mardi 4 juillet 2006

Exploitation capitaliste

A PROPOS DE "TEMPS MODERNES, HORAIRES ANTIQUES"

Pietro BASSO : Temps modernes, horaires antiques. Editions page deux. Lausanne 2005. 26€ - ISBN 2-940189-19-6 Sous-titré La durée du travail au tournant d’un millénaire, cet ouvrage de Pietro Basso, professeur de sociologie à Venise, pourrait fournir un utile complément au Capital de Marx. Les mieux disposés à l’encontre de ce maître éminent sont prêts à reconnaître la pertinence de ses analyses "à l’âge de la machine à vapeur", mais, c’est bien connu, nous n’en sommes plus là et Marx serait définitivement dépassé ! Pietro Basso montre avec force qu’il n’en est rien et que rien n’est plus actuel que le livre I du Capital et notamment en son chapitre central (le chapitre X) consacré à la journée de travail.


Retour aux sources

L’analyse marxienne de l’exploitation capitaliste trouve son centre névralgique dans l’analyse de la journée de travail et des luttes qui déroulent autour de sa limitation.
Le capitaliste - et son porte-plume l’économiste vulgaire [1] - considèrent qu’en employant un travailleur, il s’agit simplement de l’achat d’un "facteur" comme un autre. La force de travail est une marchandise comme les autres, du point de vue du capitaliste et il la paie à sa valeur, c’est-à-dire qu’elle lui coûte l’équivalent du temps de travail nécessaire à sa production, par exemple quatre heures d’équivalent temps de travail social moyen. Ces quatre heures représentent la valeur des produits nécessaires à l’entretien de la force de travail (alimentation, logement, entretien des enfants qui participent eux aussi de la reproduction de la force de travail ).
En recevant son salaire (équivalent en argent de ces quatre heures de temps de travail), le vendeur de force de travail a eu son dû, c’est-à-dire de quoi remplacer la force de travail qu’il vient de céder. De son côté, le capitaliste a acquis une marchandise dont il peut user comme il l’entend. Il pourrait garder le travailleur à ne rien faire, mais il peut - et c’est qu’il fait généralement - le faire travailler une journée durant, disons pour l’exemple huit heures. Pendant les quatre premières heures, le travailleur produit l’équivalent de son salaire : les produits de ces quatre heures ont une valeur d’échange égale à celle des matières premières, de l’usure des moyens de travail (une quote-part de leur valeur totale) auxquelles il faut ajouter les quatre heures de travail qui y sont maintenant incorporées. Il en va de même pour les quatre heures suivantes, à la différence notable que celles-ci ne coûtent plus un centime au capitaliste. C’est du travail gratis qui appartient au capitaliste en vertu même des particularités que présente la consommation de la force de travail. Comme le dit Marx :
L’ouvrier travaille sous le contrôle du capitaliste auquel son travail appartient. Le capitaliste veille soigneusement à ce que la besogne soit proprement faite et les moyens de production employés suivant le but cherché, à ce que la matière première ne soit pas gaspillée et que l’instrument de travail n’éprouve que le dommage inséparable de son emploi.
En second lieu, le produit est la propriété du capitaliste et non du producteur immédiat, du travailleur. Le capitaliste paie, par exemple, la valeur journalière de la force de travail, dont, par conséquent, l’usage lui appartient durant la journée, tout comme celui d’un cheval qu’il a loué à la journée. L’usage de la marchandise appartient à l’acheteur et en donnant son travail, le possesseur de la force de travail ne donne en réalité que la valeur d’usage qu’il a vendue. Dès son entrée dans l’atelier, l’utilité de sa force, le travail, appartenait au capitaliste.
Ce travail gratis représente la plus-value qui tombe dans la poche du capitaliste propriétaire des produits du travail. Au début de la journée, le capitaliste a avancé une somme correspond aux matières premières, au moyen de travail et au salaire et à la fin de la journée il se trouve en possession de produits dont la valeur est égale à la somme avancée augmentée de la part correspondant au travail gratis que procure la consommation de la force de travail.
Ce processus, Marx l’appelle exploitation. On voit immédiatement que le capitaliste a le droit d’user comme bon lui semble de la marchandise qu’il vient d’acquérir. Et comme tous les "facteurs", la force de travail doit être utilisée au maximum. Inversement, pour l’ouvrier, il y a un droit intangible à se protéger comme vendeur de force de travail.
Discutant des luttes pour la journée de 10 heures et des arguments des uns et des autres, Marx écrit :
Il y a donc ici une antinomie, droit contre droit, tous deux portant le sceau de la loi qui règle les échanges de marchandises. Entre deux droits, qui décide ? La force. Voilà pourquoi la réglementation de la journée de travail se présente dans l’histoire de la production capitaliste comme une lutte séculaire pour les limites de la journée de travail, lutte entre le capitaliste, c’est-à-dire la classe capitaliste et l’ouvrier, c’est-à-dire la classe ouvrière.
C’est pourquoi la lutte de classes se concentrent sur la question de limitation légale de la journée de travail. Le mot d’ordre de la journée de 8 heures que l’Internationale Ouvrière va populariser à partir de 1889 était déjà celui des ouvriers en luttes qui se rassemblent à Haymarket Square à Chicago, le 1er mai 1886, une manifestation qui termine tragiquement : une bombe est lancée, sans doute par un provocateur, qui donne prétexte à répression sauvage et à l’arrestation de huit militants qui seront condamnés à mort. Journée de 8 heures et semaine de 40 heures, c’est encore la question clé du grand mouvement de grève générale avec occupation de juin 36.

Idéologie dominante

L’idéologie dominante, ressassée depuis plusieurs décennies, tient en une expression : "Fin du travail" [2]. Il y aurait une tendance séculaire à la baisse du temps de travail. Avec les nouvelles technologies, le capital ne serait plus ce Moloch assoiffé du travail vivant que dépeint Marx. Et le travail lui-même se transformerait profondément : du travail ouvrier à la chaîne on passerait à un travail plus "immatériel" [3] doté d’une plus grande autonomie.
Pietro Basso met en pièces ce discours idéologique, au sens marxien du terme idéologique, c’est-à-dire ce discours qui donne une représentation exactement inversée de la réalité.
Concernant la prétendue "tendance séculaire" à la baisse du temps de travail, Basso commence par mettre les choses au point. Elle n’existe que dans l’esprit des apologistes du système capitaliste. Il rappelle les "prophéties" de Keynes : une fois les malentendus de la lutte des classes dissipés et les capitalistes convaincus de leur véritable intérêt, "nos petits-enfants", disait Keynes, pourront se contenter de travailler trois heures par jour. Les petits-enfants de Keynes ont depuis longtemps des cheveux blancs et les trois heures par jour sont aussi loin de nous que dans les années 30. Si on prend l’exemple américain, on constate en effet que la durée quotidienne ou hebdomadaire du travail [4] n’a pratiquement pas varié depuis les années d’entre les deux guerres. Elle aurait même plutôt tendance à augmenter, notamment avec la diffusion du modèle "Wal-Mart".
Basso met en garde contre les illusions qui pourraient naître de certaines avancées formelles dans ce domaine : les 35 heures (par la loi) en France ou les 35 heures en Allemagne par les accords de branche dans la métallurgie et l’imprimerie. C’est à la réalité qu’il faut s’attaquer : la multiplication heures supplémentaires, de plus en plus souvent non payées, le "présentéisme" — les travailleurs se rendent au travail en avance et partent en retard par crainte d’être licenciés, ils vont au travail malades, etc. —, la multiplication des doubles emplois (aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, évidemment, mais de plus en plus courants dans les autres pays d’Europe), l’intensification du travail, toutes données auxquelles il faut ajouter la mise au travail massive et dans les conditions les pires de centaines de millions de pauvres des pays "émergeants". Basso analyse l’exemple édifiant de cette entreprise vietnamienne où les équipes sont de 24 heures !
Deuxième angle : l’intensification du travail. On sait que les maladies professionnelles se multiplient. Les accidents du travail causent, bon an mal an, 300.000 morts : un "génocide silencieux" qui n’intéresse visiblement pas les médias. Les conditions de travail sont au coeur de ce phénoméne. Et Basso donne une analyse pénétrante du "toyotisme", ce successeur ultra-moderne du fordisme. Sur une chaîne "fordiste" traditionnelle, on a calculé que le temps de travail effectif était au mieux de 47 sec. par minute (le reste du temps étant lié à l’attente de l’arrivée de la pièce ou à la lenteur du processus global.) Le toyotisme avec son slogan du "juste à temps" est d’abord une réorganisation du travail qui permet d’éliminer dans le détail tous ces micro-temps morts. Dans l’atelier toyotiste on peut atteindre 57 sec. par minute de travail effectif. Le travail comme pure dépense de la force de travail : on retrouve ici la théorie de la valeur-travail de Marx dans toute sa pureté et ceux qui la confirment, ce ne sont pas les économistes de profession (qui n’ont que mépris pour cette théorie "métaphysique") mais les capitalistes et leurs fonctionnaires quand ils s’occupent de production.
Basso s’intéresse également aux discours sur la "dématérialisation du travail" et la croissance des services. Là encore ses démonstrations, dûment étayées par des rapports et des données chiffrées, emportent la conviction. Le secteur des services, c’est d’abord la croissance du travail matériel, souvent déqualifié, mal payé et précaire. Il nous invite à regarder dans l’arrière-cour des grands centres financiers... Mais surtout, les "miracles" vantés ici et là ne concernent jamais les secteurs des services. Evidemment les pays émergeants émergent par l’industrie. Mais aussi à l’intérieur des grands pays capitalistes, c’est encore l’industrie [5] qui, seule, peut "faire des miracles" : ainsi l’exemple de l’Italie du Nord-Est dont le développement est fondé sur l’industrie, l’exploitation forcénée du travail et l’atomisation de la classe ouvrière.
Enfin, Pietro Basso donne une analyse rigoureuse des "contre-exemples" allemand et français. Premier constat : dans les deux cas, c’est la lutte des travailleurs qui a imposé la réduction du temps de travail et nullement une tendance immanente à la baisse du temps de travail. Deuxième constat : là où la réduction du temps de travail a été imposée, elle est très loin d’avoir touché tous les secteurs et le temps de travail hébdomadaire moyen, en Allemagne comme en France,reste largement au-dessus des 40 heures. Troisième constat : les capitalistes ont d’ores et déjà entamé le démantèlement de cette réduction du temps de travail. En imposant des heures supplémentaires non payées avec le chantage à la délocalisation, ils ont fait que les 35 heures allemandes ne sont presque plus qu’un souvenir. Quant à la France, entre "assouplissments" et "contournements", la limitation de la durée de travail s’avère n’être qu’un leurre. En France comme en Allemange, elle a été payée de l’amputation des temps de pause, de la "flexibilité" des horaires, du développement du travail de nuit [6] et du travail des samedis et dimanches. Le soi-disant "travail choisi" n’est jamais que le travail choisi par les patrons. Concernant la France, Basso analyse également le sens de la loi Aubry et de l’opération 35 heures du gouvernement Jospin. En pesant ses mots, il la définit comme une opération corporatiste. Le "donnant-donnant" cher à la bientôt ex-maire de Lille, vise à monnayer une réduction nominale du temps de travail contre l’intensification de l’exploitation du travail (extraction de la plus-value relative, dirait Marx). Une opération dont Aubry a elle-même défini l’objectif : augmenter la productivité.

A lire d’urgence, donc !

Il y aurait encore beaucoup aspects à développer. Bien sûr, ce livre a un intérêt théorique évident : dans la bataille qui se mène sur le terrain des idées, il apporte une confirmation éclatante de la validité des analyses marxiennes du mode de production capitaliste. Mais il a aussi un intérêt pratique : il replace les "discussions programmatiques" sur le terrain qui devrait être le leur, celui de la lutte des classes et de l’exploitation capitaliste. Le développement même de l’accumulation du capital, les progrès de productivité engendré par les nouvelles technologies, loin de rendre le travail vivant marginal, poussent au contraire le capitaliste a être de plus en plus avide de "chair fraîche", car c’est seulement le travail vivant qui produit du profit. Une fois qu’on est arrivé à ce point, on est obligé de constater que la "lutte" ( ?) entre les "libéraux" et les "anti-libéraux" n’est qu’un attrape-nigaud, parce que les remèdes néo-keynésiens des anti-libéraux se situent exactement dans le même schéma inviolable du mode de production capitaliste que leurs prétendus adversaires libéraux. Ce dont il faudrait commencer à tirer les conséquences.



[1] C’est-à-dire l’immense majorité de ces laquais intellectuels qui alimentent les "brains trusts" gouvernementaux et les conseils d’administration du grand capital
[2] Voir notre livre La fin du travail et la mondialisation. Idéologie et réalité sociale. L’Harmattan, 1997.
[3] A gauche - si on ose dire - cette thèse est défendue par Hardt et Negri dans leur Empire. Pour une critique du "negrisme", voir notre Revive la République, chapitre III.
[4] Basso montre bien que le calcul annuel du temps de travail est typiquement le point de vue du capitaliste qui alloue sur une année ses "facteurs", alors que, du point de vue de la vie subjective de l’ouvrier, c’est la journée qui compte. Encore une bonne occasion de comprendre ce qu’il en est de la prétendue objectivité des "sciences économiques"
[5] Il faudra analyser précisément l’abime auquel le choix américain d’abandonner l’industrie au profit des "services" conduit ce pays...
[6] Rappelons que les "socialistes" et les laquais CFDTistes du patronat ont célébré comme une grande victoire de l’égalité hommes/femmes la suppression de l’interdiction du travail de nuit des femmes...

vendredi 2 juin 2006

Marx inactuel

I : Les communismes

Lecture de Costanzo Preve

Costanzo Preve, Gianfranco La Grassa : La fine di una teoria. Il collasso del marxismo storico del novecento. Edizioni Unicopli, Milano, 1996
Costanzo PreveMarx inattuale. Eredità e prospettiva. Bollati Boringhieri, Torino, 2004

Considéré aujourd’hui comme l’un des principaux philosophes « marxistes » italiens – l’appellation, on le verra ne convient guère – Costanzo Preve, né en 1943, a étudié la philosophie et la science politique, ainsi que le grec ancien et moderne, aux Universités de Turin, Paris et Athènes. De 1967 à 2002, il a enseigné la philosophie et l’histoire dans des lycées italiens. Engagé politiquement au Parti communiste (PCI), puis dans diverses formations de gauche avant 1989, il est l’auteur d’une œuvre importante, principalement parue en italien et en grec, concernant l’histoire de la philosophie et du marxisme.
De cette œuvre, je me propose de donner un aperçu à partir d’une lecture de deux textes fort stimulants pour tous ceux que Marx et le destin du marxisme intéressent. Le premier de ces textes publié en 1996, s’intitule L’enigma del comunismo prima, durante e dopo Marx e il comunismo storico del novecento(« L’énigme du communisme avant, pendant et après Marx et le communisme historique »), un essai publié dans l’ouvrage collectif publié avec Gianfranco La Grassa, La fine di una teoria (« La fin d’une théorie »). Le deuxième, Marx inattuale (« Marx inactuel. Héritage et perspective ») date de 2004 et propose une analyse critique du marxisme et de la pensée de Marx et la conclusion est sans appel : sans se libérer du « marxisme », toute voie d’avenir est barrée et c’est seulement en se libérant du marxisme qu’on pourra redonner un sens à la pensée de Marx.

Les communismes

Marx n’est pas le théoricien du marxisme : « moi, je ne suis pas marxiste », dit-il un jour, pestant contre ses deux gendres Lafargue et Longuet, « le dernier bakouniniste et le dernier proudhonien de France ». Mais Marx est incontestablement un théoricien du communisme. Mais le communisme existait avant Marx. Avec sa théorie du mode de production capitaliste, Marx n’a fait que rendre pensable (et, ajoute Preve, peut-être praticable) un communisme moderne. Preve va donc commencer par essayer de proposer une typologie des diverses sortes de communisme en commençant par le communisme précapitaliste.
Il s’agit en effet de comprendre le sens précis du communisme moderne par différence avec ces formes plus anciennes. Pour ce faire, Preve use du concept (marxien) de « soumission réelle ». Dans les formations sociales antérieures au mode de production capitaliste, il existait bien des classes dominantes et des classes exploitées, mais il n’existait pas de soumission réelle du travail.

« La soumission, si on veut, était purement extrinsèque relativement à l’intérieur d’un mode de production précapitaliste, et fonctionnait de manière brutalement coercitive pour obliger les communautés d’esclaves ou de serfs à fournir un produit final que les maîtres s’appropriaient, sans avoir donné aucune contribution technique essentielle au processus de production global. » (p.18)
C’est pourquoi – et le grand mérite de Marx sera de faire la clarté sur cette question – ce qui caractérise le mode de production capitaliste proprement dit c’est l’apparition du capital comme « rapport social général », c’est-à-dire rapport entre les classes dans lequel la classe exploitée est constituée d’individus juridiquement libres et dans lequel le mécanisme d’exploitation est un mécanisme « purement économique ». Au contraire dans les sociétés précapitalistes, l’extorsion du surtravail (l’exploitation) s’effectue par la violence militaire et par la force de la religion, les deux aspects étant, la plupart du temps, étroitement entremêlés. C’est dans ces sociétés qu’apparaît d’abord le communisme et c’est un communisme qui est

« contraint de se présenter sous la forme d’un retour, garanti ou non par Dieu et sa volonté surnaturelle, révélée préférentiellement sous une forme messianique, à une communauté entre les hommes fraternelle, solidaire et égalitaire, qui devait en outre correspondre et se conformer aux besoins naturels de l’homme qui n’est plus corrompu par le péché, le luxe, la richesse, etc. Paradoxalement, le communisme précapitaliste était plus révolutionnaire que le communisme moderne, si nous prenons en compte le fait que le terme « révolutionnaire » a une origine astronomique et indique le retour d’un astre à son point de départ après avoir intégralement parcouru son orbite. » (p.19)
Preve distingue deux formes du communisme : le communisme religieux conçu comme réalisation de la volonté de Dieu et un communisme philosophique fondé sur la conformité à la véritable nature humaine libérée de la corruption et de l’ignorance. Une claire vision de cette question est, tout d’abord, indispensable si on veut comprendre quelque chose à Marx, précisément parce que « Marx pense en opposition ou, si on veut, par différence, avec les deux philosophies globales du communisme précapitaliste » (p.20).En second lieu, montrer que le communisme est un projet historique millénaire, cela peut constituer un antidote aux idéologies post-modernes de la fin de l’histoire. Enfin, puisque, pour Preve, le communisme marxiste du XXe siècle n’est qu’une sécularisation imparfaite du communisme précapitaliste, aucune refondation crédible de l’idéal communiste sans avoir pris congé radicalement de cet univers culturel.
Voyons maintenant la typologie des communismes précapitalistes proposée par Costanzo Preve.
Première forme : le communisme comme réalisation de la volonté de Dieu révélée à travers le messie et/ou les prophètes. Preve critique la manière classique d’envisager la question de la religion dans le marxisme : l’athéisme serait présenté comme une étape vers le matérialisme et conduirait ainsi au communisme. Pour lui, au contraire, la question de l’existence de Dieu est tout à fait secondaire par rapport aux faits matériels qui déterminent l’existence sociale des individus :

« En bref, Dieu, au-delà de son éventuelle existence ou inexistence physico-chimique, c’est-à-dire astronomique-cosmologique (considérée généralement comme la prémisse incontournable de son autorité morale, tenue pour une conséquence évidente de sa existence physico-chimique préalable), a été et pour beaucoup est encore le seul fondement abstrait par le moyen duquel chacun peut penser concrètement sa propre place dans le monde, et par là aussi peut être pensé le communisme de la production, de la distribution et de la consommation.
Ceci, à notre avis, ne vient ni de l’ignorance ni de l’aliénation (même s’il est bien clair qu’ignorance et aliénation existent toutes deux « latéralement » à cette question), mais d’une modalité structurale de la représentation humaine du caractère absolu et de l’omnipotence qui conduit à penser de manière correctement unitaire le monde de la nature et celui de la société. La notion de Dieu permet en fait (et, répétons le, de manière substantiellement correcte) de penser unitairement l’ontologie et l’axiologie. » (p. 24)
C’est pour Preve une question centrale : les faits et les valeurs ne peuvent pas être séparés, car il y a un processus de connaissance unitaire qui lie la connaissance de l’être au jugement de valeur. De la même façon, le monde de la nature et celui de l’histoire sont unifiés (précisément par les pratiques humaines, ce que Marx nomme « échange organique » entre l’homme et la nature). C’est seulement dans le mode de production capitaliste que cette manière de voir semble devenir non pertinente.
« Le communisme précapitaliste part de la constatation (qui, pour les agents de la production précapitaliste, est une expérience quotidienne et directe) que l’existence de riches et de pauvres ( de patrons et serfs ou esclaves) ne naît pas d’un processus interne la production, en quelque sorte neutre au sens ontologique et axiologique (comme dans le capitalisme) mais est le fruit d’une injustice commise par un groupe de puissants, c’est-à-dire une puissance (ontologique) mise au service d’une injustice (axiologique). » (p.26)

De là, Preve déduit les formes religieuses que doit prendre ce communisme précapitaliste.
« Dans le cas de Jésus de Nazareth, le contenu de sa prédication apparaît sans équivoque si on s’efforce de corréler le contenu sémantique de son annonce messianique avec le contexte historique dans lequel se déroula son activité. Jésus promet aux pauvres une émancipation sociale et un rachat des dettes qui n’a rien de générique ou de purement « moral », mais qui a comme présupposé matériel et politique la « purification » du temple de Jérusalem et la proclamation d’une « année de miséricorde du seigneur » de la part d’une autorité messianique, la sienne, et qui est à la fois juste et puissante à cause de l’appui du Père céleste. La distribution communiste des biens est, chez Jésus de Nazareth, la réalisation d’une volonté divine bien précise, qui entend révolutionner l’état d’injustice générale et d’oppression où on était tombé à cause des péchés des hommes. » (p.27)

Preve fait remarquer que ce communisme est typique du mode de production antique oriental, fondé sur une bureaucratie corrompue dont il faut se libérer.
Il n’est guère besoin d’argumenter, même en s’en tenant aux évangiles canoniques, sur le caractère communiste du christianisme. Le renversement de l’ordre sociale oppressif (« les premiers seront les derniers »), l’abondance (la multiplication des pains, la pêche miraculeuse), l’égalité, les relations transparentes entre les individus, tous ces traits, qu’on retrouve aussi, mutatis mutandis chez Marx, définissent exactement le communisme tel qu’on l’entendait, au moins jusqu’à l’apparition de sa version russe.
Deuxième type de communisme : le communisme comme manifestation de l’Être social originaire connu à travers la raison philosophique. C’est cette fois dans la philosophie grecque qu’il va sa manifester. Il s’agit souvent d’un communisme aristocratique, élitaire et non égalitaire qui s’enracine dans la structure sociale des sociétés indo-européennes, telles que les décrit, par exemple Georges Dumézil. Le communisme platonicien, tel qu’il est développé dans La République, mais aussi, de façon sous-jacente, dans les autres dialogues, en est la forme la plus connue et la plus achevée, même si les sources de l’inspiration platonicienne sont aussi orientales (Égypte). Preve se contente ici de quelques indications qui mériteraient d’être approfondies. Il reste que l’héritage du communisme platonicien à l’époque moderne est évident. La Città del Sole de Campanella en un exemple clair.
Troisième type de communisme : le communisme comme conformité à la nature et aux besoins authentiques qui en découlent directement. Preve entend par là les divers courants qui se développent de la Renaissance au XVIIIsiècle, des courants non seulement théoriques mais aussi et surtout sociaux, comme le communisme de la guerre de paysans de Thomas Münzer (étudié par Engels et par Ernst Bloch) ou encore celui des « diggers » pendant la révolution anglaise (1640-1660). Il s’agit d’un communisme qui utilise un « mélange spécifique de langage biblique paupériste, messianique et apocalyptique, et de langage jusnaturaliste inspiré de la tradition du droit naturel chrétien du Moyen Âge. » (p.31)
Le communisme utopique (qui va de Thomas More à Charles Fourier) est un communisme qui « accompagne pas à pas la transition du féodalisme au capitalisme » (p.33). Il n’est pas antiféodal mais bien plutôt anti-capitaliste. Preve considère d’ailleurs que le terme « utopique » - qui vient de l’utopiai de More ne convient pas particulièrement : il est utilisé en effet pour opposer ce communisme-là au soi-disant « socialisme scientifique ». Mais comme ce « socialisme scientifique » n’est pas scientifique, la dénomination d’utopique pour ce à quoi il s’oppose n’a pas beaucoup de pertinence.
Le but de Preve n’est pas produire une étude détaillée des communismes précapitalistes mais de montrer en quoi le communisme historique, celui qui au XXsiècle s’est incarné dans les révolutions russes, chinoises ou cubaines mais aussi dans les courants communistes oppositionnels (trotskistes, par exemple). Je donne ici une traduction de la dernière section où Preve montre que ce communisme historique du XXe siècle n’est pas celui qu’envisageait Marx mais bien plutôt un « retour du refoulé » des communismes précapitalistes.

« VI. Le retour du refoulé : l’héritage au vingtième siècle du communisme précapitaliste.
Nous avons déjà, de manière répétée, rappelé dans ce premier chapitre que l’étude de communismes précapitalistes n’est pas un « luxe érudit » mais une présupposition pour comprendre la longue durée et la continuité souterraine de certaines modalités idéologiques et culturelles. Dans le prochain chapitre, nous soutiendrons que Marx lui-même, qui, pourtant, est caractérisé par la rupture consciente et explicite avec les fondements précapitalistes du communisme, et qui effectivement réussit à réaliser cette rupture en ouvrant un espace épistémologique nouveau, celui de l’analyse dialectique du mode de production capitaliste dans sa spécificité irréductible, finit par former un espace idéologique dans lequel presque toutes les modalités du communisme précapitaliste reviennent seulement apparemment sécularisées et rendues « scientifiques ». Cependant ce phénomène caractérise de manière très importante le communisme historique du XXe siècle dont nous parlerons dans le troisième chapitre. Pour l’heure, nous pouvons nous limiter à rappeler, en style télégraphique, l’héritage au XXsiècle des communismes précapitalistes en les classant en trois groupes. Il est évident qu’il existe une base ontologico-sociale qui gouverne cette analogie : les modes de production changent, le mode de production capitaliste est radicalement différent des modes de production antico-oriental, asiatique, esclavagiste et féodal, mais ne change pas le fait que la classe ouvrière et prolétarienne a en commun avec les précédentes classes opprimées et dominées un position de subalternité structurelle identique et une identique incapacité à être une classe intermodale, c’est-à-dire dotée de la capacité réelle de dépasser le mode de production qui la soumet et en reproduit sous une forme élargie la soumission. Il s’agit alors, pour user d’une expression psychanalytique d’un véritable « retour du refoulé », d’autant plus périlleux que le sujet intéressé (dans ce cas la classe ouvrière, les marxistes, les socialistes et les communistes) n’en est pas conscient et croit avoir laissé derrière lui ce qui, au contraire, lui reste devant les yeux. De cette manière, le problème se présente comme s’il était la solution et aucune solution ne peut être trouvée, parce que c’est le problème lui-même qui, pour n’être pas mis en discussion, choisit les solutions les plus « apprivoisées ».
En premier lieu, l’attente du communisme d’un Dieu juste et puissant se transforme au XXsiècle en une conception idolâtre de l’histoire, ou mieux de son inexorable volonté. Le communisme religieux précapitaliste confrontée l’injustice distributive des produits du travail humain, causées par l’extorsion permanente par des groupes armés, avec la « justice » de la répartition idéale égalitaire des produits du travail social complexe, érigée symboliquement en Divinité, à laquelle on attribuait on attribuait contextuellement aussi la puissance nécessaire pour une intervention salvatrice qui redresse les torts. Ce communisme religieux précapitaliste reflétait l’impuissance de la praxis collective des groupes exploités, bien conscients cependant de cette impuissance qui était « rachetée » par la décision divine. Dans le communisme du XXesiècle, on se trouve face à un contexte historique différent, caractérisé par le fait que le prélèvement injuste est « interne » au processus productif lui-même (la plus-value extorquée sous l’apparence d’un échange égal entre force de travail et capital), la puissance salvatrice est attribuée à l’histoire, cette nouvelle divinité terrienne dont le glissement temporel orienté horizontalement se substitue, sans modification pour l’essentiel, au rapport précédent entre humain et divin, orienté verticalement. On est face à une histoire « d’horizontalisation de la verticalité », dans laquelle, à la temporalité n’est pas attribuée seulement une fonction de « puissance » mais aussi de « justice », parce que, à la temporalité est attribuée une capacité magique, celle de porter le « progrès. » Toute divinité veut évidemment des prêtres et les nouveaux prêtres de l’histoire sont produits en grand nombre par la nouvelle fonction de représentation des classes subalternes dans les formes libérales démocratiques de gestion du mode de production capitaliste. Le progressisme historique ou, si on veut, l’historicisme tout court, n’est absolument pas, comme beaucoup le pensent de manière erronée, une forme supérieure de monothéisme en tant qu’il serait plus « rationnel » et immanentiste, par rapport aux vieilles religions « bi-monde » qui au moins consentent à l’écart entre la doctrine et l’application. Il est une religion idolâtre qui tend à sanctifier l’existence brute de ce qui, suivant les circonstances, semble incarner la force du progrès.
En second lieu, le communisme aristocratique élitiste des philosophes-rois de Platon, fruit d’une spécifique superposition du tri-fonctionnalisme indo-européen sur un substrat culturel d’ancienne origine orientale, se reproduit sous la forme de l’action politique et de l’identité idéologique des nouvelles classes politiques professionnelles, produites par les partis marxistes-léninistes après 1917. Ainsi, comme dans la République de Platon, la légitimation du monopole du gouvernement politique n’était pas donnée par l’élection démocratique, possible source d’injustice démagogique, mais se basait sur le monopole de la connaissance « scientifique » des idées-nombres et des idées-valeurs (c’est-à-dire de la science et de la morale sociale), de manière analogue, dans les partis marxistes-léninistes, la légitimation du monopole du gouvernement politique de la société « socialiste » de transition du capitalisme au communisme est donnée par le monopole spirituel de la connaissance du matérialisme historique et du matérialisme dialectique, soustraits tous les deux à toute discussion libre et publique et érigés en dogme sacerdotal sur lequel seul le parti, ou mieux ses instances dirigeantes sont souverains. Chez Platon, comme dans le marxisme-léninisme, (mais certainement pas chez Marx qui n’y entre en rien, contrairement à ce qui est soutenu honteusement par l’ignorant Popper dans son parallèle superficiel entre Marx et Platon), on est face à une religion philosophique parallèle, la doctrine « bi-monde » des idées et le matérialisme historique qui soutiennent toutes deux ensemble le caractère fortuit et contingent de la légitimation électorale du pouvoir politique avec la fausse sécurité de l’identité entre commander et savoir. De telles sociétés sont statiques et ne peuvent pas trouver en elles-mêmes les éléments de transformation et de salut, mais peuvent donner lieu seulement à des phénomènes de « décadence » et d’implosion/explosion. Dans un livre de la République, Platon a le courage de parler des formes de décadence progressive de sa société parfaite (de la timocratie à la tyrannie), alors qu’un tel courage manque au marxisme-léninisme, dont les manuels manquent toujours d’une théorie parallèle de la dégénérescence possible du « socialisme scientifique ».
Quand ce dernier a été touché par une maladie dégénérative mortelle, le bureaucratisme comme maladie d’Alzheimer du communisme dans son stade de dissolution ultime, le matérialisme dialectique ne disposait pas non plus d’un chapitre (qui du reste aurait été inutile) dédié à ses propres pathologies organiques. La conclusion que nous en tirons est que les élites d’origine populaire, ouvrière ou prolétarienne, sont philosophiquement inférieure aux élites produites par les groupes guerriers ou sacerdotaux des tribus indo-européennes dans leur période de développement, et produisent par conséquent des conceptions philosophiques moins articulées et plus frustres. Nous prions le lecteur de nous prendre ici à la lettre. Malheureusement, nous ne sommes pas en train de plaisanter comme nous voudrions sincèrement.
En troisième lieu, enfin, le communisme paysan et artisan des aubes de la révolution industrielle, basé sur un modèle ascétique égalitaire de consommation sociale, et qu’on entend conformer aux vrais besoins de la nature humaine non corrompue par le luxe et la frivolité, fait retour irrésistiblement dans les formes de moralisme, paupérisme, misérabilisme, populisme, etc., et en outre dans le soupçon récurrent envers les formes de consommation capitaliste tenues pour capables d’intégrer et de corrompre le caractère révolutionnaire originaire « pur » de la classe ouvrière et prolétarienne. Ces formes régressives qui n’ont rien à faire avec Marx (lequel n’attendait pas le communisme de la misère mais des contradictions du développement et de la richesse capitalistes) ont été concrètement les formes idéologiques dominantes de la très grande majorité des militants, sympathisants et électeurs des partis qui se réclamaient formellement du marxisme ou du marxisme-léninisme. L’auteur de ces lignes n’a rien à voir avec l’apologie post-moderne du consumérisme capitaliste, au contraire. Ici, cependant, on a affaire à quelque chose de beaucoup plus structurel, qui consiste dans le fait que les contenus économiques du communisme évoqué comme la fin providentielle de l’histoire, loin d’être extraits (comme c’était le cas chez Marx) d’une sorte d’horizon de richesse en capacités et en besoins, étaient extraits d’une sorte de projection ascétique et moraliste (secrètement religieuse et notamment religieuse paupériste) d’une consommation minimale nivelée et garantie à tous les sujets de la monarchie communiste. Nous connaissons évidemment les raisons historiques de ce fait, qui se résument toutes dans l’éclatement des révolutions anticapitalistes dans les points faibles de la chaîne mondiale impérialiste et non dans les points de haut développement capitaliste. Reste donc que le communisme du futur a été de fait « médiatisé » culturellement par le communisme ascétique paupériste du nivellement intégral forcé.
Le « retour du refoulé » dont nous avons parlé dans ce premier chapitre est un phénomène historique et philosophique de première grandeur. Il doit être le point de départ de toute analyse sans préjugé du communisme d’aujourd’hui pour faire en sorte que le mort (pour reprendre l’expression de Marx) ne s’attaque pas au vivant et ne le détruise pas. À la lumière de cette conscience, il est possible aussi de découvrir quelque chose de neuf dans une pensée comme celle de Marx dans il semble pourtant que tout ait déjà été dit et qu’il n’y ait plus rien à découvrir. » (pp. 34 à 38)

II. Le communisme de Marx et les communismes historiques

Lectures de Costanzo Preve

Costanzo Preve, Gianfranco La Grassa : La fine di una teoria. Il collasso del marxismo storico del novecento. Edizioni Unicopli, Milano, 1996
Costanzo PreveMarx inattuale. Eredità e prospettivaBollati Boringhieri, Torino, 2004
Dans la première partie de ce travail, nous avons suivi l’analyse que Preve propose des communismes précapitalistes et de leur retour sous des formes déguisées dans le communisme historique du XXe siècle. Il s’agit maintenant d’en venir au communisme de Marx lui-même, en sachant que Marx est d’abord le penseur de la première phase du capitalisme industrielle, une phase aujourd’hui complètement disparue. Dans ce chapitre Preve esquisse une analyse critique de la théorie de Marx, sur laquelle il reviendra dans Marx inattuale. Bien qu’il défende (on ne le verra plus loin) une certaine version, revue et corrigée du communisme marxien, Preve commence par souligner que la théorie de Marx est dépendante de l’époque à laquelle elle a été conçue. Marx part de ce qu’il a sous les yeux c’est-à-dire :
- une classe bourgeoise « qui n’était pas encore une classe soumise sur un mode réel à la reproduction anonyme et impersonnelle du mode de production capitaliste. » (p.39)
- un « prolétariat qui conserve une autonomie sociologique et culturelle relativement à la production capitaliste globale, dont n’avons même plus l’idée aujourd’hui. » (p.40)
Ces conditions, qui déterminent largement sa vision stratégique ont disparu aujourd’hui. Cependant, le communisme lui-même, tel que Marx l’entend découle de son concept de mode de production.
« Sans une notion du mode de production capitaliste, le « communisme » est littéralement impensable ou, mieux, est pensable et désirable seulement dans la modalité du communisme précapitaliste. » (p. 41)
Preve constate que la théorie marxienne est inachevée et largement incohérente. Il propose donc de construire un modèle qui rende cohérentes les propositions de Marx concernant le mode de production capitaliste et celles qui concernent le communisme.
Ainsi Preve constate que l’axe de la pensée de Marx se situe dans la thèse selon laquelle la socialisation croissante des forces productives dans le mode de production capitaliste se caractérise par une contradiction croissante « entre le caractère de plus en plus social de la production et le caractère toujours plus privé de l’appropriation, contradiction dont la téléologie immanente est la genèse progressive d’un horizon communiste, qui se concrétise à travers la synergie convergente de luttes de classes toujours plus conscientes et d’une production sociale toujours plus coopérative. » (p.44)
Cette affirmation banale en elle-même (tous les marxistes l’ont répété des milliers de fois) pose indirectement une question majeure : celle du caractère providentialiste de la philosophie de l’histoire de Marx. « Le communisme de Marx est alors, conjointement et inséparablement l’issue immanente et terminale du processus de socialisation capitaliste. » (p.46) C’est ce que répète Marx dans le Capital : la révolution sociale, « l’expropriation des expropriateurs » comme le dit le Livre I, est un processus qui se développe avec la même nécessité qui préside aux métamorphoses de la nature.
« Nous nous trouvons alors face à un paradoxe, qui, à notre avis, doit être mis au centre de la discussion contemporaine. En bref, ce qui, pour Marx, semble légitimement la garantie matérielle la plus forte du communisme, la maîtrise ouvrière prolétarienne de la socialisation croissante des forces productives s’est révélée en réalité une garantie faible et même infondée. Et c’est à notre avis la véritable raison structurelle, épocale, du déclin apparemment irréversible de la pensée de Marx dans une époque comme la nôtre. (…) La clé de tout cela réside en effet dans le fait que l’horizon communiste semble se vider de consistance face à la découverte traumatisante de la généralisation d’une socialisation capitaliste du travail qui ne semble absolument pas produire les fameux « fossoyeurs » du capitalisme. » (p.47)
Comment expliquer ce paradoxe qui se situe au cœur de la crise, du « collapsus » du marxisme contemporain ? Preve réfute par avance les explications convenues :
« tous les discours sur la soi-disant « intégration » de la classe ouvrière dans le système, une classe ouvrière qui se serait « embourgeoisée » c’est-à-dire corrompue par le consumérisme, le sport et la télévision, et autres divagations qui ne sont que les régressions moralistes provenant souterrainement des codes idéologiques précapitalistes, comme si la « classe ouvrière » avait dû conserver une sorte de pureté morale, garante du fait qu’elle est la titulaire messianique d’un communisme austère égalitaire et niveleur. Marx aurait ri de ces discours sur « l’intégration dans le système » au moyen des voitures, des machines à laver, des supermarchés, des offres spéciales, des discothèques et des crédits mutuels pour l’accès à la propriété, pour la simple raison que la racine des contradictions capitalistes résidait pour lui non dans la distribution mais dans la production. » (p.47)
Il y a un donc un « défaut » structurel dans la théorie de Marx mais aussi, relativement à ce défaut un excès articulé dans trois dimensions : métaphysiques, épistémologiques et idéologiques.
Marx est un penseur métaphysique, affirme Preve, et sa métaphysique est une métaphysique de la liberté et non une métaphysique de l’égalité. Cette affirmation de Preve me semble absolument évidente. J’ai eu l’occasion de le montrer dans ma thèse sur La théorie de la connaissance chez Marx. Par des chemins différents, j’étais arrivé, à peu près en même temps, au même résultat que Preve. Au cœur de la démarche de Marx, il y a l’affirmation d’un individualisme radical (Preve y revient dans Marx inattuale pour y voir une des faiblesses de sa pensée). Mais Preve va jusqu’au bout de cette analyse :
« La genèse historique de ce principe métaphysique de la liberté n’est pas, en fait, ouvrière ou prolétarienne, mais intégralement bourgeoisie. Quoique ceci puisse apparaître à première vue étrange et scandaleux, il n’y a aucun doute quant au fait que Marx est à 100% un penseur philosophiquement « bourgeois » ; et pas seulement, c’est même un épisode de l’histoire de l’individualisme bourgeois moderne. » (p.49)
Marx conçoit bien le communisme comme une société d’individualités libres dans laquelle le bonheur de chacun est la condition du bonheur de tous. Preve a raison de souligner que, sous cet angle, Marx n’a rigoureusement rien à voir avec le « collectivisme » qui est un autre nom du « socialisme ». Il s’agit en même temps d’une conception finalement très élitiste de l’émancipation des individus. L’homme « riche en besoins » de Marx est l’homme cultivé et capable de se gouverner.
« Le fait que la caractéristique des besoins humains est la richesse et non un manque de limites générique et informe garantit que, dans le communisme, l’extinction de l’État et du marché ne donnerait pas lieu à des délirants abus de consommation illimitée et sans forme, contradictoire même avec la production sociale plus abondante. Chez Marx, tout se tient dans l’espace métaphysique de sa pensée : la libre individualité se constitue dans un arc de comportements fait de capacités omni-latérales et de besoins riches et articulés .. » (p.50)
La dimension épistémologique de l’œuvre de Marx est très connue, trop sans doute et souvent mal comprise. Preve esquisse des rapprochements entre Marx et Weber tout à fait pertinents – l’école de Francfort s’était déjà aventurée sur ce terrain – tout en soulignant les points fondamentaux d’opposition, essentiellement l’opposition weberienne entre science et axiologie qui évidemment ne trouve aucune place chez Marx.
Preve souligne que cette deuxième dimension de la pensée marxienne est, au moins partiellement, indépendante de la philosophie de l’histoire providentialiste.
« Le canon scientifique de Marx est quelque chose d’absolument unique et singulier, qui ne peut être assimilé à aucune autre épistémologie passée ou présente. Il est indissociable de la construction du modèle de mode de production et inséparable des catégories avec lesquelles on cherche à connaître le mode de production capitaliste. À la lumière des épistémologies actuelles, et principalement les post-empiristes et post-positivistes, il apparaît toutefois substantiellement solide. » (p.54)
La dernière dimension analysée par Preve est idéologique. Là encore Preve se contente d’indications et ne développe pas toujours de manière pleinement convaincantes. Néanmoins la ligne générale semble très pertinente. L’idéologie, dans la pensée de Marx, ne tiendrait pas dans tel ou tel défaut du modèle théorique du mode de production capitaliste, ni dans sa dimension métaphysique. L’essentiel, pour Preve, réside en ceci : si le schéma hégélien du passage de l’être en soi à l’être pour soi vaut pour le développement libre de l’individualité, l’extension de ce schéma aux classes sociales, conçues comme « classes-sujet » est une opération proprement idéologique.
Sur ce point, il me semble que Preve se laisse un trop facilement prendre à la confusion entre Marx et le marxisme et tombe donc dans un piège qu’il dénonce par ailleurs. Le prolétariat-sujet historique n’existe chez Marx que de manière non conceptuelle, mais seulement descriptive, essentiellement dans les textes d’analyse politique. J’avais eu l’occasion de critiquer ces théories de la « classe-sujet » dans mon livre de 1996. Je reviens sur ces questions dans le Comprendre Marx à paraître à l’automne 2006. Cette partie est donc la partie la moins convaincante de l’essai.
Preve met ensuite en opposition à Marx, le communisme marxiste, celui qui naît avec Engels et Plekhanov et se prolonge dans le marxisme de la IIIeinternationale. Je me contente de donner ici la traduction de quelques passages intéressants.
« II. L’idéologie social-démocrate entre évolutionnisme et positivisme
Ce n’est pas un hasard si entre 1880 et 1917 pendant le temps de ce véritable « l’âge du marxisme » (selon l’expression de Kolakowski que nous retenons comme correcte pour l’essentiel) qui a été le temps de la Seconde Internationale et de la croissance des partis socialistes et sociaux-démocrates sur une base nationale, le « communisme », comme nom et comme chose a disparu presque complètement pour être remplacé par le terme « social-démocratie ». À ce sujet, quelques « marxolâtres » soutiennent que cette éclipse temporaire du « communisme » fut due à une déformation révisionniste petite-bourgeoise, causée par la superposition des appareils de parti sociologiquement non prolétariens et non ouvriers aux dépens de la « base » authentiquement ouvrière et prolétarienne (révisionnisme de Bernstein en Allemagne, montée des fabiens en Angleterre, Turati en Italie, menchevisme en Russie, marxisme de la chaire, socialisme néo-kantien, etc.). Les prolétaires et les ouvriers auraient été spontanément « communistes » alors que les appareils organisationnels et culturels qui les encadraient et les représentaient auraient transformé ce « communisme révolutionnaire en une inoffensive social-démocratie gradualiste, petite-bourgeoise et précocement bureaucratique. Notre interprétation est exactement opposée. La classe ouvrière, ou mieux, cette composition particulière de la classe ouvrière prévalente dans les pays guides de la Seconde Internationale, qui étaient aussi souvent les pays guides de la seconde révolution industrielle, n’était en rien communiste au sens marxien, et, au contraire, était pleinement social-démocrate au sens gradualiste et évolutionniste du terme. La « nature communiste » de la classe ouvrière est un mythe, si par « communisme » on entend le communisme de Marx qui est un épisode de la maturité de l’histoire de l’individualisme bourgeois-révolutionnaire. La culture diffuse de la Seconde Internationale (comme le documente le livre récent de Marc Angenot, L’utopie collectiviste. Le grand récit socialiste sous la Deuxième Internationale, PUF, Paris, 1993) était une culture basée sur la haine envers la liberté et l’individualisme, une évocation permanente d’une « utopie collectiviste » de type populiste et organiciste qui poursuivait une sorte de réglementation par le salariat de l’ensemble de la société. Ce n’est pas arrivé par hasard, par le fait que les partis de la Seconde Internationale ont été un grand phénomène social, effectivement ouvrier et prolétarien dont le programme n’était évidemment pas le « communisme » mais la salarisation égalitaire de toute la société sur la base du suffrage universel et de la démocratisation de l’État. Le « sol de l’avenir » de ce « quart-état » ne se définissait jamais linguistiquement comme communisme mais comme socialisme et le socialisme n’était pas conçu philosophiquement comme l’universalisation des libres individualités (le « communisme » de Marx) mais comme l’intégration progressive de tous les individus sur le modèle anthropologique unique de la socialité prolétarienne, un modèle conformiste, égalitaire et niveleur. On a ici un exemple typique de « retour du refoulé » précapitaliste, parce qu’une telle anthropologie « socialiste » (que Angenot documente de façon détaillée dans ses aspects les plus grotesques) n’était que la reproduction dans le monde de l’usine de la seconde révolution industrielle de ce communisme du XVIIIe siècle basé sur la réduction des besoins humains au modèle simple et frugal de la « vraie nature humaine » non corrompue par des désirs artificiels. Le socialisme est donc une simplification radicale des besoins et non certes une expansion de leur richesse non plus privatisée mais socialisée. Pour Marx, l’homme social était l’homme riche de relations sociales et donc riche de connaissances et de capacités, alors que pour ce socialisme intégralement ouvrier et prolétarien l’homme social était l’individu réabsorbé dans le collectif et habitué à considérer tout anticonformisme comme un résidu « d’anarchisme petit-bourgeois ». (pp. 61-63)
« IV. Les causes structurelles de la dissolution du communisme historique du XXsiècle en 1989-1991
(…)
En premier lieu, nous déconseillons décidément l’usage de catégories comme celles de « trahison » à propos de personnages comme Gorbatchev ou Eltsine (et dans notre province méditerranéenne comme Ochetto ou d’Alema). La nomenklatura professionnelle communiste ne trahit pas le « communisme » de Marx pour la simple raison qu’elle ne l’a jamais connu et, si elle l’a connu théoriquement, elle n’y a jamais cru, le retenant correctement comme une simple ressource idéologique avec laquelle mobiliser une masse plébéienne tenue pour incapable d’accéder au monde des décisions politiques « sérieuses ».
(…)
En second lieu, il est nécessaire de réaffirmer que la faillite de la tentative de construction du communisme étatique, effectuée sous la triple forme de l’État socialiste, du parti communiste et de l’idéologie marxiste léniniste, de fait n’a été due à l’insuffisante hégémonie de la classe ouvrière (qui aurait été expropriée par la bureaucratie) mais à une raison exactement opposée, la substantielle centralité de la classe ouvrière durant toutes les phases décisives de cette construction. Notre thèse est consciemment en opposition à celle de toutes les « hérésies » marxistes du XXe siècle, de type luxemburgiste, bordiguiste, ouvriériste, trotskiste et maoïste, mais elle n’est pas, à notre avis, incompatible avec une approche sans préjugé et réaliste à partir de la notion marxienne originaire de mode de production. Dit en d’autres termes, notre thèse est incompatible seulement avec l’espace idéologique de la pensée de Marx (et peut-être même pas avec celui-ci du moment qu’il ne parle pas de la classe ouvrière comme support de la construction étatique du communisme), mais certainement pas avec l’espace métaphysique ou idéologique. La classe ouvrière et prolétarienne, à cause de sa situation subalterne dans les rapports de production est, par excellence, la classe incapable d’autogestion économique et d’autogouvernement politique stables et doit, partant, se doter de représentants économiques et politiques, lesquels, comme tous les « représentants » professionnels et professionnalisés, deviennent un groupe social doté d’intérêts autonomes, parmi lesquels il y aussi, évidemment, celui de la réintégration négociée. Le « silence ouvrier » pendant les trois années 1989-91 (pour ne pas parler de consentement passif à la reconstruction d’un capitalisme « normal ») a été à notre avis un des évènements, ou si on veut des non évènements les plus importants des deux derniers siècles de l’histoire mondiale. L’absence de réflexions sérieuses sur ce point révèle que s’est désormais évanoui un cycle historique entier et que l’histoire du communisme qui, de toutes façons, n’a jamais été une grande narration interrompue, doit devenir consciente d’une discontinuité forte, presque aussi forte que celle qui a eu lieu au surgissement de la première révolution industrielle avec les communismes précapitalistes discutés dans le premier chapitre de cet essai. » (pp. 70 à 72)

dimanche 28 mai 2006

I comme idéologie

Il paraît que nous vivons l’époque de la fin des grandes idéologies. C’est à peine un secret de Polichinelle, cette formule n’est qu’une nouvelle figure de l’idéologie dominante. D’où la nécessité de revenir sur cette vieille, très vieille question de l’idéologie.

I. Un terme ambigu

Le terme « idéologie » est fort ambigu. Il apparaît pour la première fois pour désigner la recherche proposée par un groupe de philosophes français, au carrefour de la Révolution et du Premier Empire. Ces « Idéologues » sont politiquement des républicains modérés qui joueront un grand rôle après la fin de la Terreur, notamment dans la création du système d’enseignement français. Du point de vue philosophique, ils seraient plutôt à classer parmi les « matérialistes » – un matérialisme physiologiste chez Cabanis, qui est aussi médecin – et contribuent de manière décisive à la naissance des sciences sociales en tant que disciplines autonomes, poursuivant le travail de Condorcet. L’influence de Locke et de Condillac est également très marquée. Cabanis (1757-1808), Destutt de Tracy (1754-1836), Volnay (1757-1820) sont des penseurs de haute volée, oubliés très injustement des histoires de la philosophie et de l’enseignement universitaire français. Leur projet est de remplacer les spéculations métaphysiques par une étude scientifique de l’homme. « Cognitivistes », si l’on veut, avant l’heure, ils s’intéressent d’abord à la manière dont les hommes forment leurs propres idées (d’où le nom d’idéologie, forgé par Destutt de Tracy, qu’ils donnent à leurs recherches), et à la logique des relations sociales qui doivent, selon eux, être étudiées avec les mêmes méthodes que celles qu’on emploie dans les sciences de la nature et, singulièrement, dans l’étude des êtres vivants.
Ce premier sens de l’idéologie est à peu près oublié – même si la connotation péjorative du terme « idéologues » vient directement du mépris que Napoléon et la restauration monarchiste nourriront à l’endroit de ces éminents philosophes de la République naissante – ce qui n’empêchera pas certains idéologues de faire une belle carrière sous l’Empire.
Le deuxième sens du terme est celui de Marx et Engels qui s’en prennent, en 1845, à la « Deutsche Ideologie », terme sous lequel ils regroupent les héritiers de Hegel et, au-delà d’eux, une bonne partie de la philosophie idéaliste allemande. En ce sens l’idéologie n’est pas autre chose que l’idéalisme, c’est-à-dire la philosophie selon laquelle la réalité ultime est idéale. Hegel peut-être un « idéologue » puisque sa philosophie est un discours de l’idée, celle-ci étant unité du concept et de son effectivité, sa « Wirklichkeit ». Mais cette idéalisme est un renversement complet du réel :

L'homme du commun ne croit rien avancer d'extraordinaire, en disant qu'il existe des pommes et des poires. Mais le philosophe, en exprimant ces existences de façon spéculative, a dit quelque chose d'extraordinaire. Il a accompli un miracle : à partir de l'être conceptuel irréel, « du fruit », il a engendré des êtres naturels réels : la pomme, la poire, etc. En d'autres termes : de son propre entendement abstrait, qu'il se représente comme un sujet absolu en dehors de lui-même, ici comme « le fruit », il a tiré ces fruits, et chaque fois qu'il énonce une existence il accomplit un acte créateur.
Le philosophe spéculatif, cela va de soi, ne peut accomplir cette création permanente qu'en ajoutant furtivement, comme déterminations de sa propre invention, des propriétés de la pomme, de la poire, etc., universellement connues et données dans l'intuition réelle, en attribuant les noms des choses réelles à ce que seul l'entendement abstrait peut créer, c'est-à-dire aux formules abstraites de l'entendement; en déclarant enfin que sa propre activité, par laquelle il passe de l'idée de pomme à l'idée de poire, est l'activité autonome du sujet absolu, du « fruit ».
Cette opération, on l'appelle en langage spéculatif : concevoir la substance en tant que sujet, en tant que procès interne, en tant que personne absolue, et cette façon de concevoir les choses constitue le caractère essentiel de la méthode hégélienne. (Sainte Famille« La Critique critique » sous les traits du marchand de mystères ou « la Critique critique » personnifiée par M. Szeliga, par Karl MARX. II : Le mystère de la construction spéculative)

Par extension, l’idéologie désignera l’ensemble des représentations du monde propres à une société déterminée, représentations qui s’imposent spontanément et font obstacle à la connaissance du réel, précisément parce qu’elles en sont la représentation inversée. Cependant, cette définition trop large est loin d’épuiser la question : de fait, chez Marx, il n’y a pas un mais plusieurs concepts de l’idéologie.
Enfin, et improprement, on nomme « idéologie » tout système de pensée un tant soit peu étendu. On parle de l’idéologie libérale ou de l’idéologie marxiste et même d’idéologie chrétienne ou d’idéologie platonicienne. C’est très souvent de manière péjorative qu’on emploie idéologie à la place de philosophie ou de doctrine. L’idéologie, c’est la pensée des autres !

II. Idéologie et idéalisme

Marx nomme idéologie ce fait commun que les hommes sont subjugués par les inventions de leur propre cerveau. Ils agissent et organisent leur vie et leurs relations non d’après la connaissance objective de la réalité mais d’après leurs représentations plus ou moins illusoires, plus ou moins faussées. Ce processus n’est pas l’affaire d’une discipline de la connaissance : on ne peut pas échapper à l’idéologie comme on évite l’erreur en s’abstenant de la précipitation et de la prévention et en suspendant son jugement jusqu’à ce qu’on soit en possession d’une idée claire et distincte. L’idéologie, contrairement à l’erreur, est un fait social qui obéit à un déterminisme social. Il en découle que la croyance selon laquelle la réalité sociale humaine peut être transformée en luttant contre ces illusions qui asservissent les hommes est, à son tour, une autre figure de l’idéologie.
Marx parle de « l’idéologie allemande » parce que les philosophes post-hégéliens restent prisonniers de cette conception selon laquelle il suffit de changer les idées, les représentations du monde pour changer la réalité elle-même. C’est vrai de la philosophie idéaliste, soumise aux représentations religieuses, mais c’est aussi vrai du « hégélianisme de gauche », de la philosophie critique, de la « critique critique » et même du matérialisme ancien remis au goût du jour par Feuerbach. Toutes ces doctrines confuses et contradictoires sont l’expression du « pourrissement de l’esprit absolu ». Bref, c’est toute la philosophie allemande qui est devenue purement idéologique. Cela ne veut pas dire qu’il en a toujours été ainsi et que la philosophie a toujours été idéologie. Marx ne cesse de reconnaître en Hegel un « maître éminent ». Mais après Hegel, la philosophie faute devenir pratique, faute d’être réalisée, dégénère en idéologie.
Il est impossible de sortir de l’idéologie sans en remettre en cause les mécanismes fondamentaux, c'est-à-dire la réduction du réel à l’idée. La critique théorique de l’idéologie doit céder la place à la critique de la réalité socio-historique qui en constitue le fond ; il faut, dit Marx, « s’interroger sur le lien de la philosophie allemande avec la réalité allemande. » Comprendre la réalité sociale est en effet le seul moyen de comprendre le caractère idéologique de certaines doctrines, croyances ou représentations communes. « Les représentations que se font ces individus sont des idées soit sur leurs rapports avec la nature, soit sur leurs rapports entre eux, soit sur leur propre nature. Il est évident que, dans tous ces cas, ces représentations sont l'expression consciente réelle ou imaginaire de leurs rapports et de leur activité réels, de leur production, de leur commerce, de leur organisation politique et sociale. Il n'est possible d'émettre l'hypothèse inverse que si l'on suppose en dehors de l'esprit des individus réels, conditionnés matériellement, un autre esprit encore, un esprit particulier. Si l'expression consciente des conditions de vie réelles de ces individus est imaginaire, si, dans leurs représentations, ils mettent la réalité la tête en bas, ce phénomène est encore une conséquence de leur mode d'activité matériel borné et des rapports sociaux étriqués qui en résultent. »

III. Les figures de l’idéologie chez Marx

L'idéologie, chez Marx, n’est cependant pas définie de manière univoque. En un premier sens, elle est l'ensemble des idées justifiant, « scienti­fiquement » le cas échéant, l'exploitation et la domination d'une classe sur autre. Elle est le masque et l’indispensable complément de la domination. C'est ainsi que sont souvent apostrophés les « idéologues de la bourgeoisie ». Dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, il en donne la liste : « Les orateurs et les écrivains de la bourgeoisie, sa tribune et sa presse, bref, les idéologues de la bourgeoisie ». Le terme d'idéologie est donc ici plus une caractérisation polémique, contribuant à discréditer l'adversaire, qu'une notion opératoire.
Dans la Critique de l’Économie Politique (1859) la définition est plus extensive. Marx cite « les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques, philosophiques, bref les formes idéologiques ». On a cependant l'ébauche d'une théorie des superstructures idéologiques comme formes des rapports sociaux. Mais une forme n'est pas une apparence, pas quelque chose de superficiel ; la forme, de Platon et Aristote à Hegel, est indissociable de la matière, elle est ce par quoi la matière, pure puissance, est informée et permet l'être en acte. Les superstructures idéologiques ne sont pas ce qui est en haut, ou ce qui est au-dessus et recouvre les rapports sociaux et qu’il suffirait d'enlever pour voir la « base matérielle », les rapports sociaux à l'état brut. Il n'en est rien : en un sens, les rapports sociaux sont ces formes juridiques, politiques, etc. On a d’ailleurs usé et abusé de ce texte de 1859 en le concevant comme un résumé de la théorie de Marx alors qu’il ne s’agissait pour Marx que rappeler où il en était arrivé dans les années 1845-1848…
En un deuxième sens, l'idéologie est l’abstraction. Dès que les relations sociales apparaissent comme ayant une existence autonome face à l'individu, c'est-à-dire dès que la production et la diversification de la vie sociale a atteint un certain stade les relations de mutuelle dépendance se manifestent de manière telle que « les individus sont désormais dominés par des abstractions tandis qu'auparavant ils étaient dépendants les uns des autres. »
En quoi consiste cette abstraction ? En ceci que les rapports entre les hommes apparaissent comme idées qui préexistent à ces rapports. L'abstraction renverse donc la réalité : le prédicat devient sujet et le sujet prédicat de son prédicat. C'est là une des significations de l’idéologie les plus constantes dans toute l'œuvre de Marx. L'abstraction culmine dans cette « mystification propre au mode de production capitaliste » : « la force de travail, conservatrice de la valeur, apparaît comme la force du capital qui se conserve elle-même, la force de travail créatrice de valeur apparaît comme la force du capital qui se valorise elle-même. » La perception inversée de la réalité sociale est ainsi une « réification », transformation en chose de la réalité vivante et active : la puissance personnelle des travailleurs est transformée en puissance objective du capital ; ce n’est plus le travailleur vivant qui assure la production des moyens de subsistance, mais le capital, qui utilise le travailleur, comme un facteur parmi d’autres, pour produire la richesse sociale. Ainsi, pendant que le capital s’anime de la sueur et du sang du travail, le travailleur en tant qu’individu humain est ravalé à l’état de chose, moyen de la production au même titre que la machine, « ressources humaines », dit-on aujourd’hui.
L'idéologie apparaît en un troisième sens comme la forme imaginaire idéale des rapports sociaux existants. Sur ce plan elle fonctionne sur le même mode que le monde religieux. Dans l’échange marchand, le rapport social entre les individus prend la forme d’un rapport entre les choses. Pour comprendre ce phénomène, il faut chercher une analogie dans « la région nuageuse du monde religieux ». C’est la thèse du caractère fétiche de la marchandise : « Là les produits du cerveau humain ont l’aspect d’être indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l’homme dans le monde marchand. C’est ce qu’on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production. »
En ces divers sens, l’idéologie n’est pas un phénomène superficiel, mais bien une réalité propre à toutes les formes de la conscience. Dans la production de leur vie matérielle, les hommes ne produisent pas seulement des choses mais aussi des idées. Ou plus exactement les choses ne peuvent pas être produites sans les idées déterminées qui leur correspondent. La toile n'est pas simplement une chose, de la matière brute issue naturellement du travail de l'homme comme la cire est produite spontanément par l'abeille. La toile est une marchandise et elle est produite en tant que marchandise, c'est-à-dire en supposant des rapports sociaux dont elle est un signe. Elle est produite avec sa repré­sentation « religieuse ». Cette consubstantialité de la production matérielle et de l'idéologie est d'autant plus forte que, comme le dit Marx, s'il est facile de retrouver le contenu réel du discours religieux, il est en revanche très difficile d’expliquer comment des conditions sociales déterminées expliquent l'apparition de tel ou tel discours religieux.

IV. Science et idéologie

L’idéologie s’oppose à la science, elle est la non-science par excellence. Mais la démarche scientifique elle-même ne peut se dispenser d’une analyse du mécanisme de la formation des réflexions sur la vie sociale. Marx note que « La réflexion sur les formes de la vie sociale, et par conséquent leur analyse scientifique suit une route complètement opposée au mouvement réel. Elle commence après coup avec des données déjà tout établies avec les résultats du développement. Les formes qui impriment au produit du travail le cachet de marchandises, et qui par conséquent président déjà à leur circulation, possèdent aussi déjà la fixité des formes naturelles de la vie sociale avant que les hommes, cherchent à se rendre compte, non du caractère historique de ces formes, qui leur paraissent bien plutôt immuables mais de leur sens intime. »
Pour que l’analyse scientifique, typiquement celle de l’économie politique classique, puisse se développer, il faut que les formes de la vie sociale aient acquis une certaine fixité. Mais précisément, cette fixité conduit les économistes à tenir pour naturelles des lois sociales qui ne sont que les lois propres au mode de production capitaliste. C’est ainsi que l’économique politique de scientifique quand elle analyse les rapports de production capitalistes devient apologétique quand elle proclame la nécessité éternelle de ces rapports sociaux. Dernière figure de l’idéologie : la confusion du naturel et de l’historique, ou comment l’idéologie se niche au cœur de la science.
L’analyse critique de l’idéologie doit donc conduire à l’autoréflexion des sciences sociales, ainsi que le développe Habermas dans Connaissance et intérêt.

V. Critique de la théorie de l’idéologie

Aussi subtile soit cette théorie de l’idéologie, elle tombe sous le coup des critiques que l’on peut faire à toutes les théories de la fausse conscience. Elle suppose 1) que les individus sont tous sous l’emprise des fausses représentations, mais aussi 2) qu'il y a possibilité, à travers la critique, de prononcer un discours vrai, un discours rationnel opposé au discours de l'idéologie. Mais comment ce discours, le discours critique, ne tomberait-il pas lui aussi sous le coup de la critique de la représentation ? Pourquoi la théorie de Marx de l’idéologie ne serait-elle pas elle-aussi marquée au coin de l’idéologie ?
Si tout discours est relatif à une position de classe à une époque historique donnée, le relativisme est lui-même relatif. Le « socialisme scientifique » n’est donc pas plus scientifique que l’économie politique bourgeoise, il n’a pas plus de droits à faire valoir dans la mesure où il n’est que le discours d’une classe sociale particulière, la classe ouvrière qui reste une classe de la société bourgeoise, agissant pour ses propres intérêts matériels égoïstes. Et donc si une des formes de l’idéologie consiste à faire passer les intérêts d’une classe particulière pour l’intérêt général, le marxisme serait lui aussi une nouvelle forme de l’idéologie. Cependant, si le talon d’Achille du marxisme est bien, comme on ne peut pas, sans plus, identifier le travail de Marx et le marxisme, et comme Marx n’a jamais voulu construire un « socialisme scientifique » qui ferait pièce à « l’idéologie bourgeoise », cette critique classique de la théorie de l’idéologie n’est peut-être pas aussi pertinente qu’elle le paraît.
La théorie marxienne de l’idéologie se trouve sur une arête étroite. Sa force est qu’elle va bien au-delà de la simple critique rationaliste de la croyance. Sa faiblesse est qu’elle doit rendre des comptes de sa propre existence au regard de ses postulats propres et elle ne peut survivre qu’en se limitant à une fonction critique, « zététique » et non se posant comme une science alternative aux autres genres de savoir – histoire, économie politique.


Bibliographie

Les principales œuvres de Marx sont disponibles sur le site : www.marxists.org .
À paraître septembre 2006 Comprendre Marx, par Denis Collin, éditions Armand Colin

vendredi 19 mai 2006

Science et superstition

Voici comment Littré définit la superstition : « Sentiment de vénération religieuse, fondé sur la crainte ou l'ignorance, par lequel on est souvent porté à se former de faux devoirs, à redouter des chimères, et à mettre sa confiance dans des choses impuissantes. » Mais immédiatement après, il cite Pascal qui distingue piété et superstition. La superstition, voilà la croyance indigne, la croyance qui témoigne que l’homme est encore dans les ténèbres, la croyance de l’autre en un mot. Mais au-delà cet usage disqualifiant, peut-on définir rigoureusement la superstition ? C’est-à-dire tracer une ligne claire entre les savoirs et les croyances fondées d’un côté et, de l’autre, les extravagances d’un esprit qui croit savoir là où il ne sait rien ?

mercredi 17 mai 2006

Naturaliser l'esprit humain?

A notre époque, où les sciences de la nature pénètrent tous les domaines, il semblerait bien que nous ne puissions pas nous contenter de ces descriptions phénoménologiques dans lesquelles la conscience se prend elle-même pour objet. Nous avons peut-être besoin d’explications. La science ne peut pas s’arrêter à la porte de l’esprit humain. Elle doit l’explorer et en rendre compte selon ses méthodes. Expliquer la conscience en la considérant comme un phénomène naturel : voilà le programme que se sont fixés de nombreux philosophes, psychologues, etc. qui travaillent dans le domaine de ce qu’appelle la philosophie de l’esprit. Est-ce possible ? La psychologie est la science de l’esprit en lui-même, dit Hegel, pour la distinguer de la phénoménologie. Est-il possible de trouver un fondement biologique au psychisme humain, c’est-à-dire considérer la psychologie comme une partie de la physiologie? Quand nous avons une idée, nous disons que nous avons une idée en tête, les idées « nous passent par la tête » : donc notre manière commune de parler relie étroitement le cerveau et la pensée. Spontanément, nous sommes prêts à admettre que c’est le cerveau qui pense.

Pour introduire philosophiquement la question de l’inconscient

Pourquoi ne pas commencer directement par la lecture de Freud ? Parce que nous risquerions de manquer la lecture de Freud qu’il nous faut faire en classe de philosophie et qui n’est pas celle qui nous fournirait une sorte de résumé de la psychanalyse à usage des magazines « psy » pour le grand public.

Avant d’entrer dans l’étude de Freud, il faut donc montrer que la « révolution psychanalytique » s’inscrit non seulement dans une visée thérapeutique mais aussi dans une problématique proprement philosophique, ce que d’ailleurs lui reprochent ceux qui pensent que la psychiatrie n’est qu’une branche de la médecine comme les autres, justiciable des méthodes des sciences de la nature et que la psychanalyse n’a rien d’une science.
Si nous voulons chercher comment la théorie freudienne de l’inconscient s’inscrit dans une problématique philosophique plus vaste, il semble, de prime abord que nous devrions chercher dans ces philosophies qui soupçonnent :
  • la transparence du sujet à lui-même
  • la puissance de la raison sur notre esprit.
Ces philosophies, on les appellent parfois « philosophies du soupçon » parce qu’elles soupçonnent toujours la conscience d’être fausse conscience.
Mais, il faut précisément éviter ces oppositions trop tranchées et ces démarches agonistiques. La notion d’inconscient n’est pas spécifiquement freudienne, ni même propre aux « philosophes du soupçon » dont Freud serait un des grands représentants. Il y a une notion d’inconscient qui émerge et se forme dans la tradition rationaliste classique elle-même. À l’encontre de présentations trop schématiques, nous verrons que la philosophie n’est pas un champ de bataille ou une salle d’arts martiaux et que les fils des pensées s’y emmêlent et s’y croisent en permanence.

Conscience, pensées confuses et perceptions non conscientes : de la lumière de l’évidence à la conscience obscure.

Pourquoi la théorie rationaliste de la conscience pose problème?

Retour sur Descartes

Pour Descartes : l’esprit est conscience par définition. En tant que je me perçois moi-même, de façon claire et distincte, « je suis une chose qui pense », c’est-à-dire une pensée en acte. Et dès que je pense, 1) je sais ce que je pense ; 2) je sais que je pense.
C’est le fondement de la philosophie de Descartes : 1) son rationalisme: l’esprit est d’abord raison et entendement et la raison est source de toute vérité; 2) la vérité comme évidence: l’idée claire et distincte, celle qui se présente à moi dès lors que je concentre mon attention et que je suis les règles pour bien conduire son esprit.
En termes hégéliens, et bien qu’il n’use pas de cette notion plus tardive de « conscience de soi », Descartes fait de la conscience de soi « le sol natal de la vérité ». L’esprit se manifeste dans la conscience, se révèle donc dans les manifestations de la conscience.L’idée d’un « esprit inconscient » est tout simplement impensable. Elle paraît aussi contradictoire qu’un cercle carré.
Il y une espèce de transparence de la conscience à elle-même : je réfléchis, cela veut dire « ma conscience se réfléchit », c’est-à-dire s’aperçoit elle-même (au sens du XVIIe, c’est-à-dire se voit clairement). Cette transparence de la conscience à elle-même est tout à la fois
  • une évidence presque immédiate : je ne sais pas ce que les autres pensent, je peux douter de ce que je perçois du monde extérieur, mais je ne peux pas douter de mes états de conscience. Si j’ai la sensation « J’ai mal aux dents », je ne peux pas douter de cette sensation – même si je peux douter que ce soit vraiment la dent qui me fait mal.
  • mais en même temps, et Descartes s’y attaque sérieusement, si nous sommes conscients de nos pensées, si nos pensées ont une réalité (mentale) indiscutable, relativement à leur objet, elles sont souvent confuses. Cette confusion des pensées, Descartes la rattache au problème de l’union de l’esprit et du corps qui sont comme il dit « étroitement conjoints ». Le corps est ainsi l’autre, absolument autre par rapport à l’esprit – puisque l’un et l’autre se peuvent concevoir de manière complètement séparée – mais l’autre qui fait irruption dans l’esprit et le trouble.
L’esprit est simple et bien plus aisé à connaître que le corps, nous dit la 2e méditation. Mais ce rapport au corps introduit le trouble et les complications. Trouble et complications que perçoivent nettement les rationalistes, aussi bien disciples que critiques de Descartes. Mais Descartes aussi sait qu’on peut avoir des pensées qui nous occupent contre notre gré (car Descartes est toujours plus complexe que ce qu’on en dit quand on veut aller vite). Ainsi cet étrange extrait de MM1 qui a trait à la mémoire :

« ces anciennes et ordinaires opinions me reviennent encore souvent en la pensée, le long et familier usage qu'elles ont eu avec moi leur donnant droit d'occuper mon esprit contre mon gré, et de se rendre presque maîtresses de ma créance. » (Méditation I)

Conséquences

Des pensées anciennes (des souvenirs donc) peuvent « occuper l’esprit contre mon gré » : cela veut dire donc que la pensée claire et distincte présente (celle que je reconnais immédiatement) peut se trouver perturbée par des pensées qui ne sont pas actuellement les miennes !
Malebranche, disciple de Descartes, établit ainsi une distinction entre conscience (« le sentiment intérieur que j’ai de moi-même ») et connaissance.
Une dernière remarque achèvera de nous mettre en garde contre les simplifications. Quand nous parlons de conscience de soi chez Descartes, ce que Leibniz nommera « aperception », c’est aussi vision rétrospective de l’histoire de la philosophie qui nous guide. En réalité, Descartes, lui, n’emploie jamais les termes de « conscience », « conscient » dans les Méditations. Celui qui introduit la « conscience » comme concept philosophique central, c’est Locke, Locke qui est empiriste et procède à une critique radicale de Descartes.

En conclusion :

L’évidence de la conscience ne règle pas deux questions :
  1. Nous pouvons avoir des pensées qui ne sont pas nos « pensées actuelles », des pensées qui s’imposent à nous, des « idées qui nous viennent », qui nous passent par la tête.
  2. Nous avons des pensées confuses : pourtant ces pensées confuses, nous les voyons clairement : en examinant ma pensée confuse, je sais que c’est une pensée confuse. Mais si on dit, comme Descartes, que cette pensée confuse provient du lien avec le corps, alors le problème du rapport de la conscience avec notre corps est inéliminable si on veut décrire avec précision ce que c’est que la conscience ! Car une pensée confuse est bien une pensée. La mémoire, c’est bien de la pensée, etc.. Et même ça nous occupe beaucoup plus que les idées claires et distinctes, puisqu’avec elles c’est tout le vaste champ de la vie affective (la vie des « passions » pour reprendre le terme de Descartes) qui est en cause.
Descartes remarque (Passions, I, XLVI) que l’âme ne peut jamais entièrement disposer de ses passions, car celles-ci proviennent de « quelque mouvement particulier des esprits » mais que l’âme peut ordinairement les retenir, grâce à la volonté : la colère nous pousse à frapper celui contre qui nous sommes en colère, mais la volonté retient la main. Cependant, remarque Descartes, la volonté seule reste limitée. Car nos résolutions peuvent s’appuyer sur de « fausses opinions ». Au contraire dès qu’elle s’appuie sur la connaissance, la volonté peut être absolument libre de cette emprise du corps. En effet, « il y a une grande différence entre les résolutions qui procèdent de quelque fausse opinion et celles qui ne sont appuyées que sur la connaissance de la vérité : d’autant que si on suit ces dernières, on est assuré de n’en avoir jamais de regret, ni de repentir; au lieu qu’on en a toujours d’avoir suivi les premières, lorsqu’en découvre l’erreur » (Passions, I, XLIX ). Ainsi, l’article L affirme: « il n’y a point d’âme si faible qu’elle ne puisse, étant bien conduite, acquérir un pouvoir absolu sur ses passions ».
Ainsi, le dernier mot appartient bien à la raison. Mais si les passions nous troublent et produisent en nous des idées confuses, comment pouvons-nous nous assurer de la vérité ? Du « je suis, j’existe » de MM2, Descartes dirent la certitude de l’existence de Dieu et l’existence de Dieu sera à son tour le garant de la vérité (Dieu, être parfait, ne peut vouloir nous tromper). Il y a peut-être là comme une sorte de cercle vicieux, en tout cas une difficulté sérieuse.

Les représentations non conscientes

Leibniz critique de Descartes

Dans un passage des Nouveaux essais sur l’entendement humain (NE), Leibniz introduit une possibilité paradoxale, celle de pensées que nous n’apercevons pas.

« Toutes les impressions ont leur effet, mais tous les effets ne sont pas toujours notables ; quand je me tourne d’un côté plutôt que d’un autre, c’est bien souvent par un enchaînement de petites impressions dont je ne m’aperçois pas, et qui rendent un mouvement un peu plus malaisé que l’autre. Toutes nos actions indélibérées sont des résultats d’un concours de petites perceptions, et même nos coutumes et passions qui ont tant d’influence dans nos délibérations, en viennent : car ces habitudes naissent peu à peu et, par conséquent, sans les petites perceptions on ne viendrait point à ces dispositions notables. J’ai déjà remarqué que celui nierait ces effets dans la morale imiterait les gens mal instruits qui nient les corpuscules insensibles dans la physique : et cependant je vois qu’il y en a parmi ceux qui parlent de la liberté qui, ne prenant pas garde à ces insensibles capables de faire pencher la balance, s’imaginent une entière indifférence dans les actions morales, comme celle de l’âne de Buridan mi-parti entre deux près.
(…) Je tiens même qu’il se passe toujours quelque chose dans l’âme qui répond à la circulation du sang et à tous les mouvements internes des viscères, dont on ne s’aperçoit pourtant point, comme ceux qui habitent auprès d’un moulin à eau ne s’aperçoivent point du bruit qu’il fait. En effet, s’il y avait des impressions dans le corps pendant le sommeil ou pendant qu’on veille dont l’âme ne fût point touchée ou affectée du tout, il faudrait donner des limites à l’union de l’âme et du corps, comme si les impressions corporelles avaient besoin d’une certaine figure ou grandeur pour que l’âme s’en puisse ressentir ; ce qui n’est point soutenable si l’âme est incorporelle, car il n’y a point de proportion entre un substance incorporelle et une telle ou telle modification de la matière. En un mot, c’est une grande source d’erreurs de croire qu’il n’y a aucun perception dans l’âme que celle dont elle s’aperçoit. (NE, II, 1)
Ce n’est pas évidemment la notion d’inconscient telle qu’on va l’étudier qui est posée là, mais tout de même quelque chose de paradoxal: voici des perceptions que nous n’apercevons pas. Or percevoir, c’est une des modalités de la conscience : donc il y aurait de la conscience dont nous n’aurions pas conscience, de la conscience qui, en quelque sorte travaillerait dans notre dos. Ce sont, dit encore Leibniz, des « perceptions insensibles ».

« Insensibles », on pourrait dire sans forcer « inconscientes », puisque la conscience est d’abord le « sentiment de soi ». En latin « sentio, sentire »: « omne animal sentit » dit Cicéron que Gaffiot traduit par « tout animal perçoit des sensations ». Le Gaffiot nous dit aussi qu’on peut traduire ce verbe par « percevoir par l’intelligence ». En italien, « sentire » veut dire « sentir » en général mais aussi « entendre », « prêter attention ». Nos langues nos disent cette continuité de la sensation à la pensée.
Donc, c’est bien à la possibilité d’une partie inconsciente de l’âme que Leibniz introduit. Cela demande quelques explications :
L’âme est une monade – c’est-à-dire une unité fermée qui a en elle-même une représentation du monde tout entier – et tous êtres vivants ont une âme (car tout est vivant, ce que nous appelons « inerte » n’est qu’une représentation partielle, confuse : dans la matière le repos n’est qu’apparent). Mais pour chaque âme, suivant la nature de cette âme, seule une partie est claire et tout le reste est plus ou moins dans l’ombre. Mais il n’y a pas de rupture nette entre la clarté et l’obscurité – il n’y a que du continu chez Leibniz. On peut donc imaginer un passage continu de l’aperception aux « pensées insensibles ».
D’où vient que nous ne pouvons avoir une perception claire que tout ce que notre âme exprime ? La perception, dit Leibniz, est « l’expression du multiple dans l’un ». C’est finalement la définition que nous avons déjà donnée : la multiplicité des sensations est ramenée à l’unité d’une perception. Mais cette multiplicité est infinie et notre âme est finie. Donc il n’est pas possible « que notre âme puisse tout atteindre en particulier ; c’est pourquoi nos sentiments confus sont le résultat d’une infinité de perceptions qui est tout à fait infinie. » (Discours de Métaphysique).
Quelles conséquences cela a-t-il ? L’esprit est toujours en mouvement, même quand nous ne l’apercevons pas, il est toujours « soumis aux petites sollicitations imperceptibles qui nous tiennent toujours en haleine. » Et ce sont ces petites perceptions « qui nous déterminent en bien des rencontres sans qu’on n’y pense et qui trompent le vulgaire par l’apparence d’une indifférence d’équilibre, comme si nous étions indifférents de tourner par exemple à droite ou à gauche. » (NE, II, XX) Ainsi quand nous faisons un choix sans raison apparente, ce choix est en fait conditionné par nos petites perceptions inconscientes. De même quand nous passons d’une idée à une autre sans lien clair (« une idée me passe par la tête »), c’est tout simplement parce que n’apercevons les multiples pensées imperceptibles qui font la transition entre ces deux idées. Notre conscience ne nous apparaît pas très cohérente, souvent lacunaire, souvent marquée par des ruptures. Le principe de continuité de Leibniz (il n’y a pas de saut, pas de rupture) et le principe de raison (« rien n’est sans raison ») nous obligent à « boucher les trous », à admettre des pensées inconscientes qui garantissent l’enchaînement de nos pensées conscientes.

Kant prolonge la réflexion de Leibniz

Penser donc la continuité entre pensées conscientes et pensées inconscientes : C’est précisément ce que fait Kant qui fait de « l’inconscience » (attention à ce terme !) non pas le contraire de la conscience – la non-conscience – mais quelque chose qui se situe dans le prolongement de la conscience.
Examinons deux extraits intéressants de Kant.
Le premier est tiré des Prolégomènes. Analysant le « système physiologique », c’est-à-dire le « système de la nature qui précède toute connaissance empirique », c’est-à-dire notre système perceptif, Kant écrit :

« mais il y a entre la réalité (représentation de sensation) et le zéro, c’est-à-dire le vide total d’intuition dans le temps une différence qui a une grandeur (...) l’on peut concevoir des degrés de plus en plus faibles, tout ainsi que même entre une conscience et l’inconscience parfaite (l’obscurité psychologique), il peut toujours se trouver des degrés de plus en plus faibles ; par suite, il n’est pas de perception possible qui prouve un manque absolu, mais une conscience dépassée par une plus forte, et de même pour tous les cas de sensation ; » (§24)

Ce texte est complexe : il pose l’inconscience comme un état limite vers lequel tendent des perceptions (ou des sensations) de plus en plus affaiblies, mais qui sont toujours des perceptions (ou des sensations) seulement mises en arrière-plan parce qu’elles sont dépassées par d’autres plus fortes. Ceci pourrait sembler n’être que le prolongement, plus précis, de la position défendue plus haut par Leibniz. Mais Kant a introduit une distinction à longue portée en proposant deux types d’approches de l’esprit :
  1. d’un côté on étudie la connaissance du point de vue de sa légitimité au regard de la raison : qu’est ce que l’expérience ? Quel est son domaine de validité ? Etc.. C’est ce qui se nomme « transcendantal » : la théorie des conditions de la connaissance.
  2. d’un autre côté, on s’intéresse on s’intéresse à la psychologie, c’est-à-dire à manière dont fonctionne le « système de la nature » que nous sommes, c’est-à-dire, en quelque sorte le substrat biologique de la connaissance. Distinction capitale ! Puisqu’elle permet de maintenir une théorie rationaliste de la connaissance, mais en même temps de faire sa place à la réalité naturelle qui permet de comprendre la possibilité d’une conscience obscure, d’une conscience qui est à peine une conscience.
Le second texte est extrait de l’Anthropologie au point de vue pragmatique. Plus tardif, il va un peu plus loin dans la voie amorcée dans les Prolégomènes. Le paragraphe s’intitule : « des représentations que nous avons sans en être conscients ». C’est tout un programme !

« le champ des représentations obscures est, en l’homme, le plus étendu.(...)
« C’est que nous jouons avec les représentations obscures et avons intérêt à occulter à notre imagination les objets que nous tenons en faveur ou en défaveur ; mais plus souvent encore, nous sommes le jouet des représentations obscures et notre entendement est incapable d’échapper aux inepties dans lesquelles le jette leur influence, quand bien même il les reconnaît pour une illusion.
Il en est ainsi de l’amour sexuel, pour autant qu’il se propose non point de dispenser sa bienveillance à son objet, mais bien plutôt d’en tirer jouissance. Quelle ingéniosité n’a-t-on pas prodiguée, de tout temps pour jeter un voile ténu sur ce qui, fort goûté certes, n’en est pas moins l’homme dans une parenté si proche du commun de l’espèce animale qu’elle est un défi à la pudeur, et que les formules ne doivent pas, dans une société raffinée, se signaler sans fard, mais il est vrai avec assez de transparence pour prêter à sourire. L’imagination a plaisir ici à vagabonder dans l’ombre (...).
D’autre part, nous sommes assez souvent aussi le jouet de représentations obscures qui ne veulent pas disparaître, même sous l’éclairage de la raison. »

Ne faisons pas dire à ce texte plus qu’il ne dit, mais il est tout de même très important: « le champ des représentations obscures est, en l’homme, le plus étendu. » Psychologiquement parlant, évidemment et non pas du point de vue de la connaissance, soit. Mais c’est reconnaître que la conscience claire ne joue peut-être pas en fait le premier rôle – même si elle le doit, quand se place du point de l’homme en tant qu’être raisonnable.
Ces représentations obscures, nous en usons pour nos fins. Autrement dit, nous nous cachons à nous-mêmes (« occulter à notre imagination les objets que nous tenons en faveur ou en défaveur ») et aux autres les objets du désir ou de la haine. C’est quelque chose qu’on pourrait appeler « mauvaise foi », cette structure paradoxale qu’étudiera Sartre. Et l’exemple même choisi par Kant touche au point sensible, le désir sexuel dont on ne parle que de manière détournée pour « prêter à sourire ». Que le mot d’esprit, le Witz, ait rapport avec le désir, c’est très exactement ce que Kant dit ici. Notons aussi ce « plaisir de vagabonder dans l’ombre » qui caractérise l’imagination.
Ces représentations obscures nous dominent. Nous en sommes les « jouets ». Notre conscience de soi, notre « aperception » n’est donc pas maîtresse en sa maison, « même sous l’éclairage de la raison. »

Conclusion de la première partie

Dans la Ve Méditation, Descartes dit qu’il est tout aussi impossible de concevoir Dieu comme non existant que de « concevoir une montagne sans vallée. » Peut-être faudrait-il ajouter qu’il n’est pas plus possible de concevoir la conscience sans son ombre, les représentations claires sans les représentations obscures.
Comprenons bien.
Il ne s’agit pas du tout de dire que nous trouverons chez Leibniz ou chez Kant la préfiguration de ce que Freud nommera « inconscient ». Le concept d’inconscient chez Freud est très éloigné des « représentations obscures » et prend sans doute ses origines ailleurs que dans cette tradition rationaliste-là. Mais ce détour nous aura permis de voir que les questions que Freud va se poser n’ont nullement été ignorées des philosophes rationalistes du sujet.
Il reste que les représentations obscures, les perceptions inconscientes ne sont pas essentiellement étrangères à la conscience. Elles entrent plutôt dans ce que Freud appelle le pré-conscient.
Nous allons faire un pas de plus et nous demander si ces idées qui se donnent « le droit d’occuper mon esprit contre mon gré », ces représentations dont nous sommes si souvent le « jouet » ne manifestent pas, lovée dans notre esprit, une « inquiétante étrangeté », une scission dans psychisme, puisque, selon les mots de Kant, nous sommes dans la psychologie et que nous utiliseront maintenant ce terme plus précis et plus adapté que celui d’esprit ou d’âme.

La conscience de soi mise en question : Spinoza

Un dernier auteur va maintenant nous guider dans cette marche d’approche des concepts freudiens. La « psychologie » (si on ose user de ce terme) de Spinoza, mériterait de longs développements tant elle est riche. Nous nous contenterons ici de quelques indications sommaires.

L’homme pense

« L’homme pense » (Eth. II, Axiome II) et que "Ce qui [...] constitue l'être actuel de l'Esprit humain n'est rien d'autre que l'idée d'une chose singulière existant en acte" (Eth. II, 11). Qu'est-ce que cela signifie ? Que la réalité humaine consiste en une conscience qui est la conscience d'un corps. Il n'y a donc bien qu'une seule réalité (et pas deux, une spirituelle et une matérielle), cette réalité c'est la conscience (ou idée de...). Cette conscience est d'abord conscience d'un objet, cet objet c'est en premier lieu le corps de l'individu lui-même. Il n'y a donc pas de miracle et c'est bien par nature que l'homme est « esprit », et que l'esprit est conscience du corps.
De cela se déduisent de nombreuses conséquences. Et d’abord celle-ci : le psychisme humain est fondamentalement soumis aux affects et ainsi l’homme ne relève pas de lui-même. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que, nous dit Spinoza, l’homme n’est pas « un empire dans un empire. » Il suit « les lois communes de la nature ».
Spinoza poursuit : (Eth. III-Préface):
« Je sais, bien entendu, que le très célèbre Descartes, encore qu’il ait cru lui aussi que l’Esprit avait sur ses actions une absolue puissance, s’est pourtant appliqué à expliquer les Affects humains par leurs premières causes, et à montrer en même temps par quelle voie l’Esprit peut avoir sur les Affects un empire absolu ; mais, à mon avis du moins, il n’a rien démontré d’autre que la pénétration de son grand esprit, comme je le démontrerai en son lieu. »
Donc il est impossible à l’Esprit d’avoir un « empire absolu sur les Affects ». Ils peuvent être maîtrisés, utilisés mais non supprimés car les Affects sont les résultats des actions des corps extérieurs sur notre propre corps.
Quelles conséquences faut-il en tirer ?
Nous sommes dans l’ignorance de nos propres déterminations: « les hommes se croient libres » répète-t-il parce que nous ignorons ce qui nous détermine à agir, à aller dans telle direction plutôt que dans telle autre. C’est une réponse directe à Descartes qui affirme que nous éprouvons notre liberté sans y pouvoir trouver de limites.
Le désir est l’essence de l’homme. Le désir est l’appétit avec accompagné de la conscience. Mais la conscience de l’objet désiré, l’idée que nous avons de ce qui est désirable n’est pas forcément une idée adéquate, c’est-à-dire une idée qui procède de notre propre nature ! En effet la puissance de l’homme est infiniment surpassée par la puissance de la nature et « La force d’une certaine passion, ou affect, peut surpasser toutes les autres actions, autrement dit la puissance de l’homme, à tel point que l’affect adhère tenacement à l’homme. » (Eth. IV, Prop. VI)
De là découle la servitude affective (IVe partie de l’Éthique) : l’individu est pris dans le labyrinthe de la vie affective soumise à la puissance des fixations imaginaires du désir.
« L’homme pense » : ça veut donc dire
que l’esprit n’est pas maître de ses pensées ! Les pensées obéissent à des lois déterministes exactement comme les corps.
Que le corps produit des effets que nous sommes loin de comprendre : « Ce que peut le corps, personne jusqu’à présent ne l’a déterminé, c’est-à-dire, l’expérience n’a appris à personne jusqu’à présent ce que le corps peut faire par les seules lois de la nature en tant qu’on la considère seulement comme corporelle et ce qu’il ne peut faire à moins d’être déterminé par l’esprit. » (Eth. III, Prop. II, scolie)
Mais comme, premièrement, « l’esprit ne se connaît pas lui-même si ce n’est en tant qu’il perçoit les idées des affections du corps » (Eth. II, Prop. XXIII) et que, deuxièmement, « l’idée d’une quelconque affection du corps humain n’enveloppe pas la connaissance adéquate du corps humain lui-même » (Eth II, Prop. XXVII), on en peut conclure que notre esprit ne se connaît pas lui-même, ou du moins pas immédiatement et que nous ne sommes pas libres mais que nous pouvons seulement espérer nous libérer par un travail sur soi dont L'Éthique doit précisément nous montrer ce chemin, difficile mais que nous pouvons néanmoins emprunter, ainsi que le dit la dernière proposition de L'Éthique.


Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...