vendredi 23 février 2007

La philosophie de la nature de Hegel et les méprises du marxisme



G.W.F. Hegel
La philosophie de la nature constitue le deuxième temps de l’exposé de la science hégélienne. Bien que les commentateurs s’y soient, en règle générale, assez peu attachés, elle joue cependant un rôle important dans le système d’ensemble de Hegel : la philosophie de la nature est en effet très proche des origines de la philosophie qui se situent dans l’ancienne physique des Grecs ; ce point de départ ne peut pas être oublié, ni exclu de la philosophie au bénéfice des sciences modernes de la nature. Rendant raison des choses qui tombent sous le sens, la philosophie de la nature pose également le problème de la vérité de l’expérience ; Hegel ne dit-il pas que « la naissance de la philosophie a pour point de départ l’expérience »[1]. Comme il le remarque : « Ainsi le savoir portant sur Dieu, comme sur toute réalité suprasensible en général, implique de façon essentielle un dépassement de la sensation ou de l’intuition sensible ; il implique par conséquent une attitude négative à l’égard de cette première réalité, mais par là même la médiation »[2]. La philosophie de la nature apparaît ainsi comme une médiation essentielle dans le chemin qui conduit de la logique, c’est-à-dire de la science de l’idée auprès d’elle-même et pour elle-même à la philosophie de l’esprit. En même temps, Hegel démontre tout à la fois les limites de l’entendement, c’est-à-dire de la manière de penser des sciences de la nature et de l’empirisme et réfute ce matérialisme dont les marxistes diront qu’il est la philosophie spontanée des savants. Dans la philosophie de la nature, Hegel n’établit pas les fondements métaphysiques d’une physique ; la philosophie de la nature n’est pas une science seconde, située après l’idéalisme transcendantal. Bien au contraire, dès les prodromes du système hégélien[3], Hegel refuse, contre Fichte, cette séparation et cette hiérarchisation. La philosophie de la nature procède à une véritable annihilation de la matière, non pas une pure négation au nom d’un arrière-monde des Idées, mais un processus qui, à partir du recueil empirique, à travers des métamorphoses successives, dépouille la nature des apparences où l’enfermait la science « barbare » et révèle son essence qui est l’Esprit.
Or par un curieux paradoxe le marxisme orthodoxe, en prétendant remettre Hegel sur ses pieds, c’est-à-dire en affirmant que l’essence de l’Esprit est la matière, reprend presque intégralement à son compte la dialectique de la nature qui est alors appelée à former l’ossature du matérialisme dialectique. Par l’expression « marxisme orthodoxe » nous désignons ce corpus doctrinal, plus ou moins formalisé qui finit par constituer une « Weltanschauung », dont les théoriciens principaux sont le Engels de la « Dialectique de la nature », Plekhanov et Kautsky, à qui il faudrait ajouter le Lénine de « Matérialisme et empiriocriticisme ». En cernant ainsi le marxisme orthodoxe, nous affirmons du même coup qu’il ne doit pas être confondu avec la philosophie de Marx ; comme le dit Michel Henry, le marxisme n’est peut-être que l’ensemble des contresens faits sur Marx. Or, le marxisme orthodoxe en faisant de la dialectique de la nature de Hegel le noyau matérialiste de la pensée de Hegel, commet d’abord un formidable contresens sur le système hégélien ; du même coup, illusionné par la métaphore du renversement qu’il prend pour un simple retournement — un peu comme on retourne un sablier — il commet une méprise fondamentale sur la pensée de Marx parce qu’il ne comprend pas quel est le sens de la critique marxienne de Hegel.
Peut-être semblera-t-il inutile de démontrer l’incohérence fondamentale du « matérialisme dialectique » ; l’histoire est passée par là qui semble avoir rendu obsolètes bien des disputes. Cependant, on ne peut pas renvoyer simplement aux « poubelles de l’histoire » le marxisme en général ni laisser à la critique des souris la réflexion sur rapports entre la science et la philosophie d’un Engels[4] qu’on aura bien soin de ne pas confondre avec les épigones et encore moins avec les épigones des épigones, thuriféraires de la « science prolétarienne » ou apôtres d’un rationalisme des plus étriqués. Car le problème posé par Engels dans ses dernières recherches théoriques est ni plus ni moins que donner un cadre philosophique général aux déploiement des sciences de la nature ; or ce problème général reste un problème actuel. Parmi les grandes figures des sciences contemporaines de voix s’élèvent pour demander une véritable philosophie de la nature, seule apte à donner un sens, à rendre compréhensible le travail de la physique ou de la biologie moléculaire. Citons ici René Thom, qui tourne son regard vers la physique d’Aristote ; citons également Ilya Prigogine qui, avec prudence, affirme que ses travaux réclament une « dialectique de la nature »[5]. On pourrait poursuivre ainsi la liste : les savants de plus en plus nombreux, ne s’intéressent plus seulement aux questions d’épistémologie, mais cherchent à fonder philoso­phiquement leur démarche, parce que la science telle qu’elle est pensée par les méthodes de l’entendement menace de sombrer dans le formalisme abstrait et apparaît de plus en plus souvent comme étrangère à la Raison humaine en général. Nous nous retrouvons donc dans un débat qui date du siècle dernier et qui n’est pas si dépassé qu’il pourrait sembler au premier abord.

1.  La place de la philosophie de la nature dans le système hégélien

Pour comprendre la place et la fonction de la philosophie de la nature dans le système hégélien, il est d’abord nécessaire de remarquer qu’il ne s’agit pas d’une question particulière, secondaire, ni d’une verrue sur le système qui pourrait facilement être écartée, comme l’ont cru certains hégéliens. La réflexion sur la philosophie de la nature parcourt l’oeuvre de Hegel d’un bout à l’autre : de la collaboration avec Schelling et de la dissertation de 1801 sur « Les orbites des planètes » jusqu’à l’Encyclopédie des Sciences Philosophiques. Si le réflexion hégélienne s’infléchit nettement entre les premiers écrits — notamment à l’époque de sa collaboration avec Schelling — et la rédaction de l’Encyclopédie, elle-même remaniée plusieurs fois, l’inspiration fonda­mentale reste. La réflexion hégélienne s’inscrit en outre dans une situation philosophique particulière. Depuis deux siècles un mouvement de rupture entre les sciences de la nature et la philosophie s’est amorcé. Les sciences ont pris leur autonomie par rapport à la philosophie. La hiérarchie traditionnelle, issue d’Aristote, qui faisait des sciences de la nature des sciences secondes, subordonnées à la philosophie première, à la science de l’être en tant qu’être, cette hiérarchie n’existe plus. Philosophes, mathématiciens, physiciens, Descartes, Newton, D’Alembert, tous ont contribué à l’ébranlement de l’antique système jusqu’au point où la philosophie, abandonnant toute prétention à être la maîtresse des sciences naturelles, se met humblement à leur école et se construit à partir de « prototypes » gnoséologiques issus des sciences. En un sens la « Critique de la Raison Pure » est la marque la plus évidente de cette irruption de la nouvelle force propre des sciences de la nature et des mathématiques — ou encore des sciences empirico-analytiques pour reprendre une expressoin chère à Habermas — dans le domaine de la philosophie. Plus : la « Critique de la Raison Pure » conclut chez Kant une longue réflexion qui incluait un retour sur ses propres tentatives dans le domaine de la philosophie de la nature, commencées à l’âge de vingt trois ans avec les « Gedanken von der wahren Schätzung der lebendigen Kräfte », puis, huit ans plus tard, par « Allgemeine Naturgeschichte und Theorie des Himmels ». La « Dissertation de 1770 » en affirmant que l’espace et le temps n’expriment pas quelque chose existant objectivement mais seulement les conditions subjectives de toute intellection sensible, fait pleinement droit à la science physico-mathématique de cette époque. Ce faisant Kant tout à la fois construit le champ philosophique où s’affirme l’autonomie des sciences et en même temps renverse l’ordre traditionnel puis ce n’est plus désormais la philosophie première qui gouverne la physique, mais bien la physique qui sert de paradigme à la philosophie critique.
De ce point de vue, le hégélianisme peut apparaître comme une — ultime ? — tentative pour redonner à la philosophie en tant que science totale la place qu’elle occupait au sommet de la hiérarchie des savoirs, pour en faire véritablement cette science architechtonique à la quête de laquelle Aristote s’était lancé dans la « Métaphysique ». Pour ce faire, il pose tout à la fois la philosophie de la nature comme un moment de l’aventure de l’Esprit et l’entendement, c’est-à-dire la méthode des sciences empirico-analytiques, comme un moment de la véritable science. Or, il est à remarquer que l’une comme l’autre sont des moments négatifs, des moments où l’Esprit se perd en se posant dans l’altérité. C’est bien pourquoi, si Hegel veut faire toute sa place à l’expérience et intégrer à sa philosophie les résultats des sciences de la nature et des mathématiques, il doit montrer comment seule la philosophie donne un sens aux recherches empiriques mais encore doit les guider et permet de déterminer la bonne voie. C’est la signification de la dissertation sur « Les orbites des planètes », mais c’est aussi le sens du chapitre III de la « Phénoménologie de l’Esprit » consacré à la critique de la théorie newtonienne des forces. La nature du point de vue de la Science hégélienne ne peut être conçue qu’en tant qu’esprit.

1.1.           Le concept de la nature

Dans « L’Encyclopédie des Sciences Philoso­phiques », la philosophie de la nature est exposée dans la deuxième partie de l’ouvrage et suit immédiatement la partie consacrée à la logique. La philosophie de la nature constitue en effet le second mouvement puisque, de la nature, Hegel dit qu’elle est « l’idée sous la forme de l’altérité », en d’autres termes qu’elle est extérieure à elle-même. Et, par conséquent, « ce que la nature montre dans sa présence n’est point liberté, mais nécessité et contingence ». Il faut comprendre quel est le propos de Hegel. Si la nature est présentée comme l’Idée sous la forme de l’altérité, cela signifie qu’il expose non une physique, au sens ancien du terme, mais, dans le même mouvement l’idée de la nature et la critique des sciences qui posent la nature comme leur objet. Or dans ces sciences, il y a de la nécessité et de la contingence comme il y a des chiens des chats.
Suivons donc la démarche de Hegel. Dans la « Phénoménologie de l’Esprit », Hegel procédait à une critique de l’entendement. Dans « L’Encyclopédie des Sciences Philoso­phiques » il va situer cette critique dans l’exposé d’ensemble de la science dont la « Phénoménologie de l’Esprit » ne constituait que le préalable. La philosophie de la nature pour Hegel n’est pas autre chose que la physique[6] et en tant que philosophie elle a pour objet l’universel pour lui-même. Chez Hegel les introductions sont comme les ouvertures des opéras : on y trouve tous les thèmes avec leurs variations. Attardons nous donc sur l’introduction de la philosophie de la nature qui couvre les paragraphes 245 à 252 de « L’Encyclopédie des Sciences Philoso­phiques ».
La philosophie de la nature est confrontée à des difficultés intrinsèques qui tiennent à cette « impuissance de la nature » dont parle Hegel. Si la nature doit être considérée comme un « système de niveaux », les différences sont séparées les unes des autres et n’interviennent qu’à titre d’extériorité. Or dans le même moment, Hegel doit noter « la difficulté, et dans de nombreux domaines l’impossibilité de tirer de l’observation sensible de fermes différences pour les classes et les ordres. »[7] Donc la nature peut être comprise effectivement, non à partir de la simple observation, ni à partir des « nébuleuses représentations, foncièrement sensibles » mais dans le mouvement de l’idée. Ainsi « La nature est auprès d’elle-même, un tout vivant ; le mouvement qui en parcourt les étapes est plus précisément que l’idée se pose comme ce qu’elle est auprès d’elle-même ; ou, ce qui revient au même, que à partir de son immédiateté et de son extériorité qui sont la mort, elle va en elle-même pour être d’abord à titre de vivant , mais ensuite supprime aussi cette déterminité dans laquelle elle n’est que vie et se promeut elle-même à l’existence de l’esprit, lequel est la vérité et le but final de la nature et le vraie effectivité de l’être. »[8]
Ce paragraphe méritait d’être cité en entier parce qu’il résume non seulement le mouvement général de « L’Encyclopédie des Sciences Philoso­phiques » mais aussi à l’intérieur de l’Encyclopédie le mouvement de la philosophie de la nature. Le mouvement triadique exposé dans ce paragraphe est celui que parcourt l’idée en tant que nature et qui détermine division de la philosophie de la nature. A l’idée dans la détermination de l’un-hors-de-l’autre correspond la matière et donc la mécanique. Le deuxième moment est celui de l’individualité naturelle et le troisième moment correspondant à la physique organique. Il est à remarquer que la division des sciences naturelles est effectuée non à partir des objets et des méthodes propres élaborées par chaque science mais bien à partir de la pensée spéculative elle-même.
Mais d’emblée, Hegel nous prévient, la philosophie de la nature pour l’homme n’est pas la connaissance d’une fondement ni d’une origine. « Pratiquement, à l’égard de la nature [...] l’homme se comporte lui-même comme un individu immédiatement extérieur, et par conséquent sensible mais qui face aux objets naturels se prend en même temps et à bon  droit [souligné pas nous] pour but »[9]. Cette extériorité pratique de l’homme à l’égard de la nature sera développée un peu plus loin. Notons ici qu’elle exclut à l’avance toute tentative d’unifier l’histoire humaine et l’histoire naturelle, de faire une histoire naturelle de l’homme ou une anthropologie naturaliste au sens de Feuerbach. La nature n’est qu’un moyen dont l’homme est le but et la science de la nature n’est qu’une médiation sur le parcours de l’Esprit. Ou encore, ceci : la culture humaine ne peut se constituer qu’en réduisant la nature à ce statut second, qu’en la posant justement comme l’altérité et donc en refusant toute adoration de « l’ordre naturel », de cet ordre qui mêle de façon extérieure nécessité et contingence. Hegel explicite la contradiction entre ce qu’est la nature en Idée et son existence déterminée comme nature et, ce faisant, il oppose point à point ce qui est naturel à ce qui est humain en affirmant la supériorité de l’oeuvre humaine sur ce qui est naturel.
La longue remarque du § 248 est pleine d’enseignements. La nature, nous dit Hegel, « ne doit pas être divinisée » et les objets de la nature « ne doivent pas être  considérés et cités, de préférence aux actes humains, comme des oeuvres de Dieu ». Hegel ne s’oppose pas aux seules superstitions anciennes, qui transforment les astres en dieux ou aux croyances animistes. Il s’oppose aussi à un des arguments théo­logiques les plus courants qui veut que la perfection de Dieu s’incarne dans la perfection de nature. C’est sa longue critique de Leibniz et Wolff qui trouve dans ces remarques une nouvelle expression. Une remarque avait préparé ce raisonnement : « On a fait gloire à la richesse infinie et à la variété des formes, et fort déraison­nablement, à la contingence qui se mêle à l’ordonnance extérieure des formations-naturelles, d’être la plus haute liberté de la nature et même sa divinité ou du moins ce qui est en elle de divinité »[10].
Certes, selon Hegel,, « la nature est divine en soi, dans l’Idée ». La nature, en tant qu’elle est saisie idéalement, en tant que concept, peut être considérée comme Dieu. Spinoza le disait: « Deus sive natura ». Dans la tradition scolastique Dieu est la nature naturante qui produit et se manifeste dans la nature naturée. Hegel ne rejette pas purement et simplement cette idée ancienne. Mais il la relativise et la place dans une structure profondément différente. Et si chez Hegel il y de l’esprit dans la nature, c’est un esprit caché. Car si la nature est divine conceptuellement, « telle qu’elle est, son être ne correspond pas à son concept » et, ajoute Hegel, il s’agit là d’une « contradiction non résolue ». Par cette affirmation, Hegel s’oppose directement à la doctrine spinoziste de la nature qui identifie, sans contradiction, Dieu et la nature.
Hegel rapporte sa notion de la nature aux Anciens. Il nous dit qu’elle est « l’être-posé, le négatif, à la manière dont les Anciens ont saisi la matière en général comme le non-ens. » Le mot nature présente, et ce depuis les débuts de la philo­sophie, de nombreux sens. La nature est souvent employée pour désigner l’essence des choses, leur quiddité. Ce sens dérivé se comprend si on veut bien se rappeler que nature à la même racine que naître (en latin nasci) tout comme en grec jusiV est dérivé d’un radical qui donne en français fécond, foetus, etc.. Or Hegel écarte ce sens premier. La nature chez lui est saisie comme la matière. En renvoyant aux Anciens, Hegel est cependant très général, car les Anciens ont des conceptions très différentes de la nature comme de la matière. Aristote ne saisit nullement la nature comme matière et si la nature est le principe du mouvement et du repos des êtres, la matière des choses n’est pas leur nature. Mais la matière s’identifie chez Aristote à la puissance. C’est pourquoi Hegel peut dire que les Anciens saisissent la matière comme non-ens, autrement dit comme non-étant, car ce qui est, ce qu’on peut qualifier d’étant, c’est ce qui est en acte, et pas seulement en puissance.
Mais la nature n’est pas seulement l’être-posé; elle est « également expri­mée comme la chute de l’Idée à partir et hors d’elle-même ». Si on suit le raison­nement de Hegel, cette notion de chute serait également présente chez les Anciens. Or chez Aristote et chez la plupart des Grecs classiques, la nature n’est jamais considérée comme chute. La conception de la nature comme chute de l’Idée se développe avec le christianisme d’un côté, avec les néo-platoniciens, c’est-à-dire essentiellement Plotin de l’autre. On sait que le thème du monde naturel conçu résultat de la chute est le thème central des cosmologies gnostiques. Encore faut-il distinguer. Chez les chrétiens et les gnostiques, cette chute est fortement contée négativement; la chute est d’ordre moral et la nature incarne le mal, alors que chez Plotin, la chute n’est directement liée au mal; la procession plotinienne découlant du mouvement spontané de l’Un. L’Idée de Hegel, telle qu’elle se présente dans l’Encyclopédie, si elle est fortement modelée par la tradition chrétienne, nous renverrait donc ici plus à l’Intelligible plotinien qu’aux thèses mystiques. Et tout comme dans le système plotinien la chute va être le point de départ d’une remontée, d’une conversion.
En effet, cette chute de l’Idée exprime le fait que dans la nature, l’Idée est la « figure de l’extériorité » et donc elle est « dans l’inadéquation d’elle-même par rapport à elle-même ». Cette contradiction trouve sa solution dans la conscience, ou plus exactement dans le mouvement par lequel l’esprit passe du sensible à l’intelligible. Du concept de la nature, nous allons donc passer à la phénoménologie de l’esprit. Car c’est seulement à la conscience sensible que la nature apparaît « comme le terme premier, l’immédiat, l’étant. » Autrement dit, la nature qui est non-ens n’apparaît comme n’étant que dans une conscience elle-même extérieure, immédiate. Nous pouvons remarquer aussi la manière caractéristiques dont Hegel use avec les philosophes anciens. Hegel ne fait pas, à proprement parler, de l’histoire de la philosophie; ce qui l’intéresse ce n’est pas de restituer la pensée aristotélicienne de la nature telle qu’elle se développe dans le système d’Aristote ; bien au contraire, Aristote doit être englobé dans un mouvement général où la pensée philosophique dans son mouvement historique n’est pas autre chose qu’une façon d’exposer le mouvement de l’Etre lui-même. Que les Anciens aient donc posé la nature comme matière et comme non-ens n’est peut-être pas tout à fait exact du point de vue d’une « vérité factuelle » de l’histoire empirique de la philosophie mais est conforme à la logique de l’Etre.
A ce stade cependant, la nature reste une présentation de l’Idée et donc, nous dit Hegel, « l’on peut bien et l’on doit bien admirer en elle la sagesse de Dieu ». Mais on ne doit jamais oublier que cette manière d’admirer la sagesse divine est la plus éloignée qui soit de son objet. Hegel cite Lucilio Vanini, qui fut brûlé (à Toulouse en 1619) pour blasphème, et qui affirmait qu’un fétu de paille suffisait à faire connaître l’être de Dieu. Vanini partant d’un déterminisme strict cherchait à retrouver dans le monde visible l’immanence de la vie divine. Sans contester directement cette affirmation, Hegel lui oppose cette autre que « toute parole est, pour la connaissance de l’être de Dieu un fondement qui l’emporte en excellence sur n’importe quel objet de la nature. » Dans l’opposition traditionnelle entre l’homme et la nature, Hegel affirme le primat de l’homme, y compris dans « le jeu de ses lubies les plus contingentes ».
Hegel explique immédiatement après la raison de cette affirmation: dans la nature « chaque figure, pour elle-même, est privée du concept d’elle-même ». C’est encore une autre manière d’affirmer l’exté­riorité irrémédiable de la nature. Y compris la vie, qui constitue « le sommet auquel atteint la nature en son être-là », est « abandonnée à la déraison de l’extériorité ». « La vitalité individuelle », nous dit encore Hegel, reste prise « dans une implication avec une singularité qui lui est autre. » Pour dire les choses autrement, la vie elle-même reste soumise à un déterminisme aveugle, à une causalité extérieure qu’elle ne connaît pas. Inversement « dans toute extériorisation spirituelle est contenu le moment d’une libre relation universelle à soi-même ».
Il y a ici une opposition profonde, fonda­mentale, entre ce qui est de l’ordre de la nature et ce qui est de l’ordre humain. Même les pires errements de l’esprit humain participent de l’universel, car ils s’ins­crivent dans une histoire — la phénoménologie de l’esprit — comme des moments qui conduisent à l’uni­versel. La pensée de Hegel englobe. Mais à l’opposé la nature n’a pas d’histoire. Elle est l’être-posé qui n’est appelé à aucun devenir. La véritable histoire est l’histoire humaine. L’opposition entre la nature et l’humain est si profonde que certains commentateurs — Kojève par exemple — affirment que Hegel aurait du élaborer deux ontologies, une ontologie concernant la nature, l’être-en-soi statique, et une autre concernant l’homme, l’être-pour-soi. Cette division paraît assez étran­gère à la volonté hégélienne d’engober tout le savoir dans un système unique, mais elle trouve néan­moins un début de fondement dans l’opposition tranchée et appa­remment sans dépassement entre l’homme et la nature que Hegel expose ici et à d’autres endroits de son oeuvre. Notons aussi que cette idée des deux ontologies chez Hegel telle que Kojève l’expose correspond aux lectures contemporaines de Hegel telles que les lectures existentialistes ou les lectures marxistes dans la lignée de Lukacs ou de l’école de Francfort.
Dans le développement qui suit, Hegel expli­cite cette opposition. Les oeuvres de l’art humain, pour­suit-il sont toujours supérieures aux oeuvres de la nature. Hegel réfute l’argument qu’elles auraient une sorte de faiblesse congénitale parce qu’elles empruntent leur matériau à l’extérieur et donc ne sont pas vivantes. L’esprit contient en effet une vitalité bien supérieure à la vitalité naturelle. La vitalité naturelle, on l’a vu plus haut, reste soumise au déterminisme, elle n’a pas de but, elle ne sait pas où elle va; elle connaît des change­ments, mais des changements qui n’ont pas de sens intrin­sèque; alors qu’inver­sement la vitalité de l’esprit est histoire, elle vise l’Absolu en se connaissant elle-même. Hegel reprend la distinction aristotélicienne de la forme et de la matière, mais il l’infléchit en lui donnant une connotation de jugement de valeur, dont on chercherait vainement les traces dans la méta­physique d’Aristote. La forme en général est « plus haute que la matière ».
Mais cette opposition peu dialectique trouve sa solution immédiatement après: car « dans tout ce qui est éthique », la matière appartient « totalement et uni­quement à l’esprit ». Autrement dit l’opposition matière-forme est dépassée par une sorte de spiritualisation de la matière. La matière est devenue un produit de l’esprit. La nature en tant que matière n’est plus posée, elle prend sens parce qu’elle est posée par l’esprit. Et du coup Hegel renverse l’argument qu’il réfutait plus haut. Ce n’est pas l’oeuvre de l’esprit humain qui emprunte sa matière à l’extérieure d’elle-même, c’est bien au contraire la nature elle-même qui , en tant qu’elle est vivante, emprunte à l’esprit son principe de vitalité: « comme si dans le nature, le degré supérieur, le vivant, n’empruntait pas non plus sa matière au dehors. » On retrouve les grands traits de ce qui constitue la dialectique de la nature chez Hegel, c’est-à-dire le procès de réduction de la matière à l’esprit, le passage du fini dans l’infini.
Le dernier argument que Hegel réfute est celui de l’éternité des lois de la nature. Cette réfutation se fait sur deux plans. Dans d’autres moments de l’Encyclopédie, Hegel montre que la nécessité des lois de la nature est une nécessité extérieure qui ne saurait abolir la contingence fondamentale événements de la nature. Dans ce passage, il montre inversement que cette fidélité à des lois éternelles n’est pas propre à la nature. La conscience de soi a aussi des lois — que la « Phénoménologie de l’Esprit » a éclairées — et les hommes ont reconnu plus ou moins clairement ces lois sous la forme de la Providence dirigeant les événements humains. Les déterminations de cette Providence dans le champ des événements humains ne peuvent pas être « contin­gentes et privées de raison ». Les événements humains sont des étapes du voyage de l’esprit; leur logique est la logique même du mouvement de la conscience de soi vers l’absolu. Ils obéissent donc à des lois déterminées. Ils passent par des phases précises, ce que la philosophie de l’histoire hégélienne se charge de montrer, rigoureusement et systématiquement. Il y a certes dans le domaine des événements humains un élément de contingence spirituelle que Hegel nomme le libre-arbitre. Et c’est par cet élément que l’esprit peut aller jusqu’au Mal. Mais, ajoute-t-il, cela même est encore quelque chose d’infiniment plus élevé que le cours des astres qui est conforme à des lois ou que l’innocence de la plante, car ce qui s’égare ainsi est encore esprit. » La nature ne s’égare pas parce qu’elle ne va vers rien de son propre mouvement. Et dévaloriser l’esprit au motif qu’il peut s’égarer dans le Mal, c’est faire preuve d’un moralisme fade. Car le Mal lui-même n’est pas contingent. Il a sa propre raison. Il est inclus dans le mouvement historique. Ce qui n’implique pas que le Mal soit un « moment » du Bien, mais qu’on peut trouver les déterminations rationnelles de cette déraison. Par cet aspect de sa philosophie Hegel s’oppose donc aussi bien à une certaine partie des Lumières qu’aux Romantiques qui postulent une sorte d’innocence naturelle dont ils font une vertu.
Donc si la physique constitue bien l’origine empirique de la philosophie, elle ne peut plus en être la base et donc on ne peut comprendre la démarche de l’esprit en la ramenant au processus naturel. Bien au contraire le soi-disant ordre naturel n’est pour Hegel que contingence, arbitraire et désordre et c’est seulement dans le mode sensible de représentation qu’on peut y voir liberté et rationalité. La démarche scientifique traditionnelle, celle des sciences de la nature, est une démarche réductionniste, visant à expliquer le plus complexe par le plus simple, le plus spirituel par le plus matériel, la vie par la chimie et la chimie par le physique. Hegel s’oppose au fond à cette démarche — ce qui ne veut dire qu’il condamne les scientifiques et qu’il ne reconnaisse pas l’immense valeur de l’expérimentation : bien au contraire, en héritier des Lumières Hegel recollectionne tout les savoirs de son époque qui doivent être ordonnées selon la Raison dans l’Encyclopédie — et met en avant une véritable ascension dans laquelle la vérité du niveau inférieur est trouvée au niveau supérieur : la vérité de la mécanique est dans la physique et celle de la physique dans la physique organique et la vérité de la vie dans l’esprit. Or l’esprit ne s’envole que dans la mort du naturel.

1.2.           Conclusions sur la philosophie de la nature

1

La philosophie de la nature de Hegel est marquée par une dévalorisation incontestable de l’élément naturel[11]. La nature en soi, en tant que matière, n’est pas admirable. Il y aurait à mettre en relation cette attitude à l’égard de la nature avec une tradition étrangère à la celle de la philosophie grecque, nous voulons dire la tradition biblique ; le peuple hébreu refuse le culte des éléments naturels (culte solaire, théologies astrales, etc.) pour adresser ses prières à un Dieu abstrait qui se présente non comme un étant mais comme le fondement de tout être, de toute énonciation et de donc toute raison. Cette opposition recouvre également l’opposition entre la création divine et l’éternité de la matière chez les Grecs et les analogies sont superficielles qui comparent la Genèse et les mythes explicatifs qui font naître le monde de l’apeiron. Hegel admet qu’on peut bien admirer dans la nature si l’on veut la sagesse divine, mais cette concession est de pure forme et tout le développement démontre que cette admiration est sans objet. La nature n’est intéressante qu’en tant que vie parce qu’alors elle est spiritualisée, parce qu’alors elle emprunte quelque chose à l’élément spirituel. Et Hegel s’oppose au réductionnisme qui vise à ramener le vivant à la chimie. « Il faut, dit-il, tenir au surplus pour pleinement étranger à la philosophie  et grossier le procédé qui aux déterminations conceptuelles a substitué tout simplement le carbone et l’azote, l’oxygène et l’hydrogène... »[12] En effet : « ce qui fait la barbarie du procédé est prendre pour l’essence d’un organe vivant, disons même pour son concept, le caput mortuum extérieur, la matière inerte dans laquelle la chimie a tué pour la seconde fois une vie déjà inanimée. »[13] Marcuse consacre de longs développements au concept de vie et à sa place centrale dans l’ontologie de Hegel, ne montrant que ce concept jou un rôle central dans les écrits de jeunesse de Hegel[14]. Dans les écrits de la maturité, le concept de vie continue de jouer un rôle important, unifiant la philosophie de la nature et la philosophie de l’Esprit. C’est bien parce que la nature est vie qu’elle est un moment du parcours de l’esprit. Or elle n’est vie qu’autant qu’elle est contradictoire, qu’elle se nie elle-même, qu’elle est supprimée. La « dialectique de la nature » hégélienne est la dialectique de l’abolition de la nature posée comme quelque chose d’extérieur à l’esprit.

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Cette dévalorisation de la nature fonde une dévalori­sation des sciences de la nature, spécifiquement de la physique. Les sciences de la nature ne peuvent s’élever qu’au niveau de l’entendement et ne parviennent jamais à la Raison tant qu’elles restent au niveau de la nature en elle-même. Au § 270 de la Philosophie de la Nature, Hegel peut ainsi opposer la manière « sublime » dont Kepler a exposé les lois célestes à « la prétendue force de gravité de Newton » qui n’est « mise en lumière qu’à partir de l’expérience et par induction ». Kepler en effet démontre ces lois en faisant uniquement appel à un raisonnement mathématique, de manière spéculative alors que Newton, et avec lui toute la science moderne, s’appuie sur l’expérience et intègre dans l’expression des lois physiques des constantes qui selon Hegel expriment la réduction des lois naturelles à une contingence empirique. Hegel connaît les développements des sciences de son époque, mais il en refuse les implications philosophiques et cherche à intégrer ces dévelop­pements dans son propre système. Il refuse ce qui définit spécifiquement une « théorie physique ». Ce qui le conduit à des positions un peu surprenantes en matière de sciences physiques, qui semblent renvoyer les sciences assez loin en arrière. L’opposition qu’il développe entre Kepler et Newton recoupe l’opposition grecque entre les mondes célestes et les mondes sublunaires. Ainsi Hegel donne un statut privilégié aux « corps planétaires » car « en tant qu’ils sont  les corps immédiatement concrets, les corps planétaires sont les plus achevés dans leur existence »[15]. En outre, Hegel aborde souvent la nature sous l’angle d’une métaphysique substantialiste, au sens où Bachelard la définit. On en trouve des expressions frappantes comme celles-ci « L’obscur qui est d’abord le négatif de la lumière », expression qui renvoie incontestablement aux théories de Goethe sur la lumière conçue comme élément simple, les couleurs étant le résultat du conflit entre la lumière et l’obscurité. Ainsi les sciences de la nature doivent, selon Hegel, non pas définir leur objet propre et leur méthode propre, mais être intégrées dans la Science qui est nécessairement la science philosophique.

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Pour autant que la nature puisse être objet de science — en réalité seul l’esprit est l’objet de la science — c’est en tant que vie qu’elle l’est. Or les sciences fondées sur l’entendement ne saisissent la nature que comme matière inerte, comme mort. La philosophie de la nature suit le mouvement ternaire qui caractérise le système de Hegel. Dans un premier temps, la nature est en soi; elle est dans l’état décrit dans ce texte du § 248; elle est alors mécanique. Dans un deuxième temps, elle est posée sous forme de physique; en tant que forme matérialisée, la matière devient forme ou « matière qualifiée ». Dans un troisième temps, cette négation est à son tour niée et l’idée parvient à l’existence immédiate comme vie; c’est le moment de la physique organique qui elle-même procède selon trois phases (la vie comme structure dans la géologie, la vie comme subjectivité formelle dans le monde végétal, la vie en tant que subjectivité concrète dans le monde animal). La science de la vie animale apparaît comme le sommet de la philosophie de la nature, et s’il en est ainsi, c’est parce que la vie n’est déjà plus vraiment nature; elle emprunte sa matière en dehors de la nature, dans l’esprit. La philosophie de la nature de Hegel est donc très nettement vitaliste, c’est-à-dire qu’elle va exactement à l’opposé du mouvement de la science depuis le XVIIe siècle qui tend à réduire le vital et l’organique à l’inerte et au non organique, la physique organique à la chimie et la chimie à la physique. C’est ce qui donne son sens au refus du principe d’inertie tel que Hegel l’expose dans la dissertation de 1801 sur les orbites des planètes : « Puisque la science mécanique reste étrangère à la vie de la nature, la seule notion primitive qu’elle puisse appliquer à la matière, c’est la mort, cela qu’on appelle la force d’inertie, c’est-à-dire l’indifférence au repos et au mouvement. »[16]

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La philosophie de la nature oppose au réductionnisme de la science moderne un réduc­tionnisme inverse. Le but de la philosophie de la nature est la dissolution de la nature posée hors de la conscience pour parvenir à la vraie science qui est celle de l’esprit.  C’est ainsi qu’on peut expliquer cette étonnante défense de Paracelse qui figure au §316[17], alors même que la chimie moderne était née avec Lavoisier dont Hegel connaissait les travaux : La multiplicité empiriques des substances élémentaires que révèle cette chimie entre difficilement dans le schème hégélien. La philosophie de la nature ne prend son sens que comme procès de négation du monde naturel et affirmation du seul caractère divin de l’esprit. La dévalorisation de la nature saisie en tant que matière ou non-ens, si elle semble méconnaître tout le mouvement des sciences dont Kant fait la théorie, n’en aura pas moins une imposante postérité, chez Marcuse ou chez le Lukacs de « Histoire et Conscience de classe », mais aussi chez Heidegger dont on n’a souvent retenu que le fameux « la science ne pense pas » pour en développer une version anthropologique — ainsi chez Sartre.  En posant simultanément le refus de la nature et la méfiance à l’égard des sciences de la nature, cet héritage de la pensée de Hegel se trouve peut-être au coeur de l’esprit de notre époque, marquée et par l’apogée d’une civilisation purement urbaine et par les craintes et l’angoisse de la crise écologique. Cependant, cette interprétation anti-scientiste est opposée à la démarche hégélienne et nécessite l’abandon de la philosophie de la nature. Il serait erroné, à partir des critiques de Hegel lui-même, d’en conclure purement et simplement à l’oubli nécessaire de la philosophie de la nature. La nature comme monde posé hors de la conscience et saisi par l’intuition sensible ne peut être supprimée au profit de l’esprit que si les sciences de la nature, conduites dialectiquement, sont donc intégrées comme médiation du Savoir absolu.

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Les bévues scientifiques de Hegel — sur les orbites des planètes, sur la force centrifuge, sur la théorie de la lumière, sur la conception du solaire,... — ont condamné pendant longtemps sa philosophie de la nature. On oublie pourtant de signaler que cette même philosophie de la nature lui a permis d’éviter quelques unes des plus grosses erreurs commises par la science de son siècle, par exemple en ce qui concerne les thèses de Gall : « vouloir ériger la physiognomonie voire entièrement la cranioscopie, au rang des sciences, ce fut là une des plus creuses lubies, plus creuse encore qu’une signatura rerum, lorsqu’on s’imaginait, à partir de leur structure, connaître la vertu curative des plantes. »[18] Or cette prise de position sans équivoque est fondée, du point de vue de la science positiviste sur un « postulat spéculatif » que Hegel exprime ainsi : « pour l’homme, l’os n’est rien d’en soi ».[19]
La philosophie de la nature apparaît comme un ensemble bien encombrant ; il est semble difficile de la retrancher du système de Hegel, sauf à considérer comme seule valable la lecture « subjectiviste » de Hegel qu’a effectuée la tradition existentialiste en déplaçant l’axe du système hégélien vers la « Phénoménologie de l’Esprit ». En outre, il est difficile de condamner l’ensemble de la philosophie de la nature au nom des bévues de Hegel, dans la mesure où on n’est pas en mesure de démontrer que ce sont les présupposés ultimes de cette philosophie de la nature qui conduisent par une nécessité inflexible à ces bévues. Les présupposés ultimes de Hegel sont ceux qui subordonnent la connaissance scientifique au mouvement du savoir absolu. Autrement dit une rationalité effective est déniée aux sciences fondées sur l’entendement qui ne peuvent atteindre que la rationalité abstraite, celle du « tranquille royaume des lois »[20]. Or les bévues scientifiques de Hegel ne découlent pas de ces présupposés ultimes mais plutôt de présupposés intermédiaires, issus pour une part de la tradition philosophique — la séparation entre la sphère céleste et le monde sublunaire, la considération du cosmos comme corps vivant remontent au plus loin dans la tradition philosophique occidentale — ou de l’ambiance culturelle de l’époque marquée par les conséquences du « Sturm und Drang » et le romantisme. Il reste que les questions que la philosophie hégélienne de la nature pose à la science sont loin d’être impertinentes. D’une part, l’opposition de la rationalité abstraite de l’entendement à la raison effective, quels que soient les termes dans lesquels on l’exprime, recouvre bien un des problèmes majeurs de la science contemporaine, celui de son intelligibilité. Ainsi la physique est-elle rationnelle en ce sens qu’elle est fondée sur une utilisation exhaustive de l’outil mathématique mais comment peut-elle s’intégrer dans une compréhension globale, dans cette revendication hégélienne qui reste toujours, à titre d’idée directrice, la nôtre, savoir la revendication du droit du Savoir absolu ? Quand Hegel nous invite à « prendre conscience de la submersion de la mécanique physique sous une curieuse métaphysique qui — face à l’expérience et au concept — n’a d’autre sources que les déterminations mathématiques »[21], c’est sans doute une question qu’il faut poser à notre physique actuelle. D’autre part, si les sciences de la nature affirment haut et fort qu’elles disposent de leur propre méthode et qu’elle sont émancipées de toute idée spéculative, de toute philosophie de la nature, l’autoconception des sciences de la nature n’a que des rapports lointains avec les pratiques scientifiques réelles qui se ramènent le plus souvent, ou du moins dès qu’il s’agit d’une recherche de quelque ampleur, à des philosophies explicites ou implicites.[22]
Il est clair que l’enthousiasme de Hegel pour la « Naturphilosophie » a bien baissé depuis l’époque de sa collaboration avec Schelling. Un texte, dont ne sait s’il doit être attribué à Hegel ou à Schelling, affirmait : « La philosophie de la nature est donc en cette qualité, la philosophie totale et indivise ; dans la mesure où la nature est le savoir objectif et où l’expression du point d’indifférence pour autant qu’il réside en elle, est le Vrai, pour autant qu’il réside dans le monde idéel le Beau, le nom de philosophie de la nature convient à la philosophie entière sous son aspect théorique. »[23] Loin d’être la philosophie entière entière, la philosophie de la nature n’en est plus qu’un moment. Mais un moment essentiel : non seulement la philosophie de la nature ne peut pas être supprimée du système hégélien, mais elle peut rester en partie vivante si on s’attache non aux réponses particulières qu’apporte Hegel mais aux questions qu’il pose et qui peuvent souvent être posées à l’épistémologie contemporaine. On peut refuser en bloc le système hégélien, mais difficilement échapper à ses questionnements.

2.  La philosophie de la nature hégélienne et les méprises marxistes

L’attitude du marxisme à l’égard de la philosophie de Hegel est fondamentalement ambiguë. Marx lui-même dans ses écrits de jeunesse s’affirme dans une rupture avec Hegel qui est tout autant, sinon plus, une rupture avec les « Jeunes-Hégéliens ». Le rejet de la spéculation hégélienne est total en particulier dans « L’Idéologie Allemande » ou dans la polémique contre Proudhon, « Misère de la Philosophie ». Les textes dits de la maturité, sans revenir à une forme de hégélianisme, affirment à l’égard de « ce philosophe éminent » une attitude beaucoup plus nuancée. Face à la mode anti-hégélienne qui sévit chez de nombreux intellectuels allemands, Marx n’hésitera pas à se proclamer « disciple » de Hegel et affirmera que la dialectique constitue le noyau rationnel du système qu’il faut extraire de sa « gangue mystique » ou encore qu’il retourner le hégélianisme, le remettre sur ses pieds pour lui trouver une figure tout à fait raisonnable. Hegel, dit encore Marx a été le premier à exposer correctement le mouvement d’ensemble. Mais, en appliquant les principes recommandés par Marx, il n’est pas nécessairement judicieux de juger la pensée de Marx réelle sur ce qu’il en dit lui-même. Cependant, le marxisme, tel qu’il s’est constitué après Marx comme corpus doctrinal achevé, a pris ce parti : reprendre la méthode hégélienne mais non le système pour l’appliquer aux sciences positives dans une perspective matérialiste, ce qui a donné naissance au fameux « matérialisme dialectique » dont on serait bien en peine de trouvé un exposé quelconque dans les textes de Marx lui-même. L’expression de « matérialisme dialectique » elle-même ne figure pas chez  Marx, et n’apparaît que tardivement chez Engels — qui parle d’abord de « dialectique de la nature »  puis de « matérialisme dialectique dans « Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande », en 1888 ; avec Plekhanov, qui la reprend dans un article consacré à Hegel, l’expression passera chez les social-démocrates russes.
Ainsi, il apparaît que le matérialisme dialectique, cette introuvable philosophie du marxisme, résulte d’une double méprise : méprise quant à la problé­matique philosophique fondamentale de Marx, méprise quant à la philo­sophie de Hegel. Nous laisserons ici de côté la première de ces méprises que certains auteurs ont développées de manière tout à fait convaincante[24] pour nous concentrer, à partir de l’exposé par les marxistes de la « dialectique de la nature » sur la deuxième méprise.

2.1.           Hegel et le matérialisme

Qu’est-ce que le matérialisme ? La considération de la nature sans adjonction exté­rieure, répondent la plupart des marxistes. Or le matérialisme dialectique sur ce plan s’éloi­gne d’emblée du matérialisme puisqu’il adjoint la dialectique à sa considération de la nature. On peut se demander si l’expression « matérialisme dialectique » n’est pas une contra­diction in adjecto. En effet l’idée de faire de la dialectique hégélienne l’âme d’une philo­sophie matérialiste est à bien des égards une idée étonnante, car « par construction » pourrait-on dire, la dialectique hégélienne est radicalement anti-matérialiste.
Lorsqu’il considère l’histoire de la philosophie, Hegel est de la plus grande sévérité à l’égard des divers matérialismes, mais aussi de tout ce qui, de près ou de loin, pourrait conduire au matérialisme[25]. Les critiques souvent violentes qu’il émet contre Newton vont dans ce sens. Il lui reproche sa théorie corpusculaire de la lumière et la théorie de la gravi­tation. La première présente la grave défaut de réduire la couleur à des obscurités[26], ce qui est selon Hegel d’un « caractère barbare ». Pour ce qui est de la théorie newtonienne de la gravitation, ou, pour reprendre l’expression de Hegel, « la prétendue force de gravité », « elle n’est mise en lumière qu’à partir de l’expérience et par induction »[27] et Hegel ajoute ceci : « ce que Kepler a exprimé d’une manière simple et sublime sous la forme des lois du mouvement céleste, Newton en a fait la forme réflexive d’une force de pesanteur, cette même forme sous laquelle se présente dans le cas la chute la loi des grandeurs de cette chute ».[28] Autrement dit, la faute de Newton est de ramener les lois célestes aux lois terrestres, de ramener le mouvement « sublime » des planètes au mouvement trivial de la chute, ou encore, dit autrement, de déduire les lois célestes des lois terrestres. La méthode de Newton est présentée et critiquée comme empirisme mais pour Hegel un « empirisme logique avec lui-même » est pour Hegel un véritable matérialisme[29]. Ce qui, notons le, est aussi l’avis de Marx qui dans « La Sainte Famille » place les empiristes anglais, Hobbes et Locke en parti­culier, parmi les pères fondateurs du matérialisme moderne et qui citera régu­lièrement. L’appréciation de Hegel sur la philosophie anglaise (et plus géné­ra­le­ment cette culture anglaise dans laquelle Marx puisera abondamment) est presque toujours négative. Ainsi « la philosophie expérimentale est la seule intelli­gible pour le tempérament anglais, pour Newton, pour Locke, pour tous ceux dont les écrits ont permis d’exprimer ce tempérament et la faiblesse d’une telle philo­sophie apparaîtra dans un exemple qui touche à notre sujet »[30]. Et cette faiblesse est illustrée par une expérience de Newton... où Hegel montre d’ailleurs qu’il ne comprend pas la distinction entre masse et poids.
Le hégélianisme se définit lui-même comme un système qui veut réaliser l’idéalisme, car l’idéalisme est seul véritablement philosophique. On trouve certes chez Hegel une critique de l’idéalisme qui a pu faire dire que le système hégélien se situant au delà de l’opposition idéalisme-matérialisme ou idéalisme-réalisme. Mais la critique hégélienne ne porte pas sur l’idéalisme en général mais bien sur l’idéalisme que Hegel appelle « mauvais idéalisme ». « La raison est la certi­tude qu’a la conscience d’être toute réalité : c’est ainsi que l’idéalisme formule le concept de la raison. »[31] Si l’idéalisme doit être critiqué c’est en ce qu’il ne pose cette affirmation que comme affirmation immédiate : l’idéalisme est ce moment où « la conscience qui entre en scène comme raison a immédiatement cette certitude de soi »[32] Le défaut de cet idéalisme est qu’il est oublie le chemin qui conduit à cette cer­titude « car c’est ce chemin oublié qui est la compréhension conceptuelle de cette affirmation exprimée immédiatement »[33]. Ayant oublié le chemin, l’affirmation que la conscience est toute réalité devient une simple assurance « qui ne se conçoit pas elle-même ni ne peut se rendre concevable à d’autres »[34] et donc c’est à bon droit que peuvent lui être opposées l’assurance d’autres certitudes comme « Il y a de l’AUTRE ». La critique de Hegel se concentre donc non sur l’idéalisme en général mais sur le mauvais idéalisme unilatéral. Or ce mauvais idéalisme trouve son dé­pas­­sement dès qu’il cherche à saisir la différence. Ayant exposé comment l’idéa­lisme vide se trouve être nécessairement un empirisme absolu, Hegel montre que la raison « a conscience dans ce concept, en tant que certitude, en tant que Je, de ne pas être encore la réalité en vérité »[35] et donc « elle est poussée à élever sa cer­titude à la vérité et à remplir le Mien vide ».[36] Ce qu’un idéalisme pose de manière uni­latérale, Hegel veut lui donner sa vérité absolue en unissant la démarche spé­cu­la­tive et la recollection d’un savoir encyclopédique issu de l’expérience. Si le sys­tème accueille l’empirique c’est dans la mesure où la connaissance empirique est une étape sur le parcours de l’esprit — et Hegel souligne l’apport fondamental de la philo­sophie critique de Kant — mais une étape qui doit être dépassée. Une lecture maté­rialiste de Hegel apparaît donc un projet philosophique des plus hasar­deux dans la mesure même où chez Hegel prime la volonté de dépasser les oppositions tradi­ti­onnelles de la métaphysique, qui constitue le moteur même de la dialectique,  et cette volonté ne peut être mise en oeuvre que sur le plan fondamental de l’idéalisme.

2.2.           La dialectique comme méthode

La lecture matérialiste dialectique de Hegel s’appuie sur la séparation du système et de la méthode, la méthode pouvant être transférée sans dommage à une conception matérialiste. Or cette séparation de la méthode et du système est impossible, sauf à réduire la dialectique hégélienne à quelques prétendues « lois générales de la pensée ». Si dans toute philosophie, c’est le système qui est périssable, avec Hegel nous avons un problème particulier puisque le système est précisément l’objectif central de toute l’oeuvre de Hegel. La systématicité n’est pas quelque chose qui vient après, qui résume et organise un ensemble de résultats acquis par la pensée. Au contraire la pensée n’a de sens, de vérité que si elle est une pensée du système. Dès le début de son oeuvre, Hegel fixe son objectif. Si la philosophie consiste à se frayer un chemin jusqu’au moment où le limité se rapporte à l’Absolu, ce chemin conduit nécessairementà ceci : « On doit éprouver le besoin de produire une totalité du savoir, un système de la science. »[37] Dans la philosophie allemande (depuis Kant) les mots « systématique » et « scientifique » sont employés pratiquement comme des synonymes ; le système de la science n’est pas différent de la science elle-même. Cependant ce système ne doit pas se transformer en système dogmatique ; la dialectique n’est donc, sous un certain angle, pas autre chose que la construction non dogmatique du système. Faute de mettre ce système au centre de toute analyse de l’oeuvre, on fait de Hegel « le créateur d’une méthode passe-partout, claudication se dépassant en unijambisme, la trop célèbre trilogie dialectique : thèse — antithèse — synthèse. »[38] Kojeve insiste à juste titre sur le fait que la dialectique chez Hegel n’est en rien une méthode. Chez Kant le terme de dialectique ne désignait que la logique générale considérée comme organon et ne pouvait en aucun cas être un instrument pour élargir les connaissances. La dialectique est la nature propre, véritable des choses elles-mêmes et en même temps est la science elle-même, la science devant être ici entendue dans le sens que Hegel donne à ce mot et non dans le sens des sciences empiriques. Ainsi que le dit Kojève, la « Logique » de Hegel « n’est pas une logique au sens courant du mot, ni une gnoséologie, mais une ontologie ou Science de l’Être pris en tant qu’Être »[39] et il ajoute en parlant des trois aspects de la logique — abstrait ou accessible à l’entendement, dialectique ou négativement rationnel, spéculatif ou positivement rationnel — que « ce sont des catégories ontologiques et non logiques ou gnoséologiques ; et ce ne sont certainement pas de simples artifices de méthode d’investigation ou d’exposé. »[40] Dans cette dernière expression c’est incontestablement la « méthode dialectique » de Marx qui est visée. Les marxistes aiment à citer le § 81 de l’Encyclopédie : « Le dialectique constitue donc l’âme motrice du progrès scientifique, et il est le principe qui seul confère au contenu de la science corrélation et nécessité immanentes ». Ce qui pourrait se rapprocher de Marx pour qui la dialectique ne subsiste que comme « méthode d’exposition », venant après l’analyse qui a fait sienne la matière[41], mais de son côté Marx ajoute qu’en procédant ainsi on peut donner l’illusion que le mouvement est un produit de la pensée. Chez Hegel, la dialectique n’est pas une simple méthode d’exposition même si le moment dialectique vient après que le penser, à titre d’entendement ait séparé les déterminations finies. Or si « le moment dialectique est l’acte par lequel de telles déterminations finies se suppriment elles-mêmes et passent dans leur contraire »[42], ce moment dialectique ne s’arrête pas à un « art extérieur », à une pure exposition « liée » ou « balancée » des résultats de l’entendement, elle n’est pas non plus le scepticisme qui « contient la pure négation comme résultat du dialectique », mais au contraire ce moment dialectique est celui en qui réside « la véritable élévation au dessus du fini, l’élévation qui n’est pas extérieure. »[43] Et cette élévation fait que le moment dialectique n’est qu’un moment qui conduit au spéculatif qui « saisit l’unité des déterminations dans leur opposition »[44]. La pensée de  Hegel  est dialectique parce que le réel est dialectique. La dialectique n’est ni une méthode ni le « liant » ou la sauce accompagnant les mets présentés par l’entendement. Elle est essentielle au système hégélien en ce qu’elle est précisément ce qui permet d’aller de la pure identité du sujet et de l’objet telle qu’elle est simplement posée comme dans le système de Fichte à une identité effective qui correspond au savoir absolu. Alors que pour un matérialiste conséquent l’identité du sujet et l’objet est une rêverie métaphysique dépourvue de tout contenu, elle est le principe même de l’idéalisme que Hegel veut non renverser mais débarasser de ses oppositions abstraites et si chez Hegel le réel est dialectique, c’est fondamentalement parce que le réel n’est réel que comme réel pensé ; un réel impensé est une expression dépourvue de sens.
La majorité des commentateurs s’accorde pour affirmer cette unité indissoluble du système et de la méthode. Bernard Bourgeois rappelle que « Hegel réfute une telle possibilité de l’éclatement de la méthode et du système en montrant que la méthode absolue d’une part, en tant que pure méthode — c’est-à-dire en tant qu’absolue médiation avec soi —  a néanmoins déjà un contenu dans son commen­cement le plus formel et indéterminé dont il est la négation, d’autre part en tant que mémoire du système déter­miné, est néanmoins encore absolue médiation avec soi, car l’identité néces­saire, au sein de l’Idée, entre la fin et le commencement de la progression, entraîne aussi la négation de la détermination dans le retour de celle-ci en celui-ci. »[45] Ce qui souligne « l’identité de l’intériorité méthodique de l’Idée et de l’extériorité de son contenu »[46]. François Châtelet souligne de son côté : « Il n’y a pas, répétons-le, de méthode dialectique ; il y a la réalité du discours qui, confronté à ce qu’il désigne, est contraint de se développer selon une logique qui doit conférer aux oppositions : immédiat-médiation, identité-contrariété, substance-sujet, leur signifi­ca­tion effective. »[47] Lucio Colletti, qui adopte un point de vue très critique à l’égard de la philosophie hégélienne, identifie la dialectique et plus préci­sément la dialectique de la matière comme le point central autour duquel est construit le système hégélien[48]. Kojève, quant à lui, ajoute qui si on veut parler de la méthode hégélienne, cette méthode n’est nullement dialectique mais « contemplative et descriptive, voire phéménologique au sens husserlien du terme. »[49]
Revenons sur ce qui fonde l’idéalisme hégélien, qu’on peut résumer comme la thèse de l’idéalité du fini. Il s’agit d’abord de surmonter l’opposition du fini et de l’infini ; dans la logique de Hegel « l’infini est l’affirmatif et seul le fini est supprimé »[50]. Si dans l’entendement la finitude est dès l’abord dans la détermination de la réalité. Mais Hegel ajoute : « L’infini conçu par l’entendement et qui, placé à côté du fini, n’est lui-même que l’un des deux finis, n’est pas moins, lui aussi, quelque chose de non vrai un idéel. Cette idéalité du fini est le principe capital de la philosophie et toute véritable philosophie  est pour cette raison un idéalisme. »[51] Or cette dialectique qui supprime le fini en en affirmant l’idéalité est justement cette même dialectique dans laquelle l’être est toujours le « passer dans le néant et le néant le passer à l’être », ce qui est le principe même du devenir auquel s’oppose « le principe selon lequel rien ne vient du néant, «un aliquid ne vient que d’un aliquid», le principe de l’éternité de la matière, du panthéisme. »[52]
Autrement dit séparer la méthode dialectique du système idéaliste c’est ruiner la dialectique elle-même ; la méthode est alors appliquée abstraitement à un contenu qui lui est extérieur. C’est très exactement ce que fait le « matérialisme dialectique » qui ressuscite toute la philosophie spéculative de la nature.

2.3.           Le matérialisme dialectique

L’exposé par Engels du matérialisme dialectique part de Hegel dont le « plus grand mérite fut de revenir à la dialectique comme à la forme suprême de la pensée »[53]. Quelle est donc cette dialectique à laquelle Hegel revient et qui fut le lot commun des philosophes grecs « tous dialecticiens par naissance »[54] et qu’on retrouve à l’époque moderne chez Descartes et Spinoza ? La première définition que nous en donne Engels est une définition négative : la dialectique s’oppose à la « philosophie moderne »  qui s’est « embourbée, surtout sous l’influence anglaise, dans le mode de pensée dit métaphysique qui domine aussi presque sans exception les Français du XVIIIe siècle du moins dans leurs oeuvres spécialement philosophiques ».[55] Cette méthode, ce mode de pensée « métaphysique » vient des sciences de la nature qui nécessitent « la décomposition de la nature en ses parties singulières, la séparation des divers processus et objets naturels en classes déterminées... »[56]. Or dit encore Engels, « cette méthode nous a également légué l’habitude d’appréhender les objets et les processus naturels dans leur isolement, en dehors de la grande connexion d’ensemble, par conséquent non dans leur mouvement mais dans leur repos ; comme des éléments non essentiellement variables, mais fixes ; non dans leur vie, mais dans leur mort. »[57]  Ce mode de pensée de métaphysique n’est pas autre chose que ce que Hegel appelle « l’ancienne métaphysique », celle qui eut cours avant le philosophie kantienne qui se caractérise par la considération des objets de la raison du seul point de vue de l’entendement »[58]. Avec cette ancienne métaphysique on trouve l’empirisme dit encore Hegel. Or les adversaires désignés de Engels sont justement les empiristes : « Et quand, grâce à Bacon et Locke, cette manière de voir passa de la science de la nature à la philosophie, elle produisit l’étroitesse d’esprit spécifique des derniers siècles, le mode de pensée métaphysique. »[59]
Il y a ici un véritable renversement au sein du « marxisme » : en 1845, Engels co-signait avec Marx la Sainte Famille, ouvrage dans lequel les empiristes anglais étaient consi­dérés comme les véritables ancêtres du matérialisme et en particulier des maté­rialistes français et ceux qui les premiers ont mis en cause la métaphysique. A l’époque de la « Sainte Famille », Marx et Engels tournent les empiristes, les matérialistes et les sciences contre la philosophie spéculative et contre Hegel. La construction du « maté­rialisme dialectique » consiste au contraire à tourner Hegel contre les empiristes. Vers 1845, l’esprit « chimérique » est la philosophie spéculative ; en 1878 dans un des manus­crits qui seront publiés sous le titre de « Dialectique de la nature », Engels renverse cette « ancienne conscience philosophique: « Il y aura donc peu de chances que nous nous trompions, si nous cherchons le comble de l’esprit chimérique, de la crédulité et de la super­stition, non pas dans ce courant des sciences naturelles qui, comme la philosophie de la nature en Allemagne, a cherché à contraindre le monde objectif à entrer dans le cadre de la pensée subjective, mais bien plutôt dans la direction opposée, dans cette di­rec­­tion qui, se targuant d’utiliser uniquement l’expérience, traite la pensée avec un sou­ve­rain mépris et, en fait, est allée le plus loin dans la pauvreté de la pensée. Cette école est prédominante en Angleterre. »[60] On pourrait continuer assez longtemps. Le renver­se­ment des références théoriques exprime un renversement de la problématique elle-même.[61]

2.4.           Les lois de la dialectique

Et de fait, Engels abandonne les points de départ empiriques revendiqués dans « L’Idéologie Allemande ». Ainsi la « Dialectique de la Nature » commence-t-elle par une exposé de la dialectique — qu’il faut exposer en tant que « science des connexions, en opposition à la métaphysique » — et de ses « lois » qu’il réduit au nombre de trois : loi du passage de la quantité en qualité et inversement, loi de l’interpénétration des contraires, loi de la négation de la négation[62]. Laissons ici de côté cette « loi de l’interpénétration des contraires » qui paraît bien peu hégélienne. Le problème tient en ce que Engels réduit la logique de Hegel à des lois simples qui doivent remplacer ou compléter les lois de la logique formelle classique, mais ce sont également des lois formelles puisque par sa volonté affirmée de matérialisme, Engels est obligé au début de l’exposé de les priver du contenu systématique qu’elles ont chez Hegel. « Toutes trois, dit Engels, sont développées à sa manière idéaliste par Hegel comme de pures lois de la pensée [...] La faute consiste en ce que ces lois sont imposées d’en haut  à la nature et à l’histoire comme des lois de la pensée au lieu d’en être déduites. »[63]
Pourtant ce n’est pas ainsi que les choses se passent chez Hegel ; le passage de la quantité en qualité et inversement qui est affirmé, par exemple, au § 111 de l’Encyclopédie, n’est nullement présenté comme une « loi de la pensée » mais comme la conclusion de la doctrine de l’être. Pour Hegel c’est d’abord la qualité qui passe dans la quantité. Ce passage conclut le passage de l’un aux nombreux uns et découle de l’identité de la répulsion et de l’attraction. « La déterminité qualitative qui dans l’un a atteint son être-déterminé-auprès-de-et-pour-soi, a donc passé dans la déterminité en tant que supprimée, c’est-à-dire à l’être à titre de quantité. »[64] La difficulté de la pensée hégélienne s’éclaire dans la remarque qui suit et qui est dirigée contre la philosophie atomistique selon laquelle les nombreux uns ne pas rassemblés par l’attraction mais par le hasard. Or l’atomistique, dit Hegel, n’a pas que des implications en science physique mais aussi dans le domaine politique : « Selon cette perspective, la volonté des êtres singuliers en tant que tels est le principe de l’Etat, l’attractif est la particularité des besoins, des inclinations, et l’universel, l’Etat lui-même, est le rapport extérieur que constitue le contrat ».[65] Il est remarquable que Engels insiste tant sur une « loi » qui chez Hegel est exposée directement comme une réfutation de la philosophie atomistique, alors même que le « matérialisme historique » s’est d’abord construit à partir de l’atomistique, depuis la dissertation de Marx sur la différence entre les philososphies de la nature de Démocrite et Epicure, jusqu’à la thèse de l’association des individus libres telle qu’elle est esquissée dans le « Capital »[66]. Notons aussi ceci : Marx à plusieurs reprises rappelle que Epicure, qui faisait preuve en physique d’une grande « nonchalance », fut le premier à présenter une théorie politique du contrat et que ce fut là un de ses mérites.
Considérons maintenant la « loi de l’interpénétration des contraires ». Engels renvoie sur ce point à la doctrine hégélienne de l’essence. Or la doctrine de l’essence ne dit pas que les choses sont contradictoires ; elle montre « l’inanité de l’opposition entre concepts prétendument contradictoires. Hegel met en cause non la logique formelle en tant que telle mais la restriction de la raison à la logique formelle. La critique hégélienne du principe d’identité, que Engels reprend entièrement à son compte, porte sur le fait non que le principe d’identité devrait être remplacé par une « principe de contradiction » qui serait tout aussi formel que le principe d’identité, mais sur ceci : « Au lieu d’être une loi vraie de la pensée, ce principe est seulement la loi de l’entendement abstrait ». Engels, faisant de la nature « le banc d’essai de la dialectique »[67] condamne le principe d’identité à partir des difficultés de son application aux phénomènes de transition observés dans la nature (tout être organique, dit-il, est à chaque instant à la fois le même et pas le même) et réduit ce principe à celui du bon sens. Hegel, comme Engels le remarque justement, utilise lui aussi de nombreux exemples tirés de l’observation de la nature à l’appui de son propos, ainsi dans le fameux exemple du bourgeon de la préface à la « Phénoménologie de l’esprit ». Or cette exemple n’est pas en tant que tel utilisé pour critiquer le principe d’identité mais pour réclamer la compréhension de la « fluidité » non seulement des mouvements organiques dans la nature mais aussi des « mouvements organiques » dans la philosophie. La « vie », celle de la nature, est en quelque sorte un modèle théorique pour la pensée afin qu’elle apprenne à affranchir la contradiction de son unilatéralité et à « reconnaître dans la figure de ce qui semble conflictuel et en contrariété avec soi autant de moments mutuellement nécessaires ».[68] Cependant ce n’est pas l’étude de la biologie qui fonde la dialectique hégélienne. Du point de vue de l’histoire de la philosophie, Hegel s’enracine dans une tradition qui remonte aux Grecs — et en particulier à Platon et surtout Aristote — qui considèrent la nature et en fait le monde — le cosmos — comme une puissance vivante, conception qui a poursuivi une existence ésotorique dans l’alchimie qui affirme justement la fluidité, la transformation des éléments naturels les uns dans les autres.
Mais ceci n’est pas encore, en tant que telle, la question du principe d’identité. Car la critique du principe d’identité chez Hegel ne s’appuie pas sur des exemples empiriques mais sur l’analyse de la structure de l’opération intellectuelle et de l’acte de langage qui consistent dans l’affirmation d’une identité. Il montre la forme contradictoire de l’affirmation du principe d’identité : « Déjà la forme même de la proposition est en contra­diction avec elle, car une proposition promet aussi une différence entre sujet et prédicat ; or celle-là ne fournit pas ce qu’exige sa propre forme ».[69] Il ne s’agit pas d’une réfutation du principe d’identité, mais de la découverte que la forme même sous laquelle ce principe est énoncé contient la différence. C’est précisément pourquoi Hegel place au point de départ de la doctrine de l’essence ce qui constitue le noeud de sa logique, l’identité de l’identité et de la différence. Or ce principe a, lui aussi, son histoire. L’influence de Luther doit être signalée ; c’est lui qui propose de remplacer la copule « est » du syllogisme latin par l’allemand « werden » : l’essence des choses n’est pas l’identité mais le devenir. Il faudrait également lire les sermons et de traités de Maître Eckhart et l’on pourrait sans mal y repérer les thèmes fondamentaux de la dialectique hégélienne, particulier sur cette identité de l’identité et de la différence. Chez Maître Eckhart, c’est précisément la connaissance de Dieu qui nous révèle l’identité de ce que nous croyions contradictoires. Maître Eckhart pose la Trinité comme le moyen par lequel Dieu qui est unité simple peut manifester sa toute puissance. Dieu est principe premier, mais en tant qu’Unique-Un il est dans l’incapacité de rien manifester de soi-même. C’est pourquoi cette unité qui est sa toute puissance ne peut sortir de l’impuissance qu’en se divisant. Mais les trois personnes restent unies par leur essence. Donc si l’essence tient tout en soi, ‘en soi-même cela reste quelque chose de non fermé pour soi ».[70] De cela, Maître Eckhart conclut que toutes choses sont à la fois finies — parce qu’elles sont apparues dans le fleuve du temps — et infinies — parce que demeurées dans l’Eternité. On pourrait continuer ainsi. Il apparaîtrait que le principe de l’identité de l’identité et de la différence, qui est aussi le principe de l’unité des contraires s’est développé non à partir des sciences positives et de l’observation de la nature comme feint de la croire Engels, mais bien comme une tentative pour résoudre les paradoxes fondamentaux de la révélation chrétienne — par exemple le paradoxe du Père et du Fils dont l’identité et la différence furent au centre de l’hérésie arienne et du concile de Nicée.[71]
La troisième loi de la dialectique, celle de la négation de la négation constitue, pour Engels, « la loi fondamentale pour l’édification du système tout entier »[72]. Or cette négation de la négation est curieusement très peu développée chez Engels. Le seul passage où le sujet est un tant soit peu traité est celui où Engels polémique contre Dühring à propos du rôle de la  « négation de la négation » dans l’accouchement du communisme. Dühring reproche à Marx d’utiliser la « négation de la négation » comme moyen de déduction a priori du mouvement historique. Engels fait justement remarquer que Marx n’utilise jamais cette « loi fondamentale de la dialectique » dans son analyse ; c’est uniquement à fin du livre I du « Capital », après avoir démontré quels antagonismes travaillent le mode de production capitaliste, qu’il parle de la négation de la négation. La dialectique serait donc chez Marx une affaire purement formelle — ou comme Marx le dit lui-même une coquetterie avec la manière hégélienne. Dans sa polémique contre Dühring, Engels démontre donc le contraire de ce qu’il voulait démontrer, savoir le caractère fondamentalement inessentiel de la dialectique dans le système marxien.
Que reste-t-il donc des lois de la dialectique ? Peu de choses sinon une idée vague de mouvement, de connexions entre toutes les choses, d’interpénétration des contraires ; bref, réduit à ces quelques « lois », le matérialisme dialectique est bien proche de la nuit théorique où toutes les vaches sont noires. Marx a beaucoup mieux compris la logique hégélienne ; dans la première section du Capital, il a présenté son analyse de la marchandise à partir de cette logique hégélienne qui saisit la différence dans l’identité et l’identité dans la différence.  Mais Marx n’en a jamais fait une principe de la chose mais seulement une méthode — on pourrait presque dire « procédé » — par laquelle la science peut exposer le mouvement réel, le reproduire par la voie de la pensée et il se garde bien d’identifier les antagonismes réels dans les relations entre individus et les contradictions logiques que met en évidence la critique de l’économie politique. Engels au contraire, en déclarant que les lois dialectiques ne sont que le résultat de l’abstraction de l’étude du monde réel identifie le mouvement réel des choses et le mouvement de la pensée et donc rejoins l’idéalisme hégélien. Si chez Hegel, « l’Idée logique s’expose, en tant que logique, comme étant immédiatement, identiquement, son Autre, la nature »[73], Engels renverse en quelque sorte cette proposition et donc la retrouve derechef.

2.5.           La dialectique de la nature

La lecture de ces liasses de manuscrits où Engels note les points qu’il doit développer dans la préparation de sa « dialectique de la nature » est tout à fait éclairante. Les réserves à l’égard de Hegel tombe et Engels réhabilite la philosophie de la nature face à la science positiviste. Mais de proche en proche c’est l’ensemble de la philosophie de Hegel qui paraît retrouver la plus haute place. Ainsi à propos de la distinction entre entendement et raison : Engels approuve la distinction hégélienne. « Cette distinction hégélienne, selon laquelle seule la pensée dialectique est rationnelle, a un certain sens »[74]. Engels défend la « théorie du concept », telle qu’elle est exposée dans la Logique, en opposition avec les philosophies de la nature de son époque (Haeckel) dont il dénonce « l’absurdité ». La « charlatanerie de l’induction » qui « vient des Anglais » est également mise à mal et Engels lui oppose la démarche hégélienne « général, singulier, particulier » telle qu’elle est exposée dans la troisième section de la Logique[75]. Notons que cette troisième section de la Logique que Engels oppose à la « charlatanerie » des Anglais et à « l’absurdité » de Haeckel est précisément celle où est Hegel définit l’Idée on ne peut plus clairs et opposés à toute interprétation matérialiste : « L’idée peut être saisie comme la raison [...] ensuite comme le sujet-objet, comme l’unité de l’idéel et du réel, du fini et et de l’infini, de l’âme et du corps-vivant, comme la possibilité qui a son effectivité auprès d’elle-même [...] »[76]. Et c’est à partir de ce développement de l’Idée que Hegel construit la nature non comme donné immédiat, irréductible, mais comme l’idée qui saisit intuitivement.[77] Engels approuve également Hegel dans le refus du noumène kantien inconnaissable et de là il tire que Hegel est « un matérialiste beaucoup plus résolu que les savants modernes »[78]. C’est là une remarque qu’on retrouvera fréquemment sous la plume de Lénine dans ses cahiers de lecture consacrés à Hegel[79].
A partir de cet accord partiellement explicite sur les présupposés philosophiques — la critique de l’entendement et le retour à la doctrine hégélienne du concept — la dialectique de la nature développée par Engels prendra de plus en plus nettement l’allure d’une simple copie de la philosophie de la nature de Hegel. Non seulement la méthode et les lois dialectiques, mais les exemples eux-mêmes sont identiques. Ainsi à propos de l’attraction et de la répulsion : « Toute la théorie de la gravitation repose sur l’affirmation que l’attraction est l’essence de la matière. Cela est nécessairement faux. Là où il y a attraction, il faut qu’elle soit complétée par la répulsion »[80]. Et donc : « Hegel est génial même en ceci qu’il déduit l’attraction comme élément second, de la répulsion comme élément primaire : un système solaire ne se forme que parce que l’attraction prend progressivement le pas sur la répulsion primitivement présente. »[81] Engels approuve ici et trouve « génial » précisément ce qui a été le plus reproché à la philosophie de la nature de Hegel, à savoir la déduction des lois de la nature à partir de constructions philosophiques spéculatives (comme ici la dialectique de l’attraction et de la répulsion que Hegel expose dans la Logique). Et donc Engels reprend à son compte cette méthode « géniale » et postule lui aussi une force de répulsion comme complément dialectique nécessaire de l’attraction. De la même manière, Hegel, qui a « anticipé sur les découvertes ultérieures des sciences de la nature »[82], fournirait-il les éléments de la théorie cinétique des gaz dans laquelle la chaleur agit comme une force de répulsion. Il faut ici rappeler quel rôle joue le couple attraction-répulsion dans la philosophie de Hegel. Le chapitre de III de la « Phénoménologie de l’Esprit » s’intitule « Force et entendement ». Hegel y expose comment les catégories de l’entendement sont unilatérales et conduisent à leur propre dépassement. La loi newtonienne de l’attraction universelle a mis en avant le concept de force ; or ce concept de force se dédouble en un jeu de forces, car « le concept de force devient effectif par le dédoublement en deux forces »[83]. Hegel donc donne une analyse « métaphysique » des résultats que la science obtient par l’expérience. Le magnétisme est ainsi conçu comme structuré par une contradiction dialectique : Le concept « apprend donc par l’expérience que c’est une loi du phénomène lui-même qu’adviennent des différences qui ne sont pas des différences, ou que ce qui est de même nom se repousse de soi-même ; et, pareillement que les différences ne sont que des différences qui n’en sont pas et et qui s’abolissent ; ou encore que ce qui n’est pas de même nom s’attire. »[84] Ainsi au « monde tranquille des lois » de l’entendement de la science newtonienne se substitue la une nouvelle loi qui exprime « le devenir non-identique de l’identique et, inversement, le devenir identique du non-identique. »[85] L’entendement avait conduit à un premier monde supra-sensible. L’analyse du jeu des forces conduit à un deuxième monde suprasensible qui est « le monde à l’envers », l’aspect inversé de ce premier monde. Le jeu des forces ou si l’on veut la dialectique action-réaction ou attraction-répulsion est le chemin qui conduit, dans la phénoménologie à la conscience de soi. Hegel ne considère donc pas les catégories de la mécanique classique d’un point de vue épistémologique, immanent à la méthode des sciences de la nature elle-même, mais plutôt d’un point de vue extérieur, en tant que moments d’une démarche qui conduit l’esprit à sortir de ce schéma théorique propre aux sciences empirico-analytiques. Telle n’est évidemment pas l’intention de Engels qui veut, au contraire, transformer cette « dialectique » attraction-répulsion en principe épistémologique des sciences de la nature elle-même. Si on ne se limite pas aux passages les plus durs de la critique de Hegel contre l’entendement, on trouve chez lui, en même temps, notamment dans « L’Encyclopédie des Sciences Philosophiques » une volonté d’intégrer les acquis des sciences de la nature ; on peut même parler comme François De Gandt d’une sorte de « concordat entre raison et entendement »[86] qui permettrait aux sciences particulières d’alimenter la philosophie de la nature. La position de Engels, au contraire, nous renvoie de fait à la lettre de la dissertation de 1801 par sa volonté de voir les sciences de la nature gouvernées par une philosophie, en quelque sorte imposée de l’extérieur. On sait que Hegel a porté des critiques sévères contre la philosophie de la natue de Schelling ; cependant Schelling a découvert un principe essentiel : « Le mérite [est] d’avoir changé les catégories de la pensée de la nature ; il a appliqué les formes du concept, de la raison à la nature : par exemple dans le magnétisme la forme du syllogisme. Il n’a pas seulement mis en lumière ses formes, il a aussi cherché à le construire, à le développer à partir du principe.[87] » Ce que Hegel reproche à Schelling, c’est d’être tombé dans le formalisme, d’avoir remplacé les concepts par des formules. On peut dire que Engels cherche comme Schelling à appliquer les formes de la raison à la nature à partir d’une véritable métaphysique de la nature. Il faudrait se demander si ce n’est pas chez Schelling plus que chez Hegel qu’il faut rechercher les origines véritables du matérialisme dialectique[88]. Encore faut-il noter que chez Engels cette position n’est affirmée que tendanciellement, Engels dans la matière de son travail s’appuyant sur les travaux les plus avancés de son époque ; en outre il insiste souvent sur le fait que la forme dialectique concerne l’exposition des résultats et qu’en tant que telle elle ne produit pas des formules magiques pour la science. Chez les épigones, il n’en ira pas de même.
Engels prend également la défense de Hegel sur la divisibilité de la matière, dont il considère qu’elle est une question « pratiquement indifférente pour la science »[89] : « Hegel se tire très facilement d’affaire sur cette question de la divisibilité en disant que la matière est l’un et l’autre, divisible et continue, et en même temps ni l’un ni l’autre, ce qui n’est pas une réponse mais est presque prouvé maintenant. »[90] Plus généralement Engels estime que la science vit toujours, consciemment ou inconsciemment, sous la coupe d’une philosophie et si elle le fait inconsciemment, elle tombe sous la coupe d’une mauvaise philosophie. « Ceux qui vitupèrent le plus la philosophie, dit-il, sont précisément esclaves des pires restes vulgarisés des pires doctrines philosophiques. »[91] En étudiant les catégories de la pensée — et selon Engels, Hegel est le premier depuis Aristote à avoir repris sérieusement cette tâche — , la philosophie fournit à la science l’aide la plus précieuse. Citant un morphologiste anglais qui affirmait que l’idée archétype existait bien avant l’espèce animale qui l’incarne, Engels commente ironiquement : « Si c’est un savant mystique qui dit cela, sans penser à rien en le disant, cela passe ; mais si c’est un philosophe qui en le disant pense quelque chose et même au fond une chose juste, bien que présentée à l’envers, c’est du mysticisme et un crime inouï. »[92]. Engels envisage que la philosophie se perdra dans la « science positive » mais seulement quand les sciences positives auront assimilé la dialectique. Encore restera-t-il à la philosophie le champ de la théorie pure de la pensée.[93] Or Engels considère que le science positiviste maintient en vie les déchets de l’ancienne métaphysique. Le matérialisme dialectique tel qu’il est défini par Engels n’est donc pas un scientisme, il fait pas découler les positions philosophiques des résultats acquis dans les sciences, mais bien au contraire, il ne considère que les sciences n’ont d’avenir que pour autant qu’elles deviennent dialectiques, donc qu’elles se mettent à l’école de la philosophie qui reste bien la science de la science, en tant que théorie de la pensée pure.
Sur toutes les questions essentielles soulevées par Hegel lui-même, Engels veut se situer dans le cadre de la philosophie hégélienne de la nature, convaincu qu’il est que le danger le plus grand n’est pas la déduction a priori des lois de la nature mais bien l’empirisme plat qui trouve son contre-point dans le spiritisme et toutes les formes de l’irrationalisme moderne. La difficulté et les méprises qui ont suivi tiennent en ce que Engels attaque, sous le nom de métaphysique, non la méta­physique elle-même mais la science basée tout à la fois sur le principe d’identité, le principe de non contradiction et la place fondamentale de l’expérience, bref la cible même de toute la pensée hégélienne, la philosophie de l’entendement. Cependant, Engels affirme ainsi combattre la métaphysique au nom de la science moderne, alors que Hegel combat la dogmatisme pour réaliser la métaphysique. Tout naturellement Engels revient ainsi à de nombreux éléments de ce système de Hegel dont il avait voulu extraire la méthode. Mais comme il y revient inconsciemment, ou sans vouloir en tirer toutes les conclusions, ce qui chez Hegel était cohérent devient chez Engels tout à fait incohérent et transforme en chimères les thèses de la dialectique de la nature.

2.6.           Sur le « marxisme orthodoxe »

Cet hégélianisme incohérent, qui caractérise la position de Engels dans les années 1880, est repris par Lénine — qui propose de créer « une société des amis matérialistes de Hegel » — et par la plupart des marxistes. C’est ce autour de ce socle bien fragile que se définit le « marxisme orthodoxe », même si souvent, chez ces marxistes, qui ne possèdent pas nécessiarement de culture philosophique particulière, la dialectique de la nature n’est plus qu’un autre nom pour désigner les « sciences positives ». Le marxisme français, par exemple, pour autant qu’il se soit penché sur ces questions, s’est très souvent contenté de faire l’apologie avec des « mots dialectiques » de la science telle qu’elle était pratiquée et de la tradition du rationalisme français.
La réaction contre le marxisme orthodoxe qui s’est manifestée au début des années 20 à travers les textes de Lukacs, Korsch ou encore Gramsci a consisté d’abord à rejeter, plus ou moins explicitement la dialectique de la nature hors du système marxiste. Au nom du retour à Hegel et à la dialectique, est expurgée du marxisme cette partie qui est justement une des héritages de la visée hégélienne de l’unification du savoir. Va dominer une vision historiciste du hégélianisme qui sera transposée mutatis mutandis dans la doctrine marxiste. On pourrait croire que ce mouvement est une conséquence de la révolution russe. Les événements historiques n’ont servi ici que de révélateur de mouvements intellectuels antérieurs. L’interprétation historiciste de Hegel est, bien avant le Première Guerre, au centre du dialogue en Croce, Sorel et Labriola ; la formation intellectuelle de Gramsci est tributaire de la philosophie de Gentile. Dans la sphère allemande, le « retour à Kant » a redonné vie à la philosophie critique dans le même temps ou s’affirmait l’autonomie des « sciences sociales » à l’égard des sciences naturelles : Lukacs suit les enseignements de Max Weber[94], de Dilthey ou de Simmel. C’est dans ce contexte que Lukacs remet en cause le « marxisme orthodoxe » et rejette en particulier l’enseignement de Engels, alors que pour l’immense majorité des marxistes de l’époque, la seule connaissance de Marx était une connaissance de seconde main à travers les ouvrages de « vulgarisation » de Engels. Tout naturellement, c’est sur la dialectique de la nature que se concentrent les questions, précisément parce que les développements dans ce domaine sont l’apport le particulier de Engels à la doctrine marxiste. Ainsi Lukacs écrit : « Les malen­tendus qu’a suscités la manière engelsienne d’exposer la dialectique viennent essentiellement de ce que  Engels — suivant le mauvais exemple de Hegel — a étendu la méthode dialectique à la connaissance de la nature ; alors que les déterminations décisives  de la dialectique : action réciproque du sujet et de l’objet, unité de la théorie et de la praxis, modification historique du substrat des catégories comme fondement de leur modification dans la pensée, etc., ne se retrouvent pas dans la connaissance de la nature ».[95] Très influencé par les néo-kantiens, Lukacs en effet ne peut considérer que le dialectique soit ailleurs que dans le rapport objet-sujet. D’où il déduira une opposition fondamentale entre les sciences de la nature dont la méthode « ne connaît pas de contradiction, d’antagonisme dans son objet »[96] et les sciences sociales où « ces contradictions ne sont pas les symptomes d’une  imparfaite appréhension scientifique de la réalité, mais appartiennent d’une manière indissoluble à l’essence de la réalité elle-même. »[97] Le dualisme de Lukacs détermine une problématique qui est commune aux philosophes de l’école de Francfort et aujourd’hui à Habermas. Il y a d’une part le refus de la dialectique de la nature et donc la réduction de la dialectique à la relation sujet-objet — c’est-à-dire un mouvement du hégélianisme vers la philosophie critique — et une dépréciation des sciences de la nature au profit des sciences sociales ou de ce qu’on appelait les « sciences morales », ce qui inclut le refus d’une science naturelle de l’homme dans l’optique positiviste, refus que Habermas justifie ainsi : « Il manque à la science au sens strict précisément ce moment de la réflexion par lequel est caractérisée une critique qui examine le processus historique de l’autocréation du sujet social, et en rend aussi ce sujet conscient. »[98]
Le rejet de la dialectique de la nature dans la problématique marxiste, tel qu’il est opéré par Lukacs par exemple, conduit d’une manière ou d’une autre à rompre le lien fort, bien que confus et souvent non explicité, qui unit un certain marxisme au hégélianisme, et conduit ainsi à rattacher Marx directement à la philosophie kantienne[99] — la théorie marxienne est, selon Habermas, une « anthro­pologie matérialiste de la connaissance » dans laquelle la synthèse par la pensée est remplacée par la synthèse par le travail. Le paradoxe veut que ce rejet de la dialectique de la nature soit souvent présenté dans la littérature marxiste comme une critique du positivisme et du matérialisme mécaniste qui aurait infesté le « marxisme orthodoxe » à laquelle il faudrait répondre par une retour à la dialectique de Hegel dont la « fluidité » permettrait de chasser le dogmatisme. Autrement dit à la méprise de Engels qui prend pour une destruction de la métaphysique la dialectique de la nature, moment essentiel de la réalisation d’une métaphysique non-dogmatique, s’ajoute maintenant la méprise de Lukacs et des théoriciens de la dialectique objet-sujet (Korsch par exemple dans « Marxisme et Philosophie ») qui prennent pour du positivisme plat ce qui est hégélien dans le matérialisme dialectique et prétendent restaurer la dialectique hégélienne en l’amputant d’un de ses moments essentiels. 

3.  Conclusion

La philosophie de la nature n’est pas une partie surajoutée mais bien une pièce essentielle du système de Hegel dans son ensemble. Vouloir être dialecticien au sens de la dialectique de Hegel et refuser en même temps la « dialectique de la nature » n’a aucun sens, sauf à revenir à une dialectique sujet-objet de type kantien. De la même manière, accepter le dialectique comme méthode et rejeter le système de Hegel, c’est disloquer la dialectique elle-même. Si on accepte ce cadre théorique, la tentative de construction d’un « matérialisme dialectique » ne pouvait que conduire à une incohérence fondamentale.
Il ne s’agit pas dans l’étude des textes de Engels de mettre évidence des opinions sans liens entre elles au moyen de phrases isolées ; bien au contraire, c’est toute une problématique nouvelle (par rapport à Marx) qui s’affirme, même si elle reste en partie masquée par les dénégations qui maintiennent officiellement le lien entre cette philosophie de la nature et les positions anciennes défendues en commun vers 1845 par Marx et Engels. Progressivement s’agence une conception théorique qui définit la « philosophie du marxisme » comme une sorte de « hégélianisme » corrigé et qui conduit, ainsi que le remarque Colletti, à construire le matérialisme dialectique comme la reprise pure et simple de la dialectique hégélienne de la matière et de la  philosophie de la nature mais dans un contexte qui lui est radicalement étranger. La « restauration hégélienne » conduit à la mise en cause de tous les spécificités de la philosophie marxienne. Mais ce nouveau « hégélianisme » est amputé du système qui fait de la dialectique le mouvement même de l’esprit et de la culture humaine. Le matérialisme dialectique apparaît alors comme l’application extérieure de lois formelles de la pensée. Si le texte de Engels se présente encore comme un commentaire et une illustration assez érudite sur le plan scientifique de la philosophie de la nature hégélienne, chez les « épigones » on tombe dans ce « formalisme monotone » et « Le produit de cette méthode qui consiste à coller les deux ou trois déterminations du schéma général sur toutes les choses célestes et terrestres, sur toutes les figures naturelles ou spirituelles, à tout ranger de cette manière, n’est rien moins qu’un lumineux rapport sur l’organisme de l’univers, c’est-à-dire un tableau semblable à ces squelettes encollés de petites fiches ou ces rangs de boîtes fermées adornées d’étiquettes qu’on trouve dans les boutiques de marchands d’épices »[100]. On peut dire finalement que le « matérialisme dialectique » inverse exactement les buts qu’il s’était fixé. Au lieu de reprendre la méthode vivante en démontant le système idéaliste, il reconstruit un système au fond tout aussi idéaliste que celui de Hegel mais en le privant de sa véritable dialectique, laquelle explicite les moments et les contradictions dans lesquels se constitue un savoir.
Sans doute la situation intellectuelle de la fin des années 1870 est-elle bien différente de celle des années 1840 et explique-t-elle en partie cette involution du « marxisme » : en effet « l’ennemi principal » n’est plus la philosophie spéculative mais un positivisme qui s’oppose au marxisme y compris au sein du mouvement socialiste. Néanmoins, quelles que soient les raisons « tactiques » de ce renversement, les deux positions, celle de Marx et Engels dans les années 1845 et dans toute l’oeuvre théorique de Marx d’une part et celle de Engels dans les textes de la fin des années 1870 d’autre part, sont difficilement conciliables dans une même problématique théorique. Il faut bien admettre que les présuppositions philosophiques qui conduisent au « matérialisme historique » tel qu’il est exposé dans « La Sainte Famille » et dans « l’Idéologie Allemande »[101] et les présuppositions philosophiques du « maté­rialisme dialectique » telles qu’elles sont développées par Engels — avec l’accord explicite de Marx ! — sont rigoureusement contradictoires et par conséquent que la doctrine « marxiste » unissant « matérialisme historique » et « matérialisme dialectique », quels que soient les « liens dialectiques » qu’on ait placer entre les deux, n’est qu’un bric-à-brac de positions contradictoires et nullement le développement d’une problématique philosophique unique. C’est bien pourquoi le marxisme est philosophiquement introuvable sauf sous la forme de « philosophie d’Etat ». Mais ce marxisme introuvable a constitué un obstacle presque insurmontable à la connaissance de la philosophie de Marx, les marxistes trouvant plus simple de prendre au mot quelques phrases de Marx sur la suppression de la philosophie pour s’affranchir de l’exigence d’unicité de la vérité qui habite toute aventure philosophique. Ajoutons que Hegel n’a été trop souvent connu qu’à travers une grille de lecture marxiste, identifiant plus ou moins le « matérialisme historique » et la philosophie de la histoire hégélienne. Les méprises marxistes au sujet de la dialectique de la nature résument les méprises des marxistes au sujet du lien entre Marx et Hegel et nous pouvons donc comprendre pourquoi tant de contresens se sont accumulés sur le sens de l’oeuvre de Marx dans la mesure même où cette oeuvre n’a été pratiquement connue qu’à travers une conception du monde qui lui est philosophiquement antagonique.



[1]Hegel : Encyclopédie des Sciences Philosophiques - cité ici dans la traduction de Maurice de Gandillac (Editions Gallimard) - §  12.  Par la suite nous désignerons cette ouvrage par ESP.
[2]ibid.
[3]Voir par exemple La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling.
[4]Si Engels a largement contribué aux contresens sur la pensée de Marx, il reste que cet homme doué d'une curiosité intellectuelle insatiable, possédant des connaissances véritablement encyclopédiques et qui a montré un sens de l'amitié à toute épreuve, mérite quand on l'étudie un minimum d'empathie.
[5]Ilya Prigogine-  Isabelle Stengers : Entre le temps et l'éternité - (Edition "Champs-Flammarion page 181)
[6]ESP § 246
[7]ESP § 250
[8]ESP § 251
[9]ESP § 245
[10]ESP § 250
[11]Sur ce point Hegel se démarque nettement de la philosophie de la nature romantique ou de celle de Schelling.
[12]ESP § 360
[13]ESP § 360
[14]Herbert Marcuse : l'ontologie de Hegel et la théorie de l'historicité
[15]ESP § 270
[16]Les orbites des planètes (Traduction François de Gandt - VRIN 1979 page 151) - Cet ouvrage sera désigné par la suite par OP.
[17]ESP §316 Dans la réduction des matières au mércure, à l'huile et au sel, Hegel voit le "tour de force par lequel la pensée, dans de telles existences sensibles et particulières, n'a reconnu et fermement maintenu que sa propre détermination et la signification universelle.
[18]ESP § 411
[19]Phénoménologie de l'esprit III page 277 de l'édition Lasson - Traduction Jean-Pierre Lefebvre (Aubier 1991) page 242 - Par la suite cet ouvrage sera désigné par PhG. Nous donnons la pagination de l'édition de référence et la pagination de l'édition Aubier-1991.
[20]PhG - III page 78 (Lasson) / 128 (Aubier)- .
[21]ESP § 270
[22]Peut-on séparer l'oeuvre mathématique de Kantor de sa volonté théologique de poser l'infini en acte ? Le refus par Einstein de la conception théorique globale de la physique quantique "danoise" est sans doute lié à son "spinozisme", maintes fois réaffirmé (le fameux "Dieu ne joue pas aux dès").
[23]Schelling ou Hegel : "De la relation entre la philosophie de la nature et la philosophie en générale" - Journal Critique de philosophie vol.1 n°3 - 1802 - repris dans "La différence..." op.cit. 204
[24]En particulier Michel Henry dans sa monumentale étude sur Marx ("Karl Marx" - Editions Gallimard)
[25]Dans ses "Leçons sur l'histoire de la philosophie", il prend la défense de Spinoza contre ses détracteurs en affirmant que Spinoza loi de conduire à l'athéisme et au matérialisme conduit exactement à l'inverse.
[26]ESP § 320 (Remarque)
[27]ESP §270
[28]ibid.
[29]ESP  §60
[30]OB page 150
[31]PhG V - Lasson page 164 - Aubier page 178
[32]PhG ibid.
[33]PhG V - Lasson page 165 - Aubier p.179
[34]PhG ibid.
[35]PhG V - Lasson page 173 - Aubier p.183
[36]PhG ibid.
[37]Hegel : La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling (Edition Jean VRIN1985 page 130)
[38]François Châtelet :"Hegel" (Le Seuil - 1969)
[39]Alexandre Kojève : "Introduction à la lecture de Hegel" (Gallimard - réédition Tel 1980 page 448
[40]A.Kojève : ibid.
[41]cf.Marx : Postface à la seconde édition allemande du "Capital"
[42]ESP § 81
[43]ESP § 81
[44]ESP § 82
[45]Bernard Bourgeois : Dialectique et structure in "Etudes Hégéliennes" PUF page 115
[46]ibid.
[47]François Châtelet :"Hegel" (Le Seuil - 1968) page 65
[48]voir Lucio Colletti : Le marxisme et Hegel (Editions Champ Libre 1976)
[49]A.Kojève : op.cit. page 449
[50]ESP § 95
[51]ESP § 95
[52]ESP § 88
[53]Engels : Anti-Dühring Editions Sociales 1977 page 50 - Par la suite nous notons AD.
[54]ibid.
[55]ibid.
[56]A-D page 51
[57]ibid.
[58]ESP § 27
[59]A-D page 51
[60]Engels : Dialectique de la nature (Editions Sociales 1968 page 57)
[61]Il est vrai qu'entre "La Sainte Famille" et "L'Idéologie Allemande" est intervenue chez Marx et Engels la critique du matérialisme de Feuerbach et de tout le matérialisme ancien, telle qu'est brillamment résumée dans les "Thèses sur Feuerbach". Cependant, on peut montrer que Marx ne reviendra jamais en arrière, qu'il tiendra toujours comme un acquis décisif sa réfutation du hégélianisme. Il y a une unité indiscutable entre "La Sainte Famille", "L'Idéologie Allemande", "Misère de la philosophie" et les textes ultérieurs de Marx.
[62]Ibid. page 69
[63]Ibid.
[64]ESP § 98
[65]Ibid.
[66]Les rapports entre Marx et les théories du contrat ont été étudiés par quelques auteurs. Signalons Galvano Della Volpe ("Rousseau et Marx") ou Jacques Bidet.
[67]A-D page 52
[68]PhG IV (op.cit. page 28)
[69]ESP § 115
[70]Maïtre Eckhart : Oeuvres (Sermons- Traités) - Gallimard (Collection Tel) page 77
[71]On le voit, le parti pris de Lénine de lire Hegel en écartant les "bondieuseries" et tout ce qui se rapporte à l'Absolu revient à ne pas lire Hegel du tout !
[72]DN page 69
[73]Bernard Bourgeois op.cit. page 127
[74]DN page 224
[75]ESP § 163
[76]ESP § 214
[77]cf. ESP § 244
[78]DN op.cit. page 245
[79]Lénine : Cahiers Philosophiques (Editions Sociales  1973)
[80]DN op.cit. page 248
[81]DN op.cit. page 248
[82]DN op.cit. page 248
[83]PhG III- Lasson page 67 - Aubier page 122
[84]PhG III- Lasson page 87 - Aubier page 134
[85]PhG ibid.
[86]François de Gandt : Introduction à la dissertation de 1801 "Sur les orbites de planètes" - OP page 118
[87]Hegel : Leçons sur l'histoire de la philosophie - J.VRIN 1985 - tome VII page 2050
[88]Dans l'Anti-Dühring, Engels accole toujours les noms de Fichte, Schelling et Hegel dont il prend la défense face à Dühring. Il faut rappeler que Engels, dans sa jeunesse, avait suivi les cours de Schelling sur la "Philosophie de la Révélation". Ces cours auront sur lui une grosse influence ; sous la signature de Friedrich Oswald, il opposera la philosophe mort (Hegel) au philosophe vivant (Schelling). Il est vrai cependant que les premières contributions de Engels au mouvement de la gauche hégélienne furent ensuite des critiques de la philosophie de Schelling. (sur la formation du jeune Engels, voir Georges Labica : "Le statut marxiste de la philosophie" )
[89]DN op.cit. page 249
[90]DN op.cit. page 249
[91]DN op.cit. page 211
[92]DN op.cit. page 207
[93]Cette vision est sans doute discutable mais l'évolution de la philosophie, telle qu'elle peut-être constatée au XIXe et au XXe siècle, n'est pas sans lui donner quelque raison.
[94]Lukacs n'oubliera jamais cet enseignement et à bien des égards son oeuvre peut apparaître comme une tentative de synthèse entre le marxisme et la sociologie weberienne.
[95]Georg Lukacs : Histoire et Conscience de classe - Editions de Minuit 1960 page 21. La position de Lukacs évoluera nettement après les années 20. Lukacs reviendra à la dialectique de la nature notamment dans ses dernières oeuvres comme "Zur Ontologie des gesellschaftlichen Sein".
[96]Lukacs op.cit. page 28
[97]ibid.
[98]Jürgen Habermas : Connaissance et Intérêt - Edition Gallimard page 79
[99]Le "retour à Kant" a été amorcé chez les marxistes dans l'"austro-marxisme", de Max Adler à Karl Renner.
[100]PhG : LXIV - (op.cit. page 61)
[101]Les Thèses sur Feuerbach qui se situent à la charnière entre ces deux ouvrages exposent — sous une forme condensée propre à l'exégèse ! — une critique du matérialisme naturaliste qui est celui des Lumières aussi bien que de Feuerbach. Mais elles n'impliquent nullement le retour à une problématique idéaliste ou "dialectique" mais au contraire approfondissent la critique marxienne de la philosophie spéculative en dénonçant ce qu'il y a aussi de spéculatif dans le matérialisme passé.

mardi 6 février 2007

Privatisation de l’État ?


Le sens de la « réforme de l’État ».
À l’heure où cet article est écrit, les premières salves de la campagne 2007 pour les élections présidentielles françaises sont déjà tirées. Les acteurs finissent de se mettre en place et s’apprêtent à jouer leur partition. Pourtant, il est à craindre que les questions principales soient esquivées. L’entreprise de dépolitisation organisée par le système politico-médiatique devrait faire passer au second plan ces questions essentielles que sont les institutions et l’organisation des pouvoirs publics, d’autant plus que, sur ce point, les positions des deux principaux candidats, promus à ce rang par une presse largement aux ordres, risquent fort de dire à peu près la même chose, tant les politiques des divers gouvernements auxquels ils ont appartenu manifestent une grande continuité : redéfinition du « périmètre de l’État », modification radicale des règles de contrôle des finances publiques, décentralisation et régionalisation, tels sont les principaux axes de cette « réforme de l’État » que tous veulent engager. Ainsi pour Ségolène Royal, « la vraie réforme de l'État c'est la décentralisation », c’est-à-dire « poursuivre la régionalisation jusqu’au bout ». De son côté Nicolas Sarkozy indique sa volonté non seulement de réduire drastiquement le nombre de fonctionnaires mais aussi d’en modifier le statut et les missions.

La régionalisation, de l’histoire ancienne

Dès le discours de Bayeux, de Gaulle avait exposé son hostilité à la République parlementaire traditionnelle. C’est là qu’il déclara la guerre aux partis et aux corps « intermédiaires » élus. Battu par le « régime des partis », il se retira. Lavènement de la ve République devait permettre la mise en oeuvre de ses projets de réforme de l’État républicain. Sous des formes diverses, plus ou moins clairement expri­mées, l’idée dominante est de remplacer le « régime d’Assemblée » qui gouvernait la République, de haut en bas, par des organes mixtes regroupant les « forces vives de la Nation » à travers des organisations verticales professionnelles. Aujourd’hui, on parle des « acteurs de la société civile ». Les mots changent, mais le contenu reste. Le référendum de 1969 nétait pas, pour de Gaulle, un simple prétexte pour tirer son chapeau orgueilleusement et manifester, une fois de plus, son amour de la France et son mépris de ces Français indécrottables et si prompts à tomber dans la «chienlit ». Le référendum devait parachever l’oeuvre entreprise en 1958. La « régionalisation » et la transformation du Sénat en une chambre des acteurs sociaux — un projet de fusion du Sénat et du Conseil écono­mique et social — s’inscrivaient dans une perspective de rupture avec la République traditionnelle, une perspective que quelqu’un d’aussi modéré que le leader de FO à l’époque, André Bergeron, qualifiait de « corporatiste ».
Tous les gouvernements qui ont suivi se sont pourtant reposé les mêmes ques­tions. Giscard d’Estaing — qui avait voté « Non » en 1969 — aurait souhaité reprendre la régionalisation. Mais il en fut empêché, en particulier par sa violente rupture avec Jacques Chirac en 1976. La gauche devait se réapproprier la tâche laissée en plan. Le mouvement s’opéra en deux temps. Tout d’abord, la réforme Defferre sur la décentralisation administrative. Ensuite, la réforme de l’État, lancée par Michel Rocard en 1988, reprise par Juppé en 1995, tente de repenser l’ensemble des règles de fonctionnement de l’État. Les réformes des collectivités locales instituées par les lois Voynet et Chevènement de 1999 apportent une nouvelle et importante pierre à l’édifice. Mais on notera la continuité au-delà de l’alternance gauche-droite.

Ces réformes doivent être caractérisées comme une déconstruction patiente de la République « une et indivisible ». D’un côté, la décentralisation, la régionalisa­tion, la réforme des collectivités locales (« pays », « communautés de communes », etc.) affaiblissent le poids du suffrage direct au profit du suffrage indirect et, plus généralement, affaiblissent les élus du peuple au profit de la technocratie, de la soi-disant société civile, présente à travers ses représentants autoproclamés, et des groupes de pression économiquement dominants. De l’autre côté, la construction européenne transfère aux institutions européennes des pans entiers de la souverai­neté nationale, non seulement sur les questions d’intérêt commun (tarifs douaniers, politique industrielle, défense et sécurité commune), mais jusqu’aux moindres détails. L’identité républicaine française était traditionnellement rousseauiste et postulait le principe de l’unité du corps politique comme condition de l’exercice de la souveraineté populaire. C’est cela qui se défait et l’idée que nous avons un destin commun s’évanouit.

Expérimentations

Parmi les « réalisations » de Jacques Chirac figurent en bonne place de nouvelles mesures de régionalisation. Des dispositions constitutionnelles ont été adoptées, qui doivent engager la « réforme de l’État » dans une phase nouvelle. Jacques Chirac avait pris l'engagement de « repenser hardiment l'architecture des pouvoirs dans un projet global et cohérent ». C’est ce plan qui a été proposé par le Conseil des Ministres du 16 octobre 2002 et expliqué ensuite par le Premier Ministre, M. Raffarin. Il s’agissait de favoriser « le développement d’une démocratie locale » par la décentralisation, en organisant un nouveau transfert de compétences vers les régions et en renforçant leur autonomie financière. Enfin, l’ensemble de la mise en œuvre du dispositif a été conçu comme la mise en œuvre d’un principe d’expérimentation. Il s’agit bien d’aller encore plus loin. Dans un débat avec Chevènement dans « L’Express », Perben faisait même référence à la loi sur la création des communautés d’agglomération (dite « loi Chevènement ») : les compétences des communautés d’agglomération comportent un seuil minimal et des options qui peuvent être élargies avec le temps. Par analogie, les compétences des régions devraient s’élargir progressivement, en testant pas à pas les résistances. Il y a bien un fil directeur, une continuité, non seulement lointaine (les lois Deferre) mais aussi plus proche (la LOADT[1], la régionalisation du réseau ferré, par exemple). Et un consensus des partis politiques gouvernementaux entre la droite et le Parti Socialiste, même si cette politique rencontre des résistances importantes, des grèves et manifestations de 2003 contre la régionalisation des ATOS à l’échec du référendum de M. Sarkozy sur la Corse.

Une démarche bien connue

Ce plan s’inscrit dans une triple démarche :
(1)   La réforme de l’État telle que de Gaulle avait voulu l’engager, visait à reconstituer des « corps intermédiaires », ce qui permettraient d’éviter que toutes les revendications se tournent vers le gouvernement, neutralisant ainsi les conflits sociaux et politiques qui, en France, se dirigent toujours immanquablement contre l’État.
(2)   Il faut mettre la France en conformité avec les « normes européennes[2] ». Le jacobinisme français était la hantise des cours européennes. Cela n’a pas changé ! Dans l’entreprise de destruction de la liberté des peuples que constitue la soi-disant « construction européenne », l’existence d’un État-nation unitaire semble une anomalie, puisque l’Europe ne comporte que des petits États ou des États à forte coloration fédérale. Ceux-ci et ceux-là sont déjà pré-formatés pour le grand de l’Europe des régions. Seul le caractère unitaire de la République française constitue un obstacle : comment retailler la configuration européenne à la sauce impériale, en rattachant l’Alsace à une zone économique rhénane et la Corse aux îles de la Méditerranée, si la France n’est pas régionalisée, si elle se refuse obstinément à reconnaître qu’il n’y a pas un peuple français, mais un peuple corse, un peuple breton, un peuple basque et que sais-je encore ? Un des axes de la politique européenne est le développement des coopérations interrégionales :  il existe une coordination des îles de la Méditerranée, les coopérations entre la région Languedoc-Roussillon et la Catalogne se multiplient. On souhaite aussi que s’établissent des coopérations fortes entre les deux rives du Rhin, qui d’ailleurs, du côté allemand, sont de plus en plus considérées comme des régions également allemandes.
Les « expérimentations » prennent ici tout leur sens. Elles prolongent des expérimentations bruxelloises. À la différence du projet de 1969 qui restait une affaire exclusivement intérieure, puisque la politique européenne s’en tenait à « l’Europe des nations », les transformations proposées aujourd’hui s’intègrent dans le double mouvement de destruction des nations : par en haut avec l’augmentation des pouvoirs dévolus aux instances de l’UE, par en bas avec le rôle croissant que les régions, déconnectées des entités nationales, sont appelées à jouer. Le rejet français et hollandais du « traité constitutionnel » n’a en rien bloqué les ardeurs des dirigeants. L’idée d’un nouveau TCE pour 2009 est en train de prendre corps et reçoit l’appui des « grands candidats ».
(3)   C’est un plan de guerre contre les principes républicains, contre le principe d’égalité en premier lieu, contre la fonction publique et contre le « service public à la française » ensuite. C’est aussi à terme la mise en cause de la notion même de « peuple français ». À propos du statut de la Corse on avait eu une première idée de ce qui est en cause. Pierre Joxe avait proposé une réforme basée sur l’idée de « peuple corse » partie prenante du « peuple français ». Cette réforme avait été rejetée comme inconstitutionnelle. En effet, si le peuple est le détenteur de la souveraineté, on ne peut le diviser, ce qui entraînerait une division de la souveraineté et contredirait le principe selon lequel la République est une et indivisible.
Il y a des raisons plus fondamentales, philosophiques, qui fondent les arguments juridiques. La définition de la République est exclusivement politique puisqu’elle est réputée résulter d’un contrat entre individus libres. Donc le peuple français n’est pas une notion ethnique (les « descendants des Gaulois » !) ni linguistique (les locuteurs français) et encore moins raciale (toute mention de la race est interdite y compris dans les statistiques de l’INSEE). Cela distingue clairement la France de l’Allemagne qui se pense non pas comme une société d’individu unis par des liens politiques, mais comme un « Volk » partageant une langue et une conception du monde communes. Cela distingue également la France de la République états-unienne, où les individus sont classés par des appartenances ethniques et des types raciaux : on y est « caucasien » ou « afro-américain ». S’il y a donc un peuple corse, être corse, c’est autre chose qu’être français et comme la Corse ne forme pas une nation indépendante, un peuple corse dans le cadre du peuple français serait un peuple ethnique, défini par ses ascendants corses, sa pratique de la langue, etc. Les indépendantistes corses l’entendent bien ainsi qui refusent de considérer comme Corses les fonctionnaires d’origine « continentale » et revendiquent au contraire la « corsitude » des Corses établis, même de très longue date, à Marseille ou à Paris. La question du « peuple corse » était donc une question décisive puisque sa reconnaissance aurait impliqué la reconnaissance de la validité des critères ethniques et l’introduction d’un véritable racisme institutionnel.
Or la régionalisation, même si elle laisse de côté la question constitutionnelle de l’unité du peuple français, conduira naturellement à ce que ces questions soient reposées sur une échelle élargie, celle des vingt deux régions. Si les régions en effet ne sont plus de simples découpages administratifs éventuellement révisables au gré des circonstances, comme cela reste le cas, si elles deviennent des véritables entités de pouvoir politique disposant de compétences larges, les divers mouvements régionalistes connaîtront un nouvel essor et ces divisions tendront à se figer en véritables « identités régionales ». Les batailles autour du rattachement ou non de la Loire-Atlantique à la région Bretagne, les revendications concernant l’unité des deux régions normandes ou encore les projets de division des Pyrénées-Atlantiques en vue de séparer les Basques des Béarnais indiquent bien ce qui est en cause : reconstruire les régions sur des traditions historiques antérieures à la constitution de la France Républicaine, voire sur la « nature » elle-même. Les Basques « naturellement » se sentiront bientôt plus proches de leurs voisins au-delà des Pyrénées que des Alsaciens.

La subsidiarité

La « philosophie » de l’entreprise avait été donnée par M. Raffarin : c’est le « principe de subsidiarité ». L’intégration complète de la France à l’Europe exige que la France elle-même soit organisée selon les principes qui ont fait leur preuve, si on peut dire, au niveau européen.
Ce principe est officiellement la règle de répartition des compétences dans l’Union Européenne. Le mot et le concept viennent en ligne directe de la philosophie thomisme – dans une Europe dont la « démocratie chrétienne » est la colonne vertébrale idéologique, ce n’est pas très étonnant. Mais le Pape Pie XI en définit le contenu moderne dans l'encyclique Quadragesimo Anno.
« Que l’autorité publique abandonne donc aux groupements de rang inférieur le soin des affaires de moindre importance où se disperserait à l’excès son effort; elle pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus efficacement les fonctions qui n’appartiennent qu’à elle, parce qu’elle seule peut les remplir ; diriger, surveiller, stimuler, contenir, selon que le comportent les circonstances ou l’exige la nécessité. Que les gouvernements en soient donc persuadés : plus parfaitement sera réalisé l’ordre hiérarchique des divers groupements, selon ce principe de la fonction supplétive de toute collectivité, plus grandes seront l’autorité et la puissance sociale, plus heureux et plus prospère l’état des affaires publiques. »
 Jean XXIII le revendique dans Mater et Magistra et l’explicite :
« Il est requis que les hommes investis d’autorité publique soient animés par une saine conception du bien commun. Celui-ci comporte l’ensemble des conditions sociales qui permettent et favorisent dans les hommes le développement intégral de leur personnalité. Nous estimons, en outre, nécessaire que les corps intermédiaires et les initiatives sociales diverses, par lesquelles surtout s’exprime et se réalise la "socialisation", jouissent d’une autonomie efficace devant les pouvoirs publics, qu’ils poursuivent leurs intérêts spécifiques en rapport de collaboration loyale entre eux et de subordination aux exigences du bien commun. »
 Enfin, Jean Paul II, évoquant les objectifs des autorités publiques en matière économique et sociale, précise dans Centesimus Annus (1er Mai 1991) : « L’état doit contribuer à la réalisation de ces objectifs, directement et indirectement. Indirectement et suivant le principe de subsidiarité. Directement et suivant le principe de solidarité. » C’est cette interprétation qui constitue la clé de l’accord de Maastricht, dans son article 3B :
« La Communauté agit dans les limites des compétences qui lui sont conférées et des objectifs qui lui sont assignés par le présent Traité.
Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la Communauté n’intervient, conformément au principe de subsidiarité, que si et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent être réalisés de manière suffisante par les États membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire.
L’action de la Communauté n’excède pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs du présent Traité. »
C’est un principe qui convenait bien pour une organisation de type impériale comme l’Europe le devait être selon les vœux de l’Église. Il n’est pas question de souveraineté, puisque Dieu est le seul souverain et que la revendication de la souveraineté politique des États a toujours été dénoncée comme une folie de l’orgueil humain. Il s’agit du pouvoir de commander (imperium), de ses limites et éventuellement de la délégation de ce pouvoir. Derrière les discours sur le « bien commun », la subsidiarité exprime le refus d’un espace politique commun, de ce genre d’espace qui définissait la République fondée sur la liberté des citoyens, qui, comme le disait Aristote, ont tous un droit égal à gouverner et à être gouvernés.
En gros la subsidiarité est une sorte de domination paternelle au sens d’Aristote, mais d’un pater familias moderne qui laisse à ses enfants le soin de gérer leur argent de poche – mais continue naturellement d’en décider lui-même le montant. Comment la subsidiarité s’applique dans l’Union Européenne ? Selon les préceptes de notre sainte mère l’Église. La commission est investie de l’imperium et du pouvoir de sanctionner les récalcitrants par de lourdes amendes, mais n’a aucun compte à rendre devant les peuples d’Europe. Elle prescrit à tours de bras, depuis les dates d’ouverture et de fermeture de la chasse, jusqu’à la taille des cases à veaux dans les élevages industriels ; elle s’émeut du sort des grenouilles et autres batraciens, mais reste, au nom de la subsidiarité, insensible tant aux évolutions cléricales réactionnaires de certains gouvernements (la Pologne étant le dernier en date) qu’à la misère qui frappe les peuples.
Irresponsabilité, gabegie bureaucratique, refus de toute démocratie, telle est la subsidiarité en acte ! Voilà le modèle de la France « régionalisée ».

Un cas d’école

Il y a un champ d’expérimentation sur lequel les manœuvres sont déjà bien engagées : l’école. À peine la régionalisation Raffarin avait-elle été annoncée que les présidents socialistes de Haute-Normandie et d’Ile de France se précipitaient : le premier demandait pour la région la responsabilité de l’intégralité de la formation professionnelle et le deuxième exigeait les Universités. On ne peut guère apporter un soutien plus enthousiaste à ce gouvernement qu’on prétendait par ailleurs combattre…
Puisque les régions s’occupent déjà des lycées en ce qui concerne les constructions et l’équipement, le gouvernement a transféré aux régions les personnels administratifs et d’entretien (les ATOS) et les personnels de surveillance (cassant au passage le statut des MI/SE) : tous ces fonctionnaires d’État deviennent des agents des collectivités locales. On a promis que le recrutement des professeurs resterait national. Mais les promesses de ce genre n’engagent que ceux qui y croient. Car, il apparaîtra bien vite qu’il est impossible de gérer un établissement dont une partie du personnel dépend de la région et l’autre du ministère ; les payeurs (les régions) voudront que les lycées remplissent les missions qu’eux jugent utiles, par exemple en fonction des intérêts économiques dominants dans la région, ou en fonction de leurs orientations idéologiques. Supposons qu’un maire, membre de l’exécutif régional, ait la responsabilité de superviser l’enseignement dans les lycées et la bonne mise en œuvre des « projets d’établissement » et imaginons qu’un des administrés soit mécontents des notes de son fils, de l’enseignement de tel ou tel professeur, etc. Pour l’heure, il n’a comme ressource que d’écrire au recteur ou au ministre qui transmettra le problème à l’inspection, laquelle ne dépendant pas directement des parents d’élèves peut encore, si elle le veut juger en toute impartialité.
Dans le contexte où les élus locaux contrôlent directement les contenus et la vie des établissements scolaires, toutes ces barrières sauteront, et même si nominalement les professeurs restent recrutés nationalement, ils seront de fait sous la coupe des notables et la pression directe des lobbies. C’en sera fini de « l’enseignement libéral », c'est-à-dire un enseignement qui n’est soumis ni aux pressions de l’économie ni aux besoins de la « société civile » mais seulement aux nécessités de la transmission du savoir.
Sur le plan de la régionalisation, le programme de l’UMP pour 2007 reste timide : on exclut de nouveaux transferts de compétence tant que ce qui a été déjà engagé ne sera pas consolidé. Seule est évoquée « l’expérimentation de l’implication des régions » dans le financement et la gestion des Universités. Quant à Mme Royal – au programme encore très mystérieux au moment où nous écrivons – elle affirme une forte volonté d’accélérer le processus de transfert de compétences aux régions. Elle a ainsi proposé que l’immigration devienne une compétence régionale, chaque région régulant ses « flux migratoires » selon ses besoins de main-d’œuvre. Sur l’île de la Réunion, elle a proposé un recrutement régional des professeurs pour cette région d’outre-mer. Mais si une telle proposition devenait réalité, les autres DOM suivraient, puis la Corse et finalement on irait très vite vers la régionalisation complète de l’éducation nationale.

Gérer l’État comme une entreprise privée

La déconstruction de l’unité républicaine n’est pas seulement l’affaire de la régionalisation. La privatisation bat son plein non seulement dans le domaine financier ou industriel, mais aussi dans les services publics : après France Télécom, ce fut le tour d’EDF-GDF et maintenant de la Poste. À la SNCF tout est mis en place pour la privatisation par « appartements ». Mais c’est aussi le cœur même de l’appareil d’État qui est touché par ce mouvement. D’une part, on assiste au développement de toutes sortes d’agences et de « hautes autorités » soi-disant indépendantes qui remplacent progressivement certains services de l’administration. D’autre part, prolifèrent la sous-traitance et la mise en concurrence de services de l’État. La Défense nationale n’échappe pas à ce mouvement : les personnels techniques de la Défense cèdent de plus en plus la place à des entreprises privées, au mépris des impératifs de sécurité. Des casernes ferment le week-end et elles sont alors gardées … par des sociétés de gardiennage. La privatisation partielle des prisons est engagée – l’exemple américain a montré que cette activité pouvait être hautement profitable avec des gouvernements qui, par la politique répressive, assurent les débouchés.
La privatisation de l’État est aussi parfois plus indirecte. Ainsi les établissements scolaires font de plus en plus appel à des « intervenants extérieurs » et on les encourage à multiplier les liens avec les « acteurs économiques et sociaux », élégant pseudonyme du patronat. La réforme de Robien des IUFM accélère le mouvement : les professeurs devront pendant leur formation faire un stage en entreprise pour apprendre à prendre en compte les desiderata patronaux… Si le programme de l’UMP est prudent en ce qui concerne la régionalisation, il est en revanche fort disert sur l’autonomie des établissements scolaires, notamment financière et en donnant aux familles un « droit d’implication et une participation plus forte à la prise de décision en matière d’organisation de la vie scolaire. »[3]
Le projet de prélèvement de l’impôt à la source est une sorte de privatisation de la collecte de l’impôt : en effet, ce sont les services de la paye des entreprises qui devront calculer le montant de l’impôt et le verser au Trésor Public. Les comptables privés deviendront ainsi des sous-traitants collectant l’impôt pour le compte de l’État. De là au retour des fermiers généraux de l’Ancien Régime, il n’y a qu’un pas qui peut être vite franchi !
Mais l’essentiel réside dans la nouvelle méthode de gestion de l’État lui-même. L’acte politique majeur d’un État moderne est le vote du budget. La LOLF (Loi organique relative aux lois de finances) a été adoptée en 2001 par une majorité et un gouvernement de gauche. Elle prétend mettre en place une gestion des finances publiques « plus démocratique et plus performante au bénéfice de tous ». Au lieu de voter les crédits par ministère et par chapitres, ils sont maintenant votés par « missions » qui se déclinent en « programmes ». Il s’agit d’organiser le « passage d'une culture de moyens à une culture de résultats », en vue d’atteindre « des objectifs d’efficience de la gestion, tendant, pour les contribuables, à améliorer le rendement des fonds publics, soit en accroissant, pour un même niveau de ressources, les “ produits ” des activités publiques, soit, pour un même niveau d’activité, à recourir à moins de moyens. » Le vocabulaire, celui du management des entreprises, est ici significatif. Aux notions d’égalité et d’impartialité, qui sont les vertus cardinales de la fonction publique dans un État républicain, on substitue les notions de performance et de rendement, qui conduise à casser les garanties des fonctionnaires. En 2006, le congrès de la fédération de fonctionnaires Force Ouvrière juge la LOLF dans les termes suivants : 
« FO condamne la LOLF en tant qu'outil essentiel de la réforme de l'Etat et de la remise en cause du Statut général des fonctionnaires (corps et grades, rémunération, avancement) et qui fait des personnels la principale variable d'ajustement du service public.
Le congrès condamne la LOLF introduisant notamment les notions d'objectifs, d'indicateurs et de résultats et conduisant au passage d'une culture de moyens à une culture de résultats.
Le Congrès conteste fermement la gestion des ressources humaines issue de la LOLF qui, par la fongibilité asymétrique des rémunérations et des crédits de fonctionnement, organise l'externalisation et la privatisation.
Le Congrès condamne la logique développée par la LOLF qui généralise l'intéressement aux résultats liés à la performance.
Pour le Congrès les garanties octroyées par le statut des fonctionnaires de l'Etat sont constitutives de la conception française du service public porteur des valeurs républicaines qui fondent l'unité nationale. Les remettre en cause aboutirait à détruire la Fonction publique et par là même le service public tel que le souhaitent nos concitoyens. »
De fait, les fonctionnaires, dans l’Éducation Nationale en particulier, commencent à faire l’expérience amère des conséquences de la LOLF. Les rémunérations des fonctionnaires deviennent des variables d’ajustement pour permettent d’atteindre les objectifs de rendement et de performance. La presse syndicale en donne des exemples en abondance.[4]
Mais c’est le principe qui doit être mis en cause. Évidemment personne ne peut contester que les fonds publics doivent être bien utilisé, qu’il faut éviter les gaspillages, etc. La fonction publique dispose pour assurer le contrôle d’instruments qui ont fait leur preuves, même si les recommandations des inspections ou des cours de comptes ne sont pas toujours suivies d’effets – ce qui est une autre affaire : il ne s’agit plus d’une question de bonne administration mais de volonté politique. Mais on ne peut pas prétendre que la bonne administration peut s’obtenir en appliquant les recettes du fonctionnement des entreprises privées en concurrence sur le marché. Il suffit de se demander ce que peuvent le rendement et les performances d’un tribunal pour comprendre qu’avec la LOLF nous entrons visiblement dans un autre monde. Un juge performant est-il un juge qui expédie un grand nombre d’affaires dans la journée ? On savait la justice souvent expéditive – surtout pour les pauvres – mais là la faute contre l’équité deviendrait une règle. Un juge performant est-il celui qui donne les plus lourdes peines ou les amendes les plus « salées » afin de remplir les caisses de l’État ? Comment mesurera-t-on le rendement d’un professeur ? Aux bonnes notes qu’il distribue ? Topaze deviendra-t-il le modèle à suivre ?
En dépit de ces évidentes absurdités, c’est pourtant dans l’assimilation de l’État à une entreprise privée qu’on est engagé. M. Berlusconi, le magnat italien, s’était vanté de gérer l’Italie comme Fininvest.  Après l’élection européenne de 2004, M. Barroso avait salué une assemblée de patrons d’un retentissant « Bienvenue dans Europe S.A. » Les fonctionnaires seraient-ils devenus des « collaborateurs » de « France S.A. » ? Un État n’est pas une entreprise, il n’a même rien à voir avec une entreprise qui défend ses intérêts privés. Les services de l’État ne sont pas des entreprises qui pourraient être mises en concurrence puisque aucun de ces services n’a d’intérêts propres distincts des intérêts des autres services. Les citoyens ne sont pas non plus l’équivalent des actionnaires qui attendent un rendement de leur dividendes : le chauffard qui écope d’une amende pour excès de vitesse ne doit pas être satisfait du rendement des services de police ! Avec la LOLF, nous avons affaire à une transformation du lexique de la fonction publique qui exprime une transformation fondamentale de la signification même de la « chose publique ».

Et la démocratie dans tout ça ?

Toutes ces transformations sont présentées par leurs initiateurs comme des progrès de la démocratie : la régionalisation et la décentralisation rapprocheraient le citoyen de l’autorité politique, la LOLF, pour des raisons obscures, serait « démocratique » parce que plus « transparente », et ainsi de suite. Il n’en est rien : la décentralisation morcelle le corps politique en autant d’intérêts particuliers – qu’on songe par exemple à la concurrence absurde à laquelle se livrent des collectivités locales pour attirer les entreprises sur leur territoire – et réduit le citoyen au rôle de sujet ou de consommateur. L’empilage des structures (commune, communauté d’agglomération, communauté de communes, pays, département, région) a permis la prolifération des bureaucraties et rendu le fonctionnement de notre république encore plus obscur et plus impénétrable. Dans les régions se constituent des baronnies avec leurs cortèges d’affidés et leurs effets pervers sur tout le système démocratique.
Comme cette crise de la démocratie est patente, on a inventé un palliatif miraculeux : la « démocratie participative ». Les formules du type expérimenté à Porto Alegre, du temps de la municipalité PT, ont été invoquées : le vote du budget municipal est discuté par des assemblées de citoyens par quartiers qui donnent leur avis et expriment leurs revendications avant de passer au vote en conseil municipal. S’il s’agit de palliatifs à une dégénérescence de la démocratie, c’est mettre un cautère sur une jambe de bois. En outre, les comités de quartier entraînant les plus mobilisés dans des institutions purement consultatives et de surcroît sans représentation nationale, cela ouvre la voie à toutes les manipulations. Si l’on veut centraliser les comités de quartiers – au niveau de la ville, de la région, du pays tout entier – alors on créera une pyramide bureaucratique encore plus éloignée du citoyen de base que ne l’est la représentation nationale aujourd’hui.
En fait, la « démocratie participative » fonctionne à plein régime dans notre pays, au fur et à mesure que la démocratie recule. On pouvait s’en douter : la démocratie étant la participation du grand nombre à la décision politique, la « démocratie participative » pourrait sembler un curieux pléonasme. Mais selon un procédé qui semble tiré de la « novlangue » imaginée par Orwell[5], la démocratie participative s’avère la négation de la démocratie. On multiplie les « consultations » pour impliquer les citoyens dans des décisions qu’ils ne prendront pas et qui seront souvent prises contre les opinions qu’ils auront émises pendant la consultation. Ces consultations n’ont pas d’autre but que de tenter de désamorcer par avance tout contestation et tout manifestation de refus. Les dernières réformes de l’Éducation Nationale, depuis la réforme Allègre ont été de ce point de vue particulièrement éclairantes.
Il existe une autre forme de démocratie participative, ces structures, comme les « pays » où des élus (au second degré) s’entourent de représentants autoproclamés de la « société civile ». L’intégration des syndicats, qu’on veut transformer en syndicats « d’accompagnement » dans toutes sortes d’institutions étatiques constitue une troisième forme de cette fameuse « démocratie participative ». Pendant ce temps, ces 36 000 foyers de démocratie que sont nos communes sont mis en tutelle. Les partis, intermédiaires « naturels » dans notre tradition, entre les citoyens « d’en bas » et les dirigeants, sont transformés en machines relayées par le système médiatique, au mépris des sentiments populaires comme l’a montré le référendum du 29 mai 2005.
En vérité, ce n’est pas vers plus de démocratie que nous allons mais vers ce que Pierre Legendre a nommé la « reféodalisation de l’État », son éclatement en multiples fiefs, avec une pyramide de relations de dépendances qui progressivement vide de son sens l’article II de la déclaration de 1789 : « la souveraineté réside essentiellement dans la nation[6] ».

Denis COLLIN – 6 février 2007


[1] Sur la « Loi d’orientation et d’aménagement du territoire » (lois Voynet et Chevènement) : voir notre contribution, « Crise et réforme de l’État », in Refaire la politique (T. Andréani, M. Vakaloulis dir.), éditions Syllepse, 2002.
[2] Contre nos 36 000 communes, l’argument massue est : il y a 7000 communes en Allemagne.
[3] Source : site de l’UMP : Projet législatif pour 2007.
[4] La combinaison LOLF + régionalisation produit des résultats étonnants quand il s’agit d’intégrer les ATOS dans les départements.
[5] Lire et relire ce grand livre qu’est 1984.
[6] Que le signature de la France au bas du TCE n’ait pas été retirée après le référendum de mai 2005, que la constitution ait été modifiée avant ce scrutin en vue de la mettre en accord et que ces modifications restent intégrées à notre loi fondamentale, cela dit assez en quelle considération on tient la souveraineté de la nation.

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