations de la théorie analytiques, Freud ajoute progressivement une série de spéculations organisées autour du couple Éros/Thanatos, pulsion de vie, pulsion de mort. Il faut maintenant lire dans la vie psychique l’intrication de ces deux tendances fondamentales, l’une qui parle haut, la pulsion érotique, et l’autre qui travaille en silence, la pulsion de mort. Mais il faut les comprendre comme identiques et opposées en même temps. La pulsion de mort se réalise en quelque sorte par la pulsion de vie. Le désir est tension et la réalisation du désir éteint toute tension. Le plaisir dynamique (celui qui provient du mouvement du désir) se transforme en plaisir catastématique (celui qui provient du repos et de l’exténuation des tensions). Le dernier apparaît comme la fin du premier – ce qui réglerait le différend des cyrénaïques et des épicuriens.
Conclusion
On reprochera à la philosophie de promettre plus qu’elle ne peut donner.  Les philosophes prétendent enseigner les moyens de la vie bonne, du bonheur véritable, mais les livres de philosophie se contredisent mutuellement et le meilleur des livres ne peut pas grand-chose contre le malheur. Plus, le savoir du philosophe ne rend-il pas malheureux ? Ne peut-il pas dire, comme l’ecclésiaste, « plus s’accroît mon savoir, plus s’accroît ma douleur » ? Ne vaut-il pas mieux dire, comme ce poète libertin,
Je me dégrade de raison,
Je dois devenir oison,
Et me sauver dans l’ignorance
En buvant toujours du meilleur ;
Celui qui croît en connaissance
Ne fait qu’accroître sa douleur.[16]
Mais ce serait un reproche bien injuste. La philosophie montre les contradictions contenues dans l’idée de bonheur, puisqu’elle le définit non comme un état qu’on pourrait atteindre mais comme une tâche ou une activité. Évidemment, l’imbécile est heureux, si on en croit l’expression populaire. Mais rien n’est moins sûr. Comment pourrait-on vouloir vivre pleinement sa vie humaine sans la lucidité, cette « blessure la plus rapprochée du soleil » dont parle René Char[17] ? Il s’agit en effet « d’être heureux dans le monde tel qu’il est, c’est-à-dire dans le monde de la souffrance », ainsi que le dit Marcel Conche.[18] Tâche impossible autant que nécessaire.
Denis COLLIN




[1]          Kant : Fondements de la métaphysique des mœurs.Traduction Victor Delbos
[2]          Voir http://cartelfr.louvre.fr/cartelfr/visite?srv=car_not_frame&idNotice=2143 pour une présentation de cette oeuvre qu’on peut voir au musée du Louvre, galerie Richelieu, au deuxième étage.
[3]          Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.
[4]          Kant, op. cit., 4e proposition.
[5]          Voir « La recherche de l’idéal » in Le bois tordu de l’humanité.
[6]          Hegel : Esthétique, première partie, « De l’idée du beau artistique », trad. Bénard, « Le livre de poche ».
[7]          Spinoza : Traité de la réforme de l’entendement, §1. Trad. André Lécrivain.
[8]          Ibid.
[9]          Spinoza, op. cit. §17
[10]         Spinoza op. cit. §4
[11]         Aristote, Éthique à Nicomaque, 1097b, trad. Bodei.
[12]         Aristote, op. cit. 1098a
[13]         Aristote, Éthique à Nicomaque, 1176a, trad. Bodei.
[14]         Cité dans la traduction de Hamelin (édité par Jean Salem, Nathan, Les intégrales de philo).
[15]         Voir Le malaise dans la culture, PUF, collection Quadrige
[16]         Des Barreaux, Sonnet, in Libertins du xviies., II, Gallimard, collection « La Pléiade », 2004
[17]         Feuillets d’Hypnos.
[18]         Marcel Conche, Orientation philosophique, PUF, 1990, coll. « Perspectives Critiques », p.162

Foi, bonheur mystique et joie.


La religion est porteuse de promesses de bonheur. Après la mort, les âmes des justes doivent aller dans les « îles des Bienheureux », rapporte Socrate à la fin du Gorgias. Le Paradis des religieux monothéistes est le lieu même du bonheur qui viendra récompenser les hommes pieux. C’est le lieu de la félicité éternelle.
Cependant, c’est seulement dans le Coran qu’on trouve des descriptions un tant soit peu précise de ce lieu du bonheur : « ceux qui croient et qui pratiquent les bonnes œuvres (…) auront pour demeure des jardins arrosés de courants d’eau. Toutes les fois qu’ils recevront des fruits de ces jardins, ils s’écrieront : Voilà les fruits dont nous nous nourrissions autrefois, mais ils n’en auront que l’apparence. Là ils trouveront des femmes exemptes de toute souillure et ils y demeureront éternellement. » (Sourate II, v. 23) Les fruits du paradis ressembleront aux fruits de la Terre, mais leur goût sera incomparable. La sourate LVI nous apprend même qu’un vin exquis sera servi aux bienheureux. Chose remarquable : le paradis se présente donc comme la jouissance parfaite et portée à son plus haut point de biens qui sont souvent recherchés pendant l’existence terrestre. Le paradis de Dante est tout spirituel. Dans son voyage le poète y retrouve Béatrice, son amour magnifié et il peut enfin contempler la lumière et l’ordre divins.
Pour les grands mystiques, le bonheur n’est pas la récompense que nous promet une vie sainte, mais il est déjà dans la foi elle-même. Chez Jean de la Croix (Œuvres Complètes, éditons Desclée de Brouwer, 1967), la pénitence, la mortification de la chair, c’est la « nuit purificatrice » qui fait « endormir et s’apaiser en la maison de la sensualité toutes les passions et appétits ». Cette « nuit obscure » est le chemin étroit qui conduit à la béatitude puisqu’elle met directement en contact l’âme avec Dieu. Elle a « uni / l’Aimé avec son aimée, / L’aimée en son Aimé transformée » (La nuit obscure, V.) Ce bonheur – mais le terme n’est conceptualisé chez Jean de la Croix – réside ainsi dans la contemplation mystique, il lui est immanent. Il se marque dans cette joie apaisée dont parlent les cantiques. Jean de la Croix distingue deux sortes de joie : la première, celle qui naît dans l’âme de la représentation des choses proposées comme « bonnes, convenables, suaves et délectables », est une joie dans laquelle « l’âme s’altère et s’inquiète » ; la seconde, qui naît de l’amour de Dieu, qui suppose que « la volonté soit vide de son appétit naturel. » Il faut, dit encore Jean de la Croix, que « la volonté ait seulement faim de Dieu en tant qu’il est incompréhensible. » Mais cette extase demande un travail sur soi : il est si facile de mettre une joie impure dans les biens moraux, il est si facile de croire qu’on connaît Dieu et s’en réjouir alors qu’il est l’inconnaissable par excellence. C’est encore cela, la nuit obscure, ce travail de dépouillement absolu de toute trace de la jouissance finie et satisfaite de soi, car « la béatitude ne se donne pour autre prix que pour l’amour », mais un amour qui n’est ni possession ni même désir, mais abandon et « pauvreté d’esprit » (« heureux les pauvres en esprit », dit Matthieu).
On le voit, on est très loin des représentations du Paradis comme ce verger délicieux qui reproduit dans l’au-delà le jardin d’Eden des origines.
D.C.

Les cyrénaïques et autres hédonistes



Le bonheur réside dans le plaisir. Cette affirmation caractérise l’hédonisme. Mais reste à savoir ce qu’est le plaisir. Et alors les hédonistes se divisent en deux grandes écoles : d’une part, les plus connus et les plus « respectables », les épicuriens qui prônent un plaisir modéré et une éthique finalement presque aussi ascétique que celle de leurs adversaires. Les autres, les Cyrénaïques, disciples d’Aristippe de Cyrène, défendent « le plaisir en mouvement ». À bien des égards, le Calliclès du Gorgias pourrait se rattacher à cette école.
Les cyrénaïques, selon Diogène Laërce, professaient l’opinion suivante : « Il y a deux  états de l’âme : la douleur et le plaisir ; le plaisir est un mouvement doux et agréable, la douleur un mouvement violent et pénible. Un plaisir ne diffère pas d’un autre plaisir, un plaisir n’est pas plus agréable qu’un autre. Tous les êtres vivants recherchent le plaisir et fuient la douleur. Par plaisir, ils entendent celui du corps qu’ils prennent pour fin. »[1] Il faut entendre cette doctrine du plaisir dans toute sa radicalité. Le plaisir n’est pas le moyen du bonheur, une des composantes du bonheur, il est le bonheur lui-même en ce qu’il est la seule fin que l’homme puisse véritablement se donner. Le bonheur, si on suit l’interprétation de Diogène Laërce, ne serait rien d’autre que la suite des plaisirs particuliers. La valeur du plaisir est indépendante des moyens par lesquels on l’atteint. Ainsi « Ils pensent que le plaisir est un bien même s’il vient d’actions honteuses ». Et de la même manière que les souffrances corporelles sont les plus intenses – on châtie les coupables corporellement – les plaisirs du corps sont donc supérieurs aux plaisirs de l’âme car ils sont plus intenses.
Cette éthique du plaisir conduit à un positivisme moral et juridique radical. Toujours selon Diogène Laërce, « rien n’est par nature juste, beau ou laid ; c’est l’usage et la coutume qui en décident ». Cependant, il reste une place à la sagesse du philosophe dont les cyrénaïques affirment que c’est seulement parce qu’il est sage et non par crainte des châtiments qu’il se gardera de commettre un crime. On remarquera ici un certaine inconséquence : le plaisir définit à lui seul la vie bonne et cependant est nécessaire une sagesse qui sache séparer les plaisirs criminels des autres ; donc le plaisir ne définit pas à lui seul la vie bonne.
Denis COLLIN


[1]          Diogène Laërce : Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, I, page 134, édition GF Flammarion, traduction de Robert Grenaille.

L’utilitarisme selon Bentham


L’utilitarisme est une des principales doctrines morales de l’époque moderne. Bien qu’on trouve de l’utilitarisme chez de nombreux auteurs, à commencer par les épicuriens, la doctrine utilitariste en tant que doctrine morale est surtout un produit des Lumières. En France, Helvétius et d’Holbach, mais c’est surtout dans la philosophie anglo-saxonne que l’utilitarisme va trouver son plein développement, avec Jeremy Bentham, John Stuart Mill et Henry Sidgwick, pour ne citer que les plus importants.
Jeremy Bentham définit ainsi les fondements de sa doctrine : « La nature a placé l’humanité sous le gouvernement de deux maîtres souverains : la peine et le plaisir. » Il s’agit, en effet, de construire une « arithmétique des plaisirs » qui permette d’accorder « le bonheur au plus grand nombre ». Il ne s’agit donc pas de proposer une genre de vie basé sur la recherche du plaisir et l’évitement de la peine, mais bien de définir rationnellement des normes de la vie commune. Le « principe d’utilité » de Bentham demande donc de reconnaître la sujétion de l’homme et de l’assumer pour en faire un principe de morale. Le principe d’utilité est défini ainsi : « ce principe qui approuve ou désapprouve chaque action quelle qu’elle soit en s’accordant sur la tendance qu’elle semble avoir d’augmenter ou de diminuer le bonheur de la partie en cause ». Il ne s’agit pas seulement des actions individuelles, précise Bentham, mais aussi, par exemple de celles du gouvernement. L’utilité est donc la propriété d’un objet de produire du plaisir, du bénéfice ou du bonheur ou de prévenir la peine, les désavantages ou le malheur.
Pour Bentham, le bonheur de la communauté n’est que la somme des bonheurs individuels. Est utile ce qui augmente le bonheur de la communauté, mais à condition de ne pas oublier que la communauté est un « corps fictif » et que le bonheur doit donc être compris comme celui des individus membres de la communauté. Au lieu d’opposer l’intérêt commun au plaisir individuel, Bentham affirme que l’intérêt commun n’est pas autre chose que l’intérêt des individus et l’intérêt des individus est la maximisation de la somme des plaisirs ou, « ce qui revient au même », la minimisation de la somme des peines. C’est pourquoi être partisan du principe d’utilité, c’est concevoir le jugement qu’on doit porter sur les actions en fonction du principe de maximisation du bonheur de la communauté ; c’est donc envisager toute action comme si elle résultait d’une loi d’utilité édictée par le gouvernement.
Une fois ce principe admis, nous disposons d’un critère permettant de reconnaître une action morale : est moral ce qui permet d’augmenter la somme globale de plaisirs disponibles pour une communauté donnée. Ce n’est donc plus l’intérêt égoïste qui commande, mais le bonheur du plus grand nombre, voire de tous – si possible. Le principe d’utilité est le principe de la maximisation du bonheur. C’est un principe si fort qu’en réalité tous ceux qui veulent le critiquer ne s’attaquent pas au principe lui-même, mais seulement à sa mauvaise application. Selon Bentham, ce principe est inattaquable. Si on établit des principes moraux indépendants de leurs conséquences pour le plus grand nombre, ces principes conduiront soit à la tyrannie, soit à l’anarchie. Et si on définit comme morales les actions qui mènent à certaines conséquences, quelles autres conséquences peut-on envisager que le maximum de bonheur pour le plus grand nombre ?
Denis COLLIN

Un bonheur insoutenable

Ira Levin publie en 1971 This perfect day, traduit en français sous le titre de Un bonheur insoutenable.
Dans un avenir indéterminé, mais peut-être pas très loin de nous, le monde est pacifié. Les conflits entre grandes nations ont disparu et le grand U, l’ordinateur central caché sous une montagne gouverne le monde. Les individus sont devenus pacifiques ; les enfants ne se battent plus et quand ils jouent, on leur enseigne que « perdre ou gagner, c’est la même chose. » Les individus, dont la reproduction est contrôlée par la génétique, se ressemblent. La diversité des noms a été réduite et toute la vie est prise en charge par « la Famille. » L’idée même de volonté et de liberté de choix est en voie de disparition, puisque « décider et choisir sont des manifestations d’égoïsme » qui pourraient mettre en cause l’accord de l’individu avec la famille et avec l’univers.
La sexualité est parfaitement réglée par des dosages chimiques. C’est le grand U qui délivre les autorisations d’avoir des enfants. Le contrôle de la population – pour son bien – est total : chacun est équipé d’un bracelet inamovible qui permet de localiser les déplacements aussi bien que suivre l’état de santé et de remédier immédiatement à tout signe morbide. À l’âge de soixante deux ans, la vie se termine par une injection létale – une euthanasie. À la différence de 1984,  il n’y a pas de répression violente, pas de procès, pas de séances de haine. C’est au contraire la douceur qui doit régir tous les rapports entre individus. Les déviants ou les dissidents sont des malades qu’il faut soigner.
La reconquête de la liberté, c'est-à-dire tout simplement de la vie, va supposer la rupture avec ce « bonheur insoutenable. » Les « résistants » se réunissent clandestinement pour fumer du tabac... Le bonheur résidait dans la santé, la sécurité, les relations pacifiques au sein d’une communauté protectrice. Le héros, Copeau, va apprendre à être malheureux pour redevenir vraiment vivant. Redevenir vivant et en bonne santé, être capable de vouloir, c’est accepter l’agressivité, la violence, les conflits, la dissimulation. C’est accepter un « bonheur triste ».
D.C.

mardi 1 février 2005

Métaphysique et réglements de compte ou d'une petite infamie d'un certain Nef

Un certain Frédéric Nef a publié Qu'est-ce que la métaphysique? (Gallimard, Folio,1072 pages), un gros pavé qui veut montrer que loin d'être morte, la métaphysique est parmi nous et que nombreux sont les philosophes contemporains (de Russell à Mc Taggart, de Whitehead à Armstrong, de Kripke à Lewis) qui prennent pour objet la structure ultime du monde.
Rien à dire sur le projet. Encore que la confusion de la métaphysique et de l'ontologie soit assez discutable.

Le livre démarre lentement selon la mode des tableaux de la philosophie contemporaine, une mode qui permet de produire des papiers pour les magazines à défaut de penser. C'est aussi un moyen de régler quelques comptes ici et là. Je passe sur le démolissage de ce malheureux Habermas, réalisé au moyen de quelques collages de citations prises ici et là et sans que l'accusé ait les moyens de se défendre.

Mais les choses se gâtent sérieusement en page 103. Il s'agit de réfuter l'idée selon laquelle Hegel aurait accompli la métaphysique. Pourquoi pas? Mais Nef a des arguments qui frappent: "Le maquillage de Hegel en libéral anglais ne peut faire oublier que c'est le penseur de l'Etat total, rouge, brun ou même bleu-blanc-rouge(26) que l'on souhaite le renverser ou (Lénine) ou l'appliquer (G.Gentile). Sa pensée et sa dialectique trop subtiles ont servi à couvrir du voile pudique de la logique les monstruosités les plus inouïes." Et ainsi de suite.
Quel rapport avec le sujet? Aucun évidemment. Ce Nef qui prétend philosopher utilise un bas procédé de polémique politicienne pour disqualifier Hegel. Remarquons que le nazisme avéré, lui, de Heidegger, ne gêne pas une minute le redresseur de torts. Mais passons. Mettre dans le même sac ceux qui veulent renverser l'Etat et ceux qui veulent l'accomplir, c'est bizarre pour quelqu'un qui ne veut pas d'une dialectique "trop subtile". Mais surtout, il n'y a pas l'ombre du commencement d'une explication à l'appui de cette attaque vile contre Hegel, pas le début d'une argumentation. Bref, de la philosophie avariée.

Mais les vilenies de ce monsieur ne s'arrêtent pas là, car le rouge et le brun comme totalitarisme, passe encore. Mais pourquoi y ajouter le bleu-blanc-rouge? Pour ce Nef, il n'y a donc pas de différence entre le régime nazi et la République? C'est en tout cas ce que la note (26) donne à croire. On y apprend en effet que le hégélianisme est "une des sources du républicanisme de droite" et qu'il fait partie "du fond commun d'idées qui justifie l'enseignement de la philosophie avant l'université, vu lui-même comme un rempart de la République." Et Nef de citer un article de Bernard Bourgeois publié par L'enseignement philosophique, la revue de l'APPEP.

La boucle est bouclée: la métaphysique on passe à Hegel, de Hegel aux nazis, des nazis aux Républicains et, de là, à la philosophie en terminale. Voilà le genre de saloperie que peut commettre un "directeur d'étude à l'école pratique des hautes études en sciences sociales".

J'ai abandonné ces 969 pages restantes à leur triste tort. Il y a tant de livres à livre écrits par des auteurs honnêtes...

mardi 1 juin 2004

Pierre Duhem: qu'est-ce qu'une théorie physique?

La Théorie Physique de Pierre Duhem (1861-1916) est un ouvrage essentiel. Elle est le texte fondateur des plus importants courants de l'épistémologie contemporaine, même si la dette n'est pas souvent reconnue. Physicien, professeur de physique, Duhem est aussi un catholique fervent. Ses conceptions réligieuses catholiques traditionnalistes influent sur sa philososophie de la science (comment mettre la religion à l'abri de la science?) et même sur sa physique (le refus obstiné de l'atomisme). Plusieurs commentaires notent le risque toujours présent chez lui d’une science apologétique. Le Système du monde par exemple cherche à réfuter l’idée de révolution galiléenne et prend la défense des adversaires de Galilée, notamment le cardinal Bellarmin dont il fait un “opérationnaliste” avant l’heure.
La théorie physique vise à établir une ligne de démarcation entre physique et métaphysique ; il s’agit pour lui de protéger la religion contre la menace scientiste – même si le but premier proclamé dans le livre est de défendre l’autonomie de la physique.
Duhem est un spécialiste de la thermodynamique qui est à l’époque la branche dominante en physique. Très tôt orienté vers les travaux de Gibbs et de Helmholtz, Duhem propose, dès ses premières contributions, d’utiliser la notion de potentiel thermodynamique (interne). Ce qui le conduira à la formulation de l’équation de Gibbs-Duhem sur les solutions. Duhem poursuit ses recherches dans cette direction, proposant d’autres applications variées du potentiel thermodynamique à la statique et à la dynamique chimique ; ces travaux font de lui l’un des fondateurs de la chimie physique moderne avec les Van’t Hoff, Ostwald, Arrhenius, Le Châtelier. Ce faisant, au lieu de se proposer, comme beaucoup de ses contemporains, en France notamment, de réduire les phénomènes chimiques à la mécanique, il les rapportait à la thermodynamique.
Par ses conceptions et ses contributions en thermodynamique, Duhem apparaît comme un des principaux pionniers de l’étude de la thermodynamique des processus irréversibles. Le projet de Duhem était de fonder sur une énergétique ou thermodynamique générale l’ensemble de la physique et de la chimie, en harmonie avec les conceptions énergétistes de Rankine, Helmholtz, Mach et d’autres, et en opposition au projet de réduction mécaniste des atomistes comme Boltzmann. Il s’attache à poser les fondements logiques et axiomatiques de cette science. Le deuxième principe ne lui paraissait pas réductible à la mécanique – à quoi l’on rapportait généralement le premier, celui de la conservation de l’énergie, issu du principe de l’équivalence de la chaleur et du mouvement ; pour établir les deux principes sur un pied d’égalité, il fallait les traiter comme des postulats, et « la thermodynamique se développe alors selon un type de théorie nouveau en physique ». On perçoit déjà ici le lien entre ses recherches scientifiques et sa conception de la théorie physique. Duhem voyait dans sa tentative d’unifier les sciences physiques et chimiques au sein d’une thermodynamique généralisée sa principale contribution scientifique. Il est à noter que les mots « atome » et « molécule » sont totalement absents, conformément à son rejet de ces notions, de son Traité d’énergétique de 1911 qui propose l’accomplissement de ce programme.
La théorie physique s’inscrit dans un débat en cours au tournant du 19e et du 20e siècle, visant à redéfinir la nature et les ambitions de la physique. Lecontexte est celui d’une réflexion épistémologique d’ensemble très riche, depuis les essais de Claude Bernard sur la « méthode expérimentale » et l’introduction enfin claire de l’idée de « raisonnement expérimental » jusqu’à Mach et l’empiriocriticisme qui aura une influence importante sur Einstein et sur les « pères fondateurs » de la physique quantique.
Le système du monde se présente comme une vaste histoire de la science. Duhem y soutient une position continuiste contre laquelle l’épistémologie contemporaine (de Bachelard à Th. Kuhn) va s’élever. Pour donner une idée de cette conception gradualiste, on peut donner le passage suivant, assez révélateur :
L’histoire nous montre qu’aucune théorie physique n’a jamais été créée de toutes pièces. La formation de toute théorie physique a procédé par une suite de retouches qui graduellement ont conduit le système à des états plus achevés ; et en chacune de ces retouches la libre initiative du physicien a été conseillée, soutenue, guidée, parfois impérieusement commandée par les circonstances les plus diverses, par les opinions des hommes comme par les enseignements des faits. Une théorie physique n’est pas le produit soudain d’une création ; elle est le résultat lent et progressif d’une évolution.

Le projet de la Théorie physique

D’emblée la question est posée sous la forme d’une alternative : la théorie physique peut se définir
par L’EXPLICATION des phénomènes
comme « un système abstrait qui a pour but de RÉSUMER et de CLASSER LOGIQUEMENT un ensemble de lois expérimentales, sans prétendre expliquer ces lois. »
« Expliquer, explicare, c'est dépouiller la réalité des apparences qui l'enveloppent comme des voiles, afin de voir cette réalité nue et face à face.
L'observation des phénomènes physiques ne nous met pas en rapport avec la réalité qui se cache sous les apparences sensibles, mais avec ces apparences sensibles elles-mêmes, prises sous forme particulière et concrète. Les lois expérimentales n'ont pas davantage pour objet la réalité matérielle ; elles traitent de ces mêmes apparences sensibles, prises, il est vrai, sous forme abstraite et générale. Dépouillant, déchirant les voiles de ces apparences sensibles, la théorie va, en elles et sous elles, chercher ce qui est réellement dans les corps. »
Au contraire, Duhem va essayer de montrer que les lois physiques n’expliquent rien (au sein où elles ne dévoilent pas l’intérieur de phénomènes dont nous n’aurions que l’extérieur.
Prenons, par exemple, l'ensemble des phénomènes observés par le sens de la vue ; l'analyse rationnelle de ces phénomènes nous amène à concevoir certaines notions abstraites et générales exprimant les caractères que nous retrouvons en toute perception lumineuse : couleur simple ou complexe, éclat, etc. Les lois expérimentales de l'optique nous font connaître des rapports fixes entre ces notions abstraites et générales et d'autres notions analogues ; une loi, par exemple, relie l'intensité de la lumière jaune réfléchie par une lame mince à l'épaisseur de cette lame et à l'angle d'incidence des rayons qui l'éclairent.
Bref, une loi physique n’est pas autre chose qu’une certaine relation régulière entre nos expériences.
Si on ne se place pas de ce point de vue, selon Duhem, on renonce à toute autonomie de la théorie physique et on se place en fait sous la domination de la métaphysique.
Si une théorie physique est une explication, elle n'a pas atteint son but tant qu'elle n'a pas écarté toute apparence sensible pour saisir la réalité physique. Par exemple, les recherches de Newton sur la dispersion de la lumière nous ont appris à décomposer la sensation que nous fait éprouver un éclairement tel que celui qui émane du soleil ; elles nous ont enseigné que cet éclairement est complexe, qu'il se résout en un certain nombre d'éclairements plus simples, doués, chacun, d'une couleur déterminée et invariable ; mais ces éclairements simples ou monochromatiques sont les représentations abstraites et générales de certaines sensations ; ce sont des apparences sensibles ; nous avons dissocié une apparence compliquée en d'autres apparences plus simples ; mais nous n'avons pas atteint des réalités, nous n'avons pas donné une explication des effets colorés, nous n'avons pas construit une théorie optique.
Ainsi donc, pour juger si un ensemble de propositions constitue ou non une théorie physique il nous faut examiner si les notions qui relient ces propositions expriment, sous forme abstraite et générale, les éléments qui constituent réellement les choses matérielles ; ou bien si ces notions représentent seulement les caractères universels de nos perceptions.
Pour qu'un tel examen ait un sens, pour qu'on puisse se proposer de le faire, il faut, tout d'abord, qu'on regarde comme certaine cette affirmation : Sous les apparences sensibles que nous révèlent nos perceptions, il y a une réalité, distincte de ces apparences.
Il s’agit bien de métaphysique au sens le plus exact du terme : déterminer le supra-sensible qui se situe par-delà le monde connaissable de la physique. Parexemple, pour Duhem, dire que la matière est composée d’atomes, c’est tomber dans la métaphysique atomiste … Le tableau de Mendeleïev est un système de classification qui rend compte des expériences de chimie, pas de la réalité ultime de la matière. Voici le fonds de la question :
Or, ces deux questions :
Existe-t-il une réalité matérielle distincte des apparences sensibles ?
De quelle nature est cette réalité ?
ne ressortissent point à la méthode expérimentale ; celle-ci ne connaît que des apparences sensibles et ne saurait rien découvrir qui les dépasse. La solution de ces questions est transcendante aux méthodes d'observation dont use la Physique ; elle est objet de Métaphysique.
Ensuite Duhem montre qu’aucune métaphysique n’est capable de déterminer complètement une théorie physique. Par conséquent, il faut rompre irrémédiablement le lien entre physique et métaphysique.
Il serait intéressant de montrer que le noyau de l’argumentation sur ce point est repris presque mot pour mot par les positivistes logiques du « Wiener Kreis ». Par exemple, le petit livre de Moritz Schlick, Forme et contenu (une introduction à la pensée philosophique)[1]. Seule la structure de la réalité telle qu’elle nous la décrivons au moyen de notre langage est communicable, le « contenu » est inexprimable, dit et répète Schlick. La thèse vérificationniste[2] qu’il soutient dans ce livre recoupe d’assez près celle de Duhem : la connaissance scientifique est expérimentale, toute proposition est une proposition expérimentale et la structure d’une théorie scientifique n’est rien d’autre que la structure des expériences. Les liens entre Duhem et le positivisme logique sont très importants – et pas seulement à partir de la thèse de Quine sur le caractère holistique du langage et le paradigme de l’intraductibilité qui est tiré de la thèse de Duhem sur les théories physiques (cf. infra).
Quelle est donc la fonction d’une théorie physique, si ce n’est pas dire ce que c’est que la réalité ?
Duhem donne plusieurs réponses :
1. Une théorie physique permet l’économie de la pensée. C’est une idée que Duhem reprend à E.Mach.
2. un système de classement de nos expériences
3. mais ce classement n’est pas arbitraire ; sa capacité prédictive montre qu’il doit refléter un ordre naturel.
Examinons le détail de ces propositions.
Puisqu’on ne veut pas placer la physique sous la dépendance de la métaphysique – ce que l’on fait nécessairement si en fait « une explication hypothétique de la réalité matérielle », alors il faut déterminer la nature de la théorie physique de telle manière qu’elle soit autonome ou autosuffisante. D’où la définition que propose Duhem :
Une théorie physique n’est pas une explication. C’est un système de propositions mathématiques, déduites d’un petit nombre de principes, qui ont pour but de représenter aussi simplement, aussi complètement et aussi exactement que possible, un ensemble de lois expérimentales. (p.24)
Si je dis que la relation fondamentale de l’électricité est u = ri, j’ai une formule mathématique qui résume à elle seule toutes les expériences faites et à faire dans lesquelles je place une résistance entre les deux bornes d’une source électrique. La formule me permet de calculer la puissance du radiateur de ma salle de bain aussi bien que la quantité d’énergie dissipée sur les lignes de distribution du courant. Une telle loi a sens strict n’explique rien, en effet. Elle se contente 1/ de dire « c’est comme cela que les choses se passent et 2/ de permettre de faire des calculs et des prévisions (sachant que u=ri et p=ui, je peux calculer le temps qui sera nécessaire pour mener à ébullition l’eau de mon thé !)
Une loi est bonne si elle représente exactement les expériences. C’est pourquoi on ne peut pas dire qu’une loi est plus « vraie » qu’une autre. Pour qu’une loi soit « vraie » il faudrait qu’elle puisse être mise en accord avec un réel connu par ailleurs. Une loi est seulement plus exacte qu’une autre (la loi de Newton de la gravitation est plus exacte que la loi galiléenne de la chute des corps, par exemple).
Duhem est extrêmement précis :
« les divers principes ou hypothèses d’une théorie sont combinés ensemble suivant les règles de l’analyse mathématique. Les exigences de la logique algébrique sont les seules auxquelles le théoricien soit tenu de satisfaire au cours de ce développement. Les grandeurs sur lesquelles portent les calculs ne prétendent point être des réalités physiques [souligne par moi, DC] ; les principes qu’il évoque dans ses déductions ne se donnent point pour l’énoncé de relations véritables entre ces réalités ; il importe donc peu que les opérations qu’il exécute correspondent ou non à des transformations physiques réelles ou même concevables. Que ses syllogismes soient concluants et ses calculs exacts, c’est tout ce qu’on est alors en droit de réclamer de lui. » (p.25)
On ne peut guère être plus clair. La physique non seulement n’explique pas « la réalité » mais on peut même dire qu’elle ne la décrit pas ! Duhem admet bien qu’il y a un sens métaphysique à parler de la réalité en dehors de notre expérience – c’est même absolument nécessaire si on veut maintenir intacte la possibilité du discours théologique traditionnel. Mais la physique ne peut pas parler de cette réalité puisque la physique ne décrit que les expériences de physique et donc la « réalité physique » n’est rien que ce qui est donné dans les expériences de la physique et susceptible d’être résumé par une équation.
On pourrait rapprocher la position de Duhem du positivisme d’Auguste Comte et c’est un rapprochement qui s’impose tant l’épistémologie de Duhem semble si souvent « positiviste » en dépit de l’adhésion de Duhem à une métaphysique aux antipodes de celle de Comte – en passant, on notera une fois de plus que les philosophies ne font pas vraiment système : l’ontologie et l’épistémologie peuvent très souvent être complètement disjointes. La science recherche des lois et non des causes, répète Comte. Le rejet de l’explication par Duhem rejoint le rejet de la cause par Comte.
On pourrait aussi rapprocher cette position de celle de Poincaré dans La science et l’hypothèse :
Les théories mathématiques n'ont pas pour objet de nous révéler la véritable nature des choses ; ce serait là une prétention déraisonnable. Leur but unique est de coordonner les lois physiques que l'expérience nous fait connaître, mais que sans le secours des mathématiques nous ne pourrions même énoncer.
Peu nous importe que l'éther existe réellement, c'est l'affaire des métaphysiciens ; l'essentiel pour nous c'est que tout se passe comme s'il existait et que cette hypothèse est commode pour l'explication des phénomènes. Après tout, avons-nous d'autre raison de croire à l'existence des objets matériels. Ce n'est là aussi qu'une hypothèse commode ; seulement elle ne cessera jamais de l'être, tandis qu'un jour viendra sans doute ou l'éther sera rejeté comme inutile. (chap. XII)
Duhem introduit ensuite une idée qui va être reprise par Quine.
Les diverses conséquences que l'on a ainsi tirées des hypothèses peuvent se traduire en autant de jugements portant sur les propriétés physiques des corps ; les méthodes propres à définir et à mesurer ces propriétés physiques sont comme le vocabulaire, comme la clé qui permet de faire cette traduction ; ces jugements, on les compare aux lois expérimentales que la théorie se propose de représenter ; s'ils concordent avec ces lois, au degré d'approximation que comportent les procédés de mesure employés, la théorie a atteint son but ; elle est déclarée bonne ; sinon elle mauvaise, elle doit être modifiée ou rejetée. (pp.25/26)
Il y a deux niveaux :
le niveau de la description expérimentale proprement dite, un niveau qui se fait uniquement en utilisant les hypothèses au sens où Duhem les entend, c'est-à-dire les formulations mathématiques des lois ;
le niveau des « jugements sur les propriétés physiques des corps », c'est-à-dire le niveau « réaliste » du langage ordinaire.
Pour passer de l’un à l’autre on opère une espèce de traduction. Mais – et c’est un point que Quine va développer – cette traduction est toujours fondamentalement indéterminée.
Une bonne théorie est simplement une théorie qui accorde les jugements sur les propriétés physiques avec les lois par le moyen de la mesure. C’est pourquoi la clé pour Duhem est dans la théorie de la mesure qui fait l’objet des 6 premiers chapitres de la seconde partie.
Ces principes établis on peut donc en venir à ce qu’on attend d’une théorie physique.
En tout premier lieu donc, une théorie physique est une économie de la penséeC’est, on l’a déjà signalé une idée que Duhem reprend à Mach (1838-1916). 
Duhem donc reprend la thèse de Mach de la théorie physique comme économie de pensée.
la loi expérimentale est déjà une économie de pensée : à l’infinité des faits concrets est substituée une loi générale.
l’esprit redouble l’économie de pensée quand les lois expérimentales sont condensées en théories. Les lois sont condensées en « un petit nombre de principes ». On se gardera bien de confondre loi et principe. Les lois sont aux principes ce que les théorèmes sont aux axiomes en mathématiques. On peut tirer les lois des principes. Ici Duhem annonce très clairement ce qui va être proposé un peu plus tard : une véritable théorie scientifique est une théorie axiomatisée.
En second lieu, une théorie est un système de classification.
Les lois sont souvent découvertes en désordre, par des rapprochements accidentels. La théorie permet de les classer (comme on range ses outils dans la boîte à outils. L’ordre n’est seulement utile. Il est aussi beau.
Cette classification tend à se transformer en une classification naturelle. Duhem soutient une idée proche de celle de Poincaré : au bout d’un certain temps, la théorie atteint un point de perfection tel qu’on peut admettre que l’ordre qu’elle établit entre les représentations doit correspondre à l’ordre des choses.
Ainsi, la théorie physique ne nous donne jamais l'explication des lois expérimentales ; jamais elle ne nous découvre les réalités qui se cachent derrière les apparences sensibles ; mais plus elle se perfectionne, plus nous pressentons que l'ordre logique dans lequel elle range les lois expérimentales est le reflet d'un ordre ontologique ; plus nous soupçonnons que les rapports qu'elle établit entre les données de l'observation correspondent à des rapports entre les choses (*) ; plus nous devinons qu'elle tend à être une classification naturelle.
Dans les divers courants qui se partagent le champ philosophique du philosophème « réalisme physique », ceci permettrait de classer Duhem comme Poincaré non dans le camp des conventionnalistes ou des opérationnalistes purs et durs mais plutôt dans le camp de qu’on peut appeler le « réalisme structural ».[3]
Ainsi lorsque Poincaré se demande en quoi consiste la réalité objective, il donne à peu près toujours la même réponse.
L'analyse mathématique, dont l'étude de ces cadres vides est l'objet principal, n'est-elle donc qu'un vain jeu de l'esprit ? Elle ne peut donner au physicien qu'un langage commode ; n' est-ce pas là un médiocre service, dont on aurait pu se passer à la rigueur ; et même, n'est-il pas à craindre que ce langage artificiel ne soit un voile interposé entre la réalité et l'œil du physicien ? Loin de là, sans ce langage, la plupart des analogies intimes des choses nous seraient demeurées à jamais inconnues ; et nous aurions toujours ignoré l'harmonie interne du monde, qui est, nous le verrons, la seule véritable réalité objective.
La meilleure expression de cette harmonie, c'est la loi ; la loi est une des conquêtes les plus récentes de l'esprit humain ; il y a encore des peuples qui vivent dans un miracle perpétuel et qui ne s'en étonnent pas. C'est nous au contraire qui devrions nous étonner de la régularité de la nature.[4]
Et un peu plus, il met à distance le conventionnalisme :
Quelques personnes ont exagéré le rôle de la convention dans la science ; elles sont allées jusqu' à dire que la loi, que le fait scientifique lui-même étaient créés par le savant. C' est là aller beaucoup trop loin dans la voie du nominalisme. Non, les lois scientifiques ne sont pas des créations artificielles ; nous n' avons aucune raison de les regarder comme contingentes, bien qu' il nous soit impossible de démontrer qu' elles ne le sont pas. Cette harmonie que l' intelligence humaine croit découvrir dans la nature, existe-t-elle en dehors de cette intelligence ? Non, sans doute, une réalité complètement indépendante de l' esprit qui la conçoit, la voit ou la sent, c' est une impossibilité. Un monde si extérieur que cela, si même il existait, nous serait à jamais inaccessible. Mais ce que nous appelons la réalité objective, c' est, en dernière analyse, ce qui est commun à plusieurs êtres pensants, et pourrait être commun à tous ; cette partie commune, nous le verrons, ce ne peut être que l' harmonie exprimée par des lois mathématiques.
C' est donc cette harmonie qui est la seule réalité objective, la seule vérité que nous puissions atteindre ; et si j' ajoute que l' harmonie universelle du monde est la source de toute beauté, on comprendra quel prix nous devons attacher aux lents et pénibles progrès qui nous la font peu à peu mieux connaître.[5]
C’est pourquoi Jacques Bouveresse[6] écrit :
Jusqu’à une date relativement récente, l’épistémologie de Poincaré avait été considérée généralement comme typiquement instrumentaliste et anti-réaliste, notamment parce qu’elle ressemble, à première vue, fortement à celle de Duhem dans sa façon d’insister avant tout sur la fonction classificatrice, organisatrice et unificatrice de la théorie, plutôt que sur sa portée référentielle et son contenu proprement ontologique. Quand Poincaré affirme que la science et la connaissance objective en général n’atteignent que des relations, il ne va pas jusqu’à dire que les relations en question ne peuvent être que des relations quantitatives, ne serait-ce que parce qu’une bonne partie des relations dont s’occupent les mathématiques ne sont pas quantitatives. Et il n’est pas prêt non plus à accepter l’idée que, comme l’a dit quelqu’un, l’univers se réduit à une équation différentielle, probablement parce que l’équation différentielle dont il considère qu’elle constitue la forme par excellence de la loi, exprime aussi un rapport entre les phénomènes et que pour faire un monde il faut aussi des phénomènes et pas seulement des rapports. Mais il est clair que, s’il a une ontologie, ce devrait être avant tout une ontologie des relations ou, en tout cas, de propriétés relationnelles, et non d’objets.
La question qu’on peut poser à Bouveresse est la suivante : n’est pas précisément sur ce point où il situe la divergence entre Poincaré et Duhem qu’ils sont en réalité parfaitement d’accord ? L’idée de classification naturelle chez Duhem ne conduit-elle pas, elle aussi à une ontologie des relations ? Il est vrai que le désaccord pourrait porter sur le point soulevé par Bouveresse qui laisse entendre que pour Duhem toutes les relations sont quantitatives – voir sa théorie de la mesure dont j’ai parlé plus haut – alors que ce ne serait pas le cas pour Poincaré. Mais on peut se demander jusqu’à quel point cette divergence est décisive, c'est-à-dire jusqu’à quel point on peut, en mathématiques, opposé des relations quantitatives (par exemple les fonctions) et des relations qualitatives (par exemple en topologie).
Ce « réalisme structural » dont on Bernard d’Espagnat défend une autre forme avec sa thèse du « réel voilé » a ceci de particulièrement intéressant : nous avons un auteur qui se défend de toute affirmation sur la nature du réel « en soi », un auteur qui dit que la théorie physique n’est qu’une classification de nos représentations – et l’insistance sur le rapport à Mach en dit long. En même, à la fin des fins, il est défend sa conception en montrant qu’elle donne au moins une solution partielle à la question de la nature du réel. Comme s’il était finalement très difficilement de couper définitivement la théorie scientifique de toute référence à la notion d’une réalité objective.


[1] Trad. Française Delphine Chapuis-Schmitz, Agone 2003
[2] Toute proposition est vérifiable empiriquement et ce qui n’est pas vérifiable empiriquement n’est pas une proposition.
[3] Voir Bouveresse : « Une épistémologie réaliste est-elle possible ? » in La vérité dans les sciences. (Odile Jacob)
[4] H.Poincaré, La valeur de la science, Flammarion 1906, p.7
[5] op. cit. pp. 9-10
[6] J.Bouveresse, op. cit. p.29

samedi 1 mai 2004

La raison et le réel: la réalité physique

 Position du problème

La question du réalisme en philosophie des sciences fait partie de ces questions décisives dans les discussions actuelles, particulièrement dans les polémiques qui opposent les matérialistes à leurs adversaires. Il y a eu récemment un certain nombre de colloques et d’ouvrages qui reprennent à nouveaux frais cette vieille affaire. Les matérialistes, par exemple, sont tous, ou presque des réalistes : ils croient que la science nous permet de connaître la réalité matérielle elle-même, avec une précision toujours plus grande au fur et à mesure que progressent nos connaissances. Inversement, la position classique des physiciens et des philosophes partisans de ce qu’on appelle « l’interprétation de Copenhague » de la physique quantique est que le réalisme est une naïveté liée à des croyances obsolètes concernant la science. La physique aujourd’hui aurait renoncé à décrire autre chose que nous propre expérience subjective du monde.

Déplacement des querelles

Quand on aborde la question du réalisme en sciences, on peut difficilement éviter de penser à la vieille querelle philosophique des « nominaux » et des « réaux », querelle médiévale dont l’importance ne saurait être sous-estimée dans la genèse de la conception moderne de la rationalité scientifique – l’esprit scientifique et le matérialisme modernes sont les enfants légitimes du nominalisme de Guillaume d’Occam.

Nous rencontrons deux difficultés dans ce passage des querelles du réalisme métaphysique à celles du réalisme scientifique. La première de ces difficultés est terminologique. On retrouve les mêmes termes mais dans des usages radicalement différents.
  • Le nominalisme métaphysique caractérise le refus d’admettre l’existence d’entités abstraites et la reconnaissance de l’existence des seuls individus.
  • Le nominalisme scientifique est un conventionnalisme qui considère que les symboles d’une théorie scientifique ne désignent ni des idées générales, ni des concepts généraux exprimant la connaissance du réel, mais seulement des conventions permettant de décrire commodément les expériences scientifiques.
La deuxième difficulté tient au déplacement des problèmes et donc des positions philosophiques et épistémologiques. Jusqu’au début du XXe siècle, on n’avait pas beaucoup de problème : la science était réputée donner une représentation théorique rigoureuse de la réalité. Sans doute devait-on admettre que certaines questions n’avaient pas de solution scientifique, soit provisoirement soit durablement : l’univers est-il infini ou seulement de dimensions indéfinies ? A-t-il un commencement ou est-il incréé et éternel ? De ces maux métaphysiques, les positivismes pouvaient facilement soulager les consciences. Évidemment, les théories scientifiques faisaient régulièrement la preuve de leur caractère irrémédiablement historique, et Newton avait corrigé Galilée jusqu’à ce que Einstein, donnant une interprétation audacieuse des équations de Lorentz, corrige à son tour Newton. Quelle est donc cette réalité dont les scientifiques donnent des versions aussi changeante ? On devait admettre que c’est seulement tendanciellement que la science peut donner une image exacte de la réalité physique telle qu’elle existe indépendamment de nos conscience. La connaissance est un reflet du monde et ce reflet est de plus en plus fidèle à la réalité qu’il doit refléter. Mais il faut bien admettre que le réel existe et qu’il est connaissable. Ce point de vue commun sur la science recèle cependant de nombreux préjugés.
  • Il y a une dimension idéaliste dans cette conception de la science : 
    • d’une part, le développement scientifique est en quelque sorte naturellement orienté selon la ligne d’un progrès 
    • et, d’autre part, potentiellement, ou du moins comme horizon infini, il y a identité de la pensée et de l’être, ou, au moins une adéquation.
    • La figure de la ligne ascendante, d’un progrès linéaire a été fortement critiquée ; on peut la remplacer par celle d’une spirale, le cercle ouvert du savoir hégélien, mais cela ne change rien aux présuppositions du réalisme scientifique. 
  • Il y a aussi une dimension matérialiste : la science construit un reflet de la réalité subsistante. Autrement dit, ce n’est pas l’esprit qui constitue le réel, comme dans la philosophie idéaliste, hégélienne incluse, mais bien la nature qui devient « consciente d’elle-même » dans l’activité cognitive des hommes – au lieu que l’esprit trouve dans la nature le reflet extérieur de sa propre nature, ainsi que l’affirmerait un hégélien … ou un platonicien. 
Pour éliminer l’aspect idéaliste du réalisme, on peut invoquer une sorte de théorie darwinienne de l’évolution scientifique – celle que Popper, par exemple, a popularisée. Les théories scientifiques naissent et meurent en fonction de leur adaptation au réel. Une théorie fragile ne résiste pas aux faits. En outre, il y a concurrence entre les théories et seules survivent les théories les plus aptes à représenter la réalité avec toujours plus de fidélité.

À cette thèse réaliste, on peut adresser plusieurs séries d’objections.
(1) Objection kantienne : nous ne connaissons pas la réalité en elle-même – la « chose en soi » – mais seulement les phénomènes qui sont constitués par les formes a priori de la sensibilité que sont l’espace et le temps. On verra que cette objection kantienne peut très bien être acceptée par un réaliste. Comme Kant lui-même le remarquait, l’idéalisme transcendantal (c'est-à-dire la thèse du caractère idéal du temps et de l’espace) se convertit en pratique en réalisme empirique.
(2) Objection positiviste : la question de la nature ultime de la réalité est une question métaphysique. Ce qui importe au savant, c’est de disposer d’une description cohérente et économique de l’expérience, validée par la réussite des actions qu’on peut entreprendre à partir de la connaissance des lois. La science relie les faits entre eux et ne se demande pas pourquoi les faits sont ce qu’ils sont et non autrement.
(3) Objection sensualiste : l’expérience ne nous donne aucun contact direct avec le réel mais seulement avec les impressions que la nature produit sur notre sensibilité. Nous ne traitons jamais que des « sense data ». Cette position empiriste radicale recoupe l’objection positiviste. (4) Objection anti-poppérienne : la vision du darwinisme que propage l’épistémologie sélectionniste est contraire à la pensée de Darwin puisqu’elle voit l’évolution des espèces (ou des théories) comme un processus d’amélioration, donc comme un processus orienté. On pourrait très bien imaginer que des théories réussissent mieux sans être pour autant plus « fidèles au réel ».
(5) Objection matérialiste : l’idée d’un progrès de la connaissance vers un absolu est une idée religieuse, quelles qu’en soient les formes. Notons cependant que cette objection est étrangère à beaucoup de matérialistes qui croient au progrès et à l’idéal (asymptotique, disait Lénine) d’une science embrassant toute la réalité.

On peut résumer les objections (1) à (4) par l’opposition entre les « opérationnalistes » et les réalistes. Les premiers affirment qu’une théorie scientifique n’est rien d’autre qu’une manière rigoureuse et économique de classer nos expériences – la science ne nous dit rien de ce qu’est le réel mais elle permet de prévoir les résultats d’une expérience. Les seconds maintiennent que la science « reflète » ou « reproduit par la pensée » la réalité et voient dans l’opérationnalisme une attitude qui conduit finalement à dévaloriser la science en ouvrant grandes les portes au scepticisme et au relativisme. Si l’attitude réaliste a largement prévalu à l’époque moderne (en gros jusqu’à la fin du XIXe siècle), la mécanique quantique a aussi produit massivement des interprétations anti-réalistes. Einstein s’est toujours opposé aux interprétations « anti-réalistes » et anti-déterministes de la physique contemporaine. La physique quantique lui a toujours semblé fondamentalement inachevée (l’indéterminisme radical que révèlent certaines expériences tiendrait seulement à la méconnaissance de « variables cachées ».)

En dépit des objections soulevées par Einstein, l’opinion commune est qu’Einstein a scientifiquement perdu la bataille.

Le débat est pourtant plus ancien. Avant même le grand tournant du début du XXe siècle en physique, Pierre Duhem écrivait le livre fondamental dans la bataille contre le réalisme, La théorie physique. Ainsi la question du réalisme des théories scientifiques n’est-elle pas spécifiquement liée à l’avènement de la mécanique quantique (MQ) bien que ce soit elle, principalement, qui a fourni les arguments de l’anti-réalisme contemporain.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...