mercredi 2 août 2006

Marsilio da Padova et l'humanisme civique

Notes sur le "Defensor Pacis"

Marsilio da Padova: Defensor Pacis.
Texte latin et traduction italienne - Biblioteca Universale Rizzoli - 2001

Comprendre les fondements de la pensée politique moderne, pour reprendre le titre du livre essentiel de Quentin Skinner, cela demande qu'on commence par le commencement et le commencement se situe en Italie au Trecento, au moment de l'essor des "communes libres", ces cités Etats républicaines qui de Florence à Sienne en passant par Lucca et Pise ont été les laboratoires d'où est sorti l'âge des révolutions en Europe. Si la place de Machiavel est assez connue - le secrétaire florentin est cité par Hobbes, Spinoza, Rousseau, etc. - ses prédécesseurs sont moins connus. La philosophie politique de Dante (voir De Monarchia) et celle de Marsile de Padoue (Defensor Pacis) restent encore très largement des affaires de spécialistes.

Ce qui n’est qu’esquissé chez Dante (voir De la Monarchie), va être développé de manière magistrale par Marsilio da Padova dans sa grande œuvre, le Defensor pacis. Le xive siècle est un siècle d’idées nouvelles, ainsi que le rappelle la responsable d’une récente édition du Defensor Pacis. C’est le siècle où émerge une idée appelée à un grand avenir, celle de la séparation de la philosophie et de la théologie et en même temps la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel. Thomas d’Aquin, s’il avait donné une certaine place à la pensée rationnelle maintenait la philosophie dans son rôle de « servante de la théologie » et continuait de soumettre le pouvoir civil à l’autorité de l’évêque de Rome.
Déjà dans la deuxième moitié du xiie siècle, à la faculté de Paris des théologiens comme Albert le Grand faisaient la distinction entre deux ordres de vérité, la vérité physique, concernant le monde naturel et humain et la vérité qui dépendent de la foi. Marsile, qui sera recteur de la faculté des arts de Paris sans doute vers 1313, travaille dans une ambiance bien particulière, dans cette faculté des arts, moins prestigieuse que les facultés de médecine et de théologie mais où des hommes souvent encore jeunes s’essaient aux idées les plus audacieuses. C’est là qu’il terminera, en 1324, son Defensor Pacis. Trois ans plus tard, l’excommunication s’abat sur lui et sur son ami Jean de Jandun, un spécialiste d’Averroès. Marsile et Jandun, comme Guillaume d’Occam évadé d’une prison avignonnaise, se réfugient à la cour de l’empereur Ludovic le Bavarois, à Munich. Lorsqu’il meurt, en 1343, le pape Clément VI dira qu’il n’a « jamais connu d’hérétique pire que lui. »
Le but de la communauté politique
Marsile évolue d’abord dans un cadre intellectuel proche de celui de Dante. De même que Dante avait mis au centre de la réflexion la société universelle du genre humain, Marsile part de la paix comme le premier des biens et l’objectif majeur que doivent se fixer les gouvernements. Cette paix est à la fois la paix universelle, conformément aux commandements chrétiens, et la paix à l’intérieur de la cité où le mal par excellence est la discorde et la guerre civile.
L’exemple italien des conflits incessants entre guelfes et gibelins démontre que « de la discorde qui est le contraire de la paix dérivent des fruits très dommageables pour les communautés politiques ».

Tombés dans l’erreur à cause d’elle [la discorde], les Italiens sont misérablement privés d’une vie digne de l’être humain, puisque, à l’inverse de la paix désirée, ils sont soumis aux peines les plus dures ; en outre, à la place de la liberté, ils subissent le très dur joug de la tyrannie, rendus d’autant plus malheureux dans leur patrie, relativement aux autres peuples qui vivent dans une communauté politique[1], que leur nom patronymique, qui est habituellement ce qui offre gloire et protection à ceux qui l’invoquent leur est renvoyé comme ignominie par les autres nations.[2]
 
On le voit, la paix n’est pas seulement le commandement que prescrivent les Écritures sur lesquelles Marsile s’appuie dans le premier paragraphe. Elle est aussi la condition de la liberté. La discorde, inversement, prépare la tyrannie.
D’où vient la guerre ? La réponse est complexe : les hommes tombent dans des conflits réciproques parce qu’il y a des causes multiples et liées entre elles, mais la cause première de la discorde est une mauvaise disposition du gouvernement civil. Cependant, il reste à expliquer ce que serait un gouvernement bien constitué. Sur ce plan, Marsile suit Aristote et sa conception organiciste de la communauté politique. Comme dans le corps la santé est la bonne organisation, la bonne disposition pour chacune des parties, dans la communauté politique la paix – qui est la bonne santé de la communauté politique – consiste dans une bonne disposition pour chacune des parties.
Ce qu’est la communauté politique
Il faut ensuite définir la communauté politique. Et sur ce point Marsile suit encore Aristote. Du moins, en première approche, car il va ensuite progressivement distordre cet aristotélisme initial pour s’engager la voie d’une théorie politique nouvelle. Prenons un exemple. Pour Aristote, le gouvernement monarchique a pour modèle le gouvernement du père de famille sur sa maisonnée, laquelle correspond en effet à une forme encore embryonnaire de sociabilité humaine, bien éloignée de cette forme parfaite qu’est la polis. Cependant Aristote n’exclut pas du tout que le gouvernement d’un seul homme puisse être un gouvernement juste. C’est précisément dans ces passages-là d’Aristote que Thomas d’Aquin puisera des arguments en faveur de son monarchisme, monarchisme tempéré, il est vrai, par des formes de gouvernement mixte. Or Marsile insiste au contraire, dès le début, sur le fait que le gouvernement d’un seul homme convient quand tout le monde vit sous le même toit, ou encore quand on peut s’accorder dans un village pour conférer l’autorité à un chef de village. L’argument que donne Marsile est intéressant : toutes ces communautés sont imparfaites parce qu’elles ne sont pas assez complexes, parce que la division de la société en parties complémentaires n’y est qu’esquissée :
Toutefois ces premières communauté n’ont pas eu une assez grande distinction et disposition des parties, ni n’ont possédé les arts nécessaires et de règles de vie comme l’on peut en trouver dans les communautés parfaites. Parfois, en effet, le même homme était gouvernant et en même temps paysan ou pasteur, comme Abraham et ses nombreux successeurs, chose qui ne convient pas aux communautés parfaites ni n’y serait pas permis. (DP,I,iii,§4)

Dans une communauté politique accomplie, ce sont des règles rationnelles qui gouvernent les hommes, c’est-à-dire des lois. Le système patriarcal, décalqué sur le modèle familial n’est pas encore celui de la véritable communauté politique. Un constat qui est loin d’être anodin puisqu’il prépare le terrain à une théorie purement républicaine du gouvernement fondé sur le peuple. La communauté politique achevée, la « cité », est instituée et elle est le produit de la raison et de l’expérience des hommes et c’est ainsi qu’elle rend possible une vie digne d’un être humain.
La vie digne d’un être humain
Il s’agit donc de vivre et de vivre une vie bonne. Or la vie bonne pour les hommes s’envisage sous deux modes : la vie terrestre et la vie éternelle. En ce qui concerne ce dernier, les philosophes sont dans l’incapacité d’exposer les moyens pour l’atteindre. Mais pour le premier, des « philosophes fameux » ont presque complètement exposé et démontré tout ce qui est nécessaire pour l’obtenir. Autrement dit, Marsile propose purement et simplement la séparation de la sphère religieuse et de la sphère politique. Avec Dante, on avait vu la réhabilitation de la sphère politique dévalorisée par la tradition augustinienne. Avec Marsile, non seulement la sphère politique est pensée comme la sphère de la vie vraiment digne d’un être humain, mais encore elle devient pensable indépendamment des enseignements de la religion ; en effet ces philosophes qui ont déjà dit tout ce qu’il y a d’important à savoir en matière de « science civile », ce sont Aristote et Cicéron, philosophes païens ! Un pas décisif vers la conception laïque du gouvernement est en train de se faire dès les premières pages du Defensor Pacis.
La communauté politique comme organisme
Voyons maintenant ce qu’enseignent les philosophes concernant la vie terrestre. C’est encore Aristote qui a dit ce qu’il fallait dire. À ceci près qu’il ne suffit pas d’affirmer que les hommes poussés à vivre dans une cité par une impulsion naturelle (cf. Aristote, Politiques, I,2,1253a) : il faut encore comprendre, premièrement, qu’ils sont mus par des passions contraires et à cause de cela presque toujours quelque chose est altéré de sa substance et, deuxièmement, que leur vie ne peut être conservée qu’au moyen d’arts qui présupposent déjà, pour être mis en œuvre, l’existence d’une communauté humaine, d’individus associés. Toutes ces précisions sont très importantes : si on se contente en effet de souligner la tendance naturelle à la sociabilité, on ne voit pas bien pourquoi les hommes ont besoin de lois et d’un gouvernement pour pouvoir vivre ensemble. Mais Aristote faisait déjà remarquer les hommes sont « plus politiques » que les autres animaux grégaires. Ensuite, les hommes ne sont pas aptes à vivre naturellement : ils ont besoin de recourir aux arts, c’est-à-dire aux métiers, arts qui supposent une association, c’est-à-dire encore la division du travail. Là encore, tout cela est esquissé chez Aristote, mais Marsile l’affirme avec beaucoup plus de netteté. Le rôle des « arts » n’est d’ailleurs pas souligné par hasard : la commune libre italienne est souvent organisée à partir des « arts », c’est-à-dire des métiers qui peuvent eux-mêmes se diviser en « arts majeurs » et « arts mineurs » comme à Florence. Et ce sont souvent les représentants des « arts » autant que ceux des quartiers qui forment les divers conseils législatifs et exécutifs.
À cela, il faut ajouter la nécessité d’institutions communes pour la défense, les voies de communications, les ponts, les édifices publics et la nécessité de moyens financiers propres à la communauté politique. Il faut procurer toutes les choses nécessaires au « bien commun » et prévoir les besoins futurs.
L’institution religieuse
Il reste à débattre de la nécessité de la partie sacerdotale sur laquelle tous les hommes ne sont pas exprimés de manière concordante, comme ils l’ont fait sur la nécessité des autres parties de la communauté politique. Et à cause de cette attitude, le fait est qu’on ne peut pas démontrer sa véritable et principale utilité et elle n’est pas posée comme une vérité évidente. (DP, I,v,§9)
Marsile admet évidemment que le culte rendu à Dieu est nécessaire pour le bien de la cité, tant pour la vie présente que pour la vie future. Mais que l’existence d’une religion organisée comme partie constituante de la communauté politique puisse apparaître d’abord comme problématique, cela suffit pour indiquer l’audace de la pensée de Marsile et explique la haine que lui vouera la papauté. En second lieu, la religion est jugée par rapport à sa fonction civile. C’est la différence entre les lois religieuses préconisées par les Anciens (Hésiode, Pythagore) et celles qui lui semblent nécessaires : la religion a pour fonction de garantir la bonté des actions humaines privées ou civiles, condition de la paix de la communauté. Si l’on ne craignait les anachronismes, on pourrait voir là une anticipation de cette religion civile défendue par Spinoza et qui se résume à concorde, justice et charité. Le passage qui suit, d’ailleurs, fait irrésistiblement penser au Traité théologico-politique. Parlant des lois religieuses et des religions de ces philosophes antiques pourtant païens, Marsile écrit :
En effet, quoique quelques philosophes, inventeurs de ces lois et religions, n’aient pas pensé ou n’aient pas cru à la résurrection et à la vie éternelle, toutefois ils feignirent et persuadèrent qu’elle existait et qu’en elle se trouvaient joie et douleur suivant le type d’actions des hommes dans cette vie ; ainsi ils poussaient les hommes au respect et à la crainte de Dieu, au désir d’éviter les vices et de cultiver les vertus. En effet, il existe quelques actes que le législateur ne peut régler avec une loi humaine, comme ceux qui ne se peuvent juger avoir lieu ou non et qui cependant ne peuvent rester cachés de Dieu ; ces mêmes philosophes ont feint que Dieu fût l’auteur de ces lois et celui qui en commandait le respect sous la menace ou la promesse d’une peine ou d’une récompense éternelle à qui ferait le bien ou le mal. En effet, en se référant aux hommes qui, dans cette vie, ont été vertueux de diverses manières, ils ont dit qu’ils étaient placés dans le firmament céleste et c’est peut-être de cela que sont dérivés les noms de certaines étoiles ou constellations. Au contraire, ils ont affirmé que les âmes des personnes qui se conduisent mal se réincarnaient dans des corps de brutes, par exemple dans des corps de porcs pour ceux qui ont été effreinés en ce qui concerne la nourriture, dans des corps de chèvres pour ceux qui l’ont été en ce qui concerne les sens et les plaisirs érotiques, et ainsi de suite selon les proportions entre les vices humains et en relation avec leurs caractéristiques répréhensibles. (DP,I,v, §11)

On peut lire ce passage au second degré : Marsile parle de la religion antique, mais on peut penser à la religion en général et à la religion chrétienne qui était souvent très proche des superstitions païennes.
Divisions de la communauté politique
Marsile introduit une distinction importante à l’intérieur des parties de la communauté politique. La justice, la défense et l’organisation sacerdotale se distinguent des autres parties de la communauté comme l’artisanat ou l’agriculture. Elles sont des parties de la communauté au sens strict, celles qui méritent le terme de « classes honorables ». Ici encore, Marsile s’appuie apparemment sur Aristote[3], mais alors que la distinction entre les fonctions conduit ce dernier à affirmer que le mieux est que les paysans soient des esclaves et que, en tout état de cause, les artisans ne peuvent pas être citoyens, on ne trouve rien de tel dans le Defensor Pacis. Alors que chez Aristote, la différenciation fonctionnelle à l’intérieur de la cité renvoie à une différence de nature entre les genres d’humains qui accomplissent ces diverses fonctions, comme Marsile réfléchit à partir non du modèle de la démocratie directe mais de celui des communes libres italiennes, il peut esquisser la distinction moderne entre État et société civile et l’organisation républicaine des pouvoirs qui en découle. C’est pourquoi on peut noter la prise de distance de Marsile à l’égard d’Aristote dans le dernier paragraphe du I,v. Les distinctions d’Aristote qui écartent paysans et artisans de certaines fonctions politiques sont présentées comme une conséquence des cultes païens, ces cultes qui « n’ont pas bien compris Dieu ». Si Marsile admet que le gouvernement, la justice, l’armée sont plutôt réservés à des individus qui sont aptes par nature à ces fonctions, alors que d’autres seront plus aptes à l’agriculture ou à l’artisanat, il reste que tout gouvernement juste, quelle qu’en soit la forme, monarchique, aristocratique ou républicaine, doit gouverner pour le bien commun avec le consentement des sujets. Cette question est si importante pour Marsile qu’il en fait le critère permettant de séparer les gouvernements « droits » des gouvernements « déviants », la gouvernements justes des gouvernements injustes :
Pour rendre plus clairs les principes exprimés par Aristote et aussi pour résumer toutes les manières d’instituer les autres types de gouvernement, nous dirons que tout gouvernement d’exerce avec le consentement de sujets ou non. Le premier est le genre des gouvernements droits, le second le genre des gouvernements déviants. (DP,I,ix, §5)

La monarchie
La division aristotélicienne, gouvernement pour le bien commun ou pour le bien des gouvernants, qui sépare les gouvernements justes des gouvernements injustes est remplacée par une autre division, gouvernement avec ou sans le consentement des sujets. Cette deuxième division présentée par Marsile comme équivalente à la première mais elle ne l’est pas. Le roi a pour modèle le père de famille qui gouverne pour le bien de ses enfants, mais Aristote ne se pose jamais la question du consentement des enfants à l’autorité du père de famille ! Et il ne se pose pas plus celle du consentement des sujets pourvu que le roi gouverne bien. Mais en faisant de cette question du consentement un critère essentiel, Marsile déplace l’axe de la réflexion et sous couvert d’une reformulation de la doctrine, il procède en réalité à sa subversion. Comme Aristote, il admet qu’un gouvernement monarchique peut, sous certaines conditions être un gouvernement juste.
Mais les monarchies royales, qu’elles soient ou non élues, ont des caractéristiques en commun puisqu’elles gouvernent dans les deux cas des sujets consentants. Mais elles diffèrent en ce que, dans la majeure partie des cas, les non élues gouvernent des sujets moins consentants et les soumettent à des lois moins adaptées politiquement au bien commun, comme nous avons auparavant défini les lois des peuples barbares. (DP,I, ix,§6)

La monarchie non élue est barbare ! On peut accepter donc d’être gouverné par un seul homme à condition de le choisir. Et du reste, si on suit bien les raisonnements de Marsile, un monarque non élu est moins juste qu’un monarque élu et un monarque élu à vie est moins juste qu’un monarque élu pour une durée limitée. Mais dans ce dernier cas, on n’est plus dans un régime vraiment monarchique mais dans une sorte de gouvernement « politique », un « politeia » (une politia, écrit Marsile).
La constitution
Qu’est-ce que la politia ? On peut lui donner deux traductions : république et constitution. En fait, ces deux traductions se recoupent : une république est une forme d’organisation de la communauté politique dans laquelle les gouvernements ne gouvernent pas en suivant leur arbitre mais en appliquant des lois. À vrai dire, ce n’est pas le gouvernement d’un homme ou d’un groupe d’hommes mais le gouvernement des lois. La politia doit donc définir des institutions guidées par ce qui est « juste et avantageux pour la communauté politique » et de telle sorte que « les sentences civiles soient préservées de l’ignorance et d’une attitude mauvaise des juges » (DP,I, xi, §3).
Le peuple souverain législateur
Mais ce gouvernement de la loi doit être déterminé concrètement. Reprenant encore Aristote, Marsile écrit :
Donc, puisque la loi est un œil formé de nombreux yeux, c’est-à-dire un examen approfondi de nombreux hommes qui entendent, pour éviter de se tromper dans les jugements civils et pour juger droitement, il est plus sûr que ces jugements émanent selon la loi plutôt que selon l’arbitre d’un juge.

Le souverain est la loi, mais la loi est la plus juste quand elle est élaborée par un plus grand nombre de personnes. Ce n’est pas la démocratie, au sens strict, puisque le demos ne gouverne pas, c’est la république, un système combiné pour que personne en particulier n’ait le pouvoir souverain sauf la loi. Avec une grande clarté, Marsile change le terrain sur lequel se pose la question traditionnelle du meilleur gouvernement.
Il faut distinguer deux processus : celui de l’élaboration et de la décision de la loi et celui de l’application, en termes modernes on distinguerait le législatif et l’exécutif. À qui doit revenir le pouvoir de faire la loi ? Comment doivent être désignés ceux qui sont chargés des plus hautes magistratures ?
Selon la vérité et l’opinion d’Aristote exprimée dans la Politique, livre III, chapitre 6, nous affirmerons que le législateur ou la cause efficiente et première de la loi est le peuple, c’est-à-dire le corps (universitas) des citoyens ou la partie prévalente (valentior pars)[4] de ceux-ci, par le moyen de l’élection c’est-à-dire de la volonté exprimée dans l’assemblée générale des citoyens, prescrivant ou spécifiant ce qui doit être fait ou non concernant les actions civiles des hommes, soumis à la menace d’une peine ou d’une punition temporelle : je dis la partie prévalente, considérée comme quantité de personnes et selon leur qualité dans cette communauté politique pour laquelle a été promulguée une loi, soit que l’ait réalisé le corps entier des citoyens ou sa partie prévalente directement, soit que la tâche de la réaliser ait été donnée à une ou plusieurs personnes qui ne sont ni ne peuvent être le législateur au sens strict mais le sont en un sens relatif ou pour une certaine période de temps et par autorité du législateur premier. (DP,I, xii, §3)

Traduisons : le souverain législateur est le peuple, soit directement, soit par l’intermédiaire de ses représentants. C’est écrit en 1327 et il faudra attendre encore 450 ans pour que cela entre dans le marbre de la loi. Mais on n’en est plus aux ambiguïtés d’Aristote. Chez ce dernier, on oscille toujours entre le prescriptif et le descriptif, diverses solutions sont envisagées, mais on est toujours dans le domaine des choses seulement probables. Avec Marsile, au contraire, on n’est plus dans l’enquête sur les formes de gouvernement mais dans la construction d’un système normatif auquel il veut apporter la force de la démonstration syllogistique. Et Marsile de réfuter un à un tous les arguments qui s’opposent à cette souveraineté législative du peuple. De la démonstration détaillée que nous ne pouvons reprendre ici  retenons trois thèmes. En premier lieu, comme le tout est toujours supérieur à la partie, le jugement du peuple tout entier est plus certain que le jugement d’une quelconque partie du peuple (cf. DP,I, xiii, §3). En second lieu, une loi décidée par le peuple tout entier sera beaucoup mieux obéie qu’une loi décidée par une partie seulement. Or une bonne loi est une loi à laquelle les citoyens obéissent ! Troisième argument, le but de la loi est le bien commun et personne ne veut se faire du tort à soi-même ; une loi faite par l’assemblée des citoyens aura donc les meilleures chances de favoriser le bien commun et la concorde.
Marsile admet que tous les citoyens ne peuvent pas participer à la réflexion qui aboutit à la proposition de la loi. Cela demande une instruction et du temps que tous ceux qui sont employés à la production de la vie matérielle ne peuvent avoir. Il faut donc distinguer entre le législateur proprement dit (le peuple) et ceux qui ont la charge d’élaborer les lois. Mais le peuple a la prérogative d’approuver la loi. On retrouve sans mal des distinctions déjà présentes chez Cicéron et dans la tradition romaine de la république : le sénat propose, le peuple approuve et les consuls exécutent.
Les idées développées ici portent loin. On lit pratiquement les mêmes formulations chez Spinoza et chez Rousseau. S’agit-il d’une redécouverte indépendante parce qu’on commence dès la fin de la Renaissance à retourner aux mêmes sources (Cicéron, les Stoïciens) ou y a-t-il un fil qui permet à cette théorie politique audacieuse de survivre souterrainement au moment où l’absolutisme politique va l’emporter. Voilà qui pourrait être un sujet d’étude intéressant.
 Mais il y a dans cette affirmation de la souveraineté législatrice du peuple un autre aspect. L’insistance mise sur le « corps entier des citoyens » ou sa « partie prévalente » est implicitement opposée aux autres sources possibles de la loi, principalement l’Église. On y reviendra.
Le gouvernement
Il faut maintenant déterminer les causes du gouvernement. Comment choisir le gouvernant (princeps) ? Quelles sont les vertus qu’on doit rechercher ? Remarquons encore une fois que la question du gouvernant au sens strict ne vient qu’en second puisque la bonne constitution est celle dans laquelle gouvernent les lois – c’est-à-dire la raison – et non certains hommes.
La première cause est le législateur et la cause secondaire presque instrumentale ou exécutive est qui gouverne par le moyen de l’autorité concédée par le législateur et selon la forme que le législateur lui a transmise, c’est-à-dire la loi selon laquelle il doit toujours diriger et régler, autant cela lui est possible, les actions civiles (DP, I, xv, §4).
Les vertus du gouvernant sont reprises largement d’Aristote : équité, capacité de bien juger, force et prudence. La prudence doit être comprise dans le sens aristotélicien de la phronesis, c’est-à-dire de la sagesse pratique. La vertu du gouvernant est donc encore très classique. Machiavel, de ce point de vue, opérera une véritable révolution conceptuelle. Mais le républicanisme machiavélien, notamment tel qu’il s’exprime dans les Discorsi, se situe dans le prolongement du républicanisme de Marsile.
Quant à la manière de choisir le gouvernement, la question a déjà été esquissée : c’est l’élection qui constitue le meilleur moyen de choisir le princeps adéquat aux principes de la politia. Selon son habitude, Marsile commence par énoncer toutes les bonnes raisons (souvent tirées d’Aristote) pour préférer la monarchie héréditaire. Puis il montre les raisons de préférer le principe électif : l’élection permet d’obtenir les mêmes avantages que le principe héréditaire mais non l’inverse. Marsile démonte un à un tous les arguments de l’aristotélisme chrétien, essentiellement thomiste, en faveur de la monarchie héréditaire (cf. DP,I, xvi).

Si le gouvernant élu est préférable au monarque héréditaire, il reste encore à mettre en question ce qui constitue un véritable dogme des aristotéliciens chrétiens, « démontré » par Thomas d’Aquin, le dogme de l’unité du pouvoir par l’unité de la personne qui l’exerce. On a vu (cf. supra) que le principe de la monarchie découle pour Thomas d’Aquin de la théologie (il y a un seul Dieu, il ne peut y avoir qu’un seul monarque). Là encore, la mise en cause par Marsile de la monarchie est indirectement une remise en cause de l’ordre théologico-politique.
Marsile affirme l’unité du gouvernement non pas quant au nombre de personnes qui le composent mais quant à la fonction : il peut, en effet, exister un gouvernement suprême dans lequel plusieurs personnes gouvernent comme si elles ne formaient qu’une seule personne : c’est le cas dans l’aristocratie ou dans la politéia telles qu’Aristote les définit. L’argumentation de Marsile est parfois sinueuse, parce qu’il semble éviter d’attaquer de front le principe monarchique, mais il démontre qu’unité du gouvernant et unicité de la personne qui gouverne ne sont pas la même chose. En tout cas de l’unité de la communauté politique on ne peut déduire qu’elle doit être gouvernée par une seule personne. Certes, la communauté politique est un organisme, elle est comme un animal, mais les parties de cet organisme existent aussi par elles-mêmes. Il donne un exemple curieux pour montrer les usages illégitimes qui sont faits de cette notion d’unité. Reprenant un thème de Cicéron et Dante, il affirme que le monde tout entier (la communauté humaine) forme une unité, et pourtant il n’est pas nécessaire qu’il y ait un gouvernant unique, mais au contraire des communautés particulières suivant les langues, les coutumes, l’histoire. Marsile prend ainsi position contre la monarchie universelle de Dante. Alors que pour ce dernier l’objet de réflexion premier est l’imperium, Marsile ne traite que des communautés politiques qu’il connaît bien, les communes italiennes comme celle de Padoue.
La conclusion est très claire :
À aucune personne singulière, quelle que soit sa valeur ou sa condition, ni à une corporation quelle qu’elle soit n’appartient une suprématie ou une juridiction coercitive dans cette vie sur quelque personne que ce soit, à moins qu’elle n’ait été concédée directement par le législateur humain ou divin. (DP, I, xvii, §13)

De cela découle tout une série de considérations qui touchent aux rapports entre l’autorité de l’Église et l’autorité civile. Marsile soutient que si le Christ a bien transféré l’autorité à Pierre et à ses successeurs en ce qui concerne la propagation de la foi et l’organisation des chrétiens, l’autorité temporelle. Comme Dante l’avait déjà fait, Marsile conteste la soi-disant donation de Constantin qui aurait donné au pape Sylvestre l’imperium sur la partie occidentale de l’empire romain après le transfert du siège à Constantinople. Les évêques romains (les papes), dit Marsile, ont usurpé la juridiction (DP,I, xix,§11) qu’ils prétendent exercer sur les autorités civiles et cette usurpation est cause de guerres et de désordres. Or le but de toute communauté politique est la défense de la paix. Donc la défense de la paix exige la stricte séparation entre le pouvoir spirituel de l’Église et le pouvoir civil qui n’a de comptes à rendre qu’au législateur premier, c’est-à-dire le peuple.


[1] Nous reprenons à notre compte la proposition des traducteurs italiens qui rendent « civitas » par « comunità politica », « communauté politique », plus précis que le sens moderne de « cité ».
[2] Defensor Pacis, Livre I, Chap. I, §2. Nous traduisons d’après l’édition BUR. Les référence au Défensor Pacis indiquée par la suite sous la forme « DP, livre/chapitre/paragraphe ».
[3] Voir Politiques, VII, chap. 9 et 10., traduction Pellegrin
[4] On pourrait peut-être traduire tout simplement par « majorité ». Les plus nombreux sont les plus forts (valens) !


mardi 4 juillet 2006

Exploitation capitaliste

A PROPOS DE "TEMPS MODERNES, HORAIRES ANTIQUES"

Pietro BASSO : Temps modernes, horaires antiques. Editions page deux. Lausanne 2005. 26€ - ISBN 2-940189-19-6 Sous-titré La durée du travail au tournant d’un millénaire, cet ouvrage de Pietro Basso, professeur de sociologie à Venise, pourrait fournir un utile complément au Capital de Marx. Les mieux disposés à l’encontre de ce maître éminent sont prêts à reconnaître la pertinence de ses analyses "à l’âge de la machine à vapeur", mais, c’est bien connu, nous n’en sommes plus là et Marx serait définitivement dépassé ! Pietro Basso montre avec force qu’il n’en est rien et que rien n’est plus actuel que le livre I du Capital et notamment en son chapitre central (le chapitre X) consacré à la journée de travail.


Retour aux sources

L’analyse marxienne de l’exploitation capitaliste trouve son centre névralgique dans l’analyse de la journée de travail et des luttes qui déroulent autour de sa limitation.
Le capitaliste - et son porte-plume l’économiste vulgaire [1] - considèrent qu’en employant un travailleur, il s’agit simplement de l’achat d’un "facteur" comme un autre. La force de travail est une marchandise comme les autres, du point de vue du capitaliste et il la paie à sa valeur, c’est-à-dire qu’elle lui coûte l’équivalent du temps de travail nécessaire à sa production, par exemple quatre heures d’équivalent temps de travail social moyen. Ces quatre heures représentent la valeur des produits nécessaires à l’entretien de la force de travail (alimentation, logement, entretien des enfants qui participent eux aussi de la reproduction de la force de travail ).
En recevant son salaire (équivalent en argent de ces quatre heures de temps de travail), le vendeur de force de travail a eu son dû, c’est-à-dire de quoi remplacer la force de travail qu’il vient de céder. De son côté, le capitaliste a acquis une marchandise dont il peut user comme il l’entend. Il pourrait garder le travailleur à ne rien faire, mais il peut - et c’est qu’il fait généralement - le faire travailler une journée durant, disons pour l’exemple huit heures. Pendant les quatre premières heures, le travailleur produit l’équivalent de son salaire : les produits de ces quatre heures ont une valeur d’échange égale à celle des matières premières, de l’usure des moyens de travail (une quote-part de leur valeur totale) auxquelles il faut ajouter les quatre heures de travail qui y sont maintenant incorporées. Il en va de même pour les quatre heures suivantes, à la différence notable que celles-ci ne coûtent plus un centime au capitaliste. C’est du travail gratis qui appartient au capitaliste en vertu même des particularités que présente la consommation de la force de travail. Comme le dit Marx :
L’ouvrier travaille sous le contrôle du capitaliste auquel son travail appartient. Le capitaliste veille soigneusement à ce que la besogne soit proprement faite et les moyens de production employés suivant le but cherché, à ce que la matière première ne soit pas gaspillée et que l’instrument de travail n’éprouve que le dommage inséparable de son emploi.
En second lieu, le produit est la propriété du capitaliste et non du producteur immédiat, du travailleur. Le capitaliste paie, par exemple, la valeur journalière de la force de travail, dont, par conséquent, l’usage lui appartient durant la journée, tout comme celui d’un cheval qu’il a loué à la journée. L’usage de la marchandise appartient à l’acheteur et en donnant son travail, le possesseur de la force de travail ne donne en réalité que la valeur d’usage qu’il a vendue. Dès son entrée dans l’atelier, l’utilité de sa force, le travail, appartenait au capitaliste.
Ce travail gratis représente la plus-value qui tombe dans la poche du capitaliste propriétaire des produits du travail. Au début de la journée, le capitaliste a avancé une somme correspond aux matières premières, au moyen de travail et au salaire et à la fin de la journée il se trouve en possession de produits dont la valeur est égale à la somme avancée augmentée de la part correspondant au travail gratis que procure la consommation de la force de travail.
Ce processus, Marx l’appelle exploitation. On voit immédiatement que le capitaliste a le droit d’user comme bon lui semble de la marchandise qu’il vient d’acquérir. Et comme tous les "facteurs", la force de travail doit être utilisée au maximum. Inversement, pour l’ouvrier, il y a un droit intangible à se protéger comme vendeur de force de travail.
Discutant des luttes pour la journée de 10 heures et des arguments des uns et des autres, Marx écrit :
Il y a donc ici une antinomie, droit contre droit, tous deux portant le sceau de la loi qui règle les échanges de marchandises. Entre deux droits, qui décide ? La force. Voilà pourquoi la réglementation de la journée de travail se présente dans l’histoire de la production capitaliste comme une lutte séculaire pour les limites de la journée de travail, lutte entre le capitaliste, c’est-à-dire la classe capitaliste et l’ouvrier, c’est-à-dire la classe ouvrière.
C’est pourquoi la lutte de classes se concentrent sur la question de limitation légale de la journée de travail. Le mot d’ordre de la journée de 8 heures que l’Internationale Ouvrière va populariser à partir de 1889 était déjà celui des ouvriers en luttes qui se rassemblent à Haymarket Square à Chicago, le 1er mai 1886, une manifestation qui termine tragiquement : une bombe est lancée, sans doute par un provocateur, qui donne prétexte à répression sauvage et à l’arrestation de huit militants qui seront condamnés à mort. Journée de 8 heures et semaine de 40 heures, c’est encore la question clé du grand mouvement de grève générale avec occupation de juin 36.

Idéologie dominante

L’idéologie dominante, ressassée depuis plusieurs décennies, tient en une expression : "Fin du travail" [2]. Il y aurait une tendance séculaire à la baisse du temps de travail. Avec les nouvelles technologies, le capital ne serait plus ce Moloch assoiffé du travail vivant que dépeint Marx. Et le travail lui-même se transformerait profondément : du travail ouvrier à la chaîne on passerait à un travail plus "immatériel" [3] doté d’une plus grande autonomie.
Pietro Basso met en pièces ce discours idéologique, au sens marxien du terme idéologique, c’est-à-dire ce discours qui donne une représentation exactement inversée de la réalité.
Concernant la prétendue "tendance séculaire" à la baisse du temps de travail, Basso commence par mettre les choses au point. Elle n’existe que dans l’esprit des apologistes du système capitaliste. Il rappelle les "prophéties" de Keynes : une fois les malentendus de la lutte des classes dissipés et les capitalistes convaincus de leur véritable intérêt, "nos petits-enfants", disait Keynes, pourront se contenter de travailler trois heures par jour. Les petits-enfants de Keynes ont depuis longtemps des cheveux blancs et les trois heures par jour sont aussi loin de nous que dans les années 30. Si on prend l’exemple américain, on constate en effet que la durée quotidienne ou hebdomadaire du travail [4] n’a pratiquement pas varié depuis les années d’entre les deux guerres. Elle aurait même plutôt tendance à augmenter, notamment avec la diffusion du modèle "Wal-Mart".
Basso met en garde contre les illusions qui pourraient naître de certaines avancées formelles dans ce domaine : les 35 heures (par la loi) en France ou les 35 heures en Allemagne par les accords de branche dans la métallurgie et l’imprimerie. C’est à la réalité qu’il faut s’attaquer : la multiplication heures supplémentaires, de plus en plus souvent non payées, le "présentéisme" — les travailleurs se rendent au travail en avance et partent en retard par crainte d’être licenciés, ils vont au travail malades, etc. —, la multiplication des doubles emplois (aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, évidemment, mais de plus en plus courants dans les autres pays d’Europe), l’intensification du travail, toutes données auxquelles il faut ajouter la mise au travail massive et dans les conditions les pires de centaines de millions de pauvres des pays "émergeants". Basso analyse l’exemple édifiant de cette entreprise vietnamienne où les équipes sont de 24 heures !
Deuxième angle : l’intensification du travail. On sait que les maladies professionnelles se multiplient. Les accidents du travail causent, bon an mal an, 300.000 morts : un "génocide silencieux" qui n’intéresse visiblement pas les médias. Les conditions de travail sont au coeur de ce phénoméne. Et Basso donne une analyse pénétrante du "toyotisme", ce successeur ultra-moderne du fordisme. Sur une chaîne "fordiste" traditionnelle, on a calculé que le temps de travail effectif était au mieux de 47 sec. par minute (le reste du temps étant lié à l’attente de l’arrivée de la pièce ou à la lenteur du processus global.) Le toyotisme avec son slogan du "juste à temps" est d’abord une réorganisation du travail qui permet d’éliminer dans le détail tous ces micro-temps morts. Dans l’atelier toyotiste on peut atteindre 57 sec. par minute de travail effectif. Le travail comme pure dépense de la force de travail : on retrouve ici la théorie de la valeur-travail de Marx dans toute sa pureté et ceux qui la confirment, ce ne sont pas les économistes de profession (qui n’ont que mépris pour cette théorie "métaphysique") mais les capitalistes et leurs fonctionnaires quand ils s’occupent de production.
Basso s’intéresse également aux discours sur la "dématérialisation du travail" et la croissance des services. Là encore ses démonstrations, dûment étayées par des rapports et des données chiffrées, emportent la conviction. Le secteur des services, c’est d’abord la croissance du travail matériel, souvent déqualifié, mal payé et précaire. Il nous invite à regarder dans l’arrière-cour des grands centres financiers... Mais surtout, les "miracles" vantés ici et là ne concernent jamais les secteurs des services. Evidemment les pays émergeants émergent par l’industrie. Mais aussi à l’intérieur des grands pays capitalistes, c’est encore l’industrie [5] qui, seule, peut "faire des miracles" : ainsi l’exemple de l’Italie du Nord-Est dont le développement est fondé sur l’industrie, l’exploitation forcénée du travail et l’atomisation de la classe ouvrière.
Enfin, Pietro Basso donne une analyse rigoureuse des "contre-exemples" allemand et français. Premier constat : dans les deux cas, c’est la lutte des travailleurs qui a imposé la réduction du temps de travail et nullement une tendance immanente à la baisse du temps de travail. Deuxième constat : là où la réduction du temps de travail a été imposée, elle est très loin d’avoir touché tous les secteurs et le temps de travail hébdomadaire moyen, en Allemagne comme en France,reste largement au-dessus des 40 heures. Troisième constat : les capitalistes ont d’ores et déjà entamé le démantèlement de cette réduction du temps de travail. En imposant des heures supplémentaires non payées avec le chantage à la délocalisation, ils ont fait que les 35 heures allemandes ne sont presque plus qu’un souvenir. Quant à la France, entre "assouplissments" et "contournements", la limitation de la durée de travail s’avère n’être qu’un leurre. En France comme en Allemange, elle a été payée de l’amputation des temps de pause, de la "flexibilité" des horaires, du développement du travail de nuit [6] et du travail des samedis et dimanches. Le soi-disant "travail choisi" n’est jamais que le travail choisi par les patrons. Concernant la France, Basso analyse également le sens de la loi Aubry et de l’opération 35 heures du gouvernement Jospin. En pesant ses mots, il la définit comme une opération corporatiste. Le "donnant-donnant" cher à la bientôt ex-maire de Lille, vise à monnayer une réduction nominale du temps de travail contre l’intensification de l’exploitation du travail (extraction de la plus-value relative, dirait Marx). Une opération dont Aubry a elle-même défini l’objectif : augmenter la productivité.

A lire d’urgence, donc !

Il y aurait encore beaucoup aspects à développer. Bien sûr, ce livre a un intérêt théorique évident : dans la bataille qui se mène sur le terrain des idées, il apporte une confirmation éclatante de la validité des analyses marxiennes du mode de production capitaliste. Mais il a aussi un intérêt pratique : il replace les "discussions programmatiques" sur le terrain qui devrait être le leur, celui de la lutte des classes et de l’exploitation capitaliste. Le développement même de l’accumulation du capital, les progrès de productivité engendré par les nouvelles technologies, loin de rendre le travail vivant marginal, poussent au contraire le capitaliste a être de plus en plus avide de "chair fraîche", car c’est seulement le travail vivant qui produit du profit. Une fois qu’on est arrivé à ce point, on est obligé de constater que la "lutte" ( ?) entre les "libéraux" et les "anti-libéraux" n’est qu’un attrape-nigaud, parce que les remèdes néo-keynésiens des anti-libéraux se situent exactement dans le même schéma inviolable du mode de production capitaliste que leurs prétendus adversaires libéraux. Ce dont il faudrait commencer à tirer les conséquences.



[1] C’est-à-dire l’immense majorité de ces laquais intellectuels qui alimentent les "brains trusts" gouvernementaux et les conseils d’administration du grand capital
[2] Voir notre livre La fin du travail et la mondialisation. Idéologie et réalité sociale. L’Harmattan, 1997.
[3] A gauche - si on ose dire - cette thèse est défendue par Hardt et Negri dans leur Empire. Pour une critique du "negrisme", voir notre Revive la République, chapitre III.
[4] Basso montre bien que le calcul annuel du temps de travail est typiquement le point de vue du capitaliste qui alloue sur une année ses "facteurs", alors que, du point de vue de la vie subjective de l’ouvrier, c’est la journée qui compte. Encore une bonne occasion de comprendre ce qu’il en est de la prétendue objectivité des "sciences économiques"
[5] Il faudra analyser précisément l’abime auquel le choix américain d’abandonner l’industrie au profit des "services" conduit ce pays...
[6] Rappelons que les "socialistes" et les laquais CFDTistes du patronat ont célébré comme une grande victoire de l’égalité hommes/femmes la suppression de l’interdiction du travail de nuit des femmes...

vendredi 2 juin 2006

Marx inactuel

I : Les communismes

Lecture de Costanzo Preve

Costanzo Preve, Gianfranco La Grassa : La fine di una teoria. Il collasso del marxismo storico del novecento. Edizioni Unicopli, Milano, 1996
Costanzo PreveMarx inattuale. Eredità e prospettiva. Bollati Boringhieri, Torino, 2004

Considéré aujourd’hui comme l’un des principaux philosophes « marxistes » italiens – l’appellation, on le verra ne convient guère – Costanzo Preve, né en 1943, a étudié la philosophie et la science politique, ainsi que le grec ancien et moderne, aux Universités de Turin, Paris et Athènes. De 1967 à 2002, il a enseigné la philosophie et l’histoire dans des lycées italiens. Engagé politiquement au Parti communiste (PCI), puis dans diverses formations de gauche avant 1989, il est l’auteur d’une œuvre importante, principalement parue en italien et en grec, concernant l’histoire de la philosophie et du marxisme.
De cette œuvre, je me propose de donner un aperçu à partir d’une lecture de deux textes fort stimulants pour tous ceux que Marx et le destin du marxisme intéressent. Le premier de ces textes publié en 1996, s’intitule L’enigma del comunismo prima, durante e dopo Marx e il comunismo storico del novecento(« L’énigme du communisme avant, pendant et après Marx et le communisme historique »), un essai publié dans l’ouvrage collectif publié avec Gianfranco La Grassa, La fine di una teoria (« La fin d’une théorie »). Le deuxième, Marx inattuale (« Marx inactuel. Héritage et perspective ») date de 2004 et propose une analyse critique du marxisme et de la pensée de Marx et la conclusion est sans appel : sans se libérer du « marxisme », toute voie d’avenir est barrée et c’est seulement en se libérant du marxisme qu’on pourra redonner un sens à la pensée de Marx.

Les communismes

Marx n’est pas le théoricien du marxisme : « moi, je ne suis pas marxiste », dit-il un jour, pestant contre ses deux gendres Lafargue et Longuet, « le dernier bakouniniste et le dernier proudhonien de France ». Mais Marx est incontestablement un théoricien du communisme. Mais le communisme existait avant Marx. Avec sa théorie du mode de production capitaliste, Marx n’a fait que rendre pensable (et, ajoute Preve, peut-être praticable) un communisme moderne. Preve va donc commencer par essayer de proposer une typologie des diverses sortes de communisme en commençant par le communisme précapitaliste.
Il s’agit en effet de comprendre le sens précis du communisme moderne par différence avec ces formes plus anciennes. Pour ce faire, Preve use du concept (marxien) de « soumission réelle ». Dans les formations sociales antérieures au mode de production capitaliste, il existait bien des classes dominantes et des classes exploitées, mais il n’existait pas de soumission réelle du travail.

« La soumission, si on veut, était purement extrinsèque relativement à l’intérieur d’un mode de production précapitaliste, et fonctionnait de manière brutalement coercitive pour obliger les communautés d’esclaves ou de serfs à fournir un produit final que les maîtres s’appropriaient, sans avoir donné aucune contribution technique essentielle au processus de production global. » (p.18)
C’est pourquoi – et le grand mérite de Marx sera de faire la clarté sur cette question – ce qui caractérise le mode de production capitaliste proprement dit c’est l’apparition du capital comme « rapport social général », c’est-à-dire rapport entre les classes dans lequel la classe exploitée est constituée d’individus juridiquement libres et dans lequel le mécanisme d’exploitation est un mécanisme « purement économique ». Au contraire dans les sociétés précapitalistes, l’extorsion du surtravail (l’exploitation) s’effectue par la violence militaire et par la force de la religion, les deux aspects étant, la plupart du temps, étroitement entremêlés. C’est dans ces sociétés qu’apparaît d’abord le communisme et c’est un communisme qui est

« contraint de se présenter sous la forme d’un retour, garanti ou non par Dieu et sa volonté surnaturelle, révélée préférentiellement sous une forme messianique, à une communauté entre les hommes fraternelle, solidaire et égalitaire, qui devait en outre correspondre et se conformer aux besoins naturels de l’homme qui n’est plus corrompu par le péché, le luxe, la richesse, etc. Paradoxalement, le communisme précapitaliste était plus révolutionnaire que le communisme moderne, si nous prenons en compte le fait que le terme « révolutionnaire » a une origine astronomique et indique le retour d’un astre à son point de départ après avoir intégralement parcouru son orbite. » (p.19)
Preve distingue deux formes du communisme : le communisme religieux conçu comme réalisation de la volonté de Dieu et un communisme philosophique fondé sur la conformité à la véritable nature humaine libérée de la corruption et de l’ignorance. Une claire vision de cette question est, tout d’abord, indispensable si on veut comprendre quelque chose à Marx, précisément parce que « Marx pense en opposition ou, si on veut, par différence, avec les deux philosophies globales du communisme précapitaliste » (p.20).En second lieu, montrer que le communisme est un projet historique millénaire, cela peut constituer un antidote aux idéologies post-modernes de la fin de l’histoire. Enfin, puisque, pour Preve, le communisme marxiste du XXe siècle n’est qu’une sécularisation imparfaite du communisme précapitaliste, aucune refondation crédible de l’idéal communiste sans avoir pris congé radicalement de cet univers culturel.
Voyons maintenant la typologie des communismes précapitalistes proposée par Costanzo Preve.
Première forme : le communisme comme réalisation de la volonté de Dieu révélée à travers le messie et/ou les prophètes. Preve critique la manière classique d’envisager la question de la religion dans le marxisme : l’athéisme serait présenté comme une étape vers le matérialisme et conduirait ainsi au communisme. Pour lui, au contraire, la question de l’existence de Dieu est tout à fait secondaire par rapport aux faits matériels qui déterminent l’existence sociale des individus :

« En bref, Dieu, au-delà de son éventuelle existence ou inexistence physico-chimique, c’est-à-dire astronomique-cosmologique (considérée généralement comme la prémisse incontournable de son autorité morale, tenue pour une conséquence évidente de sa existence physico-chimique préalable), a été et pour beaucoup est encore le seul fondement abstrait par le moyen duquel chacun peut penser concrètement sa propre place dans le monde, et par là aussi peut être pensé le communisme de la production, de la distribution et de la consommation.
Ceci, à notre avis, ne vient ni de l’ignorance ni de l’aliénation (même s’il est bien clair qu’ignorance et aliénation existent toutes deux « latéralement » à cette question), mais d’une modalité structurale de la représentation humaine du caractère absolu et de l’omnipotence qui conduit à penser de manière correctement unitaire le monde de la nature et celui de la société. La notion de Dieu permet en fait (et, répétons le, de manière substantiellement correcte) de penser unitairement l’ontologie et l’axiologie. » (p. 24)
C’est pour Preve une question centrale : les faits et les valeurs ne peuvent pas être séparés, car il y a un processus de connaissance unitaire qui lie la connaissance de l’être au jugement de valeur. De la même façon, le monde de la nature et celui de l’histoire sont unifiés (précisément par les pratiques humaines, ce que Marx nomme « échange organique » entre l’homme et la nature). C’est seulement dans le mode de production capitaliste que cette manière de voir semble devenir non pertinente.
« Le communisme précapitaliste part de la constatation (qui, pour les agents de la production précapitaliste, est une expérience quotidienne et directe) que l’existence de riches et de pauvres ( de patrons et serfs ou esclaves) ne naît pas d’un processus interne la production, en quelque sorte neutre au sens ontologique et axiologique (comme dans le capitalisme) mais est le fruit d’une injustice commise par un groupe de puissants, c’est-à-dire une puissance (ontologique) mise au service d’une injustice (axiologique). » (p.26)

De là, Preve déduit les formes religieuses que doit prendre ce communisme précapitaliste.
« Dans le cas de Jésus de Nazareth, le contenu de sa prédication apparaît sans équivoque si on s’efforce de corréler le contenu sémantique de son annonce messianique avec le contexte historique dans lequel se déroula son activité. Jésus promet aux pauvres une émancipation sociale et un rachat des dettes qui n’a rien de générique ou de purement « moral », mais qui a comme présupposé matériel et politique la « purification » du temple de Jérusalem et la proclamation d’une « année de miséricorde du seigneur » de la part d’une autorité messianique, la sienne, et qui est à la fois juste et puissante à cause de l’appui du Père céleste. La distribution communiste des biens est, chez Jésus de Nazareth, la réalisation d’une volonté divine bien précise, qui entend révolutionner l’état d’injustice générale et d’oppression où on était tombé à cause des péchés des hommes. » (p.27)

Preve fait remarquer que ce communisme est typique du mode de production antique oriental, fondé sur une bureaucratie corrompue dont il faut se libérer.
Il n’est guère besoin d’argumenter, même en s’en tenant aux évangiles canoniques, sur le caractère communiste du christianisme. Le renversement de l’ordre sociale oppressif (« les premiers seront les derniers »), l’abondance (la multiplication des pains, la pêche miraculeuse), l’égalité, les relations transparentes entre les individus, tous ces traits, qu’on retrouve aussi, mutatis mutandis chez Marx, définissent exactement le communisme tel qu’on l’entendait, au moins jusqu’à l’apparition de sa version russe.
Deuxième type de communisme : le communisme comme manifestation de l’Être social originaire connu à travers la raison philosophique. C’est cette fois dans la philosophie grecque qu’il va sa manifester. Il s’agit souvent d’un communisme aristocratique, élitaire et non égalitaire qui s’enracine dans la structure sociale des sociétés indo-européennes, telles que les décrit, par exemple Georges Dumézil. Le communisme platonicien, tel qu’il est développé dans La République, mais aussi, de façon sous-jacente, dans les autres dialogues, en est la forme la plus connue et la plus achevée, même si les sources de l’inspiration platonicienne sont aussi orientales (Égypte). Preve se contente ici de quelques indications qui mériteraient d’être approfondies. Il reste que l’héritage du communisme platonicien à l’époque moderne est évident. La Città del Sole de Campanella en un exemple clair.
Troisième type de communisme : le communisme comme conformité à la nature et aux besoins authentiques qui en découlent directement. Preve entend par là les divers courants qui se développent de la Renaissance au XVIIIsiècle, des courants non seulement théoriques mais aussi et surtout sociaux, comme le communisme de la guerre de paysans de Thomas Münzer (étudié par Engels et par Ernst Bloch) ou encore celui des « diggers » pendant la révolution anglaise (1640-1660). Il s’agit d’un communisme qui utilise un « mélange spécifique de langage biblique paupériste, messianique et apocalyptique, et de langage jusnaturaliste inspiré de la tradition du droit naturel chrétien du Moyen Âge. » (p.31)
Le communisme utopique (qui va de Thomas More à Charles Fourier) est un communisme qui « accompagne pas à pas la transition du féodalisme au capitalisme » (p.33). Il n’est pas antiféodal mais bien plutôt anti-capitaliste. Preve considère d’ailleurs que le terme « utopique » - qui vient de l’utopiai de More ne convient pas particulièrement : il est utilisé en effet pour opposer ce communisme-là au soi-disant « socialisme scientifique ». Mais comme ce « socialisme scientifique » n’est pas scientifique, la dénomination d’utopique pour ce à quoi il s’oppose n’a pas beaucoup de pertinence.
Le but de Preve n’est pas produire une étude détaillée des communismes précapitalistes mais de montrer en quoi le communisme historique, celui qui au XXsiècle s’est incarné dans les révolutions russes, chinoises ou cubaines mais aussi dans les courants communistes oppositionnels (trotskistes, par exemple). Je donne ici une traduction de la dernière section où Preve montre que ce communisme historique du XXe siècle n’est pas celui qu’envisageait Marx mais bien plutôt un « retour du refoulé » des communismes précapitalistes.

« VI. Le retour du refoulé : l’héritage au vingtième siècle du communisme précapitaliste.
Nous avons déjà, de manière répétée, rappelé dans ce premier chapitre que l’étude de communismes précapitalistes n’est pas un « luxe érudit » mais une présupposition pour comprendre la longue durée et la continuité souterraine de certaines modalités idéologiques et culturelles. Dans le prochain chapitre, nous soutiendrons que Marx lui-même, qui, pourtant, est caractérisé par la rupture consciente et explicite avec les fondements précapitalistes du communisme, et qui effectivement réussit à réaliser cette rupture en ouvrant un espace épistémologique nouveau, celui de l’analyse dialectique du mode de production capitaliste dans sa spécificité irréductible, finit par former un espace idéologique dans lequel presque toutes les modalités du communisme précapitaliste reviennent seulement apparemment sécularisées et rendues « scientifiques ». Cependant ce phénomène caractérise de manière très importante le communisme historique du XXe siècle dont nous parlerons dans le troisième chapitre. Pour l’heure, nous pouvons nous limiter à rappeler, en style télégraphique, l’héritage au XXsiècle des communismes précapitalistes en les classant en trois groupes. Il est évident qu’il existe une base ontologico-sociale qui gouverne cette analogie : les modes de production changent, le mode de production capitaliste est radicalement différent des modes de production antico-oriental, asiatique, esclavagiste et féodal, mais ne change pas le fait que la classe ouvrière et prolétarienne a en commun avec les précédentes classes opprimées et dominées un position de subalternité structurelle identique et une identique incapacité à être une classe intermodale, c’est-à-dire dotée de la capacité réelle de dépasser le mode de production qui la soumet et en reproduit sous une forme élargie la soumission. Il s’agit alors, pour user d’une expression psychanalytique d’un véritable « retour du refoulé », d’autant plus périlleux que le sujet intéressé (dans ce cas la classe ouvrière, les marxistes, les socialistes et les communistes) n’en est pas conscient et croit avoir laissé derrière lui ce qui, au contraire, lui reste devant les yeux. De cette manière, le problème se présente comme s’il était la solution et aucune solution ne peut être trouvée, parce que c’est le problème lui-même qui, pour n’être pas mis en discussion, choisit les solutions les plus « apprivoisées ».
En premier lieu, l’attente du communisme d’un Dieu juste et puissant se transforme au XXsiècle en une conception idolâtre de l’histoire, ou mieux de son inexorable volonté. Le communisme religieux précapitaliste confrontée l’injustice distributive des produits du travail humain, causées par l’extorsion permanente par des groupes armés, avec la « justice » de la répartition idéale égalitaire des produits du travail social complexe, érigée symboliquement en Divinité, à laquelle on attribuait on attribuait contextuellement aussi la puissance nécessaire pour une intervention salvatrice qui redresse les torts. Ce communisme religieux précapitaliste reflétait l’impuissance de la praxis collective des groupes exploités, bien conscients cependant de cette impuissance qui était « rachetée » par la décision divine. Dans le communisme du XXesiècle, on se trouve face à un contexte historique différent, caractérisé par le fait que le prélèvement injuste est « interne » au processus productif lui-même (la plus-value extorquée sous l’apparence d’un échange égal entre force de travail et capital), la puissance salvatrice est attribuée à l’histoire, cette nouvelle divinité terrienne dont le glissement temporel orienté horizontalement se substitue, sans modification pour l’essentiel, au rapport précédent entre humain et divin, orienté verticalement. On est face à une histoire « d’horizontalisation de la verticalité », dans laquelle, à la temporalité n’est pas attribuée seulement une fonction de « puissance » mais aussi de « justice », parce que, à la temporalité est attribuée une capacité magique, celle de porter le « progrès. » Toute divinité veut évidemment des prêtres et les nouveaux prêtres de l’histoire sont produits en grand nombre par la nouvelle fonction de représentation des classes subalternes dans les formes libérales démocratiques de gestion du mode de production capitaliste. Le progressisme historique ou, si on veut, l’historicisme tout court, n’est absolument pas, comme beaucoup le pensent de manière erronée, une forme supérieure de monothéisme en tant qu’il serait plus « rationnel » et immanentiste, par rapport aux vieilles religions « bi-monde » qui au moins consentent à l’écart entre la doctrine et l’application. Il est une religion idolâtre qui tend à sanctifier l’existence brute de ce qui, suivant les circonstances, semble incarner la force du progrès.
En second lieu, le communisme aristocratique élitiste des philosophes-rois de Platon, fruit d’une spécifique superposition du tri-fonctionnalisme indo-européen sur un substrat culturel d’ancienne origine orientale, se reproduit sous la forme de l’action politique et de l’identité idéologique des nouvelles classes politiques professionnelles, produites par les partis marxistes-léninistes après 1917. Ainsi, comme dans la République de Platon, la légitimation du monopole du gouvernement politique n’était pas donnée par l’élection démocratique, possible source d’injustice démagogique, mais se basait sur le monopole de la connaissance « scientifique » des idées-nombres et des idées-valeurs (c’est-à-dire de la science et de la morale sociale), de manière analogue, dans les partis marxistes-léninistes, la légitimation du monopole du gouvernement politique de la société « socialiste » de transition du capitalisme au communisme est donnée par le monopole spirituel de la connaissance du matérialisme historique et du matérialisme dialectique, soustraits tous les deux à toute discussion libre et publique et érigés en dogme sacerdotal sur lequel seul le parti, ou mieux ses instances dirigeantes sont souverains. Chez Platon, comme dans le marxisme-léninisme, (mais certainement pas chez Marx qui n’y entre en rien, contrairement à ce qui est soutenu honteusement par l’ignorant Popper dans son parallèle superficiel entre Marx et Platon), on est face à une religion philosophique parallèle, la doctrine « bi-monde » des idées et le matérialisme historique qui soutiennent toutes deux ensemble le caractère fortuit et contingent de la légitimation électorale du pouvoir politique avec la fausse sécurité de l’identité entre commander et savoir. De telles sociétés sont statiques et ne peuvent pas trouver en elles-mêmes les éléments de transformation et de salut, mais peuvent donner lieu seulement à des phénomènes de « décadence » et d’implosion/explosion. Dans un livre de la République, Platon a le courage de parler des formes de décadence progressive de sa société parfaite (de la timocratie à la tyrannie), alors qu’un tel courage manque au marxisme-léninisme, dont les manuels manquent toujours d’une théorie parallèle de la dégénérescence possible du « socialisme scientifique ».
Quand ce dernier a été touché par une maladie dégénérative mortelle, le bureaucratisme comme maladie d’Alzheimer du communisme dans son stade de dissolution ultime, le matérialisme dialectique ne disposait pas non plus d’un chapitre (qui du reste aurait été inutile) dédié à ses propres pathologies organiques. La conclusion que nous en tirons est que les élites d’origine populaire, ouvrière ou prolétarienne, sont philosophiquement inférieure aux élites produites par les groupes guerriers ou sacerdotaux des tribus indo-européennes dans leur période de développement, et produisent par conséquent des conceptions philosophiques moins articulées et plus frustres. Nous prions le lecteur de nous prendre ici à la lettre. Malheureusement, nous ne sommes pas en train de plaisanter comme nous voudrions sincèrement.
En troisième lieu, enfin, le communisme paysan et artisan des aubes de la révolution industrielle, basé sur un modèle ascétique égalitaire de consommation sociale, et qu’on entend conformer aux vrais besoins de la nature humaine non corrompue par le luxe et la frivolité, fait retour irrésistiblement dans les formes de moralisme, paupérisme, misérabilisme, populisme, etc., et en outre dans le soupçon récurrent envers les formes de consommation capitaliste tenues pour capables d’intégrer et de corrompre le caractère révolutionnaire originaire « pur » de la classe ouvrière et prolétarienne. Ces formes régressives qui n’ont rien à faire avec Marx (lequel n’attendait pas le communisme de la misère mais des contradictions du développement et de la richesse capitalistes) ont été concrètement les formes idéologiques dominantes de la très grande majorité des militants, sympathisants et électeurs des partis qui se réclamaient formellement du marxisme ou du marxisme-léninisme. L’auteur de ces lignes n’a rien à voir avec l’apologie post-moderne du consumérisme capitaliste, au contraire. Ici, cependant, on a affaire à quelque chose de beaucoup plus structurel, qui consiste dans le fait que les contenus économiques du communisme évoqué comme la fin providentielle de l’histoire, loin d’être extraits (comme c’était le cas chez Marx) d’une sorte d’horizon de richesse en capacités et en besoins, étaient extraits d’une sorte de projection ascétique et moraliste (secrètement religieuse et notamment religieuse paupériste) d’une consommation minimale nivelée et garantie à tous les sujets de la monarchie communiste. Nous connaissons évidemment les raisons historiques de ce fait, qui se résument toutes dans l’éclatement des révolutions anticapitalistes dans les points faibles de la chaîne mondiale impérialiste et non dans les points de haut développement capitaliste. Reste donc que le communisme du futur a été de fait « médiatisé » culturellement par le communisme ascétique paupériste du nivellement intégral forcé.
Le « retour du refoulé » dont nous avons parlé dans ce premier chapitre est un phénomène historique et philosophique de première grandeur. Il doit être le point de départ de toute analyse sans préjugé du communisme d’aujourd’hui pour faire en sorte que le mort (pour reprendre l’expression de Marx) ne s’attaque pas au vivant et ne le détruise pas. À la lumière de cette conscience, il est possible aussi de découvrir quelque chose de neuf dans une pensée comme celle de Marx dans il semble pourtant que tout ait déjà été dit et qu’il n’y ait plus rien à découvrir. » (pp. 34 à 38)

II. Le communisme de Marx et les communismes historiques

Lectures de Costanzo Preve

Costanzo Preve, Gianfranco La Grassa : La fine di una teoria. Il collasso del marxismo storico del novecento. Edizioni Unicopli, Milano, 1996
Costanzo PreveMarx inattuale. Eredità e prospettivaBollati Boringhieri, Torino, 2004
Dans la première partie de ce travail, nous avons suivi l’analyse que Preve propose des communismes précapitalistes et de leur retour sous des formes déguisées dans le communisme historique du XXe siècle. Il s’agit maintenant d’en venir au communisme de Marx lui-même, en sachant que Marx est d’abord le penseur de la première phase du capitalisme industrielle, une phase aujourd’hui complètement disparue. Dans ce chapitre Preve esquisse une analyse critique de la théorie de Marx, sur laquelle il reviendra dans Marx inattuale. Bien qu’il défende (on ne le verra plus loin) une certaine version, revue et corrigée du communisme marxien, Preve commence par souligner que la théorie de Marx est dépendante de l’époque à laquelle elle a été conçue. Marx part de ce qu’il a sous les yeux c’est-à-dire :
- une classe bourgeoise « qui n’était pas encore une classe soumise sur un mode réel à la reproduction anonyme et impersonnelle du mode de production capitaliste. » (p.39)
- un « prolétariat qui conserve une autonomie sociologique et culturelle relativement à la production capitaliste globale, dont n’avons même plus l’idée aujourd’hui. » (p.40)
Ces conditions, qui déterminent largement sa vision stratégique ont disparu aujourd’hui. Cependant, le communisme lui-même, tel que Marx l’entend découle de son concept de mode de production.
« Sans une notion du mode de production capitaliste, le « communisme » est littéralement impensable ou, mieux, est pensable et désirable seulement dans la modalité du communisme précapitaliste. » (p. 41)
Preve constate que la théorie marxienne est inachevée et largement incohérente. Il propose donc de construire un modèle qui rende cohérentes les propositions de Marx concernant le mode de production capitaliste et celles qui concernent le communisme.
Ainsi Preve constate que l’axe de la pensée de Marx se situe dans la thèse selon laquelle la socialisation croissante des forces productives dans le mode de production capitaliste se caractérise par une contradiction croissante « entre le caractère de plus en plus social de la production et le caractère toujours plus privé de l’appropriation, contradiction dont la téléologie immanente est la genèse progressive d’un horizon communiste, qui se concrétise à travers la synergie convergente de luttes de classes toujours plus conscientes et d’une production sociale toujours plus coopérative. » (p.44)
Cette affirmation banale en elle-même (tous les marxistes l’ont répété des milliers de fois) pose indirectement une question majeure : celle du caractère providentialiste de la philosophie de l’histoire de Marx. « Le communisme de Marx est alors, conjointement et inséparablement l’issue immanente et terminale du processus de socialisation capitaliste. » (p.46) C’est ce que répète Marx dans le Capital : la révolution sociale, « l’expropriation des expropriateurs » comme le dit le Livre I, est un processus qui se développe avec la même nécessité qui préside aux métamorphoses de la nature.
« Nous nous trouvons alors face à un paradoxe, qui, à notre avis, doit être mis au centre de la discussion contemporaine. En bref, ce qui, pour Marx, semble légitimement la garantie matérielle la plus forte du communisme, la maîtrise ouvrière prolétarienne de la socialisation croissante des forces productives s’est révélée en réalité une garantie faible et même infondée. Et c’est à notre avis la véritable raison structurelle, épocale, du déclin apparemment irréversible de la pensée de Marx dans une époque comme la nôtre. (…) La clé de tout cela réside en effet dans le fait que l’horizon communiste semble se vider de consistance face à la découverte traumatisante de la généralisation d’une socialisation capitaliste du travail qui ne semble absolument pas produire les fameux « fossoyeurs » du capitalisme. » (p.47)
Comment expliquer ce paradoxe qui se situe au cœur de la crise, du « collapsus » du marxisme contemporain ? Preve réfute par avance les explications convenues :
« tous les discours sur la soi-disant « intégration » de la classe ouvrière dans le système, une classe ouvrière qui se serait « embourgeoisée » c’est-à-dire corrompue par le consumérisme, le sport et la télévision, et autres divagations qui ne sont que les régressions moralistes provenant souterrainement des codes idéologiques précapitalistes, comme si la « classe ouvrière » avait dû conserver une sorte de pureté morale, garante du fait qu’elle est la titulaire messianique d’un communisme austère égalitaire et niveleur. Marx aurait ri de ces discours sur « l’intégration dans le système » au moyen des voitures, des machines à laver, des supermarchés, des offres spéciales, des discothèques et des crédits mutuels pour l’accès à la propriété, pour la simple raison que la racine des contradictions capitalistes résidait pour lui non dans la distribution mais dans la production. » (p.47)
Il y a un donc un « défaut » structurel dans la théorie de Marx mais aussi, relativement à ce défaut un excès articulé dans trois dimensions : métaphysiques, épistémologiques et idéologiques.
Marx est un penseur métaphysique, affirme Preve, et sa métaphysique est une métaphysique de la liberté et non une métaphysique de l’égalité. Cette affirmation de Preve me semble absolument évidente. J’ai eu l’occasion de le montrer dans ma thèse sur La théorie de la connaissance chez Marx. Par des chemins différents, j’étais arrivé, à peu près en même temps, au même résultat que Preve. Au cœur de la démarche de Marx, il y a l’affirmation d’un individualisme radical (Preve y revient dans Marx inattuale pour y voir une des faiblesses de sa pensée). Mais Preve va jusqu’au bout de cette analyse :
« La genèse historique de ce principe métaphysique de la liberté n’est pas, en fait, ouvrière ou prolétarienne, mais intégralement bourgeoisie. Quoique ceci puisse apparaître à première vue étrange et scandaleux, il n’y a aucun doute quant au fait que Marx est à 100% un penseur philosophiquement « bourgeois » ; et pas seulement, c’est même un épisode de l’histoire de l’individualisme bourgeois moderne. » (p.49)
Marx conçoit bien le communisme comme une société d’individualités libres dans laquelle le bonheur de chacun est la condition du bonheur de tous. Preve a raison de souligner que, sous cet angle, Marx n’a rigoureusement rien à voir avec le « collectivisme » qui est un autre nom du « socialisme ». Il s’agit en même temps d’une conception finalement très élitiste de l’émancipation des individus. L’homme « riche en besoins » de Marx est l’homme cultivé et capable de se gouverner.
« Le fait que la caractéristique des besoins humains est la richesse et non un manque de limites générique et informe garantit que, dans le communisme, l’extinction de l’État et du marché ne donnerait pas lieu à des délirants abus de consommation illimitée et sans forme, contradictoire même avec la production sociale plus abondante. Chez Marx, tout se tient dans l’espace métaphysique de sa pensée : la libre individualité se constitue dans un arc de comportements fait de capacités omni-latérales et de besoins riches et articulés .. » (p.50)
La dimension épistémologique de l’œuvre de Marx est très connue, trop sans doute et souvent mal comprise. Preve esquisse des rapprochements entre Marx et Weber tout à fait pertinents – l’école de Francfort s’était déjà aventurée sur ce terrain – tout en soulignant les points fondamentaux d’opposition, essentiellement l’opposition weberienne entre science et axiologie qui évidemment ne trouve aucune place chez Marx.
Preve souligne que cette deuxième dimension de la pensée marxienne est, au moins partiellement, indépendante de la philosophie de l’histoire providentialiste.
« Le canon scientifique de Marx est quelque chose d’absolument unique et singulier, qui ne peut être assimilé à aucune autre épistémologie passée ou présente. Il est indissociable de la construction du modèle de mode de production et inséparable des catégories avec lesquelles on cherche à connaître le mode de production capitaliste. À la lumière des épistémologies actuelles, et principalement les post-empiristes et post-positivistes, il apparaît toutefois substantiellement solide. » (p.54)
La dernière dimension analysée par Preve est idéologique. Là encore Preve se contente d’indications et ne développe pas toujours de manière pleinement convaincantes. Néanmoins la ligne générale semble très pertinente. L’idéologie, dans la pensée de Marx, ne tiendrait pas dans tel ou tel défaut du modèle théorique du mode de production capitaliste, ni dans sa dimension métaphysique. L’essentiel, pour Preve, réside en ceci : si le schéma hégélien du passage de l’être en soi à l’être pour soi vaut pour le développement libre de l’individualité, l’extension de ce schéma aux classes sociales, conçues comme « classes-sujet » est une opération proprement idéologique.
Sur ce point, il me semble que Preve se laisse un trop facilement prendre à la confusion entre Marx et le marxisme et tombe donc dans un piège qu’il dénonce par ailleurs. Le prolétariat-sujet historique n’existe chez Marx que de manière non conceptuelle, mais seulement descriptive, essentiellement dans les textes d’analyse politique. J’avais eu l’occasion de critiquer ces théories de la « classe-sujet » dans mon livre de 1996. Je reviens sur ces questions dans le Comprendre Marx à paraître à l’automne 2006. Cette partie est donc la partie la moins convaincante de l’essai.
Preve met ensuite en opposition à Marx, le communisme marxiste, celui qui naît avec Engels et Plekhanov et se prolonge dans le marxisme de la IIIeinternationale. Je me contente de donner ici la traduction de quelques passages intéressants.
« II. L’idéologie social-démocrate entre évolutionnisme et positivisme
Ce n’est pas un hasard si entre 1880 et 1917 pendant le temps de ce véritable « l’âge du marxisme » (selon l’expression de Kolakowski que nous retenons comme correcte pour l’essentiel) qui a été le temps de la Seconde Internationale et de la croissance des partis socialistes et sociaux-démocrates sur une base nationale, le « communisme », comme nom et comme chose a disparu presque complètement pour être remplacé par le terme « social-démocratie ». À ce sujet, quelques « marxolâtres » soutiennent que cette éclipse temporaire du « communisme » fut due à une déformation révisionniste petite-bourgeoise, causée par la superposition des appareils de parti sociologiquement non prolétariens et non ouvriers aux dépens de la « base » authentiquement ouvrière et prolétarienne (révisionnisme de Bernstein en Allemagne, montée des fabiens en Angleterre, Turati en Italie, menchevisme en Russie, marxisme de la chaire, socialisme néo-kantien, etc.). Les prolétaires et les ouvriers auraient été spontanément « communistes » alors que les appareils organisationnels et culturels qui les encadraient et les représentaient auraient transformé ce « communisme révolutionnaire en une inoffensive social-démocratie gradualiste, petite-bourgeoise et précocement bureaucratique. Notre interprétation est exactement opposée. La classe ouvrière, ou mieux, cette composition particulière de la classe ouvrière prévalente dans les pays guides de la Seconde Internationale, qui étaient aussi souvent les pays guides de la seconde révolution industrielle, n’était en rien communiste au sens marxien, et, au contraire, était pleinement social-démocrate au sens gradualiste et évolutionniste du terme. La « nature communiste » de la classe ouvrière est un mythe, si par « communisme » on entend le communisme de Marx qui est un épisode de la maturité de l’histoire de l’individualisme bourgeois-révolutionnaire. La culture diffuse de la Seconde Internationale (comme le documente le livre récent de Marc Angenot, L’utopie collectiviste. Le grand récit socialiste sous la Deuxième Internationale, PUF, Paris, 1993) était une culture basée sur la haine envers la liberté et l’individualisme, une évocation permanente d’une « utopie collectiviste » de type populiste et organiciste qui poursuivait une sorte de réglementation par le salariat de l’ensemble de la société. Ce n’est pas arrivé par hasard, par le fait que les partis de la Seconde Internationale ont été un grand phénomène social, effectivement ouvrier et prolétarien dont le programme n’était évidemment pas le « communisme » mais la salarisation égalitaire de toute la société sur la base du suffrage universel et de la démocratisation de l’État. Le « sol de l’avenir » de ce « quart-état » ne se définissait jamais linguistiquement comme communisme mais comme socialisme et le socialisme n’était pas conçu philosophiquement comme l’universalisation des libres individualités (le « communisme » de Marx) mais comme l’intégration progressive de tous les individus sur le modèle anthropologique unique de la socialité prolétarienne, un modèle conformiste, égalitaire et niveleur. On a ici un exemple typique de « retour du refoulé » précapitaliste, parce qu’une telle anthropologie « socialiste » (que Angenot documente de façon détaillée dans ses aspects les plus grotesques) n’était que la reproduction dans le monde de l’usine de la seconde révolution industrielle de ce communisme du XVIIIe siècle basé sur la réduction des besoins humains au modèle simple et frugal de la « vraie nature humaine » non corrompue par des désirs artificiels. Le socialisme est donc une simplification radicale des besoins et non certes une expansion de leur richesse non plus privatisée mais socialisée. Pour Marx, l’homme social était l’homme riche de relations sociales et donc riche de connaissances et de capacités, alors que pour ce socialisme intégralement ouvrier et prolétarien l’homme social était l’individu réabsorbé dans le collectif et habitué à considérer tout anticonformisme comme un résidu « d’anarchisme petit-bourgeois ». (pp. 61-63)
« IV. Les causes structurelles de la dissolution du communisme historique du XXsiècle en 1989-1991
(…)
En premier lieu, nous déconseillons décidément l’usage de catégories comme celles de « trahison » à propos de personnages comme Gorbatchev ou Eltsine (et dans notre province méditerranéenne comme Ochetto ou d’Alema). La nomenklatura professionnelle communiste ne trahit pas le « communisme » de Marx pour la simple raison qu’elle ne l’a jamais connu et, si elle l’a connu théoriquement, elle n’y a jamais cru, le retenant correctement comme une simple ressource idéologique avec laquelle mobiliser une masse plébéienne tenue pour incapable d’accéder au monde des décisions politiques « sérieuses ».
(…)
En second lieu, il est nécessaire de réaffirmer que la faillite de la tentative de construction du communisme étatique, effectuée sous la triple forme de l’État socialiste, du parti communiste et de l’idéologie marxiste léniniste, de fait n’a été due à l’insuffisante hégémonie de la classe ouvrière (qui aurait été expropriée par la bureaucratie) mais à une raison exactement opposée, la substantielle centralité de la classe ouvrière durant toutes les phases décisives de cette construction. Notre thèse est consciemment en opposition à celle de toutes les « hérésies » marxistes du XXe siècle, de type luxemburgiste, bordiguiste, ouvriériste, trotskiste et maoïste, mais elle n’est pas, à notre avis, incompatible avec une approche sans préjugé et réaliste à partir de la notion marxienne originaire de mode de production. Dit en d’autres termes, notre thèse est incompatible seulement avec l’espace idéologique de la pensée de Marx (et peut-être même pas avec celui-ci du moment qu’il ne parle pas de la classe ouvrière comme support de la construction étatique du communisme), mais certainement pas avec l’espace métaphysique ou idéologique. La classe ouvrière et prolétarienne, à cause de sa situation subalterne dans les rapports de production est, par excellence, la classe incapable d’autogestion économique et d’autogouvernement politique stables et doit, partant, se doter de représentants économiques et politiques, lesquels, comme tous les « représentants » professionnels et professionnalisés, deviennent un groupe social doté d’intérêts autonomes, parmi lesquels il y aussi, évidemment, celui de la réintégration négociée. Le « silence ouvrier » pendant les trois années 1989-91 (pour ne pas parler de consentement passif à la reconstruction d’un capitalisme « normal ») a été à notre avis un des évènements, ou si on veut des non évènements les plus importants des deux derniers siècles de l’histoire mondiale. L’absence de réflexions sérieuses sur ce point révèle que s’est désormais évanoui un cycle historique entier et que l’histoire du communisme qui, de toutes façons, n’a jamais été une grande narration interrompue, doit devenir consciente d’une discontinuité forte, presque aussi forte que celle qui a eu lieu au surgissement de la première révolution industrielle avec les communismes précapitalistes discutés dans le premier chapitre de cet essai. » (pp. 70 à 72)

Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...

On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’...