mercredi 18 janvier 2006

Arendt , Marx et le problème du travail

Un aperçu critique de "Condition de l'homme moderne"

La pensée de Hannah Arendt constitue sans aucun doute une des pensées fortes de ce siècle, même si la communauté philosophique (il vaudrait mieux parler ici des institutions qui gouvernent la discipline philosophique) lui accorde une place encore marginale. Hannah Arendt disait, parlant d'elle-même, " I don't fit. " En dépit de sa formation classique impeccable, en dépit de ses rapports avec Heidegger et Jaspers, elle est restée longtemps en dehors des grands courants de la philosophie contemporaine, bien qu'à l'évidence les choses aient commencé à changer.
Si ses analyses sur le système totalitaire (dernier volume des "Origines du totalitarisme") ont eu, malgré tout, un certain retentissement chez les sociologues et les spécialistes de sciences politiques, ce n'est peut-être pas qu'il y a de plus original chez Hannah Arendt. Les discussions chez les marxistes antistaliniens entre les années 30 et les années 50 sont, de ce point de vue, d'une richesse trop sous-estimée et la tentative de H. Arendt de conduire un parallèle systématique entre stalinisme et nazisme souffre de graves défauts de logique, défauts qui sont d'autant plus visibles qu'elle refuse les amalgames faciles devenus si courants dans la littérature d'aujourd'hui, style "Livre Noir Du Communisme". Cependant "le Système totalitaire" ne constitue que la troisième partie d'un ensemble qui comprend aussi les essais sur "L'antisémitisme" et "L'impérialisme", œuvres à bien des égards passionnantes. Et les considérations sur l'État-nation et sa décomposition permettraient sans doute d'éclairer les débats contemporains sur la mondialisation et la dilution des pouvoirs des États.
Mais Hannah Arendt ne s'en tient pas à la théorie politique. Ses articles sur "La crise de la culture" -- devraient être impérativement recommander à tous nos réformateurs de l'enseignement. Dans "La condition de l'homme moderne" qui constitue une confrontation stimulante avec la pensée de Marx sur un de ses points les plus ambigus, elle s'attaque au problème du travail et de sa place dans la hiérarchie des activités humaines.
Il me semble d'autant plus intéressant de revenir sur cette question qu'une partie importante des travaux publiés récemment sur le thème de la " fin du travail " s'inspirent souvent des analyses de "La condition de l'homme moderne". Parfois, il s'agit même d'un pillage presque systématique quoique non avoué. Mais un pillage qui évacue les problèmes posés par Hannah Arendt pour s'en tenir à un exposé squelettique de ce qu'on prend pour ses thèses. Je laisserai de côté ces développements récents -- traités dans mon livre sur "La fin du travail et la mondialisation" -- pour m'en tenir à la question centrale de l'analyse du travail et de la confrontation avec Marx. Je voudrais montrer que les thèses de Hannah Arendt sont tout à la fois stimulantes -- elles tranchent dans le vif de l'économisme et du scientisme dominants -- mais aussi redoutablement ambiguës, qu'elles peuvent nourrir une critique pertinente de la modernité aussi bien qu'une impuissante nostalgie d'un monde à jamais disparu de l'artisanat et de la claire séparation de genres de vie. Je chercherai, à partir de là à mieux éclaircir le rapport en Arendt et Marx - Hannah Arendt prend Marx au sérieux mais je crois qu'elle reste prisonnière d'une lecture marxiste assez orthodoxe qui la conduit souvent à attaquer Marx là où elle est, de fait d'accord avec lui.

La crise du travail

Le prologue de la Condition de l'homme moderne pourrait être écrit aujourd'hui. Après avoir souligné la portée philosophique considérable de la conquête de l'espace, Hannah Arendt écrit : " Plus proche, également décisif peut-être, voici un autre événement non moins menaçant. C'est l'avènement de l'automation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l'humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l'asservissement à la nécessité. Là, encore, c'est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d'être délivré des peines du labeur ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l'histoire. Le fait même d'être affranchi du travail n'est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité. A cet égard, il semblerait simplement qu'on s'est servi du progrès scientifique et technique pour accomplir ce dont toutes les époques avaient rêvé sans pouvoir y parvenir. "
Hannah Arendt fait référence ici à une tradition, qu'on peut faire remonter à l'Antiquité grecque, dans laquelle le travail est dévalorisé et considéré simplement comme le genre d'activité propre aux esclaves. Il s'agit pour elle, non de restituer la conception grecque, mais de prendre appui sur cette tradition pour la faire jouer comme un outil critique de la condition de l'homme moderne. On trouve, en effet, des tentatives d'explication de cette conception du travail chez les grands auteurs de la philosophie grecque classique. Ainsi, dans un passage très embarrassé des Politiques, Aristote cherche à penser le problème de l'esclavage, se demandant si cette institution n'est pas contraire à la justice. Or l'argument central d'Aristote, ou, du moins, celui qui n'est jamais réfuté et reste le seul solide, est l'argument selon lequel on ne sait pas comment faire pour se passer de cette institution, indispensable à la vie de l'ensemble de la cité. Aristote évoque l'hypothèse que "les ingénieurs n'auraient pas besoin d'exécutants, ni les maîtres d'esclaves " si " les navettes tissaient d'elles-mêmes et les plectres jouaient tout seuls de la cithare." Mais cette idée, dans laquelle Marx voit une des manifestations du génie aristotélicien, lui paraît extravagante ; l'esclavage est donc reconduit comme une nécessité éternelle. Les hommes libres doivent savoir user judicieusement des esclaves s'ils veulent conserver leur temps libre, leur loisir au sens noble (la skolé), pour la philosophie et la vie publique. Si travailler, c'est vivre la condition de l'esclave, la liberté n'est donc possible que lorsqu'on mène une vie libérée de la contrainte du travail : cette idée ancienne viendra jusqu'à nos jours, portées par les anciennes classes dominantes (le travail est l'activité ignoble par excellence). On retrouve aussi cette idée chez Nietzsche et chez d'autres auteurs nostalgiques du passé grec et elle y est utilisée comme critique d'un monde moderne soumis à la rationalité technicienne. Pour cette raison même, la critique du travail comme étant, par essence, esclavage pourra se retrouver dans les mouvements anticapitalistes, par exemple, dans certains courants du socialisme utopique. Ainsi chez Fourier. Pour ces derniers courants - et Marx y puise en partie son inspiration - l'avantage de la technique et du développement de l'industrie moderne tient à ce qu'ils permettent d'envisager comme une possibilité réelle la construction d'une organisation sociale libérée du travail, d'une société dans laquelle, à la différence de la cité antique, laskolé, loin d'être le privilège d'une minorité pourrait être envisagée comme la skolé pour tous.
Mais la critique du travail opérée par Hannah Arendt ne s'inscrit pas dans cette filiation. Elle réfute l'optimisme qui voit dans l'automatisation moderne le moyen technique de la réalisation du grandiose projet de la skolé pour tous. En effet : " L'époque moderne s'accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier. C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c'est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d'aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l'homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et, parmi les intellectuels, il ne reste plus que quelques solitaires pour considérer ce qu'ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. "
Bien avant que l'expression soit à la mode, Hannah Arendt peut apparaître, ici, comme la véritable théoricienne de "l'horreur économique". Elle perçoit, avec un sens très aigu de la réalité historique, que le développement sans fin de la base productive du mode de production capitaliste, loin de mener au bonheur et à la satisfaction des besoins dans une société de loisirs et de consommation, ouvrira au contraire la voie à une crise qui ne sera pas seulement une crise économique classique mais une véritable crise de la vie humaine elle-même. Cette perception historique se fonde sur une conception originale du travail, ou, plus exactement sur la tentative de redonner vie et force à une conception que H. Arendt tire la philosophie antique, de Platon et Aristote à saint Augustin.
Il faut donc commencer par la critique sans concession de la conception moderne qui subsume sous le travail à peu près toutes les sortes d'activités, tous les genres de la vie active, qu'il s'agisse du travail agricole, de l'ouvrage des artisans, de la vie politique ou de l'activité intellectuelle pure. H. Arendt ne se contente pas de tailler dans cette confusion et de reconstruire des séparations conceptuelles entre les divers genres de vie. Elle articule ces séparations conceptuelles sur un système de trois partitions, ou de trois dichotomies, hiérarchiquement ordonnées. Mais ce qui constitue le nœud où s'articulent ces dichotomies, le point central qui donne son sens à tous les autres développements, c'est la tentative de faire table rase de toute la philosophie moderne du travail, dont Hannah Arendt postule qu'elle est commune aux économistes classiques anglais et à Marx. Mais comme cette conception moderne du travail est articulée à la conception de la science qui domine à partir de Galilée, Descartes et Newton, c'est bien la remise en cause des " sciences européennes " qui se profile. Évidemment, dans tout cela on trouvera de nombreux thèmes dont la filiation avec la pensée de Heidegger n'est pas douteuse. Mais c'est là une généralité trop vague pour être utile et pour caractériser ce qu'accomplit véritablement Hannah Arendt. Du reste, si on peut dire que Heidegger vise trop large quand il parle de la technique et du travail et, finalement, manque son but, Hannah Arendt, au contraire, tente d'éviter ces généralités sans contenu pour s'attaquer de front à notre condition, dans ce qu'elle a de tout à fait spécifique à notre époque.

L'action

Cette confusion entre les divers genres d'activité a des origines philosophiques lointaines : la tradition platonicienne ou chrétienne, en donnant l'importance décisive à l'opposition de la vie active et de la vie contemplative a tendu, par contrecoup, à effacer la différence entre les divers genres d'activités de la vie active, puisque, en dépit de leurs différences, ces divers genres de vie appartenaient à une sphère inférieure, renvoyaient aux parties de l'âme les moins nobles. De même, la traduction de la définition de l'homme selon Aristote comme " zoon politikon " par " animal social " et non " animal politique " efface toutes les frontières entre les diverses formes de la " vie sociale " en général et dissout la spécificité de la cité dans toutes les autres formes d'association : il n'y aurait plus de distinction de nature entre la cité, comme entité proprement politique, et n'importe quelle sorte d'association créée pour des buts particuliers. Ces confusions sont menées à leur point culminant dans la conception moderne qui fait du travail la valeur suprême, à quoi se ramènent toutes les activités sociales, pour autant qu'elles aient une valeur ; ainsi la conception moderne, par exemple, valorise l'action de l'homme politique en l'assimilant à un travail, et non parce qu'il serait en soi noble de s'occuper des affaires de la cité.
Schématiquement, H. Arendt distingue, au sein de la vie active, une première division essentielle entre les activités qui concernent le domaine public et celles qui ont trait à la vie privée ; elle rappelle que ce domaine privé, pour les Anciens, loin d'être comme pour nous celui de la réalisation du bonheur individuel, était essentiellement celui du besoin, de la nécessité imposée pour reproduire les conditions de la vie humaine. Le domaine public, au contraire, est celui de l'action, celui dans lequel l'individu libre peut se consacrer aux affaires publiques, celui des rapports entre égaux, celui dans lequel seulement il est possible de parler du bonheur , celui enfin dans lequel chaque homme peut entrer dans la mémoire de la communauté et gagner ainsi sa part d'immortalité. Il est donc clair que mener une vie uniquement privée, c'est, dans ce contexte, mener une vie privée de l'essentiel, car l'essentiel, pour une vie humaine, réside dans cette vie publique, dans cette vie où les hommes entrent en rapport les uns avec les autres par la médiation du langage et non par la médiation des choses. En effet, et je crois que, sur ce point, les analyses de Hannah Arendt restent tout à fait pertinentes, l'action publique ne peut pas, en droit, être assimilée à un travail. Cette assimilation dans le monde moderne en dit long sur nos représentations de la vie et renvoie à une conception de la vie sociale qui tend à exclure le politique en tant que tel. L'action, au sens de H. Arendt, est ce qu'on pourrait appeler un " agir communicationnel ". Or la caractériser comme travail, c'est l'assimiler à l'activité qui porte sur les choses et c'est donc transformer la vie politique en une technique, un savoir-faire, reposant éventuellement sur une science, dont l'objet est une société réifiée, transformée en chose. On connaît la formule de Saint-Simon, reprise par Marx, " passer du gouvernement des hommes à l'administration des choses ", ce qui est la formule même de la technocratie.
L'analyse de Hannah Arendt présente une faiblesse qui tient à son idéalisme ; les évolutions de la réalité sociale, l'assimilation de l'action au travail, l'abolition des séparations traditionnelles entre les divers modes d'activité, sont expliquées, d'une part, par des références vagues au " monde moderne " en général et, d'autre part, par les confusions de ses théoriciens, les économistes classiques anglais ou Marx. Or, la destruction des structures traditionnelles de l'activité n'est pas le propre du monde moderne en général, car le " monde moderne ", ça ne veut rien dire de précis ou, plus exactement, ça englobe trop de choses, Galilée, Molière, la Compagnie des Indes orientales, l'Encyclopédie, la démocratie, le " totalitarisme ", la physique quantique et des tas d'autres choses encore. S'il y a destruction des structures traditionnelles de l'activité, c'est la conséquence du développement du mode de production capitaliste et c'est Marx qui, le premier, en a donné une analyse historique précise.
Considérons d'abord le rapport entre la vie active et la vie contemplative. La science était pour les Anciens essentiellement théoria, c'est-à-dire contemplation ; elle tenait sa valeur de ce qu'elle était séparée de toutes les nécessités de la vie pratique ; cet idéal grec s'est maintenu assez longtemps et il y a encore quelques savants qui osent s'affirmer partisans de la science désintéressée. Le mode de production capitaliste se caractérise, au contraire, par l'intégration de la science aux besoins de la production. La rupture de la science et la philosophie est rendue nécessaire pour orienter la science exclusivement vers les besoins pratiques, directement opératoires. Dans la conception ancienne, sage, savant et philosophe représentaient trois dénominations pour un seul et même personnage. Dans le monde moderne, le savant doit être un ingénieur. La science est soumise aux principes de la division du travail et le savant doit produire des résultats qui peuvent être incorporés au fonctionnement de la production. De la même façon, si on reprend la définition que Tony Andréani donne du politique, comme " espace où s'effectue en dernier ressort la reproduction/transformation du système social " , l'action politique se trouve ainsi structurellement intégrée au fonctionnement d'ensemble du mode de production capitaliste. Pour un capitaliste, l'homme politique n'est pas un homme libre qui, par son action, assure son immortalité dans la mémoire des hommes ; c'est quelqu'un qui doit remplir des fonctions techniques, en assurant le maintien de l'ordre, en facilitant les échanges et en participant ainsi à la diminution des faux frais de la production. Les hommes politiques eux-mêmes ont si bien intégré cette conception que les organisations politiques sont de plus en plus souvent présentées comme des entreprises qui assurent des productions et des services et qui, sur le plan comptable comme sur celui de l'évaluation des actions publiques, doivent être soumise aux mêmes normes que l'entreprise.
Quand Hannah Arendt écrit que la fin du travail pour une société de travailleurs est la pire des choses qu'on puisse imaginer parce que nous ne savons plus rien des activités plus hautes et plus élevées pour lesquelles il vaudrait la peine de se dispenser de travail, c'est bien cette situation qu'elle vise. Mais cette appréciation pessimiste est fort contestable : la plupart des individus savent bien qu'il existe des activités plus élevées que celles que dictent les contraintes de la reproduction des conditions de la vie ; l'expansion de la vie associative, par exemple, aussi varié et aussi confus que cela puisse apparaître, exprime bien cette recherche d'espaces où peut se déployer la véritable liberté qui suppose une activité désintéressée. Hannah Arendt était une admiratrice de la révolution des conseils ouvriers hongrois de 1956, et le " conseillisme " de Rosa Luxemburg a toujours eu une influence souterraine sur sa conception de la démocratie : elle pouvait donc parfaitement apprécier combien était puissante, dans les masses populaires, cette aspiration à retrouver le vieux sens de l'action, comme action politique libre. Le mouvement ouvrier est né tout simplement de cette constatation que la vie humaine vraiment digne d'être vécue ne pouvait se réduire à la simple reproduction des conditions de la vie. Les grèves débutent toujours pour des motifs immédiats d'ordre matériel, mais elles comportent une dimension morale et politique qui va bien au-delà de ces motifs immédiats : on ne se fait pas trouer la peau pour quelques centimes d'augmentation.
Hannah Arendt présente ainsi comme un mouvement général inéluctable, déterminé par des causes métaphysiques mystérieuses - un changement de notre rapport au monde - ce qui est l'enjeu d'un combat, de l'affrontement entre deux tendances contradictoires. Le mode de production capitaliste tend à soumettre à sa loi toutes les sphères de la vie sociale, y compris celles où les individus croient agir librement ; mais loin d'être une fatalité, cette situation est précisément l'enjeu central, le plus fondamental, de tous les mouvements sociaux ou de tous les mouvements qu'on pourrait appeler du terme général de " mouvements antisystémiques ". L'histoire du mouvement ouvrier est d'une part l'histoire d'une longue lutte pour limiter l'emprise du " travail dicté par la nécessité et les fins extérieures " (Marx) sur la vie individuelle des prolétaires. Mais elle est en même temps l'histoire de la construction par les ouvriers de leur propre espace public, de leur autonomie au sein même de la société capitaliste. On remarquera aussi que c'est précisément cette question de l'autonomie de l'espace politique qui a constitué la première ligne de démarcation entre le " parti Marx " et les proudhoniens ; ces derniers s'opposent à Marx en affirmant que l'action politique n'est qu'une pure duperie et que la modification des conditions économiques, à l'intérieur même de la sphère économique, constitue l'alpha et de l'oméga de la lutte des classes.
A ces remarques près, je veux bien reprendre la distinction de Arendt entre la sphère de l'action et la sphère de la production des conditions de la vie. Un peu plus loin, j'essaierai de montrer que cette distinction est compatible avec la manière dont Marx voit l'avenir du travail dans ses derniers textes.

Travailler et œuvrer

La distinction introduite par Arendt entre l'action, activité propre au domaine public, et la production des conditions de la vie elle-même, qui ressortit au domaine privé, se redouble d'une division à l'intérieur du domaine privé lui-même. Alors que nous avons tendance aujourd'hui à subsumer sous le concept de travail toutes les activités qui ont trait aux besoins humains, à la production et à la reproduction des conditions de la vie, H. Arendt souligne qu'il y a là une division fondamentale, tellement fondamentale qu'elle est inscrite dans la trame même de nos langues. En effet, les langues indo-européennes distinguent toutes ces deux genres d'activité, les couples labor/opus en latin, ponia/ergon en grec, arbeiten/werken en allemand, labour/work en anglais attestent de l'importance et de l'ancienneté de la division entre travailler et œuvrer.
Le travail est l'activité qui correspond au processus biologique le plus fondamental ; c'est, au sens le plus immédiat, ce que Marx appelle, de son côté, la reproduction de la vie. " La condition humaine du travail, c'est la vie elle-même " écrit H. Arendt. Mais c'est précisément pour cette raison que le travail ne peut en aucun cas représenter la valeur humaine la plus importante. Le travail n'est pas encore ce qui est spécifiquement humain ou plus exactement il correspond à la naturalité de l'homme, qui est pour H. Arendt la non-humanité de l'homme. Ce qui caractérise le travail, c'est qu'il est une activité cyclique, une activité qui ne connaît jamais de fin, une activité épuisante, toujours à recommencer, parce que le besoin biologique revient de manière cyclique et parce qu'en permanence la nature menace d'envahir et de submerger le monde humain.
Hannah Arendt présente son analyse du travail comme une critique des thèses de Marx, bien qu'elle refuse de joindre sa voie aux " antimarxistes professionnels ". La critique de Marx porte d'abord sur son refus de la distinction essentielle entre travail et œuvre, cette distinction qu'on peut trouver chez Aristote opposant l'artisan, celui qui œuvre avec le savoir-faire de ses mains et ceux qui " tels les esclaves et les animaux domestiques pourvoient avec leur corps aux besoins de la vie ", ou chez Locke quand il sépare " le travail de nos corps " et " l'oeuvre de nos mains ". H. Arendt affirme que les Anciens ne méprisaient pas le travail parce qu'il était effectué par les esclaves. C'est plutôt à l'inverse qu'il faut comprendre les choses : c'est parce que travail était considéré comme quelque chose de méprisable que l'esclavage a été institué. Il fut en effet d'abord " une tentative pour éliminer des conditions de la vie le travail " . Du même coup, l'incompréhension de la théorie de la nature non humaine de l'esclave (animal laborans) telle qu'on la trouve chez Aristote, peut s'éclairer. Aristote ne niait pas que l'esclave fût capable d'être humain. " Il refusait de donner le nom d'hommes aux membres de l'espèce humaine qui étaient soumis à la nécessité ". H. Arendt, évidemment, ne reprend pas directement les thèses d'Aristote à son compte, mais, par l'importance qu'elle accorde à ces réflexions, elle indique clairement que le travail est considéré fondamentalement comme un esclavage ; non pas le travail salarié, le travail de l'esclave ou le travail du serf, non pas donc le travail dans tel ou tel mode de production, mais le travail général, le travail dans son essence en tant que composante fondamentale de la condition humaine. Si le travail est vital, il s'agit, note encore H. Arendt, de la vie au sens biologique, de la vie en tant qu'elle distingue les êtres vivants des choses inertes, bref de ce que les Grecs appelaient zoé ; mais la vie humaine (bios), cet espace de temps tissé des événements qui s'intercalent entre la naissance et la mort, de ces événements qui peuvent être racontés, unis dans un récit, la vie, donc, en ce deuxième sens, proprement humain, la vie en ce deuxième sens ne s'exprime pas dans le travail.
L'œuvre, pour Hannah Arendt, est exactement l'antagoniste du travail. Elle est l'humanité de l'homme comme homo faber, ce par quoi le monde dans lequel l'homme vit est un monde humain, un monde où la marque de l'homme est repérable, y compris dans ce qui peut être pris comme nature. " L'oeuvre fournit un monde artificiel d'objets. [...] La condition humaine de l'oeuvre est l'appartenance-au-monde. " L'opposition du travail et de l'œuvre, c'est, au fond, l'opposition entre le travail du chasseur et de l'agriculteur et celui de l'artisan, entre celui qui, bien que sous une forme modifiée, est encore soumis au processus biologique, semblable en cela encore aux animaux, et l'homme dont l'activité est " artifice " et, donc, la marque propre de l'humanité.
A la différence du travail cyclique, l'œuvre est un processus qui a un terme. Elle suppose un projet, lequel s'achève dans un objet qui possède une certaine durée, un objet qui possède sa propre existence, indépendante de l'acte qui l'a produite. Le produit de l'œuvre s'ajoute au monde des artifices humains. " Avoir un commencement précis, une fin précise et prévisible, voilà qui caractérise la fabrication qui, par ce seul signe, se distingue de toutes les autres activités humaines. " Il ne s'agit pas ici d'une remarque faite en passant ; cette caractéristique de l'oeuvre est de la plus haute importance. En effet,
(1) Elle définit l'œuvre comme l'objectivité de la vie humaine qui s'oppose à ce que H. Arendt appelle la subjectivisation de la science moderne qui ne fait que refléter la subjectivisation plus radicale encore du monde moderne. "
(2) Elle est ce qui fait de l'œuvre l'indispensable moyen de la sécurité de la vie humaine : l'œuvre est ce qui constitue le monde artificiel indispensable pour accueillir la fragilité de la vie humaine.
Or " cette grande sécurité de l'œuvre se reflète dans le fait que le processus de fabrication, à la différence de l'action, n'est pas irréversible : tout ce qui est produit par l'homme peut être détruit par l'homme, et aucun objet d'usage n'est si absolument nécessaire au processus vital que son auteur ne puisse lui survivre ou en supporter la destruction. L'homo faber est bien seigneur et maître, non seulement parce qu'il est ou s'est fait maître de la nature, mais surtout parce qu'il est maître de soi et de ses actes. [...] Seul avec son image du futur produit, l'homo faber est libre de produire, et, de même, confronté seul à l'œuvre de ses mains, il est libre de détruire. " C'est là, assurément, un passage étonnant. Si l'action, la praxis, constitue le genre de vie le plus conforme à l'homme en tant qui cherche l'immortalité et veut agir conformément à sa nature , à son tour l'œuvre présente, par certains côtés, une véritable supériorité puisque, premièrement, elle est vraiment la condition la plus essentielle non pas tant de la vie que de ce qui fait que la vie humaine est humaine ; et, deuxièmement, l'œuvre exprime la liberté humaine.
Cependant, remarque encore H. Arendt, si les penseurs de l'Antiquité établissent la différence entre travail et œuvre, ils la négligent en pratique, parce qu'ils sont dominés par l'opposition entre le domaine public et le domaine privé. L'époque moderne en renversant la hiérarchie ancienne ne peut pas plus distinguer homo faber et animal laborans. Ainsi, H. Arendt définit-elle une problématique originale, non point tant parce qu'elle vise à rendre son importance à une distinction pensée et oubliée des Anciens et déniée des Modernes, que parce qu'elle retravaille cette distinction pour son propre compte en lui faisant subir des inflexions décisives qui la rendront apte à donner une grille d'interprétation de la condition de l'homme moderne.
La distinction entre travail et œuvre a évidemment un caractère stratégique dans l'analyse de H. Arendt : cette analyse établit la véritable hiérarchie des genres d'activités au sein de la production des réquisits de la vie humaine, et, ipso facto, c'est en fonction de ce système de valeurs que sont évaluées les conditions modernes de la production. Or, pour H. Arendt, ce qui caractérise la manière moderne de fabriquer les objets qui constituent notre monde artificiel, c'est précisément qu'elle s'accomplit sur le mode du travail. Le procès de production dans la société industrielle (capitaliste) moderne produit effectivement des objets et peut donc ainsi être rabattu sur la catégorie de la fabrication ou de l'œuvre. Mais dans ce procès, l'individu agissant travaille, au sens que H. Arendt donne à ce mot : c'est pour lui une activité qui n'a ni début ni fin assignable parce que le travailleur ne peut jamais se rapporter au produit de son activité comme à son œuvre. En effet, l'activité de l'ouvrier moderne présente les caractères suivants :
  • l'ouvrier produit des objets dont il ignore la forme ultime - s'il la connaît, c'est de manière contingente, cette connaissance n'est pas nécessaire à l'accomplissement de sa tâche.
  • les outils ne sont plus que des instruments de mécanisation du travail et H. Arendt souligne la différence essentielle qui s'installe progressivement entre outil et machine (l'outil prolonge la main qui le guide, alors que la machine utilise la main comme un moyen).
  • il est impossible de distinguer clairement les moyens et les fins, alors que pour l'homo faber cette distinction est indiscutable.
  • l'automatisation ne fait que pousser à leur terme toutes ces tendances. Dans ce mode de production, " la distinction entre l'opération et le produit, de même que la primauté du produit sur l'opération (qui n'est qu'un moyen en vue d'une fin) n'ont plus de sens. "
Ainsi, dans le monde moderne, la différence, essentielle, entre travail et œuvre tend à disparaître, l'œuvre étant résorbée dans le travail, constatation que Marx fait à sa manière à la suite des économistes anglais : le mode de production capitaliste s'instaure sur la base de la destruction de l'artisanat et de l'organisation sociale dont l'œuvre était le but. La transformation de l'œuvre en travail exprime ainsi, selon H. Arendt, la pénétration des forces naturelles dans le monde des artifices humains et cette pénétration " a brisé la finalité du monde. " L'automatisation transforme en effet la fabrication en un processus naturel, si on appelle naturel ce qui est spontané, ce qui se fait sans l'intervention de l'homme. Ainsi, la discussion sur le machinisme se serait égarée, en cherchant à distinguer les bons services et les mauvais effets des machines. " Il ne s'agit donc pas tellement de savoir si nous sommes les esclaves ou les maîtres de nos machines, mais si nos machines servent encore le monde et ses objets ou si au contraire avec le mouvement automatique de leurs processus elles n'ont pas commencé à dominer, voire à détruire le monde et ses objets. "
La condition de l'homme moderne est ainsi marquée par la destruction potentielle de l'œuvre, c'est-à-dire de l'objectivité, au profit d'un processus naturel qui finit par expulser l'homme lui-même. Autrement dit, la grande erreur de la philosophie du travail des Modernes a été de nier la spécificité de l'œuvre et de présenter le triomphe du travail sur l'ancien monde de la production artisanal à la fois comme le développement normal de la fabrication et comme un progrès ouvrant la voie à une maîtrise accrue de l'homme sur la nature. C'est pourquoi H. Arendt affirme qu'il y a un socle commun aux classiques (Smith par exemple) et à Marx, par exemple dans leur conception de la fertilité du travail et dans leur commun mépris du travail improductif. Il serait nécessaire de montrer en quoi cette position repose sur une interprétation biaisée et des classiques et de Marx, interprétation abusive nécessaire, pour H. Arendt si elle veut conserver la cohérence de son schéma explicatif. Ainsi, l'exemple du travail improductif a été assez mal choisi, d'abord parce que la question de la distinction du travail productif et du travail improductif reste chez Marx une source de grandes difficultés. Ensuite parce que Marx ne reprend pas purement et simplement la distinction de Smith ; il montre comment cette distinction fonctionne à l'intérieur du mode de production capitaliste mais ne fait pas de cette forme particulière une forme générale, anhistorique de la distinction entre travail productif et travail improductif. Dans un passage qui doit être pris cum grano salis, Marx dit clairement : "Le concept de travail productif (partant, de son contraire, le travail improductif) repose sur le fait que la production capital est production de plus-value, et que le travail qu'elle emploie est du travail producteur de plus-value." Marx continue par une digression comique sur le criminel producteur de crimes et de droit criminel, passage qui est là avant tout pour montrer l'imbécillité des préjugés et des prêchi-prêcha des économistes apologétiques. Parler comme H. Arendt de mépris de Marx pour le travail improductif, mépris qu'il aurait en commun avec A. Smith, c'est encore une fois se tromper du tout au tout sur la lecture de Marx.
On pourrait également montrer que, sur de nombreux points, il n'y a pas, entre les analyses de Marx et celles de Hannah Arendt, le fossé qu'elle tend à creuser. Ce qui pose problème chez H. Arendt, c'est la transformation de l'opposition entre travail et œuvre en une opposition absolue à laquelle elle donne un caractère métaphysique, puisqu'il s'agit de l'opposition de la nature et du monde de l'homme et qu'elle fait de la domination moderne du travail une destruction du monde de l'homme et une remise en cause de son appartenance au monde. Par conséquent, cette opposition absolue ferme toutes les issues. D'un côté, la soumission de la fabrication à l'automatisation prépare la catastrophe d'un monde de travailleurs sans travail. D'un autre côté, tout espoir d'échapper à cette catastrophe doit être abandonné puisque l'idée marxienne de l'émancipation du prolétariat repose sur une erreur radicale concernant l'essence du travail. Comme, par ailleurs, il est impossible de retourner en arrière, de revenir à l'antique séparation des genres de vie, la seule issue est dans une tentative purement intellectuelle de restaurer une échelle de valeurs plus conforme à la dignité de l'esprit humain.
Ainsi, en dépit de la fécondité de beaucoup de ses analyses, Hannah Arendt est conduite dans une impasse théorique et pratique, dont les auteurs récents, spécialistes en matière de "fin du travail", ne sont pas sortis. Or, cette impasse découle de deux erreurs centrales :
(1) l'opposition entre travail et œuvre est pensée comme opposition absolue alors qu'elle n'a qu'un caractère relatif ; elle peut être éclairante, à condition de n'en point faire le schéma explicatif unique.
(2) il est impossible de comprendre sérieusement la condition de l'homme moderne au travail en faisant abstraction des rapports sociaux déterminés dans lesquels elle se situe.
Considérons d'abord le premier point. La réduction du travail au cycle vital, ou encore la réduction de l'homme à l'animal laborans, n'est pas le fait de Smith ni de Marx. C'est d'abord le fait de Hannah Arendt qui se refuse à analyser la différence essentielle entre les activités par lesquelles l'animal assure sa survie et sa reproduction et la manière dont l'homme produit les conditions de sa vie et produit ainsi, " indirectement " dit Marx, sa vie elle-même. Ce qui caractérise le travail humain, au sens courant du terme (et non au sens restreint que lui donne H. Arendt), c'est qu'il est production. Ce terme, si on suit Marx, est précisément l'unité de deux aspects contradictoires. " Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature. L'homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d'une puissance naturelle. Les forces dont le corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s'assimiler les matières en leur donnant une forme utile à sa vie. " Marx définit donc bien ici le travail comme condition naturelle de l'homme à la manière de Arendt. Mais il ajoute qu'il ne faut pas s'en tenir à cette forme purement instinctive. En effet, " Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celle du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volonté. " Ce passage est très connu, mais il pourrait être appuyé par des dizaines d'autres du même genre. Marx y définit le travail dans ce qu'il a de spécifiquement humain comme fabrication et la polémique que mène Arendt contre Marx est ainsi, pour une large part, dénuée de fondement.
Produire ses conditions de vie pour l'homme, c'est donc à la fois travailler et fabriquer au sens de Hannah Arendt. C'est à la fois pourvoir avec son corps aux besoins de la vie et oeuvrer avec ses mains. Si, d'ailleurs, on s'échappe des considérations métaphysiques générales, on peut facilement voir que toute activité fabricatrice comporte une large part de travail, de pure peine, d'incessante lutte contre l'envahissement du procès de production par les forces naturelles. Inversement, il n'y a pas de travail pur, au sens de Hannah Arendt, sauf quand l'homme est réduit en esclavage dans le but de servir de moteur, de simple source d'énergie, comme aux galères ou quand les esclaves étaient utilisés pour actionner les machines archaïques. Il est d'ailleurs très curieux que H. Arendt ne s'aperçoive même pas que la séparation stricte entre travailler et œuvrer correspond en réalité à une séparation sociale propre à tous les systèmes esclavagistes antiques et que c'est précisément la généralisation du travail " libre " qui tend à abolir cette distinction. Ou plutôt, si H. Arendt perçoit l'existence d'un lien entre l'esclavage et le mépris dans lequel les Grecs tenaient le travail, c'est un lien compris sur un mode entièrement idéaliste : l'institution de l'esclavage découlerait du mépris grec à l'égard du travail...
Il y a aussi, semble-t-il, dans l'analyse de H. Arendt, une méconnaissance de la réalité de la production moderne, méconnaissance compréhensible car l'époque où elle écrit La condition de l'homme moderne est celle de l'apogée du taylorisme et du " travail en miettes ". Cette méconnaissance repose aussi sur une des faiblesses majeures de la tentative de Hannah Arendt, à savoir la tentative d'écrire quelque chose de pertinent sur le travail comme condition de l'homme moderne sans s'appuyer sur des études empiriques. Ainsi, elle ne saisit pas l'essence du machinisme dans lequel elle ne voit qu'un accélérateur du travail, alors que le travailleur change de position à l'égard du procès de travail . Elle se contente de constater d'ailleurs que les robots ménagers travaillent moins bien qu'une bonne, ce qui est un point de vue assez étroit pour juger de l'évolution technique de notre siècle. Mais, de manière significative, elle manque totalement ce qui se passe dans l'agriculture. Elle y verrait pourtant comment le travail soumis au rythme biologique fait place à une activité de type industriel, dans laquelle la peine du paysan est remplacée par l'habileté et la connaissance du pilotage scientifique et technique du fermier moderne. Loin de se soumettre au processus biologique, le fermier moderne est un véritable fabricant, un fabricant de produits qui pour certains seront consommés rapidement, mais pour d'autres seront aussi des produits durables (par exemple dans les productions destinées à l'industrie ). De plus, et de tous temps cela a été vrai, le travail agricole, bien qu'il vise directement les besoins biologiques humains, construit indirectement le monde humain qui ne se compose pas que de choses produites par les artisans, mais comprend aussi des paysages, des routes, des chemins, etc. qui rendent la campagne tout simplement habitable et dont que la nature que nous connaissons le plus souvent est une nature humanisée. Tout cela, Hannah Arendt le reconnaît parfois. Ainsi elle admet que " le travail apporte aussi à la nature quelque chose de l'homme " mais c'est pour ajouter que les choses produites par le travail " ne perdent jamais complètement leur naturalité complètement leur naturalité : le grain ne disparaît pas dans le pain comme l'arbre dans la table. " Ces remarques sont tout à fait arbitraires et ne visent qu'à maintenir une thèse qui prend eau de toutes parts. On peut facilement rétorquer à Hannah Arendt que la trace du grain de blé dans un biscuit a totalement disparu alors que la trace de l'arbre, de ses veinures et de ses noeuds est toujours bien visible dans le meuble en bois brut et que les pierres dont sont faites les maisons gardent toujours leurs propriétés naturelles. Mais cette discussion sans fin serait dépourvue de sens si elle ne révélait chez Hannah Arendt la persistance d'un préjugé vitaliste qu'elle reprend, sans jamais s'interroger à son sujet, dans l'ontologie aristotélicienne. Ce qui est naturel, pour Hannah Arendt, c'est ce qui appartient " au monde de la génération et de la corruption ", ce qui croit, vit et meurt, ce qui est proprement de l'ordre de la physis au sens grec, à quoi s'oppose la matière brute inanimée, qui doit être informée par la main de l'homme.
Sans quitter le domaine de l'industrie, il faut aussi remarquer, avec H. Arendt, que les robots et les machines automatiques, bien qu'ils servent le travail, sont cependant des produits de l'œuvre. Mais cette remarque est incohérente avec le reste de l'argumentation de Arendt, puisque les robots sont également produits de manière industrielle par les dispositifs automatisés. En outre, l'automatisation et le développement des robots contiennent, en puissance - même si ce n'est pas ce qui se passe effectivement, en raison des rapports sociaux qui séparent le producteur des moyens de production - une véritable révolution qui peut réduire massivement le travail au sens de Arendt pour faire place à nouveau à l'œuvre. La machine automatique moderne, et non les automatismes frustres qui marquent la grande industrie tayloriste, élimine la pure dépense de peine sans commencement ni fin pour dégager la place à l'activité de planification et de pilotage ou de commande, c'est-à-dire à l'activité orientée en vue d'une fin consciente. Qu'il s'agisse d'une activité ne demandant plus une habileté manuelle précise mais une connaissance technique élevée ne change rien à cette évolution, bien au contraire.
En ce qui concerne le second point, il est parfaitement clair que, pour partie, les raisons que Hannah Arendt avance à l'appui de sa thèse concernent non pas le machinisme et l'automatisation en général mais le machinisme et l'automatisation dans le mode de production capitaliste. Ainsi la confusion des fins et des moyens dans le processus de production n'existe que pour l'ouvrier transformé en serviteur de la machine ; l'entrepreneur capitaliste, au contraire, sait très bien que le processus de production a pour fin la production d'objets qu'il faudra vendre. Évidemment, ces objets sont à leur tour, pour le capitaliste, des marchandises et ils ne sont donc que des moyens d'accumuler du capital en réalisant la plus-value, mais, dès qu'on est entré dans la production marchande, il en va déjà ainsi. Car, à moins de sombrer dans un mystique obscurantiste du travail manuel, le fait de passer des outils anciens du forgeron aux machines à usiner automatiques, par exemple les machines-outils à commande numérique, n'est pas une transformation de la situation ontologique. La véritable transformation est d'ordre social : elle est celle qui a transformé le travailleur indépendant possesseur de ses moyens de production et donc maître de l'ensemble du processus de fabrication en un prolétaire moderne contraint de se vendre pour vivre. Ce n'est pas la machine qui empêche l'ouvrier de maîtriser l'ensemble du processus de fabrication, ce sont les rapports sociaux de production. Bien sûr, les moyens techniques du travail ne sont pas indifférents, et ce n'est pas par hasard si Marx répète que le machinisme est la forme adéquate du capital fixe. Mais l'étude des développements à l'intérieur du mode de production capitaliste ne doit pas conduire à escamoter ce premier changement décisif qu'a été l'expropriation du travailleur individuel au profit du capitaliste.

Une société de consommation ?

L'élimination de toute référence aux structures sociales conduit H. Arendt à passer de la critique du travail à la critique de la société de consommation. Si le monde moderne a réduit l'homme d'action et l'homme de métier au travailleur, l'animal laborans, c'est la destruction même du monde qui se profile à l'horizon, à travers le développement d'une société de consommation. Pour H. Arendt, en effet, " les loisirs de l'animal laborans ne sont consacrés qu'à la consommation, et, plus on lui laisse de temps, plus ses appétits deviennent exigeants, insatiables. " C'est pourquoi existe " la menace qu'éventuellement aucun objet du monde ne sera à l'abri de la consommation, de l'anéantissement par la consommation. " D'où provient cette menace ? La réponse de Arendt est d'une clarté terrifiante : " La désagréable vérité, c'est que la victoire que le monde moderne a remportée sur la nécessité est due à l'émancipation du travail, c'est-à-dire au fait que l'animal laborans a eu le droit d'occuper le domaine public " . Le caractère réactionnaire de ces propos saute aux yeux. Bien sûr, la société moderne n'est pas une société de consommation, elle reste une société dans laquelle la production tend toujours à se développer pour une consommation solvable beaucoup trop étroite : le développement d'une nouvelle misère dans les pays capitalistes les plus riches apporte un démenti cinglant aux thèses de Arendt. Sans parler de la misère endémique qui frappe des centaines de millions de personnes dans les pays les moins développés.
Quand H. Arendt parle de l'émancipation du travail comme si c'était un fait accompli, la confusion atteint un niveau supplémentaire. Ce qu'elle appelle " émancipation du travail " , c'est le fait que les préoccupations économiques ont envahi le domaine public, autrement dit que le mode de production capitaliste a intégralement soumis à ses besoins la sphère du politique et encadré toute action dans les limites que fixent les besoins de la reproduction du capital. Mais, précisément, la domination des préoccupations économiques est la domination des préoccupations concernant la circulation, et non la domination des préoccupations concernant la production. La circulation, en effet, semble avoir conquis une indépendance à peu près complète, alors même que la production disparaît de l'horizon des économistes - par exemple dans le passage de l'économie politique classique aux théories marginalistes et aux diverses écoles néoclassiques. Autrement dit, H. Arendt parle d'émancipation du travail là où s'effectue en réalité un processus qui tend à effacer la question même de l'émancipation du travail.
Encore une fois, l'élimination de toute analyse des rapports sociaux conduit H. Arendt à transformer l'apparence immédiate en réalité métaphysique. La pensée de Hannah Arendt n'a sans doute pas grand chose à voir avec la critique réactionnaire du mode de production capitaliste et pourtant, par la logique même de son analyse du travail, elle les rejoint dans une apologie de l'artisanat ancien, la dénonciation de la vie moderne et de la consommation, presque prête à entonner la ritournelle connue sur le " matérialisme sordide des masses ". On devrait pourtant rappeler que la recherche du bien-être matériel et l'amélioration du confort de la vie quotidienne est reconnu comme une préoccupation légitime par toute la tradition philosophique, ancienne aussi bien que moderne, que seule est condamnée la passion de l'argent pour lui-même, ce que Aristote appelle " chrématistique ". En outre, le développement de la " civilisation matérielle " va de pair avec le développement de la culture : le livre de poche ou le disque sont sans doute des produits typiques de la " société de consommation " qui n'ont pas la durabilité du livre de jadis et qui " profanent " l'œuvre d'art, au sens où on la concevait autrefois, mais le premier à commencer cette entreprise de profanation fut Martin Luther qui utilisa l'imprimerie et la Bible en langue vulgaire pour propager la révolution dans la chrétienté.
Au total, l'œuvre de Hannah Arendt se révèle contradictoire. Il y a une volonté d'introduire des distinctions conceptuelles précises, de redonner vie à la tradition philosophique pour comprendre le monde moderne. Il y a aussi la défense vigoureuse du sens de la vie publique et de l'action, c'est-à-dire de ce rapport direct entre les hommes qui ne se réduit pas aux rapports de production et d'échanges ; mais ces vues pénétrantes, qui constituent le point de départ d'une critique virulente de la condition de l'homme dans le mode de production capitaliste se combinent avec une incompréhension de la réalité concrète, l'hypostase de quelques traits de la réalité, transformés en absolus métaphysiques, et le refus de relier ces constatations à une analyse sérieuse des relations sociales dissimulées sous ces apparences - refus justifié indirectement, dans la dernière partie de La condition de l'homme moderne, par la critique des sciences sociales.
Si le travail de H. Arendt est important, ce n'est pas seulement par sa valeur intrinsèque ; c'est aussi et surtout parce qu'il démontre de manière presque chimiquement pure comment la critique du travail en général, considéré de manière abstraite et indépendante des rapports sociaux conduit dans une impasse au bout de laquelle il ne reste plus qu'à s'emporter contre l'avidité des masses qui engloutissent tout et engloutissent le monde, et à prôner un retour à la frugalité antique, les savants et philosophes ayant déterminé eux-mêmes que nous avions trop de tout et que nos besoins doivent désormais être limités. Retour du refoulé de la morale chrétienne, entre autres, ces positions se retrouvent très souvent dans les utopies contemporaines, y compris les utopies écologistes. Et comme cette volonté de limiter a priori les besoins et la consommation contredit en son fonds la conception moderne de la liberté, face à l'utopie, le libéralisme apparaît comme le libérateur, le défenseur des conquêtes de la modernité.

Pour une contre-histoire du libéralisme

Une interview de Domenico Losurdo

Domenico Losurdo : Controstoria del liberalismo
Éditeur: Laterza, Biblioteca Universale Laterza. 384 pages

Interview publiée par www.filosofia.it

Votre livre, « Controstoria del liberalismo » révèle que de nombreux pères fondateurs de la pensée libérale admettaient dans leurs écrits l’esclavage. Et aussi qu’ils s’en servaient. Il s’agit d’aspects peu connus de la littérature libérale et cependant très bien attestés. Mais pourquoi cette révélation constituerait-elle un motif d’embarras pour la pensée libérale jusqu’à en représenter une « contre-histoire » ? Ça l’est certainement si on fait référence à une histoire apologétique. Mais en un sens plus profond, plus lié à la réalité, pourquoi les thèses soutenues par certains penseurs libéraux atteindraient-elles le libéralisme en tant que tel ? En quel sens votre ouvrage est-il une contre-histoire du libéralisme et non une contre-histoire de la biographie intellectuelle de certains penseurs libéraux ?
DL : Il ne s’agit pas de « biographie intellectuelle ». On peut, si on le veut, considérer comme une affaire privée, privée de pertinence philosophique, l’implication de Locke dans la traite des esclaves noirs. Mais qui s’intéresse à interpréter correctement la pensée du père du libéralisme ne peut ignorer la thèse qu’il énonce dans le second Traité du gouvernement, selon laquelle il y a des hommes « par la loi de nature sujets à la domination absolue et au pouvoir inconditionné de leurs maîtres.[1] » Et dans un autre texte classique de la tradition libérale (On liberty, de John Stuart Mill), nous pouvons lire la thèse selon laquelle « le despotisme est une forme légitime de gouvernement quand on a affaire à des barbares », à une « race » qu’il faut considérer comme « mineure », partant tenue à « l’obéissance absolue » dans les rapports avec ses seigneurs. Et c’est De la démocratie en Amérique qui affirme que l’Amérique était, par décret de la « Providence » un « berceau vide » en attente de la « grande nation », destinée à exterminer les habitants originaires ! On ne peut pas non plus assimiler à une affaire privée l’opposition qui traverse en profondeur la constitution des États-Unis entre « personnes libres » (les blancs) et le « reste de la population » (les esclaves noirs) ; en tout cas, n’étaient pas de cet avis les abolitionnistes qui brûlaient publiquement une constitution qu’ils étiquetaient comme « un accord avec l’Enfer » ou « pacte avec la mort ». Enfin, la configuration réelle de la société modelée et célébrée par eux va bien au-delà de la « biographie intellectuelle » des hommes d’État et des théoriciens libéraux : pendant trente-deux des trente-six premières années de la vie des États-Unis, le poste de président a été occupée par un propriétaire d’esclaves. Il ne s’agit pas non plus d’affaires éloignées dans le temps. Pour citer un éminent historien états-unien (Fredrickson), « les efforts pour préserver la “pureté de la race” dans le sud des États-Unis anticipent certains aspects de la persécution déchaînée par le régime nazi contre les Juifs dans les années trente du vingtième siècle ; ou plutôt « la définition nazie du juif ne fut jamais aussi rigide que la norme définie comme « the one drop rule », prévalant dans la classification des noirs dans les lois sur la pureté de la race dans le sud des États-Unis.
Aujourd’hui, jusque dans la grande presse d’information, on commence à parler des « crimes du libéralisme appliqué » (Ernesto Ferrero dans La Stampa du 13 janvier). Il s’agit déjà d’une formation réductrice pour le fait que « la domination absolue », le « pouvoir inconditionné », le « despotisme », l’« obéissance absolue », le racisme (pour le dire avec Disraeli, la race est « la clé de l’histoire », « tout est race et il n’y a pas d’autre vérité » et la « grandeur » d’une race « résulte de son organisation physique ») trouvent leur consécration déjà au niveau théorique. Le « libéralisme appliqué » va donc bien au-delà de la « biographie intellectuelle ». Qui s’obstine à mettre de côté les terribles clauses d’exclusion présentes dans les sociétés libérales et souvent explicitement théorisées par les classiques de la tradition libérale est en effet un adepte non de l’historiographie profane mais plutôt de l’hagiographie.
2) Vous excluez qu’il puisse s’agir d’une circonstance privée, privée de pertinence philosophique, le fait que Locke admette l’esclavage. Mais où est la pertinence philosophique ? Pour ne pas rester dans la négation, nous devrons au nœud du libéralisme entendu comme doctrine politique. La thèse peut être renversée, être retournée, non plus de Locke vers le libéralisme, mais du libéralisme vers Locke et vers sa position favorable à l’esclavage. Et alors devrez-vous démontrer que le libéralisme conduit – pour des raisons qui qualifient le libéralisme – à des positions comme celle de Locke sur l’esclavage ? Ceci pour exclure que Locke ne soit pas en contradiction avec le libéralisme. Les philosophes, mais pas seulement les philosophes, ne peuvent pas toujours être interprétés comme cohérents avec les doctrines que pourtant ils ont conçues. Et nous ne parlons pas des présidents, des politiques. Il suffit de penser à notre président du conseil qui s’autodéfinit comme libéral (et qui n’a rien de libéral). En somme, Locke (un exemple pour tous les autres) est-il en contradiction avec le libéralisme ou au contraire est-il parfaitement libéral quand il soutient l’esclavage ? La chose paradoxale est que votre contre-histoire du libéralisme pourrait être prise pour l’œuvre d’un libéral : une critique adressée au prêtre au nom de l’Évangile. Ou au contraire une critique de l’Évangile ? Vous intitulez le chapitre IV ainsi : « L’Angleterre et les États-unis des xviiie et xixe siècles étaient-ils libéraux ? » Et un peu plus en avant, en concluant la description de sociétés dans lesquelles l’esclavage occupe une grande place, vous y revenez en vous demandant : « Et alors comment définir le régime politique des sociétés que nous sommes en train d’analyser ? Sommes nous en présence d’une société libérale ? (p.103) Voilà, je vous retourne la même question. Sont-elles des sociétés libérales, celles qui pratiquent l’esclavage ? Est-il libéral, le Locke esclavagiste ? Et l’autre Locke, qu’est-il ?
DL : Les persécutions auxquelles a procédé l’Église constantinienne pour se construire sont-elles une « dégénérescence » du christianisme ? Sont-ils une « dégénérescence » de la Réforme (et du principe de la liberté du chrétien, solennellement affirmé par Luther) les régimes qui ensuite se sont affirmés sur le terrain du protestantisme ? En procédant sur cette ligne, Cromwell est une « dégénéré » par rapport aux protagonistes de la révolution puritaine, la terreur jacobine est une « dégénérescence » des idées de 1789, tout comme le régime instauré par Staline (et avant lui par Lénine) est une « dégénérescence » des idéaux d’émancipation de la révolution d’octobre et du marxisme. L’actuel fondamentalisme islamique est une « dégénérescence » relativement au Coran et à la doctrine de Mahomet ? en cohérence avec cette formulation, on peut si on veut considérer comme une dégénérescence du « libéralisme » l’esclavage et l’anéantissement des peuples coloniaux effectués par l’Occident libéral. Résultat : l’histoire réelle et profane disparaît pour être remplacée par l’histoire de la catastrophique et mystérieuse « dégénérescence » de doctrines a priori élevées dans l’empire de la pureté et de la sainteté. Dans l’analyse d’un mouvement historique quelconque, je préfère m’en tenir à l’histoire réelle et profane (avec ses tensions théoriques et politiques, ses conflits, ses contradictions et ses retournements). Comme mon livre le clarifie, tant sur le plan théorique que sur celui de la pratique politico-sociale, le libéralisme a surgi comme célébration non de la liberté universelle, mais d’une communauté bien déterminée d’individus libres. En ce sens les clauses d’exclusion (aux dépens des peuples coloniaux, des domestiques des métropoles, etc.) sont constitutives de ce mouvement idéologique et politique. Elles ont été surmontées, dans la mesure où elles l’ont été, non par un processus endogène spontané, mais, en premier lieu, sur la vague du défi représenté par les gigantesques luttes d’émancipation et pour la reconnaissance, développées par les exclus.
Si on assume le terme « libéralisme » au sens (idéologique) cher à Constant et à Berlin, comme l’affirmation pour tous, d’une sphère inviolable de liberté « moderne » ou « négative » pour tous, il est clair qu’on ne peut pas définir comme libéraux les États-Unis et l’Angleterre des 18e et 19e siècles : de la liberté « moderne » ou « négative » étaient clairement exclus les Peaux-Rouges condamnés à l’expropriation et à la déportation, les esclaves, les Noirs libres en théorie (encore en plein 20e siècle soumis à une violence terroriste), les esclaves blancs arbitrairement enfermés dans des maisons de travail, etc. ; subissait de pesantes limitations même la liberté « moderne » ou « négative » des propriétaires d’esclaves ou de la classe dominante en général qui, encore au milieu du 20e siècle était tenue de respecter l’interdit de « miscegenation », l’interdit des rapports sexuels et matrimoniaux interraciaux. Si, à l’inverse, on entend par libéralisme l’autocélébration et l’auto-affirmation de la communauté des individus libres avec tous les coûts politiques et sociaux que cela comporte, il est clair que les États-Unis et l’Angleterre des 18e et 19e siècles étaient des sociétés libérales à tous égards.
3) Si le christianisme n’était pas la religion du Dieu incarné il ne serait pas le christianisme mais autre chose. Vice-versa, on peut soutenir que les persécutions font partie du monothéisme ou le contraire ; mais ceci n’entache pas la réalité du monothéisme. Mais si le prétendu monothéisme est dans la réalité un polythéisme, alors les choses changent. Le libéralisme prévoit les libertés individuelles, la liberté de la presse, de parole, etc.. Si ce n’est pas tout cela ou si c’est cela pour une partie seulement des individus et non pour les autres, alors que montrons-nous effectivement sinon que le libéralisme a le tort de ne pas être libéral ? Si le libéralisme, historiquement déterminé, entend la liberté seulement comme un bien pour un groupe restreint de personnes, comme vous le soutenez dans votre livre, vous retombez toujours sur le problème de départ : ne critiquons-nous pas cette exclusion de la liberté sur la base du libéralisme ?
Du reste, à ce propos, vous affirmez que le changement vers des formes plus justes, bien loin d’être endogène a été contraint de l’extérieur. Deux questions : 1) il n’est pas été endogène et ne pouvait-il pas l’être ? et 2) vous prenez une position différente pour le libéralisme français, pourquoi ?
DL : Il me semble inutile de revenir sur des points que je crois avoir clarifiés. J’ajoute seulement ceci :
a) Au contraire de Marx et du marxisme qui se sont souvent abandonnés à l’utopie abstraite de la disparition complète du pouvoir et des rapports de pouvoir en tant que tels, le libéralisme a eu le mérite théorique et historique de s’être concentré sur le problème de la limitation du pouvoir, même si c’est avec le regard fixé sur une communauté restreinte d’hommes libres.
b) Les grands propriétaires, en brisant les liens de l’Ancien régime et du despotisme monarchique, en même temps que l’autogouvernement et la « rule of law » pour la communauté des hommes libres, ont conquis le plein contrôle sur ceux qu’ils asservissent et sur leurs esclaves. Et ainsi la limitation du pouvoir dans le cadre de la communauté des individus libres se trouve strictement intriquée avec la dilation ultérieure du pouvoir au dépens en premier lieu des esclaves (qui subissent alors une réification sans précédent) et des populations coloniales (alors plus que jamais condamnées à la déportation et à l’anéantissement). Ce n’est pas par hasard que dans cette période commence à émerger le racisme biologique. Parler d’endogenèse ou d’une possible endogenèse de la liberté et de l’émancipation, c’est travestir la réalité.
c) Il n’est pas exact que je m’exprime plus favorablement sur le libéralisme français : il suffit de penser au jugement que j’ai formulé sur Tocqueville. Mon livre distingue non pas tant libéralisme anglo-américain et libéralisme français que libéralisme et radicalisme. Tocqueville parle tranquillement de « la démocratie en Amérique », nonobstant que le pays qu’il a visité avait comme président Andrew Jackson, propriétaire d’esclaves et protagoniste de la déportation systématique des Cherokees (un quart d’entre eux est mort déjà pendant le voyage). À la même époque, il y a eu une autre personnalité française importante qui a visité la république nord-américaine, Victor Schoelcher, qui est arrivé à une conclusion bien différente et même opposée : il qualifie les dirigeants états-uniens comme les « patrons les plus féroces de la terre », responsables d’un « des spectacles les plus ravageurs que le monde ait jamais offert. » (p.145) Cette analyse aussi est unilatérale, elle ne tient pas compte des processus réels de la démocratie qui se développent à l’intérieur de la communauté restreinte des individus libres. Voilà pourquoi dans mon livre j’ai préféré m’appuyer sur la catégorie de « Herrenvolk democracy », de « démocratie du peuple des seigneurs », suggérée par certains éminents chercheurs états-uniens : la limitation du pouvoir dans le cadre de la communauté des hommes libres va de pair avec l’imposition d’un pouvoir absolu aux dépens des exclus ; le gouvernement des lois dans le cadre du peuple des seigneurs va de pair avec le développement de l’esclavage des noirs et l’anéantissement des Peaux-Rouges. Il convient donc de tenir fermement une distinction. Dans la formulation de son jugement sur les USA, Tocqueville fait abstraction du sort réservé aux Peaux-Rouges et aux Noirs, il se concentre seulement sur la communauté des hommes libres, il est un libéral. Pas comme Schoelcher, un radical, qui, ce n’est pas un hasard, jouera un rôle important avec la révolution de février 1848 dans l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises. Tocqueville fait preuve d’un grand mépris à l’endroit de la grande révolution des esclaves noirs de Saint-Domingue, dirigée par Toussaint Louverture ; Schoelcher en parle au contraire avec admiration. Et Saint-Domingue-Haïti, premier pays à avoir aboli l’esclavage sur le continent américain devient la cible de la haine implacable des USA et de Jefferson, lequel énonce explicitement la proposition de réduire à la mort par inanition les noirs de Saint-Domingue-Haïti coupables de s’être libérés et d’inciter au scandale les esclaves qui vivaient dans la république nord-américaine.
d) Le radicalisme connaît une plus ample diffusion dans la France qui pendant la guerre de Sept Ans subit la perte d’une bonne partie de son empire colonial. Mais le radicalisme n’est pas non plus absent des États-Unis. On en trouve une expression dans les abolitionnistes chrétiens, lesquels brûlaient sur la place publique la constitution américaine qu’ils caractérisaient comme un « pacte avec l’enfer » en raison du fait qu’elle contenait la consécration de l’institution de l’esclavage.
4) Alors il est nécessaire d’entre plus dans le mérite théorique que dans les difficultés du libéralisme. Ou, dans ce cas, dans le mérite de sa méthode de recherche : le « cas » ici est donné par la possibilité que vous comprenez la théorie libérale comme une espèce de formulation idéologique d’un substrat d’intérêts bien différents. En somme, la « onscience active » qui génère une idéologie autolégitimante.
DL : La divergence entre la signification objective d’un mouvement politico-social et la conscience subjective de ses protagonistes et acteurs est un phénomène de caractère général. Une telle divergence assume suivant les situations des modalités et des significations différentes, mais on ne peut jamais ignorer qu’il s’agit d’analyser le libéralisme, le fascisme ou le communisme. Pour ce qui concerne le libéralisme, on pense à Tocqueville. Par un côté, il célèbre l’Amérique comme le pays dans lequel est vigueur la démocratie, « vive, active, triomphante » et dans lequel « chaque individu jouit d’une indépendance plus entière, d’une liberté plus grande que dans aucun autre temps ou aucun autre pays sur terre ». Mais d’un autre côté, il décrit sans embellissement les horreurs de l’esclavage et de la violence raciste contre les noirs et les Peaux-Rouges. Et cependant leur sort ne vient en rien modifier le jugement politique, le jugement exprimé à partir de l’analyse de la sphère politique proprement dite, de laquelle il semble que doivent êtres exclues les conditions civiles et politiques, outre que matérielles, des « races » autres que la blanche. Sans équivoque en résulte la déclaration programmatique que le libéral français fait en ouverture du chapitre consacré au problème des « trois races qui habitent le territoire des États-Unis » : « la tâche principale que je m’étais donnée est maintenant accomplie ; j’ai montré, au moins autant que cela m’a été possible, quelles sont les lois de la démocratie américaine, j’ai fait connaître quelles sont ses mœurs. Je pourrais m’arrêter là. » C’est seulement pour éviter une possible déception du lecteur qu’il parle des rapports entre les trois « races » : « ces arguments qui touchent mon sujet n’en font pas partie intégrante ; ils se réfèrent à l’Amérique et non à la démocratie, et j’ai voulu avant tout faire le portrait de la démocratie. » La démocratie peut être définie et la liberté peut être célébrée en concentrant l’attention exclusivement sur la communauté blanche, sur la communauté des individus libres proprement dite. Et toutefois, il n’est pas difficile de percevoir l’embarras et le malaise. Historiquement, le libéralisme nous met en présence de groupes sociaux et ethniques qui s’auto-représentent comme la communauté des individus libres et qui, véritablement en vertu de cette orgueilleuse auto-conscience, sous la pression aussi des luttes des exclus, finissent par percevoir ou par faire mûrir un sentiment de malaise, plus ou moins accentués, face à des institutions et des rapports politiques et sociaux en nette contradiction avec leur profession de foi dans la liberté.
5) À ce point nous passons à la question plus contemporaine du libéralisme …
DL : Il ne fait pas de doute que les sociétés libérales présentent aujourd’hui un visage bien différent par rapport à celles du passé. Elles ont su répondre au défi lancé, d’un moment à l’autre, par les exclus, les asservis de la métropole et les esclaves ou demi esclaves des colonies ou en venant. En même temps la théorisation de la limitation du pouvoir, la souplesse constitue l’autre grand mérite historique du libéralisme. Tout cela doit être reconnu sans réserve, mais sans s’abandonner au lieu commun aujourd’hui dominant, qui raconte la fable d’une processus spontané d’autocorrection. On pense à la manière dont ont été surmontées les trois grandes clauses d’exclusion (censitaire, raciale et de genre), qui ont longtemps caractérisé la tradition libérale. L’abolition de l’esclavage dans la vague de la guerre de Sécession a coûté aux États-Unis plus de victimes que les deux conflits mondiaux mis ensemble. Pour ce qui concerne le monopole des propriétaires sur les droits politiques, c’est le cycle révolutionnaire français qui donné la contribution décisive à son abandon. Enfin, dans de grands pays comme la Russie, l’Allemagne, les États-Unis, l’accès des femmes aux droits politiques a comme fond les bouleversements de la guerre et de la révolution des débuts du xxe siècle. Le processus d’émancipation a très souvent une poussée complètement extérieure au monde libéral. On ne peut comprendre l’abolition de l’esclavage dans les colonies anglaises sans la révolution noire de Saint-Domingue regardée avec horreur et souvent combattue par le monde libéral dans son ensemble. Environ trente ans après, l’institution de l’esclave est abandonnée même aux États-Unis ; mais nous savons que les abolitionnistes les plus fervents sont accusés par leurs adversaires d’être influencés ou d’avoir subi la contagion des idées françaises et jacobines. À la brève expérience de démocracie multi-raciale, fait suite une longue phase de « dés-émancipation » sous le signe d’une suprématie blanche terroriste. Quand intervient le moment de basculement ? En décembre 1952, le ministre états-unien de la justice envoie à la Cour Suprême, occupée à discuter la question de l’intégration dans les écoles publiques, une lettre éloquente : « la discrimination raciale apporte de l’eau au moulin de la propagande communiste et suscite des doutes parmi les nations amies sur l’intensité de notre dévotion à la foi démocratique. » Washington – observe l’historien américain qui reconstruit cette affaire – courait le danger de s’aliéner les « races de couleur » non seulement en Orient et dans le Tiers-Monde mais aussi au cœur même des États-Unis ; même là, la propagande communiste remportait un succès considérable dans sa tentative de gagner les noirs à la « cause révolutionnaire » en faisant s’écrouler en eux la « foi dans les institutions américaines ». À bien regarder, ce qui en premier a mis en crise l’esclavage et ensuite le régime terroriste de la suprématie blanche, ce sont respectivement la révolte de Saint-Domingue et la révolution d’Octobre.  L’affirmation d’un principe essentiel sinon du libéralisme, mais tout de même de la démocratie libérale (dans le sens actuel de ce terme), ne peut être pensée sans la contribution décisive des deux chapitres de l’histoire majoritairement haïs par la culture libérale de ce temps. Enfin, il est nécessaire de reconnaître que, encore de nos jours, la logique qui sous-tend la « démocratie du peuple des seigneurs » est bien loin d’avoir disparu. Pour prendre un seul exemple : nous pouvons bien admirer les garanties juridiques et le gouvernement de la loi aux États-Unis, mais qu’en est-il de tout cela pour les détenus de Guantanamo ou d’Abu Ghraib ? Et le principe de la limitation du pouvoir, qu’il est le mérite du libéralisme de l’avoir affirmé, joue-t-il un rôle réel dans le rapport que l’Occident et les États-Unis instituent avec le reste du monde ?
6) Les différents recenseurs vous ont adressé des critiques spécifiques. Que leur répondez-vous ?
Les réactions polémiques à ma Contre-histoire du libéralisme n’ont jamais mis en discussion la justesse de la reconstruction historique. Les critiques sont toutes de caractère théorique. La première fait appel à « l’historicisme » : même s’il a hérité des vices anciens, le libéralisme les aurait ensuite spontanément surmontés. En réalité, c’est véritablement avec la modernité libérale que le processus de déshumanisation des esclaves atteint son sommet : l’esclavage ancillaire cède la place à l’esclavage-marchandise sur une base raciale, et cela trouve sa consécration dans la Constitution américaine ; émerge le premier État raciste qui continue à subsister même après l’abolition formelle de l’esclavage. Entre la fin du 19e et les premières décennies du 20e siècle sévit aux États-Unis un régime de « white supremacy » (ségrégation à tous les niveaux, interdiction des rapports sexuels et matrimoniaux interraciaux, lynchages des noirs qui deviennent des spectacles de masse, etc.) qui ne trouve pas de parallèle dans les pays d’Amérique Latine. À la base de la seconde critique, se trouve l’idée que les « crimes du libéralisme appliqué » (E. Ferrero, dans « la Stampa » du 13 janvier) n’entacheraient pas la noblesse de la théorie. C’est une stratégie argumentative qui n’a aucune crédibilité : comme nous l’avons vu, les clauses d’exclusion sont explicitement théorisées dans les textes classiques des auteurs de tout premier plan de la tradition libérale. Une telle stratégie pourrait être valable aussi pour le « socialisme réel », mais dans ce cas mes critiques, avec une rare cohérence, préfèrent procéder d’une manière toute différente. Enfin la troisième critique (Nadia Urbinati dans Reset) : sur les traces de Karl Marx et de son pathos égalitaire, le soussigné aurait oublié qu’au centre du libéralisme, il y a la défense de la liberté de l’individu. En réalité, en prenant explicitement ses distances par rapport à Marx et encore plus par rapport au « marxisme » vulgaire, mon livre se mesure au libéralisme à partir précisément du thème de la liberté de l’individu. N’étaient pas « individus » les Indiens que Washington assimilait à des « bêtes sauvages de la forêt », et ne l’étaient pas les noirs destinés à être esclaves et à être échangés comme des marchandises. N’étaient pas non plus des individus les travailleurs salariés des métropoles considérés et traités comme des « instruments vocaux » (Burke) ou des « machines bipèdes » (Sieyès). Et ces non-individus étaient exclus de la jouissance non seulement des droits politiques mais aussi des droits civils. Immédiatement évident pour les noirs et pour les Peaux-Rouges, ceci vaut aussi pour les asservis des métropoles, enfermés en tant que « vagabonds » dans cette sorte de camp de concentration que sont les « maisons de travail » (workhouses) et par centaine ou par millier quotidiennement pendus pour des bagatelles, selon l’observation de Mandeville, lequel pourtant, au nom du salut de la nation, exige la condamnation à mort même des suspects. Le libéralisme est ainsi peu synonyme de défense de la liberté de l’individu que celle-ci finit par être pesamment limitée jusque pour les membres de la classe dominante : encore au milieu du 20e siècle, une trentaine d’États de l’Union interdisaient par la loi les rapports sexuels et matrimoniaux interraciaux ; le pouvoir politique intervenait même dans la chambre à coucher ! D’autre part, à la fin du 19e siècle, deux auteurs aussi différents entre eux que Nietzsche et Oscar Wilde, avec un jugement de valeur négatif ou positif, considéraient le socialisme comme un mouvement « individualiste » en tant qu’il était engagé dans la lutte pour la reconnaissance de la dignité d’individu, même aux soi-disant instruments de travail, exclus de la théorie et de la pratique libérale. Il sera nécessaire d’attendre encore quelque décennies, c’est-à-dire Lénine et la révolution d’Octobre pour qu’une telle dignité soit aussi reconnue aux peuples coloniaux. Naturellement, il est plus facile de s’en tenir au manichéisme aujourd’hui dominant. Le résultat est pourtant sous les yeux de tous : le libéralisme perd son élément de grandeur (l’affirmation même contradictoire de la nécessité de la limitation du pouvoir) pour devenir une idéologie de la guerre et de la domination planétaire. 
(traduit de l'italien)


[1] « Mais il y a une autre sorte de serviteurs, que nous appelons, d'un nom particulier, esclaves, et qui ayant été faits prisonniers dans une juste guerre, sont, selon le droit de la nature, sujets à la domination absolue et au pou­voir arbitraire de leurs maîtres. Ces gens-là ayant mérité de perdre la vie, à laquelle ils n'ont plus de droit par conséquent, non plus aussi qu'à leur liberté, ni à leurs biens, et se trouvant dans l'état d'esclavage, qui est incompatible avec la jouissance d'aucun bien propre, ils ne sauraient être considérés, en cet état, comme membres de la société civile dont la fin principale est de conserver et maintenir les biens propres. » (§85 – trad. Mazel. NdT)

jeudi 22 décembre 2005

Culture et travail

La culture est finalement un objet philosophique récent. Et des plus confus. Je ne vais pas reprendre tout ce qui a pu être dit sur le rapport culture/civilisation, par exemple sur les différences entre l’allemand et le français : la culture au sens restreint en français correspondrait plus à la Bildunget la civilisation à la Kultur ... ce qui n’a pas empêché qu’on retraduise Malaise dans la civilisation de Freud (Das Umweh in der Kultur) par le titre confus en français de Malaise dans la Culture. Pour laisser de côté cette discussion, j’invoquerai ici l’autorité de Freud définissant la culture humaine : « j’entends par là tout ce en quoi la vie humaine s’est élevée au-dessus de ses conditions animales et ce en quoi elle se différencie de la vie des bêtes, et je dédaigne de séparer culture et civilisation » (L’avenir d’une illusion, trad. Marie Bonaparte, PUF,1971, p.8)
Pour comprendre cet objet, on pourrait revenir à la distinction, introduite par les néokantiens et Dilthey, qui va délimiter des « sciences de la culture » par opposition aux sciences de la nature : voir sur ce point Dilthey, Rickert, Science de la culture et science de la nature, et Cassirer, Logique des sciences de la culture. Cela éclairerait certainement notre cause.
Je m’en tiendrais à une réflexion plus limitée. Quel rapport la culture entretient-elle avec le travail ? On peut opposer le travail dicté par le besoin naturel à la culture expression de l’esprit libre, en se situant ainsi dans une optique antique ou proche de Hannah Arendt (voir Condition de l’homme moderne et La crise de la culture). On peut, au contraire penser le travail du côté de la culture par opposition à la nature – ce qui correspondrait plutôt à une vision moderne, dont on trouvera des expressions chez Hegel, Marx ou encore chez Freud, dans la définition donnée plus haut. Cette discussion n’est pas purement théorique. Elle a des conséquences relativement importantes, d’une part pour la définition même du genre de productions ou d’activités qui appartiennent à la culture : une définition trop extensive nous conduirait à penser que tout est culture, qu’il y a une culture jeune, une culture technique, etc., dévalorisant ainsi la culture. D’autre part, pour suivre Hannah Arendt, ne pourrions-nous pas dire que, dans une société dominée par le travail, la culture n’a plus sa place, qu’elle a été engloutie par la consommation – qu’on songe, par exemple, à ce syntagme plutôt monstrueux, « la consommation de biens culturels » recensée par les économistes ? Nous voilà en fait devant une alternative : soit nous rejoignons les modernistes et le clan de ceux qui avilissent et détruisent la culture, parachevant l’oeuvre des ethnologues qui avaient déjà remplacé la culture par la pluralité des cultures ; soit nous sommes condamnés à revenir à la conception grecque classique de la culture, dûment reconstruite au préalable.
Je prendrai un fil directeur, celui que propose Hannah Arendt dans La crise de la culture, qui décrit la destruction de la culture par sa transformation en loisirs intégrés au cycle du travail. Je voudrais, au contraire, montrer que la culture, dans quelque sens qu’on prenne ce terme, est inséparable du travail qui en constitue à la fois la condition et l’effectivité. De ce point de vue, on verra que les oppositions établies par Arendt sont très largement factices, j’allais dire idéologiques. En vérité, ce n’est pas l’invasion du monde par le travail et la consommation qui engloutissent la culture mais bien la domination du fétiche argent et la perte de toute valeur du travail lui-même.

Travail et loisir

Si on réserve le mot de culture aux produits de l’activité de l’esprit (qu’il s’agisse des arts, des sciences, ou de la philosophie), elle semble s’opposer point par point au travail. Par rapport au travail qui, selon Hannah Arendt, exprimerait la condition naturelle de l’homme, soumis à la nécessité, s’épuisant dans une activité sans cesse à recommencer, la culture semble bien être du côté du loisir, évidemment au sens grec du terme de la σχολή (skholé), pris dans l’acception que lui donnent le plus souvent Platon et Aristote. La σχολή, on le sait, est à la fois le temps dont on dispose pour soi-même, donc pour prendre soin de soi et par relation de proximité, le temps de l’étude et de la méditation, car c’est seulement par ces moyens qu’on peut vraiment prendre soin de son âme. Se cultiver, c’est prendre soin de soi, c’est donc aussi se former, s’exercer, permettre que se forgent les vertus et que se développent toutes les potentialités dont on est porteur. Avoir du loisir, et se cultiver, c’est véritablement être un homme libre.
Par opposition, non seulement n’est pas libre celui qui doit consacrer sa vie à subvenir aux nécessités de la vie, celui dont le corps est un outil, en un mot l’esclave, « outil vivant » selon la définition d’Aristote, mais encore n’est même libre non plus celui dont l’activité intellectuelle est une activité mercenaire, celui qui tel le rhéteur ou le sophiste vend son savoir et reste toujours soumis à la presse, à l’écoulement de la clepsydre (voir le Gorgias) – il parle devant l’assemblée comme un travailleur moderne soumis au chronomètre du contremaître.
L’éducation des enfants et des jeunes gens, la paideia est évidemment orientée vers cette vie consacrée au loisir. Éducation physique, musique, poésie mais aussi philosophie, ce sont là des activités qui n’ont rien à voir avec le besoin. Même si elle se généralise à l’époque classique, la paideia reste profondément imprégnée des valeurs de l’Athènes aristocratique. On remarquera encore que l’estime généralement accordée à cette formation (Bildung) ne s’étend pas toujours à celui qui l’assure. Le maître d’école peut être un esclave ou quelqu’un qui est payé pour accomplir cette tâche. Pour parler le langage moderne, « l’élève est au centre » ! Et si les sophistes et autres maîtres de rhétorique peuvent être riches et célèbres, le mépris de Platon à leur endroit s’adresse autant à leur statut d’intellectuels salariés qu’à leur conception de la vérité.1
Je laisserai de côté le deuxième aspect de la formation de l’homme grec qui concerne la préparation à la vie publique sous tous ses aspects : former d’abord, des hommes courageux qui pourront acquérir la gloire sur les champs de bataille, former des citoyens aptes à prendre part à la vie publique et à assumer les magistratures auxquelles ils aspirent. On sait comment Platon fera la synthèse de ces deux dimensions de la formation, dans ses deux oeuvres majeures que sont La République et Les Lois.
Cette synthèse platonicienne, si, encore une fois, elle prolonge une tradition vivace de la Grèce classique, présente cependant quelques aspect nouveaux qui éclairent notre sujet. Car la culture ne consiste pas seulement à admirer les belles choses pour elles-mêmes ou à se perdre dans la vie contemplative. Le plan de formation platonicien vise l’ordre politique : établir une cité bien ordonnée et la gouverner en maintenant la paix et chacun à sa place ! Si on veut définir la culture comme ce qui est à soi-même sa propre fin, nous voilà bien ennuyés, car, si elle est en elle-même la vie bonne, la seule vie qui nous prépare véritablement à la mort, la recherche de la vérité a aussi une finalité extérieure, une finalité qui peut lui être supérieure, l’ordre politique. Autrement dit, la culture en son sens le plus élevé est conçue comme la formation de l’homme d’action, car la politique est bien d’abord action. Or l’action n’est pas un loisir. Elle n’est pas cette activité absolument libre où l’esprit peut sans souci baguenauder dans le monde des idées. Bien que la hiérarchie philosophique place la vie contemplative au-dessus de la vie active, c’est finalement, même chez Platon, la vie active qui a le dernier mot. Rappelons également que pour Aristote, si la recherche de la vie bonne est l’objet même de l’éthique, l’éthique elle-même n’est qu’une science subordonnée à cette science architectonique qu’est la politique (voir Éthique à Nicomaque).
Il y a là dans ces rapports complexes entre culture et politique, entre l’action et l’oeuvre, quelque chose que Hannah Arendt cherche à éclaircir sans véritablement y parvenir – tout simplement parce qu’il faudrait faire de l’histoire pour y voir clair et que Arendt a parfois la fâcheuse habitude de prendre quelques libertés avec cette discipline. Si bien qu’elle semble tenter de faire rentrer une réalité complexe dans le lit de Procuste d’une problématique philosophique construite a priori.
L’idéal de la culture humaniste se place clairement dans cette lignée. Il s’agit de former un homme au plein sens du terme, et non un travailleur. Un homme qui a le loisir de s’occuper aux choses de l’esprit. C’est d’ailleurs un des sens que prend le grand retour à l’Antiquité par quoi s’inaugure le monde moderne. Mais curieusement, c’est aussi le moment où cet idéal va commencer à basculer, quand la Réforme va s’en mêler, valorisant la vie active contre la vie contemplative.
Quoiqu’il en soit, c’est dans cette tradition classique qu’on va trouver l’idéal humaniste de la culture, indépendante des contingences de la vie ordinaire, entièrement consacrée à l’intelligence et à la beauté. Une culture noble, celle de l’homme qui a du loisir, qui s’oppose à l’ignoble, le vulgaire uniquement dirigé par le besoin naturel et dont le corps est l’instrument du labeur, de la peine.

La culture et la « société de masse »

Après l’âge d’or, voici l’âge de fer. Celui de la culture de masse ou encore du « tout culturel » qui caractérise notre époque et qui serait la destruction de tout culture authentique. Une destruction qui procéderait de la subversion de toute la hiérarchie classique des genres de vie par le travail.
Dans la Crise de la culture, Arendt cherche à analyser ce que signifie le surgissement de la « culture de masse ». La « culture de masse » exige d’abord une condition plus ancienne : l’existence d’une « société de masse ». La société de masse n’est pas autre chose que l’intégration de la grande masse des individus à la société. Ce qui est un peu énigmatique ici, au premier abord, c’est le sens que Arendt donne au terme « société ». Ce qu’elle appelle société, c’est « l’avènement du ménage, de ses activités, de ses problèmes, de ses procédés d’organisation » dans le domaine public. Disons-le autrement, c’est le triomphe de l’économique qui sort du foyer (oïkos) pour devenir progressivement le centre de la vie active. Or cet avènement du social implique le nivellement et l’intégration de gré ou de force de l’individu dans cette grande famille qu’est la « société ». Mais, jusqu’au XXe siècle, une très grande partie des individus est écartée de la société : les prolétaires et les exclus en tous genres. Ce qui explique d’ailleurs pourquoi un certain nombre d’individus pour échapper à la pression du conformisme ont rejoint les partis révolutionnaires. Hannah Arendt, qui écrit dans la fin des années 50 et le début des années 60, constate que désormais la masse est intégrée à la « société de consommateurs » (on dirait aussi « société de consommation ») et il faut souligner donc que le problème qu’elle pose dans la Crise de la culture n’est pas tant celui d’une perte de la tradition antique (de la paideia grecque par exemple) que celui des transformations sociales qui détruisent finalement l’individu. On pourrait ainsi rapprocher Arendt de l’école de Francfort, par exemple de Marcuse (L’homme unidimensionnel, Eros et civilisation) ou de Adorno et Horckheimer.
Si on veut comprendre ce qu’il advient de la culture dans la société de masse, il faut ce concentrer sur l’artiste, dit Arendt, « le dernier individu à demeurer dans une société de masse », car l’artiste est « le producteur authentique des objets que chaque civilisation laisse derrière elle comme la quintessence et témoignage durable de l’esprit qui l’anime. » L’artiste lui semble, de ce point de vue l’archétype de l’individu en opposition à la société. En opposition d’abord au « philistinisme », cet état d’esprit qui juge tout en fonction de l’utilité immédiate et des « valeurs matérielles ».
Mais il ne s’agit pas tant du mépris de l’homme d’affaires pour les futilités de l’art que la prétention de la société à monopoliser la « culture » pour ses propres fins. Si bien que l’art authentique se développe à partir du XVIIIe siècle comme une protestation contre cette « culture » des philistins. Bref contre tout ce qui fait de la culture un « bien » dont on peut se servir en vue d’occuper une position supérieure dans la société : « les valeurs culturelles subirent le traitement de toutes les autres valeurs, furent ce que les valeurs avaient toujours été: valeurs d’échanges. »
C’est là finalement une critique assez classique : la richesse de nos sociétés s’annoncent comme une immense accumulation de marchandises et tout naturellement les plus hautes productions de l’activité intellectuelle humaine sont réduites à des marchandises. On trouvera une critique assez proche chez ... les situationnistes et au premier chef dans la Société du spectacle de Guy Debord.
« Dans son secteur le plus avancé, le capitalisme concentré s'oriente vers la vente de blocs de temps «tout équipés», chacun d'eux constituant une seule marchandise unifiée, qui a intégré un certain nombre de marchandises diverses. C'est ainsi que peut apparaître, dans l'économie en expansion des «services» et des loisirs, la formule du paiement calculé «tout compris», pour l'habitat spectaculaire, les pseudo-déplacements collectifs des vacances, l'abonnement à la consommation culturelle, et la vente de la sociabilité elle-même en «conversations passionnantes» et «rencontres de personnalités». Cette sorte de marchandise spectaculaire, qui ne peut évidemment avoir cours qu'en fonction de la pénurie accrue des réalités correspondantes, figure aussi bien évidemment parmi les articles-pilotes de la modernisation des ventes, en étant payable à crédit. » (Société du spectacle, II, §152)
Ou encore, là où Hannah Arendt montre l’abandon dans lequel se trouve « l’homme de masse », Debord écrit :
« Mais le mouvement général de l'isolement, qui est la réalité de l'urbanisme, doit aussi contenir une réintégration contrôlée des travailleurs, selon les nécessités planifiables de la production et de la consommation. L'intégration au système doit ressaisir les individus en tant qu'individus isolés ensemble : les usines comme les maisons de la culture, les villages de vacances comme les «grands ensembles», sont spécialement organisés pour les fins de cette pseudo-collectivité qui accompagne aussi l'individu isolé dans la cellule familiale : l'emploi généralisé des récepteurs du message spectaculaire fait que son isolement se retrouve peuplé des images dominantes, images qui par cet isolement seulement acquièrent leur pleine puissance. » (op. cit. II, §172)
Nous voyons assez clairement que les thèmes sur lesquels s’organisent la critique de Hannan Arendt de la « culture de masse » ne renvoient peut-être pas tant à la classique nostalgie de l’âge de la culture qu’à un sentiment profond de la condition de l’homme moderne, dont va s’emparer la critique radicale, une des composantes de cette fameuse « pensée 68 » brocardée par un ancien ministre de l’Éducation Nationale.
Mais revenons au texte de Arendt. Elle traque le philistin jusqu’en ses derniers recours. Si la culture sert aux fins de la perfection personnelle, elle est encore instrumentalisée : regarder une toile en vue de sa perfection personnelle ne vaut pas mieux que s’en servir pour boucher un trou dans le mur ! Elle montre même que dans la critique de la culture de masse, il y a aussi une facile nostalgie pour un « âge d’or de la culture » réservée à la bonne société policée. On peut en déduire qu’un certain élitisme culturel, dédaigneux de la culture de masse appartient lui aussi à ce philistinisme.
La critique de la culture de masse doit donc être placée sur le bon terrain. Si la société d’hier utilise la culture, la société de masse ne veut pas de la culture mais des loisirs et des produits offerts par l’industrie des loisirs. Or les loisirs (à la différence du loisir grec) sont intégrés au processus vital ; ils ne sont pas du temps dont nous disposons pour la culture, mais un moyen de « passer le temps », de se divertir – un élément de la reconstitution de la force de travail, dirait Marx – et ils s’inscrivent ainsi « dans le cycle biologiquement conditionné du travail », comme le travail lui-même et le sommeil.
Certes, il ne devrait pas être plus difficile de résister à la culture de masse à la culture des philistins, ainsi que l’ont fait les artistes en lutte contre « l’esprit bourgeois ». Mais le problème, selon Arendt, tient au caractère global du processus. La société s’empare des objets culturels pour les rendre propres à la consommation. Et pour cela, elle doit les transformer. La culture de masse, ce n’est pas la diffusion à bon marché de livres classiques, puisque cela n’atteint pas la nature de ces objets ; c’est la transformation, notamment par les « mass media », des objets culturels en marchandises de pacotille : réécriture, digest, feuilletons « d’après », bref tous les procédés qui peuvent rendent « divertissantes » les oeuvres classiques. Un Ulysse en dessin animé est tellement plus divertissant que la lecture d’Homère ! Notre expérience de professeurs de philosophie nous donne une abondante matière pour illustrer les propositions de Hannah Arendt.
Ce qui caractérise les loisirs culturels, ce n’est pas tant qu’ils n’offrent qu’une « sous-culture » que le caractère périssable de leurs produits. Comme il s’agit de produits de consommation, ils portent sur une « date de fraîcheur ». Le produit de la culture de masse doit être englouti et oublié au plus vite pour permettre la consommation de produits plus frais. Le produit culturel est consommé et par là-même la culture. Il me semble que cette description que donne Arendt est difficilement contestable. Même cet art du XXe siècle par excellence qu’est le cinéma est devenu, sauf pour quelques rares cinéphiles, philistins ou véritables « honnêtes hommes », un non-art. La « culture cinématographique », celle que transmettaient les ciné-clubs, par exemple au sein de l’institution scolaire, a pratiquement disparu. La télévision passe de préférence des films récents. Et un film ancien est devenu un non-film. C’est pourquoi on fabrique du remake à la chaîne. L’avalanche des livres (plus de 550 titres nouveaux en librairie à la dernière rentrée) se révèle l’un des plus sûrs moyens de tuer la littérature. Enfin, l’internet donne un concentré de la « culture de masse ». Au-delà de quelques années, et parfois beaucoup moins, un texte écrit pour ce support n’existe plus: « Error 404. Not found! », voilà le destin de la production culturelle virtuelle.
On peut même aller un peu plus loin que H. Arendt. Elle décrit, au début de son essai, les artistes comme les meilleurs représentants de la révolte de l’individu contre la société et, face à la culture du philistin qui produit le kitsch, l’art dès la fin du XIXe siècle élève une véritable protestation révolutionnaire – qui d’ailleurs permet de comprendre pourquoi la critique « artiste » du monde bourgeois a si souvent rejoint, au cours du siècle précédent, la critique sociale du mode de production capitaliste (voir à ce sujet Boltansky/Capello, Le nouvel esprit du capitalisme). Les surréalistes, par exemple, défendaient l’oeuvre d’art comme expression de la subversion de l’ordre existant. Mais ils défendaient en même temps une conception de l’oeuvre finalement très classique. Il n’est pas certain qu’on puisse dire la même chose d’un art qui fait précisément de la destruction de la notion d’oeuvre son objectif premier, par exemple les « performances » en arts plastiques, les emballages de Cristo, etc.

Le diptyque travail/oeuvre

Il reste que la critique de Arendt n’est pas très satisfaisante. En définissant nos sociétés comme la « société de masse », elle fait l’impasse sur une analyse un tant soit peu précise de la structure sociale et de sa dynamique. En la caractérisant comme une « société de consommateurs », elle semble prendre l’apparence des choses – présentée dans la publicité – pour la réalité. Les théorisations de Arendt, sur ce plan, paraissent aujourd’hui très datées. Mais, à mon sens, les questions sont plus fondamentales.
Qu’est-ce qui ne va pas dans la critique de Arendt ? Une définition intemporelle et erronée du travail. Le travail est une catégorie éternelle définie une fois pour toutes à partir d’un postulat arbitraire – le concept de travail qu’elle prête aux Grecs. En réalité, le concept de travail chez Arendt constitue la clé de voûte de sa critique de la « société de masse » et de son analyse de la « crise de la culture ». Or ce concept n’a de sens que dans le diptyque qui l’oppose à l’oeuvre. Il reste quelque chose de la culture chez le philistin petit-bourgeois (ou grand bourgeois) parce que l’art y est encore une œuvre qui conserve quelque chose de la durabilité et de l’objectivité avant que la culture ne soit transformée en objet de consommation, engloutie par une société de consommateurs.
Quand elle distingue le travail et l’oeuvre, Hannah Arendt reconnaît que cette distinction peut paraître surprenante puisqu’elle n’est pratiquement jamais thématisée et n’apparaît véritablement que dans quelques formules non développées dans la tradition philosophique. Cette distinction qu’on peut trouver chez Aristote opposant l’artisan, celui qui œuvre avec le savoir-faire de ses mains et ceux qui « tels les esclaves et les animaux domestiques pourvoient avec leur corps aux besoins de la vie », ou chez Locke quand il sépare « le travail de nos corps » et « l’œuvre de nos mains ».
Alors que nous avons tendance aujourd’hui à subsumer sous le concept de travail toutes les activités qui ont trait aux besoins humains, à la production et à la reproduction des conditions de la vie, H. Arendt souligne qu’il y a là une division fondamentale, tellement fondamentale qu’elle est inscrite dans la trame même de nos langues. En effet, les langues indo-européennes distinguent toutes ces deux genres d’activité, les couples labor/opus en latin, ponia/ergon en grec, arbeiten/werken en allemand, labour/work en anglais attestent de l’importance et de l’ancienneté de la division entre travailler et œuvrer.
Le travail est l’activité qui correspond au processus biologique le plus fondamental. « La condition humaine du travail, c’est la vie elle-même » écrit Arendt. Mais c’est précisément pour cette raison que le travail ne peut en aucun cas représenter la valeur humaine la plus importante. Le travail n’est pas encore spécifiquement humain ou plus exactement il correspond à la naturalité de l’homme, qui est pour Arendt la non-humanité de l’homme. Ce qui caractérise le travail, c’est qu’il est une activité cyclique, une activité qui ne connaît jamais de fin, une activité épuisante, toujours à recommencer, parce que le besoin biologique revient de manière cyclique et parce qu’en permanence la nature menace d’envahir et de submerger le monde humain.
Arendt affirme que les Anciens ne méprisaient pas le travail parce qu’il était effectué par les esclaves. C’est plutôt à l’inverse qu’il faut comprendre les choses : c’est parce que travail était considéré comme quelque chose de méprisable que l’esclavage a été institué. Il fut en effet d’abord « une tentative pour éliminer des conditions de la vie le travail ». Du même coup, l’incompréhension de la théorie de la nature non humaine de l’esclave (animal laborans) telle qu’on la trouve chez Aristote, peut s’éclairer. Aristote ne niait pas que l’esclave fût capable d’être humain. « Il refusait de donner le nom d’hommes aux membres de l’espèce humaine qui étaient soumis à la nécessité ». Arendt, évidemment, ne reprend pas directement les thèses d’Aristote à son compte, mais, par l’importance qu’elle accorde à ces réflexions, elle indique clairement que le travail est considéré fondamentalement comme un esclavage ; non pas le travail salarié, le travail de l’esclave ou le travail du serf, non pas donc le travail dans tel ou tel mode de production, mais le travail général, le travail dans son essence en tant que composante fondamentale de la condition humaine. Si le travail est vital, il s’agit, note encore H. Arendt, de la vie au sens biologique, de la vie en tant qu’elle distingue les êtres vivants des choses inertes, bref de ce que les Grecs appelaient zoé ; mais la vie humaine (bios), cet espace de temps tissé des événements qui s’intercalent entre la naissance et la mort, de ces événements qui peuvent être racontés, unis dans un récit, la vie, donc, en ce deuxième sens, proprement humain, la vie ne s’exprime pas dans le travail.
L’œuvre, pour Arendt, est exactement l’antagoniste du travail. Elle est l’humanité de l’homme comme homo faber, ce par quoi le monde dans lequel l’homme vit est un monde humain, un monde où la marque de l’homme est repérable, y compris dans ce qui peut être pris comme nature. « L’œuvre fournit un monde artificiel d’objets. [...] La condition humaine de l’œuvre est l’appartenance-au-monde. » L’opposition du travail et de l’œuvre, c’est, au fond, l’opposition entre le travail du chasseur et de l’agriculteur et celui de l’artisan, entre celui qui, bien que sous une forme modifiée, est encore soumis au processus biologique, semblable en cela encore aux animaux, et l’homme dont l’activité est « artifice » et, donc, la marque propre de l’humanité.
A la différence du travail cyclique, l’œuvre est un processus qui a un terme. Elle suppose un projet, lequel s’achève dans un objet qui possède une certaine durée, un objet qui possède sa propre existence, indépendante de l’acte qui l’a produite. Le produit de l’œuvre s’ajoute au monde des artifices humains. « Avoir un commencement précis, une fin précise et prévisible, voilà qui caractérise la fabrication qui, par ce seul signe, se distingue de toutes les autres activités humaines. « Il ne s’agit pas ici d’une remarque faite en passant ; cette caractéristique de l’œuvre est de la plus haute importance.
  1. Elle définit l’œuvre comme l’objectivité de la vie humaine qui s’oppose à ce que Arendt appelle la « subjectivisation » de la science moderne qui ne fait que refléter la subjectivisation plus radicale encore du monde moderne.
  2. Elle est ce qui fait de l’œuvre l’indispensable moyen de la sécurité de la vie humaine : l’œuvre constitue le monde artificiel indispensable pour accueillir la fragilité de la vie humaine.
Or « cette grande sécurité de l’œuvre se reflète dans le fait que le processus de fabrication, à la différence de l’action, n’est pas irréversible : tout ce qui est produit par l’homme peut être détruit par l’homme, et aucun objet d’usage n’est si absolument nécessaire au processus vital que son auteur ne puisse lui survivre ou en supporter la destruction. L’homo faber est bien seigneur et maître, non seulement parce qu’il est ou s’est fait maître de la nature, mais surtout parce qu’il est maître de soi et de ses actes. [...] Seul avec son image du futur produit, l’homo faber est libre de produire, et, de même, confronté seul à l’œuvre de ses mains, il est libre de détruire. » C’est là, assurément, un passage étonnant. Si l’action, la praxis, constitue le genre de vie le plus conforme à l’homme en tant qui cherche l’immortalité et veut agir conformément à sa nature, à son tour, l’œuvre présente, par certains côtés, une véritable supériorité puisque, premièrement, elle est vraiment la condition la plus essentielle non pas tant de la vie que de ce qui fait que la vie humaine est humaine; et, deuxièmement, l’œuvre exprime la liberté humaine.
On peut comprendre alors ce qui caractérise la manière moderne de fabriquer les objets qui constituent notre monde artificiel, c’est précisément qu’elle s’accomplit sur le mode du travail. Le procès de production dans la société industrielle (capitaliste) moderne produit effectivement des objets et peut donc ainsi être rabattu sur la catégorie de la fabrication ou de l’œuvre. Mais dans ce procès, l’individu agissant travaille, au sens que H. Arendt donne à ce mot : c’est pour lui une activité qui n’a ni début ni fin assignable parce que le travailleur ne peut jamais se rapporter au produit de son activité comme à son œuvre. L’activité de l’ouvrier moderne présente les caractères suivants :
  • l’ouvrier produit des objets dont il ignore la forme ultime - s’il la connaît, c’est de manière contingente, cette connaissance n’est pas nécessaire à l’accomplissement de sa tâche.
  • les outils ne sont plus que des instruments de mécanisation du travail et H. Arendt souligne la différence essentielle qui s’installe progressivement entre outil et machine (l’outil prolonge la main qui le guide, alors que la machine utilise la main comme un moyen).
  • il est impossible de distinguer clairement les moyens et les fins, alors que pour l’homo faber cette distinction est indiscutable.
  • l’automatisation ne fait que pousser à leur terme toutes ces tendances. Dans ce mode de production, « la distinction entre l’opération et le produit, de même que la primauté du produit sur l’opération (qui n’est qu’un moyen en vue d’une fin) n’ont plus de sens. »
Ainsi, dans le monde moderne, la différence, essentielle, entre travail et œuvre tend à disparaître, l’œuvre étant résorbée dans le travail, constatation que Marx fait à sa manière à la suite des économistes anglais : le mode de production capitaliste s’instaure sur la base de la destruction de l’artisanat et de l’organisation sociale dont l’œuvre était le but. La transformation de l’œuvre en travail exprime ainsi, selon Arendt, la pénétration des forces naturelles dans le monde des artifices humains et cette pénétration « a brisé la finalité du monde. » L’automatisation transforme la fabrication en un processus naturel, si on appelle naturel ce qui est spontané, ce qui se fait sans l’intervention de l’homme. Ainsi, la discussion sur le machinisme se serait égarée, en cherchant à distinguer les bons services et les mauvais effets des machines. « Il ne s’agit donc pas tellement de savoir si nous sommes les esclaves ou les maîtres de nos machines, mais si nos machines servent encore le monde et ses objets ou si au contraire avec le mouvement automatique de leurs processus elles n’ont pas commencé à dominer, voire à détruire le monde et ses objets. »
La condition de l’homme moderne est ainsi marquée par la destruction potentielle de l’œuvre, c’est-à-dire de l’objectivité, au profit d’un processus naturel qui finit par expulser l’homme lui-même. Autrement dit, la grande erreur de la philosophie du travail des Modernes a été de nier la spécificité de l’œuvre et de présenter le triomphe du travail sur l’ancien monde de la production artisanal à la fois comme le développement normal de la fabrication et comme un progrès ouvrant la voie à une maîtrise accrue de l’homme sur la nature.
On notera que Arendt ne fait pas, ici, de différence essentielle entre ouvrage et œuvre. Au fond elle reprend l’opinion assez commune des Grecs. Ceux-ci appréciaient les oeuvres d’art et leur donnaient une valeur très élevée, mais les artistes n’étaient jamais que des sortes d’artisans. Le travail de l’artiste finalement importe peu, il n’est qu’un moyen qui disparaît entièrement dans la fin, l’oeuvre réalisée. Mais il est clair que la culture suppose la capacité des hommes à oeuvrer, c’est-à-dire leur pouvoir de « fabriquer et de créer un monde » comme elle le redit dans La crise de la culture. L’oeuvre d’art et plus généralement tout ce qui va rentrer dans le domaine de la culture n’est rien d’autre que ce pouvoir débarrassé de tout ce qui le rattache à la nécessité. Si toutes les choses du monde – tous les produits de l’oeuvre – ont nécessairement une apparence, seule l’oeuvre d’art n’est créée que pour apparaître.
Cet échafaudage théorique présente cependant tous les traits d’une spéculation un peu gratuite. La distinction entre travail et œuvre est peu pertinente, précisément à cause de sa définition restrictive du travail. Si on comprend bien ce qu’elle veut dire, le plus mauvais des tailleurs œuvre alors que le meilleur des pâtissiers ne fait que travailler. Cela peut éventuellement donner une sorte de sociologie un peu originale mais cela écarte ce fait fondamental que l’homme ne peut pas assurer sa vie biologique sans commencer par oeuvrer. Car pour subsister, l’homme ne peut se contenter d’accompagner le processus naturel: il doit commencer par fabriquer des outils qui restent pour nous bien souvent les seules traces de ces mondes humains disparus. Penser l’oeuvre, au sens de Condition de l’homme moderne, comme pur acte de liberté non dicté par les nécessités de la vie, c’est presque absurde. Les hommes fabriquent des outils, des habitations, des vêtements, d’abord pour assurer leur cycle vital ; c’est le besoin qui les y a d’abord amenés. Et donc, de ce point de vue, l’oeuvre apparaît d’abord comme un des éléments essentiels du travail. Plus, elle est très exactement ce qui caractérise le travail humain, c’est-à-dire le travail tout court – car affirmer que le travail est la condition de « l’animal laborans », c’est tout mélanger, précisément parce que les animaux ne travaillent pas. Marx montre très exactement cette différence dans un passage assez connu du Capital :

« Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont le corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler les matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n’a pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celle du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. »
De prime abord, le travail des hommes peut sembler analogue à l’activité instinctive des animaux. Mais Marx précise : chez l’homme, c’est du travail parce que c’est une activité finalisée. Et si je reprends les définitions même de Arendt, c’est une œuvre. Même le travail agricole, celui auquel évidemment Arendt fait allusion plus ou moins directement quand elle définit le travail, même ce travail agricole présente les aspects de l’oeuvre. L’agriculteur produit par son activité patiente ses moyens de travail, ses semences, les espèces qu’il élève et il transforme la nature pour en faire son monde. Les paysages des campagnes habitées ne sont pas des purs produits de la nature mais le résultat de la transformation de la nature par l’activité humaine selon un plan préconçu. Et tout comme dans les oeuvres de l’artisan, ce paysage peut avoir été sculpté en recherchant non seulement l’utile mais aussi la beauté. Qu’on pense à certaines régions de la campagne italienne, redessinées par la main de l’homme comme pour composer un tableau de maître, ce que déjà les poètes latins avaient perçus, bien qu’il ne s’agisse pas selon Arendt de la grande poésie...

On pourrait continuer ainsi. Arendt qui considère toutes ces choses-là de l’extérieur, ne comprend pas que même dans les conditions inhumaines de l’industrialisation de la société moderne, en même temps que l’ouvrier y a été, le plus souvent, réduit à une bête de somme, s’est aussi développé un véritable « intellect collectif », union de la science, de l’habileté et du travail. Elle commet la même erreur que les économistes classiques : elle prend les conditions capitalistes, à une étape donnée, de l’industrie pour l’essence de la production moderne. Je ne veux pas m’étendre sur ce sujet, mais la philosophie ne peut pas sérieusement penser la société en faisant fi de tous les éléments empiriques.

Travail et Bildung: Hegel

Contrairement à Arendt qui expulse le travail de la culture humaine, je me propose maintenant de voir ce qu’en dit un grand philosophe de la culture, Hegel. Les quelques paragraphes que Hegel consacre à la question dans les Grundlinien der Philosophie des Rechts sont à cet égard tout à fait remarquables.
Alors que Arendt considère les besoins comme de l’infra-humain, comme ce que nous avons en commun avec les animaux, Hegel montre qu’au niveau le plus élémentaire, les besoins entrent déjà dans la culture. Je cite (dans la traduction de Lefebvre, La société civile bourgeoise, Maspero, 1975) :

§190 – L’animal a un cercle limité de moyens et de façons de satisfaire ses besoins, qui sont eux-mêmes également limités ; l’homme, même dans cette dépendance, prouve en même temps qu’il en sort et qu’il la dépasse, d’abord par la multiplication des besoins et des moyens, puis par la décomposition et la différenciation du besoin concret en parties et en côtés singuliers, qui deviennent autant de besoins divers particularisés, et de ce fait plus abstraits.

L’homme donc dépasse d’emblée, sur ce terrain même de la dépendance à l’égard de la nature sa « condition naturelle ». Les hommes ne se nourrissent pas comme les animaux! La multiplication des besoins, leur différenciation et leur abstraction, c’est déjà l’entrée dans le monde de l’esprit. Alors que l’on fait relègue relègue souvent toute cette vie quotidienne dans l’enfer de l’utilité, il est facile de faire remarquer que la manière dont les hommes se nourrissent, se vêtent, se logent n’a très vite rien à faire avec l’utile, mais avec quelque chose qu’on appellera luxe (le « bon luxe » des Lumières) ou raffinement.
Poursuivons :

Dans le droit, l’objet est la personne, dans le point de vue moral c’est le sujet, dans la famille c’est le membre de la famille, dans la société civile bourgeoise en général c’est le citoyen (en tant que bourgeois) – ici, où nous en sommes au point de vue des besoins, il est ce concretumde la représentation que l’on dénomme homme. Par conséquent, c’est uniquement à partir de maintenant et aussi, à vrai dire, ici seulement qu’il est question de l’homme en ce sens.

Ces divers concepts, personne, sujet, membre de la famille, citoyen, renvoient tous aux diverses sphères qui forment l’objet de la philosophie du droit. Mais du point de vue des besoins, il s’agit de l’homme. Le besoin, loin d’être extérieur à l’homme, étranger à sa véritable essence se définit comme l’homme qui a des besoins, et comme le reprendra Marx, l’homme civilisé, c’est l’homme riche en besoins. Ainsi Hegel nous place aux antipodes des contempteurs de la société de consommation ! L’explosion de la consommation dans l’ère industrielle n’est pas le témoin d’on ne sait quelle décadence, d’on ne sait quelle chute, ni du triomphe de ce que certains baptisaient « le matérialisme sordide des masses » (l’expression est de Charles Maurras). Elle est tout simplement inscrite dans le progrès de la civilisation humaine, dont elle est, pour partie, la réalité effective.
Lisons l’additif au §190 :

L’animal est une réalité particulière, il a son instinct, et ses moyens de satisfaction sont délimités et indépassables. [...]. Le besoin de se loger et de s’habiller, la nécessité de ne plus laisser la nourriture à l’état brut, mais de se la rendre adéquate et de détruire son immédiateté naturelle, font que l’homme n’a pas la partie si facile que l’animal ; d’ailleurs, en tant qu’esprit, il ne lui est pas permis de l’avoir si facile. L’entendement, qui saisit les différences, introduit la multiplication dans ces besoins, et, dans la mesure où le goût et l’utilité deviennent des critères d’appréciation, les besoins en sont également affectés. En fin de compte, ce n’est plus tant le besoin (réel comme manque) mais l’opinion qui doit être satisfaite, et c’est justement à la culture qu’il revient de décomposer le concret en ses particularités.

Qu’est-ce que la culture ? Hegel en donne ici une définition, ce à quoi « il revient de décomposer le concret en ses particularités ». Définition étonnante, mais parfaitement cohérente avec la logique de Hegel.
Passons au travail. Le travail est le moyen de satisfaire les besoins. Mais là encore, il est impossible de le réduire à une simple dépense d’énergie dans un rapport biologique. Les besoins concrets sont des besoins sociaux, ils ne sont pas satisfaits par un rapport de l’homme avec la nature, mais par un rapport social :

§192 - Les besoins et les moyens deviennent, en tant qu’existence réelle, un être pour d’autres par les besoins et le travail desquels la satisfaction est conditionnée de manière réciproque. L’abstraction, qui devient une qualité des besoins et des moyens (cf. § préc.), devient aussi une détermination de la relation réciproque qu’entretiennent les individus ; cette universalité, savoir ici le fait d’être reconnu, est le moment qui fait d’eux, dans leur singularisation et leur abstraction, des besoins, des moyens et des modes de satisfaction concrets en tant que sociaux.
Et pour ceux qui n’auraient pas compris, Hegel ajoute une remarque au §194:

On connaît la représentation selon laquelle l’homme dans un prétendu état de nature au sein duquel il aurait seulement de prétendus besoins naturels élémentaires et n’utiliserait pour leur satisfaction que des moyens tels qu’une nature contingente les lui assurerait immédiatement, selon laquelle un tel homme vivrait en liberté par rapport aux besoins ; cette représentation, même si l’on ne tient pas encore compte du moment de libération qui réside dans le travail et dont il sera question plus loin, est une opinion erronée parce que ce besoin naturel en tant que tel, ainsi que sa satisfaction immédiate, ne seraient de toute façon que l’état de la spiritualité enfoncée dans la nature et donc la grossièreté et la non-liberté, alors que la liberté réside uniquement dans la réflexion en soi-même de ce qui est spirituel, dans sa différenciation de ce qui est naturel et dans son reflet sur ce naturel.
Exit donc « la condition naturelle de l’homme ». Mais ajoute Hegel, même si on admet l’existence d’une telle condition naturelle antérieure au « moment de libération que représente le travail », il faudrait encore la considérer seulement « l’état de spiritualité enfoncée dans la nature ». Si la culture (spirituelle) peut se développer, il faut donc supposer que même l’état de nature prétendu renferme en lui-même cette spiritualité. Mais de toutes façons, cette état de nature est une invention. Précisément parce que l’homme se place au-delà de la nature par le travail.
§ 196 - La médiation qui consiste à préparer et à acquérir des moyens appropriés à des besoins particularisés, moyens qui sont donc eux-mêmes également particularisés, c’est le travail, qui spécifie, en vue de ces multiples buts et en passant par les processus les plus divers, le matériau fourni immédiatement par la nature. C’est ce modelage qui donne au moyen la valeur et son adéquation à un but, si bien que l’homme dans la consommation du moyen se trouve surtout en rapport avec des productions humaines, et ce qu’il consomme, ce sont précisément les efforts ainsi dépensés.

Les besoins mettent en rapport non l’homme avec la nature, car celle-ci n’est que le matériau fourni au travail, mais avec les productions du travail humain. Voilà pourquoi la condition du travail est d’emblée la « condition humaine de l’homme. » Et si c’est la condition humaine de l’homme, pour reprendre la terminologie de Arendt, c’est d’une part que 1° le travail libère l’homme de la contrainte naturelle ; 2° il le fait en le mettant en relation avec les autres hommes ; et 3° il le pousse à développer les potentialités spirituelles qui si, sans cela, resteraient à jamais enfouies dans la naturalité. Bref, c’est parce qu’il est le fondement de toute culture, parce qu’il est déjà culture lui-même que le travail ouvre à l’homme le monde de la culture la plus spirituelle.
Là encore, il suffit de lire le texte de Hegel.

§ 197 - Au contact de la multiplicité des déterminations et des objets correspondant à un intérêt se développe la formation théorique, qui est non seulement une diversité de représentations et de connaissances mais aussi une mobilité et une rapidité de l’activité de représentation et de passage d’une représentation à une autre, l’appréhension de relations compliquées et universelles : bref, la formation de l’entendement en général et, partant, également du langage.

Le travail donc développe l’esprit parce qu’il n’est jamais simplement l’habileté des mains, il est toujours en même temps une « formation théorique ». L’appréhension de « relations compliquées et universelles » se développe en fonction de buts particuliers. Mais l’universel, nous ne pouvons pas y accéder autrement, mais c’est tout de même à lui que nous accédons dans l’activité travailleuse.
La formation pratique par le travail consiste en l’autoproduction du besoin et en l’habitude de l’occupation en général, puis en la limitation de son action, d’une part en fonction de la nature du matériau, mais surtout, d’autre part, en fonction de l’arbitraire des autres, et en une habitude qui s’acquiert précisément par cette discipline, habitude de l’activité objective et d’habiletés à valeur universelle.

Additif au § 197 - Le barbare est paresseux et se distingue de l’homme cultivé en ceci qu’il est abîmé dans un abrutissement total, car la formation pratique consiste précisément dans l’habitude et le besoin de s’occuper à faire quelque chose. Le maladroit produit toujours autre chose que ce qu’il voulait faire parce qu’il n’est pas maître de ce qu’il fait, tandis que l’on peut dire qu’est habile le travailleur qui produit la chose telle qu’elle est censée être et qui ne trouve dans son activité subjective rien de rebelle à la fin poursuivie.
Ces textes ont à peine besoin d’être commentés tant ils exposent avec la plus grande netteté la philosophie hégélienne du travail. Il faudrait poursuivre sans doute sur un point, mais qui maintenant va aller de soi. Hannah Arendt, distingue l’oeuvre du travail par l’objectivité – mais on a vu que Hegel définit le travail lui-même comme habitude de l’activité objective et par la « durabilité ». Les oeuvres s’inscrivent dans la durée, elles témoignent de l’histoire de l’humanité. Mais Hegel ne dit pas autre chose. Le travail constitue un patrimoine, un patrimoine de choses objectives qui constituent notre monde, mais aussi un patrimoine spirituel ou culturel. Il faudrait lire ici les paragraphes suivants regroupés sous le titre « la richesse » qui mettent en relief la dynamique historique du travail.
Hegel produit une véritable philosophie du travail comme moment de l’esprit, non certes pas son moment le plus élevé, mais celui à partir duquel il est possible de parler de culture. On peut critiquer cette philosophie du travail en ce qu’elle fait abstraction des conditions concrètes du travail et que, par conséquent, la volonté de Hegel de penser le réel s’arrête finalement là où commencent les choses sérieuses. Il fallait laisser un peu de travail à Marx !
Que pouvons-nous conclure de tout cela ?
Hegel récuse en leur fond toutes les tentatives de réduire le travail à la condition naturelle de l’homme puisque le travail est précisément ce qui libère l’homme de la nature.
En second lieu, est récusée également l’opposition entre le travail et la culture, activité de l’homme de loisir. Non seulement la culture s’enracine dans le travail mais encore elle n’existe que par lui. Là où la pensée non dialectique s’amuse à opposer un moment à un autre comme deux entités étrangères voire hostiles l’une à l’autre, Hegel montre leur unité dialectique.
On peut pousser un peu plus loin. Si nous sommes d’accord sur le caractère largement artificiel de la distinction du travail et de l’oeuvre, on peut encore opposer les oeuvres de la culture qui sont à elles-mêmes leur propre fin et les ouvrages du travail humain qui une fin hors d’eux-mêmes, dans la satisfaction du besoin. Mais là encore la distinction ou la différence ne peut signifier opposition absolue. La recherche de la beauté émerge de l’utilité à un certain stade du développement social et intellectuel des organisations humaines. Les choses utiles deviennent belles et finalement cessent d’être recherchées pour leur utilité mais seulement pour leur beauté. La naissance de l’art est liée inextricablement à l’ensemble des rites sociaux, religieux ou non.
La séparation de l’art et de la vie sociale est certainement une représentation tardive et très discutable. En réalité, si la culture en général et l’art en particulier semblent s’autonomiser par rapport à l’ensemble des autres sphères de la société, ce n’est sans doute que le conséquence du déclin de la religion, déclin qui coupe l’artiste de son public naturel. Nous faisons le départ entre la valeur que nous accordons aux madones de Raphaël et les finalités complexes de l’artiste (religieuses, manifestation du prestige des commanditaires, etc.) parce que nous ne sommes plus impressionnés par les fastes de la papauté et parce que nos rapports à Dieu se sont souvent assez nettement distanciés... Mais pourquoi devrions prendre ce regard que nous, nous portons sur l’art pour l’essence de l’art ?
Il n’y a guère de travail, dès lors qu’on en contrôle un peu les finalités, qui ne pousse aux réflexions théoriques les plus larges. Sans doute, nombreux sont les individus dont le travail est routinier et qui se contentent de mettre en œuvre des procédures élaborées par d’autres. Mais ceux qui élaborent ces procédures sont obligés à se confronter à des questions théoriques générales qui dépassent très largement leurs préoccupations immédiates. Le lien entre certaines théories mathématiques (par exemple l’algèbre relationnelle) et les systèmes informatiques est absolument évident. Les besoins pratiques ont poussé au développement de la théorie qui en retour se révèle être un instrument puissant de conception des systèmes d’information. Il y a aujourd’hui beaucoup plus de jeunes gens qui se sont initiés aux joies de la logique formelle par leur formation sur les automatismes que par les cours de philosophie qui donnent si peu de place à la logique !
On peut encore opposer la culture, comme ce qui mobilise l’esprit, au travail, qui est d’abord l’oeuvre du corps. On a déjà vu que cette opposition est également douteuse. Le travail de l’artiste est souvent aussi un travail manuel éreintant (pensons aux sculpteurs !) et pas seulement une pure activité spirituelle. À l’inverse, et sans reprendre ici les thèses de Toni Negri que j’ai eu l’occasion de critiquer par ailleurs, une part importante du travail, dans la production et pas seulement dans « l’industriel culturelle » est du « travail immatériel ».
Sans doute le développement de l’informatique permet-il l’arrivée d’une nouvelle catégorie d’artistes, des peintres qui ne savent pas peindre et des musiciens incapables de jouer d’un seul instrument. Mais il n’est pas certain que ce sera encore ce que nous appelons art. L’image de synthèse peut-être fort belle, il lui manque ce je-ne-sais-quoi qui la distingue radicalement même d’une croûte d’un peintre du dimanche. Il faudrait ici reprendre les réflexions de Walter Benjamin sur l’art à l’époque de sa reproduction technique. En privant l’art de son « ici et maintenant », de cette mise en présence l’activité artistique et l’oeuvre, l’art se trouve privé de son « aura », ce dont Benjamin ne manifeste aucune nostalgie. Nous sommes peut-être en ce moment, sur un point d’équilibre, où nous avons le pressentiment que, comme le dit Hegel, l’art appartient au passé, voué qu’il est maintenant à disparaître dans ce qui faisait son essence – le rapport au sacré – ou condamné à l’ironie, à l’auto-caricature, à la « déconstruction » pour parler le langage « post-moderne ». Chacun à sa manière, Duchamp avec le « ready made », Kasimir Malévitch avec ses carrés sur fond blanc, ou même Picasso avec ses « Déjeuner sur l’herbe », ses « Ménines » n’ont-ils pas d’abord voulu dire cela ? L’art comme impossibilité de la création artistique.
On pourra reprocher aux positions que je soutiens ici d’introduire la confusion et finalement de me couler dans l’air du temps selon lequel « tout est culturel », la Star’Ac ayant finalement autant de valeur qu’une exécution sublime de la Flûte Enchantée. Et si tout est culturel, cela revient à dire que finalement la culture n’existe pas et que nous courons après un fantôme, une chimère idéologique de temps révolus. Ce n’est évidemment pas de cela qu’il s’agit. La culture est un continuum en ce sens qu’elle naît et s’exprime dans les activités les plus humbles jusques aux plus élevées. Mais en restant hégélien, on peut dire que tant qu’elle reste enfermée dans l’étroit horizon borné par le travail nécessaire elle est mais n’est pas encore chez elle. Elle ne se réalise pleinement que dans les activités les plus hautes et les plus « désintéressées » de la création artistique et de la pensée. Elle n’est elle-même que lorsqu’elle atteint à l’universel, mais cet universel elle l’atteint par des voies et des moyens qui s’originent dans le monde de la vie ordinaire, et d’abord parce que cela reste le socle de toute vie vraiment humain dans l’activité travailleuse.
Du même coup, je ne crois pas qu’on puisse parler d’un usage métaphorique et trompeur des mots lorsqu’on parle de travail pour désigner toute sorte d’effort, tout ce qui est fait en vue de contredire nos impulsions naturelles. Ou alors il faut procéder à une révision radicale de la langue ordinaire! Au sens de Arendt, nos élèves ne peuvent pas travailler puisque nous leur demandons une activité qui est de l’ordre de la « skholè ». On peut, en plaisantant, le leur faire remarquer mais cela ne nous empêchera pas de leur demander de travailler, de suer, de peiner sur les exercices que nous leur donnons. Et c’est bien d’un travail qu’il s’agit, même si la finalité de ce travail n’est rien d’autre que la culture. À l’inverse, si les usages du termes « culture » sont à l’évidence trop extensifs, en ce sens que les cultures plurielles sont des outils de fragmentation sociale – j’y reviens plus loin – l’usage d’expression comme « culture technique » est parfaitement légitime pour deux raisons : 1° parce que la technique est un objet de connaissance intellectuelle tout aussi légitime que l’histoire ou l’archéologie et 2° parce que la technique étant une activité qui procède par des règles, elle exige de la part du technicien de passer de ses finalités particulières aux lois générales.
On pourrait résumer : pas de culture sans travail et pas de travail sans culture.

Où chercher les causes de la crise de la culture?

Reste pour terminer à répondre aux questions que j’avais moi-même soulevées, celles de la crise de la culture.
Sans doute avons-nous de bonnes raisons de nous alarmer de la situation de la culture aujourd’hui. La confusion entre culture et distraction dont parlait Hannah Arendt est sans doute préoccupante tout comme le remplacement des oeuvres par des biens de consommation culturels, qui tendent à expulser les oeuvres, suivant la vieille loi de Gresham, selon laquelle la mauvaise monnaie chasse toujours la bonne.
Mais la raison de cette situation ne doit pas être cherchée dans la soumission de la société au travail, mais bien plutôt dans l’empire sans cesse étendu de la marchandise. Conformément à ce que disait Marx, toute richesse apparaît sous la forme d’une marchandise. Or la marchandise, c’est le règne de l’égalité, puisque l’essence même de l’échange marchand est de rendre égales des choses de nature différentes. Cette généralisation du règne de la marchandise, c’est le mode de production capitaliste pur – celui que Marx a analysé mais qui n’a jamais existé sous une forme aussi peu mêlée de résidus des modes de production antérieurs. Bref Hannah Arendt explique la crise de la culture par la « domination du travail » alors qu’il s’agit du pouvoir sans partage du capital: bévue étonnante.
La « société de masse » n’est pas une société de travailleurs bénéficiant de loisirs croissants et se préparant à engloutir la culture humaine, parce qu’ils ignorent l’existence d’activités plus hautes que le travail. Cette description assez méprisante manque complètement la réalité de la crise de la culture. Ce n’est pas du côté de la « consommation des biens culturels » que se situe le problème, mais du côté de la production. Dans La montée de l’insignifiance, Castoriadis explique :

Nous vivons sur cette planète que nous sommes en train de détruire, et quand je prononce cette phrase je songe aux merveilles, je pense à la mer Egée, je pense aux montagnes enneigées, je pense à la vue du Pacifique depuis un coin d’Australie, je pense à Bali, aux Indes, à la campagne française qu’on est en train de désertifier. Autant de merveilles en voie de démolition. Je pense que nous devrions être les jardiniers de cette planète. Il faudrait la cultiver. La cultiver comme elle est et pour elle-même. Et trouver notre vie, notre place relativement à cela. Voilà une énorme tâche. Et cela pourrait absorber une grande partie des loisirs des gens, libérés d’un travail stupide, productif, répétitif, etc. Or cela est très loin non seulement du système actuel mais de l’imagination dominante actuelle. L’imaginaire de notre époque, c’est celui de l’expansion illimitée, c’est l’accumulation de la camelote - une télé dans chaque chambre, un micro-ordinateur dans chaque chambre -, c’est cela qu’il faut détruire. Le système s’appuie sur cet imaginaire- là.
La liberté, c’est très difficile. Parce qu’il est très facile de se laisser aller. L’homme est un animal paresseux. Il y a une phrase merveilleuse de Thucydide : « Il faut choisir : se reposer ou être libre. » Et Périclès dit aux Athéniens : « Si vous voulez être libres, il faut travailler. »

Voilà le fond de la question. La culture est menacée par le capital qui détruit les deux sources de toute richesse, la Terre et le travail. La culture, au sens le plus élevé, suppose non seulement des conditions matérielles, sociales et intellectuelles, mais elle demande aussi un certain type d’homme, un type anthropologique comme le dirait encore Castoriadis.

les prétendus « philosophes politiques » d'aujourd'hui, mauvais sociologues et piètres théoriciens, ignorent splendidement : l'intime solidarité entre un régime social et le type anthropologique (ou l'éventail de tels types) nécessaire pour le faire fonctionner. Ces types anthropologiques, pour la plupart, le capitalisme les a hérités des périodes historiques antérieures : le juge incorruptible, le fonctionnaire wébérien, l'enseignant dévoué à sa tâche, l'ouvrier pour qui son travail, malgré tout, était une source de fierté. De tels personnages deviennent inconcevables dans la période contemporaine : on ne voit pas pourquoi ils seraient reproduits, qui les reproduirait, au nom de quoi ils fonctionneraient.

Ce rapport au travail, à « la belle ouvrage », hérité des sociétés pré-capitalistes, n’a plus aucun intérêt dans la société de la précarité, de la mobilité et du prêt-à-jeter, et c’est cela, me semble-t-il, qui constitue la source réelle de la crise de la culture.

 
Denis COLLIN – décembre 2005





1Il faut lire sur cette question l’excellent livre de Marcel Hénaff, Le prix de la vérité (Seuil)

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