mardi 21 novembre 2006

La dialectique de la nature contre le matérialisme ?

L'article suivant a été publié dans la revue "Matière première" (n°1 - 2006 - éditions Syllepse)
La question des rapports du marxisme au matérialisme est des plus épineuse. Et ce pour deux raisons au moins. D’une part parce que le marxisme et Marx entretiennent des rapports complexes et, même si on ne va jusqu’à dire que le marxisme est l’ensemble des contresens faits sur Marx (Michel Henry), on doit bien admettre aujourd’hui que le marxisme est bien une construction qu’on peut dater des années 1890 et dans laquelle les héritiers présomptifs de Marx, de Engels à Kautsky jouent le rôle majeur. D’autre part parce que Marx lui-même entretient à l’égard du matérialisme un rapport ambigu, en dépit d’un début claironnant dans les années 1844-45, au moment de la rédaction de la Deutsche Ideologie.
D’où ce paradoxe : Marx fait des sciences de la nature un modèle théorique. Le Capital veut exposer les lois du mode de production capitaliste avec la rigueur des lois de la physique, modélisation mathématique incluse. Mais, d’un autre côté, le marxisme laisse, dans son rapport aux sciences de la nature, d’assez mauvais souvenirs. La « science prolétarienne » de l’époque stalinienne n’est pas seule en cause. Lyssenko n’est pas le seul coupable. Les vulgarisateurs de la « dialectique de la nature » de Engels apparaissent comme de piètre philosophes venant encombrer la science d’une logorrhée importune. Ici et là on cherche encore à sauver cette « philosophie marxiste » de la nature. Mais il nous semble que c’est une entreprise non seulement vaine mais aussi nocive parce qu’elle jette le discrédit sur tous les travaux menés par les marxistes dans le domaine de la philosophie des sciences.
En premier lieu, nous verrons en quoi résident les ambiguïtés du rapport de Marx au matérialisme. La deuxième partie procédera à une analyse critique de la tentative engelsienne de construire une « dialectique de la nature et nous verrons comment ce faisant Engels s’éloigne du matérialisme. Enfin, nous montrerons que les errements de la « dialectique de la nature » ne doivent pas conduire à rejeter toutes les incursions marxistes dans la philosophie des sciences : tout spécialement le Matérialisme et empiriocriticisme d’être lu ou relu, en dépit du contexte polémique assez pénible dans lequel cet ouvrage a été écrit.

Marx et le matérialisme : un rapport ambigu et complexe

Marx présente sa pensée comme un matérialisme, comme l’héritier « dialectique » du matérialisme ancien dont il se sépare pourtant nettement dès avant 1844 : la première partie de la Deutsche Ideologie, consacrée à Feuerbach est d’abord une critique de ce matérialisme ancien. Les Thèses sur Feuerbach, dont on n’a souvent retenu que la dernière, disent de manière concise jusqu’à en être énigmatiques, de quoi il s’agit :
Le principal défaut, jusqu’ici, du matérialisme de tous les philosophes – y compris celui de Feuerbach est que l’objet, la réalité, le monde sensible n’y sont saisis que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité humaine concrète, en tant que pratique, de façon non subjective. C’est ce qui explique pourquoi l’aspect actif fut développé par l’idéalisme, en opposition au matérialisme, — mais seulement abstraitement, car l’idéalisme ne connaît naturellement pas l’activité réelle, concrète, comme telle. Feuerbach veut des objets concrets, réellement distincts des objets de la pensée; mais il ne considère pas l’activité humaine elle-même en tant qu’activité objective. C’est pourquoi dans l’Essence du christianisme, il ne considère comme authentiquement humaine que l’activité théorique, tandis que la pratique non ’est saisie et fixée par lui que dans sa manifestation juive sordide. C’est pourquoi il ne comprend pas l’importance de l’activité « révolutionnaire », de l’activité « pratique-critique.
Le défaut du matérialisme appliqué à l’étude des « choses sociales » est identifié clairement : il ne part pas du point de vue subjectif, c’est-à-dire de l’activité humaine pratique qu’il considère au contraire simplement « objectivement », comme un phénomène de la nature, produit passif d’une chaîne d’autres phénomènes de la nature. Il y a chez Marx une insistance sur cette approche critique du matérialisme classique qui mérite qu’on s’y attarde. On en trouve les premiers éléments dans la thèse de doctorat sur la différence des conceptions de la nature de Démocrite et Épicure. On retrouve plus tard le même souci dans la critique systématique des idées qui font des hommes les simples produits des circonstances historiques, alors que « les hommes font eux-mêmes leur propre histoire » (18 Brumaire).[1]
Nous disions que Marx a rompu assez tôt avec le matérialisme ancien. La question mérite cependant d’être posée : a-t-il jamais adhéré à ce matérialisme ancien ? Nous avons eu l’occasion de montrer qu’en réalité le premier matérialisme auquel Marx s’intéresse, le matérialisme antique est déjà l’objet d’un traitement très particulier[2]. Le plus important pour lui réside non pas dans ce qui relie Épicure à la tradition physicienne grecque, aux éléments du matérialisme ancien, mais bien plutôt dans ce qui est « idéaliste », ce qui concerne l’analyse des formes de la conscience. Ainsi cette constatation en apparence surprenante : « Ce qu’il y a de grand et de durable chez Épicure, c’est qu’il ne donne aux faits aucune préférence sur les représentations et qu’il cherche tout aussi peu à les sauver. » Donc le matérialisme épicurien présente l’intérêt majeur de ne plus être un matérialisme naïf, une nouvelle cosmologie, mais une sorte de phénoménologie.
Au-delà de cette œuvre de jeunesse, nous disposons de plusieurs textes qui définissent de manière assez précise ce qu’est la conception matérialiste de l’histoire soutenue par Marx (Idéologie AllemandeContribution à la critique de l’économie politique, postface à la seconde édition allemande du livre I du Capital) mais aucun développement un tant soit peu complet d’une ontologie matérialiste au sens le plus général du terme. Plus, lorsque Marx parle dans le Capital, de réalité matérielle, de puissance matérielle, cela ne définit pas du tout un matérialisme au sens classique du terme. La puissance matérielle du travailleur, dans Le Capital, ce n’est pas la puissance physique de ses muscles, c’est sa puissance personnelle ou subjective (envisagée sous l’angle actif, pratique), transformée dans le rapport capitaliste en puissance objective du capital. Le matérialisme de Marx est donc « anomal ».

Le retour au matérialisme

En l’absence d’un exposé conséquent du matérialisme marxien, il appartint donc aux héritiers de Marx de développer cette philosophie matérialiste dont Althusser regrettait l’absence.
C’est d’abord à Engels, puis à Plekhanov et à Lénine qu’on doit d’avoir développé cette philosophie qui sera connue sous le nom de matérialisme dialectique. C’est aussi ce pan de la production théorique du marxisme qui a déclenché les polémiques les plus hostiles au marxisme, d’autant que les médiocres sous-produits du « Diamat » cher au « petit père des peuples » ont fini un temps par envahir le marché de la vulgarisation philosophique. Comme, aujourd’hui, les passions se sont apaisées et qu’une épaisse couche de poussière a recouvert ces ouvrages un temps si célèbres, nous voudrions procéder à un inventaire du « marxisme orthodoxe » afin de nous assurer que ce qui est oublié l’est à bon droit et de vérifier s’il n’y a pas, à côté des textes à laisser à la « critique rongeuse des souris », quelques joyaux qui mériteraient d’être tirés de l’oubli.
Deux textes importants parmi les classiques abordent la question sous l’angle de la philosophie matérialiste de la nature : 1° La Dialectique de la nature(un manuscrit inachevé d’Engels) ; 2° Matérialisme et empiriocriticisme, un texte polémique de Lénine dans sa lutte contre un courant à la fois « gauchiste » et tenté par le mysticisme religieux, le courant de Bogdanov au sein du POSDR (bolchevik). Ces deux textes sont emblématiques car ils ramènent tous les deux aux sources mêmes du matérialisme antique, la conception de la nature. Ils le sont encore à un autre titre puisqu’ils placent au cœur de la réflexion le problème des rapports entre matérialisme et sciences de la nature.

Hegel, Engels et la dialectique de la nature

De Lukacs à Sartre, le reproche classique est d’imputer à Engels un esprit positiviste et dogmatique qui aurait éloigné le marxisme de la dialectique pour le ramener à un matérialisme mécaniste : incriminée dans ce processus La Dialectique de la Nature. Ce texte n’est pas à proprement parler un livre mais un ensemble d’esquisses rassemblées par les éditeurs. Or, contrairement aux affirmations hâtives de Lukacs ou de Sartre, ces manuscrits témoignent pour le moins d’une prise de distance vis-à-vis de l’inspiration matérialiste classique et rapprochent bizarrement le matérialiste Engels de l’idéaliste Hegel, au point que cette dialectique de la nature s’identifie complètement sur certains segments avec la philosophie de la nature hégélienne, telle qu’elle est exposée dans la deuxième partie de l’Encyclopédie des Sciences Philosophiques. Situation étrange : l’exposé du matérialisme marxiste est, en fait, le lieu où le marxisme est le plus proche de l’idéalisme hégélien.
Le rapport du marxisme à Hegel est un sujet mille fois rebattu. La doctrine standard est ainsi énoncée par Engels : « en fin de compte, le système de Hegel ne représente qu’un matérialisme mis la tête en bas d’un manière idéaliste d’après sa méthode et son contenu. »[3] C’est une phrase curieuse, car on ne voit pas bien ce que serait un matérialisme mis à la tête en bas. En tout cas, la philosophie hégélienne de la nature, est tout sauf matérialiste, la tête en bas ou la tête en l’air[4]. Toute cette partie du système des « sciences philosophiques » a un double objet : 1° démontrer les limites de « l’entendement », c’est-à-dire de la manière de penser des sciences de la nature, et de l’empirisme ; 2° réfuter le matérialisme.
Les marxistes s’accordent généralement pour faire des sciences de la nature des modèles d’un matérialisme pratique, à la fois par leur méthode et par leur ontologie implicite. C’est à tout cela que Hegel s’oppose en bloc. La philosophie de la nature procède à une véritable « annihilation de la matière ». En partant du recueil empirique, à travers des métamorphoses successives, Hegel dépouille la nature des « apparences » où l’enfermait la science « barbare »  (celle de Newton, au premier chef) et révèle son essence qui est l’Esprit.
Or, comme on va le voir, Engels reprend précisément cette dialectique hégélienne de la nature pour tenter de donner un cadre philosophique général au déploiement des sciences de la nature sans retomber dans ce « matérialisme métaphysique » des siècles passés contre qui il concentre ses traits.

La philosophie hégélienne de la nature

Disons d’abord quelques mots de la dialectique hégélienne de la nature. Dans L’Encyclopédie des Sciences Philoso­phiques, la philosophie de la nature est exposée dans la deuxième partie de l’ouvrage et suit immédiatement la partie consacrée à la logique. La philosophie de la nature constitue le second mouvement puisque, de la nature, Hegel dit qu’elle est «l’idée sous la forme de l’altérité», en d’autres termes qu’elle est l’idée extérieure à elle-même. Et, par conséquent, « ce que la nature montre dans sa présence n’est point liberté, mais nécessité et contingence ». Il faut comprendre quel est le propos de Hegel. Si la nature est présentée comme l’Idée sous la forme de l’altérité, cela signifie qu’il expose non une physique, au sens ancien du terme, mais, dans le même mouvement, l’idée de la nature et la critique des sciences qui posent la nature comme leur objet. La philosophie de la nature n’est pas autre chose que la physique[5] et en tant que philosophie elle a pour objet l’universel pour lui-même.
La nature est auprès d’elle-même, un tout vivant ; le mouvement qui en parcourt les étapes est plus précisément que l’idée se pose comme ce qu’elle est auprès d’elle-même ; ou, ce qui revient au même, que à partir de son immédiateté et de son extériorité qui sont la mort, elle va en elle-même pour être d’abord à titre de vivant , mais ensuite supprime aussi cette déterminité dans laquelle elle n’est que vie et se promeut elle-même à l’existence de l’esprit, lequel est la vérité et le but final de la nature et le vraie effectivité de l’être.»[6]
Ce paragraphe résume non seulement le mouvement général de L’Encyclopédie, mais aussi, à l’intérieur de cette œuvre, le mouvement de la philosophie de la nature. Ce mouvement triadique parcourt l’idée en tant que nature et détermine la division de la philosophie de la nature. A l’idée dans la détermination de l’un-hors-de-l’autre correspond la matière et donc la mécanique. Le deuxième moment est celui de l’individualité naturelle et le troisième moment correspondant à la physique organique. Il est à remarquer que la division des sciences naturelles est effectuée non à partir des objets et des méthodes propres élaborées par chaque science mais bien à partir de la pensée spéculative elle-même.
Mais d’emblée, Hegel nous prévient : la philosophie de la nature pour l’homme n’est pas la connaissance d’un fondement ni d’une origine.
Pratiquement, à l’égard de la nature […] l’homme se comporte lui-même comme un individu immédiatement extérieur, et par conséquent sensible mais qui face aux objets naturels se prend en même temps et à bon droit [souligné par nous] pour but[7].
Notons ici qu’elle exclut à l’avance toute tentative d’unifier l’histoire humaine et l’histoire naturelle, de faire une histoire naturelle de l’homme ou une anthropologie naturaliste au sens de Feuerbach. La nature n’est qu’un moyen dont l’homme est le but et la science de la nature n’est qu’une médiation sur le parcours de l’esprit. Ainsi, la culture humaine ne peut se constituer qu’en réduisant la nature à ce statut second, qu’en la posant justement comme l’altérité.
Certes, selon Hegel, « la nature est divine en soi, dans l’Idée ». La nature, en tant qu’elle est saisie idéalement, en tant que concept, peut être considérée comme Dieu. Mais s’il y a de l’esprit dans la nature, c’est un esprit caché. Car si la nature est divine conceptuellement, « telle qu’elle est, son être ne correspond pas à son concept » et, ajoute Hegel, il s’agit là d’une « contradiction non résolue ».
La philosophie de la nature de Hegel est marquée par une dévalorisation incontestable de l’élément naturel. La nature en soi, en tant que matière, n’est pas admirable. La nature n’est intéressante qu’en tant que vie parce qu’alors elle est spiritualisée, parce qu’alors elle emprunte quelque chose à l’élément spirituel. Et Hegel s’oppose au réductionnisme qui vise à ramener le vivant à la chimie. « Il faut, dit-il, tenir au surplus pour pleinement étranger à la philosophie et grossier le procédé qui aux déterminations conceptuelles a substitué tout simplement le carbone et l’azote, l’oxygène et l’hydrogène… »[8]En effet : « ce qui fait la barbarie du procédé est prendre pour l’essence d’un organe vivant, disons même pour son concept, le caput mortuum extérieur, la matière inerte dans laquelle la chimie a tué pour la seconde fois une vie déjà inanimée. »[9] C’est bien parce que la nature est vie qu’elle est un moment du parcours de l’Encyclopédie. Or elle n’est vie qu’autant qu’elle est contradictoire, qu’elle se nie elle-même, qu’elle est supprimée. La « dialectique de la nature » hégélienne est la dialectique de l’abolition de la nature posée comme quelque chose d’extérieur à l’esprit.
Cette dévalorisation de la nature fonde une dévalori­sation des sciences de la nature, spécifiquement de la physique. Les sciences de la nature ne peuvent s’élever qu’au niveau de l’entendement et ne parviennent jamais à la Raison tant qu’elles restent au niveau de la nature en elle-même. Au §270 de la Philosophie de la Nature, Hegel peut ainsi opposer la manière «sublime» dont Kepler a exposé les lois célestes à «la prétendue force de gravité de Newton» qui n’est «mise en lumière qu’à partir de l’expérience et par induction». Kepler en effet démontre ces lois en faisant uniquement appel à un raisonnement mathématique, de manière spéculative alors que Newton, et avec lui toute la science moderne, s’appuie sur l’expérience et intègre dans l’expression des lois physiques des constantes qui selon Hegel expriment la réduction des lois naturelles à une contingence empirique. Hegel connaît les développements des sciences de son époque, mais il en refuse les implications philosophiques et cherche à intégrer ces dévelop­pements dans son propre système. Il refuse ce qui définit spécifiquement une «théorie physique». Ce qui le conduit à des positions un peu surprenantes en matière de sciences physiques, qui semblent renvoyer les sciences assez loin en arrière. L’opposition qu’il développe entre Kepler et Newton recoupe l’opposition grecque entre les mondes célestes et les mondes sublunaires. Ainsi Hegel donne un statut privilégié aux «corps planétaires» car «en tant qu’ils sont les corps immédiatement concrets, les corps planétaires sont les plus achevés dans leur existence»[10]. En outre, Hegel aborde souvent la nature sous l’angle d’une métaphysique substantialiste, au sens où Bachelard la définit. On en trouve des expressions frappantes comme celles-ci « L’obscur qui est d’abord le négatif de la lumière », expression qui renvoie incontestablement aux théories de Goethe sur la lumière conçue comme élément simple, les couleurs étant le résultat du conflit entre la lumière et l’obscurité. Ainsi les sciences de la nature doivent, selon Hegel, non pas définir leur objet propre et leur méthode propre, mais être intégrées dans la Science qui est nécessairement la science philosophique.
Si la nature est objet de science, c’est en tant qu’elle est vie, manifestation d’un principe qui suppose une finalité, c’est-à-dire une raison d’être. Or, selon Hegel, les sciences comme la physique newtonienne ne saisissent la nature que comme matière inerte, comme mort. La philosophie de la nature suit le mouvement ternaire qui caractérise le système de Hegel. Dans un premier temps, la nature est en soi, elle est alors mécanique. Dans un deuxième temps, elle est posée sous forme de physique; en tant que forme matérialisée, la matière devient forme ou « matière qualifiée ». Dans un troisième temps, cette négation est à son tour niée et l’idée parvient à l’existence immédiate comme vie; c’est le moment de la physique organique qui elle-même procède selon trois phases (la vie comme structure dans la géologie, la vie comme subjectivité formelle dans le monde végétal, la vie en tant que subjectivité concrète dans le monde animal). La science de la vie animale apparaît comme le sommet de la philosophie de la nature, et s’il en est ainsi, c’est parce que la vie n’est déjà plus vraiment nature ; elle emprunte sa matière en dehors de la nature, dans l’esprit. La philosophie de la nature de Hegel est donc très nettement vitaliste, c’est-à-dire qu’elle va exactement à l’opposé du mouvement de la science depuis le xviie siècle qui tend à réduire le vital et l’organique à l’inerte et au non organique, la physique organique à la chimie et la chimie à la physique. C’est ce qui donne son sens au refus du principe d’inertie tel que Hegel l’expose dans la dissertation de 1801 sur les orbites des planètes :
Puisque la science mécanique reste étrangère à la vie de la nature, la seule notion primitive qu’elle puisse appliquer à la matière, c’est la mort, cela qu’on appelle la force d’inertie, c’est-à-dire l’indifférence au repos et au mouvement.[11]
Le but de la philosophie de la nature est la dissolution de la nature posée hors de la conscience pour parvenir à la vraie science, celle de l’esprit. C’est ainsi qu’on peut expliquer cette étonnante défense de Paracelse qui figure au §316[12], alors même que la chimie moderne était née avec Lavoisier dont Hegel connaissait les travaux : La multiplicité empirique des substances élémentaires que révèle cette chimie entre difficilement dans le schème hégélien. La philosophie de la nature ne prend son sens que comme procès de négation du monde naturel et affirmation du seul caractère divin de l’esprit.

La philosophie de la nature hégélienne et les méprises marxistes

Ainsi l’idée de fonder une science matérialiste sur la base de la dialectique hégélienne apparaît-elle comme une formidable méprise. Laquelle aboutit à une philosophie confuse, nommée « matérialisme dialectique » qui reprend le plus souvent les aspects les contestables du hégélianisme. Le matérialisme est la considération de la nature sans adjonction exté­rieure, affirment la plupart des marxistes. Or le matérialisme dialectique adjoint la dialectique à sa considération de la nature. Qui plus est une considération antinomique au matérialisme car, par construction, pourrait-on dire, la dialectique hégélienne est dirigée contre le matérialisme et contre les sciences de la nature.
La lecture matérialiste dialectique de Hegel s’appuie sur la séparation du système et de la méthode, la méthode pouvant être transférée sans dommage à une conception matérialiste. Or cette séparation de la méthode et du système est impossible, sauf à réduire la dialectique hégélienne à quelques prétendues « lois générales de la pensée » (comme s’il pouvait y avoir des « lois de la pensée » indépendantes du contenu pensé). La systématicité n’est pas quelque chose qui vient après, qui résume et organise un ensemble de résultats acquis par la pensée. Au contraire la pensée n’a de sens, de vérité que si elle est une pensée du système. Dans la philosophie allemande (depuis Kant) les mots « systématique » et « scientifique » sont employés pratiquement comme des synonymes ; le système de la science n’est pas différent de la science elle-même. Faute de mettre ce système au centre de toute analyse de l’oeuvre, on fait de Hegel « le créateur d’une méthode passe-partout, claudication se dépassant en unijambisme, la trop célèbre trilogie dialectique : thèse – antithèse – synthèse. » François Châtelet ajoute :
Il n’y a pas, répétons-le, de méthode dialectique ; il y a la réalité du discours qui, confronté à ce qu’il désigne, est contraint de se développer selon une logique qui doit conférer aux oppositions : immédiat-médiation, identité-contrariété, substance-sujet, leur signifi­ca­tion effective.[13]

Le matérialisme dialectique

Engels repart de Hegel dont le « plus grand mérite fut de revenir à la dialectique comme à la forme suprême de la pensée »[14]. Une dialectique qui fut le lot commun des philosophes grecs « tous dialecticiens par naissance »[15] et qu’on retrouve à l’époque moderne chez Descartes et Spinoza. La dialectique s’oppose à la « philosophie moderne » qui s’est «embourbée, surtout sous l’influence anglaise, dans le mode de pensée dit métaphysique qui domine aussi presque sans exception les Français du xviiie siècle du moins dans leurs oeuvres spécialement philosophiques ».[16] Cette méthode, ce mode de pensée «métaphysique», vient des sciences de la nature qui nécessitent « la décomposition de la nature en ses parties singulières, la séparation des divers processus et objets naturels en classes déterminées… »[17]. Or dit encore Engels, « cette méthode nous a également légué l’habitude d’appréhender les objets et les processus naturels dans leur isolement, en dehors de la grande connexion d’ensemble, par conséquent non dans leur mouvement mais dans leur repos ; comme des éléments non essentiellement variables, mais fixes ; non dans leur vie, mais dans leur mort.»[18] Ce que Hegel appelle « l’ancienne métaphysique », celle qui eut cours avant la philosophie kantienne qui se caractérise par la considération des objets de la raison du seul point de vue de l’entendement[19]. Avec cette ancienne métaphysique on trouve l’empirisme, dit encore Hegel. Or les adversaires désignés de Engels sont justement les empiristes :
Et quand, grâce à Bacon et Locke, cette manière de voir passa de la science de la nature à la philosophie, elle produisit l’étroitesse d’esprit spécifique des derniers siècles, le mode de pensée métaphysique.[20]
Qu’on nous pardonne ces minuties « marxographiques ». Mais la réhabilitation de Hegel et la dénonciation de l’empirisme et du matérialisme « métaphysique » des Lumières représentent un véritable renversement complet au sein du « marxisme » : en 1845, Engels co-signait avec Marx la Sainte Famille, ouvrage dans lequel les empiristes anglais (et avant eux les nominalistes) étaient consi­dérés comme les véritables ancêtres du matérialisme et, en particulier, des maté­rialistes français : les premiers, ils avaient mis en cause la métaphysique. En 1845, empiristes et matérialistes étaient les alliés privilégiés contre la philosophie idéaliste allemande. Dans les années 1875, quand Engels entreprend la construction du « maté­rialisme dialectique », c’est Hegel l’allié privilégié et les empiristes deviennent l’ennemi principal. Dans ce tête-à-queue, les marxistes verront peut-être un « processus dialectique » ! Vers 1845, l’esprit «chimérique» est la philosophie spéculative ; en 1878 dans un des manus­crits publiés sous le titre Dialectique de la nature, Engels renverse cette « ancienne conscience philosophique »:
Il y aura donc peu de chances que nous nous trompions, si nous cherchons le comble de l’esprit chimérique, de la crédulité et de la super­stition, non pas dans ce courant des sciences naturelles qui, comme la philosophie de la nature en Allemagne, a cherché à contraindre le monde objectif à entrer dans le cadre de la pensée subjective, mais bien plutôt dans la direction opposée, dans cette di­rec­­tion qui, se targuant d’utiliser uniquement l’expérience, traite la pensée avec un sou­ve­rain mépris et, en fait, est allée le plus loin dans la pauvreté de la pensée. Cette école est prédominante en Angleterre.[21]

Les lois de la dialectique

Et de fait, Engels abandonne les points de départ empiriques revendiqués dans L’Idéologie Allemande. Ainsi, la Dialectique de la Nature commence par un exposé de la dialectique, en tant que « science des connexions, en opposition à la métaphysique ». Ses « lois » se réduisent à trois : loi du passage de la quantité en qualité et inversement, loi de l’interpénétration des contraires, loi de la négation de la négation[22]. Engels réduit la logique de Hegel à des lois simples qui doivent remplacer ou compléter les lois de la logique formelle classique, mais ce sont également des lois formelles puisque, comme matérialiste, Engels est obligé au début de l’exposé de les priver du contenu systématique idéal qu’elles ont chez Hegel.
Toutes trois, sont développées à sa manière idéaliste par Hegel comme de pures lois de la pensée […] La faute consiste en ce que ces lois sont imposées d’en haut à la nature et à l’histoire comme des lois de la pensée au lieu d’en être déduites.[23]
On peut faire remarquer que ce que Engels prétend emprunter à Hegel est bien peu hégélien. Ainsi la fameuse loi du « passage de la quantité en qualité » est présentée au §111 de l’Encyclopédie en conclusion de la doctrine de l’être (à dire vrai, chez Hegel, il s’agit du passage la qualité à la quantité) et elle est un des moments de la réfutation de l’atomisme… Pour la « loi de l’interpénétration des contraires », Engels renvoie à la doctrine hégélienne de l’essence. Mais celle-ci ne dit pas que les choses sont contradictoires ; elle montre « l’inanité de l’opposition entre concepts prétendument contradictoires. » Hegel met en cause la restriction de la raison à la logique formelle. La critique hégélienne du principe d’identité, que Engels reprend entièrement à son compte, porte sur : « Au lieu d’être une loi vraie de la pensée, ce principe est seulement la loi de l’entendement abstrait ». Engels, faisant de la nature « le banc d’essai de la dialectique »[24] condamne le principe d’identité à partir des difficultés de son application aux phénomènes de transition observés dans la nature (tout être organique, dit-il, est à chaque instant à la fois le même et pas le même) et réduit ce principe à celui du bon sens. Mais la critique du principe d’identité chez Hegel ne s’appuie pas sur des exemples empiriques mais sur l’analyse de la structure de l’opération intellectuelle en quoi consiste l’affirmation d’une identité. Il montre la forme contradictoire de l’affirmation du principe d’identité : « Déjà la forme même de la proposition est en contra­diction avec elle, car une proposition promet aussi une différence entre sujet et prédicat ; or celle-là ne fournit pas ce qu’exige sa propre forme ».[25] Il ne s’agit pas d’une réfutation du principe d’identité, mais de la découverte que la forme même sous laquelle ce principe est énoncé contient la différence. C’est précisément pourquoi Hegel place au point de départ de la doctrine de l’essence ce qui constitue le noeud de sa logique, l’identité de l’identité et de la différence. On peut rechercher dans l’histoire de la pensée allemande – notamment théologique – la genèse de ces développements hégéliens. Il apparaîtra que le principe de l’identité de l’identité et de la différence, qui est aussi le principe de l’unité des contraires s’est développé non à partir des sciences positives et de l’observation de la nature comme feint de la croire Engels, mais bien comme une tentative pour résoudre les paradoxes fondamentaux de la révélation chrétienne – par exemple le paradoxe du Père et du Fils dont l’identité et la différence furent au centre de l’hérésie arienne et du concile de Nicée. Drôle de source pour le matérialisme « non métaphysique » !
La troisième loi de la dialectique, celle de la négation de la négation constitue, pour Engels, « la loi fondamentale pour l’édification du système tout entier »[26]. Or cette négation de la négation est curieusement très peu développée chez Engels. Le seul passage où le sujet est un tant soit peu traité est celui où il polémique contre Dühring à propos de son rôle dans l’accouchement du communisme. Dühring reproche à Marx d’utiliser la « négation de la négation » comme moyen de déduction a priori du mouvement historique. Engels fait justement remarquer que Marx n’utilise jamais cette « loi fondamentale de la dialectique » dans son analyse ; c’est uniquement à la fin du livre I du Capital, après avoir démontré quels antagonismes travaillent le mode de production capitaliste, qu’il parle de la négation de la négation. La dialectique serait donc chez Marx une affaire purement formelle – ou comme Marx le dit lui-même une coquetterie avec la manière hégélienne. Dans sa polémique contre Dühring, Engels démontre donc le contraire de ce qu’il voulait démontrer, savoir le caractère fondamentalement inessentiel de la dialectique dans le système marxien.
Que reste-t-il donc des lois de la dialectique ? Peu de choses sinon une idée vague de mouvement, de connexions entre toutes les choses, d’interpénétration des contraires ; bref, réduit à ces quelques « lois », le matérialisme dialectique est un galimatias. Engels en déclarant que les lois dialectiques ne sont que le résultat de l’abstraction de l’étude du monde réel, identifie le mouvement réel des choses et le mouvement de la pensée et donc rejoint l’idéalisme hégélien, c’est-à-dire l’idéalisme tout court pour qui « c’est la même chose que penser et être ». Chez Hegel, « l’Idée logique s’expose, en tant que logique, comme étant immédiatement, identiquement, son Autre, la nature »[27], Engels renverse en quelque sorte cette proposition et donc la retrouve derechef.

Dialectique et sciences de la nature

La lecture de ces liasses de manuscrits où Engels note les points qu’il doit développer dans la préparation de sa « dialectique de la nature » est tout à fait éclairante. Les dernières réserves à l’égard de Hegel tombent. Sa philosophie de la nature est réhabilitée face à la science positiviste. Mais de proche en proche c’est l’ensemble de la philosophie de Hegel qui paraît retrouver la plus haute place. Ainsi à propos de la distinction entre entendement et raison, Engels approuve la distinction hégélienne :
Cette distinction hégélienne, selon laquelle seule la pensée dialectique est rationnelle, a un certain sens.[28]
Engels défend la « théorie du concept », telle qu’elle est exposée dans la Logique, en opposition avec les philosophies de la nature de son époque (notamment celle de Haeckel) dont il dénonce « l’absurdité ». La « charlatanerie de l’induction » qui « vient des Anglais » est également mise à mal et Engels lui oppose la démarche hégélienne « général, singulier, particulier » telle qu’elle est exposée dans la troisième section de la Logique[29]. Notons que cette troisième section de la Logique que Engels oppose à la « charlatanerie » des Anglais et à « l’absurdité » de Haeckel est précisément celle où est Hegel définit l’Idée en termes on ne peut plus clairs et opposés à toute interprétation matérialiste :
L’idée peut être saisie comme la raison […] ensuite comme le sujet-objet, comme l’unité de l’idéel et du réel, du fini et de l’infini, de l’âme et du corps-vivant, comme la possibilité qui a son effectivité auprès d’elle-même […][30]
Et c’est à partir de ce développement de l’Idée que Hegel construit la nature non comme donné immédiat, irréductible, mais comme l’idée qui saisit intuitivement.[31] Engels approuve également Hegel dans le refus du noumène kantien inconnaissable et de là il tire que Hegel est « un matérialiste beaucoup plus résolu que les savants modernes »[32]. C’est là une remarque qu’on retrouvera fréquemment sous la plume de Lénine dans ses cahiers de lecture consacrés à Hegel.[33]
Ainsi, la dialectique de la nature de Engels prendra de plus en plus nettement l’allure d’une simple copie de la philosophie de la nature de Hegel. Non seulement la méthode et les lois dialectiques, mais les exemples eux-mêmes sont identiques. Ainsi à propos de l’attraction et de la répulsion : « Toute la théorie de la gravitation repose sur l’affirmation que l’attraction est l’essence de la matière. Cela est nécessairement faux. Là où il y a attraction, il faut qu’elle soit complétée par la répulsion »[34]. Et donc : « Hegel est génial même en ceci qu’il déduit l’attraction comme élément second, de la répulsion comme élément primaire : un système solaire ne se forme que parce que l’attraction prend progressivement le pas sur la répulsion primitivement présente. »[35] Engels approuve ici et trouve « génial » précisément ce qui a été le plus reproché à la philosophie de la nature de Hegel, à savoir la déduction des lois de la nature à partir de constructions philosophiques spéculatives (comme ici la dialectique de l’attraction et de la répulsion que Hegel expose dans la Logique). Et donc Engels reprend à son compte cette méthode « géniale » et postule lui aussi une force de répulsion comme complément dialectique nécessaire de l’attraction.
En faisant de catégories empruntées à une physique encore naïve des lois générales de la pensée, la « dialectique de la nature » s’expose à sombrer dans l’insignifiance. Attraction et répulsion sont des termes typiques exprimant le fait que les hommes ont tendance à projeter sur la nature toute entière leur propre complexion. La physique a remplacé ces appellations par celle d’interaction. Pourquoi donc Engels se réjouit-il de voir la convergence entre Hegel et la « répulsion primitivement présente » ? Pour des raisons purement métaphysiques. La contradiction est considérée comme motrice, manière logique de reprendre la pensée d’Héraclite qui fait du conflit l’origine de toutes choses ! Évidemment, la répulsion n’est pas plus primitive que l’attraction.
De la même manière, Hegel, qui a « anticipé sur les découvertes ultérieures des sciences de la nature »[36], fournirait-il les éléments de la théorie cinétique des gaz dans laquelle la chaleur agit comme une force de répulsion.
Extension abusive des images familières, substantialisme (la force répulsive primitive est le type même des qualités occultés), on pourrait facilement repérer dans le propos de Engels les « obstacles épistémologiques » dont Bachelard fait le catalogue dans La formation de l’esprit scientifique.
Plus généralement Engels estime que la science vit toujours, consciemment ou inconsciemment, sous la coupe d’une philosophie et si elle le fait inconsciemment, elle tombe sous la coupe d’une mauvaise philosophie. « Ceux qui vitupèrent le plus la philosophie, dit-il, sont précisément esclaves des pires restes vulgarisés des pires doctrines philosophiques. »[37] En étudiant les catégories de la pensée – et selon Engels, Hegel est le premier depuis Aristote à avoir repris sérieusement cette tâche – la philosophie fournit à la science l’aide la plus précieuse. Citant un morphologiste anglais qui affirmait que l’idée archétype existait bien avant l’espèce animale qui l’incarne, Engels commente ironiquement :
Si c’est un savant mystique qui dit cela, sans penser à rien en le disant, cela passe ; mais si c’est un philosophe qui en le disant pense quelque chose et même au fond une chose juste, bien que présentée à l’envers, c’est du mysticisme et un crime inouï.[38]
Engels envisage que la philosophie se perde dans la «science positive» mais seulement quand les sciences positives auront assimilé la dialectique. Encore restera-t-il à la philosophie le champ de la théorie pure de la pensée. Engels considère que la science positiviste maintient en vie les déchets de l’ancienne métaphysique. Le matérialisme dialectique n’est donc pas un scientisme, il fait pas découler les positions philosophiques des résultats acquis dans les sciences, mais bien au contraire, il considère que les sciences n’ont d’avenir que pour autant qu’elles deviennent dialectiques, donc qu’elles se mettent à l’école de la philosophie qui reste bien la science de la science, en tant que théorie de la pensée pure.
Engels se situe dans le cadre de la philosophie hégélienne de la nature, convaincu qu’il est que le danger le plus grand n’est pas la déduction a priori des lois de la nature mais bien l’empirisme plat qui trouve son contrepoint dans le spiritisme et toutes les formes de l’irrationalisme moderne. La difficulté et les méprises qui ont suivi tiennent à ceci : Engels attaque, sous le nom de métaphysique, non la méta­physique elle-même mais la science basée tout à la fois sur le principe d’identité et la place fondamentale de l’expérience, bref la cible même de toute la pensée hégélienne, la philosophie réduite à l’entendement. Cependant, Engels affirme ainsi combattre la métaphysique au nom de la science moderne, alors que Hegel combat le dogmatisme pour réaliser la métaphysique. Tout naturellement Engels revient ainsi à de nombreux éléments de ce système de Hegel dont il avait voulu extraire la méthode. Mais comme il y revient inconsciemment, ou sans vouloir en tirer toutes les conclusions, ce qui chez Hegel était cohérent et parfois grandiose devient chez Engels tout à fait incohérent et transforme en chimères les thèses de la dialectique de la nature.

L’impossible dialectique de la nature

La philosophie de la nature n’est pas une partie surajoutée mais bien une pièce essentielle du système de Hegel dans son ensemble. On ne peut pas vouloir être dialecticien au sens de la dialectique de Hegel et refuser en même temps la « dialectique de la nature ». De la même manière, accepter la dialectique comme méthode et rejeter le système de Hegel, c’est disloquer la dialectique elle-même. Si on accepte ce cadre théorique, la tentative de construction d’un « matérialisme dialectique » ne pouvait que conduire à une incohérence fondamentale.
Dans l’étude des textes de Engels, il ne s’agit pas de mettre en évidence des opinions sans liens entre elles au moyen de phrases isolées ; bien au contraire, c’est toute une problématique nouvelle (par rapport à Marx) qui s’affirme, même si elle reste en partie masquée par les dénégations qui maintiennent officiellement le lien entre cette philosophie de la nature et les positions anciennes défendues en commun vers 1845 par Marx et Engels. Progressivement s’agence une conception théorique qui définit la « philosophie du marxisme » comme une sorte de hégélianisme corrigé et qui conduit, ainsi que le remarque Colletti, à construire le matérialisme dialectique comme la reprise pure et simple de la dialectique hégélienne de la matière et de la philosophie de la nature mais dans un contexte qui lui est radicalement étranger. La restauration hégélienne conduit à la mise en cause de toutes les spécificités de la philosophie marxienne. Mais ce nouvel hégélianisme est amputé du système qui fait de la dialectique le mouvement même de l’Encyclopédie et de la culture humaine. Le matérialisme dialectique apparaît alors comme l’application extérieure de lois formelles de la pensée. Si le texte de Engels se présente encore comme un commentaire et une illustration assez érudite sur le plan scientifique de la philosophie de la nature hégélienne, chez les «épigones» on tombe dans ce « formalisme monotone » critiqué par Hegel :
Le produit de cette méthode qui consiste à coller les deux ou trois déterminations du schéma général sur toutes les choses célestes et terrestres, sur toutes les figures naturelles ou spirituelles, à tout ranger de cette manière, n’est rien moins qu’un lumineux rapport sur l’organisme de l’univers, c’est-à-dire un tableau semblable à ces squelettes encollés de petites fiches ou ces rangs de boîtes fermées adornées d’étiquettes qu’on trouve dans les boutiques de marchands d’épices[39].
On peut dire finalement que le matérialisme dialectique inverse exactement les buts qu’il s’était fixés. Au lieu de reprendre la méthode vivante en démontant le système idéaliste, il reconstruit un système au fond tout aussi idéaliste que celui de Hegel mais en le privant de sa véritable dialectique, laquelle explicite les moments et les contradictions dans lesquels se constitue un savoir.
Sans doute la situation intellectuelle de la fin des années 1870 est-elle bien différente de celle des années 1840 et explique-t-elle en partie cette involution du marxisme : en effet « l’ennemi principal » n’est plus la philosophie spéculative mais un positivisme qui s’oppose au marxisme y compris au sein du mouvement socialiste. Néanmoins, quelles que soient les raisons « tactiques » de ce renversement, les deux positions, celle de Marx et Engels dans les années 1845 et dans toute l’oeuvre théorique de Marx d’une part et celle de Engels dans les textes de la fin des années 1870 d’autre part, sont difficilement conciliables dans une même problématique théorique. Il faut bien admettre que les présuppositions philosophiques qui conduisent au matérialisme historique tel qu’il est exposé dans La Sainte Famille et dans l’Idéologie Allemande et les présuppositions philosophiques du maté­rialisme dialectique telles qu’elles sont développées par Engels – avec l’accord explicite de Marx ! – sont rigoureusement contradictoires et par conséquent que la doctrine marxiste unissant matérialisme historique et matérialisme dialectique, quels que soient les «liens dialectiques» qu’on ait pu placer entre les deux, n’est qu’un bric-à-brac de positions contradictoires et nullement le développement d’une problématique philosophique unique. C’est bien pourquoi le marxisme est philosophiquement introuvable.

Lénine philosophe des sciences ?

Est-ce à dire qu’il faille abandonner à son triste sort tout ce qui s’est produit sous le nom « matérialisme dialectique » ? Certainement pas. À l’opposé des malheureuses tentatives de Engels, le solide réalisme gnoséologique de Lénine, exposé dans Matérialisme et Empiriocriticisme, s’il n’est pas très original, reste un des écrits de la tradition marxiste les plus mieux informés et les plus utiles dans les discussions actuelles.
Mach est un physicien (son nom est donné au rapport entre la vitesse relative d’un projectile dans un fluide et celle du son dans ce fluide), un historien des sciences et un philosophe qui joue un certain rôle au tournant du XIXe et XXe siècle. Il influence la formation intellectuelle d’Einstein et sera un des maîtres à penser du positivisme logique et du Wiener Kreis. C’est assez bizarrement qu’il se retrouve au centre d’une querelle chez les marxistes russes : l’empiriocriticisme de Mach était devenu la philosophie des opposants « gauchistes » à Lénine au sein du parti bolchevik dans les années qui suivent la première révolution russe, celle de 1905. C’est contre eux que Lénine va écrire Matérialisme et empiriocriticisme, un ouvrage pas toujours très bon mais qui défend avec fermeté un point de vue réaliste en science justement contre Mach qui soutient que l’objet propre de la science, ce sont finalement nos sensations.
Mach considère que les interrogations sans fin sur la nature ultime de la matière sont dépourvues de sens. La matière affirme-t-il, n’est pas une « substance », mais un concept, un « symbole de pensée » qui est substitué (d’ordinairement inconsciemment) à un ensemble de relations que nous entretenons avec les objets et qu’ils entretiennent entre eux (impénétrabilité, intangibilité, etc.)
Pour Mach, donc, la tâche de la science n’est pas l’explication d’une hypothétique réalité en soi, mais « l’économie de la pensée », c'est-à-dire la représentation économique des faits en adaptant les pensées aux faits et les pensées entre elles.
« La science ne peut avoir pour mission que : 1. Rechercher les lois des rapports entre les représentations (psychologie). 2. Découvrir les lois des rapports entre les sensations (physique). 3. Expliquer les lois des liaisons entre les sensations et les représentations (psychophysique). »[40]
La physique a pour objet les liaisons entre les sensations, non entre les choses ou les corps dont nos sensations sont l’image. Mach reprend la même idée, en 1893, dans sa Méca­nique : « Les sensations ne sont pas des symboles des choses ». La « chose » est au contraire un symbole mental pour un complexe de sensations d'une stabilité relative. Ce ne sont pas les choses (les corps), mais bien les couleurs, les sons, les pressions, les espaces, les durées (ce que nous appelons d'ha­bitude des sensations) qui sont les véritables éléments du monde. »
Lénine n’a pas tort de voir là le retour en force du solipsisme (le monde n’existe pas, n’existent que mes sensations) et de l’idéalisme de Berkeley. Le monde n’est rien d’autre que la représentation de mes sensations ! Voici encore une affirmation radicale de Mach :
« ... Il est vrai alors que le monde n'est fait que de nos sensations. Mais nous ne connaissons en ce cas que nos sensations, et l'hypothèse de l'existence des éléments constants, ainsi que leur interaction qui n'engendre que des sensations, devient tout à fait oiseuse et superflue. Ce point de vue ne peut convenir qu'à un réalisme flottant ou à un criticisme flottant »
On se demande même de quel droit Mach parle de « nos » sensations, sauf s’il s’agit d’un « nous » de majesté. Car les sensations des autres me sont évidemment inconnues. Ce ne sont que des représentations des sensations que j’ai des sensations des autres. Le solipsisme est inévitable si le monde n’est que « nos » sensations.
Lénine commente ainsi :
Nous lisons au paragraphe 6 du chapitre XI de l'Analyse des sensations : « Si je pouvais ou si quelqu'un pouvait, à l'aide de divers procédés physiques et chimiques, observer mon cerveau au moment où j'éprouve une sensation, il serait possible de déterminer à quels processus s'effectuant dans l'organisme sont liées telles ou telles sensations ... » (p. 197).
Très bien ! Ainsi nos sensations sont liées à des processus déterminés s'effectuant dans notre organisme en général et dans notre cerveau en particulier ? Oui, Mach forme très nettement cette « hypothèse », ‑ il serait plutôt difficile de ne pas la former au point de vue des sciences de la nature. Mais, permettez, c'est cette même « hypothèse » de ces mêmes « éléments constants et de leur interaction » que notre philosophe a proclamée oiseuse et superflue ! Les choses, nous dit‑on, sont des complexes de sensations; aller au‑delà, nous assure Mach, ‑ considérer les sensations comme des produits de l'action des choses sur nos organes des sens, c'est de la métaphysique, une hypothèse oiseuse, superflue, etc., à la Berkeley. Or le cerveau est une chose. Il n'est donc, lui aussi, qu'un complexe de sensations. Il s'ensuit qu'à l'aide d'un complexe de sensations, moi (car le moi n’est lui aussi qu'un complexe de sensations), je perçois des complexes de sensations. Charmante philosophie ! On commence par décréter que les sensations sont les « vrais éléments du monde, et on construit sur cette base un berkeleyisme « original »; puis on introduit sournoisement des vues opposées, d'après lesquelles les sensations sont liées à des processus déterminés s'effectuant dans l'organisme. Mais ces « processus » » ne sont-ils pas liés à l'échange de matières entre l'« organisme » et le monde extérieur ? Cet échange de matières pourrait-il avoir lieu si les sensations de l'organisme en question ne lui donnaient pas une idée objectivement exacte de ce monde extérieur ?
Mach ne se pose pas de questions aussi embarrassantes : il réunit mécaniquement des fragments de la doctrine de Berkeley et des conceptions tirées des sciences de la nature, qui s'inspirent spontanément de la théorie matérialiste de la connaissance... « On se pose parfois cette question, écrit-il au même endroit : la « matière » (inorganique) n'a-t-elle pas, elle aussi, la faculté de sentir ... » Ainsi, la question de la sensibilité de la matière organique ne se pose même pas ? Les sensations ne sont donc pas primordiales, elles ne représentent qu'une des propriétés de la matière ? Mach saute ici par‑dessus toutes les absurdités du berkeleyisme ! ... « Cette question, dit-il, est tout à fait naturelle si l'on part des notions physiques habituelles, généralement répandues, d'après lesquelles la matière est la donnée réelle, immédiate et certaine, servant de base à tout, tant à l'organique qu'à l'inorganique ... » Retenons bien cet aveu vraiment précieux de Mach que, d'après les notions physiques habituelles et généralement répandues, la matière est considérée comme la réalité immédiate, dont une variété seule (la matière organique) est douée de la faculté nettement exprimée de sentir... « Car s'il en est ainsi, poursuit Mach, la sensation doit apparaître à l'improviste à partir d’un certain degré de complication de la matière ou doit exister, pour ainsi dire, dans les fondements mêmes de l'édifice. Cette question, selon nous, est erronée quant au fond. Pour nous, la matière n'est pas la donnée première. Cette donnée première est plutôt représentée par les éléments (qu'on appelle sensations dans un certain sens bien déterminé) ... »
Les sensations sont donc les données premières, bien qu'elles ne soient « liées » qu'à des processus déterminés dans la matière organique ! Et, en énonçant cette énormité, Mach semble reprocher au matérialisme (à la « notion physique habituelle, généralement répandue »), de ne pas trancher la question de l'« origine » des sensations. Bel exemple des « réfutations » du matérialisme par les fidéistes et leurs caudataires. Quel autre point de vue philosophique « tranche » un problème pour la solution duquel on n'a pas encore réuni suffisamment de données ? Mach lui-même ne dit-il pas, dans le même paragraphe : « tant que ce problème (savoir « jusqu'où les sensations sont répandues dans le monde organique) ne sera résolu dans aucun cas spécial, il sera impossible de répondre à cette question ?
Le livre de Lénine a des faiblesses qui tiennent au genre plus qu’au fond philosophique. Mêlant une polémique philosophique à une polémique politique sur la tactique révolutionnaire à suivre en Russie et recourant plus qu’à son tour à l’argument d’autorité (« Marx a dit ! »), un argument qui pouvait avoir du poids pour les militants du parti bolchevik mais n’en a guère pour nous, Lénine voit cependant clairement le fond de la discussion avec Mach.
Ce qui intéresse les « gauchistes » chez Mach, c’est la polémique contre le matérialisme : si le « matérialisme historique » est non et non avenu, il est possible de se défaire de l’orthodoxie marxiste qui interdit tout progrès vers le socialisme qui ferait l’impasse sur la révolution démocratique – ce qui s’en déduit, la participation à la douma d’Empire, par exemple. Mach est donc instrumentalisé d’abord par ses sectateurs dans une bataille où la gnoséologie n’a pas beaucoup de place. Cependant, et c’est un de ses mérites essentiels, Lénine répond sur le fond, c’est-à-dire sur la gnoséologie. Il définit le matérialisme précisément de cette manière :
La matière est une catégorie philosophique servant à désigner la réalité objective donnée à l’homme dans ses sensations qui la copient, ma photographient, la reflètent, et qui existe indépendamment des sensations.[41]
Et un peu plus loin, encore ceci :
Il faut, pour être matérialiste, admettre la vérité objective qui nous est révélée par les organes des sens.[42]
Cette définition du matérialisme bouleverse les classifications traditionnelles, celles qu’établit la métaphysique des grands philosophes. À l’aune de la définition de Lénine, Aristote est un pur matérialiste lui qui affirme que si nos sens ne sont pas viciés ils nous donnent les choses elles-mêmes. La philosophie de Kant est, selon ces mêmes critères, une tentative de réconciliation du matérialisme et de l’idéalisme :
Le caractère essentiel de la philosophie de Kant, c’est qu’elle concilie le matérialisme et l’idéalisme, institue un compromis entre l’un et l’autre, associe en un système unique deux courants différents et opposés de la philosophie. Lorsqu’il admet qu’une chose en soi, extérieure à nous, correspond à nos représentations, Kant parle en matérialiste. Lorsqu’il la déclare inconnaissable, transcendante, située dans l’au-delà, il se pose en idéaliste.[43]
Tout cela est à l’évidence schématique. Les besoins de la polémique expliquent ces simplifications. Il demeure que Lénine fait coïncider le matérialisme comme ontologie avec le réalisme comme gnoséologie. Ce qui lui permet de réhabiliter le matérialisme, notamment contre tous ceux qui l’accusent d’être une métaphysique ou une mystique. Alors que la critique du dernier Engels contre le « matérialisme mécanique » ou « vulgaire » est féroce, Lénine limite les reproches à faire à ce matérialisme, du XVIIIe siècle principalement, à trois remarques reprises de l’Anti-Dühring.
1) le « mécanisme » auquel il faudrait opposer la dialectique. Mais sur ce dernier aspect, Lénine n’est pas très disert.
2) Ce matérialisme ancien est non dialectique (cf. supra !)
3) L’idéalisme « subsiste en haut », c’est-à-dire que les matérialistes anciens restent idéalistes quand il s’agit des affaires humaines.
Le troisième point est cependant beaucoup plus problématique que ne le pensaient Engels et Lénine. Être matérialiste en ce qui concerne la science sociale, on ne sait pas bien ce que cela veut dire. Lorsque Marx entreprend l’analyse du mode de production capitaliste à partir de l’étude de la marchandise, cette « cellule de la société bourgeoise », il part d’un objet dont il dit lui-même qu’il est « métaphysique » !
En tout cas, ces restrictions faites, Lénine affirme :
Pour toutes les autres questions, plus élémentaires, du matérialisme (déformées par les disciples de Mach), il n’y a, il ne peut y avoir aucune différenceentre Marx et Engels, d’une part, et tous les vieux matérialistes d’autre part.[44]

La prétendue disparition de la matière

On sait qu’il y a une affinité profonde entre la philosophie de Mach et certaines formulations de la physique « nouvelle », c’est-à-dire de la physique quantique naissante au tournant du XIXe et du XXe siècle. Il y a un double mouvement qui s’opère que Lénine analyse avec un certaine connaissance de ce qui est en jeu à ce moment (1908) où la révolution quantique en est à ses balbutiements. D’une part, la vision traditionnelle de la matière « fixe et immuable », celle que Lénine attribue au vieux « matérialisme métaphysique », s’effondre au moment où l’on découvre que la matière et l’énergie ne sont pas deux entités distinctes et que la découverte de la structure de l’atome permet de ramener la matière à l’électricité. Un certain nombre de scientifiques et de philosophes interprètent ces découvertes comme une « disparition de la matière ». C’est confondre le processus de connaissance (un processus qui concerne le rapport entre le psychisme et le monde physique) et la structure du monde physique lui-même. Lénine souligne que cette confusion est précisément l’idéalisme. Que les anciennes manières de concevoir le monde soient mises en défaut, et que disparaisse la limite jusqu’à laquelle nous connaissions cette structure physique, cela ne veut évidemment pas dire que « la matière disparaît » !
Ce qui est en cause, Lénine le réaffirme avec force :
Le concept de matière ne signifie, comme nous l’avons dit, en gnoséologie que ceci : la réalité objective existe indépendamment de la conscience humaine qui la réfléchit.[45]
En mettant à jour les références scientifiques, on pourrait reprendre presque mot pour mot le texte de Lénine pour l’appliquer à certaines polémiques bien plus contemporaines. Le thème de la disparition de la matière est repris chez Heisenberg, ou plus récemment chez Bernard d’Espagnat.[46] La difficulté n’a pas changé non plus : comment passer du travail scientifique à son interprétation philosophique. À propos de l’introduction philosophique de Hertz à sa Mécanique, Lénine remarque qu’elle révèle
La façon de voir habituelle d’un savant intimidé par le tollé des professeurs contre la « métaphysique » matérialiste, mais qui ne parvient pas du tout sa certitude instinctive de la réalité du monde extérieur.[47]
La difficulté qui est la nôtre aujourd’hui est redoublée du fait que plusieurs grands savants, et un des plus grands d’entre eux, Werner Heisenberg, ont fait la philosophie de leur travail en développant un idéalisme que rien pourtant ne vient justifier dans leurs propres découvertes. Certains auteurs, comme Mario Bunge, ont d’ailleurs montré avec une grande clarté que la physique quantique n’avait nul besoin d’une métaphysique idéaliste – bien au contraire.
Concluons. Ce que Lénine appelle « matérialisme dialectique » dans Matérialisme et Empiriocriticisme, cela n’a pas pratiquement rien à voir avec la « dialectique de la nature hégélienne et engelsienne. Le matérialisme de Lénine est en réalité un réalisme gnoséologique : affirmation 1° de la réalité du monde extérieur et 2° du fait que c’est cette réalité qui est donnée dans la connaissance. Ce matérialisme est dialectique simplement au sens il ne fait pas de la matière une entité absolue et éternelle mais une catégorie de la pensée qui ne sera jamais figée à un résultat obtenu une fois pour toutes. En quoi cela nous concerne-t-il aujourd’hui ? C’est une affirmation forte du fait que le réel ne se réduit pas à la connaissance que nous en avons, que la réalité matérielle du monde extérieur à notre conscience est antérieure logiquement et ontologiquement à toute connaissance que des êtres conscients peuvent en avoir et que par conséquent cette espèce de confusion entre la physique et la psychologie cognitive qui caractérise l’interprétation de Copenhague (Bohr, Heisenberg) de la mécanique quantique n’est pas une proposition de la physique mais un abus de pouvoir de la philosophie idéaliste à l’encontre de la physique. On le voit : la lecture de Lénine nous place directement dans les polémiques contemporaines en philosophie des sciences. Pour ceux qui ne seraient pas convaincus, Karl Popper, qu’on ne peut guère soupçonner de faiblesses pour le marxisme[48] en général et encore moins pour le léninisme, écrivait ainsi en 1970 : « Le livre de Lénine sur l'empiriocriticisme est, selon moi, véritablement excellent. »[49] Accessoirement, elle démontre involontairement, qu’il n’y a nulle part quelque chose comme le « matérialisme dialectique », puisque celui de Lénine, dans cet ouvrage[50], n’a pratiquement aucun lien et même souvent est opposé à celui qu’on a pu trouver dans la Dialectique de la nature de Engels.
Cela ne va pas sans poser de nombreuses questions plus épineuses les unes que les autres. Tout d’abord, Popper, s’il défend le réalisme, est un adversaire du matérialisme. Donc on ramenant le matérialisme à un réalisme gnoséologique, Lénine n’est peut-être pas si sûr de sauver le matérialisme qu’il croit sauver. Le matérialisme de Matérialisme et empiriocriticisme n’est pas le matérialisme ontologique fort qu’on lui a reproché ou attribué de manière laudative. Ensuite Lénine ne s’en tient pas à cette position : dans les manuscrits des Cahiers sur la dialectique de Hegel, il fait un retour en force au hégélianisme et à l’interprétation « matérialiste » du type de celle de Engels dans la Dialectique de la nature. Enfin, il serait intéressant d’interroger la manière dont ces questions font retour aujourd’hui. Prigogine dans La nouvelle alliance et plus encore dans Entre le temps et l’éternité fait une référence directe à la Dialectique de la nature de Engels. Arnaud Spire s’en est emparé pour tenter et de sortir des limites d’un marxisme dogmatique et du poids dominant de la « conception mécaniste de la causalité » des physiciens – Spire polémique ici contre Bricmont et Sokal.[51] Lucien Sève travaille dans la même direction. Voilà tout un champ qu’il faudrait explorer. Mais demain est un autre jour.
Denis COLLIN – 18 juin 2005




[1] Sur toutes ces questions, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage, La théorie de la connaissance chez Marx, L’Harmattan, Paris, 1996.
[2] Voir Marx et Épicure (http://denis-collin.viabloga.com)
[3] Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, traduction revue par Gilbert Badia, Éditions Sociales, 1966
[4] Si on voulait chercher des bribes de « matérialisme chez Hegel, c’est plutôt du côté de la philosophie du droit et du « système des besoins » qu’il faudrait chercher.
[5]Encyclopédie ... §246
[6]Encyclopédie ... §251
[7]Encyclopédie ... §245
[8]Encyclopédie ... §360
[9]Encyclopédie ... §360
[10]Encyclopédie ... §270
[11]Les orbites des planètes (Traduction François de Gandt – VRIN 1979 page 151) - Cet ouvrage sera désigné par la suite par OP.
[12]Encyclopédie ... §316 Dans la réduction des matières au mercure, à l'huile et au sel, Hegel voit le « tour de force par lequel la pensée, dans de telles existences sensibles et particulières, n'a reconnu et fermement maintenu que sa propre détermination et la signification universelle. »
[13]François Châtelet : Hegel, Le Seuil – 1968, p. 65
[14]Engels : Anti-Dühring, Éditions Sociales, 1977 p. 50
[15]ibid.
[16]ibid.
[17]Op. cit., p. 51
[18]ibid.
[19]Encyclopédie ... §27
[20]Engels, Anti-Dûhring, p. 51
[21]Engels : Dialectique de la nature (Éditions Sociales 1968 page 57)
[22]Ibid. page 69
[23]Ibid.
[24]Engels, Anti-Dühring, p. 52
[25]Encyclopédie ... §115
[26]Engels, Dialectique de la nature, p. 69
[27]Bernard Bourgeois, op. cit., p. 127
[28]Dialectique de la nature, p. 224
[29]Encyclopédie ... §163
[30]Encyclopédie ... §214
[31]cf. Encyclopédie ... §244
[32]Dialectique de la nature, op. cit. p. 245
[33]Lénine : Cahiers Philosophiques, Éditions Sociales, 1973.
[34]Dialectique de la nature, p. 248
[35]Ibid.
[36]Ibid.
[37]op.cit. p. 211
[38]op.cit. p. 207
[39]Phénoménologie de l’esprit, LXIV - (op.cit. page 61)
[40] E. Mach : Die Geschichte und die Wurzel des Satzes von der Erhaltung der Arbeit. Vortrag gehalten in der K. Bohm. Gesellschaft der Wissenschaften am 15. Nov. 1871, Prag, 1872, pp. 57‑58.
[41] Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, éditions du Progrès, 1970, p.169
[42] Op. cit. p.173
[43] Op. cit. p.270
[44] Op. cit. p.334
[45] Op. cit. p.364-65
[46] Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre ouvrage La matière et l’esprit, Armand Colin, 2004
[47] Lénine, op. cit., p.399
[48] Encore que Popper ne traite pas Marx et le marxisme de la même façon…
[49] Voir Lucio Colletti : Lénine et Popper. Pour ajouter à la confusion philosophico-politique, précisons que Colletti, ancien marxiste, écrit cette article de réhabilitation de Lénine comme philosophe alors qu’il vient d’être élu député … de Forza Italia ! Non seulement les rapports épistémologie/ontologie sont compliqués mais les rapports philosophie/politique le sont encore plus.
[50] Dans cet ouvrage, parce que dans ses notes sur la grande logique de Hegel, Lénine ne tient plus la même position.
[51] Arnaud Spire : La pensée Prigogine , Desclée de Brouwer, 1999. Pour un exposé des positions de Spire, voire sa communication au Congrès Marx IV : http://netx.u-paris10.fr/actuelmarx/m4spire.htm


mercredi 18 octobre 2006

En lisant Pierre Legendre

Considérations sur la matière et l'esprit

Par ces temps troublés où le "choc des civilisations" et l'ambition impériale de "refaire l'ordre du monde" ("Remaking the World Order" est le sous-titre du livre de Huntington, sous-titre scotomisé dans l'édition française ...) organisent le chaos, il est utile de lire ou relire Pierre Legendre. Dans Ce que l'Occident ne voit pas de l'Occident, revient sur ces "montages dogmatiques" par lesquels seuls l'existence humaine, l'existence de l'animal parlant est possible.

Au détour d'un passage sur le langage et son rôle dans l'institution de la division psycho-somatique, on peut lire ceci:

(...) le corps est objet du savoir scientifique (tel que les sciences modernes l’ont développé) et qu’en même temps, en tant qu’objet de la vie de la représentation, il appartient à la logique de la représentation. Le pas de côté pour sortir du malentendu religieux ou positiviste consiste à prendre acte de la dualité du savoir scientifique: savoir sur la positivité du mesurable et savoir sur les montages dogmatiques. Le savoir sur le métabolisme et les processus biochimiques du cerveau n’apporte aucun éclairage sur la pensée, sur l’esthétique ou l’éthique qui relèvent de l’univers dogmatique de la vie des sociétés. (p.83)

Rien de plus juste. La conception prétendument matérialiste(*) qui réduit l'esprit au corps et la vie humaine à la survie darwinienne élimine tout simplement le réel, c'est-à-dire l'existence de l'homme comme "zoon politikon".

(*) Je dis "prétendument matérialiste". Je me suis expliqué sur les impasses du matérialisme réductionniste ou éliminativiste en philosophie de l'esprit dans La matière et l'esprit (Armand Colin, 2004)

mercredi 2 août 2006

Marsilio da Padova et l'humanisme civique

Notes sur le "Defensor Pacis"

Marsilio da Padova: Defensor Pacis.
Texte latin et traduction italienne - Biblioteca Universale Rizzoli - 2001

Comprendre les fondements de la pensée politique moderne, pour reprendre le titre du livre essentiel de Quentin Skinner, cela demande qu'on commence par le commencement et le commencement se situe en Italie au Trecento, au moment de l'essor des "communes libres", ces cités Etats républicaines qui de Florence à Sienne en passant par Lucca et Pise ont été les laboratoires d'où est sorti l'âge des révolutions en Europe. Si la place de Machiavel est assez connue - le secrétaire florentin est cité par Hobbes, Spinoza, Rousseau, etc. - ses prédécesseurs sont moins connus. La philosophie politique de Dante (voir De Monarchia) et celle de Marsile de Padoue (Defensor Pacis) restent encore très largement des affaires de spécialistes.

Ce qui n’est qu’esquissé chez Dante (voir De la Monarchie), va être développé de manière magistrale par Marsilio da Padova dans sa grande œuvre, le Defensor pacis. Le xive siècle est un siècle d’idées nouvelles, ainsi que le rappelle la responsable d’une récente édition du Defensor Pacis. C’est le siècle où émerge une idée appelée à un grand avenir, celle de la séparation de la philosophie et de la théologie et en même temps la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel. Thomas d’Aquin, s’il avait donné une certaine place à la pensée rationnelle maintenait la philosophie dans son rôle de « servante de la théologie » et continuait de soumettre le pouvoir civil à l’autorité de l’évêque de Rome.
Déjà dans la deuxième moitié du xiie siècle, à la faculté de Paris des théologiens comme Albert le Grand faisaient la distinction entre deux ordres de vérité, la vérité physique, concernant le monde naturel et humain et la vérité qui dépendent de la foi. Marsile, qui sera recteur de la faculté des arts de Paris sans doute vers 1313, travaille dans une ambiance bien particulière, dans cette faculté des arts, moins prestigieuse que les facultés de médecine et de théologie mais où des hommes souvent encore jeunes s’essaient aux idées les plus audacieuses. C’est là qu’il terminera, en 1324, son Defensor Pacis. Trois ans plus tard, l’excommunication s’abat sur lui et sur son ami Jean de Jandun, un spécialiste d’Averroès. Marsile et Jandun, comme Guillaume d’Occam évadé d’une prison avignonnaise, se réfugient à la cour de l’empereur Ludovic le Bavarois, à Munich. Lorsqu’il meurt, en 1343, le pape Clément VI dira qu’il n’a « jamais connu d’hérétique pire que lui. »
Le but de la communauté politique
Marsile évolue d’abord dans un cadre intellectuel proche de celui de Dante. De même que Dante avait mis au centre de la réflexion la société universelle du genre humain, Marsile part de la paix comme le premier des biens et l’objectif majeur que doivent se fixer les gouvernements. Cette paix est à la fois la paix universelle, conformément aux commandements chrétiens, et la paix à l’intérieur de la cité où le mal par excellence est la discorde et la guerre civile.
L’exemple italien des conflits incessants entre guelfes et gibelins démontre que « de la discorde qui est le contraire de la paix dérivent des fruits très dommageables pour les communautés politiques ».

Tombés dans l’erreur à cause d’elle [la discorde], les Italiens sont misérablement privés d’une vie digne de l’être humain, puisque, à l’inverse de la paix désirée, ils sont soumis aux peines les plus dures ; en outre, à la place de la liberté, ils subissent le très dur joug de la tyrannie, rendus d’autant plus malheureux dans leur patrie, relativement aux autres peuples qui vivent dans une communauté politique[1], que leur nom patronymique, qui est habituellement ce qui offre gloire et protection à ceux qui l’invoquent leur est renvoyé comme ignominie par les autres nations.[2]
 
On le voit, la paix n’est pas seulement le commandement que prescrivent les Écritures sur lesquelles Marsile s’appuie dans le premier paragraphe. Elle est aussi la condition de la liberté. La discorde, inversement, prépare la tyrannie.
D’où vient la guerre ? La réponse est complexe : les hommes tombent dans des conflits réciproques parce qu’il y a des causes multiples et liées entre elles, mais la cause première de la discorde est une mauvaise disposition du gouvernement civil. Cependant, il reste à expliquer ce que serait un gouvernement bien constitué. Sur ce plan, Marsile suit Aristote et sa conception organiciste de la communauté politique. Comme dans le corps la santé est la bonne organisation, la bonne disposition pour chacune des parties, dans la communauté politique la paix – qui est la bonne santé de la communauté politique – consiste dans une bonne disposition pour chacune des parties.
Ce qu’est la communauté politique
Il faut ensuite définir la communauté politique. Et sur ce point Marsile suit encore Aristote. Du moins, en première approche, car il va ensuite progressivement distordre cet aristotélisme initial pour s’engager la voie d’une théorie politique nouvelle. Prenons un exemple. Pour Aristote, le gouvernement monarchique a pour modèle le gouvernement du père de famille sur sa maisonnée, laquelle correspond en effet à une forme encore embryonnaire de sociabilité humaine, bien éloignée de cette forme parfaite qu’est la polis. Cependant Aristote n’exclut pas du tout que le gouvernement d’un seul homme puisse être un gouvernement juste. C’est précisément dans ces passages-là d’Aristote que Thomas d’Aquin puisera des arguments en faveur de son monarchisme, monarchisme tempéré, il est vrai, par des formes de gouvernement mixte. Or Marsile insiste au contraire, dès le début, sur le fait que le gouvernement d’un seul homme convient quand tout le monde vit sous le même toit, ou encore quand on peut s’accorder dans un village pour conférer l’autorité à un chef de village. L’argument que donne Marsile est intéressant : toutes ces communautés sont imparfaites parce qu’elles ne sont pas assez complexes, parce que la division de la société en parties complémentaires n’y est qu’esquissée :
Toutefois ces premières communauté n’ont pas eu une assez grande distinction et disposition des parties, ni n’ont possédé les arts nécessaires et de règles de vie comme l’on peut en trouver dans les communautés parfaites. Parfois, en effet, le même homme était gouvernant et en même temps paysan ou pasteur, comme Abraham et ses nombreux successeurs, chose qui ne convient pas aux communautés parfaites ni n’y serait pas permis. (DP,I,iii,§4)

Dans une communauté politique accomplie, ce sont des règles rationnelles qui gouvernent les hommes, c’est-à-dire des lois. Le système patriarcal, décalqué sur le modèle familial n’est pas encore celui de la véritable communauté politique. Un constat qui est loin d’être anodin puisqu’il prépare le terrain à une théorie purement républicaine du gouvernement fondé sur le peuple. La communauté politique achevée, la « cité », est instituée et elle est le produit de la raison et de l’expérience des hommes et c’est ainsi qu’elle rend possible une vie digne d’un être humain.
La vie digne d’un être humain
Il s’agit donc de vivre et de vivre une vie bonne. Or la vie bonne pour les hommes s’envisage sous deux modes : la vie terrestre et la vie éternelle. En ce qui concerne ce dernier, les philosophes sont dans l’incapacité d’exposer les moyens pour l’atteindre. Mais pour le premier, des « philosophes fameux » ont presque complètement exposé et démontré tout ce qui est nécessaire pour l’obtenir. Autrement dit, Marsile propose purement et simplement la séparation de la sphère religieuse et de la sphère politique. Avec Dante, on avait vu la réhabilitation de la sphère politique dévalorisée par la tradition augustinienne. Avec Marsile, non seulement la sphère politique est pensée comme la sphère de la vie vraiment digne d’un être humain, mais encore elle devient pensable indépendamment des enseignements de la religion ; en effet ces philosophes qui ont déjà dit tout ce qu’il y a d’important à savoir en matière de « science civile », ce sont Aristote et Cicéron, philosophes païens ! Un pas décisif vers la conception laïque du gouvernement est en train de se faire dès les premières pages du Defensor Pacis.
La communauté politique comme organisme
Voyons maintenant ce qu’enseignent les philosophes concernant la vie terrestre. C’est encore Aristote qui a dit ce qu’il fallait dire. À ceci près qu’il ne suffit pas d’affirmer que les hommes poussés à vivre dans une cité par une impulsion naturelle (cf. Aristote, Politiques, I,2,1253a) : il faut encore comprendre, premièrement, qu’ils sont mus par des passions contraires et à cause de cela presque toujours quelque chose est altéré de sa substance et, deuxièmement, que leur vie ne peut être conservée qu’au moyen d’arts qui présupposent déjà, pour être mis en œuvre, l’existence d’une communauté humaine, d’individus associés. Toutes ces précisions sont très importantes : si on se contente en effet de souligner la tendance naturelle à la sociabilité, on ne voit pas bien pourquoi les hommes ont besoin de lois et d’un gouvernement pour pouvoir vivre ensemble. Mais Aristote faisait déjà remarquer les hommes sont « plus politiques » que les autres animaux grégaires. Ensuite, les hommes ne sont pas aptes à vivre naturellement : ils ont besoin de recourir aux arts, c’est-à-dire aux métiers, arts qui supposent une association, c’est-à-dire encore la division du travail. Là encore, tout cela est esquissé chez Aristote, mais Marsile l’affirme avec beaucoup plus de netteté. Le rôle des « arts » n’est d’ailleurs pas souligné par hasard : la commune libre italienne est souvent organisée à partir des « arts », c’est-à-dire des métiers qui peuvent eux-mêmes se diviser en « arts majeurs » et « arts mineurs » comme à Florence. Et ce sont souvent les représentants des « arts » autant que ceux des quartiers qui forment les divers conseils législatifs et exécutifs.
À cela, il faut ajouter la nécessité d’institutions communes pour la défense, les voies de communications, les ponts, les édifices publics et la nécessité de moyens financiers propres à la communauté politique. Il faut procurer toutes les choses nécessaires au « bien commun » et prévoir les besoins futurs.
L’institution religieuse
Il reste à débattre de la nécessité de la partie sacerdotale sur laquelle tous les hommes ne sont pas exprimés de manière concordante, comme ils l’ont fait sur la nécessité des autres parties de la communauté politique. Et à cause de cette attitude, le fait est qu’on ne peut pas démontrer sa véritable et principale utilité et elle n’est pas posée comme une vérité évidente. (DP, I,v,§9)
Marsile admet évidemment que le culte rendu à Dieu est nécessaire pour le bien de la cité, tant pour la vie présente que pour la vie future. Mais que l’existence d’une religion organisée comme partie constituante de la communauté politique puisse apparaître d’abord comme problématique, cela suffit pour indiquer l’audace de la pensée de Marsile et explique la haine que lui vouera la papauté. En second lieu, la religion est jugée par rapport à sa fonction civile. C’est la différence entre les lois religieuses préconisées par les Anciens (Hésiode, Pythagore) et celles qui lui semblent nécessaires : la religion a pour fonction de garantir la bonté des actions humaines privées ou civiles, condition de la paix de la communauté. Si l’on ne craignait les anachronismes, on pourrait voir là une anticipation de cette religion civile défendue par Spinoza et qui se résume à concorde, justice et charité. Le passage qui suit, d’ailleurs, fait irrésistiblement penser au Traité théologico-politique. Parlant des lois religieuses et des religions de ces philosophes antiques pourtant païens, Marsile écrit :
En effet, quoique quelques philosophes, inventeurs de ces lois et religions, n’aient pas pensé ou n’aient pas cru à la résurrection et à la vie éternelle, toutefois ils feignirent et persuadèrent qu’elle existait et qu’en elle se trouvaient joie et douleur suivant le type d’actions des hommes dans cette vie ; ainsi ils poussaient les hommes au respect et à la crainte de Dieu, au désir d’éviter les vices et de cultiver les vertus. En effet, il existe quelques actes que le législateur ne peut régler avec une loi humaine, comme ceux qui ne se peuvent juger avoir lieu ou non et qui cependant ne peuvent rester cachés de Dieu ; ces mêmes philosophes ont feint que Dieu fût l’auteur de ces lois et celui qui en commandait le respect sous la menace ou la promesse d’une peine ou d’une récompense éternelle à qui ferait le bien ou le mal. En effet, en se référant aux hommes qui, dans cette vie, ont été vertueux de diverses manières, ils ont dit qu’ils étaient placés dans le firmament céleste et c’est peut-être de cela que sont dérivés les noms de certaines étoiles ou constellations. Au contraire, ils ont affirmé que les âmes des personnes qui se conduisent mal se réincarnaient dans des corps de brutes, par exemple dans des corps de porcs pour ceux qui ont été effreinés en ce qui concerne la nourriture, dans des corps de chèvres pour ceux qui l’ont été en ce qui concerne les sens et les plaisirs érotiques, et ainsi de suite selon les proportions entre les vices humains et en relation avec leurs caractéristiques répréhensibles. (DP,I,v, §11)

On peut lire ce passage au second degré : Marsile parle de la religion antique, mais on peut penser à la religion en général et à la religion chrétienne qui était souvent très proche des superstitions païennes.
Divisions de la communauté politique
Marsile introduit une distinction importante à l’intérieur des parties de la communauté politique. La justice, la défense et l’organisation sacerdotale se distinguent des autres parties de la communauté comme l’artisanat ou l’agriculture. Elles sont des parties de la communauté au sens strict, celles qui méritent le terme de « classes honorables ». Ici encore, Marsile s’appuie apparemment sur Aristote[3], mais alors que la distinction entre les fonctions conduit ce dernier à affirmer que le mieux est que les paysans soient des esclaves et que, en tout état de cause, les artisans ne peuvent pas être citoyens, on ne trouve rien de tel dans le Defensor Pacis. Alors que chez Aristote, la différenciation fonctionnelle à l’intérieur de la cité renvoie à une différence de nature entre les genres d’humains qui accomplissent ces diverses fonctions, comme Marsile réfléchit à partir non du modèle de la démocratie directe mais de celui des communes libres italiennes, il peut esquisser la distinction moderne entre État et société civile et l’organisation républicaine des pouvoirs qui en découle. C’est pourquoi on peut noter la prise de distance de Marsile à l’égard d’Aristote dans le dernier paragraphe du I,v. Les distinctions d’Aristote qui écartent paysans et artisans de certaines fonctions politiques sont présentées comme une conséquence des cultes païens, ces cultes qui « n’ont pas bien compris Dieu ». Si Marsile admet que le gouvernement, la justice, l’armée sont plutôt réservés à des individus qui sont aptes par nature à ces fonctions, alors que d’autres seront plus aptes à l’agriculture ou à l’artisanat, il reste que tout gouvernement juste, quelle qu’en soit la forme, monarchique, aristocratique ou républicaine, doit gouverner pour le bien commun avec le consentement des sujets. Cette question est si importante pour Marsile qu’il en fait le critère permettant de séparer les gouvernements « droits » des gouvernements « déviants », la gouvernements justes des gouvernements injustes :
Pour rendre plus clairs les principes exprimés par Aristote et aussi pour résumer toutes les manières d’instituer les autres types de gouvernement, nous dirons que tout gouvernement d’exerce avec le consentement de sujets ou non. Le premier est le genre des gouvernements droits, le second le genre des gouvernements déviants. (DP,I,ix, §5)

La monarchie
La division aristotélicienne, gouvernement pour le bien commun ou pour le bien des gouvernants, qui sépare les gouvernements justes des gouvernements injustes est remplacée par une autre division, gouvernement avec ou sans le consentement des sujets. Cette deuxième division présentée par Marsile comme équivalente à la première mais elle ne l’est pas. Le roi a pour modèle le père de famille qui gouverne pour le bien de ses enfants, mais Aristote ne se pose jamais la question du consentement des enfants à l’autorité du père de famille ! Et il ne se pose pas plus celle du consentement des sujets pourvu que le roi gouverne bien. Mais en faisant de cette question du consentement un critère essentiel, Marsile déplace l’axe de la réflexion et sous couvert d’une reformulation de la doctrine, il procède en réalité à sa subversion. Comme Aristote, il admet qu’un gouvernement monarchique peut, sous certaines conditions être un gouvernement juste.
Mais les monarchies royales, qu’elles soient ou non élues, ont des caractéristiques en commun puisqu’elles gouvernent dans les deux cas des sujets consentants. Mais elles diffèrent en ce que, dans la majeure partie des cas, les non élues gouvernent des sujets moins consentants et les soumettent à des lois moins adaptées politiquement au bien commun, comme nous avons auparavant défini les lois des peuples barbares. (DP,I, ix,§6)

La monarchie non élue est barbare ! On peut accepter donc d’être gouverné par un seul homme à condition de le choisir. Et du reste, si on suit bien les raisonnements de Marsile, un monarque non élu est moins juste qu’un monarque élu et un monarque élu à vie est moins juste qu’un monarque élu pour une durée limitée. Mais dans ce dernier cas, on n’est plus dans un régime vraiment monarchique mais dans une sorte de gouvernement « politique », un « politeia » (une politia, écrit Marsile).
La constitution
Qu’est-ce que la politia ? On peut lui donner deux traductions : république et constitution. En fait, ces deux traductions se recoupent : une république est une forme d’organisation de la communauté politique dans laquelle les gouvernements ne gouvernent pas en suivant leur arbitre mais en appliquant des lois. À vrai dire, ce n’est pas le gouvernement d’un homme ou d’un groupe d’hommes mais le gouvernement des lois. La politia doit donc définir des institutions guidées par ce qui est « juste et avantageux pour la communauté politique » et de telle sorte que « les sentences civiles soient préservées de l’ignorance et d’une attitude mauvaise des juges » (DP,I, xi, §3).
Le peuple souverain législateur
Mais ce gouvernement de la loi doit être déterminé concrètement. Reprenant encore Aristote, Marsile écrit :
Donc, puisque la loi est un œil formé de nombreux yeux, c’est-à-dire un examen approfondi de nombreux hommes qui entendent, pour éviter de se tromper dans les jugements civils et pour juger droitement, il est plus sûr que ces jugements émanent selon la loi plutôt que selon l’arbitre d’un juge.

Le souverain est la loi, mais la loi est la plus juste quand elle est élaborée par un plus grand nombre de personnes. Ce n’est pas la démocratie, au sens strict, puisque le demos ne gouverne pas, c’est la république, un système combiné pour que personne en particulier n’ait le pouvoir souverain sauf la loi. Avec une grande clarté, Marsile change le terrain sur lequel se pose la question traditionnelle du meilleur gouvernement.
Il faut distinguer deux processus : celui de l’élaboration et de la décision de la loi et celui de l’application, en termes modernes on distinguerait le législatif et l’exécutif. À qui doit revenir le pouvoir de faire la loi ? Comment doivent être désignés ceux qui sont chargés des plus hautes magistratures ?
Selon la vérité et l’opinion d’Aristote exprimée dans la Politique, livre III, chapitre 6, nous affirmerons que le législateur ou la cause efficiente et première de la loi est le peuple, c’est-à-dire le corps (universitas) des citoyens ou la partie prévalente (valentior pars)[4] de ceux-ci, par le moyen de l’élection c’est-à-dire de la volonté exprimée dans l’assemblée générale des citoyens, prescrivant ou spécifiant ce qui doit être fait ou non concernant les actions civiles des hommes, soumis à la menace d’une peine ou d’une punition temporelle : je dis la partie prévalente, considérée comme quantité de personnes et selon leur qualité dans cette communauté politique pour laquelle a été promulguée une loi, soit que l’ait réalisé le corps entier des citoyens ou sa partie prévalente directement, soit que la tâche de la réaliser ait été donnée à une ou plusieurs personnes qui ne sont ni ne peuvent être le législateur au sens strict mais le sont en un sens relatif ou pour une certaine période de temps et par autorité du législateur premier. (DP,I, xii, §3)

Traduisons : le souverain législateur est le peuple, soit directement, soit par l’intermédiaire de ses représentants. C’est écrit en 1327 et il faudra attendre encore 450 ans pour que cela entre dans le marbre de la loi. Mais on n’en est plus aux ambiguïtés d’Aristote. Chez ce dernier, on oscille toujours entre le prescriptif et le descriptif, diverses solutions sont envisagées, mais on est toujours dans le domaine des choses seulement probables. Avec Marsile, au contraire, on n’est plus dans l’enquête sur les formes de gouvernement mais dans la construction d’un système normatif auquel il veut apporter la force de la démonstration syllogistique. Et Marsile de réfuter un à un tous les arguments qui s’opposent à cette souveraineté législative du peuple. De la démonstration détaillée que nous ne pouvons reprendre ici  retenons trois thèmes. En premier lieu, comme le tout est toujours supérieur à la partie, le jugement du peuple tout entier est plus certain que le jugement d’une quelconque partie du peuple (cf. DP,I, xiii, §3). En second lieu, une loi décidée par le peuple tout entier sera beaucoup mieux obéie qu’une loi décidée par une partie seulement. Or une bonne loi est une loi à laquelle les citoyens obéissent ! Troisième argument, le but de la loi est le bien commun et personne ne veut se faire du tort à soi-même ; une loi faite par l’assemblée des citoyens aura donc les meilleures chances de favoriser le bien commun et la concorde.
Marsile admet que tous les citoyens ne peuvent pas participer à la réflexion qui aboutit à la proposition de la loi. Cela demande une instruction et du temps que tous ceux qui sont employés à la production de la vie matérielle ne peuvent avoir. Il faut donc distinguer entre le législateur proprement dit (le peuple) et ceux qui ont la charge d’élaborer les lois. Mais le peuple a la prérogative d’approuver la loi. On retrouve sans mal des distinctions déjà présentes chez Cicéron et dans la tradition romaine de la république : le sénat propose, le peuple approuve et les consuls exécutent.
Les idées développées ici portent loin. On lit pratiquement les mêmes formulations chez Spinoza et chez Rousseau. S’agit-il d’une redécouverte indépendante parce qu’on commence dès la fin de la Renaissance à retourner aux mêmes sources (Cicéron, les Stoïciens) ou y a-t-il un fil qui permet à cette théorie politique audacieuse de survivre souterrainement au moment où l’absolutisme politique va l’emporter. Voilà qui pourrait être un sujet d’étude intéressant.
 Mais il y a dans cette affirmation de la souveraineté législatrice du peuple un autre aspect. L’insistance mise sur le « corps entier des citoyens » ou sa « partie prévalente » est implicitement opposée aux autres sources possibles de la loi, principalement l’Église. On y reviendra.
Le gouvernement
Il faut maintenant déterminer les causes du gouvernement. Comment choisir le gouvernant (princeps) ? Quelles sont les vertus qu’on doit rechercher ? Remarquons encore une fois que la question du gouvernant au sens strict ne vient qu’en second puisque la bonne constitution est celle dans laquelle gouvernent les lois – c’est-à-dire la raison – et non certains hommes.
La première cause est le législateur et la cause secondaire presque instrumentale ou exécutive est qui gouverne par le moyen de l’autorité concédée par le législateur et selon la forme que le législateur lui a transmise, c’est-à-dire la loi selon laquelle il doit toujours diriger et régler, autant cela lui est possible, les actions civiles (DP, I, xv, §4).
Les vertus du gouvernant sont reprises largement d’Aristote : équité, capacité de bien juger, force et prudence. La prudence doit être comprise dans le sens aristotélicien de la phronesis, c’est-à-dire de la sagesse pratique. La vertu du gouvernant est donc encore très classique. Machiavel, de ce point de vue, opérera une véritable révolution conceptuelle. Mais le républicanisme machiavélien, notamment tel qu’il s’exprime dans les Discorsi, se situe dans le prolongement du républicanisme de Marsile.
Quant à la manière de choisir le gouvernement, la question a déjà été esquissée : c’est l’élection qui constitue le meilleur moyen de choisir le princeps adéquat aux principes de la politia. Selon son habitude, Marsile commence par énoncer toutes les bonnes raisons (souvent tirées d’Aristote) pour préférer la monarchie héréditaire. Puis il montre les raisons de préférer le principe électif : l’élection permet d’obtenir les mêmes avantages que le principe héréditaire mais non l’inverse. Marsile démonte un à un tous les arguments de l’aristotélisme chrétien, essentiellement thomiste, en faveur de la monarchie héréditaire (cf. DP,I, xvi).

Si le gouvernant élu est préférable au monarque héréditaire, il reste encore à mettre en question ce qui constitue un véritable dogme des aristotéliciens chrétiens, « démontré » par Thomas d’Aquin, le dogme de l’unité du pouvoir par l’unité de la personne qui l’exerce. On a vu (cf. supra) que le principe de la monarchie découle pour Thomas d’Aquin de la théologie (il y a un seul Dieu, il ne peut y avoir qu’un seul monarque). Là encore, la mise en cause par Marsile de la monarchie est indirectement une remise en cause de l’ordre théologico-politique.
Marsile affirme l’unité du gouvernement non pas quant au nombre de personnes qui le composent mais quant à la fonction : il peut, en effet, exister un gouvernement suprême dans lequel plusieurs personnes gouvernent comme si elles ne formaient qu’une seule personne : c’est le cas dans l’aristocratie ou dans la politéia telles qu’Aristote les définit. L’argumentation de Marsile est parfois sinueuse, parce qu’il semble éviter d’attaquer de front le principe monarchique, mais il démontre qu’unité du gouvernant et unicité de la personne qui gouverne ne sont pas la même chose. En tout cas de l’unité de la communauté politique on ne peut déduire qu’elle doit être gouvernée par une seule personne. Certes, la communauté politique est un organisme, elle est comme un animal, mais les parties de cet organisme existent aussi par elles-mêmes. Il donne un exemple curieux pour montrer les usages illégitimes qui sont faits de cette notion d’unité. Reprenant un thème de Cicéron et Dante, il affirme que le monde tout entier (la communauté humaine) forme une unité, et pourtant il n’est pas nécessaire qu’il y ait un gouvernant unique, mais au contraire des communautés particulières suivant les langues, les coutumes, l’histoire. Marsile prend ainsi position contre la monarchie universelle de Dante. Alors que pour ce dernier l’objet de réflexion premier est l’imperium, Marsile ne traite que des communautés politiques qu’il connaît bien, les communes italiennes comme celle de Padoue.
La conclusion est très claire :
À aucune personne singulière, quelle que soit sa valeur ou sa condition, ni à une corporation quelle qu’elle soit n’appartient une suprématie ou une juridiction coercitive dans cette vie sur quelque personne que ce soit, à moins qu’elle n’ait été concédée directement par le législateur humain ou divin. (DP, I, xvii, §13)

De cela découle tout une série de considérations qui touchent aux rapports entre l’autorité de l’Église et l’autorité civile. Marsile soutient que si le Christ a bien transféré l’autorité à Pierre et à ses successeurs en ce qui concerne la propagation de la foi et l’organisation des chrétiens, l’autorité temporelle. Comme Dante l’avait déjà fait, Marsile conteste la soi-disant donation de Constantin qui aurait donné au pape Sylvestre l’imperium sur la partie occidentale de l’empire romain après le transfert du siège à Constantinople. Les évêques romains (les papes), dit Marsile, ont usurpé la juridiction (DP,I, xix,§11) qu’ils prétendent exercer sur les autorités civiles et cette usurpation est cause de guerres et de désordres. Or le but de toute communauté politique est la défense de la paix. Donc la défense de la paix exige la stricte séparation entre le pouvoir spirituel de l’Église et le pouvoir civil qui n’a de comptes à rendre qu’au législateur premier, c’est-à-dire le peuple.


[1] Nous reprenons à notre compte la proposition des traducteurs italiens qui rendent « civitas » par « comunità politica », « communauté politique », plus précis que le sens moderne de « cité ».
[2] Defensor Pacis, Livre I, Chap. I, §2. Nous traduisons d’après l’édition BUR. Les référence au Défensor Pacis indiquée par la suite sous la forme « DP, livre/chapitre/paragraphe ».
[3] Voir Politiques, VII, chap. 9 et 10., traduction Pellegrin
[4] On pourrait peut-être traduire tout simplement par « majorité ». Les plus nombreux sont les plus forts (valens) !


Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...

On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’...