mercredi 17 mai 2006

Naturaliser l'esprit humain?

A notre époque, où les sciences de la nature pénètrent tous les domaines, il semblerait bien que nous ne puissions pas nous contenter de ces descriptions phénoménologiques dans lesquelles la conscience se prend elle-même pour objet. Nous avons peut-être besoin d’explications. La science ne peut pas s’arrêter à la porte de l’esprit humain. Elle doit l’explorer et en rendre compte selon ses méthodes. Expliquer la conscience en la considérant comme un phénomène naturel : voilà le programme que se sont fixés de nombreux philosophes, psychologues, etc. qui travaillent dans le domaine de ce qu’appelle la philosophie de l’esprit. Est-ce possible ? La psychologie est la science de l’esprit en lui-même, dit Hegel, pour la distinguer de la phénoménologie. Est-il possible de trouver un fondement biologique au psychisme humain, c’est-à-dire considérer la psychologie comme une partie de la physiologie? Quand nous avons une idée, nous disons que nous avons une idée en tête, les idées « nous passent par la tête » : donc notre manière commune de parler relie étroitement le cerveau et la pensée. Spontanément, nous sommes prêts à admettre que c’est le cerveau qui pense.

Pour introduire philosophiquement la question de l’inconscient

Pourquoi ne pas commencer directement par la lecture de Freud ? Parce que nous risquerions de manquer la lecture de Freud qu’il nous faut faire en classe de philosophie et qui n’est pas celle qui nous fournirait une sorte de résumé de la psychanalyse à usage des magazines « psy » pour le grand public.

Avant d’entrer dans l’étude de Freud, il faut donc montrer que la « révolution psychanalytique » s’inscrit non seulement dans une visée thérapeutique mais aussi dans une problématique proprement philosophique, ce que d’ailleurs lui reprochent ceux qui pensent que la psychiatrie n’est qu’une branche de la médecine comme les autres, justiciable des méthodes des sciences de la nature et que la psychanalyse n’a rien d’une science.
Si nous voulons chercher comment la théorie freudienne de l’inconscient s’inscrit dans une problématique philosophique plus vaste, il semble, de prime abord que nous devrions chercher dans ces philosophies qui soupçonnent :
  • la transparence du sujet à lui-même
  • la puissance de la raison sur notre esprit.
Ces philosophies, on les appellent parfois « philosophies du soupçon » parce qu’elles soupçonnent toujours la conscience d’être fausse conscience.
Mais, il faut précisément éviter ces oppositions trop tranchées et ces démarches agonistiques. La notion d’inconscient n’est pas spécifiquement freudienne, ni même propre aux « philosophes du soupçon » dont Freud serait un des grands représentants. Il y a une notion d’inconscient qui émerge et se forme dans la tradition rationaliste classique elle-même. À l’encontre de présentations trop schématiques, nous verrons que la philosophie n’est pas un champ de bataille ou une salle d’arts martiaux et que les fils des pensées s’y emmêlent et s’y croisent en permanence.

Conscience, pensées confuses et perceptions non conscientes : de la lumière de l’évidence à la conscience obscure.

Pourquoi la théorie rationaliste de la conscience pose problème?

Retour sur Descartes

Pour Descartes : l’esprit est conscience par définition. En tant que je me perçois moi-même, de façon claire et distincte, « je suis une chose qui pense », c’est-à-dire une pensée en acte. Et dès que je pense, 1) je sais ce que je pense ; 2) je sais que je pense.
C’est le fondement de la philosophie de Descartes : 1) son rationalisme: l’esprit est d’abord raison et entendement et la raison est source de toute vérité; 2) la vérité comme évidence: l’idée claire et distincte, celle qui se présente à moi dès lors que je concentre mon attention et que je suis les règles pour bien conduire son esprit.
En termes hégéliens, et bien qu’il n’use pas de cette notion plus tardive de « conscience de soi », Descartes fait de la conscience de soi « le sol natal de la vérité ». L’esprit se manifeste dans la conscience, se révèle donc dans les manifestations de la conscience.L’idée d’un « esprit inconscient » est tout simplement impensable. Elle paraît aussi contradictoire qu’un cercle carré.
Il y une espèce de transparence de la conscience à elle-même : je réfléchis, cela veut dire « ma conscience se réfléchit », c’est-à-dire s’aperçoit elle-même (au sens du XVIIe, c’est-à-dire se voit clairement). Cette transparence de la conscience à elle-même est tout à la fois
  • une évidence presque immédiate : je ne sais pas ce que les autres pensent, je peux douter de ce que je perçois du monde extérieur, mais je ne peux pas douter de mes états de conscience. Si j’ai la sensation « J’ai mal aux dents », je ne peux pas douter de cette sensation – même si je peux douter que ce soit vraiment la dent qui me fait mal.
  • mais en même temps, et Descartes s’y attaque sérieusement, si nous sommes conscients de nos pensées, si nos pensées ont une réalité (mentale) indiscutable, relativement à leur objet, elles sont souvent confuses. Cette confusion des pensées, Descartes la rattache au problème de l’union de l’esprit et du corps qui sont comme il dit « étroitement conjoints ». Le corps est ainsi l’autre, absolument autre par rapport à l’esprit – puisque l’un et l’autre se peuvent concevoir de manière complètement séparée – mais l’autre qui fait irruption dans l’esprit et le trouble.
L’esprit est simple et bien plus aisé à connaître que le corps, nous dit la 2e méditation. Mais ce rapport au corps introduit le trouble et les complications. Trouble et complications que perçoivent nettement les rationalistes, aussi bien disciples que critiques de Descartes. Mais Descartes aussi sait qu’on peut avoir des pensées qui nous occupent contre notre gré (car Descartes est toujours plus complexe que ce qu’on en dit quand on veut aller vite). Ainsi cet étrange extrait de MM1 qui a trait à la mémoire :

« ces anciennes et ordinaires opinions me reviennent encore souvent en la pensée, le long et familier usage qu'elles ont eu avec moi leur donnant droit d'occuper mon esprit contre mon gré, et de se rendre presque maîtresses de ma créance. » (Méditation I)

Conséquences

Des pensées anciennes (des souvenirs donc) peuvent « occuper l’esprit contre mon gré » : cela veut dire donc que la pensée claire et distincte présente (celle que je reconnais immédiatement) peut se trouver perturbée par des pensées qui ne sont pas actuellement les miennes !
Malebranche, disciple de Descartes, établit ainsi une distinction entre conscience (« le sentiment intérieur que j’ai de moi-même ») et connaissance.
Une dernière remarque achèvera de nous mettre en garde contre les simplifications. Quand nous parlons de conscience de soi chez Descartes, ce que Leibniz nommera « aperception », c’est aussi vision rétrospective de l’histoire de la philosophie qui nous guide. En réalité, Descartes, lui, n’emploie jamais les termes de « conscience », « conscient » dans les Méditations. Celui qui introduit la « conscience » comme concept philosophique central, c’est Locke, Locke qui est empiriste et procède à une critique radicale de Descartes.

En conclusion :

L’évidence de la conscience ne règle pas deux questions :
  1. Nous pouvons avoir des pensées qui ne sont pas nos « pensées actuelles », des pensées qui s’imposent à nous, des « idées qui nous viennent », qui nous passent par la tête.
  2. Nous avons des pensées confuses : pourtant ces pensées confuses, nous les voyons clairement : en examinant ma pensée confuse, je sais que c’est une pensée confuse. Mais si on dit, comme Descartes, que cette pensée confuse provient du lien avec le corps, alors le problème du rapport de la conscience avec notre corps est inéliminable si on veut décrire avec précision ce que c’est que la conscience ! Car une pensée confuse est bien une pensée. La mémoire, c’est bien de la pensée, etc.. Et même ça nous occupe beaucoup plus que les idées claires et distinctes, puisqu’avec elles c’est tout le vaste champ de la vie affective (la vie des « passions » pour reprendre le terme de Descartes) qui est en cause.
Descartes remarque (Passions, I, XLVI) que l’âme ne peut jamais entièrement disposer de ses passions, car celles-ci proviennent de « quelque mouvement particulier des esprits » mais que l’âme peut ordinairement les retenir, grâce à la volonté : la colère nous pousse à frapper celui contre qui nous sommes en colère, mais la volonté retient la main. Cependant, remarque Descartes, la volonté seule reste limitée. Car nos résolutions peuvent s’appuyer sur de « fausses opinions ». Au contraire dès qu’elle s’appuie sur la connaissance, la volonté peut être absolument libre de cette emprise du corps. En effet, « il y a une grande différence entre les résolutions qui procèdent de quelque fausse opinion et celles qui ne sont appuyées que sur la connaissance de la vérité : d’autant que si on suit ces dernières, on est assuré de n’en avoir jamais de regret, ni de repentir; au lieu qu’on en a toujours d’avoir suivi les premières, lorsqu’en découvre l’erreur » (Passions, I, XLIX ). Ainsi, l’article L affirme: « il n’y a point d’âme si faible qu’elle ne puisse, étant bien conduite, acquérir un pouvoir absolu sur ses passions ».
Ainsi, le dernier mot appartient bien à la raison. Mais si les passions nous troublent et produisent en nous des idées confuses, comment pouvons-nous nous assurer de la vérité ? Du « je suis, j’existe » de MM2, Descartes dirent la certitude de l’existence de Dieu et l’existence de Dieu sera à son tour le garant de la vérité (Dieu, être parfait, ne peut vouloir nous tromper). Il y a peut-être là comme une sorte de cercle vicieux, en tout cas une difficulté sérieuse.

Les représentations non conscientes

Leibniz critique de Descartes

Dans un passage des Nouveaux essais sur l’entendement humain (NE), Leibniz introduit une possibilité paradoxale, celle de pensées que nous n’apercevons pas.

« Toutes les impressions ont leur effet, mais tous les effets ne sont pas toujours notables ; quand je me tourne d’un côté plutôt que d’un autre, c’est bien souvent par un enchaînement de petites impressions dont je ne m’aperçois pas, et qui rendent un mouvement un peu plus malaisé que l’autre. Toutes nos actions indélibérées sont des résultats d’un concours de petites perceptions, et même nos coutumes et passions qui ont tant d’influence dans nos délibérations, en viennent : car ces habitudes naissent peu à peu et, par conséquent, sans les petites perceptions on ne viendrait point à ces dispositions notables. J’ai déjà remarqué que celui nierait ces effets dans la morale imiterait les gens mal instruits qui nient les corpuscules insensibles dans la physique : et cependant je vois qu’il y en a parmi ceux qui parlent de la liberté qui, ne prenant pas garde à ces insensibles capables de faire pencher la balance, s’imaginent une entière indifférence dans les actions morales, comme celle de l’âne de Buridan mi-parti entre deux près.
(…) Je tiens même qu’il se passe toujours quelque chose dans l’âme qui répond à la circulation du sang et à tous les mouvements internes des viscères, dont on ne s’aperçoit pourtant point, comme ceux qui habitent auprès d’un moulin à eau ne s’aperçoivent point du bruit qu’il fait. En effet, s’il y avait des impressions dans le corps pendant le sommeil ou pendant qu’on veille dont l’âme ne fût point touchée ou affectée du tout, il faudrait donner des limites à l’union de l’âme et du corps, comme si les impressions corporelles avaient besoin d’une certaine figure ou grandeur pour que l’âme s’en puisse ressentir ; ce qui n’est point soutenable si l’âme est incorporelle, car il n’y a point de proportion entre un substance incorporelle et une telle ou telle modification de la matière. En un mot, c’est une grande source d’erreurs de croire qu’il n’y a aucun perception dans l’âme que celle dont elle s’aperçoit. (NE, II, 1)
Ce n’est pas évidemment la notion d’inconscient telle qu’on va l’étudier qui est posée là, mais tout de même quelque chose de paradoxal: voici des perceptions que nous n’apercevons pas. Or percevoir, c’est une des modalités de la conscience : donc il y aurait de la conscience dont nous n’aurions pas conscience, de la conscience qui, en quelque sorte travaillerait dans notre dos. Ce sont, dit encore Leibniz, des « perceptions insensibles ».

« Insensibles », on pourrait dire sans forcer « inconscientes », puisque la conscience est d’abord le « sentiment de soi ». En latin « sentio, sentire »: « omne animal sentit » dit Cicéron que Gaffiot traduit par « tout animal perçoit des sensations ». Le Gaffiot nous dit aussi qu’on peut traduire ce verbe par « percevoir par l’intelligence ». En italien, « sentire » veut dire « sentir » en général mais aussi « entendre », « prêter attention ». Nos langues nos disent cette continuité de la sensation à la pensée.
Donc, c’est bien à la possibilité d’une partie inconsciente de l’âme que Leibniz introduit. Cela demande quelques explications :
L’âme est une monade – c’est-à-dire une unité fermée qui a en elle-même une représentation du monde tout entier – et tous êtres vivants ont une âme (car tout est vivant, ce que nous appelons « inerte » n’est qu’une représentation partielle, confuse : dans la matière le repos n’est qu’apparent). Mais pour chaque âme, suivant la nature de cette âme, seule une partie est claire et tout le reste est plus ou moins dans l’ombre. Mais il n’y a pas de rupture nette entre la clarté et l’obscurité – il n’y a que du continu chez Leibniz. On peut donc imaginer un passage continu de l’aperception aux « pensées insensibles ».
D’où vient que nous ne pouvons avoir une perception claire que tout ce que notre âme exprime ? La perception, dit Leibniz, est « l’expression du multiple dans l’un ». C’est finalement la définition que nous avons déjà donnée : la multiplicité des sensations est ramenée à l’unité d’une perception. Mais cette multiplicité est infinie et notre âme est finie. Donc il n’est pas possible « que notre âme puisse tout atteindre en particulier ; c’est pourquoi nos sentiments confus sont le résultat d’une infinité de perceptions qui est tout à fait infinie. » (Discours de Métaphysique).
Quelles conséquences cela a-t-il ? L’esprit est toujours en mouvement, même quand nous ne l’apercevons pas, il est toujours « soumis aux petites sollicitations imperceptibles qui nous tiennent toujours en haleine. » Et ce sont ces petites perceptions « qui nous déterminent en bien des rencontres sans qu’on n’y pense et qui trompent le vulgaire par l’apparence d’une indifférence d’équilibre, comme si nous étions indifférents de tourner par exemple à droite ou à gauche. » (NE, II, XX) Ainsi quand nous faisons un choix sans raison apparente, ce choix est en fait conditionné par nos petites perceptions inconscientes. De même quand nous passons d’une idée à une autre sans lien clair (« une idée me passe par la tête »), c’est tout simplement parce que n’apercevons les multiples pensées imperceptibles qui font la transition entre ces deux idées. Notre conscience ne nous apparaît pas très cohérente, souvent lacunaire, souvent marquée par des ruptures. Le principe de continuité de Leibniz (il n’y a pas de saut, pas de rupture) et le principe de raison (« rien n’est sans raison ») nous obligent à « boucher les trous », à admettre des pensées inconscientes qui garantissent l’enchaînement de nos pensées conscientes.

Kant prolonge la réflexion de Leibniz

Penser donc la continuité entre pensées conscientes et pensées inconscientes : C’est précisément ce que fait Kant qui fait de « l’inconscience » (attention à ce terme !) non pas le contraire de la conscience – la non-conscience – mais quelque chose qui se situe dans le prolongement de la conscience.
Examinons deux extraits intéressants de Kant.
Le premier est tiré des Prolégomènes. Analysant le « système physiologique », c’est-à-dire le « système de la nature qui précède toute connaissance empirique », c’est-à-dire notre système perceptif, Kant écrit :

« mais il y a entre la réalité (représentation de sensation) et le zéro, c’est-à-dire le vide total d’intuition dans le temps une différence qui a une grandeur (...) l’on peut concevoir des degrés de plus en plus faibles, tout ainsi que même entre une conscience et l’inconscience parfaite (l’obscurité psychologique), il peut toujours se trouver des degrés de plus en plus faibles ; par suite, il n’est pas de perception possible qui prouve un manque absolu, mais une conscience dépassée par une plus forte, et de même pour tous les cas de sensation ; » (§24)

Ce texte est complexe : il pose l’inconscience comme un état limite vers lequel tendent des perceptions (ou des sensations) de plus en plus affaiblies, mais qui sont toujours des perceptions (ou des sensations) seulement mises en arrière-plan parce qu’elles sont dépassées par d’autres plus fortes. Ceci pourrait sembler n’être que le prolongement, plus précis, de la position défendue plus haut par Leibniz. Mais Kant a introduit une distinction à longue portée en proposant deux types d’approches de l’esprit :
  1. d’un côté on étudie la connaissance du point de vue de sa légitimité au regard de la raison : qu’est ce que l’expérience ? Quel est son domaine de validité ? Etc.. C’est ce qui se nomme « transcendantal » : la théorie des conditions de la connaissance.
  2. d’un autre côté, on s’intéresse on s’intéresse à la psychologie, c’est-à-dire à manière dont fonctionne le « système de la nature » que nous sommes, c’est-à-dire, en quelque sorte le substrat biologique de la connaissance. Distinction capitale ! Puisqu’elle permet de maintenir une théorie rationaliste de la connaissance, mais en même temps de faire sa place à la réalité naturelle qui permet de comprendre la possibilité d’une conscience obscure, d’une conscience qui est à peine une conscience.
Le second texte est extrait de l’Anthropologie au point de vue pragmatique. Plus tardif, il va un peu plus loin dans la voie amorcée dans les Prolégomènes. Le paragraphe s’intitule : « des représentations que nous avons sans en être conscients ». C’est tout un programme !

« le champ des représentations obscures est, en l’homme, le plus étendu.(...)
« C’est que nous jouons avec les représentations obscures et avons intérêt à occulter à notre imagination les objets que nous tenons en faveur ou en défaveur ; mais plus souvent encore, nous sommes le jouet des représentations obscures et notre entendement est incapable d’échapper aux inepties dans lesquelles le jette leur influence, quand bien même il les reconnaît pour une illusion.
Il en est ainsi de l’amour sexuel, pour autant qu’il se propose non point de dispenser sa bienveillance à son objet, mais bien plutôt d’en tirer jouissance. Quelle ingéniosité n’a-t-on pas prodiguée, de tout temps pour jeter un voile ténu sur ce qui, fort goûté certes, n’en est pas moins l’homme dans une parenté si proche du commun de l’espèce animale qu’elle est un défi à la pudeur, et que les formules ne doivent pas, dans une société raffinée, se signaler sans fard, mais il est vrai avec assez de transparence pour prêter à sourire. L’imagination a plaisir ici à vagabonder dans l’ombre (...).
D’autre part, nous sommes assez souvent aussi le jouet de représentations obscures qui ne veulent pas disparaître, même sous l’éclairage de la raison. »

Ne faisons pas dire à ce texte plus qu’il ne dit, mais il est tout de même très important: « le champ des représentations obscures est, en l’homme, le plus étendu. » Psychologiquement parlant, évidemment et non pas du point de vue de la connaissance, soit. Mais c’est reconnaître que la conscience claire ne joue peut-être pas en fait le premier rôle – même si elle le doit, quand se place du point de l’homme en tant qu’être raisonnable.
Ces représentations obscures, nous en usons pour nos fins. Autrement dit, nous nous cachons à nous-mêmes (« occulter à notre imagination les objets que nous tenons en faveur ou en défaveur ») et aux autres les objets du désir ou de la haine. C’est quelque chose qu’on pourrait appeler « mauvaise foi », cette structure paradoxale qu’étudiera Sartre. Et l’exemple même choisi par Kant touche au point sensible, le désir sexuel dont on ne parle que de manière détournée pour « prêter à sourire ». Que le mot d’esprit, le Witz, ait rapport avec le désir, c’est très exactement ce que Kant dit ici. Notons aussi ce « plaisir de vagabonder dans l’ombre » qui caractérise l’imagination.
Ces représentations obscures nous dominent. Nous en sommes les « jouets ». Notre conscience de soi, notre « aperception » n’est donc pas maîtresse en sa maison, « même sous l’éclairage de la raison. »

Conclusion de la première partie

Dans la Ve Méditation, Descartes dit qu’il est tout aussi impossible de concevoir Dieu comme non existant que de « concevoir une montagne sans vallée. » Peut-être faudrait-il ajouter qu’il n’est pas plus possible de concevoir la conscience sans son ombre, les représentations claires sans les représentations obscures.
Comprenons bien.
Il ne s’agit pas du tout de dire que nous trouverons chez Leibniz ou chez Kant la préfiguration de ce que Freud nommera « inconscient ». Le concept d’inconscient chez Freud est très éloigné des « représentations obscures » et prend sans doute ses origines ailleurs que dans cette tradition rationaliste-là. Mais ce détour nous aura permis de voir que les questions que Freud va se poser n’ont nullement été ignorées des philosophes rationalistes du sujet.
Il reste que les représentations obscures, les perceptions inconscientes ne sont pas essentiellement étrangères à la conscience. Elles entrent plutôt dans ce que Freud appelle le pré-conscient.
Nous allons faire un pas de plus et nous demander si ces idées qui se donnent « le droit d’occuper mon esprit contre mon gré », ces représentations dont nous sommes si souvent le « jouet » ne manifestent pas, lovée dans notre esprit, une « inquiétante étrangeté », une scission dans psychisme, puisque, selon les mots de Kant, nous sommes dans la psychologie et que nous utiliseront maintenant ce terme plus précis et plus adapté que celui d’esprit ou d’âme.

La conscience de soi mise en question : Spinoza

Un dernier auteur va maintenant nous guider dans cette marche d’approche des concepts freudiens. La « psychologie » (si on ose user de ce terme) de Spinoza, mériterait de longs développements tant elle est riche. Nous nous contenterons ici de quelques indications sommaires.

L’homme pense

« L’homme pense » (Eth. II, Axiome II) et que "Ce qui [...] constitue l'être actuel de l'Esprit humain n'est rien d'autre que l'idée d'une chose singulière existant en acte" (Eth. II, 11). Qu'est-ce que cela signifie ? Que la réalité humaine consiste en une conscience qui est la conscience d'un corps. Il n'y a donc bien qu'une seule réalité (et pas deux, une spirituelle et une matérielle), cette réalité c'est la conscience (ou idée de...). Cette conscience est d'abord conscience d'un objet, cet objet c'est en premier lieu le corps de l'individu lui-même. Il n'y a donc pas de miracle et c'est bien par nature que l'homme est « esprit », et que l'esprit est conscience du corps.
De cela se déduisent de nombreuses conséquences. Et d’abord celle-ci : le psychisme humain est fondamentalement soumis aux affects et ainsi l’homme ne relève pas de lui-même. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que, nous dit Spinoza, l’homme n’est pas « un empire dans un empire. » Il suit « les lois communes de la nature ».
Spinoza poursuit : (Eth. III-Préface):
« Je sais, bien entendu, que le très célèbre Descartes, encore qu’il ait cru lui aussi que l’Esprit avait sur ses actions une absolue puissance, s’est pourtant appliqué à expliquer les Affects humains par leurs premières causes, et à montrer en même temps par quelle voie l’Esprit peut avoir sur les Affects un empire absolu ; mais, à mon avis du moins, il n’a rien démontré d’autre que la pénétration de son grand esprit, comme je le démontrerai en son lieu. »
Donc il est impossible à l’Esprit d’avoir un « empire absolu sur les Affects ». Ils peuvent être maîtrisés, utilisés mais non supprimés car les Affects sont les résultats des actions des corps extérieurs sur notre propre corps.
Quelles conséquences faut-il en tirer ?
Nous sommes dans l’ignorance de nos propres déterminations: « les hommes se croient libres » répète-t-il parce que nous ignorons ce qui nous détermine à agir, à aller dans telle direction plutôt que dans telle autre. C’est une réponse directe à Descartes qui affirme que nous éprouvons notre liberté sans y pouvoir trouver de limites.
Le désir est l’essence de l’homme. Le désir est l’appétit avec accompagné de la conscience. Mais la conscience de l’objet désiré, l’idée que nous avons de ce qui est désirable n’est pas forcément une idée adéquate, c’est-à-dire une idée qui procède de notre propre nature ! En effet la puissance de l’homme est infiniment surpassée par la puissance de la nature et « La force d’une certaine passion, ou affect, peut surpasser toutes les autres actions, autrement dit la puissance de l’homme, à tel point que l’affect adhère tenacement à l’homme. » (Eth. IV, Prop. VI)
De là découle la servitude affective (IVe partie de l’Éthique) : l’individu est pris dans le labyrinthe de la vie affective soumise à la puissance des fixations imaginaires du désir.
« L’homme pense » : ça veut donc dire
que l’esprit n’est pas maître de ses pensées ! Les pensées obéissent à des lois déterministes exactement comme les corps.
Que le corps produit des effets que nous sommes loin de comprendre : « Ce que peut le corps, personne jusqu’à présent ne l’a déterminé, c’est-à-dire, l’expérience n’a appris à personne jusqu’à présent ce que le corps peut faire par les seules lois de la nature en tant qu’on la considère seulement comme corporelle et ce qu’il ne peut faire à moins d’être déterminé par l’esprit. » (Eth. III, Prop. II, scolie)
Mais comme, premièrement, « l’esprit ne se connaît pas lui-même si ce n’est en tant qu’il perçoit les idées des affections du corps » (Eth. II, Prop. XXIII) et que, deuxièmement, « l’idée d’une quelconque affection du corps humain n’enveloppe pas la connaissance adéquate du corps humain lui-même » (Eth II, Prop. XXVII), on en peut conclure que notre esprit ne se connaît pas lui-même, ou du moins pas immédiatement et que nous ne sommes pas libres mais que nous pouvons seulement espérer nous libérer par un travail sur soi dont L'Éthique doit précisément nous montrer ce chemin, difficile mais que nous pouvons néanmoins emprunter, ainsi que le dit la dernière proposition de L'Éthique.


mardi 16 mai 2006

Trois concepts de la liberté politique

La question politique par excellence est celle de la liberté politique. Pour tout dire, la formule « liberté politique » est presque redondante. Le gouvernement « politique » chez Aristote est le gouvernement des hommes libres – à la différence des gouvernements monarchiques ou despotiques, aristocratiques ou oligarchiques. Mais s’il y a politique, il y des lois. Comment les hommes peuvent-ils être libres en étant soumis aux lois et à un gouvernement chargé des mettre en œuvre ?
Sous réserve d’une typologie plus fine, on distingue – notamment chez un certain nombre d’auteurs contemporains – plusieurs manières d’aborder cette question. Pour l’heure, nous retiendrons la distinction développée, entre autres, par Quentin Skinner et Philip Pettit qui distinguent schématiquement trois grandes orientations philosophiques correspondant à trois concepts différents de la liberté politique :
  1. la liberté réside dans la réalisation de soi par la participation à la vie de la cité.
  2. la liberté réside dans la non-ingérence ou la non-interférence (de l’État) dans la conduite de la vie des individus dès lors qu’ils n’empiètent pas sur la sécurité et la propriété des autres individus. (cette liberté de non-interférence est aussi appelée, à la suite d’Isaiah Berlin, « liberté négative »)
  3. la liberté réside dans le fait d’être protégé contre la domination. La liberté n’est donc pas différente de « l’empire des lois ». C’est cette conception que ces auteurs nomment républicaniste.

La liberté réside dans la participation à la vie de la cité

Aristote et la citoyenneté

Si l’homme est un animal politique, comme le dit Aristote, le bonheur réside, au moins dans une de ses dimensions essentielles, dans la participation à la vie de la cité. C’est là que réside la valeur de la qualité de citoyen. Aristote distingue ceux qui participent pleinement à la vie de la cité et qui n’y participent pas (esclaves) ou seulement partiellement (métèques) :
« Un citoyen au sens plein ne peut pas être mieux défini que la participation à une fonction judiciaire ou à une magistrature. » (Politiques, III,1275-a, cité dans la traduction Pellegrin, GF-Flammarion)
(…)
La qualité de citoyen est donc directement liée à la participation directe aux fonctions politiques, aux « magistratures », ce qui pouvait arriver à tout citoyen puisque le système du tirage au sort faisait que potentiellement tout citoyen pouvait occuper une magistrature ou une fonction judiciaire.
« Ce qu’est le citoyen est donc manifeste à partir de ces considérations: de celui qui a la faculté de participer au pouvoir délibératif ou judiciaire, nous disons qu’il est le citoyen de la cité concernée et nous appelons, en bref, cité l’ensemble de gens de cette sorte quand il est suffisant pour vivre en autarcie. » (Politiques, III, 1275-b)
(…)
La cité n’est donc pas définie comme une entité géographique, ou comme un ensemble d’homme soumis à un même gouvernement. Elle est fondamentalement constituée par les citoyens. Ceux qui ne sont pas citoyens au sens plein ne font pas pleinement partie de la cité (ainsi les femmes, les esclaves, etc. qui restent confinés dans le domaine privé, celui de l’oïkos).
« il existe un certain pouvoir en  duquel on commande à des gens du même genre que soi, c’est-à-dire libres. Celui-là nous l’appelons le pouvoir politique ; le gouvernant l’apprend lui-même en étant gouverné, comme on apprend à commander la cavalerie en obéissant dans la cavalerie, à commander dans l’armée en obéissant dans l’armée, de même pour une brigade ou bataillon ; c’est pourquoi l’on dit, et à juste titre, qu’on ne commande pas bien si on n’a pas bien obéi. Ces deux statuts de gouvernant et de gouverné ont des excellences différentes, mais le bon citoyen doit savoir et pouvoir obéir et commander, et l’excellence propre d’un citoyen c’est de connaître le gouvernement des hommes libres dans ces deux sens. Et c’est aussi l’excellence de l’homme de bien que d’avoir ces deux aptitudes. » (Politiques, III, 1277-b)
Ainsi, être libre et vivre comme citoyen d’une « polis » est donc, sous cet angle, la même chose. Et cette liberté qui consiste dans le fait d’être gouverné et gouvernant est l’excellence de l’homme de bien. Ainsi l’idéal de la vie bonne – du bonheur – est un idéal politique, celui d’une  capable de subvenir à ses propres besoins et à sa défense. Il y a de ce point de vue un lien entre la liberté des citoyens et celle de la cité. Si la vie de citoyen est une vie excellente, c’est parce qu’elle exprime au plus haut point les finalités de la vie humaine. Il y a un telos de la vie politique et la vie politique est aussi une vie , le civisme une valeur fondamentale.
On voit que cette conception de la liberté n’est rien d’autre que la réalisation de soi que l’homme peut trouver seulement à l’intérieur d’une cité.

La République de Cicéron

Cicéron développe, à sa manière, un idéal assez proche de l’idéal aristotélicien dans Des Devoirs et dans La République.
« La nature a imposé si impérieusement aux hommes l’obligation de la  et leur a inspiré une telle passion pour défendre l’existence de la collectivité, que cette force-là a triomphé de tous les attraits de la volupté et du loisir.
Là encore, c’est de la nature humaine dont il s’agit. L’homme peut être tiraillé par des passions viles, mais le sens civique est une passion encore plus forte. Sans cette passion, la  humaine que forme la république serait détruite.
Il ne suffit pas de posséder la , comme on peut connaître une technique sans l’utiliser; une technique, même si on ne la pratique pas, on en garde la connaissance théorique ; la  au contraire consiste entièrement dans son application ; et son application la plus haute, c’est le gouvernement de la cité et la réalisation intégrale, en faits et non en paroles, des principes que ces gens-là proclament dans leurs coins. » (République, I, ii, 1-2)
La passion du bien public est une  et comme toutes les vertus une  pratique. Être citoyen, c’est vivre en citoyen, se conduire chaque en citoyen et donc s’occuper de la réalisation « intégrale » des principes sur lesquels se fonde cette vie commune – et ne pas se contenter de proclamer ces principes « chacun dans son coin ».
« La liberté ne peut habiter dans aucun État sauf dans celui où le pouvoir suprême appartient au peuple. Il faut reconnaître qu’il n’existe pas de bien plus agréable et que si elle n’est pas égale pour tous, ce n’est pas non plus la liberté. Or comment la liberté pourrait-elle être égale pour tous, je ne dis pas dans un royaume, où la servitude n’est même pas dissimulée, et ne fait aucun doute, mais aussi dans les États où les citoyens ne sont libres qu’en parole ? » (République, I, xxxi, 47)
Le citoyen n’est pas contraint, il n’est pas soumis à quelque pouvoir qui le dépasse. En remplissant ses devoirs civiques il affirme justement qu’il est un homme libre. Pouvoir du peuple et égalité de droit des citoyens, tels sont les principes fondamentaux d’une véritable république – ce que n’était pas vraiment la Rome républicaine dont Cicéron est un ardent défenseur !
« La liberté ne consiste pas à vivre sous un maître juste, mais à n’en avoir aucun. » (République, II, xxiii, 43)
L’homme n’est donc libre que dans une cité libre. Cette liberté trouve sa plus haute réalisation dans la participation des citoyens, en tant qu’égaux à la vie civique. C’est la vie publique qui est l’expression la plus élevée de la liberté. Mais cette participation à la vie publique est, en même temps, un devoir moral (voir De officiis) : les citoyens forment une  liée par des sentiments moraux.
Ici Cicéron expose clairement de quelle liberté il parle : la liberté d’un homme qui n’a pas de maître (dominus), qui est donc statutaire liber par opposition à celui qui a un maître et qui est servus, soumis aux ordres de quelqu’un d’autre. Ce premier exposé précis de la conception républicaine de la liberté sera repris plus tard, notamment par les républicanistes de l’époque moderne (Machiavel) ou contemporaine (les « néo-romains »).

L’humanisme civique

Cet ensemble définit ce qu’on appelé l’humanisme civique après l’historien Hans Baron1 et qui trouvera son épanouissement dans les républiques italiennes de la fin du moyen âge et du début de la Renaissance. À proprement parler l’humanisme civique désigne le courant de pensées politiques nées à Florence au XVe siècle. Ce sont les humanistes actifs au début du XVe, comme Coluccio Salutati qui anime un cercle où l’on discute des écrits de Pétrarque et qui découvre la correspondance de Cicéron. C’est encore Leonardo Bruni (1370-1444) dit l’Arétin, poète et rédacteur d’une monumentale histoire de Florence. C’est encore Poggio Bracciolini, découvreur de très nombreux textes latins classiques. C’est aussi Francesco Patrizi qui rédige vers 1460 un traité de L’institution d’une république. Et ce sera Savonarole prédicateur mystique et républicain fervent.2 Mais on aurait tort de limiter l’humanisme civique à ces humanistes au sens propre du terme qui mêlent la réflexion politique à la lecture ou à la relecture des auteurs antiques.
L’humanisme civique est à la fois dans le prolongement de la philosophie politique antique d’Aristote ou de Cicéron et en rupture avec celle-ci parce qu’il se développe dans des cités italiennes qui ignorent l’esclavage et où le christianisme constitue l’arrière-plan moral de la pensée politique. Il a des précurseurs médiévaux qu’on ne saurait négliger et le plus important est sans doute Marsile de Padoue (1278-1342) qui a été recteur de l’université de Padoue, écrit (1327) un livre, Defensor pacis, qui lui vaut la condamnation de l’Église. Influencé par la tradition aristotélicienne et averroïste, Marsile développe le thème de la coexistence de la foi et de la raison (sur la même question, voir le Discours décisif de Averroès, GF-Flammarion). Au centre de sa conception politique il pose la figure du peuple (universitas hominum) comme législateur humain. Il défend la positivité de la vie terrestre et soutient que l’action politique vise la paix et le « bonheur civique », « qui semble être le meilleur objet de désir possible pour l’homme dans ce monde et la fin ultime des actions humaines. » Et tout naturellement, Marsile soutient que « l’élection est la meilleure méthode et la plus parfaite pour établir un gouvernement » sachant que le corps électoral doit comprendre le peuple des artisans de la cité et pas seulement les « grands ». En effet, « ce qui regarde tous, doit être approuvé par tous. » De là le primat de loi et sa définition un « œil fait de très nombreux yeux ». La loi n’a aucun élément pervers, elle n’est pas faite pour être utile à l’ami et nuisible à l’ennemi, elle est universelle. L’idéal politique de Marsile n’est donc pas la démocratie, en tant que simple pouvoir du peuple, c’est-à-dire de la multitude, mais la « gouvernement de la loi ».
La citoyenneté est chez Marsile, comme chez Aristote, « communautaire ». Le citoyen est membre d’une  liée par des liens qui ne sont ni exclusivement juridiques, ni seulement motivés par l’utilité. Chez Aristote, le ciment de la cité, c’est l’amitié (la philia). Cette conception de la  politique heureuse trouve son expression artistique la plus admirable dans la célèbre fresque du « Buon governo » (le bon gouvernement) au « Palazzo Civico » de Sienne.
Si nous plaçons ici l’humanisme civique, c’est parce qu’il se place encore du point de vue d’une république harmonieuse dont les diverses institutions se complètent. Avec Machiavel autre chose va naître. Machiavel lui-même expose cette rupture entre ante res perditas et post res perditas.

Critique de la liberté comme réalisation de soi dans la vie publique

La conception de la liberté que nous venons d’exposer, aussi sublime qu’elle soit au plan moral, n’est pas à l’abri de la critique.
En premier lieu, on fera remarquer qu’elle suppose une conception compréhensive ou englobante de la vie humaine :
  1. un certain idéal de la vie bonne ;
  2. une certaine idée de la  ;
  3. elle suppose aussi une certaine homogénéité sociale et culturelle des citoyens: il s’agit de partager par la parole des valeurs (cf. Aristote, Politiques,I,2).
Elle est inadaptée par conséquent pour les grandes nations qui sont précisément hétérogènes : Athènes, les villes-états d’Italie ou un canton suisse, ce sont les modèles auxquels les doctrines de l’humanisme civique pourraient convenir, mais sans doute pas les États-nations modernes (ceux dont Machiavel étudie avec attention l’émergence). Aristote définissait le meilleur régime comme le gouvernement de la classe moyenne. Rousseau soutient que les inégalités sociales doivent être réduites: aucun citoyen ne doit être assez riche pour en acheter un autre et aucun assez pauvre pour être obligé de se vendre : faute de quoi s’établissent des liens de dépendance personnelle entre citoyens qui ruinent les principes de base du contrat rousseauiste. La conception de l’humanisme civique est également inadaptée au développement de l’industrie moderne et de l’inégalité des conditions qu’elle suppose. Quand la grande masse de la population est composée d’artisans libres organisés en corporations (les « arts »), un gouvernement du popolo ainsi défini est pensable – et encore : Machiavel souligne les antagonismes entre le popolo grasso et le popolo minuto.
Elle suppose une sorte d’assimilation de l’individu à la , puisque c’est dans la liberté et la prospérité de la  que réside finalement l’idéal du bonheur. Cette identité d’intérêt entre l’individu et la totalité semble contradictoire avec d’autres réquisits de la liberté, comme, par exemple la liberté de conscience. La démocratie athénienne, comme la République de Genève chère à Rousseau repose sur la liberté politique mais la liberté religieuse n’y a guère sa place. On se souviendra aussi que l’un des grands moments de la république de Florence a été l’épisode Savonarole (1495-1498), combinant la prédication religieuse intransigeante et l’élan du petit peuple contre les puissants – la véritable admiration de Machiavel pour « frère Jérôme » suffirait à elle seule pour réfuter tous les lieux communs sur le « machiavélisme ».
Toutes ces raisons conduisent de nombreux penseurs politiques et philosophes à considérer que cette conception de la liberté comme réalisation de soi dans l’espace politique, cette liberté d’avant le  (pour reprendre l’expression de Quentin Skinner), est soit utopique, soit dangereuse pour la liberté et potentiellement tyrannique. La formule de Rousseau selon laquelle il faut contraindre le citoyen à être libre, au-delà de son caractère paradoxal, pourrait donner de bonnes raisons d’être inquiet si nous devions vivre dans une république qui nous contraint à la liberté. On a pu y voir une des racines de la Terreur robespierriste ou encore ce que Hegel appellera « despotisme de la liberté ». Même en laissant de côté les formules d’une polémique souvent injuste et absurde contre Rousseau – il est particulièrement absurde d’en faire un des pères du totalitarisme moderne – on doit reconnaître qu’il y a une vraie difficulté dans toutes ces conceptions « pré-modernes ».

La liberté négative

À cette tradition ancienne de la liberté conçue comme participation à la vie publique, les penseurs libéraux opposent ce que Isaiah Berlin (mort en 1997) dénomme la « liberté négative ». Le thème (sinon la dénomination) est pourtant assez ancien. On peut remonter à Benjamin Constant dans une conférence fameuse de 1819: « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes ».
Selon Constant, la liberté des Anciens ainsi caractérisée :
« Celle-ci consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté toute entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d'alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les faire comparaître devant tout le peuple, à les mettre en accusation, à les condamner ou à les absoudre; mais en même temps que c'était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient comme compatible avec cette liberté collective l'assujettissement complet de l'individu à l'autorité de l'ensemble. Vous ne trouvez chez eux presque aucune des jouissances que nous venons de voir faisant partie de la liberté chez les modernes. Toutes les actions privées sont soumises à une surveillance sévère. Rien n'est accordé à l'indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l'industrie, ni surtout sous le rapport de la religion. La faculté de choisir son culte, faculté que nous regardons comme l'un de nos droits les plus précieux, aurait paru aux anciens un crime et un sacrilège. Dans les choses qui nous semblent les plus utiles, l'autorité du corps social s'interpose et gêne la volonté des individus; (...)
Ainsi chez les anciens, l'individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous les rapports privés. »
À l’inverse, la liberté des Modernes se définit ainsi :
« La liberté individuelle, je le répète, voilà la véritable liberté moderne. La liberté politique en est la garantie; la liberté politique est par conséquent indispensable. Mais demander aux peuples de nos jours de sacrifier comme ceux d'autrefois la totalité de leur liberté individuelle à la liberté politique, c'est le plus sûr moyen de les détacher de l'une et quand on y serait parvenu, on ne tarderait pas à leur ravir l'autre. Vous voyez, Messieurs, que mes observations ne tendent nullement à diminuer le prix de la liberté politique.
(...) l'existence individuelle est moins englobée dans l'existence politique. Les individus transplantent au loin leurs trésors; ils portent avec eux toutes les jouissances de la vie privée; le commerce a rapproché les nations, et leur a donné des moeurs et des habitudes à peu près pareilles: les chefs peuvent être ennemis; les peuples sont compatriotes.
Que le pouvoir s'y résigne donc; il nous faut de la liberté, et nous l'aurons; mais comme la liberté qu'il nous faut est différente de celle des anciens, il faut à cette liberté une autre organisation que celle qui pourrait convenir a la liberté antique; dans celle-ci, plus l'homme consacrait de temps et de force a l'exercice de ses droits politiques, plus il se croyait libre; dans l'espèce de liberté dont nous sommes susceptibles, plus l'exercice de nos droits politiques nous laissera de temps pour nos intérêts privés, plus la liberté nous sera précieuse. »
Pour Constant, donc, la véritable liberté est en dehors de la vie publique. La liberté politique n’est conçue que comme un moyen pour contrôler le pouvoir d’État et l’empêcher d’empiéter sur les libertés individuelles.
Cette conception de la liberté individuelle peut être définie de deux manières.
Comme Berlin, on parle de « liberté négative », au sens où la liberté réside seulement dans ce que nous ne sommes pas empêchés d’agir. Les libertés définies par la déclaration des droits de 1789 sont essentiellement des libertés de ce genre :
« Article IV - La liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui: ainsi l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. »
« Article V - La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas. »
« Article X - Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi. »
Soit on parle comme les auteurs contemporains de liberté comme non-ingérence ou non-interférence. Nous ne sommes libres que dans la mesure où la puissance publique n’interfère pas dans nos actions.

La loi contre la liberté : hobbes

Pour comprendre ce qui est en cause, on peut remonter à Hobbes. Pour lui, la loi et la liberté s’opposent. Le Léviathan oblige (par la terreur) les sujets à respecter ce que dictent la loi de la conservation et de l’intérêt mutuel. Il n’y a donc pas d’autre liberté que celles-ci :
  1. L’institution du pouvoir souverain est un acte de liberté, même si c’est l’acte par lequel les individus renoncent à leur liberté naturelle.
  2. En garantissant la sécurité intérieure et extérieure, l’État garantit aux individus la seule liberté ayant un tant soit peu de valeur, celle de s’enrichir par sa propre industrie et de jouir de sa vie personnelle.
Au-delà, le mot liberté n’a pas de sens.
« Et selon le sens propre, et généralement reçu, du mot, un HOMME LIBRE est celui qui, pour ces choses qu'il est capable de faire par sa force et par son intelligencen'est pas empêché de faire ce qu'il a la volonté de faire. Mais quand les mots libre et liberté sont appliqués à autre chose que des corps, ils sont employés abusivement. En effet, ce qui n'est pas sujet au mouvement n'est pas sujet à des empêchements, et donc, quand on dit, par exemple, que le chemin est libre, l'expression ne signifie pas la liberté du chemin, mais la liberté de ceux qui marchent sur ce chemin sans être arrêtés. 
(...)
Les Athéniens et les Romains étaient libres, c'est-à-dire que leurs Républiques étaient libres ; non que des particuliers avaient la liberté de résister à leur propre représentant, mais que leur représentant avait la liberté de résister à d'autres peuples, ou de les envahir. De nos jours, le mot LIBERTAS est écrit en gros caractères sur les tourelles de la cité de Lucques, et cependant personne ne peut en inférer qu'un particulier y est plus libre ou y est plus dispensé de servir la République qu'à Constantinople. Qu'une Répu­blique soit monarchique ou qu'elle soit populaire, la liberté reste la même. »
(Hobbes : Léviathan – chap. XXI: De la liberté des sujets)
Chez Hobbes, le pouvoir souverain doit être absolu et la liberté se réduit bien un ce domaine privé que l’institution du souverain à réservé aux particuliers.
  • Toute limitation du pouvoir souverain menacerait la société du retour au glaive privé. C’est pourquoi Hobbes ne reconnaît pas la liberté de conscience et affirme que la vérité (religieuse) est l’affaire de l’institution.
  • Le pouvoir d’une assemblée est aussi absolu que celui d’un monarque. Hobbes n’est pas le penseur de la monarchie ou de la tyrannie, mais de la souveraineté du pouvoir politique. Si on part du pouvoir comme pouvoir de donner la mort, une république démocratique envoie ses citoyens à la mort lors des guerres tout autant qu’un gouvernement monarchique !

La liberté et le  politique

Chez les penseurs libéraux, dont on peut trouver les premières formulations chez Locke3, on part du fait que le pouvoir souverain ne peut excéder ce qui strictement nécessaire aux fins pour lesquelles il a été constitué. La liberté naturelle des citoyens peut être préservée en limitant la capacité du pouvoir souverain à s’ingérer dans les relations entre particuliers. Chez Locke, la fonction première du pouvoir politique est de protéger la propriété privée et leur droit naturel.
Montesquieu formule clairement le problème :
La liberté politique dans un citoyen est cette tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté ; et pour qu’on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu’un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen.
Lorsque dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est unie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté ; parce qu’on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement. (Esprit des Lois, livre XI, 6)
Montesquieu n’est pas, stricto sensu, un penseur libéral. Comme Locke, il peut aussi être inclus dans la filiation du républicanisme. Cependant ses préoccupations rejoignent celles des libéraux : le but de l’organisation politique est de garantir la sûreté des citoyens, leur « tranquillité d’esprit », non seulement contre ceux des particuliers qui voudraient s’en prendre à eux mais aussi contre les abus possibles du pouvoir d’État.
Seul le pouvoir peut limiter le pouvoir, dit Montesquieu. C’est pourquoi, la liberté reste pour lui une liberté politique et c’est l’organisation du pouvoir qui peut seule garantir cette liberté.

 et libérisme

Les auteurs postérieurs de la tradition libérale s’engagent dans une autre voie. Si le souci de Hobbes est de légitimer le pouvoir souverain, le souci des penseurs libéraux est de le limiter drastiquement, en faisant fonds sur les forces sociales de la « société civile », c’est-à-dire principalement les forces économiques. Il s’agit donc, d’abord de réduire le périmètre de l’État à ses fonctions « hobbesiennes »: sécurité extérieure et intérieure. Dès lors que l’État garantit le sécurité des individus, le respect des contrats et le droit de propriété, tout le reste de la vie sociale ne doit dépendre que des accords entre les individus, passant entre eux des contrats de droit privé. Jusqu’au bout de cette évolution on trouvera l’État minimal des « libertariens » comme Robert Nozick.
Pour tous ces penseurs, la liberté est donc d’autant mieux garantie que l’État interfère moins dans la sphère privée. Ce qui suppose, par exemple, que les relations de travail ou les relations entre hommes et femmes qui appartiennent à la sphère privée ne peuvent faire l’objet de la loi.
La liberté comme non-interférence s’oppose à la conception de la liberté comme autonomie ou comme réalisation de soi (être libre, c’est n’obéir qu’à soi-même, disait Rousseau). Comme naturellement les hommes sont plutôt inégaux et qu’il existe de nombreuses relations de domination, vouloir réaliser l’idéal d’autonomie nécessiterait une intervention massive et autoritaire de l’État qui mettrait à mal toute liberté.

Critique des théories de la liberté négative

La principale critique qu’on peut adresser à la conception de la liberté comme non-interférence est qu’elle suppose impossible l’égale liberté pour tous. En pratique, les théoriciens de la liberté comme non-interférence admettent que de nombreux individus ne peuvent pas être libres.
William Paley (un auteur britannique du XVIIIe), par exemple, affirme paradoxalement que la liberté ne peut être sauvegardée que si la masse du peuple est écartée du pouvoir politique auquel elle est, par nature, inapte. Le premier et le plus implacable des adversaires de la révolution française n’était pas un conservateur mais le libéral Edmund Burke qui opposait les libertés des Anglais à la liberté abstraite de la révolution française.
La logique du  est implacable : si les pauvres qui forment la majorité s’emparent du pouvoir – et la démocratie conduit nécessairement à cela – alors les richesses, privilèges et libertés de la classe supérieure sont dangereusement menacés. Il faut donc radicalement séparer la liberté de la question du pouvoir politique.
C’est encore ce que fait Henry Sidgwick dans ses Elements of Politics (1897) : 
« il n’y a aucune certitude qu’un système législatif représentatif, choisi par le suffrage universel, n’interférerait pas plus avec l’action libre des individus que ne le ferait une monarchie absolue ».
Comme la liberté est définie par Sidgwick comme non-interférence, on en déduit que, indirectement, Sidgwick considère que la démocratie en tant que pouvoir du peuple est un régime peu souhaitable pour la liberté libérale…
On retrouvera des propos assez semblables chez Isaiah Berlin, qui redéfinit la liberté comme non-interférence, comme la « liberté négative », seule forme réellement acceptable de liberté selon lui, mais aussi chez Hayek qui considère que la démocratie n’est pas un principe et qu’un pouvoir démocratique plus que tout autre pouvoir doit être limité.
Il faut souligner que Hobbes et les libéraux bien qu’ayant des propositions politiques apparemment antagoniques partagent une même problématique, celle de l’opposition de la liberté et de la loi. Hobbes considère que la loi doit avoir la priorité et la liberté est nécessairement réduite, les libéraux, quant à eux, essayant de limiter le domaine de la loi. La différence entre eux n’est qu’une différence dans la position du curseur entre liberté et loi.

La liberté comme protection contre la domination

Le républicanisme moderne se veut un dépassement de cette opposition entre liberté positive et liberté négative ou entre humanisme civique et liberté libérale comme non interférence. Il y a évidemment diverses sortes de républicanisme et la délimitation d’un courant républicaniste en philosophie n’est pas toujours aisée. À certains égards Rousseau est évidemment un républicaniste moderne – attaché à la liberté individuelle – mais à d’autres égards il semble avoir pour modèle la cité antique. Montesquieu est revendiqué tant par la tradition libérale que par la tradition républicaniste et il en va de même pour Tocqueville. Ce qui suit est donc nécessairement un peu schématique.
Le républicanisme s’oppose à l’humanisme civique en ce que, reprenant Machiavel, il affirme que les hommes ne veulent pas tant gouverner que ne pas être gouvernés. La république loin d’être un régime harmonieux doit composer avec le conflit social et l’organiser au plus grand profit de la liberté.
Le républicanisme se méfie de la démocratie directe et de la tyrannie des assemblées. Contre Rousseau qui affirme que la volonté générale ne peut errer, le républicanisme cherche une formule qui puisse protéger les citoyens contre toute forme de domination y compris la domination de la majorité. Mais d’un autre côté, les républicanistes s’opposent aux libéraux. Ils refusent la conception restrictive de la liberté négative. La non-ingérence de l’État dans les affaires privées n’est pas une garantie de respect de la liberté. En particulier, tant que subsistent des rapports asymétriques entre individus, seule l’intervention de la loi peut garantir la liberté. Entre le vendeur, possesseur des rares denrées alimentaires, et l’acheteur affamé, il n’y a aucune égalité et celui qui a faim n’est pas libre de refuser l’offre de celui qui possède le pain.
Alors que, pour les libéraux, même quand elle est nécessaire, la loi est toujours une limitation de la liberté, pour le républicanisme, elle est la protection de la liberté contre la domination des plus forts autant que contre l’imperium de l’État. Les républicanistes admettent volontiers que la  politique repose sur un ethos commun, et que l’espace public n’est donc pas neutre – c’est la grande différence entre le  politique de Rawls et le républicanisme (même si Rawls doit concéder que les conséquences de sa Théorie de la Justice conduisent souvent au républicanisme.
La liberté républicaine est donc définie non pas comme non-ingérence mais comme non-domination. Être libre, c’est ne pas être dominé – n’avoir pas de maître comme le disait Cicéron ! Qu’est-ce que la domination ? Suivons les définitions qu’en donne Philip Pettit dans son livre Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement. Un agent A domine un agent B si :
  1. A interfère sur les actions de B
  2. de manière arbitraire
  3. cette interférence est intentionnelle
  4. elle conduit à la dégradation de la situation de B.
L’interférence ou l’ingérence supposée dans la domination a deux caractéristiques :
  1. elle rend les choses pires pour le dominé et non meilleures ;
  2. elle n’intervient pas par accident. L’intentionnalité de l’ingérence est donc supposée pour qu’il y ait domination. Elle peut être la coercition du corps, la coercition de la volonté, la manipulation. Elle est sensible au contexte. « Cela peut signifier, par exemple, qu’exploiter les besoins urgents de quelqu’un en vue de mener une négociation difficile est une forme d’ingérence. »
L’ingérence n’est pas nécessairement mauvaise moralement (il peut y avoir un paternalisme plein de bonnes intentions) mais « la coercition reste la coercition, même si elle est moralement impeccable. » Un bon maître reste un maître ! Enfin l’ingérence doit être effective.
Pour déterminer la nature d’une action, il est donc nécessaire de connaître quels sont les intérêts pertinents qui sont affectés par cette action. On pourrait, sur ce sujet, renvoyer également à Spinoza, (Traité théologico-politique, XVI, 10) : ce qui détermine la nature d’une action – et donc si on est libre ou soumis – c’est la raison déterminante de l’action.
De là nous pouvons déduire la conception républicaniste de la liberté :
  • être libre, c’est ne pas dépendre de quelqu’un d’autre.
  • « celui qui a d’autre maître que les lois est un méchant » (Rousseau)
  • « liber » en latin: celui qui précisément n’est pas une situation de dépendance (par opposition à l’esclave.
Les institutions politiques doivent être conçues pour protéger les individus contre la domination. Elles peuvent donc interférer dans les relations entre les individus en vue de réaliser cette protection ! Elles signifient qu’il faut aussi protéger les individus également contre la tyrannie de la majorité. Le pouvoir politique n’est pas un empire d’hommes mais « l’empire des lois » ainsi que le dit Harrington4. Sur le plan des institutions, cela demande d’abord la séparation des pouvoirs : celui qui fait les lois ne doit pas être celui qui les exécute. Le républicanisme ancien, celui de Cicéron et du « gouvernement mixte » pensait aussi cette séparation des pouvoirs mais plutôt sur le mode de la complémentarité. Le républicanisme moderne (aussi bien Harrington que chez Montesquieu ou Kant) pense cette séparation comme protection contre l’arbitraire et la tyrannie. En second lieu, le républicanisme suppose que soit garantie la possibilité de contester les lois et ne peut faire de l’obéissance aux lois un principe d’obéissance mécanique. Les individus concernés par une loi, même s’ils sont minoritaires, doivent disposer de moyens de faire de entendre leurs revendications et de procédures de recours légal. C’est que Philip Pettit appelle « droit de contestabilité garantie ».
La conception républicaniste de la liberté satisfait à certains réquisits des conceptions libérales (protection contre l’arbitraire de l’État, défense des droits des citoyens à ne pas s’occuper de politique) mais il garde de l’humanisme civique l’idée que liberté et loi ne s’opposent pas mais sont les deux aspects de la même réalité, celle de la  politique. Le républicanisme considère également que la  n’est pas une association neutre d’intérêts particuliers, mais qu’elle repose sur des valeurs et doit fournir aux citoyens des perspectives de vie assurées. Dans la présentation qu’il fait du républicanisme, Philip Pettit souligne que le républicanisme est une théorie politique alternative à celle de Rawls en ce sens que de nombreux perspectives politiques différentes peuvent s’y retrouver. Un républicaniste considère que les revendications féministes contre la domination masculine appartiennent pleinement à sa conception politique, de la même manière que les revendications de toutes les minorités opprimées ou les revendications des salariés. Le républicanisme incite au radicalisme social, souligne encore Philip Pettit. Mais le républicanisme peut tout aussi bien admettre une société fondée sur la propriété privée et la libre concurrence qu’un socialisme autogestionnaire.

Résumé

Liberté positive
Liberté négative
Liberté républicaine
Réalisation de soi dans la 
Absence de contraintes extérieures
Protection contre la domination
Participation à la vie publique
Garantie des libertés individuelles
Ne pas avoir de maître. Protection contre la tyrannie de la majorité
Soumission à l’éthos de la 
Pluralisme des valeurs personnelles
Pluralisme des valeurs personnelles
Liberté par l’action politique
Liberté personnelle limitée par le loi
Liberté par la loi
Gouvernement des égaux. Démocratie la plus directe possible
État de droit. Indifférence quant à la forme. Mais de préférence avec séparation des pouvoirs
Gouvernement républicain et séparation des pouvoirs et droit de contestabilité garantie.
Homogénéité des valeurs sociales et des statuts (compatible avec une séparation radicale entre citoyens et non-citoyens)
Indifférence aux inégalités sociales et protection de la propriété comme première des libertés. Priorité au contrat
Compatible avec tous les choix individuels dès lors qu’ils n’entraînent pas de domination. Priorité à la loi



1Avec la sortie en 1955 du livre de Hans Baron, Crisis of the Early Italian Renaissance: Civic Humanism and Republican Liberty in an Age of Classicism and Tyranny.
2Pour de plus amples développements, voir Skinner, 2001, pp. 207-272

3Locke peut cependant être aussi considéré comme un des premiers penseurs du républicanisme, thèse que soutiennent Jean-Fabien Spitz et Christophe Miqueu.
4J. Harrington (1611-1677), The Commonwealth of Oceana, 1656, traduction française aux éditions Belin (2000). Parmi les autres penseurs anglais de la même mouvance signalons le philosophe John Toland ou le poète John Milton.

jeudi 2 février 2006

A propos de "Revive la République"

Une recension dans la revue "Utopie Critique" par Tony Andréani

 Au moment où la République est mise à toutes les sauces et sert à légitimer tout et son contraire, Denis Collin se propose d’abord de nous montrer pourquoi il ne peut y avoir de consensus en la matière. 

Il faut en effet distinguer au moins trois grands courants républicains : 1° un courant libéral pour lequel la liberté consiste seulement à ne pas être empêché d’agir, sans violer pour autant les droits naturels des autres. Ce courant n’admet qu’un Etat minimal, et ne demande à la souveraineté populaire que de limiter les empiètements de ce dernier ; 2° un courant de « l’humanisme civique », pour lequel la liberté se réalise dans la vie civique, non à travers des contrats privés, mais grâce à un « contrat social » à la Rousseau. Il donnera naissance aussi bien à une tradition fortement étatique qu’à des formes diverses de démocratie plus immédiates (par exemple la forme conseilliste) ; 3° un courant du républicanisme moderne, qui « affirme que les hommes ne veulent pas tant gouverner que ne pas être gouvernés », mais qui entend qu’ils soient protégés non seulement contre la domination politique, mais encore contre la domination économique. Or ce sont les deux premiers courants qui ont dominé la vie des républiques modernes, alors que c’est le troisième qui doit prendre le dessus, si l’on veut que revive la République.
Denis Collin n’a pas de mal à montrer que le libéralisme (comme conception économiciste) n’aime pas la liberté, sauf celle des favorisés et des puissants, qu’il ne saurait s’autoriser à cet égard de Kant, et que son objectif est de remplacer la politique par une administration des choses. Nos démocraties sont de fait, sous son influence, des démocraties censitaires et technocratiques (on lira à ce propos une pertinente et décapante analyse de la démocratie à l’américaine). Il note au passage que les privatisations entraînent une « privatisation du gouvernement », désormais complètement sous la coupe des grands intérêts privés. Dans ces conditions il n’est pas étonnant que les citoyens s’en détournent si massivement. Mais l’auteur s’en prend aussi aux anti-libéraux du mouvement altermondialiste. Car, en considérant que les Etats nationaux sont dépassés, ils abondent dans le sens des néo-libéraux et ne se dépensent tant que pour générer des contre-pouvoirs vite digérés par le système mondial de l’économie capitaliste de marché. Si cette critique atteint bien un courant de l’altermondialisme (celui en particulier qui s’inspire de Toni Negri), disons ici qu’elle ne nous paraît pas convaincante concernant d’autres courants, dont un certain nombre de propositions de « régulation » requièrent précisément l’intervention des Etats (par exemple le retour au contrôle des changes, l’instauration de taxes sur les transactions financières internationales, l’élimination des paradis fiscaux etc.).
L’autre impasse de la République fut incarnée par les Etats de type soviétique. Le lecteur trouvera dans le chapitre sur « l’effondrement du marxisme » des considérations judicieuses sur les illusions auxquelles a pu conduire la théorie du dépérissement de l’Etat – qui fait en réalité le lit du libéralisme. Sans doute peut-on objecter à Collin que ce dépérissement visait non le politique, mais l’Etat comme corps séparé, mais on peut lui accorder qu’on ne voit pas comment on pourrait se passer de fonctionnaires et de représentants, ce qui conduit à la question des institutions politiques, sur lesquelles Denis Collin va faire un certain nombre d’analyses et de propositions.
La force du livre est précisément de dégager une perspective. En se rattachant au courant de la non-domination, l’auteur souligne à sa manière que la liberté républicaine suppose l’égalité des conditions, et que cette exigence appelle la république sociale, et son développement, le socialisme : « La république sociale est le commencement du socialisme et le socialisme est la République achevée » (p. 186). Voilà qui est dit. Le communisme n’est qu’une utopie moralisante qui, « en supprimant la séparation entre ce qui est et ce qui est bon pour nous (…) a pu fonctionner comme un système de légitimation des pires exactions » (p. 147). Le socialisme, lui, est un possible réel. Quant à notre République française, elle a fait quelques pas en direction de l’Europe sociale, mais a fait machine arrière avec un régime politique (celui de la V° République), qui renoue avec un fil bonapartiste qui traverse l’histoire de France. Il faut donc, tout à la fois, refonder la République et rouvrir la perspective du socialisme. Comment ?
Denis Collin propose de régénérer la démocratie représentative, en revenant à un régime parlementaire, en instaurant le scrutin proportionnel et en parant à l’instabilité gouvernementale par le contrat de législature. Fermement partisan de la division des pouvoirs, il ne retient pas (à mon avis, avec raison) l’idée d’une élection de l’exécutif (pas forcément sous la forme d’un Président), mais il se prononce pour l’élection des juges. Voilà qui est bien discutable : l’indépendance de la magistrature est une chose, son éligibilité la menace des risques de démagogie, et notamment de complaisance vis-à-vis des mouvements d’opinion. L’auteur se montre par ailleurs très réservé à l’égard du référendum d’initiative populaire, justement à cause du risque de démagogie. On ne le suivra pas trop sur ce point, qui est de la plus grande importance : tout dépend d’abord du type de référendum (il peut y avoir aussi des référendums obligatoires) et surtout des conditions mises à son déclenchement et à son déroulement. Si les exemples états-unien et italien ne sont guère probants, l’exemple suisse l’est beaucoup plus. Enfin Denis Collin marque à juste titre sa défiance vis-à-vis de la démocratie de type conseilliste : elle génère une pyramide bureaucratique dont les effets peuvent être pires que ceux de la démocratie « bourgeoise », dans la mesure où celle-ci ne se fait pas à plusieurs degrés. Cette critique n’atteint pas forcément, pourtant, la démocratie « participative », car le modèle de Porto Alegre évite ce défaut. Mais nous conviendrons volontiers que la démocratie participative n’est et ne peut être qu’un complément et un pis-aller.
En ce qui concerne les rapports de propriété, les propositions de Collin correspondent bien, à mon avis, à ce que pourrait être un socialisme d’aujourd’hui. En résumé, il faudrait d’abord reconstituer un secteur public, à commencer par les services publics (en l’occurrence renationaliser l’énergie, le téléphone, l’eau, l’armement - mais sous des modalités qui correspondraient à une « appropriation sociale »), ensuite remettre en route le secteur coopératif, enfin préempter les entreprises privées qui font faillite ou ne peuvent plus échapper au rachat à vil prix, soit pour examiner leur reprise par les salariés, soit pour les revendre après avoir organisé un plan social digne de ce nom.
C’est sur la question de l’Europe que le livre de Denis Collin nous paraît le moins convaincant. L’auteur, partant du fait que seuls ses Etats-nations européens restent, dans la conjoncture historique actuelle, la base de la souveraineté populaire, s’élève contre les délégations de souveraineté, sauf dans des domaines limités comme « la liberté du commerce, la stabilité monétaire, la libre circulation » (p. 204), et renvoie à des coopérations tous les autres projets européens. Or cette perspective « confédérative », se heurte à deux objections majeures. La première est que, si les marchandises et les capitaux, et, pire encore, les services, circulent librement, les autres domaines de souveraineté se trouvent nécessairement érodés, notamment du fait du dumping social et du dumping fiscal entre pays et du grignotage progressif des services publics avec l’entrée des concurrents privés (qu’on pense aux répercussions possibles de la directive Bolkestein, même sous une forme atténuée…). Ce sont donc le marché unique et l’euro unique qu’il faudrait remettre en cause. La deuxième est que le niveau d’intégration économique européenne est déjà très avancé, non tant à cause de l’ouverture des économies les unes sur les autres que du fait de la transnationalisation des grandes entreprises (la plupart sont implantées dans plusieurs pays européens, comme dans le reste du monde). Ce phénomène est, selon nous, le propre du capitalisme contemporain, bien plus que l’accroissement des échanges et même que la circulation des capitaux, en elle-même. Et il est incontournable, car il implique bien, par delà les jeux de mécano financier, des économies d’échelle, des synergies, des pouvoirs de marché de grande ampleur, où Marx aurait vu des formes de « socialisation des forces productives ». Face à ces mastodontes (dans la production, dans la distribution, mais aussi dans la finance), aucun pays européen n’est à même de faire le poids, notamment d’imposer des règles sociales ou d’orienter des stratégies (une politique industrielle), car les capitaux iront toujours vers les cieux qui leur sont plus favorables. C’est pourquoi la solution du dilemme européen ne nous semble pas dans un retour vers les bases nationales, mais dans un mouvement vers une intégration limitée (limitée quant aux domaines - les services publics notamment s’en trouvant exclus -, mais aussi sans doute quant à l’aire géographique - dans l’optique d’une Europe à plusieurs cercles), ce qui suppose évidemment des ruptures profondes avec l’Europe telle qu’elle est, y compris au niveau des institutions politiques.
Ces lignes ne donnent qu’un bref aperçu d’un essai très stimulant, parcouru de remarques précieuses, nourri de références originales, où l’on retrouve le propre des ouvrages de Denis Collin, outre la qualité du style : cette façon d’articuler des considérations théoriques et philosophiques avec un souci du réel et du concret qui force constamment à la réflexion.
Denis Collin, Revive la République ! Armand Collin, 2005, 231 p.
Tony Andréani - pour Utopie Critique

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