jeudi 2 février 2006

A propos de "Revive la République"

Une recension dans la revue "Utopie Critique" par Tony Andréani

 Au moment où la République est mise à toutes les sauces et sert à légitimer tout et son contraire, Denis Collin se propose d’abord de nous montrer pourquoi il ne peut y avoir de consensus en la matière. 

Il faut en effet distinguer au moins trois grands courants républicains : 1° un courant libéral pour lequel la liberté consiste seulement à ne pas être empêché d’agir, sans violer pour autant les droits naturels des autres. Ce courant n’admet qu’un Etat minimal, et ne demande à la souveraineté populaire que de limiter les empiètements de ce dernier ; 2° un courant de « l’humanisme civique », pour lequel la liberté se réalise dans la vie civique, non à travers des contrats privés, mais grâce à un « contrat social » à la Rousseau. Il donnera naissance aussi bien à une tradition fortement étatique qu’à des formes diverses de démocratie plus immédiates (par exemple la forme conseilliste) ; 3° un courant du républicanisme moderne, qui « affirme que les hommes ne veulent pas tant gouverner que ne pas être gouvernés », mais qui entend qu’ils soient protégés non seulement contre la domination politique, mais encore contre la domination économique. Or ce sont les deux premiers courants qui ont dominé la vie des républiques modernes, alors que c’est le troisième qui doit prendre le dessus, si l’on veut que revive la République.
Denis Collin n’a pas de mal à montrer que le libéralisme (comme conception économiciste) n’aime pas la liberté, sauf celle des favorisés et des puissants, qu’il ne saurait s’autoriser à cet égard de Kant, et que son objectif est de remplacer la politique par une administration des choses. Nos démocraties sont de fait, sous son influence, des démocraties censitaires et technocratiques (on lira à ce propos une pertinente et décapante analyse de la démocratie à l’américaine). Il note au passage que les privatisations entraînent une « privatisation du gouvernement », désormais complètement sous la coupe des grands intérêts privés. Dans ces conditions il n’est pas étonnant que les citoyens s’en détournent si massivement. Mais l’auteur s’en prend aussi aux anti-libéraux du mouvement altermondialiste. Car, en considérant que les Etats nationaux sont dépassés, ils abondent dans le sens des néo-libéraux et ne se dépensent tant que pour générer des contre-pouvoirs vite digérés par le système mondial de l’économie capitaliste de marché. Si cette critique atteint bien un courant de l’altermondialisme (celui en particulier qui s’inspire de Toni Negri), disons ici qu’elle ne nous paraît pas convaincante concernant d’autres courants, dont un certain nombre de propositions de « régulation » requièrent précisément l’intervention des Etats (par exemple le retour au contrôle des changes, l’instauration de taxes sur les transactions financières internationales, l’élimination des paradis fiscaux etc.).
L’autre impasse de la République fut incarnée par les Etats de type soviétique. Le lecteur trouvera dans le chapitre sur « l’effondrement du marxisme » des considérations judicieuses sur les illusions auxquelles a pu conduire la théorie du dépérissement de l’Etat – qui fait en réalité le lit du libéralisme. Sans doute peut-on objecter à Collin que ce dépérissement visait non le politique, mais l’Etat comme corps séparé, mais on peut lui accorder qu’on ne voit pas comment on pourrait se passer de fonctionnaires et de représentants, ce qui conduit à la question des institutions politiques, sur lesquelles Denis Collin va faire un certain nombre d’analyses et de propositions.
La force du livre est précisément de dégager une perspective. En se rattachant au courant de la non-domination, l’auteur souligne à sa manière que la liberté républicaine suppose l’égalité des conditions, et que cette exigence appelle la république sociale, et son développement, le socialisme : « La république sociale est le commencement du socialisme et le socialisme est la République achevée » (p. 186). Voilà qui est dit. Le communisme n’est qu’une utopie moralisante qui, « en supprimant la séparation entre ce qui est et ce qui est bon pour nous (…) a pu fonctionner comme un système de légitimation des pires exactions » (p. 147). Le socialisme, lui, est un possible réel. Quant à notre République française, elle a fait quelques pas en direction de l’Europe sociale, mais a fait machine arrière avec un régime politique (celui de la V° République), qui renoue avec un fil bonapartiste qui traverse l’histoire de France. Il faut donc, tout à la fois, refonder la République et rouvrir la perspective du socialisme. Comment ?
Denis Collin propose de régénérer la démocratie représentative, en revenant à un régime parlementaire, en instaurant le scrutin proportionnel et en parant à l’instabilité gouvernementale par le contrat de législature. Fermement partisan de la division des pouvoirs, il ne retient pas (à mon avis, avec raison) l’idée d’une élection de l’exécutif (pas forcément sous la forme d’un Président), mais il se prononce pour l’élection des juges. Voilà qui est bien discutable : l’indépendance de la magistrature est une chose, son éligibilité la menace des risques de démagogie, et notamment de complaisance vis-à-vis des mouvements d’opinion. L’auteur se montre par ailleurs très réservé à l’égard du référendum d’initiative populaire, justement à cause du risque de démagogie. On ne le suivra pas trop sur ce point, qui est de la plus grande importance : tout dépend d’abord du type de référendum (il peut y avoir aussi des référendums obligatoires) et surtout des conditions mises à son déclenchement et à son déroulement. Si les exemples états-unien et italien ne sont guère probants, l’exemple suisse l’est beaucoup plus. Enfin Denis Collin marque à juste titre sa défiance vis-à-vis de la démocratie de type conseilliste : elle génère une pyramide bureaucratique dont les effets peuvent être pires que ceux de la démocratie « bourgeoise », dans la mesure où celle-ci ne se fait pas à plusieurs degrés. Cette critique n’atteint pas forcément, pourtant, la démocratie « participative », car le modèle de Porto Alegre évite ce défaut. Mais nous conviendrons volontiers que la démocratie participative n’est et ne peut être qu’un complément et un pis-aller.
En ce qui concerne les rapports de propriété, les propositions de Collin correspondent bien, à mon avis, à ce que pourrait être un socialisme d’aujourd’hui. En résumé, il faudrait d’abord reconstituer un secteur public, à commencer par les services publics (en l’occurrence renationaliser l’énergie, le téléphone, l’eau, l’armement - mais sous des modalités qui correspondraient à une « appropriation sociale »), ensuite remettre en route le secteur coopératif, enfin préempter les entreprises privées qui font faillite ou ne peuvent plus échapper au rachat à vil prix, soit pour examiner leur reprise par les salariés, soit pour les revendre après avoir organisé un plan social digne de ce nom.
C’est sur la question de l’Europe que le livre de Denis Collin nous paraît le moins convaincant. L’auteur, partant du fait que seuls ses Etats-nations européens restent, dans la conjoncture historique actuelle, la base de la souveraineté populaire, s’élève contre les délégations de souveraineté, sauf dans des domaines limités comme « la liberté du commerce, la stabilité monétaire, la libre circulation » (p. 204), et renvoie à des coopérations tous les autres projets européens. Or cette perspective « confédérative », se heurte à deux objections majeures. La première est que, si les marchandises et les capitaux, et, pire encore, les services, circulent librement, les autres domaines de souveraineté se trouvent nécessairement érodés, notamment du fait du dumping social et du dumping fiscal entre pays et du grignotage progressif des services publics avec l’entrée des concurrents privés (qu’on pense aux répercussions possibles de la directive Bolkestein, même sous une forme atténuée…). Ce sont donc le marché unique et l’euro unique qu’il faudrait remettre en cause. La deuxième est que le niveau d’intégration économique européenne est déjà très avancé, non tant à cause de l’ouverture des économies les unes sur les autres que du fait de la transnationalisation des grandes entreprises (la plupart sont implantées dans plusieurs pays européens, comme dans le reste du monde). Ce phénomène est, selon nous, le propre du capitalisme contemporain, bien plus que l’accroissement des échanges et même que la circulation des capitaux, en elle-même. Et il est incontournable, car il implique bien, par delà les jeux de mécano financier, des économies d’échelle, des synergies, des pouvoirs de marché de grande ampleur, où Marx aurait vu des formes de « socialisation des forces productives ». Face à ces mastodontes (dans la production, dans la distribution, mais aussi dans la finance), aucun pays européen n’est à même de faire le poids, notamment d’imposer des règles sociales ou d’orienter des stratégies (une politique industrielle), car les capitaux iront toujours vers les cieux qui leur sont plus favorables. C’est pourquoi la solution du dilemme européen ne nous semble pas dans un retour vers les bases nationales, mais dans un mouvement vers une intégration limitée (limitée quant aux domaines - les services publics notamment s’en trouvant exclus -, mais aussi sans doute quant à l’aire géographique - dans l’optique d’une Europe à plusieurs cercles), ce qui suppose évidemment des ruptures profondes avec l’Europe telle qu’elle est, y compris au niveau des institutions politiques.
Ces lignes ne donnent qu’un bref aperçu d’un essai très stimulant, parcouru de remarques précieuses, nourri de références originales, où l’on retrouve le propre des ouvrages de Denis Collin, outre la qualité du style : cette façon d’articuler des considérations théoriques et philosophiques avec un souci du réel et du concret qui force constamment à la réflexion.
Denis Collin, Revive la République ! Armand Collin, 2005, 231 p.
Tony Andréani - pour Utopie Critique

mercredi 18 janvier 2006

Arendt , Marx et le problème du travail

Un aperçu critique de "Condition de l'homme moderne"

La pensée de Hannah Arendt constitue sans aucun doute une des pensées fortes de ce siècle, même si la communauté philosophique (il vaudrait mieux parler ici des institutions qui gouvernent la discipline philosophique) lui accorde une place encore marginale. Hannah Arendt disait, parlant d'elle-même, " I don't fit. " En dépit de sa formation classique impeccable, en dépit de ses rapports avec Heidegger et Jaspers, elle est restée longtemps en dehors des grands courants de la philosophie contemporaine, bien qu'à l'évidence les choses aient commencé à changer.
Si ses analyses sur le système totalitaire (dernier volume des "Origines du totalitarisme") ont eu, malgré tout, un certain retentissement chez les sociologues et les spécialistes de sciences politiques, ce n'est peut-être pas qu'il y a de plus original chez Hannah Arendt. Les discussions chez les marxistes antistaliniens entre les années 30 et les années 50 sont, de ce point de vue, d'une richesse trop sous-estimée et la tentative de H. Arendt de conduire un parallèle systématique entre stalinisme et nazisme souffre de graves défauts de logique, défauts qui sont d'autant plus visibles qu'elle refuse les amalgames faciles devenus si courants dans la littérature d'aujourd'hui, style "Livre Noir Du Communisme". Cependant "le Système totalitaire" ne constitue que la troisième partie d'un ensemble qui comprend aussi les essais sur "L'antisémitisme" et "L'impérialisme", œuvres à bien des égards passionnantes. Et les considérations sur l'État-nation et sa décomposition permettraient sans doute d'éclairer les débats contemporains sur la mondialisation et la dilution des pouvoirs des États.
Mais Hannah Arendt ne s'en tient pas à la théorie politique. Ses articles sur "La crise de la culture" -- devraient être impérativement recommander à tous nos réformateurs de l'enseignement. Dans "La condition de l'homme moderne" qui constitue une confrontation stimulante avec la pensée de Marx sur un de ses points les plus ambigus, elle s'attaque au problème du travail et de sa place dans la hiérarchie des activités humaines.
Il me semble d'autant plus intéressant de revenir sur cette question qu'une partie importante des travaux publiés récemment sur le thème de la " fin du travail " s'inspirent souvent des analyses de "La condition de l'homme moderne". Parfois, il s'agit même d'un pillage presque systématique quoique non avoué. Mais un pillage qui évacue les problèmes posés par Hannah Arendt pour s'en tenir à un exposé squelettique de ce qu'on prend pour ses thèses. Je laisserai de côté ces développements récents -- traités dans mon livre sur "La fin du travail et la mondialisation" -- pour m'en tenir à la question centrale de l'analyse du travail et de la confrontation avec Marx. Je voudrais montrer que les thèses de Hannah Arendt sont tout à la fois stimulantes -- elles tranchent dans le vif de l'économisme et du scientisme dominants -- mais aussi redoutablement ambiguës, qu'elles peuvent nourrir une critique pertinente de la modernité aussi bien qu'une impuissante nostalgie d'un monde à jamais disparu de l'artisanat et de la claire séparation de genres de vie. Je chercherai, à partir de là à mieux éclaircir le rapport en Arendt et Marx - Hannah Arendt prend Marx au sérieux mais je crois qu'elle reste prisonnière d'une lecture marxiste assez orthodoxe qui la conduit souvent à attaquer Marx là où elle est, de fait d'accord avec lui.

La crise du travail

Le prologue de la Condition de l'homme moderne pourrait être écrit aujourd'hui. Après avoir souligné la portée philosophique considérable de la conquête de l'espace, Hannah Arendt écrit : " Plus proche, également décisif peut-être, voici un autre événement non moins menaçant. C'est l'avènement de l'automation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l'humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l'asservissement à la nécessité. Là, encore, c'est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d'être délivré des peines du labeur ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l'histoire. Le fait même d'être affranchi du travail n'est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité. A cet égard, il semblerait simplement qu'on s'est servi du progrès scientifique et technique pour accomplir ce dont toutes les époques avaient rêvé sans pouvoir y parvenir. "
Hannah Arendt fait référence ici à une tradition, qu'on peut faire remonter à l'Antiquité grecque, dans laquelle le travail est dévalorisé et considéré simplement comme le genre d'activité propre aux esclaves. Il s'agit pour elle, non de restituer la conception grecque, mais de prendre appui sur cette tradition pour la faire jouer comme un outil critique de la condition de l'homme moderne. On trouve, en effet, des tentatives d'explication de cette conception du travail chez les grands auteurs de la philosophie grecque classique. Ainsi, dans un passage très embarrassé des Politiques, Aristote cherche à penser le problème de l'esclavage, se demandant si cette institution n'est pas contraire à la justice. Or l'argument central d'Aristote, ou, du moins, celui qui n'est jamais réfuté et reste le seul solide, est l'argument selon lequel on ne sait pas comment faire pour se passer de cette institution, indispensable à la vie de l'ensemble de la cité. Aristote évoque l'hypothèse que "les ingénieurs n'auraient pas besoin d'exécutants, ni les maîtres d'esclaves " si " les navettes tissaient d'elles-mêmes et les plectres jouaient tout seuls de la cithare." Mais cette idée, dans laquelle Marx voit une des manifestations du génie aristotélicien, lui paraît extravagante ; l'esclavage est donc reconduit comme une nécessité éternelle. Les hommes libres doivent savoir user judicieusement des esclaves s'ils veulent conserver leur temps libre, leur loisir au sens noble (la skolé), pour la philosophie et la vie publique. Si travailler, c'est vivre la condition de l'esclave, la liberté n'est donc possible que lorsqu'on mène une vie libérée de la contrainte du travail : cette idée ancienne viendra jusqu'à nos jours, portées par les anciennes classes dominantes (le travail est l'activité ignoble par excellence). On retrouve aussi cette idée chez Nietzsche et chez d'autres auteurs nostalgiques du passé grec et elle y est utilisée comme critique d'un monde moderne soumis à la rationalité technicienne. Pour cette raison même, la critique du travail comme étant, par essence, esclavage pourra se retrouver dans les mouvements anticapitalistes, par exemple, dans certains courants du socialisme utopique. Ainsi chez Fourier. Pour ces derniers courants - et Marx y puise en partie son inspiration - l'avantage de la technique et du développement de l'industrie moderne tient à ce qu'ils permettent d'envisager comme une possibilité réelle la construction d'une organisation sociale libérée du travail, d'une société dans laquelle, à la différence de la cité antique, laskolé, loin d'être le privilège d'une minorité pourrait être envisagée comme la skolé pour tous.
Mais la critique du travail opérée par Hannah Arendt ne s'inscrit pas dans cette filiation. Elle réfute l'optimisme qui voit dans l'automatisation moderne le moyen technique de la réalisation du grandiose projet de la skolé pour tous. En effet : " L'époque moderne s'accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier. C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c'est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d'aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l'homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et, parmi les intellectuels, il ne reste plus que quelques solitaires pour considérer ce qu'ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. "
Bien avant que l'expression soit à la mode, Hannah Arendt peut apparaître, ici, comme la véritable théoricienne de "l'horreur économique". Elle perçoit, avec un sens très aigu de la réalité historique, que le développement sans fin de la base productive du mode de production capitaliste, loin de mener au bonheur et à la satisfaction des besoins dans une société de loisirs et de consommation, ouvrira au contraire la voie à une crise qui ne sera pas seulement une crise économique classique mais une véritable crise de la vie humaine elle-même. Cette perception historique se fonde sur une conception originale du travail, ou, plus exactement sur la tentative de redonner vie et force à une conception que H. Arendt tire la philosophie antique, de Platon et Aristote à saint Augustin.
Il faut donc commencer par la critique sans concession de la conception moderne qui subsume sous le travail à peu près toutes les sortes d'activités, tous les genres de la vie active, qu'il s'agisse du travail agricole, de l'ouvrage des artisans, de la vie politique ou de l'activité intellectuelle pure. H. Arendt ne se contente pas de tailler dans cette confusion et de reconstruire des séparations conceptuelles entre les divers genres de vie. Elle articule ces séparations conceptuelles sur un système de trois partitions, ou de trois dichotomies, hiérarchiquement ordonnées. Mais ce qui constitue le nœud où s'articulent ces dichotomies, le point central qui donne son sens à tous les autres développements, c'est la tentative de faire table rase de toute la philosophie moderne du travail, dont Hannah Arendt postule qu'elle est commune aux économistes classiques anglais et à Marx. Mais comme cette conception moderne du travail est articulée à la conception de la science qui domine à partir de Galilée, Descartes et Newton, c'est bien la remise en cause des " sciences européennes " qui se profile. Évidemment, dans tout cela on trouvera de nombreux thèmes dont la filiation avec la pensée de Heidegger n'est pas douteuse. Mais c'est là une généralité trop vague pour être utile et pour caractériser ce qu'accomplit véritablement Hannah Arendt. Du reste, si on peut dire que Heidegger vise trop large quand il parle de la technique et du travail et, finalement, manque son but, Hannah Arendt, au contraire, tente d'éviter ces généralités sans contenu pour s'attaquer de front à notre condition, dans ce qu'elle a de tout à fait spécifique à notre époque.

L'action

Cette confusion entre les divers genres d'activité a des origines philosophiques lointaines : la tradition platonicienne ou chrétienne, en donnant l'importance décisive à l'opposition de la vie active et de la vie contemplative a tendu, par contrecoup, à effacer la différence entre les divers genres d'activités de la vie active, puisque, en dépit de leurs différences, ces divers genres de vie appartenaient à une sphère inférieure, renvoyaient aux parties de l'âme les moins nobles. De même, la traduction de la définition de l'homme selon Aristote comme " zoon politikon " par " animal social " et non " animal politique " efface toutes les frontières entre les diverses formes de la " vie sociale " en général et dissout la spécificité de la cité dans toutes les autres formes d'association : il n'y aurait plus de distinction de nature entre la cité, comme entité proprement politique, et n'importe quelle sorte d'association créée pour des buts particuliers. Ces confusions sont menées à leur point culminant dans la conception moderne qui fait du travail la valeur suprême, à quoi se ramènent toutes les activités sociales, pour autant qu'elles aient une valeur ; ainsi la conception moderne, par exemple, valorise l'action de l'homme politique en l'assimilant à un travail, et non parce qu'il serait en soi noble de s'occuper des affaires de la cité.
Schématiquement, H. Arendt distingue, au sein de la vie active, une première division essentielle entre les activités qui concernent le domaine public et celles qui ont trait à la vie privée ; elle rappelle que ce domaine privé, pour les Anciens, loin d'être comme pour nous celui de la réalisation du bonheur individuel, était essentiellement celui du besoin, de la nécessité imposée pour reproduire les conditions de la vie humaine. Le domaine public, au contraire, est celui de l'action, celui dans lequel l'individu libre peut se consacrer aux affaires publiques, celui des rapports entre égaux, celui dans lequel seulement il est possible de parler du bonheur , celui enfin dans lequel chaque homme peut entrer dans la mémoire de la communauté et gagner ainsi sa part d'immortalité. Il est donc clair que mener une vie uniquement privée, c'est, dans ce contexte, mener une vie privée de l'essentiel, car l'essentiel, pour une vie humaine, réside dans cette vie publique, dans cette vie où les hommes entrent en rapport les uns avec les autres par la médiation du langage et non par la médiation des choses. En effet, et je crois que, sur ce point, les analyses de Hannah Arendt restent tout à fait pertinentes, l'action publique ne peut pas, en droit, être assimilée à un travail. Cette assimilation dans le monde moderne en dit long sur nos représentations de la vie et renvoie à une conception de la vie sociale qui tend à exclure le politique en tant que tel. L'action, au sens de H. Arendt, est ce qu'on pourrait appeler un " agir communicationnel ". Or la caractériser comme travail, c'est l'assimiler à l'activité qui porte sur les choses et c'est donc transformer la vie politique en une technique, un savoir-faire, reposant éventuellement sur une science, dont l'objet est une société réifiée, transformée en chose. On connaît la formule de Saint-Simon, reprise par Marx, " passer du gouvernement des hommes à l'administration des choses ", ce qui est la formule même de la technocratie.
L'analyse de Hannah Arendt présente une faiblesse qui tient à son idéalisme ; les évolutions de la réalité sociale, l'assimilation de l'action au travail, l'abolition des séparations traditionnelles entre les divers modes d'activité, sont expliquées, d'une part, par des références vagues au " monde moderne " en général et, d'autre part, par les confusions de ses théoriciens, les économistes classiques anglais ou Marx. Or, la destruction des structures traditionnelles de l'activité n'est pas le propre du monde moderne en général, car le " monde moderne ", ça ne veut rien dire de précis ou, plus exactement, ça englobe trop de choses, Galilée, Molière, la Compagnie des Indes orientales, l'Encyclopédie, la démocratie, le " totalitarisme ", la physique quantique et des tas d'autres choses encore. S'il y a destruction des structures traditionnelles de l'activité, c'est la conséquence du développement du mode de production capitaliste et c'est Marx qui, le premier, en a donné une analyse historique précise.
Considérons d'abord le rapport entre la vie active et la vie contemplative. La science était pour les Anciens essentiellement théoria, c'est-à-dire contemplation ; elle tenait sa valeur de ce qu'elle était séparée de toutes les nécessités de la vie pratique ; cet idéal grec s'est maintenu assez longtemps et il y a encore quelques savants qui osent s'affirmer partisans de la science désintéressée. Le mode de production capitaliste se caractérise, au contraire, par l'intégration de la science aux besoins de la production. La rupture de la science et la philosophie est rendue nécessaire pour orienter la science exclusivement vers les besoins pratiques, directement opératoires. Dans la conception ancienne, sage, savant et philosophe représentaient trois dénominations pour un seul et même personnage. Dans le monde moderne, le savant doit être un ingénieur. La science est soumise aux principes de la division du travail et le savant doit produire des résultats qui peuvent être incorporés au fonctionnement de la production. De la même façon, si on reprend la définition que Tony Andréani donne du politique, comme " espace où s'effectue en dernier ressort la reproduction/transformation du système social " , l'action politique se trouve ainsi structurellement intégrée au fonctionnement d'ensemble du mode de production capitaliste. Pour un capitaliste, l'homme politique n'est pas un homme libre qui, par son action, assure son immortalité dans la mémoire des hommes ; c'est quelqu'un qui doit remplir des fonctions techniques, en assurant le maintien de l'ordre, en facilitant les échanges et en participant ainsi à la diminution des faux frais de la production. Les hommes politiques eux-mêmes ont si bien intégré cette conception que les organisations politiques sont de plus en plus souvent présentées comme des entreprises qui assurent des productions et des services et qui, sur le plan comptable comme sur celui de l'évaluation des actions publiques, doivent être soumise aux mêmes normes que l'entreprise.
Quand Hannah Arendt écrit que la fin du travail pour une société de travailleurs est la pire des choses qu'on puisse imaginer parce que nous ne savons plus rien des activités plus hautes et plus élevées pour lesquelles il vaudrait la peine de se dispenser de travail, c'est bien cette situation qu'elle vise. Mais cette appréciation pessimiste est fort contestable : la plupart des individus savent bien qu'il existe des activités plus élevées que celles que dictent les contraintes de la reproduction des conditions de la vie ; l'expansion de la vie associative, par exemple, aussi varié et aussi confus que cela puisse apparaître, exprime bien cette recherche d'espaces où peut se déployer la véritable liberté qui suppose une activité désintéressée. Hannah Arendt était une admiratrice de la révolution des conseils ouvriers hongrois de 1956, et le " conseillisme " de Rosa Luxemburg a toujours eu une influence souterraine sur sa conception de la démocratie : elle pouvait donc parfaitement apprécier combien était puissante, dans les masses populaires, cette aspiration à retrouver le vieux sens de l'action, comme action politique libre. Le mouvement ouvrier est né tout simplement de cette constatation que la vie humaine vraiment digne d'être vécue ne pouvait se réduire à la simple reproduction des conditions de la vie. Les grèves débutent toujours pour des motifs immédiats d'ordre matériel, mais elles comportent une dimension morale et politique qui va bien au-delà de ces motifs immédiats : on ne se fait pas trouer la peau pour quelques centimes d'augmentation.
Hannah Arendt présente ainsi comme un mouvement général inéluctable, déterminé par des causes métaphysiques mystérieuses - un changement de notre rapport au monde - ce qui est l'enjeu d'un combat, de l'affrontement entre deux tendances contradictoires. Le mode de production capitaliste tend à soumettre à sa loi toutes les sphères de la vie sociale, y compris celles où les individus croient agir librement ; mais loin d'être une fatalité, cette situation est précisément l'enjeu central, le plus fondamental, de tous les mouvements sociaux ou de tous les mouvements qu'on pourrait appeler du terme général de " mouvements antisystémiques ". L'histoire du mouvement ouvrier est d'une part l'histoire d'une longue lutte pour limiter l'emprise du " travail dicté par la nécessité et les fins extérieures " (Marx) sur la vie individuelle des prolétaires. Mais elle est en même temps l'histoire de la construction par les ouvriers de leur propre espace public, de leur autonomie au sein même de la société capitaliste. On remarquera aussi que c'est précisément cette question de l'autonomie de l'espace politique qui a constitué la première ligne de démarcation entre le " parti Marx " et les proudhoniens ; ces derniers s'opposent à Marx en affirmant que l'action politique n'est qu'une pure duperie et que la modification des conditions économiques, à l'intérieur même de la sphère économique, constitue l'alpha et de l'oméga de la lutte des classes.
A ces remarques près, je veux bien reprendre la distinction de Arendt entre la sphère de l'action et la sphère de la production des conditions de la vie. Un peu plus loin, j'essaierai de montrer que cette distinction est compatible avec la manière dont Marx voit l'avenir du travail dans ses derniers textes.

Travailler et œuvrer

La distinction introduite par Arendt entre l'action, activité propre au domaine public, et la production des conditions de la vie elle-même, qui ressortit au domaine privé, se redouble d'une division à l'intérieur du domaine privé lui-même. Alors que nous avons tendance aujourd'hui à subsumer sous le concept de travail toutes les activités qui ont trait aux besoins humains, à la production et à la reproduction des conditions de la vie, H. Arendt souligne qu'il y a là une division fondamentale, tellement fondamentale qu'elle est inscrite dans la trame même de nos langues. En effet, les langues indo-européennes distinguent toutes ces deux genres d'activité, les couples labor/opus en latin, ponia/ergon en grec, arbeiten/werken en allemand, labour/work en anglais attestent de l'importance et de l'ancienneté de la division entre travailler et œuvrer.
Le travail est l'activité qui correspond au processus biologique le plus fondamental ; c'est, au sens le plus immédiat, ce que Marx appelle, de son côté, la reproduction de la vie. " La condition humaine du travail, c'est la vie elle-même " écrit H. Arendt. Mais c'est précisément pour cette raison que le travail ne peut en aucun cas représenter la valeur humaine la plus importante. Le travail n'est pas encore ce qui est spécifiquement humain ou plus exactement il correspond à la naturalité de l'homme, qui est pour H. Arendt la non-humanité de l'homme. Ce qui caractérise le travail, c'est qu'il est une activité cyclique, une activité qui ne connaît jamais de fin, une activité épuisante, toujours à recommencer, parce que le besoin biologique revient de manière cyclique et parce qu'en permanence la nature menace d'envahir et de submerger le monde humain.
Hannah Arendt présente son analyse du travail comme une critique des thèses de Marx, bien qu'elle refuse de joindre sa voie aux " antimarxistes professionnels ". La critique de Marx porte d'abord sur son refus de la distinction essentielle entre travail et œuvre, cette distinction qu'on peut trouver chez Aristote opposant l'artisan, celui qui œuvre avec le savoir-faire de ses mains et ceux qui " tels les esclaves et les animaux domestiques pourvoient avec leur corps aux besoins de la vie ", ou chez Locke quand il sépare " le travail de nos corps " et " l'oeuvre de nos mains ". H. Arendt affirme que les Anciens ne méprisaient pas le travail parce qu'il était effectué par les esclaves. C'est plutôt à l'inverse qu'il faut comprendre les choses : c'est parce que travail était considéré comme quelque chose de méprisable que l'esclavage a été institué. Il fut en effet d'abord " une tentative pour éliminer des conditions de la vie le travail " . Du même coup, l'incompréhension de la théorie de la nature non humaine de l'esclave (animal laborans) telle qu'on la trouve chez Aristote, peut s'éclairer. Aristote ne niait pas que l'esclave fût capable d'être humain. " Il refusait de donner le nom d'hommes aux membres de l'espèce humaine qui étaient soumis à la nécessité ". H. Arendt, évidemment, ne reprend pas directement les thèses d'Aristote à son compte, mais, par l'importance qu'elle accorde à ces réflexions, elle indique clairement que le travail est considéré fondamentalement comme un esclavage ; non pas le travail salarié, le travail de l'esclave ou le travail du serf, non pas donc le travail dans tel ou tel mode de production, mais le travail général, le travail dans son essence en tant que composante fondamentale de la condition humaine. Si le travail est vital, il s'agit, note encore H. Arendt, de la vie au sens biologique, de la vie en tant qu'elle distingue les êtres vivants des choses inertes, bref de ce que les Grecs appelaient zoé ; mais la vie humaine (bios), cet espace de temps tissé des événements qui s'intercalent entre la naissance et la mort, de ces événements qui peuvent être racontés, unis dans un récit, la vie, donc, en ce deuxième sens, proprement humain, la vie en ce deuxième sens ne s'exprime pas dans le travail.
L'œuvre, pour Hannah Arendt, est exactement l'antagoniste du travail. Elle est l'humanité de l'homme comme homo faber, ce par quoi le monde dans lequel l'homme vit est un monde humain, un monde où la marque de l'homme est repérable, y compris dans ce qui peut être pris comme nature. " L'oeuvre fournit un monde artificiel d'objets. [...] La condition humaine de l'oeuvre est l'appartenance-au-monde. " L'opposition du travail et de l'œuvre, c'est, au fond, l'opposition entre le travail du chasseur et de l'agriculteur et celui de l'artisan, entre celui qui, bien que sous une forme modifiée, est encore soumis au processus biologique, semblable en cela encore aux animaux, et l'homme dont l'activité est " artifice " et, donc, la marque propre de l'humanité.
A la différence du travail cyclique, l'œuvre est un processus qui a un terme. Elle suppose un projet, lequel s'achève dans un objet qui possède une certaine durée, un objet qui possède sa propre existence, indépendante de l'acte qui l'a produite. Le produit de l'œuvre s'ajoute au monde des artifices humains. " Avoir un commencement précis, une fin précise et prévisible, voilà qui caractérise la fabrication qui, par ce seul signe, se distingue de toutes les autres activités humaines. " Il ne s'agit pas ici d'une remarque faite en passant ; cette caractéristique de l'oeuvre est de la plus haute importance. En effet,
(1) Elle définit l'œuvre comme l'objectivité de la vie humaine qui s'oppose à ce que H. Arendt appelle la subjectivisation de la science moderne qui ne fait que refléter la subjectivisation plus radicale encore du monde moderne. "
(2) Elle est ce qui fait de l'œuvre l'indispensable moyen de la sécurité de la vie humaine : l'œuvre est ce qui constitue le monde artificiel indispensable pour accueillir la fragilité de la vie humaine.
Or " cette grande sécurité de l'œuvre se reflète dans le fait que le processus de fabrication, à la différence de l'action, n'est pas irréversible : tout ce qui est produit par l'homme peut être détruit par l'homme, et aucun objet d'usage n'est si absolument nécessaire au processus vital que son auteur ne puisse lui survivre ou en supporter la destruction. L'homo faber est bien seigneur et maître, non seulement parce qu'il est ou s'est fait maître de la nature, mais surtout parce qu'il est maître de soi et de ses actes. [...] Seul avec son image du futur produit, l'homo faber est libre de produire, et, de même, confronté seul à l'œuvre de ses mains, il est libre de détruire. " C'est là, assurément, un passage étonnant. Si l'action, la praxis, constitue le genre de vie le plus conforme à l'homme en tant qui cherche l'immortalité et veut agir conformément à sa nature , à son tour l'œuvre présente, par certains côtés, une véritable supériorité puisque, premièrement, elle est vraiment la condition la plus essentielle non pas tant de la vie que de ce qui fait que la vie humaine est humaine ; et, deuxièmement, l'œuvre exprime la liberté humaine.
Cependant, remarque encore H. Arendt, si les penseurs de l'Antiquité établissent la différence entre travail et œuvre, ils la négligent en pratique, parce qu'ils sont dominés par l'opposition entre le domaine public et le domaine privé. L'époque moderne en renversant la hiérarchie ancienne ne peut pas plus distinguer homo faber et animal laborans. Ainsi, H. Arendt définit-elle une problématique originale, non point tant parce qu'elle vise à rendre son importance à une distinction pensée et oubliée des Anciens et déniée des Modernes, que parce qu'elle retravaille cette distinction pour son propre compte en lui faisant subir des inflexions décisives qui la rendront apte à donner une grille d'interprétation de la condition de l'homme moderne.
La distinction entre travail et œuvre a évidemment un caractère stratégique dans l'analyse de H. Arendt : cette analyse établit la véritable hiérarchie des genres d'activités au sein de la production des réquisits de la vie humaine, et, ipso facto, c'est en fonction de ce système de valeurs que sont évaluées les conditions modernes de la production. Or, pour H. Arendt, ce qui caractérise la manière moderne de fabriquer les objets qui constituent notre monde artificiel, c'est précisément qu'elle s'accomplit sur le mode du travail. Le procès de production dans la société industrielle (capitaliste) moderne produit effectivement des objets et peut donc ainsi être rabattu sur la catégorie de la fabrication ou de l'œuvre. Mais dans ce procès, l'individu agissant travaille, au sens que H. Arendt donne à ce mot : c'est pour lui une activité qui n'a ni début ni fin assignable parce que le travailleur ne peut jamais se rapporter au produit de son activité comme à son œuvre. En effet, l'activité de l'ouvrier moderne présente les caractères suivants :
  • l'ouvrier produit des objets dont il ignore la forme ultime - s'il la connaît, c'est de manière contingente, cette connaissance n'est pas nécessaire à l'accomplissement de sa tâche.
  • les outils ne sont plus que des instruments de mécanisation du travail et H. Arendt souligne la différence essentielle qui s'installe progressivement entre outil et machine (l'outil prolonge la main qui le guide, alors que la machine utilise la main comme un moyen).
  • il est impossible de distinguer clairement les moyens et les fins, alors que pour l'homo faber cette distinction est indiscutable.
  • l'automatisation ne fait que pousser à leur terme toutes ces tendances. Dans ce mode de production, " la distinction entre l'opération et le produit, de même que la primauté du produit sur l'opération (qui n'est qu'un moyen en vue d'une fin) n'ont plus de sens. "
Ainsi, dans le monde moderne, la différence, essentielle, entre travail et œuvre tend à disparaître, l'œuvre étant résorbée dans le travail, constatation que Marx fait à sa manière à la suite des économistes anglais : le mode de production capitaliste s'instaure sur la base de la destruction de l'artisanat et de l'organisation sociale dont l'œuvre était le but. La transformation de l'œuvre en travail exprime ainsi, selon H. Arendt, la pénétration des forces naturelles dans le monde des artifices humains et cette pénétration " a brisé la finalité du monde. " L'automatisation transforme en effet la fabrication en un processus naturel, si on appelle naturel ce qui est spontané, ce qui se fait sans l'intervention de l'homme. Ainsi, la discussion sur le machinisme se serait égarée, en cherchant à distinguer les bons services et les mauvais effets des machines. " Il ne s'agit donc pas tellement de savoir si nous sommes les esclaves ou les maîtres de nos machines, mais si nos machines servent encore le monde et ses objets ou si au contraire avec le mouvement automatique de leurs processus elles n'ont pas commencé à dominer, voire à détruire le monde et ses objets. "
La condition de l'homme moderne est ainsi marquée par la destruction potentielle de l'œuvre, c'est-à-dire de l'objectivité, au profit d'un processus naturel qui finit par expulser l'homme lui-même. Autrement dit, la grande erreur de la philosophie du travail des Modernes a été de nier la spécificité de l'œuvre et de présenter le triomphe du travail sur l'ancien monde de la production artisanal à la fois comme le développement normal de la fabrication et comme un progrès ouvrant la voie à une maîtrise accrue de l'homme sur la nature. C'est pourquoi H. Arendt affirme qu'il y a un socle commun aux classiques (Smith par exemple) et à Marx, par exemple dans leur conception de la fertilité du travail et dans leur commun mépris du travail improductif. Il serait nécessaire de montrer en quoi cette position repose sur une interprétation biaisée et des classiques et de Marx, interprétation abusive nécessaire, pour H. Arendt si elle veut conserver la cohérence de son schéma explicatif. Ainsi, l'exemple du travail improductif a été assez mal choisi, d'abord parce que la question de la distinction du travail productif et du travail improductif reste chez Marx une source de grandes difficultés. Ensuite parce que Marx ne reprend pas purement et simplement la distinction de Smith ; il montre comment cette distinction fonctionne à l'intérieur du mode de production capitaliste mais ne fait pas de cette forme particulière une forme générale, anhistorique de la distinction entre travail productif et travail improductif. Dans un passage qui doit être pris cum grano salis, Marx dit clairement : "Le concept de travail productif (partant, de son contraire, le travail improductif) repose sur le fait que la production capital est production de plus-value, et que le travail qu'elle emploie est du travail producteur de plus-value." Marx continue par une digression comique sur le criminel producteur de crimes et de droit criminel, passage qui est là avant tout pour montrer l'imbécillité des préjugés et des prêchi-prêcha des économistes apologétiques. Parler comme H. Arendt de mépris de Marx pour le travail improductif, mépris qu'il aurait en commun avec A. Smith, c'est encore une fois se tromper du tout au tout sur la lecture de Marx.
On pourrait également montrer que, sur de nombreux points, il n'y a pas, entre les analyses de Marx et celles de Hannah Arendt, le fossé qu'elle tend à creuser. Ce qui pose problème chez H. Arendt, c'est la transformation de l'opposition entre travail et œuvre en une opposition absolue à laquelle elle donne un caractère métaphysique, puisqu'il s'agit de l'opposition de la nature et du monde de l'homme et qu'elle fait de la domination moderne du travail une destruction du monde de l'homme et une remise en cause de son appartenance au monde. Par conséquent, cette opposition absolue ferme toutes les issues. D'un côté, la soumission de la fabrication à l'automatisation prépare la catastrophe d'un monde de travailleurs sans travail. D'un autre côté, tout espoir d'échapper à cette catastrophe doit être abandonné puisque l'idée marxienne de l'émancipation du prolétariat repose sur une erreur radicale concernant l'essence du travail. Comme, par ailleurs, il est impossible de retourner en arrière, de revenir à l'antique séparation des genres de vie, la seule issue est dans une tentative purement intellectuelle de restaurer une échelle de valeurs plus conforme à la dignité de l'esprit humain.
Ainsi, en dépit de la fécondité de beaucoup de ses analyses, Hannah Arendt est conduite dans une impasse théorique et pratique, dont les auteurs récents, spécialistes en matière de "fin du travail", ne sont pas sortis. Or, cette impasse découle de deux erreurs centrales :
(1) l'opposition entre travail et œuvre est pensée comme opposition absolue alors qu'elle n'a qu'un caractère relatif ; elle peut être éclairante, à condition de n'en point faire le schéma explicatif unique.
(2) il est impossible de comprendre sérieusement la condition de l'homme moderne au travail en faisant abstraction des rapports sociaux déterminés dans lesquels elle se situe.
Considérons d'abord le premier point. La réduction du travail au cycle vital, ou encore la réduction de l'homme à l'animal laborans, n'est pas le fait de Smith ni de Marx. C'est d'abord le fait de Hannah Arendt qui se refuse à analyser la différence essentielle entre les activités par lesquelles l'animal assure sa survie et sa reproduction et la manière dont l'homme produit les conditions de sa vie et produit ainsi, " indirectement " dit Marx, sa vie elle-même. Ce qui caractérise le travail humain, au sens courant du terme (et non au sens restreint que lui donne H. Arendt), c'est qu'il est production. Ce terme, si on suit Marx, est précisément l'unité de deux aspects contradictoires. " Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature. L'homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d'une puissance naturelle. Les forces dont le corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s'assimiler les matières en leur donnant une forme utile à sa vie. " Marx définit donc bien ici le travail comme condition naturelle de l'homme à la manière de Arendt. Mais il ajoute qu'il ne faut pas s'en tenir à cette forme purement instinctive. En effet, " Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celle du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volonté. " Ce passage est très connu, mais il pourrait être appuyé par des dizaines d'autres du même genre. Marx y définit le travail dans ce qu'il a de spécifiquement humain comme fabrication et la polémique que mène Arendt contre Marx est ainsi, pour une large part, dénuée de fondement.
Produire ses conditions de vie pour l'homme, c'est donc à la fois travailler et fabriquer au sens de Hannah Arendt. C'est à la fois pourvoir avec son corps aux besoins de la vie et oeuvrer avec ses mains. Si, d'ailleurs, on s'échappe des considérations métaphysiques générales, on peut facilement voir que toute activité fabricatrice comporte une large part de travail, de pure peine, d'incessante lutte contre l'envahissement du procès de production par les forces naturelles. Inversement, il n'y a pas de travail pur, au sens de Hannah Arendt, sauf quand l'homme est réduit en esclavage dans le but de servir de moteur, de simple source d'énergie, comme aux galères ou quand les esclaves étaient utilisés pour actionner les machines archaïques. Il est d'ailleurs très curieux que H. Arendt ne s'aperçoive même pas que la séparation stricte entre travailler et œuvrer correspond en réalité à une séparation sociale propre à tous les systèmes esclavagistes antiques et que c'est précisément la généralisation du travail " libre " qui tend à abolir cette distinction. Ou plutôt, si H. Arendt perçoit l'existence d'un lien entre l'esclavage et le mépris dans lequel les Grecs tenaient le travail, c'est un lien compris sur un mode entièrement idéaliste : l'institution de l'esclavage découlerait du mépris grec à l'égard du travail...
Il y a aussi, semble-t-il, dans l'analyse de H. Arendt, une méconnaissance de la réalité de la production moderne, méconnaissance compréhensible car l'époque où elle écrit La condition de l'homme moderne est celle de l'apogée du taylorisme et du " travail en miettes ". Cette méconnaissance repose aussi sur une des faiblesses majeures de la tentative de Hannah Arendt, à savoir la tentative d'écrire quelque chose de pertinent sur le travail comme condition de l'homme moderne sans s'appuyer sur des études empiriques. Ainsi, elle ne saisit pas l'essence du machinisme dans lequel elle ne voit qu'un accélérateur du travail, alors que le travailleur change de position à l'égard du procès de travail . Elle se contente de constater d'ailleurs que les robots ménagers travaillent moins bien qu'une bonne, ce qui est un point de vue assez étroit pour juger de l'évolution technique de notre siècle. Mais, de manière significative, elle manque totalement ce qui se passe dans l'agriculture. Elle y verrait pourtant comment le travail soumis au rythme biologique fait place à une activité de type industriel, dans laquelle la peine du paysan est remplacée par l'habileté et la connaissance du pilotage scientifique et technique du fermier moderne. Loin de se soumettre au processus biologique, le fermier moderne est un véritable fabricant, un fabricant de produits qui pour certains seront consommés rapidement, mais pour d'autres seront aussi des produits durables (par exemple dans les productions destinées à l'industrie ). De plus, et de tous temps cela a été vrai, le travail agricole, bien qu'il vise directement les besoins biologiques humains, construit indirectement le monde humain qui ne se compose pas que de choses produites par les artisans, mais comprend aussi des paysages, des routes, des chemins, etc. qui rendent la campagne tout simplement habitable et dont que la nature que nous connaissons le plus souvent est une nature humanisée. Tout cela, Hannah Arendt le reconnaît parfois. Ainsi elle admet que " le travail apporte aussi à la nature quelque chose de l'homme " mais c'est pour ajouter que les choses produites par le travail " ne perdent jamais complètement leur naturalité complètement leur naturalité : le grain ne disparaît pas dans le pain comme l'arbre dans la table. " Ces remarques sont tout à fait arbitraires et ne visent qu'à maintenir une thèse qui prend eau de toutes parts. On peut facilement rétorquer à Hannah Arendt que la trace du grain de blé dans un biscuit a totalement disparu alors que la trace de l'arbre, de ses veinures et de ses noeuds est toujours bien visible dans le meuble en bois brut et que les pierres dont sont faites les maisons gardent toujours leurs propriétés naturelles. Mais cette discussion sans fin serait dépourvue de sens si elle ne révélait chez Hannah Arendt la persistance d'un préjugé vitaliste qu'elle reprend, sans jamais s'interroger à son sujet, dans l'ontologie aristotélicienne. Ce qui est naturel, pour Hannah Arendt, c'est ce qui appartient " au monde de la génération et de la corruption ", ce qui croit, vit et meurt, ce qui est proprement de l'ordre de la physis au sens grec, à quoi s'oppose la matière brute inanimée, qui doit être informée par la main de l'homme.
Sans quitter le domaine de l'industrie, il faut aussi remarquer, avec H. Arendt, que les robots et les machines automatiques, bien qu'ils servent le travail, sont cependant des produits de l'œuvre. Mais cette remarque est incohérente avec le reste de l'argumentation de Arendt, puisque les robots sont également produits de manière industrielle par les dispositifs automatisés. En outre, l'automatisation et le développement des robots contiennent, en puissance - même si ce n'est pas ce qui se passe effectivement, en raison des rapports sociaux qui séparent le producteur des moyens de production - une véritable révolution qui peut réduire massivement le travail au sens de Arendt pour faire place à nouveau à l'œuvre. La machine automatique moderne, et non les automatismes frustres qui marquent la grande industrie tayloriste, élimine la pure dépense de peine sans commencement ni fin pour dégager la place à l'activité de planification et de pilotage ou de commande, c'est-à-dire à l'activité orientée en vue d'une fin consciente. Qu'il s'agisse d'une activité ne demandant plus une habileté manuelle précise mais une connaissance technique élevée ne change rien à cette évolution, bien au contraire.
En ce qui concerne le second point, il est parfaitement clair que, pour partie, les raisons que Hannah Arendt avance à l'appui de sa thèse concernent non pas le machinisme et l'automatisation en général mais le machinisme et l'automatisation dans le mode de production capitaliste. Ainsi la confusion des fins et des moyens dans le processus de production n'existe que pour l'ouvrier transformé en serviteur de la machine ; l'entrepreneur capitaliste, au contraire, sait très bien que le processus de production a pour fin la production d'objets qu'il faudra vendre. Évidemment, ces objets sont à leur tour, pour le capitaliste, des marchandises et ils ne sont donc que des moyens d'accumuler du capital en réalisant la plus-value, mais, dès qu'on est entré dans la production marchande, il en va déjà ainsi. Car, à moins de sombrer dans un mystique obscurantiste du travail manuel, le fait de passer des outils anciens du forgeron aux machines à usiner automatiques, par exemple les machines-outils à commande numérique, n'est pas une transformation de la situation ontologique. La véritable transformation est d'ordre social : elle est celle qui a transformé le travailleur indépendant possesseur de ses moyens de production et donc maître de l'ensemble du processus de fabrication en un prolétaire moderne contraint de se vendre pour vivre. Ce n'est pas la machine qui empêche l'ouvrier de maîtriser l'ensemble du processus de fabrication, ce sont les rapports sociaux de production. Bien sûr, les moyens techniques du travail ne sont pas indifférents, et ce n'est pas par hasard si Marx répète que le machinisme est la forme adéquate du capital fixe. Mais l'étude des développements à l'intérieur du mode de production capitaliste ne doit pas conduire à escamoter ce premier changement décisif qu'a été l'expropriation du travailleur individuel au profit du capitaliste.

Une société de consommation ?

L'élimination de toute référence aux structures sociales conduit H. Arendt à passer de la critique du travail à la critique de la société de consommation. Si le monde moderne a réduit l'homme d'action et l'homme de métier au travailleur, l'animal laborans, c'est la destruction même du monde qui se profile à l'horizon, à travers le développement d'une société de consommation. Pour H. Arendt, en effet, " les loisirs de l'animal laborans ne sont consacrés qu'à la consommation, et, plus on lui laisse de temps, plus ses appétits deviennent exigeants, insatiables. " C'est pourquoi existe " la menace qu'éventuellement aucun objet du monde ne sera à l'abri de la consommation, de l'anéantissement par la consommation. " D'où provient cette menace ? La réponse de Arendt est d'une clarté terrifiante : " La désagréable vérité, c'est que la victoire que le monde moderne a remportée sur la nécessité est due à l'émancipation du travail, c'est-à-dire au fait que l'animal laborans a eu le droit d'occuper le domaine public " . Le caractère réactionnaire de ces propos saute aux yeux. Bien sûr, la société moderne n'est pas une société de consommation, elle reste une société dans laquelle la production tend toujours à se développer pour une consommation solvable beaucoup trop étroite : le développement d'une nouvelle misère dans les pays capitalistes les plus riches apporte un démenti cinglant aux thèses de Arendt. Sans parler de la misère endémique qui frappe des centaines de millions de personnes dans les pays les moins développés.
Quand H. Arendt parle de l'émancipation du travail comme si c'était un fait accompli, la confusion atteint un niveau supplémentaire. Ce qu'elle appelle " émancipation du travail " , c'est le fait que les préoccupations économiques ont envahi le domaine public, autrement dit que le mode de production capitaliste a intégralement soumis à ses besoins la sphère du politique et encadré toute action dans les limites que fixent les besoins de la reproduction du capital. Mais, précisément, la domination des préoccupations économiques est la domination des préoccupations concernant la circulation, et non la domination des préoccupations concernant la production. La circulation, en effet, semble avoir conquis une indépendance à peu près complète, alors même que la production disparaît de l'horizon des économistes - par exemple dans le passage de l'économie politique classique aux théories marginalistes et aux diverses écoles néoclassiques. Autrement dit, H. Arendt parle d'émancipation du travail là où s'effectue en réalité un processus qui tend à effacer la question même de l'émancipation du travail.
Encore une fois, l'élimination de toute analyse des rapports sociaux conduit H. Arendt à transformer l'apparence immédiate en réalité métaphysique. La pensée de Hannah Arendt n'a sans doute pas grand chose à voir avec la critique réactionnaire du mode de production capitaliste et pourtant, par la logique même de son analyse du travail, elle les rejoint dans une apologie de l'artisanat ancien, la dénonciation de la vie moderne et de la consommation, presque prête à entonner la ritournelle connue sur le " matérialisme sordide des masses ". On devrait pourtant rappeler que la recherche du bien-être matériel et l'amélioration du confort de la vie quotidienne est reconnu comme une préoccupation légitime par toute la tradition philosophique, ancienne aussi bien que moderne, que seule est condamnée la passion de l'argent pour lui-même, ce que Aristote appelle " chrématistique ". En outre, le développement de la " civilisation matérielle " va de pair avec le développement de la culture : le livre de poche ou le disque sont sans doute des produits typiques de la " société de consommation " qui n'ont pas la durabilité du livre de jadis et qui " profanent " l'œuvre d'art, au sens où on la concevait autrefois, mais le premier à commencer cette entreprise de profanation fut Martin Luther qui utilisa l'imprimerie et la Bible en langue vulgaire pour propager la révolution dans la chrétienté.
Au total, l'œuvre de Hannah Arendt se révèle contradictoire. Il y a une volonté d'introduire des distinctions conceptuelles précises, de redonner vie à la tradition philosophique pour comprendre le monde moderne. Il y a aussi la défense vigoureuse du sens de la vie publique et de l'action, c'est-à-dire de ce rapport direct entre les hommes qui ne se réduit pas aux rapports de production et d'échanges ; mais ces vues pénétrantes, qui constituent le point de départ d'une critique virulente de la condition de l'homme dans le mode de production capitaliste se combinent avec une incompréhension de la réalité concrète, l'hypostase de quelques traits de la réalité, transformés en absolus métaphysiques, et le refus de relier ces constatations à une analyse sérieuse des relations sociales dissimulées sous ces apparences - refus justifié indirectement, dans la dernière partie de La condition de l'homme moderne, par la critique des sciences sociales.
Si le travail de H. Arendt est important, ce n'est pas seulement par sa valeur intrinsèque ; c'est aussi et surtout parce qu'il démontre de manière presque chimiquement pure comment la critique du travail en général, considéré de manière abstraite et indépendante des rapports sociaux conduit dans une impasse au bout de laquelle il ne reste plus qu'à s'emporter contre l'avidité des masses qui engloutissent tout et engloutissent le monde, et à prôner un retour à la frugalité antique, les savants et philosophes ayant déterminé eux-mêmes que nous avions trop de tout et que nos besoins doivent désormais être limités. Retour du refoulé de la morale chrétienne, entre autres, ces positions se retrouvent très souvent dans les utopies contemporaines, y compris les utopies écologistes. Et comme cette volonté de limiter a priori les besoins et la consommation contredit en son fonds la conception moderne de la liberté, face à l'utopie, le libéralisme apparaît comme le libérateur, le défenseur des conquêtes de la modernité.

Pour une contre-histoire du libéralisme

Une interview de Domenico Losurdo

Domenico Losurdo : Controstoria del liberalismo
Éditeur: Laterza, Biblioteca Universale Laterza. 384 pages

Interview publiée par www.filosofia.it

Votre livre, « Controstoria del liberalismo » révèle que de nombreux pères fondateurs de la pensée libérale admettaient dans leurs écrits l’esclavage. Et aussi qu’ils s’en servaient. Il s’agit d’aspects peu connus de la littérature libérale et cependant très bien attestés. Mais pourquoi cette révélation constituerait-elle un motif d’embarras pour la pensée libérale jusqu’à en représenter une « contre-histoire » ? Ça l’est certainement si on fait référence à une histoire apologétique. Mais en un sens plus profond, plus lié à la réalité, pourquoi les thèses soutenues par certains penseurs libéraux atteindraient-elles le libéralisme en tant que tel ? En quel sens votre ouvrage est-il une contre-histoire du libéralisme et non une contre-histoire de la biographie intellectuelle de certains penseurs libéraux ?
DL : Il ne s’agit pas de « biographie intellectuelle ». On peut, si on le veut, considérer comme une affaire privée, privée de pertinence philosophique, l’implication de Locke dans la traite des esclaves noirs. Mais qui s’intéresse à interpréter correctement la pensée du père du libéralisme ne peut ignorer la thèse qu’il énonce dans le second Traité du gouvernement, selon laquelle il y a des hommes « par la loi de nature sujets à la domination absolue et au pouvoir inconditionné de leurs maîtres.[1] » Et dans un autre texte classique de la tradition libérale (On liberty, de John Stuart Mill), nous pouvons lire la thèse selon laquelle « le despotisme est une forme légitime de gouvernement quand on a affaire à des barbares », à une « race » qu’il faut considérer comme « mineure », partant tenue à « l’obéissance absolue » dans les rapports avec ses seigneurs. Et c’est De la démocratie en Amérique qui affirme que l’Amérique était, par décret de la « Providence » un « berceau vide » en attente de la « grande nation », destinée à exterminer les habitants originaires ! On ne peut pas non plus assimiler à une affaire privée l’opposition qui traverse en profondeur la constitution des États-Unis entre « personnes libres » (les blancs) et le « reste de la population » (les esclaves noirs) ; en tout cas, n’étaient pas de cet avis les abolitionnistes qui brûlaient publiquement une constitution qu’ils étiquetaient comme « un accord avec l’Enfer » ou « pacte avec la mort ». Enfin, la configuration réelle de la société modelée et célébrée par eux va bien au-delà de la « biographie intellectuelle » des hommes d’État et des théoriciens libéraux : pendant trente-deux des trente-six premières années de la vie des États-Unis, le poste de président a été occupée par un propriétaire d’esclaves. Il ne s’agit pas non plus d’affaires éloignées dans le temps. Pour citer un éminent historien états-unien (Fredrickson), « les efforts pour préserver la “pureté de la race” dans le sud des États-Unis anticipent certains aspects de la persécution déchaînée par le régime nazi contre les Juifs dans les années trente du vingtième siècle ; ou plutôt « la définition nazie du juif ne fut jamais aussi rigide que la norme définie comme « the one drop rule », prévalant dans la classification des noirs dans les lois sur la pureté de la race dans le sud des États-Unis.
Aujourd’hui, jusque dans la grande presse d’information, on commence à parler des « crimes du libéralisme appliqué » (Ernesto Ferrero dans La Stampa du 13 janvier). Il s’agit déjà d’une formation réductrice pour le fait que « la domination absolue », le « pouvoir inconditionné », le « despotisme », l’« obéissance absolue », le racisme (pour le dire avec Disraeli, la race est « la clé de l’histoire », « tout est race et il n’y a pas d’autre vérité » et la « grandeur » d’une race « résulte de son organisation physique ») trouvent leur consécration déjà au niveau théorique. Le « libéralisme appliqué » va donc bien au-delà de la « biographie intellectuelle ». Qui s’obstine à mettre de côté les terribles clauses d’exclusion présentes dans les sociétés libérales et souvent explicitement théorisées par les classiques de la tradition libérale est en effet un adepte non de l’historiographie profane mais plutôt de l’hagiographie.
2) Vous excluez qu’il puisse s’agir d’une circonstance privée, privée de pertinence philosophique, le fait que Locke admette l’esclavage. Mais où est la pertinence philosophique ? Pour ne pas rester dans la négation, nous devrons au nœud du libéralisme entendu comme doctrine politique. La thèse peut être renversée, être retournée, non plus de Locke vers le libéralisme, mais du libéralisme vers Locke et vers sa position favorable à l’esclavage. Et alors devrez-vous démontrer que le libéralisme conduit – pour des raisons qui qualifient le libéralisme – à des positions comme celle de Locke sur l’esclavage ? Ceci pour exclure que Locke ne soit pas en contradiction avec le libéralisme. Les philosophes, mais pas seulement les philosophes, ne peuvent pas toujours être interprétés comme cohérents avec les doctrines que pourtant ils ont conçues. Et nous ne parlons pas des présidents, des politiques. Il suffit de penser à notre président du conseil qui s’autodéfinit comme libéral (et qui n’a rien de libéral). En somme, Locke (un exemple pour tous les autres) est-il en contradiction avec le libéralisme ou au contraire est-il parfaitement libéral quand il soutient l’esclavage ? La chose paradoxale est que votre contre-histoire du libéralisme pourrait être prise pour l’œuvre d’un libéral : une critique adressée au prêtre au nom de l’Évangile. Ou au contraire une critique de l’Évangile ? Vous intitulez le chapitre IV ainsi : « L’Angleterre et les États-unis des xviiie et xixe siècles étaient-ils libéraux ? » Et un peu plus en avant, en concluant la description de sociétés dans lesquelles l’esclavage occupe une grande place, vous y revenez en vous demandant : « Et alors comment définir le régime politique des sociétés que nous sommes en train d’analyser ? Sommes nous en présence d’une société libérale ? (p.103) Voilà, je vous retourne la même question. Sont-elles des sociétés libérales, celles qui pratiquent l’esclavage ? Est-il libéral, le Locke esclavagiste ? Et l’autre Locke, qu’est-il ?
DL : Les persécutions auxquelles a procédé l’Église constantinienne pour se construire sont-elles une « dégénérescence » du christianisme ? Sont-ils une « dégénérescence » de la Réforme (et du principe de la liberté du chrétien, solennellement affirmé par Luther) les régimes qui ensuite se sont affirmés sur le terrain du protestantisme ? En procédant sur cette ligne, Cromwell est une « dégénéré » par rapport aux protagonistes de la révolution puritaine, la terreur jacobine est une « dégénérescence » des idées de 1789, tout comme le régime instauré par Staline (et avant lui par Lénine) est une « dégénérescence » des idéaux d’émancipation de la révolution d’octobre et du marxisme. L’actuel fondamentalisme islamique est une « dégénérescence » relativement au Coran et à la doctrine de Mahomet ? en cohérence avec cette formulation, on peut si on veut considérer comme une dégénérescence du « libéralisme » l’esclavage et l’anéantissement des peuples coloniaux effectués par l’Occident libéral. Résultat : l’histoire réelle et profane disparaît pour être remplacée par l’histoire de la catastrophique et mystérieuse « dégénérescence » de doctrines a priori élevées dans l’empire de la pureté et de la sainteté. Dans l’analyse d’un mouvement historique quelconque, je préfère m’en tenir à l’histoire réelle et profane (avec ses tensions théoriques et politiques, ses conflits, ses contradictions et ses retournements). Comme mon livre le clarifie, tant sur le plan théorique que sur celui de la pratique politico-sociale, le libéralisme a surgi comme célébration non de la liberté universelle, mais d’une communauté bien déterminée d’individus libres. En ce sens les clauses d’exclusion (aux dépens des peuples coloniaux, des domestiques des métropoles, etc.) sont constitutives de ce mouvement idéologique et politique. Elles ont été surmontées, dans la mesure où elles l’ont été, non par un processus endogène spontané, mais, en premier lieu, sur la vague du défi représenté par les gigantesques luttes d’émancipation et pour la reconnaissance, développées par les exclus.
Si on assume le terme « libéralisme » au sens (idéologique) cher à Constant et à Berlin, comme l’affirmation pour tous, d’une sphère inviolable de liberté « moderne » ou « négative » pour tous, il est clair qu’on ne peut pas définir comme libéraux les États-Unis et l’Angleterre des 18e et 19e siècles : de la liberté « moderne » ou « négative » étaient clairement exclus les Peaux-Rouges condamnés à l’expropriation et à la déportation, les esclaves, les Noirs libres en théorie (encore en plein 20e siècle soumis à une violence terroriste), les esclaves blancs arbitrairement enfermés dans des maisons de travail, etc. ; subissait de pesantes limitations même la liberté « moderne » ou « négative » des propriétaires d’esclaves ou de la classe dominante en général qui, encore au milieu du 20e siècle était tenue de respecter l’interdit de « miscegenation », l’interdit des rapports sexuels et matrimoniaux interraciaux. Si, à l’inverse, on entend par libéralisme l’autocélébration et l’auto-affirmation de la communauté des individus libres avec tous les coûts politiques et sociaux que cela comporte, il est clair que les États-Unis et l’Angleterre des 18e et 19e siècles étaient des sociétés libérales à tous égards.
3) Si le christianisme n’était pas la religion du Dieu incarné il ne serait pas le christianisme mais autre chose. Vice-versa, on peut soutenir que les persécutions font partie du monothéisme ou le contraire ; mais ceci n’entache pas la réalité du monothéisme. Mais si le prétendu monothéisme est dans la réalité un polythéisme, alors les choses changent. Le libéralisme prévoit les libertés individuelles, la liberté de la presse, de parole, etc.. Si ce n’est pas tout cela ou si c’est cela pour une partie seulement des individus et non pour les autres, alors que montrons-nous effectivement sinon que le libéralisme a le tort de ne pas être libéral ? Si le libéralisme, historiquement déterminé, entend la liberté seulement comme un bien pour un groupe restreint de personnes, comme vous le soutenez dans votre livre, vous retombez toujours sur le problème de départ : ne critiquons-nous pas cette exclusion de la liberté sur la base du libéralisme ?
Du reste, à ce propos, vous affirmez que le changement vers des formes plus justes, bien loin d’être endogène a été contraint de l’extérieur. Deux questions : 1) il n’est pas été endogène et ne pouvait-il pas l’être ? et 2) vous prenez une position différente pour le libéralisme français, pourquoi ?
DL : Il me semble inutile de revenir sur des points que je crois avoir clarifiés. J’ajoute seulement ceci :
a) Au contraire de Marx et du marxisme qui se sont souvent abandonnés à l’utopie abstraite de la disparition complète du pouvoir et des rapports de pouvoir en tant que tels, le libéralisme a eu le mérite théorique et historique de s’être concentré sur le problème de la limitation du pouvoir, même si c’est avec le regard fixé sur une communauté restreinte d’hommes libres.
b) Les grands propriétaires, en brisant les liens de l’Ancien régime et du despotisme monarchique, en même temps que l’autogouvernement et la « rule of law » pour la communauté des hommes libres, ont conquis le plein contrôle sur ceux qu’ils asservissent et sur leurs esclaves. Et ainsi la limitation du pouvoir dans le cadre de la communauté des individus libres se trouve strictement intriquée avec la dilation ultérieure du pouvoir au dépens en premier lieu des esclaves (qui subissent alors une réification sans précédent) et des populations coloniales (alors plus que jamais condamnées à la déportation et à l’anéantissement). Ce n’est pas par hasard que dans cette période commence à émerger le racisme biologique. Parler d’endogenèse ou d’une possible endogenèse de la liberté et de l’émancipation, c’est travestir la réalité.
c) Il n’est pas exact que je m’exprime plus favorablement sur le libéralisme français : il suffit de penser au jugement que j’ai formulé sur Tocqueville. Mon livre distingue non pas tant libéralisme anglo-américain et libéralisme français que libéralisme et radicalisme. Tocqueville parle tranquillement de « la démocratie en Amérique », nonobstant que le pays qu’il a visité avait comme président Andrew Jackson, propriétaire d’esclaves et protagoniste de la déportation systématique des Cherokees (un quart d’entre eux est mort déjà pendant le voyage). À la même époque, il y a eu une autre personnalité française importante qui a visité la république nord-américaine, Victor Schoelcher, qui est arrivé à une conclusion bien différente et même opposée : il qualifie les dirigeants états-uniens comme les « patrons les plus féroces de la terre », responsables d’un « des spectacles les plus ravageurs que le monde ait jamais offert. » (p.145) Cette analyse aussi est unilatérale, elle ne tient pas compte des processus réels de la démocratie qui se développent à l’intérieur de la communauté restreinte des individus libres. Voilà pourquoi dans mon livre j’ai préféré m’appuyer sur la catégorie de « Herrenvolk democracy », de « démocratie du peuple des seigneurs », suggérée par certains éminents chercheurs états-uniens : la limitation du pouvoir dans le cadre de la communauté des hommes libres va de pair avec l’imposition d’un pouvoir absolu aux dépens des exclus ; le gouvernement des lois dans le cadre du peuple des seigneurs va de pair avec le développement de l’esclavage des noirs et l’anéantissement des Peaux-Rouges. Il convient donc de tenir fermement une distinction. Dans la formulation de son jugement sur les USA, Tocqueville fait abstraction du sort réservé aux Peaux-Rouges et aux Noirs, il se concentre seulement sur la communauté des hommes libres, il est un libéral. Pas comme Schoelcher, un radical, qui, ce n’est pas un hasard, jouera un rôle important avec la révolution de février 1848 dans l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises. Tocqueville fait preuve d’un grand mépris à l’endroit de la grande révolution des esclaves noirs de Saint-Domingue, dirigée par Toussaint Louverture ; Schoelcher en parle au contraire avec admiration. Et Saint-Domingue-Haïti, premier pays à avoir aboli l’esclavage sur le continent américain devient la cible de la haine implacable des USA et de Jefferson, lequel énonce explicitement la proposition de réduire à la mort par inanition les noirs de Saint-Domingue-Haïti coupables de s’être libérés et d’inciter au scandale les esclaves qui vivaient dans la république nord-américaine.
d) Le radicalisme connaît une plus ample diffusion dans la France qui pendant la guerre de Sept Ans subit la perte d’une bonne partie de son empire colonial. Mais le radicalisme n’est pas non plus absent des États-Unis. On en trouve une expression dans les abolitionnistes chrétiens, lesquels brûlaient sur la place publique la constitution américaine qu’ils caractérisaient comme un « pacte avec l’enfer » en raison du fait qu’elle contenait la consécration de l’institution de l’esclavage.
4) Alors il est nécessaire d’entre plus dans le mérite théorique que dans les difficultés du libéralisme. Ou, dans ce cas, dans le mérite de sa méthode de recherche : le « cas » ici est donné par la possibilité que vous comprenez la théorie libérale comme une espèce de formulation idéologique d’un substrat d’intérêts bien différents. En somme, la « onscience active » qui génère une idéologie autolégitimante.
DL : La divergence entre la signification objective d’un mouvement politico-social et la conscience subjective de ses protagonistes et acteurs est un phénomène de caractère général. Une telle divergence assume suivant les situations des modalités et des significations différentes, mais on ne peut jamais ignorer qu’il s’agit d’analyser le libéralisme, le fascisme ou le communisme. Pour ce qui concerne le libéralisme, on pense à Tocqueville. Par un côté, il célèbre l’Amérique comme le pays dans lequel est vigueur la démocratie, « vive, active, triomphante » et dans lequel « chaque individu jouit d’une indépendance plus entière, d’une liberté plus grande que dans aucun autre temps ou aucun autre pays sur terre ». Mais d’un autre côté, il décrit sans embellissement les horreurs de l’esclavage et de la violence raciste contre les noirs et les Peaux-Rouges. Et cependant leur sort ne vient en rien modifier le jugement politique, le jugement exprimé à partir de l’analyse de la sphère politique proprement dite, de laquelle il semble que doivent êtres exclues les conditions civiles et politiques, outre que matérielles, des « races » autres que la blanche. Sans équivoque en résulte la déclaration programmatique que le libéral français fait en ouverture du chapitre consacré au problème des « trois races qui habitent le territoire des États-Unis » : « la tâche principale que je m’étais donnée est maintenant accomplie ; j’ai montré, au moins autant que cela m’a été possible, quelles sont les lois de la démocratie américaine, j’ai fait connaître quelles sont ses mœurs. Je pourrais m’arrêter là. » C’est seulement pour éviter une possible déception du lecteur qu’il parle des rapports entre les trois « races » : « ces arguments qui touchent mon sujet n’en font pas partie intégrante ; ils se réfèrent à l’Amérique et non à la démocratie, et j’ai voulu avant tout faire le portrait de la démocratie. » La démocratie peut être définie et la liberté peut être célébrée en concentrant l’attention exclusivement sur la communauté blanche, sur la communauté des individus libres proprement dite. Et toutefois, il n’est pas difficile de percevoir l’embarras et le malaise. Historiquement, le libéralisme nous met en présence de groupes sociaux et ethniques qui s’auto-représentent comme la communauté des individus libres et qui, véritablement en vertu de cette orgueilleuse auto-conscience, sous la pression aussi des luttes des exclus, finissent par percevoir ou par faire mûrir un sentiment de malaise, plus ou moins accentués, face à des institutions et des rapports politiques et sociaux en nette contradiction avec leur profession de foi dans la liberté.
5) À ce point nous passons à la question plus contemporaine du libéralisme …
DL : Il ne fait pas de doute que les sociétés libérales présentent aujourd’hui un visage bien différent par rapport à celles du passé. Elles ont su répondre au défi lancé, d’un moment à l’autre, par les exclus, les asservis de la métropole et les esclaves ou demi esclaves des colonies ou en venant. En même temps la théorisation de la limitation du pouvoir, la souplesse constitue l’autre grand mérite historique du libéralisme. Tout cela doit être reconnu sans réserve, mais sans s’abandonner au lieu commun aujourd’hui dominant, qui raconte la fable d’une processus spontané d’autocorrection. On pense à la manière dont ont été surmontées les trois grandes clauses d’exclusion (censitaire, raciale et de genre), qui ont longtemps caractérisé la tradition libérale. L’abolition de l’esclavage dans la vague de la guerre de Sécession a coûté aux États-Unis plus de victimes que les deux conflits mondiaux mis ensemble. Pour ce qui concerne le monopole des propriétaires sur les droits politiques, c’est le cycle révolutionnaire français qui donné la contribution décisive à son abandon. Enfin, dans de grands pays comme la Russie, l’Allemagne, les États-Unis, l’accès des femmes aux droits politiques a comme fond les bouleversements de la guerre et de la révolution des débuts du xxe siècle. Le processus d’émancipation a très souvent une poussée complètement extérieure au monde libéral. On ne peut comprendre l’abolition de l’esclavage dans les colonies anglaises sans la révolution noire de Saint-Domingue regardée avec horreur et souvent combattue par le monde libéral dans son ensemble. Environ trente ans après, l’institution de l’esclave est abandonnée même aux États-Unis ; mais nous savons que les abolitionnistes les plus fervents sont accusés par leurs adversaires d’être influencés ou d’avoir subi la contagion des idées françaises et jacobines. À la brève expérience de démocracie multi-raciale, fait suite une longue phase de « dés-émancipation » sous le signe d’une suprématie blanche terroriste. Quand intervient le moment de basculement ? En décembre 1952, le ministre états-unien de la justice envoie à la Cour Suprême, occupée à discuter la question de l’intégration dans les écoles publiques, une lettre éloquente : « la discrimination raciale apporte de l’eau au moulin de la propagande communiste et suscite des doutes parmi les nations amies sur l’intensité de notre dévotion à la foi démocratique. » Washington – observe l’historien américain qui reconstruit cette affaire – courait le danger de s’aliéner les « races de couleur » non seulement en Orient et dans le Tiers-Monde mais aussi au cœur même des États-Unis ; même là, la propagande communiste remportait un succès considérable dans sa tentative de gagner les noirs à la « cause révolutionnaire » en faisant s’écrouler en eux la « foi dans les institutions américaines ». À bien regarder, ce qui en premier a mis en crise l’esclavage et ensuite le régime terroriste de la suprématie blanche, ce sont respectivement la révolte de Saint-Domingue et la révolution d’Octobre.  L’affirmation d’un principe essentiel sinon du libéralisme, mais tout de même de la démocratie libérale (dans le sens actuel de ce terme), ne peut être pensée sans la contribution décisive des deux chapitres de l’histoire majoritairement haïs par la culture libérale de ce temps. Enfin, il est nécessaire de reconnaître que, encore de nos jours, la logique qui sous-tend la « démocratie du peuple des seigneurs » est bien loin d’avoir disparu. Pour prendre un seul exemple : nous pouvons bien admirer les garanties juridiques et le gouvernement de la loi aux États-Unis, mais qu’en est-il de tout cela pour les détenus de Guantanamo ou d’Abu Ghraib ? Et le principe de la limitation du pouvoir, qu’il est le mérite du libéralisme de l’avoir affirmé, joue-t-il un rôle réel dans le rapport que l’Occident et les États-Unis instituent avec le reste du monde ?
6) Les différents recenseurs vous ont adressé des critiques spécifiques. Que leur répondez-vous ?
Les réactions polémiques à ma Contre-histoire du libéralisme n’ont jamais mis en discussion la justesse de la reconstruction historique. Les critiques sont toutes de caractère théorique. La première fait appel à « l’historicisme » : même s’il a hérité des vices anciens, le libéralisme les aurait ensuite spontanément surmontés. En réalité, c’est véritablement avec la modernité libérale que le processus de déshumanisation des esclaves atteint son sommet : l’esclavage ancillaire cède la place à l’esclavage-marchandise sur une base raciale, et cela trouve sa consécration dans la Constitution américaine ; émerge le premier État raciste qui continue à subsister même après l’abolition formelle de l’esclavage. Entre la fin du 19e et les premières décennies du 20e siècle sévit aux États-Unis un régime de « white supremacy » (ségrégation à tous les niveaux, interdiction des rapports sexuels et matrimoniaux interraciaux, lynchages des noirs qui deviennent des spectacles de masse, etc.) qui ne trouve pas de parallèle dans les pays d’Amérique Latine. À la base de la seconde critique, se trouve l’idée que les « crimes du libéralisme appliqué » (E. Ferrero, dans « la Stampa » du 13 janvier) n’entacheraient pas la noblesse de la théorie. C’est une stratégie argumentative qui n’a aucune crédibilité : comme nous l’avons vu, les clauses d’exclusion sont explicitement théorisées dans les textes classiques des auteurs de tout premier plan de la tradition libérale. Une telle stratégie pourrait être valable aussi pour le « socialisme réel », mais dans ce cas mes critiques, avec une rare cohérence, préfèrent procéder d’une manière toute différente. Enfin la troisième critique (Nadia Urbinati dans Reset) : sur les traces de Karl Marx et de son pathos égalitaire, le soussigné aurait oublié qu’au centre du libéralisme, il y a la défense de la liberté de l’individu. En réalité, en prenant explicitement ses distances par rapport à Marx et encore plus par rapport au « marxisme » vulgaire, mon livre se mesure au libéralisme à partir précisément du thème de la liberté de l’individu. N’étaient pas « individus » les Indiens que Washington assimilait à des « bêtes sauvages de la forêt », et ne l’étaient pas les noirs destinés à être esclaves et à être échangés comme des marchandises. N’étaient pas non plus des individus les travailleurs salariés des métropoles considérés et traités comme des « instruments vocaux » (Burke) ou des « machines bipèdes » (Sieyès). Et ces non-individus étaient exclus de la jouissance non seulement des droits politiques mais aussi des droits civils. Immédiatement évident pour les noirs et pour les Peaux-Rouges, ceci vaut aussi pour les asservis des métropoles, enfermés en tant que « vagabonds » dans cette sorte de camp de concentration que sont les « maisons de travail » (workhouses) et par centaine ou par millier quotidiennement pendus pour des bagatelles, selon l’observation de Mandeville, lequel pourtant, au nom du salut de la nation, exige la condamnation à mort même des suspects. Le libéralisme est ainsi peu synonyme de défense de la liberté de l’individu que celle-ci finit par être pesamment limitée jusque pour les membres de la classe dominante : encore au milieu du 20e siècle, une trentaine d’États de l’Union interdisaient par la loi les rapports sexuels et matrimoniaux interraciaux ; le pouvoir politique intervenait même dans la chambre à coucher ! D’autre part, à la fin du 19e siècle, deux auteurs aussi différents entre eux que Nietzsche et Oscar Wilde, avec un jugement de valeur négatif ou positif, considéraient le socialisme comme un mouvement « individualiste » en tant qu’il était engagé dans la lutte pour la reconnaissance de la dignité d’individu, même aux soi-disant instruments de travail, exclus de la théorie et de la pratique libérale. Il sera nécessaire d’attendre encore quelque décennies, c’est-à-dire Lénine et la révolution d’Octobre pour qu’une telle dignité soit aussi reconnue aux peuples coloniaux. Naturellement, il est plus facile de s’en tenir au manichéisme aujourd’hui dominant. Le résultat est pourtant sous les yeux de tous : le libéralisme perd son élément de grandeur (l’affirmation même contradictoire de la nécessité de la limitation du pouvoir) pour devenir une idéologie de la guerre et de la domination planétaire. 
(traduit de l'italien)


[1] « Mais il y a une autre sorte de serviteurs, que nous appelons, d'un nom particulier, esclaves, et qui ayant été faits prisonniers dans une juste guerre, sont, selon le droit de la nature, sujets à la domination absolue et au pou­voir arbitraire de leurs maîtres. Ces gens-là ayant mérité de perdre la vie, à laquelle ils n'ont plus de droit par conséquent, non plus aussi qu'à leur liberté, ni à leurs biens, et se trouvant dans l'état d'esclavage, qui est incompatible avec la jouissance d'aucun bien propre, ils ne sauraient être considérés, en cet état, comme membres de la société civile dont la fin principale est de conserver et maintenir les biens propres. » (§85 – trad. Mazel. NdT)

Communisme et communautarisme.

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