mardi 6 février 2007

Privatisation de l’État ?


Le sens de la « réforme de l’État ».
À l’heure où cet article est écrit, les premières salves de la campagne 2007 pour les élections présidentielles françaises sont déjà tirées. Les acteurs finissent de se mettre en place et s’apprêtent à jouer leur partition. Pourtant, il est à craindre que les questions principales soient esquivées. L’entreprise de dépolitisation organisée par le système politico-médiatique devrait faire passer au second plan ces questions essentielles que sont les institutions et l’organisation des pouvoirs publics, d’autant plus que, sur ce point, les positions des deux principaux candidats, promus à ce rang par une presse largement aux ordres, risquent fort de dire à peu près la même chose, tant les politiques des divers gouvernements auxquels ils ont appartenu manifestent une grande continuité : redéfinition du « périmètre de l’État », modification radicale des règles de contrôle des finances publiques, décentralisation et régionalisation, tels sont les principaux axes de cette « réforme de l’État » que tous veulent engager. Ainsi pour Ségolène Royal, « la vraie réforme de l'État c'est la décentralisation », c’est-à-dire « poursuivre la régionalisation jusqu’au bout ». De son côté Nicolas Sarkozy indique sa volonté non seulement de réduire drastiquement le nombre de fonctionnaires mais aussi d’en modifier le statut et les missions.

La régionalisation, de l’histoire ancienne

Dès le discours de Bayeux, de Gaulle avait exposé son hostilité à la République parlementaire traditionnelle. C’est là qu’il déclara la guerre aux partis et aux corps « intermédiaires » élus. Battu par le « régime des partis », il se retira. Lavènement de la ve République devait permettre la mise en oeuvre de ses projets de réforme de l’État républicain. Sous des formes diverses, plus ou moins clairement expri­mées, l’idée dominante est de remplacer le « régime d’Assemblée » qui gouvernait la République, de haut en bas, par des organes mixtes regroupant les « forces vives de la Nation » à travers des organisations verticales professionnelles. Aujourd’hui, on parle des « acteurs de la société civile ». Les mots changent, mais le contenu reste. Le référendum de 1969 nétait pas, pour de Gaulle, un simple prétexte pour tirer son chapeau orgueilleusement et manifester, une fois de plus, son amour de la France et son mépris de ces Français indécrottables et si prompts à tomber dans la «chienlit ». Le référendum devait parachever l’oeuvre entreprise en 1958. La « régionalisation » et la transformation du Sénat en une chambre des acteurs sociaux — un projet de fusion du Sénat et du Conseil écono­mique et social — s’inscrivaient dans une perspective de rupture avec la République traditionnelle, une perspective que quelqu’un d’aussi modéré que le leader de FO à l’époque, André Bergeron, qualifiait de « corporatiste ».
Tous les gouvernements qui ont suivi se sont pourtant reposé les mêmes ques­tions. Giscard d’Estaing — qui avait voté « Non » en 1969 — aurait souhaité reprendre la régionalisation. Mais il en fut empêché, en particulier par sa violente rupture avec Jacques Chirac en 1976. La gauche devait se réapproprier la tâche laissée en plan. Le mouvement s’opéra en deux temps. Tout d’abord, la réforme Defferre sur la décentralisation administrative. Ensuite, la réforme de l’État, lancée par Michel Rocard en 1988, reprise par Juppé en 1995, tente de repenser l’ensemble des règles de fonctionnement de l’État. Les réformes des collectivités locales instituées par les lois Voynet et Chevènement de 1999 apportent une nouvelle et importante pierre à l’édifice. Mais on notera la continuité au-delà de l’alternance gauche-droite.

Ces réformes doivent être caractérisées comme une déconstruction patiente de la République « une et indivisible ». D’un côté, la décentralisation, la régionalisa­tion, la réforme des collectivités locales (« pays », « communautés de communes », etc.) affaiblissent le poids du suffrage direct au profit du suffrage indirect et, plus généralement, affaiblissent les élus du peuple au profit de la technocratie, de la soi-disant société civile, présente à travers ses représentants autoproclamés, et des groupes de pression économiquement dominants. De l’autre côté, la construction européenne transfère aux institutions européennes des pans entiers de la souverai­neté nationale, non seulement sur les questions d’intérêt commun (tarifs douaniers, politique industrielle, défense et sécurité commune), mais jusqu’aux moindres détails. L’identité républicaine française était traditionnellement rousseauiste et postulait le principe de l’unité du corps politique comme condition de l’exercice de la souveraineté populaire. C’est cela qui se défait et l’idée que nous avons un destin commun s’évanouit.

Expérimentations

Parmi les « réalisations » de Jacques Chirac figurent en bonne place de nouvelles mesures de régionalisation. Des dispositions constitutionnelles ont été adoptées, qui doivent engager la « réforme de l’État » dans une phase nouvelle. Jacques Chirac avait pris l'engagement de « repenser hardiment l'architecture des pouvoirs dans un projet global et cohérent ». C’est ce plan qui a été proposé par le Conseil des Ministres du 16 octobre 2002 et expliqué ensuite par le Premier Ministre, M. Raffarin. Il s’agissait de favoriser « le développement d’une démocratie locale » par la décentralisation, en organisant un nouveau transfert de compétences vers les régions et en renforçant leur autonomie financière. Enfin, l’ensemble de la mise en œuvre du dispositif a été conçu comme la mise en œuvre d’un principe d’expérimentation. Il s’agit bien d’aller encore plus loin. Dans un débat avec Chevènement dans « L’Express », Perben faisait même référence à la loi sur la création des communautés d’agglomération (dite « loi Chevènement ») : les compétences des communautés d’agglomération comportent un seuil minimal et des options qui peuvent être élargies avec le temps. Par analogie, les compétences des régions devraient s’élargir progressivement, en testant pas à pas les résistances. Il y a bien un fil directeur, une continuité, non seulement lointaine (les lois Deferre) mais aussi plus proche (la LOADT[1], la régionalisation du réseau ferré, par exemple). Et un consensus des partis politiques gouvernementaux entre la droite et le Parti Socialiste, même si cette politique rencontre des résistances importantes, des grèves et manifestations de 2003 contre la régionalisation des ATOS à l’échec du référendum de M. Sarkozy sur la Corse.

Une démarche bien connue

Ce plan s’inscrit dans une triple démarche :
(1)   La réforme de l’État telle que de Gaulle avait voulu l’engager, visait à reconstituer des « corps intermédiaires », ce qui permettraient d’éviter que toutes les revendications se tournent vers le gouvernement, neutralisant ainsi les conflits sociaux et politiques qui, en France, se dirigent toujours immanquablement contre l’État.
(2)   Il faut mettre la France en conformité avec les « normes européennes[2] ». Le jacobinisme français était la hantise des cours européennes. Cela n’a pas changé ! Dans l’entreprise de destruction de la liberté des peuples que constitue la soi-disant « construction européenne », l’existence d’un État-nation unitaire semble une anomalie, puisque l’Europe ne comporte que des petits États ou des États à forte coloration fédérale. Ceux-ci et ceux-là sont déjà pré-formatés pour le grand de l’Europe des régions. Seul le caractère unitaire de la République française constitue un obstacle : comment retailler la configuration européenne à la sauce impériale, en rattachant l’Alsace à une zone économique rhénane et la Corse aux îles de la Méditerranée, si la France n’est pas régionalisée, si elle se refuse obstinément à reconnaître qu’il n’y a pas un peuple français, mais un peuple corse, un peuple breton, un peuple basque et que sais-je encore ? Un des axes de la politique européenne est le développement des coopérations interrégionales :  il existe une coordination des îles de la Méditerranée, les coopérations entre la région Languedoc-Roussillon et la Catalogne se multiplient. On souhaite aussi que s’établissent des coopérations fortes entre les deux rives du Rhin, qui d’ailleurs, du côté allemand, sont de plus en plus considérées comme des régions également allemandes.
Les « expérimentations » prennent ici tout leur sens. Elles prolongent des expérimentations bruxelloises. À la différence du projet de 1969 qui restait une affaire exclusivement intérieure, puisque la politique européenne s’en tenait à « l’Europe des nations », les transformations proposées aujourd’hui s’intègrent dans le double mouvement de destruction des nations : par en haut avec l’augmentation des pouvoirs dévolus aux instances de l’UE, par en bas avec le rôle croissant que les régions, déconnectées des entités nationales, sont appelées à jouer. Le rejet français et hollandais du « traité constitutionnel » n’a en rien bloqué les ardeurs des dirigeants. L’idée d’un nouveau TCE pour 2009 est en train de prendre corps et reçoit l’appui des « grands candidats ».
(3)   C’est un plan de guerre contre les principes républicains, contre le principe d’égalité en premier lieu, contre la fonction publique et contre le « service public à la française » ensuite. C’est aussi à terme la mise en cause de la notion même de « peuple français ». À propos du statut de la Corse on avait eu une première idée de ce qui est en cause. Pierre Joxe avait proposé une réforme basée sur l’idée de « peuple corse » partie prenante du « peuple français ». Cette réforme avait été rejetée comme inconstitutionnelle. En effet, si le peuple est le détenteur de la souveraineté, on ne peut le diviser, ce qui entraînerait une division de la souveraineté et contredirait le principe selon lequel la République est une et indivisible.
Il y a des raisons plus fondamentales, philosophiques, qui fondent les arguments juridiques. La définition de la République est exclusivement politique puisqu’elle est réputée résulter d’un contrat entre individus libres. Donc le peuple français n’est pas une notion ethnique (les « descendants des Gaulois » !) ni linguistique (les locuteurs français) et encore moins raciale (toute mention de la race est interdite y compris dans les statistiques de l’INSEE). Cela distingue clairement la France de l’Allemagne qui se pense non pas comme une société d’individu unis par des liens politiques, mais comme un « Volk » partageant une langue et une conception du monde communes. Cela distingue également la France de la République états-unienne, où les individus sont classés par des appartenances ethniques et des types raciaux : on y est « caucasien » ou « afro-américain ». S’il y a donc un peuple corse, être corse, c’est autre chose qu’être français et comme la Corse ne forme pas une nation indépendante, un peuple corse dans le cadre du peuple français serait un peuple ethnique, défini par ses ascendants corses, sa pratique de la langue, etc. Les indépendantistes corses l’entendent bien ainsi qui refusent de considérer comme Corses les fonctionnaires d’origine « continentale » et revendiquent au contraire la « corsitude » des Corses établis, même de très longue date, à Marseille ou à Paris. La question du « peuple corse » était donc une question décisive puisque sa reconnaissance aurait impliqué la reconnaissance de la validité des critères ethniques et l’introduction d’un véritable racisme institutionnel.
Or la régionalisation, même si elle laisse de côté la question constitutionnelle de l’unité du peuple français, conduira naturellement à ce que ces questions soient reposées sur une échelle élargie, celle des vingt deux régions. Si les régions en effet ne sont plus de simples découpages administratifs éventuellement révisables au gré des circonstances, comme cela reste le cas, si elles deviennent des véritables entités de pouvoir politique disposant de compétences larges, les divers mouvements régionalistes connaîtront un nouvel essor et ces divisions tendront à se figer en véritables « identités régionales ». Les batailles autour du rattachement ou non de la Loire-Atlantique à la région Bretagne, les revendications concernant l’unité des deux régions normandes ou encore les projets de division des Pyrénées-Atlantiques en vue de séparer les Basques des Béarnais indiquent bien ce qui est en cause : reconstruire les régions sur des traditions historiques antérieures à la constitution de la France Républicaine, voire sur la « nature » elle-même. Les Basques « naturellement » se sentiront bientôt plus proches de leurs voisins au-delà des Pyrénées que des Alsaciens.

La subsidiarité

La « philosophie » de l’entreprise avait été donnée par M. Raffarin : c’est le « principe de subsidiarité ». L’intégration complète de la France à l’Europe exige que la France elle-même soit organisée selon les principes qui ont fait leur preuve, si on peut dire, au niveau européen.
Ce principe est officiellement la règle de répartition des compétences dans l’Union Européenne. Le mot et le concept viennent en ligne directe de la philosophie thomisme – dans une Europe dont la « démocratie chrétienne » est la colonne vertébrale idéologique, ce n’est pas très étonnant. Mais le Pape Pie XI en définit le contenu moderne dans l'encyclique Quadragesimo Anno.
« Que l’autorité publique abandonne donc aux groupements de rang inférieur le soin des affaires de moindre importance où se disperserait à l’excès son effort; elle pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus efficacement les fonctions qui n’appartiennent qu’à elle, parce qu’elle seule peut les remplir ; diriger, surveiller, stimuler, contenir, selon que le comportent les circonstances ou l’exige la nécessité. Que les gouvernements en soient donc persuadés : plus parfaitement sera réalisé l’ordre hiérarchique des divers groupements, selon ce principe de la fonction supplétive de toute collectivité, plus grandes seront l’autorité et la puissance sociale, plus heureux et plus prospère l’état des affaires publiques. »
 Jean XXIII le revendique dans Mater et Magistra et l’explicite :
« Il est requis que les hommes investis d’autorité publique soient animés par une saine conception du bien commun. Celui-ci comporte l’ensemble des conditions sociales qui permettent et favorisent dans les hommes le développement intégral de leur personnalité. Nous estimons, en outre, nécessaire que les corps intermédiaires et les initiatives sociales diverses, par lesquelles surtout s’exprime et se réalise la "socialisation", jouissent d’une autonomie efficace devant les pouvoirs publics, qu’ils poursuivent leurs intérêts spécifiques en rapport de collaboration loyale entre eux et de subordination aux exigences du bien commun. »
 Enfin, Jean Paul II, évoquant les objectifs des autorités publiques en matière économique et sociale, précise dans Centesimus Annus (1er Mai 1991) : « L’état doit contribuer à la réalisation de ces objectifs, directement et indirectement. Indirectement et suivant le principe de subsidiarité. Directement et suivant le principe de solidarité. » C’est cette interprétation qui constitue la clé de l’accord de Maastricht, dans son article 3B :
« La Communauté agit dans les limites des compétences qui lui sont conférées et des objectifs qui lui sont assignés par le présent Traité.
Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la Communauté n’intervient, conformément au principe de subsidiarité, que si et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent être réalisés de manière suffisante par les États membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire.
L’action de la Communauté n’excède pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs du présent Traité. »
C’est un principe qui convenait bien pour une organisation de type impériale comme l’Europe le devait être selon les vœux de l’Église. Il n’est pas question de souveraineté, puisque Dieu est le seul souverain et que la revendication de la souveraineté politique des États a toujours été dénoncée comme une folie de l’orgueil humain. Il s’agit du pouvoir de commander (imperium), de ses limites et éventuellement de la délégation de ce pouvoir. Derrière les discours sur le « bien commun », la subsidiarité exprime le refus d’un espace politique commun, de ce genre d’espace qui définissait la République fondée sur la liberté des citoyens, qui, comme le disait Aristote, ont tous un droit égal à gouverner et à être gouvernés.
En gros la subsidiarité est une sorte de domination paternelle au sens d’Aristote, mais d’un pater familias moderne qui laisse à ses enfants le soin de gérer leur argent de poche – mais continue naturellement d’en décider lui-même le montant. Comment la subsidiarité s’applique dans l’Union Européenne ? Selon les préceptes de notre sainte mère l’Église. La commission est investie de l’imperium et du pouvoir de sanctionner les récalcitrants par de lourdes amendes, mais n’a aucun compte à rendre devant les peuples d’Europe. Elle prescrit à tours de bras, depuis les dates d’ouverture et de fermeture de la chasse, jusqu’à la taille des cases à veaux dans les élevages industriels ; elle s’émeut du sort des grenouilles et autres batraciens, mais reste, au nom de la subsidiarité, insensible tant aux évolutions cléricales réactionnaires de certains gouvernements (la Pologne étant le dernier en date) qu’à la misère qui frappe les peuples.
Irresponsabilité, gabegie bureaucratique, refus de toute démocratie, telle est la subsidiarité en acte ! Voilà le modèle de la France « régionalisée ».

Un cas d’école

Il y a un champ d’expérimentation sur lequel les manœuvres sont déjà bien engagées : l’école. À peine la régionalisation Raffarin avait-elle été annoncée que les présidents socialistes de Haute-Normandie et d’Ile de France se précipitaient : le premier demandait pour la région la responsabilité de l’intégralité de la formation professionnelle et le deuxième exigeait les Universités. On ne peut guère apporter un soutien plus enthousiaste à ce gouvernement qu’on prétendait par ailleurs combattre…
Puisque les régions s’occupent déjà des lycées en ce qui concerne les constructions et l’équipement, le gouvernement a transféré aux régions les personnels administratifs et d’entretien (les ATOS) et les personnels de surveillance (cassant au passage le statut des MI/SE) : tous ces fonctionnaires d’État deviennent des agents des collectivités locales. On a promis que le recrutement des professeurs resterait national. Mais les promesses de ce genre n’engagent que ceux qui y croient. Car, il apparaîtra bien vite qu’il est impossible de gérer un établissement dont une partie du personnel dépend de la région et l’autre du ministère ; les payeurs (les régions) voudront que les lycées remplissent les missions qu’eux jugent utiles, par exemple en fonction des intérêts économiques dominants dans la région, ou en fonction de leurs orientations idéologiques. Supposons qu’un maire, membre de l’exécutif régional, ait la responsabilité de superviser l’enseignement dans les lycées et la bonne mise en œuvre des « projets d’établissement » et imaginons qu’un des administrés soit mécontents des notes de son fils, de l’enseignement de tel ou tel professeur, etc. Pour l’heure, il n’a comme ressource que d’écrire au recteur ou au ministre qui transmettra le problème à l’inspection, laquelle ne dépendant pas directement des parents d’élèves peut encore, si elle le veut juger en toute impartialité.
Dans le contexte où les élus locaux contrôlent directement les contenus et la vie des établissements scolaires, toutes ces barrières sauteront, et même si nominalement les professeurs restent recrutés nationalement, ils seront de fait sous la coupe des notables et la pression directe des lobbies. C’en sera fini de « l’enseignement libéral », c'est-à-dire un enseignement qui n’est soumis ni aux pressions de l’économie ni aux besoins de la « société civile » mais seulement aux nécessités de la transmission du savoir.
Sur le plan de la régionalisation, le programme de l’UMP pour 2007 reste timide : on exclut de nouveaux transferts de compétence tant que ce qui a été déjà engagé ne sera pas consolidé. Seule est évoquée « l’expérimentation de l’implication des régions » dans le financement et la gestion des Universités. Quant à Mme Royal – au programme encore très mystérieux au moment où nous écrivons – elle affirme une forte volonté d’accélérer le processus de transfert de compétences aux régions. Elle a ainsi proposé que l’immigration devienne une compétence régionale, chaque région régulant ses « flux migratoires » selon ses besoins de main-d’œuvre. Sur l’île de la Réunion, elle a proposé un recrutement régional des professeurs pour cette région d’outre-mer. Mais si une telle proposition devenait réalité, les autres DOM suivraient, puis la Corse et finalement on irait très vite vers la régionalisation complète de l’éducation nationale.

Gérer l’État comme une entreprise privée

La déconstruction de l’unité républicaine n’est pas seulement l’affaire de la régionalisation. La privatisation bat son plein non seulement dans le domaine financier ou industriel, mais aussi dans les services publics : après France Télécom, ce fut le tour d’EDF-GDF et maintenant de la Poste. À la SNCF tout est mis en place pour la privatisation par « appartements ». Mais c’est aussi le cœur même de l’appareil d’État qui est touché par ce mouvement. D’une part, on assiste au développement de toutes sortes d’agences et de « hautes autorités » soi-disant indépendantes qui remplacent progressivement certains services de l’administration. D’autre part, prolifèrent la sous-traitance et la mise en concurrence de services de l’État. La Défense nationale n’échappe pas à ce mouvement : les personnels techniques de la Défense cèdent de plus en plus la place à des entreprises privées, au mépris des impératifs de sécurité. Des casernes ferment le week-end et elles sont alors gardées … par des sociétés de gardiennage. La privatisation partielle des prisons est engagée – l’exemple américain a montré que cette activité pouvait être hautement profitable avec des gouvernements qui, par la politique répressive, assurent les débouchés.
La privatisation de l’État est aussi parfois plus indirecte. Ainsi les établissements scolaires font de plus en plus appel à des « intervenants extérieurs » et on les encourage à multiplier les liens avec les « acteurs économiques et sociaux », élégant pseudonyme du patronat. La réforme de Robien des IUFM accélère le mouvement : les professeurs devront pendant leur formation faire un stage en entreprise pour apprendre à prendre en compte les desiderata patronaux… Si le programme de l’UMP est prudent en ce qui concerne la régionalisation, il est en revanche fort disert sur l’autonomie des établissements scolaires, notamment financière et en donnant aux familles un « droit d’implication et une participation plus forte à la prise de décision en matière d’organisation de la vie scolaire. »[3]
Le projet de prélèvement de l’impôt à la source est une sorte de privatisation de la collecte de l’impôt : en effet, ce sont les services de la paye des entreprises qui devront calculer le montant de l’impôt et le verser au Trésor Public. Les comptables privés deviendront ainsi des sous-traitants collectant l’impôt pour le compte de l’État. De là au retour des fermiers généraux de l’Ancien Régime, il n’y a qu’un pas qui peut être vite franchi !
Mais l’essentiel réside dans la nouvelle méthode de gestion de l’État lui-même. L’acte politique majeur d’un État moderne est le vote du budget. La LOLF (Loi organique relative aux lois de finances) a été adoptée en 2001 par une majorité et un gouvernement de gauche. Elle prétend mettre en place une gestion des finances publiques « plus démocratique et plus performante au bénéfice de tous ». Au lieu de voter les crédits par ministère et par chapitres, ils sont maintenant votés par « missions » qui se déclinent en « programmes ». Il s’agit d’organiser le « passage d'une culture de moyens à une culture de résultats », en vue d’atteindre « des objectifs d’efficience de la gestion, tendant, pour les contribuables, à améliorer le rendement des fonds publics, soit en accroissant, pour un même niveau de ressources, les “ produits ” des activités publiques, soit, pour un même niveau d’activité, à recourir à moins de moyens. » Le vocabulaire, celui du management des entreprises, est ici significatif. Aux notions d’égalité et d’impartialité, qui sont les vertus cardinales de la fonction publique dans un État républicain, on substitue les notions de performance et de rendement, qui conduise à casser les garanties des fonctionnaires. En 2006, le congrès de la fédération de fonctionnaires Force Ouvrière juge la LOLF dans les termes suivants : 
« FO condamne la LOLF en tant qu'outil essentiel de la réforme de l'Etat et de la remise en cause du Statut général des fonctionnaires (corps et grades, rémunération, avancement) et qui fait des personnels la principale variable d'ajustement du service public.
Le congrès condamne la LOLF introduisant notamment les notions d'objectifs, d'indicateurs et de résultats et conduisant au passage d'une culture de moyens à une culture de résultats.
Le Congrès conteste fermement la gestion des ressources humaines issue de la LOLF qui, par la fongibilité asymétrique des rémunérations et des crédits de fonctionnement, organise l'externalisation et la privatisation.
Le Congrès condamne la logique développée par la LOLF qui généralise l'intéressement aux résultats liés à la performance.
Pour le Congrès les garanties octroyées par le statut des fonctionnaires de l'Etat sont constitutives de la conception française du service public porteur des valeurs républicaines qui fondent l'unité nationale. Les remettre en cause aboutirait à détruire la Fonction publique et par là même le service public tel que le souhaitent nos concitoyens. »
De fait, les fonctionnaires, dans l’Éducation Nationale en particulier, commencent à faire l’expérience amère des conséquences de la LOLF. Les rémunérations des fonctionnaires deviennent des variables d’ajustement pour permettent d’atteindre les objectifs de rendement et de performance. La presse syndicale en donne des exemples en abondance.[4]
Mais c’est le principe qui doit être mis en cause. Évidemment personne ne peut contester que les fonds publics doivent être bien utilisé, qu’il faut éviter les gaspillages, etc. La fonction publique dispose pour assurer le contrôle d’instruments qui ont fait leur preuves, même si les recommandations des inspections ou des cours de comptes ne sont pas toujours suivies d’effets – ce qui est une autre affaire : il ne s’agit plus d’une question de bonne administration mais de volonté politique. Mais on ne peut pas prétendre que la bonne administration peut s’obtenir en appliquant les recettes du fonctionnement des entreprises privées en concurrence sur le marché. Il suffit de se demander ce que peuvent le rendement et les performances d’un tribunal pour comprendre qu’avec la LOLF nous entrons visiblement dans un autre monde. Un juge performant est-il un juge qui expédie un grand nombre d’affaires dans la journée ? On savait la justice souvent expéditive – surtout pour les pauvres – mais là la faute contre l’équité deviendrait une règle. Un juge performant est-il celui qui donne les plus lourdes peines ou les amendes les plus « salées » afin de remplir les caisses de l’État ? Comment mesurera-t-on le rendement d’un professeur ? Aux bonnes notes qu’il distribue ? Topaze deviendra-t-il le modèle à suivre ?
En dépit de ces évidentes absurdités, c’est pourtant dans l’assimilation de l’État à une entreprise privée qu’on est engagé. M. Berlusconi, le magnat italien, s’était vanté de gérer l’Italie comme Fininvest.  Après l’élection européenne de 2004, M. Barroso avait salué une assemblée de patrons d’un retentissant « Bienvenue dans Europe S.A. » Les fonctionnaires seraient-ils devenus des « collaborateurs » de « France S.A. » ? Un État n’est pas une entreprise, il n’a même rien à voir avec une entreprise qui défend ses intérêts privés. Les services de l’État ne sont pas des entreprises qui pourraient être mises en concurrence puisque aucun de ces services n’a d’intérêts propres distincts des intérêts des autres services. Les citoyens ne sont pas non plus l’équivalent des actionnaires qui attendent un rendement de leur dividendes : le chauffard qui écope d’une amende pour excès de vitesse ne doit pas être satisfait du rendement des services de police ! Avec la LOLF, nous avons affaire à une transformation du lexique de la fonction publique qui exprime une transformation fondamentale de la signification même de la « chose publique ».

Et la démocratie dans tout ça ?

Toutes ces transformations sont présentées par leurs initiateurs comme des progrès de la démocratie : la régionalisation et la décentralisation rapprocheraient le citoyen de l’autorité politique, la LOLF, pour des raisons obscures, serait « démocratique » parce que plus « transparente », et ainsi de suite. Il n’en est rien : la décentralisation morcelle le corps politique en autant d’intérêts particuliers – qu’on songe par exemple à la concurrence absurde à laquelle se livrent des collectivités locales pour attirer les entreprises sur leur territoire – et réduit le citoyen au rôle de sujet ou de consommateur. L’empilage des structures (commune, communauté d’agglomération, communauté de communes, pays, département, région) a permis la prolifération des bureaucraties et rendu le fonctionnement de notre république encore plus obscur et plus impénétrable. Dans les régions se constituent des baronnies avec leurs cortèges d’affidés et leurs effets pervers sur tout le système démocratique.
Comme cette crise de la démocratie est patente, on a inventé un palliatif miraculeux : la « démocratie participative ». Les formules du type expérimenté à Porto Alegre, du temps de la municipalité PT, ont été invoquées : le vote du budget municipal est discuté par des assemblées de citoyens par quartiers qui donnent leur avis et expriment leurs revendications avant de passer au vote en conseil municipal. S’il s’agit de palliatifs à une dégénérescence de la démocratie, c’est mettre un cautère sur une jambe de bois. En outre, les comités de quartier entraînant les plus mobilisés dans des institutions purement consultatives et de surcroît sans représentation nationale, cela ouvre la voie à toutes les manipulations. Si l’on veut centraliser les comités de quartiers – au niveau de la ville, de la région, du pays tout entier – alors on créera une pyramide bureaucratique encore plus éloignée du citoyen de base que ne l’est la représentation nationale aujourd’hui.
En fait, la « démocratie participative » fonctionne à plein régime dans notre pays, au fur et à mesure que la démocratie recule. On pouvait s’en douter : la démocratie étant la participation du grand nombre à la décision politique, la « démocratie participative » pourrait sembler un curieux pléonasme. Mais selon un procédé qui semble tiré de la « novlangue » imaginée par Orwell[5], la démocratie participative s’avère la négation de la démocratie. On multiplie les « consultations » pour impliquer les citoyens dans des décisions qu’ils ne prendront pas et qui seront souvent prises contre les opinions qu’ils auront émises pendant la consultation. Ces consultations n’ont pas d’autre but que de tenter de désamorcer par avance tout contestation et tout manifestation de refus. Les dernières réformes de l’Éducation Nationale, depuis la réforme Allègre ont été de ce point de vue particulièrement éclairantes.
Il existe une autre forme de démocratie participative, ces structures, comme les « pays » où des élus (au second degré) s’entourent de représentants autoproclamés de la « société civile ». L’intégration des syndicats, qu’on veut transformer en syndicats « d’accompagnement » dans toutes sortes d’institutions étatiques constitue une troisième forme de cette fameuse « démocratie participative ». Pendant ce temps, ces 36 000 foyers de démocratie que sont nos communes sont mis en tutelle. Les partis, intermédiaires « naturels » dans notre tradition, entre les citoyens « d’en bas » et les dirigeants, sont transformés en machines relayées par le système médiatique, au mépris des sentiments populaires comme l’a montré le référendum du 29 mai 2005.
En vérité, ce n’est pas vers plus de démocratie que nous allons mais vers ce que Pierre Legendre a nommé la « reféodalisation de l’État », son éclatement en multiples fiefs, avec une pyramide de relations de dépendances qui progressivement vide de son sens l’article II de la déclaration de 1789 : « la souveraineté réside essentiellement dans la nation[6] ».

Denis COLLIN – 6 février 2007


[1] Sur la « Loi d’orientation et d’aménagement du territoire » (lois Voynet et Chevènement) : voir notre contribution, « Crise et réforme de l’État », in Refaire la politique (T. Andréani, M. Vakaloulis dir.), éditions Syllepse, 2002.
[2] Contre nos 36 000 communes, l’argument massue est : il y a 7000 communes en Allemagne.
[3] Source : site de l’UMP : Projet législatif pour 2007.
[4] La combinaison LOLF + régionalisation produit des résultats étonnants quand il s’agit d’intégrer les ATOS dans les départements.
[5] Lire et relire ce grand livre qu’est 1984.
[6] Que le signature de la France au bas du TCE n’ait pas été retirée après le référendum de mai 2005, que la constitution ait été modifiée avant ce scrutin en vue de la mettre en accord et que ces modifications restent intégrées à notre loi fondamentale, cela dit assez en quelle considération on tient la souveraineté de la nation.

mardi 30 janvier 2007

M comme marxisme

Marxisme (n, m) : (1) Philosophie de Karl Marx (1818-1883). (2) L’ensemble des courants intellectuels qui, à quelque degré que ce soit, se rattachent à la pensée de Karl Marx. (3) « Moi, je ne suis pas marxiste » (Karl Marx).
Le destin de la pensée de Marx a conduit à la confusion des sens (1) et (2) en dépit de l’avertissement (3). En bonne logique et pour respecter les dénominations en usage dans la langue française, le substantif « marxisme » s’il est construit comme kantisme ou platonisme devrait signifier : caractère de la pensée marxienne. C’est l’adjectif « marxien » construit sur le modèle de kantien, platonicien, etc., et non pas « marxiste » qui convient pour parler de Marx. Pour « marxien », donc, voir Marx.
On doit distinguer divers usages du terme « marxisme » et diverses phases de l’histoire du « marxisme », au croisement de la philosophie, de l’histoire des idées … et de l’histoire tout court.
(I) Le marxisme orthodoxe. Le marxisme devient la doctrine officielle des principaux partis socialistes et sociaux démocrates européens à la fin du xixe siècle. Sous l’influence de quelques textes de Engels, mais surtout de August Bebel (1840-1913) et Karl Kautsky (1854-1938), de Georges Plekhanov (1858-1918) en Russie ou encore de Jules Guesde en France, se construit ce qu’on appellera le « marxisme orthodoxe ». L’Internationale Communiste et les divers partis qui lui sont affiliés reprendra a son compte ce marxisme orthodoxe dont Georges Politzer (1903-1942) puis Roger Garaudy (né en 1913) seront les principaux propagateurs en France. Le marxisme orthodoxe se présente comme une conception du monde cohérente articulant une philosophie moniste matérialiste (le « matérialisme dialectique »), une théorie de l’histoire (le « matérialisme historique »), une analyse socio-économique fondée sur l’analyse des classes sociales en lutte, le concept d’exploitation et la distinction entre infrastructure économique et superstructure politique, juridique, idéologique et religieuse. Engels est fréquemment rendu responsable de la transformation de la pensée de Marx en ce « marxisme orthodoxe ». Il est nécessaire de faire des distinctions et de ne pas jeter tous les « marxistes orthodoxes » dans les « poubelles de l’histoire » auxquelles leurs adversaires étaient fréquemment voués.
On trouvera des travaux spécialisés intéressants et parfois originaux comme La question agraire de Karl Kautsky ou en avance sur l’évolution des mœurs et des préoccupations comme Le socialisme et la femmed’August Bebel. Les trotskystes, bien que se situant philosophiquement dans le « marxisme orthodoxe produisent d’importantes contributions à la compréhension de la réalité sociale du xxe siècle. La Révolution trahie de Trotsky est la première tentative systématique de penser la nature de l’URSS. C’est encore un trotskyste, C.L.R. James qui s’intéresse parmi les premiers à comprendre les problèmes spécifiques de l’émancipation des Noirs. Il faut enfin accorder une place de choix à l’œuvre d’Ernest Mandel, notamment son Spätkapitalismus. On se gardera de confondre ces travaux honorables avec la production « intellectuelle » courante du stalinisme, qu’il s’agisse des écrits de Staline sur la linguistique ou des thèses ( ?) de Lissenko sur la « science prolétarienne ».
(II) Le marxisme occidental. Sous le syntagme « marxisme occidental », Perry Anderson (éditeur de la revue britannique New Left Review) regroupe toutes les tentatives, principalement faites en Europe occidentale, de reprendre la façon de Marx en sortant du dogmatisme du « marxisme orthodoxe ». Il ne s’agit pas d’une école mais d’un ensemble de penseurs et de courants qui se caractérisent par leur prise de distance à l’égard du matérialisme orthodoxe, qualifié de mécaniste, la réintégration des questions de la culture et de la psychologie ou encore la prise en compte plus directe des questions proprement politiques. Les « marxistes occidentaux » se réclament volontiers de Marx mais réfutent la plupart du temps l’apport de Engels, suspecté de réintroduire dans la pensée de Marx une métaphysique matérialiste. On peut également remarquer la tentative de réaliser des synthèses entre la tradition issue de Marx et les courants classiques de la philosophie ou des sciences humaines. Avec Karl Korsch (1886-1961), Georg Lukacs (1885-1971), c’est principalement un retour à la philosophie de Hegel qui est censé sortir le marxisme de son dogmatisme. On retiendra ici l’ouvrage clé de Lukacs, Histoire et Conscience de classe. Avec Antonio Gramsci (1891-1937), le marxisme italien se marie avec la philosophie hégélienne revue et corrigée par Benedetto Croce et Giovanni Gentile. Si certains marxistes autrichiens, Max Adler en tête, avaient déjà tenté une synthèse entre les pensées de Kant et de Marx, en Italie, Galvano della Volpe (1895-1968) et son disciple Lucio Colletti (1924) reprennent cette question à nouveaux frais. L’École de Francfort – nom sous lequel est connu l’Institut für Sozialforschung, fondé en 1923 par Theodor Adorno (1903-1969) et Max Horkheimer (1895-1973) – est très fortement imprégné de psychanalyse, mais aussi de la sociologie de Max Weber. Avec Herbert Marcuse ou Erich Fromm, l’école de Francfort jouera un rôle important dans l’histoire intellectuelle des « trente glorieuses ». C’est encore de cette école que sortent Jürgen Habermas et aujourd’hui Axel Honneth. En France, Jean-Paul Sartre, surtout à partir de la Critique de la raison dialectique, fait le lien entre marxisme et existentialisme. Enfin, le structuralisme issu de la linguistique de Saussure et de l’ethnologie de Lévi-Strauss imprègne le marxisme de Louis Althusser (1918-1990).
(III.) L’influence de Marx dans les sciences sociales. Que ce soit en tant que doctrine des partis socialistes et communistes ou dans les diverses formes du « marxisme occidental », la pensée de Marx est utilisée de manière critique à l’égard de la société capitaliste. Mais on peut aussi se référer à Marx simplement en tant que savant. L’influence de la conception marxienne de l’histoire est particulièrement notable. Toute une école historique anglaise, dont le nom saillant est celui d’Eric Hobsbawn revendique clairement sa filiation marxiste. En France, Fernand Braudel ne manqua jamais de signaler sa dette à l’égard de Marx – dette particulièrement nette dans son ouvrage monumental, Civilisation matérielle, économie, capitalisme – xv – xviiie siècle. Immanuel Wallerstein, disciple de Braudel développera la théorie de « l’économie monde ». L’inspiration marxiste se révélera un outil fécond dans l’exploration des processus historiques par lesquels la société européenne issue de la féodalité donner naissance au capitalisme moderne – voir la longue discussion entre Maurice Dobb, Paul Sweezy, etc. sur la transition du féodalisme au capitalisme. De nombreuses écoles économiques, enfin, se sont d’abord pensées dans le rapport au marxisme, ainsi ce qu’on a appelé « l’école de la régulation », représentée par des chercheurs comme Michel Aglietta, André Dorléans, Anton Brender … Des économistes libéraux, adversaires politiques décidés des marxistes reconnaissent la valeur scientifique des travaux de Marx – ainsi Milton Friedmann considère comme un apport décisif la théorie marxienne de la monnaie. Il faudrait faire sa place enfin au « marxisme analytique anglo-saxon » dont les travaux de John Elster (Making sense of Marx) ou de John Roehmer sont emblématiques.
Le marxisme aujourd’hui. Politiquement, le marxisme semble défait. Les partis qui s’en réclament encore sont des petits groupes sans véritable influence politique – ou s’ils gagnent de l’influence, c’est en abandonnant leur marxisme. Reste seulement une constellation de chercheurs qui continuent de « travailler avec Marx » et parfois contre Marx, dans tous les domaines de la philosophie et des sciences sociales. Les trois « congrès Marx » tenus en France à l’initiative de l’équipe de la revue Actuel Marx, témoignent à la fois de cette fin du marxisme et de la vitalité de la pensée de Marx. On peut même espérer que, débarrassé du marxisme, il soit possible maintenant procéder à réévaluation de la pensée de Marx.

Bibliographie


Labica (Georges) & Bensussan (Gérard) : Dictionnaire critique du marxisme (PUF, réédition « Quadrige »).

jeudi 25 janvier 2007

À propos de l’identité nationale

[Ce texte a  été écrit au moment où le président Sarkozy avait voulu engager, à des fins purement électoralistes) un vaste débat sur l'identité nationale. Il reste d'actualité.]

Puisque nous avons un ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du codéveloppement, il n’est pas mauvais de commencer par interroger cette notion un peu obscure d’identité nationale.

On sait que la campagne électorale a l’objet de quelques envolées lyriques et de quelques clowneries autour de cette question.  C’est l’actuel président qui a lancé l’affaire en mettant la nation au centre de plusieurs discours et même en récupérant toutes sortes de grandes figures de l’histoire nationale, y compris les figures tutélaires de la gauche : Jaurès, Blum ou le jeune communiste fusillé par les nazis, Guy Môquet. De l’autre côté, pour n’être pas en reste, on s’est sitôt mis à agiter le drapeau tricolore et à chanter la Marseillaise dans les réunions électorales. Un vague débat s’est même esquissé où l’on a fait mine d’opposer deux conceptions de l’identité nationale.

Je crois que c’est l’idée elle-même qu’elle faut questionner et c’est seulement à ce prix que l’on peut, le cas échéant la reprendre.

Dans « identité nationale », il y a identité.

Commençons par quelques remarques concernant la notion d’identité elle-même.

L’identité n’est pas une chose ni une propriété, mais une relation. Je suis un homme ou une femme, je suis noir ou blanc, mais je ne suis pas identique. On ne peut être identique qu’à quelque chose. Deux choses sont identiques si elles sont indiscernables ou du moins indiscernables sous certains rapports qu’on estime pertinents.

Par exemple quand on décline son identité, on établit une relation entre l’individu physique présent et une personne reconnue par les autorités légales.

On peut également définir l’identité comme la permanence. L’homme âgé et le jeune homme ne sont pas la même chose et pourtant il y a quelque chose qui est préservé qui est précisément leur identité. En quoi consiste cette chose préservée, c’est une question philosophique sérieuse qu’on ne va pas aborder ce soir. Préserver son identité, c’est donc rester identique à soi-même, c’est rester soi !

Voyons ce que cela donne quand on applique ces esquisses de définition à l’identité nationale.

Il y a dans cette expression une première ambiguïté. Quand on parle de l’identité personnelle il n’y a aucun doute, on parle du rapport de la personne à elle-même : « —Qui êtes-vous ? — je suis X, né le … » Ou encore « — je suis qui je suis, je suis qui j’étais, je suis qui je serai. » Mais pour l’identité nationale, on ne sait pas trop à quoi se rapporte l’adjectif national. Il peut s’agir :

(1)     De l’identité des individus qui composent une nation et qui le composent précisément parce qu’ils sont identiques en quelque chose.

(2)     De l’identité de la communauté humaine qu’on appelle nation.

Le mot « nation » lui-même est porteur de cette ambiguïté.

La nation renvoie à latin nascor, natum,  au fait de naître. La nation regroupe tous ceux qui ont quelque chose de commun par naissance.  Mais cette définition est de la mythologie pure et simple. On apprenait jadis aux enfants « nos ancêtres, les Gaulois », mais c’est de l’histoire à peu près aussi sérieuse que l’histoire du Proche-Orient racontée par la Bible. Toutes les nations, sans exceptions, sont faites de l’amalgame de peuples qui se sont rencontrés, entretués et embrassés. Tout le monde sait que les Italiens ne sont pas des descendants de Romains, ni même des descendants de Romains croisés d’Étrusques, mais aussi des Lombards (c’est-à-dire des sortes de Goths), des Normands, des Arabes, des Espagnols, des Grecs … et tutti quanti. Les Allemands ne sont pas plus des Germains que les Français des Francs.

Les nations ne sont pas non plus des unités linguistiques : ni l’Italie, ni l’Espagne, ni la Suisse, ni la Grande-Bretagne, ni même la France et l’Allemagne ne sont des unités linguistiques : l’Allemand souabe et l’Allemand berlinois sont très différents sans parler de ceux qui parlent encore le « Hochdeutsch », c’est-à-dire un dialecte néerlandais, en Frise.

On pourrait poursuivre ainsi très longuement pour dire ce que n’est pas la nation. Au point qu’on pourrait que penser que comme Dieu dans la théologie négative on ne puisse la désigner que par des négations ! En tout cas, on peut réfuter en son fonds la définition qu’en donnait Staline : « La nation est une communauté humaine stable, historiquement constituée, née sur la base d’une communauté de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique qui se traduit par une communauté de culture. » (in Le Marxisme et la question nationale) A l’arrière-plan des discours de M. Sarkozy, il y a incontestablement ce genre de définition de la nation, mais si elle est « historiquement constituée », une nation n’est pas une communauté stable, ni une communauté de langue, ni une communauté de territoire et encore moins cette chose bizarre que Staline appelle « communauté psychique ».

Il faut donc, et c’est le plus raisonnable, renoncer à essayer de définir la nation par ce qu’il pourrait y avoir d’identique chez tous les membres de cette nation.

De cette première conclusion, on peut déduire quelques propositions :

(1)    L’intégration d’un individu « né ailleurs » dans une nation ne peut aucunement être la transformation de cet individu au point qu’il puisse s’identifier au modèle national, c’est-à-dire à l’individu-type. Pour faire un bon Français, il n’est pas nécessaire de porter un béret et de se promener avec une baguette de pain sous le bras… Les tests de bonne francité qu’on veut imposer pour le regroupement familial n’ont aucun sens … d’autant que bon nombre de Français « de souche » (de laquelle, c’est une autre affaire) ne manifestent qu’une maîtrise très approximative de la langue française et ignorent superbement la culture et les « valeurs » de la France (à condition qu’on soit capable de définir ce qu’on entend par là).

(2)    L’identité nationale ne découlant pas de la naissance il est donc clair que la nation est une entité historique et comme telle, à la fois un produit et un acteur de l’histoire. Les Français du XXIe siècle différent profondément de ceux du xixe, et en diffèrent sans doute plus qu’ils ne diffèrent des Italiens ou des Belges du xxie siècle.

Est-ce à dire que la notion d’identité nationale est dépourvue de sens ?

Si la définition de l’identité nationale par l’identité des propriétés partagées par les individus la composant est une définition intenable, il reste pourtant possible de donner un sens à la notion d’identité nationale.

L’identité nationale est tout simplement la revendication d’appartenance à une nation, non pas une nation définie en termes « naturalistes », mais une nation définie comme une « communauté de vie et de destin », pour parler comme Otto Bauer, dirigeant socialiste autrichien jusqu’aux années 30 et auteur d’un ouvrage remarquable, La question des nationalités et la social-démocratie, publié chez EDI en 1987 et toujours disponible.

Les hommes sont des animaux « politiques » disait Aristote.

Ils ne sont pas des individus que se sont faits eux-mêmes ; ils n’existent et ne peuvent exister que dans des communautés politiques, que les Grecs appelaient « cités », les Romains « république », et nous « nations ». Ces nations sont constituées par un ensemble de relations entre les individus et entre les groupes humains relativement stables dans le temps, bien que susceptibles de nombreuses transformations, relations qui unissent ces individus et ces groupes et les séparent des individus et groupes qui ne font pas partie de ces relations.

Je vais essayer d’expliquer rapidement ce que j’entends par cette définition en prenant – avec les précautions d’usage – une analogie. Un individu humain, un corps n’est pas un ensemble d’éléments identiques (ils sont au contraire très différents), ces éléments ne sont pas permanents (presque toutes nos cellules se renouvellent sur un cycle de deux ans), de nouveaux éléments apparaissent, la forme générale se modifie avec le temps, mais il y a un substrat relationnel stable entre tous ces composants et c’est ce substrat qui définit l’identité de l’individu. Par analogie, on peut dire qu’une nation, c’est cela : « un ensemble d’individus, eux-mêmes très composés », comme dirait Spinoza.

Qu’est-ce qui fait une nation et donc qu’est-ce qui permet de parler d’identité nationale ?

C’est qu’elle unit à travers le partage de relations (les conflits étant aussi des relations !) et qu’elle sépare ! Quand ces relations sont suffisamment développées pour que la question soit posée de la commune décision de notre avenir, cette nation est aussi un espace public, c’est-à-dire un espace politique au sens propre. Quand Bauer parle de « communauté de destin », il vise juste : nous sommes unis parce que nous pensons que nous avons une destinée commune. Et l’appartenance à la nation n’est rien que le fait d’assumer une commune destinée, c’est-à-dire que les affaires politiques nationales et internationales deviennent mes affaires !

Cette conception de la nation, Ernest Renan lui a donné une expression célèbre que je vais rappeler. Dans une conférence du 11 mars 1882, faite en Sorbonne, Renan met en garde contre les erreurs classiques sur la nation :

« De nos jours, on commet une erreur plus grave : on confond la race avec la nation, et l'on attribue à des groupes ethnographiques ou plutôt linguistiques une souveraineté analogue à celle des peuples réellement existants. »

S’appuyant sur l’histoire et la littérature française, il montre que

« L'idée d'une différence de races dans la population de la France, si évidente chez Grégoire de Tours, ne se présente à aucun degré chez les écrivains et les poètes français postérieurs à Hugues Capet. »

Il arrive à cette définition fameuse, à juste titre :

« Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L'existence d'une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de l'individu est une affirmation perpétuelle de vie. »

L’identité nationale n’est pas une norme dans laquelle on fait rentrer de gré ou de force les individus mais un acte politique. Si, comme on doit le faire, on abandonne la définition naturaliste de la nation, il faut dire que la nation est bien le nom moderne de ce que les Grecs appelaient « polis » et les habitants, les membres de la nation sont des « citoyens ». Les citoyens ne sont pas seulement des individus privés (cette réunion d’hommes mis les uns à côté des autres que les Grecs appelaient un « laos » et que nous traduisons par peuple) mais aussi et surtout des individus réunis politiquement par des droits et des devoirs en rapport avec les affaires communes, ce que les Grecs appelaient un « demos » et que nous traduisons aussi par peuple…

De ce que je viens dire, il se déduit qu’il y a un bon et un mauvais usage de l’identité nationale.

On pourrait dire : « les frontières, on s’en fout », envoyer au diable les nations et les États-nations et se proclamer citoyen du monde – cosmopolite, au sens étymologique. Il est du reste assez surprenant d’entendre ce genre ce discours dans des mouvements qui se sont dits opposés à la mondialisation (« no global ») !

Au cosmopolitisme, je crois qu’il est raisonnable d’opposer l’internationalisme, l’internationalisme qui reconnaît les nations – pour qu’il y ait solidarité entre les nations, il faut bien qu’il y ait des nations !

Hannah Arendt disait que les frontières nationales constituent en quelque sorte les murs qui soutiennent le monde et l’abolition des frontières nationales prépare tout simplement l’effondrement du monde.

Je vais en donner quelques raisons.

(1)   Un État mondial n’est ni possible ni souhaitable. L’unification du monde sous un pouvoir politique commun signifierait d’un côté la croissance du pouvoir de contrôle policier et militaire et l’homogénéisation des règlements, des lois, des cultures, des systèmes politiques. C’est d’ailleurs ce à quoi tend le capitalisme dans sa dynamique actuelle et c’est pourquoi je ne suis pas « altermondialiste » mais bien « anti-mondialisation ». En outre, si un tel État mondial existait, le problème des réfugiés politiques ne poserait plus car nous n’aurions plus nulle part où nous réfugier ! Comme le disait Kant, l’État mondial serait ou anarchique ou tyrannique et sûrement les deux à la fois.

(2)   La nation est la bonne médiation entre l’universel abstrait qu’est la « citoyenneté du monde » et l’enfermement dans la particularité « naturelle ». Le monde, c’est trop grand, mais la tribu, la famille, l’ethnie (mot politiquement correct pour « race »), c’est la réduction de la vie humaine à la naturalité. La nation est universelle parce que politique et parce que c’est aussi un modèle universel de communauté auquel les peuples qui veulent devenir libres aspirent toujours ; mais c’est en même un universel particulier, lié à une histoire commune, des traditions, des valeurs communes.

(3)   Le « droit des nations » a été des étendards et de l’entrée dans la modernité et de la liberté politique. « Vive la nation ! », c’était le cri des révolutionnaires à Valmy. La défense de la nation a été en deux moments importants de notre histoire récente le point de départ des plus grands mouvements révolutionnaires, je pense à la Commune de Paris et à la Résistance. Aussi arbitraire que puissent être les frontières nationales, et, en tant que produits historiques, elles sont arbitraires, elles et elles seule rendent possibles l’exercice de la liberté politique. Elles ne suffisent évidemment pas à cela, mais elles en sont la condition nécessaire.

Quelles conséquences ?

(1)   Une nation a le droit et le devoir d’avoir une politique de l’immigration, parce qu’elle a le devoir et le devoir de déterminer ses frontières et de dire qui peut ou ne peut pas faire partie de l’association politique. La question à discuter est de savoir quelle politique !

(2)   Une nation a le droit de défendre sa propre culture, l’idée qu’elle se fait d’elle-même, etc. Le devoir d’hospitalité est toujours un devoir qui se heurte à d’autres impératifs comme celui de se conserver soi-même. La question est de savoir quelle idée nous nous faisons de cette culture à protéger !

 

Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...

On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’...