jeudi 29 mars 2007

Marx, la politique, l'Etat


Etude sur Le 18 brumaire de Louis Bonaparte

Le 18 brumaire de Louis Bonaparte apparaît d’abord comme un texte de circonstance. Écrit en quelques jours après le coup d’État qui met fin à la seconde République et conduit bientôt à la proclamation du Second Empire par un neveu de Napoléon Bonaptaparte, ce petit ouvrage de Marx, publié en 1852 dans la revue de son ami Joseph Weydemeyer, rassemble sept articles écrit presque sous le feu de l’évènement. C’est pourtant beaucoup bien plus que cela. Dans la préface à la réédition de 1869, Marx précise ce qui sépare son travail de celui de Victor Hugo, Napoléon le Petit, et de celui de Joseph Proudhon, Le coup d’État. Le pamphlet de Hugo « se borne à des invectives amères et spirituelles », mais faute de comprendre les racines sociales du coup d’État de Louis Bonaparte, il en fait l’œuvre d’un homme seul et « il ne s’aperçoit pas qu’il grandit cet individu au lieu de le rapetisser, en lui attribuant un pouvoir d’initiative qui n’a pas son pareil dans l’histoire universelle. » Proudhon au contraire fait de cet évènement une sorte de produit naturel de toute l’évolution historique et tombe ainsi dans l’apologie. Bref, Victor Hugo, se concentrant sur l’action de ce petit « grand homme » tombe dans une vision purement subjectiviste de l’histoire et Proudhon commet l’erreur des « historiens soi-disant objectifs » qui finissent toujours par se faire les chantres du fait accompli. Marx refuse ces deux erreurs symétriques : il s’agit de montrer « comment la lutte des classes en France a créé des circonstances et des conditions qui ont permis à un médiocre et grotesque personnage de jouer le rôle de héros. » Il s’agit donc de montrer comment la méthode d’analyse historique défendue par Marx, une méthode qui place au premier plan l’activité des hommes permet de comprendre la logique des évènements. Contre un certain « matérialisme historique » qui réduit finalement la lutte politique à un épiphénomène des conflits sociaux et économiques, Marx illustre et précise sa propre conception de l’histoire dès les premières lignes du 18 Brumaire de Louis Bonaparte :
Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de plein gré, dans des circonstances librement choisies ; celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du passé.
Les individus ne sont ni des êtres absolument libres comme le pensent les idéalistes ni des jouets des circonstances qui les détermineraient. Leur vie dépend de leur activité, de la manière dont ils se « manifestent » et elle est conditionnée par des circonstances qui ne dépendent pas d’eux. Ce que Marx avait énoncé sous formes de thèses philosophiques quelques années auparavant va prendre vie.
Chapitre I
Aperçus sur la vie et l’œuvre de Marx
Le 5 mai 1818, Karl Marx naît à Trèves, en Rhénanie, dans une famille d’origine juive – son père Heinrich, avocat libéral, s’était cependant converti au protestantisme. Le 14 mars 1883, Marx meurt à Londres. Son ouvrage majeur, Das Kapital reste irrémédiablement inachevé – seul le livre I est paru de son vivant. Entre ces deux dates, une vie remplie par l’étude – droit, philosophie, économie politique, histoire – mais aussi une activité politique et journalistique intense. Il laisse une œuvre immense et polymorphe et un nom qui, pour le meilleur comme pour le pire deviendra l’un des drapeaux des luttes et des guerres du siècle suivant[1].
Les années de formation
Marx s’inscrit en droit à Berlin (1836) et suit les leçons de Savigny – le principal représentant de l’école historique du droit – et de Gans – disciple et éditeur de Hegel. Il fréquente simultanément des cours d’histoire (une passion qui ne le quittera jamais) et de philosophie. Il lit Hegel et quelques-uns de ses disciples. Étudiant, il consacre son premier travail à la philosophie hellénistique. Il en reste la thèse de doctorat sur La différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure, rédigée en 1839. Ce travail est l’occasion d’une première confrontation critique avec la pensée matérialiste : contre le matérialisme strictement déterministe de Démocrite, Marx se place plutôt du côté d’Épicure, défenseur de la liberté. Ce travail traduit aussi un lien avec la Grèce antique qui ne sera jamais perdu : le Capital est très largement placé sous le signe d’Aristote, « la source toujours vive », et l’art grec restera pour Marx l’art par excellence.
Marx obtient son doctorat en 1841 mais ne trouve pas de poste de professeur. Il noue ses premiers liens avec les « jeunes hégéliens ». Le maître est mort en 1831 et les disciples se partagent son héritage. Marx fréquente et particulièrement le cercle animé par Bruno Bauer, une des figures marquantes des hégéliens « de gauche ». Leurs préoccupations sont d’abord religieuses et philosophiques. Ces « Jeunes Hégéliens » parlent de révolution, mais celle qui les intéresse est toute théorique.
Cependant, cette position théorique commence à s’effriter au tournant des années 30 et 40. Dans la société, dans les milieux libéraux, l’agitation politique commence à se développer au fur et à mesure que la censure se relâche. La version conservatrice du hégélianisme voulait que l’État prussien fût la réalisation de l’État rationnel. Mais la critique de la religion entreprise dans les milieux « Jeunes hégéliens » se heurte à la censure. Les Hallische Jahrbücher, revue dirigée Arnold Ruge, sont transférés à Dresde et deviennent Deutsche Jahrbücher für Wissenschaft und Kunst (« Annales allemandes pour la science et l’art »). L’État prussien ne ressemble guère à l’existence effective de la liberté. La bataille, de philosophique, devient politique. En février 1842, Marx envoie à Ruge ses Remarques à propos de la récente instruction prussienne sur la censure. Mais justement la censure interdit l’article de Marx et la revue elle-même, qui est suspendue. Plaidoyer pour la liberté, l’article de Marx marque le passage à la démocratie radicale.
Ce combat, Marx le poursuit à Bonn puis à Cologne. Il collabore à un journal fondé par des jeunes bourgeois libéraux, la Rheinische Zeitung, dont il prend la direction en octobre 1842. La liberté de la presse, la publicité des débats parlementaires, l’indépendance de l’État à l’égard de la religion : ce sont les questions qui l’agitent à ce moment-là. Engels publie plusieurs articles dans cette revue.
Mais, à la démocratie radicale, il faut un fondement théorique. Et si le système de Hegel peut devenir la philosophie officielle d’un État hostile à la liberté et finalement du plus mauvais des États, c’est qu’il doit y avoir un vice caché dans le système du maître. En 1843, Marx entreprend une « révision critique de la philosophie du droit de Hegel. Le centre de cette « révision critique », qui devient un véritable règlement de comptes avec la philosophie de hégélienne, est la question de la monarchie constitutionnelle, « phénomène hybride qui se contredit et s’annule d’un bout à l’autre. Res publica est intraduisible en allemand. »[2]
La critique du droit politique hégélien reste à l’état de manuscrit. Seule une introduction est publiée à Paris en 1844. C’est qu’entre temps la pensée de Marx a subi de profondes modifications. Prenant prétexte de deux écrits de Bauer sur la question juive, Marx rédige À propos de la question juive (septembre 1843), où est réfutée l’émancipation purement politique – qui ne libère pas l’homme : ce dont s’agit, c’est de l’émancipation humaine, c’est-à-dire la suppression de l’État et de l’Argent.
La critique de la philosophie et le passage au communisme
À partir de 1843/44, Marx s’engage en effet dans une voie qui le conduit à l’élaboration de sa propre pensée dans ce qu’elle a de véritablement novateur. Poursuivant le travail de réflexion critique de l’héritage hégélien, il procède à une critique systématique de la philosophie idéaliste allemande, et par là à  critique de ses amis eux-mêmes.
Fin 1843, Marx s’installe à Paris avec sa femme, Jenny, la fille du baron von Westphalen qu’il a épousée en juin 1843. Il se lie d’amitié avec le poète Heinrich Heine et avec les groupes d’immigrés allemands réunis autour du journal Vorwärts. Il prend également contact avec la Ligue des Justes qui deviendra la Ligue des Communistes. C’est en cette année 1844 que Marx rallie définitivement la cause du prolétariat et commence à s’impliquer dans les discussions et l’activité des petits groupes du mouvement ouvrier naissant.
En fin 1844, Engels s’arrête à Paris, de retour d’Angleterre où sa famille l’avait envoyé pour le compte de la firme paternelle dont une filiale est établie à Manchester. Engels, de deux ans le cadet de Marx, a été empêché par ses parents, qui le destinaient aux affaires, de faire les études de philosophie pour lesquelles il avait marqué une profonde dilection. Préoccupé de questions théologiques, il rompt brutalement avec la religion et devient un athée convaincu. S’il fréquente les cercles jeunes hégéliens, il est en même temps, par son expérience professionnelle, un « homme de terrain » comme on dirait aujourd’hui. Sa connaissance de la réalité sociale capitaliste, dans le pays où ce mode de production est le plus développé, l’Angleterre, l’a conduit, bien avant Marx, au communisme. Il a donné des articles au New Moral World, le journal de l’entrepreneur communiste Robert Owen. Au moment où il retrouve Marx à Paris, il rédige La situation des classes laborieuses en Angleterre, un « reportage » terrifiant sur l’exploitation de la classe ouvrière, qui sera publié en 1845.
Bien que Marx et Engels se connaissent depuis 1842, c’est de cette époque que datent leur exceptionnelle amitié et leur collaboration politique et théorique. Constatant la communauté de leurs vues, ils décident d’écrire ensemble un pamphlet contre les Jeunes Hégéliens : la Sainte Famille est rédigée en 1845 (une dizaine de pages seulement sont de Engels). À l’idéalisme spéculatif, il s’agit d’opposer l’humanisme réel. Les jeunes hégéliens, Bauer en tête, mettent l’Esprit à la place de l’individu réel et ne font finalement que reproduire « en caricature » la spéculation hégélienne. L’Idéologie Allemande (1846) marque l’aboutissement de cette réflexion : passage au matérialisme philosophique, rupture avec la philosophie hégélienne et la conception spéculative de l’histoire, définition de sa propre conception de l’histoire, qui sera dénommée plus tard le matérialisme historique. Ce dernier manuscrit est laissé inachevé, abandonné à la « critique rongeuse des souris », il ne sera redécouvert et publié qu’au début des années 1930.
Ce bouleversement théorique est étroitement lié à une révision profonde des vues politiques de Marx. Suivant Engels, il devient communiste : la philosophie doit être réalisée (devenir réalité) et donc être niée en tant que théorie séparée de la pratique. Et puisque le sujet réel n’est plus l’esprit, mais l’homme, la réalisation de la philosophie, ce ne peut pas être chose que la réalisation pratique de l’essence humaine, l’homme débarrassé des deux puissances aliénantes par excellence, l’État et l’Argent, c’est-à-dire la propriété capitaliste.
La critique de l’économie politique
Le socialisme et le communisme des années 1840 sont les drapeaux de sectes vouées à l’impuissance et qui s’enferment volontiers dans les chimères. Utopies, inventions d’« ingénieurs sociaux » parfois terrifiants (rétrospectivement), religiosité : tous ces traits caractérisent les mouvements auxquels Marx et Engels parfois se mêlent : ils adhèrent à la Ligue des Justes qu’ils transforment en Ligue des Communistes, pour laquelle précisément est écrit le Manifeste du Parti Communiste. Abandonner les chimères, partir de la compréhension scientifique du réel, voilà la première tâche qui s’impose. « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières. Il s’agit maintenant de le transformer. » La XIe thèse sur Feuerbach semble inciter à l’action, renversant l’ordre idéaliste. Cependant, ce n’est pas exact : si la théorie doit devenir pratique, encore faut-il construire une théorie scientifique de la société. L’économie politique classique, celle de Petty, Smith, Ricardo et des physiocrates, prétend donner cette connaissance scientifique de la société : la loi de l’intérêt n’est-elle pas « la loi de Newton » de la vie sociale ?
Mais l’économie politique présente le gros défaut de dénier son propre caractère historique, de présenter comme naturel et éternel ce qu’il n’est qu’une étape d’un processus. Bref, de la critique de la philosophie idéaliste allemande il faut maintenant passer à la critique de l’économie politique. Les Manuscrits dits de 1844 sont la première accumulation de matériaux pour cette critique. Mais Marx y reste encore largement prisonnier de la manière spéculative propre aux Jeunes Hégéliens. La critique de Proudhon – jadis admiré – dans Misère de la philosophie (1847) constitue les premiers pas de cette entreprise qui maintenant va occuper Marx, sans discontinuer, jusqu’à sa mort. Après l’échec des espoirs d’une révolution imminente en Europe, il se met à étudier sérieusement le mode de production capitaliste, et théoriquement, par la lecture des économistes, et pratiquement, notamment avec l’aide de son ami Engels, dont la connaissance des mécanismes de fonctionnement du mode de production capitaliste lui est des plus précieuses.
Travail salarié et capital en 1849 donne une première approche de l’entreprise de Marx. En 1857, il écrit une Introduction générale à la Critique de l’Économie politique qui résume ses conceptions les plus générales. Mais, soucieux de ne pas présenter des résultats avant de les avoir justifié, il la remplace en 1859, lors de la publication de la Contribution à la Critique de l’économie politique, par un simple avant-propos qui résume les principes du matérialisme historique et donnera lieu à de nombreuses méprises.
En juin 1865, en deux séances du Conseil général de l’Association Internationale des Travailleurs, Marx reprend les points les plus saillants de son économie dans Salaire, prix et plus-value. Enfin en 1867 est publié le livre I du Capital. Les livres II, III et IV sont restés à l’état d’ébauches.
La politique
La pensée de Marx est étroitement liée à l’action politique. Journaliste à la Nouvelle gazette rhénane, il entame un combat politique qui le conduit à l’exil en France puis en Angleterre. Au printemps 1846, il prend l’initiative de fonder un réseau de comités de correspondance communistes. Invité à rejoindre la Ligue des Justes, il participe à sa transformation en Ligue des communistes. Avec Engels, il est chargé d’en rédiger le Manifeste du Parti Communiste[3] qui paraîtra au début de 1848.
Marx prend part aux évènements révolutionnaires en Allemagne en 1848, en tant que membre de la direction de l’association démocratique. À Cologne, il organise la publication d’un quotidien, la Neue Rheinische Zeitung dont le dernier numéro paraît le 18 mai 1849.
Il suit avec passion les évènements français, qu’il s’agisse de la révolution de 1848 (Les luttes de classes en France, publié en 1850), du coup d’état de Louis Bonaparte (Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, 1852) ou de la Commune de Paris (La guerre civile en France, 1871). Il participe directement à la vie politique de son pays d’accueil, la Grande-Bretagne, où il s’installe à partir de la fin 1849. Membre du conseil central des syndicats britanniques, il fait, en particulier une intervention remarquée dans la politique étrangère[4]. C’est enfin l’action menée avec l’Association Internationale des Travailleurs (AIT), la première internationale, fondée en 1864 lors d’un grand meeting à Saint Martin’s Hall. Marx qui rédige l’Adresse inaugurale et les statuts provisoires de l’association. Le développement de cette association, mais aussi ses querelles internes occupent à partir de cette date une grande partie de son temps.
La Commune de Paris de 1871 marque un tournant : elle est le premier « pouvoir ouvrier », le premier gouvernement qui donne véritablement chair et sang au programme du Manifeste Communiste. De cette expérience, Marx tire toute une série de leçons politiques. Mais l’AIT, dont les membres parisiens étaient très engagés dans le mouvement des communards ne résiste pas à la défaite sanglante. Les divergences s’exacerbent et Marx et Engels mettent en sommeil l’association. C’est l’Allemagne qui redevient le centre des préoccupations politiques de Marx et Engels. L’unification des socialistes allemands (« marxistes » et partisans de Lassalle) se fait difficilement. Marx intervient brutalement dans le débat avec la Critique du programme de Gotha (1875).
D’une santé chancelante depuis de nombreuses années, Marx meurt le 14 mars 1883, laissant de très nombreux manuscrits et héritage intellectuel complexe et parfois énigmatique.
L’oeuvre
L’œuvre de Marx est considérable, multiforme et essentiellement inachevée. Considérable en volume : il n’existe aujourd’hui aucune édition des œuvres complètes de Marx.
Cette œuvre comprend des ouvrages proprement philosophiques – essentiellement avant 1846-47, des ouvrages d’économie politique (même s’il s’agit d’une critique de l’économie politique), des essais, des pamphlets et des articles politiques et économiques destinés au grand public, une vaste correspondance, principalement avec son ami Engels mais aussi avec quelques-unes des figures les plus éminentes du mouvement ouvrier international. « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger » : c’est une devise qui lui convient à merveille. Interrogé par socialistes russes et notamment Vera Zassoulitch, Marx se met en tête d’apprendre le russe pour tout savoir de la commune paysanne. Confronté aux problèmes difficiles de la formation des prix et de la péréquation du taux de profit, il se lance dans les mathématiques – on a publié des manuscrits mathématiques de Marx.
C’est une œuvre essentiellement inachevée, reconstruite par les héritiers, plus ou moins fidèles. Le Capital, l’œuvre de la vie de Marx, est interminable. Le premier plan en est dressé au début des années 1850. Des esquisses en sont publiées pour honorer des contrats d’éditeur – la Contribution à la Critique de l’économie politique. Finalement le premier livre paraît en allemand en 1867 et en 1875 en français, mais le reste est demeuré au stade des travaux préparatoires, même si certains passages sont plus ou moins développés. Engels reprend les manuscrits, avec les plus extrêmes difficultés, et en tire un livre II et un livre III de son cru. Les Théories sur la plus-value, rassemblées par Karl Kautsky, sont présentées comme le livre IV.
Il n’y a pas d’édition systématique des œuvres de Marx, ni en allemand, ni, a fortiori en français. La première édition allemande des Marx-Engels Werke (MEW) reste souvent la base des rééditions. L’édition complète des « Marx-Engels Gesamtausgabe » (dite « première MEGA ») est inachevée et sa reprise par une institution indépendante, après la disparition de la RDA, a rencontré de nombreux problèmes. Les éditions Gallimard avaient entrepris sous la direction de Maximilien Rubel une édition des œuvres de Marx dans La Pléiade. Quatre volumes ont ainsi été publiés (deux volumes d’économie, un volume de philosophie, et un volume de textes plus proprement politiques), mais la disparition de Maximilien Rubel a mis fin à l’entreprise qui se termine sur les œuvres « Politique. I » – les textes politiques des années 1840 et 1850.  De cette édition, Gallimard a extrait deux volumes de textes en collection « Folio ». Signalons cependant que les premiers volumes d’une édition scientifique en français des œuvres complètes de Marx et Engels devraient paraître en 2008.
Chapitre II
Contexte et présentation de l’ouvrage
Le 18 brumaire est d’abord un essai d’histoire « à chaud ». Le style en est souvent très polémique, mais c’est bien une livre d’histoire : il s’agit de dégager la logique des évènements et pas seulement de les raconter. Comme dans tout bon livre d’histoire, l’exposition des faits se double d’un traité de la méthode. Car il s’agit de comprendre les causes, de mettre à jour les invariants et de dégager ce qui est véritablement nouveau.
Rappel historique
Pour comprendre l’œuvre, il n’est pas inutile de rappeler brièvement les évènements des années 1848-1852.
De la fin catastrophique du « premier empire » (1815) jusqu’au début de l’année 1848, la France a connu un régime de monarchie constitutionnelle. La restauration de la monarchie avec Louis XVIII et Charles X n’était cependant pas un retour à la situation d’avant 1789. Pour l’essentiel, les transformations sociales accomplies par la révolution et l’Empire ont été préservées. Sur le plan du droit de propriété, de la liberté du commerce comme sur celui du Code civil, la Restauration n’avait finalement presque rien restauré, sinon l’arrogance des « ci-devant » revenu de l’émigration. La monarchie elle-même était maintenant entourée d’une représentation parlementaire fort limitée, car élue sur une base censitaire, et les libertés personnelles étaient préservées. Parce qu’il a voulu s’attaquer à la liberté de la presse, Charles X est confronté à une émeute populaire qui devient une révolution. Il doit abdiquer à la suite des « trois glorieuses » des 27, 28 et 29 juillet 1830. Les députés libéraux prennent la direction de la révolution et c’est une nouvelle monarchie qui se met en place : la branche des Bourbons est remplacée les Orléans et Louis-Philippe d’Orléans[5] devient « roi des Français sous le nom de Louis-Philippe Ier.
La monarchie de Juillet va durer dix-huit ans. Ses premières années sont marquées par des révoltes ouvrières durement réprimées, ainsi la fameuse révolte des canuts de Lyon (1831). Les premières organisations ouvrières voient le jour (mutuelles de secours et sociétés secrètes) alors que le mot d’ordre de la classe dirigeante est le fameux « enrichissez-vous ! » lancé par le ministre Guizot. Dès 1846, la crise économique frappe sévèrement le pays. Elle se combine avec la crise financière d’un État qui a été l’instrument privilégié du capital bancaire. En 1847 des manifestations ouvrières se dressent en plusieurs villes. Les scandales financiers secouent le régime. Alors que les rassemblements publics sont interdits, les républicains mènent une vaste campagne d’agitation au travers des « banquets républicains ». L’interdiction d’un banquet prévu le 14 janvier 1848 va provoquer le choc entre la monarchie et l’opposition. Les barricades se dressent à nouveau à Paris. Le roi abdique en faveur de son fils. Mais le 27 février la République est proclamée par le poète Alphonse Lamartine.
La IIe République aura une existence brève et secouée par plusieurs crises dont Marx fait un rappel rapide dans le premier chapitre du 18 brumaire. Alors que la révolution de février unissait toutes les classes sociales, très vite « la question sociale » fait irruption. Le socialiste Louis Blanc, membre du gouvernement provisoire tente de lui donner une orientation sociale. Une commission spéciale, sous la responsabilité de Louis Blanc et de l’ouvrier Albert, siège au Palais du Luxembourg. Elle a pour but d’étudier les moyens de réduire la misère ouvrière. Sous son égide, vont s’organiser les « ateliers nationaux », une institution destinée à donner du travail aux chômeurs. Mais ces bien inoffensifs « ateliers nationaux » sont la cible des attaques des classes dominantes qui y voient de spectre du « communisme » et des « partageux ». En juin 1848, les ateliers nationaux sont fermés. Les ouvriers parisiens s’insurgent. Le général Cavaignac envoie l’armée qui tire à vue contre les manifestants. Des milliers de morts, onze mille déportations : la rupture entre la classe ouvrière et la nouvelle république est consommée.
Élue en avril 1848, une assemblée constituante a établi une nouvelle constitution sur la base du suffrage universel masculin. Le pouvoir législatif appartient à une assemblée unique et l’exécutif à un président élu au suffrage universel. La séparation des pouvoirs y est appliquée de manière si rigide que, comme le dit Marx, l’un des pouvoirs devait détruire l’autre. Le 10 décembre, le général Cavaignac obtient 1 448 000 voix (19,5% des votants), Ledru-Rollin, soutenu par les démocrates, 371 431 voix (4,8% des suffrages), Raspail un socialiste, 36 964 voix et Lamartine n’obtient que 17 914 voix. Les conservateurs monarchistes ont fait bloc derrière Louis Napoléon Bonaparte qui triomphe avec 5,5 millions de voix (74,2% des votants), un triomphe tel qu’il peut paraître indépendant des conservateurs, qui avaient espéré gouverner en son nom, et se présenter comme l'élu du peuple.
Bonaparte nomme un gouvernement représentant le « parti de l’ordre », c’est-à-dire la coalition des « légitimistes » et des « orléanistes », tous deux royalistes, le gouvernement Falloux-Barrot. Sous le pression du président, l’Assemblée Constituante se dissout et des élections législatives ont lieu qui voient le succès d’une forte minorité (un quart des députés) de « la Montagne », c’est-à-dire du parti démocrate, représenté par Ledru-Rollin. Les oppositions au nouveau régime se multiplient : les représentants des ouvriers écrasés en juin 1848 rejoignent les démocrates qui formeront la « Montagne » en référence au groupe des Conventionnels les plus hardis pendant la première révolution française. En 1849, les partisans de la Montagne manifestent pacifiquement. Mais la manifestation est brutalement réprimée. Ses chefs à l’Assemblée sont mis en accusation et exclus, l’état de siège est proclamé, les journaux d’opposition interdits. Sous la « forme républicaine », le « parti de l’ordre » exerce sa « dictature législative. »
Pourtant l’alliance des « socialistes » et des républicains de la « Montagne » se reforme. Aux élections complémentaires de mars 1850, ses représentants reviennent en force à l’Assemblée. Le parti de l’Ordre, qui unit les royalistes et les partisans de Louis Bonaparte réagit brutalement. La vie politique est étroitement bâillonnée. Le 31 mai 1850, le suffrage universel est aboli de fait en imposant des conditions de résidence qui excluent la participation de la population la plus pauvre.
Ayant vaincu ses adversaires, le régime restait extrêmement instable.  L’opposition entre la présidence et l’Assemblée recoupait l’opposition entre diverses parties de la classe dominante. Pendant que les royalistes des deux factions, légitimistes et orléanistes, se disputent sur la réforme impossible de la constitution, Louis Bonaparte prépare de plus en plus directement le renversement de la République et son remplacement par un régime qui s’inspirerait du consulat puis du premier empire. Son « parti », construit sous le couvert d’une société de bienfaisance, la « Société du 10 décembre », dispose de nombreux appuis dans l’armée et dans une population qui désespère de la République et entretient encore le souvenir brûlant de la Révolution dont le premier empire paraît être la glorieuse continuation. Le 2 décembre 1851, Louis Bonaparte fait occuper les principaux lieux du pouvoir, révoque l’Assemblée Nationale et, par un plébiscite, fait ratifier ce coup d’État le 21 décembre 1851.
L’organisation de l’ouvrage
Le 18 brumaire de Louis Bonaparte est découpé en chapitres qui, à l’exception du premier, possèdent sinon unité chronologique et un thème central.
Le premier chapitre commence par une réflexion sur les rapports entre les individus, les idées qu’ils se font de leur tâche et les évènements historiques. Il se termine par un aperçu d’ensemble des évènements qui ont conduit au coup d’État.
Le deuxième chapitre reprend le fil à partir des journées de juin. Bien que ces dernières constituent un élément permanent de la réflexion de Marx elles ne sont pas traitées de manière systématique dans le 18 Brumaire. Le lecteur intéressé devra se reporter à Les luttes de classes en France. Le chapitre II donc traite essentiellement de l’histoire de l’Assemblée Nationale Constituante, de la Constitution de la IIe République et des contradictions qui la minent. Ces contradictions ne concernent pas tant la forme de l’organisation des pouvoirs publics – ce qui est le propre d’une constitution – que les rapports sociaux et politiques dans le pays. Le chapitre se termine sur la chute de la petite-bourgeoisie républicaine avec la dissolution de la Constituante.
Le troisième chapitre reprend le déroulement de la marche régressive de la révolution depuis la première réunion de l’Assemblée législative en mai 1849. On assiste à la mise en place des différents acteurs et aux regroupements des forces qui conduira à la crise finale de décembre 1851. Une importante partie est consacrée à l’analyse de la petite-bourgeoisie et des rapports entre cette classe et ses représentants. Cette première partie de l’histoire de l’Assemblée législative voit le bras-de-fer entre le « parti de l’ordre » et la Montagne et se termine par la défaite de cette dernière.
Le quatrième chapitre couvre la période de l’automne 1849 à mai 1850. Les élections complémentaires ont vu la victoire du parti social-démocrate, mais ce parti est incapable de l’exploiter. Le « parti de l’ordre » modifie la loi électorale une première fois pour mettre en cause le suffrage universel. Mais il s’oppose aussi à Bonaparte. Cette phase est celle de la « dictature parlementaire du parti de l’ordre ». Le chapitre se termine sur la nouvelle loi électorale du 31 mai 1850 visant, subrepticement à faire passer l’élection du Président aux mains de l’Assemblée.
Le cinquième chapitre expose la montée de l’antagonisme entre Bonaparte et le « parti de l’ordre » qui domine l’Assemblée. On y trouve des développements importants sur le lumpenprolétariat en tant que véritable force de frappe de Bonaparte. Le « parti de l’ordre » perd progressivement toutes ses positions et Bonaparte impose un gouvernement anti-parlementaire (avril 1851).
Le sixième chapitre expose l’impuissance et finalement la dislocation des partis parlementaires dont les vues et les intérêts entrent en conflit face à l’offensive du pouvoir exécutif entre les mains de Bonaparte. Le chapitre se termine sur le coup d’État du 2 décembre 1851. Ce chapitre se clôt avec schéma récapitulatif de la marche des évènements.
Le septième chapitre analyse la nature du nouveau régime, instauré par Louis Bonaparte. Un long passage est consacré à la paysannerie, ou plutôt au « paysan à parcelle ». Ce chapitre donne les grandes lignes d’une théorie de l’État originale dont Marx tirera toutes les conclusions beaucoup plus tard.
 Chapitre III
L’histoire et ses fantômes
Le 18 Brumaire commence par une réflexion générale sur le lien entre l’histoire réelle et les représentations des hommes en train de faire cette histoire. Ce n’est évidemment pas un hasard : l’une des énigmes que Marx, tout au long de son œuvre, s’efforce de déchiffrer est celle des rapports entre les représentations spontanées que les hommes se font du monde et de leur propre activité et la réalité. C’est très exactement ce que Marx nomme « idéologie ». Ces questions sont posées de manière très précise dans le manuscrit de L’Idéologie allemande :
La structure sociale et l’État résultent constamment du processus vital d’individus déterminés ; mais de ces individus non point tels qu’ils peuvent s’apparaître dans leur propre représentation ou apparaître dans celle d’autrui, mais tels qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire, tels qu’ils œuvrent et produisent matériellement; donc tels qu’ils agissent sur des bases et dans des conditions et limites matérielles déterminées et indépendantes de leur volonté.
La difficulté vient de ceci : nous n’avons accès à la réalité humaine qu’à travers les paroles, les actions, les œuvres des acteurs eux-mêmes, qui sont autant de représentations de la réalité et non la réalité elle-même. La connaissance historique suppose donc que l’on comprenne 1° quelle est la structure réelle de la société, structure qui découle du processus vital des individus ; 2° comment cette structure réelle permet de comprendre les représentations que les acteurs s’en font ; et 3° quel effet ont ces représentations sur les actions des individus.
Les hommes font librement leur histoire
On présente souvent la pensée de Marx comme un « déterminisme historique » qui laisserait peu de place à la liberté humaine, puisque le cours des évènements serait régi en dernière analyse par la dynamique des forces productives et des rapports de production, forces impersonnelles dont les individus ne seraient finalement que les jouets. Or, dans les premières lignes du chapitre I, Marx d’emblée réfute cette conception :
Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de leur plein gré, dans des circonstances librement choisies ; celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du passé.
Le singulier « matérialisme » de Marx
Les hommes font leur propre histoire : ils ne sont donc pas des produits des circonstances. Ils sont d’abord des acteurs. Marx s’oppose au matérialisme classique[6], c’est-à-dire celui qui considère que la seule réalité est la réalité extérieure, celle que nous pouvons appréhender par l’usage des sens Certes, il ne soutient pas, contre ce matérialisme qui eût une si grande influence sur la philosophie du xviiie, l’existence d’une réalité suprasensible. Mais il critique une conception qui fait de l’homme un sujet passif, soumis aux forces extérieures. Or, pour Marx, il faut partir au contraire de l’activité humaine pratique comme réalité subjective.[7] Par conséquent :
La doctrine matérialiste du changement des circonstances et de l’éducation oublie que les circonstances sont changées par les hommes et que l’éducateur doit lui-même être éduqué.[8]
L’idéalisme ne vaut pas mieux que ce matérialisme, puisqu’il réduit la réalité à l’idée et transforme l’activité humaine en une simple manifestation du mouvement des idées.
L’histoire devient ainsi une simple histoire des idées prétendues, une histoire de revenants et de fantômes ; et l’histoire réelle, empirique, fondement de cette histoire fantomatique, est exploitée à seule fin de fournir les corps de ces fantômes et les noms destinés à les habiller d’une apparence de réalité.[9]
Il s’agit donc, pour Marx, de dépasser l’opposition entre l’idéalisme et ce matérialisme ancien pour fonder une nouvelle pensée : matérialiste en ce sens qu’elle doit s’en tenir à la réalité que nous avons sous les yeux, mais qui prend en même temps en compte comme objet premier les individus vivants, agissant, souffrant, et finalement donc se déterminant eux-mêmes, subjectivement.
Deux grandes tendances s’opposent dans l’épistémologie des sciences sociales à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. D’un côté dans la lignée de Dilthey (voir première partie) et Max Weber, on fait de la compréhension des raisons individuelles de l’action le point d’appui de la construction d’une science sociale. De l’autre côté, avec Durkheim et ses successeurs, le « fait social », indépendant du psychisme individuel, contraint les individus. Pour aller vite, on peut dire que Marx utilise simultanément les deux méthodes. D’une part, les rapports de production, les structures économiques, politiques et idéologiques relativement stables s’imposent aux individus et les conditionnent, ils sont bien une sorte de contrainte extérieure dont on ne peut faire abstraction.
Mais ces rapports de production ne sont pas des choses indépendantes des individus ; ils sont constitués par les individus et les représentations qu’ils se font de la société et ces rapports peuvent être des rapports de collaboration aussi bien que des rapports conflictuels. Comme Durkheim, Marx pourrait admettre l’élément de contrainte qui caractérise le fait social, mais il refuserait l’idée que ce « fait social » est indépendant du psychisme individuel. L’individu, dit-il, est la somme des rapports sociaux dans lesquels il est pris et il n’existe pas d’homme isolé des rapports sociaux, d’homme « à l’état de nature » comme dans les fictions des théoriciens classiques du contrat social. Mais l’individu reste, d’un autre côté, irréductible à ce qui pourrait apparaître comme des déterminismes sociaux et ce pour deux raisons différentes mais qui convergent dans la société moderne. D’une part, il y a quelque chose comme une « nature humaine », indépendante de l’histoire et des déterminismes sociaux. L’homme est un « animal social » comme le disait Aristote[10]. Mais tout comme Aristote qui s’empresse de distinguer l’homme des autres animaux grégaires, telles les abeilles et les fourmis, Marx précise que ce qui caractérise l’homme, c’est que son activité est toujours une activité finalisée, c’est-à-dire une activité dont le but préexiste idéalement dans le cerveau avant d’être effective. Et cela est vrai des activités les plus machinales, les plus « naturelles » de l’homme.
Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celle du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté.[11]
Pour comprendre l’histoire, il n’y a donc pas à chercher d’explication ailleurs que dans les actions et interactions des individus, des individus qui agissent et pensent en même temps, qui, par leur action, produisent leurs représentations.
Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leur représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels, oeuvrants, tels qu'ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et du commerce qui leur correspond jusque dans ses formes les plus étendues. La conscience ne peut jamais être autre chose que l'être conscient… [12]
Ce qui est proprement « matériel », ce n’est donc pas la matière au sens commun du terme, c’est l’activité subjective des individus. La plupart des contresens commis sur le sens de la pensée marxienne viennent précisément de ce qu’on a trop souvent assimilé son « matérialisme » au matérialisme ancien ou au scientisme du XIXe siècle.
Critique de la philosophie de l’histoire
De cette conception qu’on appelle encore « matérialiste » faute d’avoir un meilleur mot, il s’en tire un certain nombre de conclusions concernant l’histoire elle-même. La plus importante est qu’il n’y a pas de place pour une philosophie de l’histoire, puisqu’il n’y a pas quelque chose, une puissance autonome qui s’appellerait « histoire » et qui commanderait le destin des hommes. Dans La Sainte Famille, ouvrage commun de Marx et Engels, on trouve ceci qui se passe pratiquement de commentaires :
L’histoire ne fait rien, elle ne possède pas « de richesse énorme », elle « ne livre pas de combats » ! C’est au contraire l’homme, l’homme réel et vivant qui fait tout cela, possède tout cela et livre tous ces combats.[…] ce n’est pas l’histoire qui se sert de l’homme comme moyen pour oeuvrer et parvenir – comme si elle était un personnage à part, – ses fins à elle ; au contraire, elle n’est rien d’autre que l’activité de l’homme poursuivant ses fins.[13]
Là où l’idéalisme fait du « sens de l’histoire », du « jugement de l’histoire », de la « ruse de l’histoire », des manifestations d’une puissance transcendante, la providence divine, la nature ou l’esprit du monde, Marx détruit impitoyablement ces « universaux » qui ne sont que des produits de l’imagination comme Spinoza l’affirmait déjà.[14]
Les conditions générales de l’activité humaine
Donc les hommes font leur propre histoire, mais Marx ajoute qu’ils ne la font pas de plein gré. S’ils sont l’élément actif, leur liberté n’est pourtant pas une liberté absolue, loin de là. Chaque individu http://www.marxists.org/francais/marx/works/1845/00/kmfe18450000c.htm - sdfootnote11symest actif dans une situation déterminée dont il n’est pas le maître, qu’il n’a pas choisie librement. Personne n’a choisi de naître, de naître ici plutôt qu’ailleurs, à cette époque plutôt qu’à aucune autre, etc. La liberté humaine est toujours une liberté dans une situation donnée, une liberté compose avec la nécessité et l’individu est d’autant plus libre qu’est plus grande sa puissance d’agir sur les conditions qui s’imposent à lui. Mais aussi puissants que nous soyons, nous ne pouvons pas faire que ce qui a été n’ait pas eu lieu. Nous pouvons transformer les conditions dont nous héritons, ou les laisser en l’état mais nous n’avons aucune possibilité de prendre la machine à remonter le temps et choisir d’autres conditions. C’est tout simplement prendre en compte cette réalité essentielle : l’homme est un être historique.
Mais ces conditions, héritées du passé, dans la mesure où elles sont les conditions de l’activité, produisent des représentations. Et c’est pourquoi
La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants.
Puisque les hommes font leur propre histoire dans des conditions qu’ils trouvent toutes faites, il s’en déduit que l’histoire ne peut pas se répéter. L’évènement est toujours singulier, toujours déterminé. C’est pourquoi l’histoire ne se répète pas. Et si elle semble se répéter, comme le signale Marx au début chapitre, reprenant sur ce point Hegel, cette répétition n’est toujours qu’une apparence qui tient à la perception que les individus se font de la réalité et non à la réalité elle-même. Pour cette raison, si l’histoire se répète, la deuxième fois, c’est une farce – l’imitation des personnages graves produit souvent un effet comique !
L’épisode 1848-1852 est placé entièrement sous le signe de la répétition des grandes heures de la révolution. Mais là où la tragédie régnait, c’est maintenant la farce. Louis Bonaparte est pour Hugo « Napoléon le Petit ». Le portrait qu’il en fait souligne la dissemblance. Mais Hugo en fait un grand criminel, « un malfaiteur de la plus cynique et de la plus basse espèce », il a commis « un crime qui contient tous les crimes ».[15] Marx, au contraire, souligne la médiocrité du personnage, aventurier désargenté sans le moindre génie, pas même le génie du crime ! Dans l’avant-propos de 1869 à la réédition du 18 brumaire, Marx critique Hugo :
Victor Hugo se borne à des invectives amères et spirituelles contre le responsable en chef du coup d’État. Sous sa plume l’évènement lui-même apparaît tel un éclair dans un ciel serein. Il n’y décèle que l’action violente d’un seul individu. Il ne s’aperçoit pas qu’il grandit cet individu au lieu de le rapetisser. […] Je montre au contraire comment la lutte de classes en France a créé des circonstances et des conditions qui ont permis à un médiocre et grotesque personnage de jouer le rôle de héros.
Mais ce héros « médiocre et grotesque » est à la hauteur d’une classe politique médiocre qui se contente de cacher sa médiocrité derrière les oripeaux d’une histoire glorieuse. Alors que la Montagne de 1792 affronte son destin avec une grandeur tragique[16], la Montagne 1848-1851 va jouer un rôle pitoyable se brisant sur le mur des propres illusions.
Non que Marx admire sans réserve les héros de la Révolution. Dans ses premiers écrits contre la censure prussienne (1843), il critiquait les « lois tendancieuses » de Robespierre, expression de « la détresse de l’État ». Dans la Sainte Famille, plusieurs pages sont consacrées aux « illusions » des dirigeants révolutionnaires. Mais il s’agira de montrer que la tragédie comme la farce dépendent des conditions historiques. Caricature de la révolution française, caricature de la caricature de Napoléon, ces caractères des évènements et des hommes de 1848-1851 déguisent et expriment simultanément la réalité qui conduit au coup d’État, c’est-à-dire son sens historique.
La méconnaissance du sens de l’action
De cela découle que les hommes agissent plus souvent en fonction de représentations imaginaires qu’en fonction d’une connaissance adéquate de la réalité. Il faut ici faire un détour et comprendre les mécanismes de l’idéologie, c’est-à-dire de cette représentation de réel renversée comme une camera oscura[17]. Lorsque Marx parle d’idéologie, il ne désigne pas, comme on le fait souvent aujourd’hui, une doctrine, une grande conception du monde ou un « grand récit ». Une doctrine, une philosophie ou une théorie, ce sont là des discours qui se présentent explicitement comme des discours et se soumettent donc à la critique rationnelle. L’idéologie, au contraire, ce sont des représentations qui sont largement partagées par les individus d’une société donnée à une époque donnée et ne sont justement presque jamais questionnées tant elles paraissent naturelles ou évidentes.
Typique de cette analyse des procédés de l’illusion idéologique, les pages que Marx écrit dans la Sainte Famille à propos de Robespierre et Saint-Just. Ces derniers se représentent la révolution française dans les habits romains. Lorsqu’ils invoquent la liberté, la justice et la vertu, ce sont les vertus antiques qu’ils évoquent. Marx conclut :
Robespierre, Saint-Just et leur parti ont succombé parce qu'ils ont confondu l’antique république, réaliste et démocratique, qui reposait sur les fondements de l'esclavage réel, avec l'État représentatif moderne, spiritualiste et démocratique, qui repose sur l'esclavage émancipé, sur la société bourgeoise. Être obligé de reconnaître et de sanctionner, dans les droits de l'homme, la société bourgeoise moderne, la société de l'industrie, de la concurrence générale, des intérêts privés poursuivant librement leurs fins, la société de l’anarchie, de l'individualisme naturel et spirituel aliéné de lui-même et vouloir en même temps anéantir après coup dans certains individus les manifestations vitales de cette société tout en prétendant modeler à l'antique la tête politique de cette société : quelle colossale illusion ![18]
Et c’est précisément sur ces illusions à l’antique que la dictature jacobine s’est fracassée permettant ensuite que la nouvelle société bourgeoise manifeste sa vitalité. De cela nous pouvons déduire deux idées également importantes :
-            Les hommes « font » leur histoire, mais ils ne savent pas, le plus souvent, quelle histoire ils font. Le radicalisme jacobin n’a pas instauré une république à la romaine, mais l’État bourgeois moderne.
-            Mais si les hommes sont prisonniers de leur époque, ils ne le sont que partiellement. Les idées ne peuvent pas aller, dit encore Marx, au-delà de l’époque, puisque pour devenir effectives elles doivent être réalisées par des individus vivants. Mais elles peuvent aller au-delà des idées de l’époque – ici Marx rappelle dans la Sainte Famille le rôle de ces tendances qu’on pourrait dire « proto-communistes » incarnées par Jacques Roux ou par Gracchus Babeuf.
Cette analyse esquissée dès 1844-1845 dans la polémique contre l’idéalisme des « Jeunes Hégéliens » est reprise et développée dans le 18 Brumaire. Les acteurs historiques semblent toujours prisonniers du passé et ce d’autant plus qu’ils sont lancés dans une action qui bouleverse le présent, car « c’est justement à ces époques de crise révolutionnaire qu’ils évoquent anxieusement et appellent à leur rescousse les mânes des ancêtres. » Marx parle encore des « conjurations historiques des morts ». Mais celles-ci n’obscurcissent pas seulement les esprits des acteurs vivants. Elles leur permettent aussi de trouver le courage d’affronter les tâches de l’heure. Une fois ces tâches accomplies, « les colosses antédiluviens » disparaissent.
Mais si peu héroïque que soit la société bourgeoise, il n’en fallut pas moins l’héroïsme, l’abnégation, la terreur, la guerre civile et les guerres contre l’étranger pour lui donner naissance.
Autrement dit les illusions ont, elles aussi, une force historique. La période 1848-1851 n’échappe pas à cette règle. Mais la situation a changé depuis 1789. C’est « le retour du spectre de la vieille révolution ». Tous les acteurs de ce moment historique se déguisent. Le travail historique consiste précisément à démasquer ces spectres, à mettre au jour la réalité sociale et politique qui s’exprime dans ces affrontements.
Anciennes révolutions et révolution à venir
Il s’agit donc de sortir de l’illusion. Pour Marx, ce n’est pas seulement un travail théorique, celui de l’historien, mais aussi un travail pratique. La révolution de 1848 est la première manifestation de la révolution à venir, « la révolution sociale du XIXe siècle ». Les révolutions antérieures puisaient leur force dans « la poésie du passé ». La nouvelle révolution est tournée résolument vers l’avenir. « Il faut laisser les morts enterrer leurs morts. »
La certitude révolutionnaire
D’où vient cette certitude de Marx ? D’abord d’une conception de l’histoire comme fondamentalement révolutionnaire. Contre l’idée d’un progrès linéaire, procédant par accumulation de petites transformations – une idée qu’on retrouve dans le vieux principe aristotélicien selon lequel « la nature ne fait pas sauts – Marx emprunte à Hegel un schéma « dialectique » de l’histoire : ce sont les contradictions d’une époque qui préparent sa transformation. Mais ce qui chez Hegel est d’abord purement logique doit chez Marx prendre une figure matérialiste : les luttes de classes qui découlent de la structure de la production et des rapports de propriété sont les contradictions réelles qui mettent à bas l’ancienne société et en édifient une nouvelle. « L’histoire jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes » disait le Manifeste Communiste écrit en 1847. Ce qui n’est énoncé que d’une manière très générale dans ce texte fameux trouve dans le 18 Brumaire une traduction concrète. 1848 marque une articulation entre deux phases historiques : c’est l’ultime soubresaut de la révolution « bourgeoise » de 1789 et le véritable début de la nouvelle révolution.
La révolution dont parle Marx n’est donc pas un projet, ni une tentative, qui serait vouée à l’échec, d’insurrection morale contre société fondamentalement injuste. Ce sont les transformations sociales en cours qui la déterminent ou, plus exactement ce sont ces transformations elles-mêmes conçues comme un processus global. Dans un texte assez connu, publié en 1859 et qui servira (à tort) d’exposé d’ensemble de la pensée de Marx, celui-ci rappelle les positions auxquelles il était arrivé à l’époque où précisément il écrit La lutte des classes en France et Le 18 Brumaire. Les bouleversements sociaux, les révolutions sociales, sont conçus comme le résultat de la contradiction grandissante entre le développement des forces productives et les rapports sociaux de production. Ainsi encore :
À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale.[19]
Et le livre I du Capital n’en semble pas très éloigné. Parmi les principaux facteurs, corrélatifs à la centralisation et à la concentration du capital et qui préparent « l’expropriation des expropriateurs », figurent :
l’application de la science à la technique, l’exploitation de la terre avec méthode et ensemble la transformation de l’outil en instruments puissants seulement par l’usage commun, partant l’économie des moyens de production (...)[20]
Ce qui vient ensuite dans cette énumération, « l’entrelacement de tous les peuples dans le réseau du marché universel »[21], par exemple, n’en est saisi que comme une conséquence. Le mode de production capitaliste a donc mis en marche une formidable machine qui va bouleverser toute la structure sociale. Il va libérer les énergies humaines qui étouffaient dans le cadre des sociétés anciennes. Mode de production révolutionnaire, qui ne peut vivre qu’en révolutionnant en permanence sa propre base, il va créer les conditions d’une nouvelle phase de l’histoire humaine, une phase où l’émancipation humaine ne sera plus une émancipation chimérique, mais une liberté réelle. Libérée des entraves des rapports capitalistes, la production pourra être développée de manière illimitée : le communisme, tel que Marx le définit, n’est finalement pas autre chose que cette croissance illimitée des forces productives, croissance qui assurera aux hommes l’abondance et, ce faisant, permettra de se passer de l’État et du droit et d’instaurer entre les individus des relations transparentes.
Laissons de côté ici la dimension proprement utopique qu’on peut trouver dans ces projections dans l’avenir historique de l’humanité. Contentons-nous de noter que c’est dans cette conception d’ensemble de l’évolution générale de la société humaine que Marx fonde en réalité ce développement du chapitre I du 18 Brumaire sur la différence des deux révolutions entrecroisées en 1848.
La différence essentielle entre ces deux révolutions, donc, tient en ceci : la bourgeoisie renverse l’ordre ancien en déguisant ses intérêts particuliers sous les oripeaux de l’intérêt général, du bien commun, de la vertu, etc.  La nouvelle révolution, celle du prolétariat, parce qu’elle est conduite par la classe la plus exploitée de la société, est porteuse réellement de l’intérêt de la société entière et c’est pourquoi elle n’a pas à se dissimuler ni à elle-même ni aux autres classes de la société ses propres buts. Et c’est précisément pour cette raison qu’elle doit cesser d’être une « nécromancie », qu’elle doit chasser les spectres.
Un processus social complexe
Il faut cependant se garder de toute vision simpliste de ce processus. Le concept fondamental de Marx est celui de mode de production et la société moderne est dominée par le mode de production capitaliste. Ce concept pourtant n’est qu’un concept théorique, un outil d’analyse. Les formations sociales concrètes sont toujours des combinaisons de divers modes de production. Ainsi dans la France qu’analyse Marx existe une vaste classe paysanne, le « paysan parcellaire », dont la vie se tient encore largement à l’écart du cours de l’histoire moderne. En outre, les classes dirigeantes sont profondément divisées. Il reste une aristocratie foncière qui vit de la rente de la terre et donc les intérêts ne se confondent pas avec ceux du capital financier – qui vit de l’intérêt de la dette – et encore moins avec ceux des capitalistes industriels, ceux dont le capital seul est véritablement producteur de plus-value. Il existe aussi toute une petite-bourgeoisie encore indépendante – des artisans, des commerçants – et une classe intellectuelle (avocats, journalistes, écrivains, hommes de loi, universitaires) dont l’attitude politique est très variable et oscille selon les circonstances. Il faut enfin ajouter que les ouvriers eux-mêmes sont encore très divisés, ils viennent souvent directement de l’artisanat ruiné et les ouvriers parisiens sont encore loin de former la classe ouvrière qui formera la base du développement des syndicats et des grands partis ouvriers à l’époque suivante.
Comprendre l’histoire réelle, ce n’est donc pas appliquer mécaniquement le schéma théorique que nous avons rappelé ci-dessus. C’est analyser la complexité des rapports entre toutes les classes de la société, comment se nouent et se dénouent les alliances et dessiner dans ce chaos le facteur d’ordre qui permet de tracer la perspective des évènements à venir.
De ce point de vue il faut souligner trois éléments qui ordonnent toute l’analyse de Marx :
1)               Les révolutions bourgeoises sont terminées. Elles se sont élancées rapidement, « de succès en succès » mais « leur vie est éphémère et après avoir atteint leur point culminant, elles doivent laisser la société en assimiler les résultats. Les évènements de 1848-1851 montrent que cette classe, qui domine tous les rapports sociaux est devenue incapable de gouverner elle-même et doit laisser la place à un aventurier, le « héros Crapulinsky » qui « sauve la société » en brisant même le parti de l’ordre.
2)               La révolution prolétarienne en dépit de sa marche chaotique, de ses reculs et de ses nouvelles avancées qui se soldent par de nouveaux échecs, s’affermit par l’expérience, jusqu’au point où elle ne pourra plus reculer devant sa tâche historique.
3)               Si le coup d’État de Louis Bonaparte semble ramener tout le mouvement en arrière, il prépare pourtant à sa manière le nouveau surgissement de la révolution. La conclusion du dernier chapitre vaut d’être citée :
Bonaparte met toute l’économie bourgeoise sans dessus dessous, porte atteinte à tout ce qui avait paru intangible à la révolution de 1848, rend les uns résignés à une révolution, les autres désireux d’une révolution, et produit la vraie anarchie au nom de l’ordre, tandis que simultanément il dépouille la machine d’État de son auréole, la profance, la rend à la fois odieuse et ridicule. Le culte de la sainte tunique de Trèves, il le copia à Paris dans le culte du manteau impérial de Napoléon. Mais le jour où le manteau impérial tombera enfin sur les épaules de Louis Bonaparte, la statue d’airain de Napoléon s’abattra du haut de la colonne Vendôme.[22]
Le Second Empire liquidera la nostalgie de l’époque napoléonienne, il chassera les fantômes du passé révolutionnaire et de l’épopée napoléonienne. Pour la révolution, il ne sera qu’un purgatoire pendant lequel elle poursuivra son travail préparatoire jusqu’au moment où « l’Europe bondira de son siège pour lui crier dans l’allégresse : “Bien creusé, vieille taupe” ! » Qu’il y ait entre cette vieille taupe et l’Esprit hégélien plus que des parentés, c’est peu douteux, mais l’étude de la persistance de l’idéalisme philosophique hégélien dans l’œuvre de Marx et notamment dans ce qu’on peut appeler sa philosophie de l’histoire sortirait de notre propos.
Propos d’étape
Marx propose non seulement une méthode d’intelligibilité des évènements historiques, qui en rend compte en les rapportant aux soubassements de la société, ce qui en assure la possibilité d’existence et structure les rapports entre les membres de la société comme rapports sociaux de classes, bref là où travaille la « taupe » ! Mais il ne s’en tient pas là et il faut également rendre compte de l’action qui se déroule au grand jour, celle que conduisent les acteurs connus, mais aussi ces millions d’inconnus, les ouvriers parisiens, les paysans, les bourgeois. Donc exposer l’articulation entre la vie politique publique et les intérêts de classe. Mais ce deuxième plan explicatif n’est pas encore suffisant. Les acteurs des évènements historiques n’agissent pas comme simples porte-parole des intérêts sociaux qu’ils sont censés représenter. Ils agissent aussi en fonction des idées qu’ils ont tête, des « fantômes » qui les hantent. De cela aussi il faut rendre compte et l’intégrer dans l’explication complète de cette histoire que Marx raconte.
Chapitre IV
L’histoire est celle de la lutte des classes
Si l’histoire jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes, c’est donc d’abord en termes de classes qu’est conduite l’analyse de la période 1848-1851. De février à juin 1848, la classe ouvrière essaie de mener la danse. C’est elle qui est la véritable force motrice de la révolution février, c’est encore elle qui impose Louis Blanc et l’ouvrier Albert au gouvernement provisoire, le contraignant de faire mine de s’occuper de la question sociale. Mais à partir de juin 1848, les choses changent brutalement. Pendant cinq jours, les manifestations ouvrières tiennent en échec l’armée, mais elles sont sauvagement réprimées par le général Cavaignac : des milliers de morts, des milliers de prisonniers et de déportés, les représentants des ouvriers exclus de la représentation nationale. Après cette tragédie, le centre de la vie politique se déplace dans les conflits entre les différentes fractions des classes dominantes.
La classe bourgeoise
Si l’on s’en tient à des définitions très générales, on peut caractériser la classe bourgeoise comme la classe qui vit de l’extorsion de la plus-value sous ses différentes formes – l’intérêt de l’argent et la rente foncière sont considérées par Marx comme des fractions prélevées sur la plus-value produite par le capital productif. Essayons de comprendre l’analyse de Marx.
La bourgeoisie n’est pas une classe exploiteuse comme les autres
La plupart des sociétés historiquement connues sont marquées par la division en classes antagonistes. Dès que la production excède le strict niveau de la survie, tend à apparaître une classe qui domine toutes les autres et cherche à s’approprier le surplus social. Comment s’opère ce processus ? Marx – mais c’est encore vrai pour nous – en est largement réduit à des conjectures, mais, sans entrer dans les détails, il voit dans la division du travail et l’augmentation de la productivité du travail qui en résulte l’origine de cette division sociale et des conflits entre classes dominantes et classes dominées. Ainsi la division technique devenue division sociale est-elle pour Marx un processus nécessaire, c’est-à-dire un processus qui ne pouvait pas ne pas avoir lieu dès que la société cherchait à vivre un peu moins misérablement, à accumuler quelques réserves pour faire face aux coups durs, etc. Il n’y a donc pas chez pas lui de condamnation morale : suivant Hegel sur ce point, il évite de mélanger l’histoire et la morale et quand il condamne moralement la bourgeoisie, c’est parce qu’il estime qu’elle n’a plus de nécessité historique.
Mais si la bourgeoisie, la classe capitaliste, est une classe dominante qui, comme toutes celles qui l’ont précédée dans l’histoire, vit de l’extorsion du surplus social produit par les classes dominées, elle est cependant une classe dominante assez différente. Les maîtres d’esclave considéraient peu ou prou les esclaves comme des « outils animés » ou des sortes d’animaux de trait (on retrouve des expressions de ce genre chez Aristote) et le rapport de domination apparaissait comme un rapport de pure violence, le maître ayant droit de vie ou de mort sur ses esclaves. L’esclave étant la propriété du maître, son travail appartenait de droit au maître. En ce qui concerne le rapport du seigneur féodal à « ses » manants, les choses étaient un peu différentes puisque les paysans, même les serfs, pouvaient disposer d’une propriété personnelle et disposaient face au seigneur de maigres droits que leur valait leur qualité de chrétiens. Cependant, à travers le système de la corvée et l’empilement des droits seigneuriaux, on a bien affaire à extorsion directe du surplus social, justifiée par la différence des statuts et même par une différence de « nature » entre le seigneur et les rustres qui peuplent ses campagnes. La race des seigneurs est la race des vainqueurs, descendants des guerriers francs qui ont soumis les gallo-romains, alors que les paysans appartiennent à la race des vaincus.
Avec le mode de production capitaliste, s’instaure un rapport fondamentalement différent.  Le rapport salarial entre ouvrier et capitaliste se présente sous la forme d’un contrat entre deux personnes juridiquement égales, agissant librement et chacune en vue de son intérêt propre. L’ouvrier vend sa force de travail en vue d’assurer sa subsistance et le capitaliste l’achète en vue de mettre en valeur son capital. Marx montre la mystification que recèle ce contrat : une fois précipité dans la fournaise de la production, l’ouvrier qui a vendu sa force de travail est dessaisi de lui-même et appartient corps et âme au capitaliste qui peut user comme bon lui semble de la force de travail qu’il vient d’acheter. Le contrat égal se transforme en rapport de domination que Marx compare souvent au pire des esclavages.
Mais en posant l’égalité juridique des personnes, acheteur et vendeur de force de travail, le mode de production capitaliste a bouleversé toutes les structures sociales anciennes, liquidé les rapports de domination fondés sur le paternalisme et les superstitions et finalement posé, pour l’escamoter immédiatement, la question de l’émancipation sociale des classes laborieuses. C’est pourquoi on trouve dans le Manifeste Communiste, une véritable apologie du mode de production capitaliste comme mode de production révolutionnaire. C’est pourquoi la classe bourgeoise a pu, jusqu’à un certain point, être une classe révolutionnaire.
La bourgeoisie en 1848-1851
Ce rôle révolutionnaire de la bourgeoisie est cependant terminé au moment des évènements dont il est question dans le 18 brumaire. La révolution française a balayé les vestiges du féodalisme et libéré « la société » des entraves de la monarchie absolue. Désormais la classe dominante dans son ensemble est la classe bourgeoise. Le Directoire puis l’Empire ont établi l’ordre de la propriété privée, entériné les bouleversements de 1789 et impitoyablement pourchassé les rêveries révolutionnaires nées à l’époque de la fièvre de 1792-1794. La vieille aristocratie s’est de longtemps embourgeoisée : elle est plus intéressée par la rente foncière que par le prestige de la couronne ou l’honneur de la noblesse. Désormais la classe bourgeoise doit utiliser tous les moyens gouvernementaux et étatiques aux seules fins de consolider son pouvoir et de se prémunir contre les revendications ouvrières.
Marx distingue dans cette classe dominante :
1)             la bourgeoisie financière, celle des banquiers et des boursicoteurs qui dominaient sous la monarchie de juillet et vivaient largement de l’endettement de l’État … à l’égard des banques.
2)             L’aristocratie foncière, dont le pouvoir économique recule, mais qui reste puissante par tous ses relais dans la société, ses liens privilégiés avec l’Église et ses défenseurs intellectuels attitrés nombreux parmi les professeurs, les écrivains – on rappellera ici non seulement Chateaubriand, mais aussi Victor Hugo qui commença sa vie littéraire du côté de la monarchie pour terminer en républicaniste radical et socialisant.
3)             La bourgeoisie industrielle en pleine expansion et qui formait sous la monarchie de juillet une partie de l’opposition officielle. Elle est d’autant plus hardie sous Louis-Philippe que les premières émeutes ouvrières – celle des canuts lyonnais par exemple, en 1831 – ont réprimées dans le sang par le régime.
Mais aussi importantes que soient les différences entre ces trois fractions, l’intérêt commun l’emporte. Si la bourgeoisie d’opposition sous Louis-Philippe, la bourgeoisie républicaine, a participé à la révolution de février, dès le mois de juin 1848, les trois fractions s’unissent dans le « parti de l’ordre ». C’est le « républicain » Cavaignac qui conduit la répression contre les ouvriers. Les divergences politiques demeurent : les uns sont des royalistes légitimistes, partisans du duc Chambord, l’héritier de Charles X, les autres partisans de la maison d’Orléans, les uns défendent le drapeau blanc à fleur de lys, les autres le drapeau tricolore du « roi des Français », mais ils remettent à plus tard le règlement de ce compte finalement subalterne : pour l’heure la république, pourvu qu’elle soit expurgée de ses éléments ouvriers, est le régime qui les divise le moins et qui leur permet de gouverner directement, de faire du gouvernement « le conseil d’administration des affaires communes de la bourgeoisie », comme le disait déjà le Manifeste Communiste.
Pour autant, il ne faut pas sous-estimer les antagonismes entre les représentants politiques de ces diverses fractions de la classe dominante. Bien au contraire, toute la mécanique des évènements qui conduisent au coup d’État de Louis Bonaparte s’explique largement par ces antagonismes. Les royalistes s’allient d’abord à Louis Bonaparte pour expulser les « républicains purs » dont la domination s’achève avec la fin de la Constituante qui se dissout sous la pression et du nouveau Président et des représentants des factions royalistes. Mais ces derniers seront, à leur tour, expulsés du pouvoir par le « prince-président » qui retournera contre eux les arguments mêmes dont ils avaient usé contre les républicains…
La classe ouvrière
Il s’agit pour Marx de la classe révolutionnaire par excellence. Et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les ouvriers ayant été dépossédés de tout, et en premier lieu des moyens de travail, n’ont aucun intérêt dans le maintien d’une société dominée par le mode de production capitaliste. Ils n’ont à perdre « que leurs chaînes ».
Mais cela ne suffirait pas à en faire une classe révolutionnaire : les esclaves de l’Antiquité n’avaient aussi que leurs chaînes à perdre, mais les grandes révoltes d’esclaves, dont la plus célèbre fut conduite par le fameux gladiateur Spartacus furent toutes noyées dans le sang. Au contraire, la classe ouvrière moderne, le prolétariat, tend progressivement à devenir la classe majoritaire et elle est soudée par ses conditions de travail, par la concentration du capital, par le développement scientifique et technique. En se défendant contre l’exploitation capitaliste, par exemple en luttant pour imposer une limitation légale de la journée de travail, elle est amenée à mettre en cause les rapports de propriétés eux-mêmes et à poser la nécessité d’une réorganisation de la société sur de nouvelles bases.
La classe ouvrière est d’autant plus obligée d’être révolutionnaire que le développement normal de la société est entravé. Marx parle dans le chapitre I du 18 Brumaire des « moyens expéditifs » qu’il a fallu employer parce que la société française n’a pas connu « un développement normal, disons méthodique ». Il faut donc entendre le mot révolution dans son double sens marxien : une révolution est une transformation en profondeur des structures sociales, un changement de mode de production, mais elle peut aussi être « une attaque par surprise », un « coup de main inespéré » comme le fut la révolution de février 1848. La classe ouvrière est donc révolutionnaire dans les deux sens : par son développement et son action souterraine, revendicative, sa résistance aux empiètements du capital, elle prépare la transformation de la vieille société, mais elle doit aussi savoir être active sur la scène directement politique, par des moyens révolutionnaires, comme les manifestations insurrectionnelles de juin 1848, aussi bien que par les moyens légaux – en créant ses propres partis, en envoyant au Parlement ses propres représentants, etc.
En février 1848, la bourgeoisie républicaine et la petite-bourgeoisie luttaient contre le régime.
Les journées de février n’avaient primitivement pour but qu’une réforme électorale destinée à élargir la couche des privilégiés politiques parmi la classe possédante elle-même et à abolir la suprématie de l’aristocratie financière.
Mais c’est le peuple, c’est-à-dire au premier chef la classe ouvrière, qui joue le rôle moteur. C’est pourquoi, alors que l’opposition bourgeoise à Louis-Philippe voulait seulement une « république bourgeoise », le peuple exigeait de son côté une « république sociale. » Cette contradiction est à l’origine des journées de juin qui dissipent dans le sang l’équivoque de février.
Cependant, si la classe ouvrière est, pour Marx, la classe révolutionnaire par excellence, elle doit aussi devenir ce qu’elle est. C’est-à-dire que les ouvriers doivent s’organiser eux-mêmes et ne pas remettre leur sort aux mains des représentants des autres classes, singulièrement la petite bourgeoisie démocrate. Or, c’est précisément ce qui fait défaut en 1848. Le premier représentant des ouvriers, Louis Blanc est loin d’être prêt à se transformer en chef révolutionnaire. Dès le mois de mai 1848, des tentatives prématurées décapitent le mouvement en éloignant Blanqui et ses compagnons. Après juin, il n’y aurait pratiquement plus d’organisation indépendante des ouvriers. Ceux-ci, au contraire, feront bloc avec le « parti social-démocrate », la nouvelle Montagne, incarnation de la petite-bourgeoisie et sa pusillanimité.
Il est aussi un autre aspect à souligner : bien que Marx considère que la classe ouvrière a posé dès 1848 sa candidature au pouvoir, elle est, en même temps dans l’incapacité de réaliser ses propres objectifs, parce qu’elle est isolée. En lui 1848, « aux côtés du prolétariat parisien, il n’y avait que lui-même. » La même question sera posée à nouveau entre mars et mai 1871, où la Commune de Paris se termina par un « solo funèbre ».
Dans l’explication que Marx donne des évènements de 1848-1851, il y a donc quelque chose de paradoxal, au premier abord.  Tout le processus s’explique finalement par la lutte entre la classe ouvrière et la bourgeoisie réunie dans le « parti de l’ordre ». Et le coup d’État de Louis Bonaparte à son tour est analysé comme un moyen pour sauver la société bourgeoise en s’élevant au-dessus de la classe bourgeoise elle-même. Et pourtant cet ordre social n’est menacé que par une classe ouvrière finalement encore embryonnaire, minoritaire dans l’ensemble de la société, incapable de se donner des chefs à la hauteur de la tâche et incapable d’allier à d’autres classes pour s’opposer à la dictature du « parti de l’ordre ».
Pour comprendre cet apparent paradoxe, il faut faire entrer en ligne de compte trois éléments :
1)            Marx part de l’analyse qu’il fait du mode de production capitaliste pour comprendre les processus historiques. Au-delà de l’évènement, il réfléchit dans la longue durée telle qu’il la comprend. Si factuellement, en 1848, le prolétariat ne semble pas en mesure de l’emporter, Marx lit dans ses premiers pas l’ensemble d’un développement encore à venir.
2)            Les classes dirigeantes de l’époque nourrissent à l’encontre des « classes dangereuses » une terreur et une hostilité que, peut-être, nous avons du mal à imaginer aujourd’hui. C’est que les ouvriers forment véritablement une classe à part du reste de la société, une classe dans les valeurs semblent sans aucun rapport avec celles des classes dirigeantes, une classe dont les mœurs paraissent dissolues, une classe nomade et insaisissable que ne retiennent, et pour cause, ni les liens de la famille ni ceux du patrimoine. Issue le plus souvent de l’artisanat ou de la petite paysannerie, les ouvriers gardent souvent le souvenir de l’indépendance perdue. C’est pourquoi ils sont d’autant plus sensible aux idées révolutionnaires.
3)            Mais Marx commet aussi une erreur de diagnostic. Il pense que l’heure de la révolution a réellement sonné et qu’il est temps pour les communistes de décréter « la révolution en permanence »[23]. Or dans les années suivantes, il reviendra sur cette appréciation et, progressivement, il sera amené à considérer que le temps est passé des révolutions sur le modèle 1848, que la tâche est au renforcement des organisations ouvrières, à l’éducation et à la conquête des droits politiques.

Petite-bourgeoisie, paysannerie et « Lumpenprolétariat »
Il y a donc un saut entre l’analyse de la tendance longue et la compréhension de la situation concrète. C’est que l’analyse théorique du mode de production capitaliste – une analyse qui n’est d’ailleurs qu’à ses balbutiements quand Marx écrite le 18 Brumaire – ne suffit pas à comprendre la réalité sociale française du moment. Entre une classe capitaliste, encore plus diverse que ne laissent le supposer les querelles entre ses représentants, et une classe ouvrière naissante, s’interposent toutes sortes d’autres classes sociales dont Marx ne donne que des descriptions partielles et qui ne feront jamais l’objet d’une construction théorique dans l’œuvre marxienne. Autant le rapport de classe capital/travail fait l’objet d’une théorisation de plus en plus précise[24], autant les classes intermédiaires n’apparaissent qu’au travers des évènements qui les mettent en mouvement et de l’analyse des comportements de leurs représentants, mais presque jamais en les ramenant à leur place réelle dans la structure d’ensemble de la société.
La petite bourgeoisie
C’est un vaste ensemble qui regroupe aussi bien des travailleurs indépendants, des artisans, des commerçants, des petits patrons, que des couches intellectuelles : journalistes, écrivains, etc. Cette classe, si tant est qu’il s’agit bien d’une classe, est proche de la classe ouvrière par certains de ses éléments – les travailleurs indépendants ont joué un rôle important dans la naissance des premières organisations ouvrières – par son indépendance financière (toute relative) comme par son niveau d’instruction, elle peut aussi se rattacher à la bourgeoisie. Cette classe est démocrate et sa représentation politique est la « Montagne » dont le porte-parole le plus connu est Ledru-Rollin. Ainsi ce n’est pas à proprement parler la situation sociale, la place dans les rapports de production qui détermine la petite-bourgeoisie, c’est une attitude politique. Marx fait remarquer :
Il ne faut pas s’imaginer non plus que les représentants démocrates sont tous des shopkeepers, des boutiquiers, ou qu’ils sympathisent avec eux. Par leur éducation et leur situation individuelle, ils peuvent s’en distinguer comme le jour et la nuit. Ce qui en fait des représentants du petit-bourgeois, c’est qu’intellectuellement ils ne dépassent pas les limites que celui-ci ne franchit pas dans la vie, si bien qu’ils sont contraints théoriquement aux mêmes tâches et solutions auxquelles le petit-bourgeois est contraint pratiquement par l’intérêt matériel et la situation sociale.
Indécision, incapacité à saisir le bon moment pour agir, esprit systématique de conciliation, telles sont quelques-unes des caractéristiques de ce parti petit-bourgeois dont Marx dresse un portrait cruel dans le chapitre III. Concluant le rapide récit de la manière dont la Montagne avait gâché sa force acquise lors des élections de 1849, Marx écrit :
Comme c’est en général le cas avec les actions d’éclat démocratiques, les chefs eurent la satisfaction de pouvoir accuser leur « peuple » de désertion, et le peuple fut heureux de pouvoir accuser ses chefs de duperie.
Le trait est dur, mais il caractérise nettement les comportements et les actions politiques de ces groupes intermédiaires et conciliateurs qui par la suite domineront la vie parlementaire française. Marx en déduira que les ouvriers et la petite-bourgeoisie ne peuvent former un bloc contre le parti de l’ordre et que c’est seulement si la classe ouvrière est organisée de manière indépendante en vue de ses propres objectifs qu’elle pourra entraîner avec elle la petite-bourgeoisie.
La paysannerie
Bien qu’elle puisse socialement s’apparenter à la petite-bourgeoisie, la paysannerie joue un rôle remarquable dans l’analyse marxienne du coup d’État bonapartiste : elle est ni plus ni moins que la base sociale du bonapartisme. « Bonaparte représente une classe, voire la classe la plus nombreuse de la société française, les paysans à parcelles. » (chap. VII) Ce « paysan à parcelles » se distingue tant du gros propriétaire foncier que du journalier misérable ou du métayer. C’est lui le grand bénéficiaire de la révolution de 1789 ; Michelet le dépeint à sa charrue, mais prêt à tout pour défendre ce que lui a apporté la liquidation du féodalisme et la vente des biens nationaux. C’est lui aussi dont la propriété a été garantie par le premier Empire.
Or les paysans forment non pas vraiment une classe mais seulement, pourrait-on dire, une « quasi-classe ». Les paysans vivent dans des situations très semblables, ils constituent la grande masse de la population. Pourtant ils vivent en autarcie ou presque si bien qu’ils n’ont pas de relations les uns avec les autres. Marx voit la paysannerie comme une simple juxtaposition de parcelles (une famille, une parcelle ; soixante familles, un village ; soixante villages, un département…) et donc :
C’est ainsi que la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs équivalentes, à peu près comme des pommes de terre dans un sac forment un sac de pommes de terre.
D’où se conclut que les paysans à parcelles « ne forment pas une classe ». Leurs intérêts identiques ne forment pas un intérêt commun et ils sont donc incapables d’avoir une représentation politique propre.
Autrement dit, Bonaparte représente une classe qui n’est pas une classe ! Une classe qui n’est qu’une masse d’individus atomisés et tous dans l’attente du sauveur suprême. Évidemment, l’analyse de Marx semble assez loin de la réalité historique et sociale de la France du XIXe siècle. Marx en convient : il y a un paysan révolutionnaire, qui se heurte aux forces de l’ordre et un paysan conservateur : Bonaparte représente le paysan conservateur, non pas « ses Cévennes modernes, mais sa Vendée moderne[25] ».
En fait le paysan révolutionnaire et le paysan conservateur peuvent être la même personne. C’est l’attitude des classes dirigeantes de la ville qui détermine celle des paysans. Ainsi la bourgeoisie républicaine a repoussé les paysans dans le camp des ennemis de la république, notamment par sa politique de persécution contre les instituteurs. Mais l’analyse de Marx est encore plus subtile qu’il n’y paraît : il note que ce sont les départements les plus « rouges » qui ont le plus voté pour Bonaparte en 1848. Donc, c’est le paysan révolutionnaire qui a fait la politique du paysan conservateur ! Et ce sont encore des paysans qui se soulèveront contre le coup d’État de décembre 1851. Ainsi que Marx le remarque :
Une partie des paysans français protestèrent les armes à la main contre leur propre vote du 10 décembre 1848.
Si bien que Marx finit par dire que c’est parce qu’elle voulait aller de l’avant que la paysannerie s’est jetée dans les bras de Bonaparte. Elle a voté pour Bonaparte parce qu’elle espérait qu’il briserait la résistance des bourgeois des villes dominant l’Assemblée Nationale.
Mais le « paysan à parcelle » est condamné par le développement économique. La propriété individuelle, qui faisait du paysan le plus sûr rempart contre le retour des féodaux, n’est plus en accord avec les conditions nouvelles de la production et de l’échange. Ainsi :
Au cours du XIXe siècle, le seigneur féodal fut remplacé par l’usurier des villes, les servitudes féodales du sol par les hypothèques, la propriété foncière aristocratique par le capital bourgeois.
Marx détaille tout ce qui oppose le paysan aux classes dominantes capitalistes. Et c’est pour cette raison que le soutien des paysans à Bonaparte se retourne contre eux.  Les « idées napoléoniennes », c’est-à-dire les illusions des paysans dans la politique de la dynastie des Bonaparte, sont des « absurdités », des « hallucinations », des « phrases creuses ». Donc, pour Marx, cette paysannerie écrasée par la dette et l’impôt, sera conduite à « désespérer de la restauration napoléonienne » et redeviendra révolutionnaire :
Le paysan parcellaire abandonnera la foi en sa parcelle, tout l’édifice de l’État érigé sur cette parcelle s’effondrera et la révolution prolétarienne obtiendra le chœur sans lequel son solo devient un chant funèbre dans toutes les nations paysannes.
Si l’édition de 1869 du 18 brumaire modère ces espérances dans une nouvelle mutation révolutionnaire de la paysannerie française, nous voyons néanmoins comment l’analyse de Marx se déploie. Elle part d’un constat sociologique, tracé à gros (à trop gros) traits, pour dégager, sous ce constat les mouvements historiques qui ont travaillé et travaillent encore la paysannerie. De cette espèce de multiplicité amorphe des pommes de terre dans leur sac de pommes de terre, on passe à une réalité vivante et contradictoire, une réalité qui est d’abord celle des luttes, de la mémoire, des sentiments des paysans.
Le lumpenprolétariat
La dernière des classes sociales ou plutôt des couches sociales intermédiaires auxquelles Marx réserve un sort particulier dans le 18 Brumaire est le « lumpenprolétariat », le « prolétariat en haillons ». Sévère mais finalement nuancé avec la petite bourgeoisie, tour à tour cruel et plein de compassion pour la misère paysanne dont il finit par espérer qu’elle en fera un soutien de la révolution, Marx est en revanche impitoyable dans son analyse du lumpenprolétariat. Le fil directeur de l’ouvrage pourrait se résumer ainsi : Bonaparte, c’est le lumpenprolétariat au pouvoir.
Le lumpenprolétariat désigne d’abord le sous-prolétariat, par opposition au « prolétariat qui travaille et qui pense ». Des lazzaroni, dit encore Marx, soudoyés et armés contre les ouvriers. Le lumpenprolétariat est donc formé de hors-la-loi, de « gens de sac et corde », vivant de rapines, dénués de toute conscience de classe et prêts se vendre au plus offrant. On sait quel rôle ce lumpenprolétariat a joué au XXe siècle : il formera une des composantes des SA de Roehm, l’une des branches les plus actives du mouvement nazi ; on le retrouve dans les fasci de Mussolini. Alors que de Victor Hugo à Zola et de Dickens au « réalisme poétique » français des années 1930, ce lumpenprolétariat est décrit, analysé, excusé et parfois magnifié – le bandit au grand cœur – chez Marx la froide analyse sociale cède vite la place à la condamnation morale sans appel. Ces sous-prolétaires représentent la déchéance du prolétariat et la décomposition sans espoir de recomposition de la société bourgeoise. Très proche du prolétariat – au point que les bien pensants identifiaient volontiers classes laborieuses et classes dangereuses – le sous-prolétariat en est en même temps la négation. La tradition républicaine exalte le peuple et méprise la plèbe, Jean-Jacques Rousseau oppose le peuple à la « stupide populace ». Marx, au fond reprend cette distinction en la transposant dans son système d’analyse de la société de classes.
Le rôle politique du lumpenprolétariat est constamment souligné. Dans les articles consacrés à la révolution de 1848 ou dans Les luttes de classes en France, Marx considère que, sous les uniformes de la garde nationale, c’est ce sous-prolétariat qui est l’arme de la répression des journées de juin. Dans la 18 brumaire, il forme la garde prétorienne de Louis Bonaparte et la force de frappe qui permettra de dissoudre la république. Mais la définition du terme est assez étendue : le lumpenprolétariat est loin d’être principalement le prolétariat déchu. Il regroupe les « rebuts » de toutes les classes sociales. Analysant l’aristocratie financière empêtrée dans les scandales de la fin du règne de Louis-Philippe, Marx écrit :
C’est surtout au sommet de la société bourgeoise que se déchaînait l’affirmation effrénée des appétits pervers et dissolus, entrant en collision à tout instant avec les lois bourgeoises elles-mêmes, convoitises où la richesse gagnée au jeu cherche naturellement sa satisfaction, où le plaisir devient crapuleux, où se mêlent l’argent, la boue, le sang. Dans son mode d’acquisation comme dans ses jouissances, l’aristocratie financière n’est rien d’autre que la résurrection du prolétariat encanaillé aux sommets de la société bourgeoise.[26]
Le lumpenprolétariat est donc surtout une certaine manière d’être et d’agir dont le modèle est celui des malfrats en tout genre. Bonaparte, sous couvert d’une société de bienfaisance – envers lui-même ne manque jamais d’ajouter Marx – la « Société du 10 décembre », avait organisé le lumpenprolétariat parisien pour en faire une force de frappe entièrement à sa dévolution. Ce qu’est ce lumpenprolétariat, on en a une liste détaillée dans le 18 Brumaire :
À côté de roués détraqués aux moyens de subsistance douteux et d’origine douteuse, à côté de rejetons dépravés et bassement aventureux de la bourgeoisie, il y avait des vagabonds, des soldats libérés, des forçats sortis du bagne, des galériens en rupture de ban, des escrocs, des charlatans, des lazzaroni, des voleurs à la tire, des escamoteurs, des joueurs, des maquereaux, des tenanciers de bordels, des portefaix, des plumitifs, des joueurs d’orgue, des chiffonniers, des rétameurs, des rémouleurs, des mendiants, en un mot toute cette masse amorphe, décomposée, ballotée, que les Français nomment la bohème. (Chap. V)
La bohème ou le « boulevard du crime » tel qu’il est représenté dans le célèbre film de Prévert et Carné, Les enfants du Paradis. Être en marge de la société bourgeoise, en vivre par escroquerie ou par des petits métiers, mendier, ce n’est donc en rien contester cette société. La condamnation de Marx est ici non seulement morale, mais bien politique. Pour transformer la société, il faut être dedans, travailler et penser et non la déserter. Les déserteurs finissent immanquablement par être achetés pour trente sous et par fusiller les ouvriers pour cette modique somme.
Il y a sûrement quelque chose de puritain dans les connotations morales de Marx. La valeur par excellence c’est le travail et le mépris des plaisirs dépravés, des joueurs et des tenanciers de bordels s’accordent bien à ce puritanisme qui marque non seulement la pensée de Marx, mais celle de tout le mouvement ouvrier de l’époque. Même dans la plus grande misère, les ouvriers doivent montrer qu’ils ne le cèdent en rien aux valeurs morales traditionnelles et ils dénoncent ainsi la « morale bourgeoise » non parce qu’elle est la morale, mais parce qu’elle est bourgeoise et profondément hypocrite.
Ce mépris du lumpenprolétariat va de pair avec le mépris et la violence même des propos tenus sur Louis Bonaparte. Le chapitre I se clôt sur cette phrase :
Le héros Crapulinsky fait son entrée aux Tuileries comme « sauveur de la société. »
Toute la fin du dernier chapitre décrit Bonaparte comme un voleur, « entouré d’une foule de drôles, du meilleur desquels on doit dire qu’on ne sait pas d’où il vient. » Et c’est tout l’ouvrage qui est en quelque sorte tramé par des notations de cette sorte.
Mais là encore, il faut saisir les choses non pas unilatéralement mais dialectiquement. Si le lumpenprolétariat devient en quelque sorte le maître de la société, la condamnation morale ne porte pas seulement contre cette classe de « débris de toutes les classes », elle porte directement contre la société bourgeoise elle-même, cette société qui pour se sauver doit faire appel à la « lie » de l’humanité. C’est ainsi que, pour Marx, Bonaparte en voulant sauver la société bourgeoise, au nom de l’ordre, a profané toutes les valeurs sacrées de cette société, lui a ôté toute respectabilité, tout ce qui permettait finalement de tenir « chacun à sa place ». C’est encore la taupe de la révolution qui creuse son trou.
Propos d’étape
Qu’il s’agisse, comme on l’a vu plus haut, de la petite bourgeoise urbaine ou qu’il s’agisse de la paysannerie, Marx envisage le sort de ces classes dans une perspective révolutionnaire. Il n’y a pas d’un côté une classe révolutionnaire – le prolétariat ou la classe ouvrière – et de l’autre une « masse réactionnaire ». Au contraire, et ce sera une constante chez lui, Marx considère toujours que la transformation révolutionnaire de la société doit entraîner la grande masse de la population qui, finalement, à intérêt au renversement des rapports de production capitaliste. Les classes sociales sont donc toujours analysées non pas une perspective sociologique mais dans une perspective stratégique. Marx refuse les définitions figées propres à des sciences sociales purement scolastiques. C’est toujours le mouvement historique dans ses contradictions qui l’intéresse et ce mouvement lui-même qui est la vérité de l’époque.
Chapitre V
L’État et ses formes historiques
Pour Hegel, l’État est l’incarnation, la réalité effective, de la liberté (voir première partie). En renversant le hégélianisme, Marx veut ramener l’État sur son terreau historique. Comme forme d’organisation sociale, l’État est une forme historique qui n’a pas toujours existé et n’existera donc sans doute pas toujours. Et puisque ce n’est pas l’Esprit qui gouverne le monde, mais les rapports que les individus nouent entre eux, rapports sociaux de production, la vérité de l’État n’est dans pas le ciel des idées mais dans ce que Hegel lui-même appelle société civile.
Si on se contente de lire quelques extraits de L’idéologie allemande ou de l’avant-propos de 1859 déjà cité, la conception marxienne de l’État et de la politique paraît bien simpliste : l’État ne serait qu’une « superstructure » correspondant à une infrastructure déterminée des rapports sociaux de production. L’État correspondant aux rapports de production capitalistes serait donc un État bourgeois ayant pour fonction de maintenir un ordre social conforme à ces rapports sociaux. « Conseil d’administration des affaires communes de la bourgeoisie », disait le Manifeste, « bande d’hommes armés au service du capital » dira Engels. Pourtant le 18 brumaire montre à quel point Marx est éloigné de ces vues simplistes qui ont formé le vade-mecum du marxisme ordinaire pendant quelques décennies…
Les formes politiques de l’État
L’histoire telle que Marx l’analyse montre, en effet, que les formes politiques étatiques ne conviennent jamais parfaitement aux rapports sociaux et aux rapports de classe.
Commençons par le commencement. Le commencement est la désagrégation du règne de Louis-Philippe. À ce propos, Marx expose deux positions qui peuvent sembler contradictoires mais ne sont que l’expression de la contradiction réelle que recèle la domination de la bourgeoisie. D’une part, affirme-t-il, l’essentiel de la grande bourgeoisie a trouvé dans la forme monarchique un moyen pratique de gouverner à l’abri d’un régime stable. C’est pourquoi le « parti de l’ordre » uni sur le principe monarchique ne se divise que la dynastie légitime (Bourbon contre Orléans). Mais d’autre part, Marx soutient que la république est la forme adéquate du gouvernement de toute la bourgeoisie et d’un gouvernement où elle gouverne directement et non plus à l’abri du système monarchique.
Autrement dit, il y a deux excellentes formes, contradictoires, de bon gouvernement pour la classe bourgeoise. En vérité aucune des deux ne convient. Sous la monarchie, seule une fraction de la bourgeoisie, l’aristocratie financière, gouvernait et tout naturellement tendait à s’opposer à toutes les autres classes de la société, mais aussi aux autres fractions de la classe bourgeoise. Mais, sous la République, si toutes les fractions de la bourgeoisie ont voix au chapitre, elles ne peuvent empêcher l’irruption plus ou moins bruyante des autres classes sociales, la petite-bourgeoisie démocrate et la classe ouvrière.
Ces formes ont, certes, un contenu social. La monarchie de Louis-Philippe est une monarchie bourgeoise (au demeurant revendiquée comme telle) et la république instaurée en 1848 est une République bourgeoise. Ce qui signifie que les principes juridiques et l’action politique au niveau central, ne peuvent guère que maintenir les structures sociales et politiques qui garantissent que la plus-value finit bien, comme c’est sa destination, dans les poches des capitalistes, chacun à sa place.
Finalement, ces deux formes de domination politique de la bourgeoisie doivent céder la place à une troisième qui semble la pire de toutes et pourtant se révèle être le dernier moyen de sauver la société bourgeoise. Cette troisième forme qui triomphe le 2 décembre 1851, à l’issue d’un coup d’État qui renvoie dans leurs foyers les défenseurs du parti de l’ordre, présente des caractéristiques très particulières qui montrent qu’elle non plus ne peut être une forme stable de gouvernement de la bourgeoisie. On y revient plus loin.
Notons donc, pour l’heure, premièrement que les formes de domination politique ne sont jamais adéquates aux rapports sociaux : elles ont leur propre logique et leurs propres contradictions. Ensuite, aussi influentes que soient les classes dirigeantes, il y a entre elles et leurs représentants politiques une distorsion qui peut devenir un conflit plus ou moins ouvert. Il n’y a donc pas d’entité comme « la classe bourgeoise » (et pas plus de classe ouvrière) qui aurait une pensée et des vues stratégiques. Le terme de classe est un moyen pratique pour désigner la communauté d’intérêts et les liens qui existent entre des individus en nombre assez important. Si on reprend ce qui a été dit au deuxième chapitre du présent travail, savoir que les hommes font leur propre histoire, on peut donc voir que la sphère politique et donc l’État à proprement parler n’existent que par la somme de toutes ces actions des individus, actions multiples et en tous sens, dont le sens est loin d’être clairement perçu par les acteurs et donc les conséquences sont proprement imprévisibles.
À cela, il faut ajouter que les mêmes formes peuvent se remplir de contenus sociaux différents, voire opposés. La république peut être « bourgeoise » – c’est encore elle que Marx appelle « république parlementaire » – mais elle peut aussi être « démocratique » ou encore « sociale ». Idée encore vague, avancée par les ouvriers parisiens dans les premiers mois de 1848, la république sociale telle que Marx l’entend et la reprendra vingt ans plus tard, au moment de la commune de Paris, peut se définir par trois caractéristiques :
1) Le suffrage universel permet aux représentants de la majorité laborieuse du pays (la classe ouvrière soutenue par les paysans et les petits-bourgeois travailleurs) de gouvernement le pays en fonction des intérêts qu’ils représentent.
2) Les intérêts prévalents sont les intérêts ouvriers. La politique est organisée en fonction de cela et conduit à une réorganisation d’ensemble des rapports de production et de propriété.
3) Alors que la république bourgeoise a besoin d’un énorme appareil étatique de contrôle de la population, la république sociale suppose que l’appareil d’État sera détruit parce que, comme le dit Marx :
La bureaucratie n’est que la forme inférieure et brutale d’une centralisation qui est encore affectée de son contraire, le féodalisme. (Chap. VII)
 Autrement dit, alors que la république bourgeoisie pousse à son paroxysme l’antagonisme entre l’appareil d’État et la société, la république sociale supprime cet antagonisme. Ainsi, l’opposition entre la république bourgeoise et la république sociale est clairement établie sur le plan conceptuel, mais historiquement l’une et l’autre peuvent coexister et se combattre à l’intérieur des mêmes structures étatiques. La « république démocratique » qui correspond à l’idéal du parti démocrate (la Montagne, en 1848-1851) n’est guère développée dans le 18 Brumaire, mais on la retrouvera plus tard chez Marx et Engels, dans les années 1880, notamment lorsqu’ils étudient les évolutions possibles aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, aux USA ou en France.
Il n’y a donc pas une réalité étatique stable qu’affecteraient seulement en surface les combats entre les groupes et factions dominantes, mais un jeu complexe de formes de domination entretenant des rapports déterminés avec la bureaucratie d’État au sens large du terme. Et donc rien de ce « déterminisme économique » un peu plat qu’on a trop souvent et malencontreusement reproché à Marx.
La dialectique historique et la question de l’État
La complexité de la théorie marxienne de l’État peut se mesurer à l’analyse précise qu’il fait du régime instauré par Bonaparte. Nous avons déjà noté la « bizarrerie » que représente un régime dirigé par un représentant d’une classe qui n’est pas une classe, et encore moins une classe dominante, la paysannerie. C’est que la situation tout entière est faite de paradoxes que Marx expose de manière synthétique dans le chapitre VII. La révolution de 1848 a suivi en effet une marche régressive opposée à la marche progressive de la révolution de 1789. Dans celle-ci, chacun des partis qui prend la direction du mouvement s’appuie sur le parti le plus avancé (les Girondins remplacent les Constitutionnels et à leur tour son remplacés par les Jacobins) :
La révolution de 1848 suit la marche contraire. Le parti prolétarien apparaît comme un appendice du parti petit-bourgeois démocrate. Celui-ci le trahit et l’abandonne (…) Chaque parti regimbe contre celui qui le pousse en avant et s’appuie sur celui qui le tire en arrière.  Rien d’étonnant que dans cette position ridicule, il perde l’équilibre et s’étant livré aux inévitables grimaces, il s’effondre dans d’étranges soubresauts. La révolution suit une ligne descendante. (chap. III)
Le régime de Louis Bonaparte est donc le point culminant de cette évolution régressive : en premier viennent les balbutiements de la république sociale, écrasée en juin 1848, et que suit la république démocratique qui doit s’incliner devant Bonaparte et le parti de l’ordre le 13 juin 1849. Avec la république parlementaire, la bourgeoisie domine enfin mais elle doit céder la place à la dictature sans phrases du « sabre et du goupillon ».
La révolution accomplie par le mauvais côté
Inutile de reprendre ici l’énoncé de tous les paradoxes de la situation française au moment du coup d’État de Louis Bonaparte. Retenons-en deux :
La bourgeoisie française se cabrait contre la domination du prolétariat laborieux ; elle a porté au pouvoir le lumpenprolétariat avec à sa tête le chef de la Société du 10 décembre.
(…)
Le but immédiat de la révolution de Février fut de renverser la dynastie d’Orléans et cette partie de la bourgeoisie qui dominait sous son règne. Ce but n’a été atteint que le 2 décembre 1851. Les immenses possessions de la maison d’Orléans, base réelle de son influence, furent alors confisquée et ce que l’on avait attendu après la révolution de Février se produisit après décembre (…)
Autrement dit, le coup d’État de 1851 n’est ni un coup de tonnerre dans un ciel serein, ni un maléfice de Circé, comme le dit Marx, ni une aberration historique, un cul-de-sac dans lequel les contingences du moment auraient fait dévier l’histoire de France. Bonaparte accomplit bien la révolution de Février, mais, comme souvent, l’histoire avance par le mauvais côté. La révolution s’accomplit comme sa négation. Elle débouche sur la constitution d’un monstre, une « république cosaque », c’est-à-dire un régime de tyrannie militaire venu sous les auspices du suffrage universel.
La France d’aujourd’hui [celle de Napoléon III] était tout entière contenue dans la république parlementaire. Il me manquait plus qu’un coup de baïonnette pour crever la bulle et faire apparaître le monstre aux yeux de tous.
Les formes de l’État doivent apparaître se développer et disparaître selon une dialectique historique qui n’est pas sans rappeler la philosophie hégélienne de l’histoire (voir chapitre III de cette partie) :
-            la monarchie de juillet était la forme de domination d’une partie seulement de la bourgeoisie ;
-            la révolution de Février aboutit à la domination « la plus large et la plus universelle » de la bourgeoisie sous la forme de la république parlementaire ;
-            le coup de main de Louis Bonaparte en renversant la république, en faisant triompher « la violence sans phrase sur la violence des phrases » laisse le pouvoir exécutif à nu et prépare son renversement.
Négation et négation de la négation : telle est la forme que prend finalement le résumé de l’histoire de 1848 à 1851. Il y a dans tout cet exposé qui occupe la première partie du chapitre VII une dimension téléologique tout à fait étonnante. Marx écrit, par exemple :
Ainsi, la révolution dut d’abord créer elle-même la forme où la classe bourgeoise pouvait parvenir à son expression ultime, la plus large et la plus universelle, de manière à pouvoir aussi être renversée sans jamais ressusciter.
La révolution, la « taupe », « notre vieille amie », apparaît ici comme le mouvement même qui travaille l’histoire souterrainement et transforme ses ennemis en ses agents, en employant ces « ruses de la raison » dont Hegel avait déjà usé. En voulant redonner aux événements une logique d’ensemble, Marx semble revenir à une conception finaliste de l’histoire pourtant répudiée dans les écrits de 1844-1845 (voir chapitre II et III de cette partie). Non seulement l’histoire se fait « de manière à », c’est-à-dire en vue d’un but, mais en plus elle prononce des « verdicts » : Bonaparte exécute le verdict de la révolution de Février. Et à travers le régime de Bonaparte, c’est encore la révolution qui fait son œuvre :
Mais la révolution est consciencieuse. Elle n’en est encore qu’à la traversée du purgatoire. Elle exécute sa besogne avec méthode. Jusqu’au 2 décembre, elle n’avait accompli que la moitié de ses préparatifs, et elle accomplit maintenant l’autre moitié. Elle n’a d’abord parachevé le pouvoir parlementaire que pour mieux pouvoir le renverser. Maintenant qu’elle a atteint ce but, elle parachève le pouvoir exécutif, le réduit à sa plus simple expression, l’isole, le pose en face d’elle-même comme l’unique objectif afin de concentrer contre lui toutes ses forces de destruction.
Si un personnage aussi douteux que Louis Bonaparte joue un rôle historique aussi important, c’est parce que l’histoire invente les grands hommes dont elle a besoin, mais c’est à ce mouvement de l’histoire, à ce sens profond qu’il faut revenir. Ici, nous pouvons saisir toute l’ambivalence de la pensée de Marx.  D’un côté, il doit expliquer le plus scientifiquement possible les processus historiques, c’est-à-dire en ramenant à des structures profondes l’écume des batailles politiques : les hommes qui s’affrontent sont les représentants des classes en lutte. Mais d’un autre côté, il ne s’agit pas seulement « d’interpréter le monde de diverses manières, il s’agit de le transformer. » Et, par conséquent, l’analyse historique doit trouver sa conclusion dans une perspective d’avenir qui laisse sa place à l’activité révolutionnaire, à la « praxis », comme l’ont souvent désignée les commentateurs et disciples de Marx. Or l’action se fait toujours en vue d’un but. Identifier ce but au but de l’histoire elle-même, il n’y a pas de meilleur moyen pour justifier l’action, la rendre rationnelle : à terme se réconcilient donc la volonté subjective et les lois objectives de l’histoire humaine, la liberté et la nécessité.[27]
Le pouvoir exécutif et la bureaucratie
Marx, qui refuse l’idolâtrie des formes juridiques, tente de donner un contenu à la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif, en usant directement de concepts kantiens.
Le pouvoir exécutif par opposition au pouvoir législatif exprime l’hétéronomie de la nation par opposition à son autonomie.
Dans le pouvoir législatif, la nation se donne à elle-même sa propre loi, puisque le parlement est censé exprimer la volonté générale. Or, dans le vocabulaire kantien, l’autonomie n’est rien d’autre que cette capacité qu’a l’être raisonnable de se donner sa propre loi, c’est-à-dire à être véritablement libre, si, comme le disait Rousseau, être libre ce n’obéir qu’à soi-même. Inversement, en obéissant à un pouvoir particulier, distinct de la nation elle-même, celle-ci est hétéronome, comme le sujet qui subit ses mouvements passionnels ou, par simple paresse, préfère suivre les prescriptions d’un maître à penser, d’un médecin ou d’un officier[28]. La Constitution de la IIe République, avec sa séparation des pouvoirs rigide pose le conflit entre autonomie et hétéronomie. Que l’autonomie de la nation dans le régime parlementaire dominé par le parti de l’ordre ne soit qu’une autonomie fictive, voire une mystification, cela ne change rien à l’affaire. Marx prend au sérieux, encore une fois, les formes sous lesquelles se manifestent les conflits et les idées que les acteurs se font d’eux-mêmes et de leurs propres actions. Si le conflit se dénoue en faveur de l’exécutif, c’est que l’autonomie n’était qu’une autonomie impuissante.[29] Autonomie impuissante parce que les parlementaires n’ont que l’apparence de représentants de la volonté générale, puisque, en réalité, ils expriment des intérêts de classe particuliers qui s’opposent à d’autres intérêts de classe, si bien que toutes les classes sont « également impuissantes et également muettes ».
Reste donc l’hétéronomie et la toute-puissance de l’exécutif qu’incarne le régime de Bonaparte. Or l’exécutif, c’est d’abord la puissance de l’appareil d’État, l’administration, la police et l’armée, un « effroyable corps de parasite qui enserre, tel un filet, le corps de la société française ». Or cet appareil d’État n’est pas une création de la révolution bourgeoise, ni du pouvoir de la bourgeoisie, mais l’héritage, repris et perfectionné de la monarchie absolue, une observation que, de son côté et indépendamment de Marx, Alexis de Tocqueville fera, lui aussi, dans L’ancien régime et la révolution (1856).
Cet appareil d’État donc « naquit au temps de la monarchie absolue, au déclin du régime féodal dont il contribua à précipiter la chute ». À la dispersion et au chaos des pouvoirs du monde féodal, la monarchie absolue a substitué « une autorité souveraine dont le travail est divisé et centralisé comme dans les fabriques ». Au-delà de la pertinence de la description historique, qui ne fait pas de doute, nous voilà à nouveaux confrontés à une difficulté particulière dans la compréhension du « matérialisme historique ». Avant la révolution française, la bourgeoisie n’était pas la classe dominante, et même si elle occupait des positions fortes depuis déjà quelques siècles, ces positions restaient fragiles notamment parce que le droit de la propriété privée restait incertain face à la toute-puissance royale et face à l’influence de la caste aristocratique. Et cependant, la monarchie absolue qui était pourtant officiellement la garante de l’ordre ancien et notamment de la division de la société en trois ordres (la noblesse, le clergé et le tiers-état) a joué en partie le rôle d’instrument de la montée en puissance de la classe bourgeoise. Donc l’État monarchique absolu a abattu la classe qu’il était censé défendre (la noblesse) et a donné des armes à la classe qui allait le renverser. Il faut donc encore une fois abandonner l’idée appartenant à la « vulgate marxiste » selon laquelle l’État n’est qu’une « superstructure » correspondant à l’infrastructure socio-économique. Ce n’est pas la bourgeoisie qui a fait l’État centralisé, c’est au contraire l’État absolutiste qui s’est construit et affirmé en s’appuyant sur le développement de la bourgeoisie contre ses principaux concurrents, les « Grands » du royaume que la monarchie a mis au pas les uns après les autres, de la lutte de Louis XI contre Charles le Téméraire, à Louis XIV tirant les leçons de la Fronde, en passant par François Ier et Henri IV (deux grands organisateurs de l’appareil d’État) ou Richelieu.
L’appareil d’État n’est donc un pas un reflet passif de la lutte des classes, ni un simple outil de la classe dominante, qu’on pourrait définir par sa fonction. Il est une institution sociale qui dispose d’une certaine autonomie dans le jeu des classes en lutte. Bien plus, les classes en lutte sont amenées à considérer l’appareil d’État comme un enjeu central et par là même elles ne cessent de le perfectionner.
Parler de l’appareil d’État, sans plus de précision, c’est rester dans l’abstraction.  L’appareil d’État est composé d’individu qui forment une couche sociale particulière, sinon une classe, que Marx désigne sous le nom de bureaucratie.
Marx n’est pas le premier à s’intéresser à la bureaucratie. C’est à Hegel qu’on doit la première tentative systématique de penser l’État non pas simplement comme forme de gouvernement, mais comme appareil aux organes différenciés et parmi ces organes, Hegel attache une importance spéciale à la bureaucratie. Pour Hegel, l’apparition et le développement de la bureaucratie témoignent de la rationalité de l’État moderne, à la fois parce que les fonctions de l’État ne sont plus exécutées selon les caprices des ministres et autres agents du pouvoir gouvernemental, mais selon des procédures précises (la rationalité de la fabrique, dirait Marx), mais aussi parce que la bureaucratie, disposant d’une certaine autonomie par rapport au gouvernement, est une médiation entre le pouvoir politique et la société tout entière.
Dès 1843, dans la Critique de la philosophie du droit de Hegel[30], Marx s’en était pris à la conception hégélienne de la bureaucratie, c’est-à-dire à l’autonomisation d’un pouvoir extérieur à la société elle-même. Il reprend donc ici implicitement cette critique en qualifiant la bureaucratie d’État de corps parasitaire.
Cette critique de l’autonomisation du pouvoir exécutif et de l’appareil d’État, du poids grandissant de la bureaucratie, Marx en fera un des fils directeurs de sa pensée politique. Dans ses articles consacrés à la Commune de Paris de 1871, il défendra le mot d’ordre d’un « gouvernement à bon marché ». Il demande la suppression de la bureaucratie et l’exécution des fonctions publiques par des citoyens élus et révocables qui ne devraient pas gagner plus que le salaire ouvrier moyen. Contre l’État centralisé, il défendra l’idée d’un « autogouvernement » local et c’est d’ailleurs parce que l’appareil d’État aux USA lui semble bien moins important qu’en France ou en Allemagne et le « self government » bien plus développé qu’il estimera possible dans ce pays le passage pacifique vers une société communiste…
Que les thèses programmatiques de Marx aient été irréalistes ou non, utopiques ou non, là n’est pas notre propos. Contentons-nous de souligner combien ce qui se dit là, dans ces quelques pages du 18 brumaire, est décisif pour la compréhension d’ensemble de la pensée de Marx.
L’essence du « bonapartisme »
Jusqu’à présent, nous avons réservé le terme « bonapartisme » au mouvement des partisans de Louis Bonaparte. Il est temps de généraliser. Bien que Marx ne le fasse pas lui-même, nous pouvons appeler « bonapartisme » un type d’organisation du pouvoir politique et de relation entre les classes sociales et l’État dont le coup d’État du 2 décembre 1851 fournit en quelque sorte le modèle. L’analyse que Marx conduit dans le 18 brumaire permet d’en dégager les traits essentiels.
Tout d’abord, pour qu’une telle forme étatique apparaisse, il est nécessaire que les diverses classes sociales soient dans un équilibre instable. Aucune ne peut durablement asseoir son pouvoir. La classe dominante vit toujours sous la menace des revendications de la ou des classes dominées. Marx rappelle cette extrême instabilité de la domination bourgeoise sous la direction du « parti de l’ordre » :
Toute revendication visant à la plus simple réforme financière bourgeoise, au plus ordinaire libéralisme, au plus formel républicanisme, à la plus triviale démocratie, est à la fois punie comme « attentat contre la société » et stigmatisée comme « socialisme ». (chapitre I)
S’il en est ainsi, c’est parce que la classe dominante vit dans la terreur de Février, c’est-à-dire dans la possibilité qu’une simple revendication démocratique devienne le point d’où ressurgira le spectre de la « république sociale ».
Dans une telle situation, le pouvoir exécutif tend à s’élever au-dessus de la société au nom de « l’ordre ». Il s’élève au-dessus de la société, c’est-à-dire qu’il devient indépendant de toutes les classes, de la « société civile » qu’il doit « sauver », y compris contre elle-même. Sa base est donc réduite à l’appareil bureaucratique de l’État, aux affidés (la Société du 10 décembre) et à la force armée, police et armée, cette armée que Bonaparte a gagnée, selon Marx, avec du champagne pour les officiers, du saucisson à l’ail et de l’eau-de-vie pour la troupe.
Comme « l’ordre civique » finalement est toujours l’ordre existant au bénéfice de la classe dominante, Bonaparte n’est au-dessus de la société qu’en apparence et si la bourgeoisie s’est résignée à lui (entre Bonaparte et « l’anarchie », le choix était vite fait !) c’est aussi parce qu’il était le moindre mal – même si certains des représentants politiques du « parti de l’ordre » ont dû faire les frais des fusillades d’une « soldatesque ivre ». Cependant, Bonaparte doit maintenir la fiction qu’il représente la société tout entière et non l’une de ses factions, l’un de ses partis. C’est pourquoi il doit se présenter comme le représentant des classes moyennes et comme le bienfaiteur universel. Ce qui le conduira immanquablement à mécontenter tout le monde.
Si nous employons le terme générique de « bonapartisme », nous avons pour cela de bonnes raisons : la description esquissée ci-dessus convient à de très nombreux régimes politiques, nés en période de crise, et notamment de crise de la démocratie parlementaire, au cours des deux derniers siècles. Certains auteurs comme Domenico Losurdo[31] soutiennent même que la tendance au bonapartisme est inhérente aux sociétés capitalistes libérales, la démocratie n’étant que l’exception, toujours imposée par d’intenses luttes sociales. Que cette thèse soit parfaitement valide ou non, il est cependant clair que les problèmes posés par Marx n’ont cessé d’être posés aux régimes démocratiques et républicains. La crainte du « césarisme » ou du retour du « bonapartisme » n’a cessé de hanter la IIIe République, par exemple à l’occasion de la crise boulangiste[32], pour en signer l’acte de décès avec cette espèce de « bonapartisme sénile » que fut le régime de Pétain. Dans de nombreux pays, en Amérique Latine, par exemple, le rôle du chef, appuyé sur la force armée, comme sauveur de la nation et défenseur des pauvres, a pu apparaître comme un substitut attrayant à une démocratie instable – ainsi dans le cas du péronisme en Argentine.
Au-delà de la question du « bonapartisme » proprement dit et des tendances à l’œuvre dans les sociétés démocratiques, la question de la bureaucratie et de l’autonomisation de l’appareil d’État apparaît bien comme une question récurrente : Max Weber voit dans le développement de la bureaucratie un corollaire de l’État moderne rationalisé, mais c’est pour lui une véritable « cage d’acier » qui se met en place. Le fascisme et le nazisme d’un côté, le développement du système bureaucratique stalinien en URSS puis dans les pays satellites, de l’autre, ont montré à quel point pouvait aller cette autonomisation de l’exécutif sur la base d’une croissance continue de la bureaucratie d’État. De la fin des années 30 jusqu’aux années 70-80 du siècle dernier, cette question n’a pas quitté le débat entre historiens, chercheurs en sciences politiques et philosophes.
On le voit donc, au-delà de formules qui rappellent la philosophie de l’histoire de l’époque précédente, Le 18 Brumaire, à travers l’analyse concrète d’une période historique courte et très déterminée pose pour la première fois des questions qui ne prendront toute leur ampleur que dans les décennies qui suivront.

Conclusion
Histoire et théorie de l’histoire
Au-delà de ses mobiles immédiats, mobiles politiques surtout, le 18 Brumaire de Louis Bonaparte est un exercice de mise en œuvre d’une théorie de l’histoire proposée quelques années auparavant. Les considérations générales sur la science historique que Marx avait pu faire dans les années 1844-1845 peuvent ici être mises en œuvre. Une mise en œuvre périlleuse puisque ce travail est aussi un travail d’histoire on ne peut plus contemporaine et que Marx se hasarde à des prédictions.
Il y a dans cette œuvre une dimension polémique servie par une virtuosité rhétorique indiscutable[33], mais cela ne doit pas masquer l’essentiel : c’est un ouvrage d’histoire qui propose une méthode explicative et esquisse quelques analyses originales tant dans le domaine sociologique (l’analyse de la paysannerie) que dans celui de la théorie politique (la prééminence de l’exécutif et la bureaucratie).
Marx articule l’évènement, conditionné par la conjoncture historique et l’état d’esprit des forces en présence, avec les tendances longues qui découlent de la structure profonde de la société. Sans développements théoriques abstraits et peu utiles, il montre comment les individus font leur propre histoire mais comment cette action est conditionnée par les conditions matérielles et culturelles existantes. Ce ne sont pas les grands hommes ni les idées qui font l’histoire, mais l’histoire ne se fait pas toute seule, en quelque sorte dans le dos des individus. Ce sont les multitudes qui font l’histoire : ainsi ces millions de paysans, la majorité de la nation, qui donnent leurs voix à Bonaparte, non pas aveuglément mais parce qu’ils croient que Bonaparte les sortira de la misère et les débarrassera des créanciers et de l’aristocratie foncière qui domine l’Assemblée à Paris. Encore faut-il préciser : la multitude n’est pas une masse indifférenciée, mais des individus qui pensent et agissent en relation avec les autres, mais d’abord à partir d’eux-mêmes. L’historien doit alors non seulement retracer les faits mais surtout en comprendre la logique en analysant la manière dont les individus qui composent les multitudes forment leurs propres idées.
S’il y a une seule chose à retenir du 18 brumaire, c’est certainement celle-là.  Nous sommes bien loin de ce matérialisme vulgaire qui a été si souvent présenté comme le « marxisme ». Mais c’est le Marx qui a tant influencé directement ou directement un si grand nombre de grands historiens contemporains.


Bibliographie
Œuvres de Marx
Œuvres en 4 volumes, Gallimard, collection « la Pléiade » sous la direction de Maximilien Rubel. De cette édition sont extraits deux recueils publiés dans la collection de poche « Folio » chez le même éditeur : La lutte des classes en France (qui contient Le 18 Brumaire) et Philosophie (qui contient les principaux textes sur l’histoire comme L’idéologie allemande et des extraits du Capital).
Le Capital livre I. La traduction la plus connue, celle de Joseph Roy est republiée chez Flammarion, collection « Champs » avec une préface de Louis Althusser. Une très bonne traduction moderne, plus proche du texte allemand, est publiée aux PUF, collection « Quadrige ».
L’essentiel des œuvres de Marx est disponible sur internet en consultant le site « Archives internet des marxistes » : http://www.marxists.org/francais/index.htm
Introductions et commentaires
Denis COLLIN : Comprendre Marx, Armand Colin, 2006, collection « Cursus »
Isabelle GARO : Marx, une critique de la philosophie, Seuil, 2000, collection « Points essais »
Raymond ARON : Le marxisme de Marx, éditions de Fallois, Livre de Poche, 2002
Jacques TEXIER : Révolution et démocratie chez Marx et Engels, PUF, 1998, collection « Actuel Marx Confrontations »
Georges LABICA & Gérard BENSUSSAN (dir.) : Dictionnaire critique du marxisme, PUF, 1982, réédition collection « Quadrige », 1999.






[1]          Nous ne traiterons pas ici du marxisme qu’il faudrait, selon nous, séparer sans ambiguïté de la pensée de Marx proprement dite. Voir notre Comprendre Marx, Armand Colin, collection « Cursus », 2006.
[2]          Lettre à Ruge, 5 mars 1842
[3]          On abrège généralement le titre en Manifeste Communiste, mais il s’agissait bien pour Marx et Engels de définir la plate-forme d’un « parti ».
[4]          Il s’agit d’un pamphlet contre le ministre tory Palmeston qui sera un grand succès de librairie.
[5]          Louis-Philippe est le fils de Philippe d’Orléans, dit « Philippe-Égalité », arrière-petit-fils du Régent, et « prince du sang » qui avait pris fait et cause pour la révolution et même voté la mort du roi. Louis-Philippe jeune avait fréquenté le club des Jacobins et participé à la bataille de Valmy. Mais il avait suivi Dumouriez quand celui-ci s’était retourné contre la Convention et avait finalement rejoint les ennemis de la République.
[6]          Voir sur ce point la première des Onze thèses sur Feuerbach.
[7]          Voir la 1ère thèse.
[8]          3ème thèse sur Feuerbach.
[9]          Idéologie Allemande, in Œuvres, III, p. 1139
[10]         Marx reprend une traduction classique du « zoon politikon » d’Aristote qu’il vaudrait mieux traduire par « animal politique », c’est-à-dire animal fait pour vivre dans une « polis », dans une cité organisée par des lois. L’aristotélisme de Marx, longtemps ignoré a fait l’objet de plusieurs études dans les dernières décennies. Voir Michel Vadée, Marx, penseur du possible, Méridiens-Klincksieck, 1992 et Denis Collin, La théorie de la connaissance chez Marx, L’Harmattan, 1996.
[11]         Capital, livre I, section III, chap. 7
[12]         Idéologie Allemande, in Œuvres, III, p. 1056
[13]         La Sainte Famille, in Œuvres III, p. 526
[14]         Voir Spinoza, Éthique, IIe partie, proposition XL, scholie
[15]         Voir V. Hugo, Napoléon le petit, livre I, chap. III
[16]         Il faut lire ici les belles pages que Michelet consacre à l’épisode de la Terreur dans son Histoire de la Révolution française.
[17]         La camera oscura ou chambre noire est un instrument d’optique dont le principe est repris dans l’appareil photographique.
[18]         Sainte Famille, chap. VI, III
[19]         Critique de l’économie politique, avant-propos, édition de la Pléiade, tome 1, p.273
[20]         Capital, I, édition de la Pléiade, tome 1, p. 1239
[21]         La « mondialisation » ou la « globalisation », voilà l’horizon dans lequel pense Marx. Ceux qui disent que le marxisme est obsolète à cause de la mondialisation ne font donc que montrer leur ignorance de ce qu’ils veulent critiquer – mais l’ignorance n’est jamais un argument...
[22]         Comme souvent, Marx anticipe un peu trop. La colonne Vendôme fut abattue par les Communards au printemps 1871 soit près de deux décennies après que le manteau impérial fût tombé sur celui qui se fera empereur sous le nom de Napoléon III…
[23]         Voir Adresse du Comité central de la Ligue des Communistes, mars 1850.
[24]         L’immense œuvre qu’est Le Capital n’est en vérité consacrée qu’à cela !
[25]         La résistance des paysans cévenols, protestants, aux dragonnades de Louis XIV est restée légendaire. Une longue tradition qui s’est perpétuée jusque pendant la seconde guerre mondiale. La Vendée symbolise la contre-révolution paysanne dirigée par la noblesse. Cette vision courante chez les républicains du XIXe siècle est partagée par Marx, mais l’histoire a donné de l’insurrection vendéenne une image beaucoup plus complexe.
[26]         Les luttes de classes en France, La défaite de juin 1848
[27]         Nous avons eu l’occasion de montrer ailleurs en quoi Marx est souvent plus kantien qu’on ne l’a dit. La révolution pourrait ici fonctionner comme un « idéal régulateur » qui permet d’ordonner l’acitvité pratique. Sur Kant et l’idéal régulateur, voir première partie.
[28]         Voir Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?
[29]         Marx est en général un critique sans concession de la séparation des pouvoirs. Il y reviendra dans les articles de La Guerre civile en France (1871), où il loue la Commune de Paris d’avoir été une assemblée législatrice et exécutive à la fois.
[30]         Ce texte inachevé est resté à l’état de manuscrit.
[31]         Voir Démocratie ou bonapartisme, traduit de l’italien, « Le Temps des Cerises, 2005
[32]         Mais le général Boulanger, qui se donna la mort sur la tombe de sa maîtresse en 1891, n’avait visiblement rien de bien dangereux pour la république.
[33]         Si on compare l’ouvrage de Marx au Napoléon le petit de Victor Hugo, on trouve alors que Marx est finalement très sobre et moins violent dans ses jugements sur Louis Bonaparte que notre grand poète…

vendredi 23 mars 2007

Sciences, scientifiques et religion

Retour sur quelques chemins battus

Il semble curieux, quand on est peu informé en ces matières, de voir des scientifiques de renom apporter leur caution scientifique à des thèses religieuses – l’opposition au darwinisme et la défense de l’« intelligent design » – voire à des divagations sur le « paranormal » – les plus anciens se souviennent du fameux « colloque de Cordoue » qui devait confronter la physique quantique à la « transmission de pensée » et autres phénomènes paranormaux de la même farine. L’explication habituellement donnée est la suivante : le scientifique dans son laboratoire est un « matérialiste inconscient » mais rentré chez lui il retombe sous le poids de l’idéologie dominante donc les idées religieuses constituent un élément fondamental. Cette explication – empruntée en gros à Lénine – et toutes les explications de la même famille me semblent d’une faiblesse insigne et manifestent plutôt une croyance naïve dans « la Science », dans la puissance et la vérité du discours scientifique.

2- Je voudrais montrer 1) que si les sciences ne peuvent rien dire en faveur des croyances religieuses, elles ne peuvent rien non plus contre ces mêmes croyances car sciences et religions ne parlent pas de la même chose, elles ne considèrent pas les mêmes questions sous le même rapport ; 2) que le libre penseur ordinaire méconnaît la faible cohérence, les importantes zones d’ombre et les limites des discours scientifiques ; 3) que les représentations idéologiques de « la » science dans ses rapports avec la technique entretiennent l’obscurantisme et donnent un poids démesuré au discours religieux, surtout quand il se prétend « scientifique ».
3- Commençons donc par le plus simple. Quand un scientifique de renom (ou pas !) vient cautionner une réunion de fondamentalistes engagés dans la défense d’un nouveau créationnisme baptisé « intelligent design », ils n’apportent pas un seul argument en faveur de la doctrine qu’ils prétendent défendre. Et donc prétendre que cette doctrine est « vraie » parce que le professeur X, spécialiste de biologie, la défend, c’est une imposture pure et simple. C’est sur ce genre d’imposture que reposent, par exemple, les activités de UIP tant dans le domaine de la biologie que dans celui de la physique — voir la publicité qu’ils offrent à l’ouvrage Science et quête de sens sous la direction de Jean Staune, déjà remarqué pour ses exploits en matière d’anti-évolutionnisme. Quand on affirme que « c’est bien la science et non la philosophie qui nous habilité à nous voir comme l’une des parties d’un modèle cosmique qui ne fait que commencer à se révéler » et que « la science provoque une réouverture des chemins du sens » (Bernard d’Espagnat), ce sont de véritables escroqueries intellectuelles. La science ne montre rien de tel – tant est-il qu’il y ait quelque chose comme « la science » — puisque, précisément, les sciences modernes évacuent par construction la question du « sens » en limitant leur objet à la description des lois régulières qui lient les phénomènes et en vue de fournir des prédictions et des prévisions.[1] Pourquoi les lois de la nature sont-elles ce qu’elles sont ? « je ne fais pas d’hypothèses », répondait Newton.
On ne doit pas confondre le procès de travail scientifique proprement dit (formulation des hypothèses, détermination des expériences à monter, validation des résultats et formulation de la loi) avec le contexte de travail. Ainsi les croyances religieuses ou métaphysiques déterminent souvent les orientations et les intuitions du savant. Par exemple, on sait l’importance de l’invention du calcul différentiel dans l’évolution de la physique moderne. Leibniz a joué un rôle central dans cette invention. Or il est impossible de séparer, chez cet auteur de génie, théologie et physique. Dans mon La matière et l’esprit, j’avais noté ceci : « Le Dieu de Leibniz est un Dieu calculateur, semblable à un « excellent géomètre », à un « bon architecte qui ménage sa place et le fonds destiné pour le bâtiment de la manière la plus avantageuse » ou encore à « un savant auteur qui enferme le plus de réalité dans le moins de volume qu’il peut »[2]. Si, comme l’explique Leibniz, « la raison veut qu’on évite la multiplicité dans les hypothèses ou principes, à peu près comme le système le plus simple est toujours préféré en astronomie », ce n’est pas en raison d’un préjugé arbitraire en faveur de la simplicité, mais parce que cette manière de procéder est la plus conforme à la sagesse divine. D’où cette conclusion : « Dieu ne fait rien hors d’ordre et il n’est même pas possible de feindre des évènements qui ne soient point réguliers »[3]. Il n’est rien qui soit irrégulier absolument ; certains phénomènes peuvent semble n’obéir à aucune règle en raison d’un défaut de notre connaissance. Leibniz noue en un tout le principe de raison (une des formulations possibles du déterminisme) et l’hypothèse d’analycité en les fondant sur une théologie qui, seule, pourrait les légitimer. La question est de savoir si le lien qu’établit Leibniz est un lien logiquement nécessaire ou s’il est possible de distinguer la méthode scientifique leibnizienne de la théologie. Encore faut-il préciser : la manière dont Leibniz pense cette question et la manière dont nous la pouvons penser sont très différentes. Pour nous, c’est bien la dernière solution qui s’impose. »[4]
Mais bien évidemment, ce n’est pas parce que chez Leibniz théologie et mathématiques sont étroitement liés, que le calcul différentiel pourrait prouver que « la nature a horreur du vide » et que Dieu existe ! On pourrait aussi se livrer à des considérations du même genre sur le Dieu d’Einstein, la géométrisation radicale du monde physique que propose la théorie de la relativité générale et le refus obstiné d’Einstein d’admettre l’indéterminisme de l’interprétation standard de la mécanique quantique : « Dieu ne joue pas aux dés », répond Einstein à Heisenberg.
Inversement, si comme je le crois (voir encore La matière et l’esprit) une philosophie matérialiste monisme constitue l’arrière-plan métaphysique le plus favorable au travail scientifique, les sciences ne prouvent en rien que le matérialisme soit plus « vrai » que l’idéalisme. L’un n’est pas plus vrai que l’autre, parce que matérialisme et idéalisme sont soutenus par des thèses qui échappent à toute expérience possible. En bon matérialiste, je préfère penser que l’univers est incréé – à la manière du cosmos d’Aristote – et j’ai quelques préventions contre la théorie du « big bang » qui me semble très mystique et souvent peu intelligible, mais évidemment je ne dispose pas plus de preuve que n’en ont ceux qui datent le « commencement » de l’univers à 13 ou 15 milliards d’années et ce pour une raison qui n’a rien à voir avec les limites contingentes de nos connaissances mais dépend de cette « dialectique de la raison pure » qu’a étudiée Kant quand il montre que les idées cosmologiques (par exemple celle du début et de la fin de l’univers) ne sont susceptibles d’aucune sorte de vérification théorique.
4- Vue en quelque sorte de l’extérieur, une théorie scientifique apparaît comme un ensemble homogène. En fait, il n’en est rien. On doit distinguer au moins deux catégories de théories scientifiques : des théories locales solides et à peu près « insubmersibles » et des théories beaucoup plus larges qui comportent une large partie conjecturale assez fragile. À la première catégorie appartient, par exemple, la cinétique des gaz. Les grandes théories cosmologiques, comme les diverses variantes du « big bang », ou encore la théorie standard de l’évolution font partie de la deuxième catégorie. L’énoncé de l’équation du gaz parfait – (1) PV/T= constante – qui lie température volume, et pression pour un gaz monoatomique n’a pas du tout le même statut que l’énoncé affirmant que (2) l’âge de l’univers est approximativement de 15 milliards d’années. L’énoncé (1) est, en un sens, absolument certain. Dans un champ donné et moyennant des approximations maîtrisées, cet énoncé est « éternellement vrai », du moins si on admet que les lois de la nature ne changeront pas dans le futur. L’énoncé (2) est une conjecture éminemment contestable.
Ce qui sépare ces deux genres d’énoncés, ce n’est pas seulement une question de « vérité ». Par exemple, lorsqu’il étudie la chute des corps, Galilée en arrive à la formule x = – ½gt2 qui lie distance parcourue par un corps en chute libre dans le vide et temps écoulé. La théorie de Newton démontre que, stricto sensu, la formule de Galilée est fausse puisque l’accélération que subit un corps en chute libre n’est pas constante mais varie en proportion inverse du carré de la distance entre le centre de gravité du corps en question et celui de la Terre… Mais relativement à la masse de n’importe quel corps qu’on peut étudier dans une expérience de physique, la masse de la Terre est si grande et les variations des distances entre centre de gravité si faibles, qu’on peut faire « comme si » la formule de Galilée était valable. Théoriquement fausse, elle est pratiquement tout à fait fiable et donne une approximation largement suffisante pour les applications classiques. Par contre, ce qui pose problème dans un énoncé de type (2), portant sur l’âge de l’univers, ce n’est pas que 15 milliards d’années soit une bonne ou une mauvaise approximation ; c’est tout simplement la question de savoir si la recherche de l’âge de l’univers est une question sensée !
5- Il apparaît donc que les savants, quand ils donnent la caution de la science à la religion, le font parce qu’ils surestiment le pouvoir des sciences. Ils donnent, à partir de vérités (provisoires) établies par les sciences, des interprétations concernant l’univers et les fins ultimes de l’humanité, lesquelles peuvent avoir leur utilité dans une réflexion philosophique et mais ne sont jamais « scientifiques ». Sans doute, les croient-ils « vraies », mais qu’un grand mathématicien voit dans la beauté des mathématiques une expression de Dieu, cela ne concerne que lui et ne fait pas de son affirmation concernant Dieu un corollaire des théorèmes mathématiques qu’il a établis sans le moindre recours à l’existence de Dieu.
Si on admet ma façon de voir les choses, il apparaît maintenant que scientisme (l’idée que la science a réponse à tout et qu’elle est potentiellement toute puissante) et la religion ne s’opposent pas, mais se complètent admirablement et s’épaulent l’un l’autre. Au demeurant, quand on regarde le « spectacle de la science », le spectacle télévisé, le spectacle qu’on donne à voir aux élèves des établissements scolaires, on peut facilement constater qu’il fonctionne exactement sur le mode religieux : le scientifique, autant de possible avec tous ses attributs classiques, énonce la Vérité et exhibe les miracles. Le scientifique est convoqué à tout propos : c’est lui qui doit fixer les normes de la vie sociale. Il est bien le nouveau grand prêtre. Pour permettre à tous de communier dans la foi nouvelle, il faut évidemment se débarrasser de tout ce qui fait la grandeur de l’activité scientifique et notamment de l’esprit de doute. Il suffit pour s’en persuader de voir comment les sciences sont enseignées dans nos établissements scolaires. Les dernières hypothèses sont intégrées à toute hâte dans les programmes et enseignées comme des vérités intangibles. Pas un élève n’entendra parler des doutes de plus en plus nombreux qui pèsent sur la génétique, présentée comme une science alors qu’elle n’est qu’une théorie de la reproduction, contestable et contestée. [5] Si on parcourt les sites internet des académies, tous y présentent le « big bang » comme la vérité et déroulent les récits mythiques qu’en tirent ses partisans de la même façon que les croyants devaient s’imprégner de la torah.[6]
6- Le culte de la science, au mépris de l’esprit scientifique, la transformation des résultats des sciences en « grand récit » procèdent d’une confusion redoutable qui alimente à son tour et par réaction le retour du spiritualisme et de la religiosité. Il s’agit de la confusion entre science et technique, confusion épinglée ou glorifiée sous le nom de « technoscience ». La technique moderne procède effectivement des sciences – c’est sûrement pour cette raison que le mot « technologie » remplace progressivement celui de « technique », ou, encore plus daté, « l’art ». Les « arts mécaniques » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert sont bien loin ! Reste une différence essentielle : la recherche scientifique vise le vrai alors que la technique vise l’utile. La science a sa fin en elle-même, la technique n’a aucune autre fin que celle que les hommes lui assignent. Confondre les deux, c’est détruire sûrement la valeur de la science. Or c’est malheureusement ce que l’on voit faire systématiquement quand les sciences sont vulgarisées dans certaines revues … ou à l’école avec la semaine de la science qui est le plus souvent essentiellement l’occasion d’exposer les derniers gadgets techniques.
Il suffit d’en donner quelques exemples pour voir de quoi il s’agit. Les ordinateurs sont des « machines quantiques » (puisque leurs composants sont construits en utilisant les propriétés quantiques de la matière) mais la maîtrise de l’utilisation des ordinateurs n’a aucun rapport avec la mécanique quantique ! Mais dans la mesure où le grand-public ne comprend rien à la manière donc fonctionnent ces étranges machines, les voilà dotées d’un véritable pouvoir magique. C’est pourquoi la pénétration des technologies de pointe s’accompagne sans mal de toutes sortes de superstitions nouvelles ou de la rénovation des anciennes. Il y a un autre exemple qui nous porte dans l’actualité la plus conflictuelle : celui des ogm. Un peu partout on voit des défenses des ogm au nom de la science et par conséquent les opposants aux ogm seraient des obscurantistes dangereux. Qu’il y ait des obscurantistes dans les adversaires des ogm, je n’en doute pas une minute. Le problème est qu’on en trouve au moins autant dans leurs partisans. Car 1) l’expression ogm n’a aucun sens ; 2) les ogm n’ont rien à voir avec la sciences puisque ce sont des applications techniques que l’agrobusiness, notamment états-unien cherche à imposer pour contrôler « l’arme alimentaire ».
Quiconque a quelques lumières en matière de biologie sait que les organismes se modifient génétiquement spontanément à chaque génération et que la domestication et la sélection des plantes et des animaux a utilisé cette propriété depuis les temps immémoriaux. Mais les ogm sont tout autre chose : ce sont des « chimères » au sens précis que ce mot a en biologie puisqu’on greffe par exemple un gène de résistance au froid prélevé sur un poisson sur une plante et que, comme l’assemblage ne tient pas très bien on greffe quelques autres gènes pour compléter la fabrication de la chose. Ces chimères sont construites en vue de réaliser certaines fonctionnalités qui sont jugées désirables par les « acteurs économiques » mais elles n’ont pas de rapport avec la recherche de la vérité. Il est vrai que le but de très nombreux laboratoires n’est plus depuis longtemps la recherche de la vérité mais le profit maximum et la domination mondiale des trusts comme Monsanto[7]. Dans cette affaire, les intérêts de la science et de la santé publique sont méprisés. On a du mal à croire qu’une plante qui génère un insecticide est inoffensive pour la santé humaine mais peut-être ces doctes « savants » ont-ils remplacé le champagne par un verre de tue-mouche dans leurs cocktails mondains… Puisque l’on trouve des scientifiques pour tenter de faire prendre des vessies pour des lanternes et pour apparaître comme les complices de ceux qui veulent achever l’extermination de la petite paysannerie, il est tout à fait normal que ceux qui ne veulent pas passer sous la coupe des rois de l’industrie chimique ou qui ne veulent pas faire les frais de leurs innovations accusent « la science » en général et qu’ainsi les marchands d’opium religieux retrouvent des clients. Ce sont les scientifiques imprudents ou stipendiés sont la cause de cette hostilité nouvelle envers la science. Évidemment, en confondant l’hostilité à certaines techniques avec une critique de la science, on commet une erreur, mais le terrain de cette erreur est préparé par l’organisation institutionnelle d’une science soumise aux intérêts du capital.
7- En conclusion, dans cette affaire, on ne devrait jamais oublier que le monde de la marchandise trouve son complément idéal dans la religion. Que la soumission de la vérité aux impératifs du R.O.I.[8] aille de pair avec le retour de la bigoterie, cela ne devrait donc pas nous surprendre. L’erreur serait de transformer cette question en querelle idéologique. On ne fait par reculer les superstitions religieuses en défendant une rationalité abstraite, mais en s’attaquant aux conditions matérielles qui leur donnent force. « La critique a effeuillé les fleurs imaginaires qui couvraient la chaîne, non pas pour que l’homme porte la chaîne prosaïque et désolante, mais pour qu'il secoue la chaîne et cueille la fleur vivante. La critique de la religion désillusionne l’homme, pour qu'il pense, agisse, forme sa réalité comme un homme désillusionné, devenu raisonnable, pour qu'il se meuve autour de lui et par suite autour de son véritable soleil. La religion n'est que le soleil illusoire qui se meut autour de l'homme, tant qu'il ne se meut pas autour de lui-même. »[9]

© Denis COLLIN
Le 8 février 2007
(Ce texte a été publié dans Les libres pensées de Marianne, périodique du groupe "Marianne" de la Libre Pensée, n°25, mars 2007)


[1] La distinction entre prédiction et prévision est assez simple : les prédictions concernent les phénomènes non encore observés, mais qui devraient l’être si la théorie est « vraie » : par exemple Le Verrier, en étudiant les anomalies de la trajectoire d’Uranus a prédit l’existence d’un autre planète, Neptune, découverte finalement une trentaine d’années plus tard par Gall. Les prévisions concernent, elles, l’état d’un système connu à un temps t0 + dt en fonction des paramètres initiaux à t0.
[2] Leibniz : Discours de métaphysique, §V
[3] Leibniz, op. cit. §VI
[4] Denis Collin : La matière et l’esprit, A.Colin, 2004
[5] Voir Ni Dieu ni gènes de Jean-Jacques Kupiec et Pierre Sonigo (Seuil)
[6] Pour une discussion de cette question, voir J-C Pecker ; L'univers exploré, peu a peu expliqué (Seuil)
[7] Rappelons que cette sympathique entreprise philanthropique états-unienne était spécialisée dans « l’agent orange », un défoliant qui continue de tuer des milliers de Vietnamiens chaque année, plus de trois décennies après la fin des bombardements US…
[8] Return on investment : le critère favori des financiers.
[9] K. Marx : Introduction à la critique de la philosophie du droit (1843)

dimanche 18 mars 2007

Marx et la révolution

Marx et la révolution : ça semble aller de soi ! De plus, Marx et la révolution en France, cela va encore plus de soi, puisqu’il considère que la France est la  révolutionnaire par excellence. Et du reste, il a consacré des ouvrages importants aux grands évènements révolutionnaires français du xixeLes luttes de classes en France, pour la période 1848-1851, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte et La Guerre civile en France consacrée à la Commune de Paris.
Pendant longtemps, l’expression « marxisme révolutionnaire » a semblé purement pléonastique. Pour beaucoup de commentateurs, Marx est le penseur de la révolution par excellence. La pensée de Marx n’est pas une pure théorie ; elle est une « praxis » révolutionnaire. Tous ceux qui ont un peu fréquenté les couloirs du marxisme historique, des organisations qui s’en réclament l’ont dit et répété. Quant à la nature de cette révolution, là non plus, pas de problème ! c’est la révolution prolétarienne, celle qui renverse l’ordre bourgeois et établit la dictature du prolétariat, première phase d’un processus qui doit conduire au dépérissement de l’État et à l’instauration de la société communiste.
Voilà pour le dogme. Or le dogme, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, me semble extrêmement problématique. Et ce pour trois raisons principales :
1) il y a chez Marx plusieurs définitions de la révolution. Des définitions purement politiques et assez traditionnelles – qui renvoient aux évènements violents qui aboutissent ou peuvent aboutir à une transformation du régime politique – et une définition plus large qui englobe tous les bouleversements sociaux, les révolutions sociales, conçues comme le résultat de la contradiction grandissante entre le développement des forces productives et les rapports sociaux de production. Ainsi encore dans l’avant-propos de 1859 :
À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale. [P1-273]
2) il y a plusieurs stratégies « révolutionnaires » chez Marx. Le mot d’ordre de la « révolution en permanence » de mars 1850 n’est plus du tout celui des années 1870-1880.
3) le contenu même de cette révolution tant sociale que politique est lui-même fort ambigu et il y a chez Marx des discours qui ne forment pas un système très harmonieux.
Ce qui se noue chez Marx entre la Commune de Paris et sa mort – à quoi il faudrait ajouter les innovations d’Engels étudiées par Jacques Texier – me semble de ce point de vue du plus grand intérêt.
Je prendrai ces trois questions dans l’ordre.

Les conditions structurelles de la révolution sociale

La théorie de la révolution chez Marx doit d’abord être envisagée à partir de sa théorie générale de l’histoire. Les révolutions sont les moyens par lesquels s’accomplit le passage plus ou moins long, plus ou moins violent, d’une époque historique à une autre, c’est-à-dire d’un mode de production à un autre, donc d’un certain type de rapports de classes et de rapports de domination à un autre.
Si l’histoire de l’humanité « jusqu’à nos jours » n’est que l’histoire de la lutte des classes, alors une révolution n’est pas un coup de main mais une tentative historique faite par une classe dominée pour s’emparer du pouvoir et asseoir sa domination sur les anciennes classes dominantes. Pour Marx, comme pour la plupart de ses contemporains, la révolution type est la révolution française qui a permis d’abattre les anciennes classes dominantes féodales et leur instrument, la monarchie absolue, pour établir un régime politique conforme aux intérêts de la classe bourgeoise. Marx fait également référence à cet ancêtre de la révolution française qu’a été la révolution anglaise, non pas la « glorieuse révolution » mais la seule révolution sérieuse que fut celle de 1642 à la mort de Cromwell en 1658.
Marx aborde la question des conditions structurelles de la révolution de deux manières, dont les auteurs marxistes nous disent qu’elles sont complémentaires ou qu’elles ne sont au fond qu’une seule et même chose.
1) Une ère de révolution s’ouvre quand les forces productives entrent en contradiction avec les rapports de production dans lesquels elles s’étaient jusqu’alors développées. La révolution française paraît caractéristique de ce point de vue. Le développement du mode de production capitaliste est déjà très avancé sous l’Ancien Régime. Les revendications des classes bourgeoises se heurtent au carcan de la monarchie absolue et au poids que jouent la vieille aristocratie et le clergé. Les tentatives de réforme (qu’on songe à celle de Turgot) ont échoué face à la réaction nobiliaire. Voilà ce qui va pousser à la révolution.
2) Une révolution est un affrontement des classes sociales pour la conquête du pouvoir. Elle est le point le plus élevé de la lutte des classes. La révolution de 1848 ou la Commune de Paris sont bien des révolutions car la classe ouvrière, même si c’est encore confusément, cherche à imposer la loi que dictent ses intérêts.
Pour la version (1), je renvoie au texte déjà cité de l’Introduction de 1859. Pour la version (2), on peut se reporter au Manifeste :
L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de luttes de classes.
Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte.
Il est effectivement assez facile de comprendre la complémentarité théorique de ces deux versions. D’une part, les rapports de production sont des rapports de classes : ils sont donc des liens sociaux, liens de subordination, de domination et donc aussi de résistance. En suivant Marx, on n’a donc aucun mal à refuser cette réification « économiciste » des rapports de production à laquelle un certain « marxisme » a si souvent prêté le flanc. D’autre part, on peut considérer que la lutte des classes est le « moteur immédiat » de l’histoire alors que les rapports de production en détermineraient la tendance à long terme. Il faudrait ici introduire une différence de temporalité.
Ce qui me semble problématique là-dedans, c’est qu’il n’y a pas de consécution logique entre ces thèses centrales de la conception marxienne et une quelconque théorie de la révolution. Plusieurs considérations différentes mais finalement convergentes justifient cette perplexité.
La théorie explicative de l’histoire par la contradiction FP/RP telle qu’est exposée synthétiquement dans l’Introduction de 1859 est fort douteuse. Il n’est même pas sûr que Marx lui-même la défende encore au moment où il l’expose. En effet dans ce texte, Marx ne soutient pas que c’est encore de cette manière qu’il voit les choses. Il se contente de dire que c’est seulement le rappel de l’état de ses réflexions dans les années 46/48, c’est-à-dire au moment où il écrit le Manifeste. C’est pourtant ce texte qui a servi de base au « matérialisme historique » tel qu’il a été diffusé par les partisans du « marxisme ». Il n’est pas très utile de revenir longuement sur le schématisme absurde et la vision téléologique qui était sous-entendue. Les cinq phases (du communisme primitif au communisme réalisé en passant par l’étape esclavagiste, l’étape féodale et l’étape capitaliste) ne tiennent évidemment pas une minute et Marx lui-même avait dénoncé à l’avance cette conception.
1) Mais qu’il y ait cinq ou dix phases ne change pas grand-chose, à la vérité. Car ce qui est en cause, c’est une conception purement naturaliste de l’histoire, une conception qu’on retrouve à un détour du Capital : « la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature. C'est la négation de la négation. » Or cette conception naturaliste, « objectiviste » et finalement fataliste de l’histoire exclut l’idée même de révolution. Il y a des « métamorphoses naturelles » mais nullement l’activité consciente aux résultats imprévisibles des individus, la « pratique » comme le disait les thèses sur Feuerbach.
2) L’expérience historique ne rentre pas très bien dans ce schéma. Même si on s’en tient à l’Europe et qu’on laisse de côté la fameuse question du « despotisme asiatique », ce schéma ne convient pas pour le passage de l’Antiquité au monde féodal : il est difficile de voir dans la poussée des forces productives esclavagistes le facteur qui conduit à la destruction des rapports de production ! Quant au mode de production capitaliste, mis à part les cas français, partiellement anglais et sous une forme particulière américain, son développement n’est presque jamais lié à une révolution mais plutôt à des transformations lentes et complexes. Où est la révolution hollandaise du xvii? Comment analyser l’Italie du Nord de la fin du Moyen âge ?
3) Il faudrait analyser plus en détail cette notion de mode de production. On y verrait notamment que la notion de mode de production féodal est fort douteuse. (cf. mon Comprendre Marx)
Au total, je crois qu’il est à peu près clair que le schéma historique général, même si on le raffine et si on écarte les versions « marxistes » orthodoxes, ne conduit absolument pas à une théorie marxienne de la révolution. Cela n’empêche pas le concept de « mode de production » d’être pertinent et de permettre éventuellement des développements intéressants (je renvoie aux deux tomes du travail de Tony Andréani, De la société à l’histoire, Méridiens-Klincksieck). Si on veut garder le concept de révolution, il s’identifie alors à toutes sortes de transformations de transformation des modes de production et des rapports sociaux et perd pas mal de sa précision.
Mais même dans ce sens très général, il y aurait encore de nombreuses critiques à faire que je me contente d’indiquer rapidement ici :
- que sont les forces productives ?
- que veut dire Marx quand il dit qu’une société ne disparaît jamais avant d’avoir développé toutes les forces productives qu’elle peut contenir ?
Si on refuse de faire de la philosophie de Marx la théorie de tout, on pourrait peut-être rendre plus raisonnable son approche en la limitant au mode de production capitaliste. Le mode de production capitaliste est le mode révolutionnaire par excellence – qu’on se rappelle l’étonnante apologie qu’en fait le Manifeste. Et il l’est d’une triple façon :

1) Il a accompli la révolution la plus radicale des conditions de vie humaine en détruisant impitoyablement toutes les formes anciennes de dépendance et de ce point de vue il a créé les conditions matérielles et sociales de la véritable émancipation humaine.
2) Le mode de production capitaliste ne peut survivre qu’en révolutionnant continuellement sa propre base, c’est-à-dire en s’étendant à l’humanité entière et à toutes les sphères de la vie sociale et en révolutionnant en permanence sa propre base technique.
3) Enfin le mode de production capitaliste a produit une classe révolutionnaire, le prolétariat. Je reviendrai sur ce dernier point un peu plus loin. Mais je voudrais signaler que là aussi il existe de nombreux problèmes dans la lecture et l’interprétation de Marx. On peut résumer ainsi le raisonnement de Marx.
— « La condition essentielle de l’existence et de la domination de la classe bourgeoise est [...] la formation et l’accroissement du capital. [...) La condition d’existence du capital, c’est le salariat, t...] Le salariat repose exclusivement sur la concurrence des ouvriers entre eux. »
— Mais le progrès de la grande industrie « substitue à l’isolement des ouvriers, résultant de leur concurrence, leur union révolutionnaire par l’association ».
— Par conséquent, « le développement de la grande industrie sape, sous les pieds de la bourgeoisie, le terrain même sur lequel elle a établi son système de production et d’appropriation.
— Et comme la bourgeoisie « est incapable de s’opposer [au progrès de l’industrie], comme elle est, au contraire, son agent sans volonté propre et sans résistance », elle produit avant tout « ses propres fossoyeurs ».
— Donc « sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables ».

Les stratégies révolutionnaires de Marx

Si on a du mal à déterminer un concept général de la révolution, c’est peut-être parce que produire un tel concept n’intéresse pas Marx ! ce qui intéresse vraiment Marx ce sont les situations révolutionnaires concrètes et les stratégies à mettre en œuvre. Or si on étudie la manière dont Marx pose cette question, on doit remarquer d’importants changements de stratégie et de conception même de la révolution.
Ces diverses conceptions de la révolution renvoient directement aux variations de la « dictature du prolétariat ». Il n’est pas simple de savoir ce que Marx entend par dictature du prolétariat. Comme le dit Jacques Texier :
La formule de la dictature du prolétariat est assez mystérieuse, propre à être interprétée de plusieurs façons. Sur cette question, Engels pourra exercer ses talents herméneutiques.[1]
Car, si l’expression est bien maintenue dans toute l’œuvre, elle change manifestement de sens entre les années 1848-1852 et les dernières années de la vie de Marx.
Dans la période 1848-1852, la dictature du prolétariat est un élément d’une stratégie révolutionnaire, celle que Marx résume d’une formule, « révolution en permanence »[2]. À cette époque, Marx et Engels croient que la lutte décisive est engagée. Celle-ci combine les révolutions démocratiques et nationales pour abattre ce qui reste du vieil ordre européen et l’affirmation croissante de l’hégémonie du prolétariat : dans des pays comme l’Allemagne, il est impossible d’espérer la stabilisation d’une démocratie bourgeoise au sein de laquelle le mouvement ouvrier pourrait se développer et s’organiser. La révolution démocratique sera, au contraire, le prélude immédiat de la révolution sociale comme l’ont finalement montré les évènements français de février à juin 1848. Ces révolutions seront nécessairement des révolutions violentes posant l’alternative dictature de la bourgeoisie ou dictature du prolétariat et seule l’énergie manifestée par le parti prolétarien peut empêcher la régression. Le modèle dominant est le modèle de la dictature jacobine de 1793-1795 et la dictature du prolétariat constitue moins une forme étatique précise qu’une stratégie sur le modèle de celle de Robespierre.
Or, après 1852, Marx doit constater que l’ère des révolutions est provisoirement close et c’est une autre perspective qui l’occupe : celle de la transformation sociale lente qui s’opère dans les « soutes » de la société bourgeoise. C’est pourquoi le projet qui l’accapare est celui de la critique de l’économie politique. La question de la dictature du prolétariat revient à l’ordre du jour seulement quand la question politique est à nouveau pensée dans toute sa force. Mais il s’agit d’une perspective complètement différente. Marx pense alors sous le terme « dictature du prolétariat » un régime social et politique relativement durable qui a pour mission d’organiser la transition entre la société capitaliste et la société communiste. La Commune de Paris donne le modèle de ce régime. Les principales mesures essentielles aux yeux de Marx, qui déterminent la nature de cette nouvelle forme étatique, ont été rappelées plus haut. Il faut cependant remarquer que l’expression même « dictature du prolétariat » ne figure pas dans le texte de La guerre civile en France. C’est Engels, un peu plus tard qui dira :
Le philistin allemand a été récemment saisi d'une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l'air ? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat.[3]
Marx se contente de la qualifier de « république sociale ».
Le cri de « république sociale » auquel la révolution de février avait été proclamée par le prolétariat de Paris, n’exprimait guère qu’une vague aspiration à une République qui ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même. La Commune fut la forme positive de cette République.[4]
Cette « république sociale » est une république jusqu’au bout, une république radicale, qui se fixe comme objectif l’abolition de toute domination.
Il faut regarder en détail ce que Marx entend par là.
Il faut d’abord des conditions particulières pour une révolution. La condition première est que les classes dirigeantes soient manifestement devenues inaptes à exercer leur fonction de classe dirigeante. Si on prend l’exemple de la Commune, c’est assez clair :
1) la bourgeoisie est incapable de défendre le pays ;
2) elle est incapable de défendre Paris et capitule devant les Prussiens.
3) Le prolétariat est donc « obligé » de prendre en charge le destin de la .
On pourrait penser que c’est là quelque chose qui est propre à la situation particulière de la Commune de Paris. Mais il n’en est rien. La lutte de classes est « nationale » dans sa forme, bien qu’internationale dans son contenu. C’est donc sur le terrain national, selon des formes politiques héritées du passé que le prolétariat peut livrer son combat. Mais si la lutte est sur le terrain national, elle est aussi d’une certaine manière une lutte nationale. La classe révolutionnaire ne peut prendre et conserver le pouvoir que si elle peut se mettre à la tête de la , c’est-à-dire de toutes les classes plus ou moins dominées.  Ainsi une révolution n’est pas le fait d’une classe sociale, mais bien d’une alliance de classes, une alliance à l’intérieure de laquelle dirige la classe la plus décidée, qui, pour Marx, ne saurait être que le prolétariat.
On voit donc qu’une révolution n’intervient pas n’importe quand ! Il ne suffit pas que les conditions objectives soient « mûres », c’est-à-dire que les forces productives commencent à faire éclater le carcan des rapports de production. Il faut encore que les classes dirigeantes ne parviennent plus à diriger. Il faut en deuxième lieu qu’existe une classe révolutionnaire consciente de ses intérêts et de ses objectifs. Il faut enfin que cette classe soit capable de prendre la direction de la , c’est-à-dire de rallier les autres classes.
Avant le déclenchement de la Commune, Marx considère que les circonstances sont loin d’être favorables à une révolution sociale notamment parce qu’il estime que le poids des « vingt années de démoralisation de la farce bonapartiste » est trop lourd ! Mais quoi qu’il ne soit, une fois le mouvement lancé, Marx le soutient sans réserve… et il apprend de l’expérience de la Commune : « Les principes de la Commune sont éternels et ne peuvent être détruits : ils seront toujours posés à nouveau à l'ordre du jour, aussi longtemps que la classe ouvrière n'aura pas conquis sa libération. »
Voici les principales leçons qu’il en tire :
a) la machine d’État doit être brisée.
La classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre tel quel l'appareil d'État [1] et de le faire fonctionner pour son propre compte.
Le pouvoir centralisé de l'État, avec ses organes, partout présents : armée permanente, police, bureaucratie, clergé et magistrature, organes façonnés selon un plan de division systématique et hiérarchique du travail, date de l'époque de la monarchie absolue, où il servait à la société bourgeoise naissante d'arme puissante dans ses luttes contre le féodalisme.
Toutes ces idées-là seront reprises un peu plus tard et dans un contexte tout autre que le contexte révolutionnaire. En fait l’idée de Marx qui a été forgée depuis le début des années 1850, avec le 18 brumaire, est la suivante : l’Empire n’était pas une forme spéciale d’État bourgeois mais finalement l’expression des tendances les plus fondamentales de toute société où dominent les rapports de production capitaliste. Le Manifeste constatait que la bourgeoisie « a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. » Bref, il y a bien un antagonisme entre le règne de la bourgeoisie et les libertés démocratiques. Dans La Guerre civile en France, Marx rappelle l’histoire de la IIe République :
En présence de la menace de soulèvement du prolétariat, la classe possédante unie utilisa alors le pouvoir de l'État, sans ménagement et avec ostentation comme l'engin de guerre national du capital contre le travail. Dans leur croisade permanente contre les masses productrices, ils furent forcés non seulement d'investir l'exécutif de pouvoirs de répression sans cesse accrus, mais aussi de dépouiller peu à peu leur propre forteresse parlementaire, l'Assemblée nationale, de tous ses moyens de défense contre l'exécutif. L'exécutif, en la personne de Louis Bonaparte, les chassa. Le fruit naturel de la république du « parti de l'ordre » fut le Second Empire.
Et c’est précisément parce que la république démocratique peut être utilisée comme une arme révolutionnaire par les prolétaires que la bourgeoisie précipita la fin sans gloire de la IIe République. Le 18 Brumaire n’est pas vraiment la description de la formation d’un État bonapartiste (l’expression ne figure pas comme telle dans le texte), mais celle de la forme vers laquelle tend tout État tant que règne la bourgeoisie, une tendance qui fait que la République bourgeoise ressemble comme deux gouttes d’eau à un « Empire sans empereur ». C’est cette idée-là d’ailleurs que développe Domenico Losurdo dans son Démocratie ou bonapartisme, traduit assez récemment en français. C’est pourquoi aussi, « L'antithèse directe de l'Empire fut la Commune. »
b) Que veut dire briser la vieille machine d’État ? Non pas supprimer tout État mais créer un État d’un type nouveau fondé sur « le peuple en armes ». Soit dit en passant cette idée n’est spécifiquement marxienne et ne caractérise pas la révolution prolétarienne. C’est une idée tirée de la tradition du républicanisme. Machiavel fait des milices populaires la seule méthode sérieuse de défense de la république ; l’idée du peuple armé se retrouve très clairement chez Harrington (le citoyen libre est armé) et chez les pères fondateurs de la république aux États-Unis.
c) Une démocratie sous contrôle populaire.
La Commune fut composée des conseillers municipaux, élus au suffrage universel dans les divers arrondissements de la ville. Ils étaient responsables et révocables à tout moment. La majorité de ses membres était naturellement des ouvriers ou des représentants reconnus de la classe ouvrière. La Commune devait être non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois. Au lieu de continuer d'être l'instrument du gouvernement central, la police fut immédiatement dépouillée de ses attributs politiques et transformée en un instrument de la Commune, responsable et à tout instant révocable. Il en fut de même pour les fonctionnaires de toutes les autres branches de l'administration. Depuis les membres de la Commune jusqu'au bas de l'échelle, la fonction publique devait être assurée pour un salaire d'ouvrier. Les bénéfices d'usage et les indemnités de représentation des hauts dignitaires de l'État disparurent avec ces hauts dignitaires eux-mêmes. Les services publics cessèrent d'être la propriété privée des créatures du gouvernement central. Non seulement l'administration municipale, mais toute l'initiative jusqu'alors exercée par l'État fut remise aux mains de la Commune.
Il y a une chose à faire remarquer ici : la Commune reste une démocratie représentative et non un système de démocratie directe. Mais une démocratie sous le contrôle direct du peuple. Le principe de séparation des pouvoirs est révoqué parce qu’hypocrite et permettant toutes les manœuvres. Là encore, les innovations sont moins importantes qu’on pourrait le croire au premier abord : dans leurs phases les plus démocratiques, les Communes italiennes n’étaient pas loin de ressembler à la Commune de Paris (pensons par exemple à l’épisode fameux du « tumulte des ciompi ») et le Contrat Social de Rousseau pourrait bien être la matrice d’où sont sorties les théories constitutionnelles des communards.
d) La séparation des Églises et de l’État !
e) L’élection des fonctionnaires (y compris de justice), révocables.
f) Un État fédéral dont l’unité de base est la Commune (en fait c’est le modèle proudhonien) et le refus du jacobinisme !
g) Le gouvernement à bon marché…
Les communes rurales de chaque département devaient administrer leurs affaires communes par une assemblée de délégués au chef-lieu du département, et ces assemblées de département devaient à leur tour envoyer des députés à la délégation nationale à Paris; les délégués devaient être à tout moment révocables et liés par le mandat impératif de leurs électeurs. Les fonctions, peu nombreuses, mais importantes, qui restaient encore à un gouvernement central, ne devaient pas être supprimées, comme on l'a dit faussement, de propos délibéré, mais devaient être assurées par des fonctionnaires de la Commune, autrement dit strictement responsables. L'unité de la  ne devait pas être brisée, mais au contraire organisée par la Constitution communale ; elle devait devenir une réalité par la destruction du pouvoir d'État qui prétendait être l'incarnation de cette unité, mais voulait être indépendant de la même, et supérieur à elle, alors qu'il n'en était qu'une excroissance parasitaire. Tandis qu'il importait d'amputer les organes purement répressifs de l'ancien pouvoir gouvernemental, ses fonctions légitimes devaient être arrachées à une autorité qui revendiquait une prééminence au-dessus de la société elle-même, et rendues aux serviteurs responsables de la société. Au lieu de décider une fois tous les trois ou six ans quel membre de la classe dirigeante devait « représenter » et fouler aux pieds le peuple au Parlement , le suffrage universel devait servir au peuple constitué en communes, comme le suffrage individuel sert à tout autre employeur en quête d'ouvriers, de contrôleurs et de comptables pour son affaire. Et c'est un fait bien connu que les sociétés, comme les individus, en matière d'affaires véritables, savent généralement mettre chacun à sa place et, si elles font une fois une erreur, elles savent la redresser promptement. D'autre part, rien ne pouvait être plus étranger à l'esprit de la Commune que de remplacer le suffrage universel par une investiture hiérarchique.
Notre propos n’est pas de savoir si ce modèle est viable – j’ai tendance à penser que non ! – mais de constater que le gouvernement du type « la Commune de Paris », archétype du pouvoir prolétarien radicalement nouveau (voir Lénine) n’est en fait qu’un type de gouvernement républicain démocratique, issu de la plus vieille tradition européenne (l’idée de remplacer le pouvoir central par une fédération de communes libres est déjà discutée en Italie au x ve siècle !).
Marx en est parfaitement conscient. C’est pourquoi il tente de montrer ce qui est nouveau :
C'est en général le sort des formations historiques entièrement nouvelles d'être prises à tort pour la réplique de formes plus anciennes, et même éteintes, de la vie sociale, avec lesquelles elles peuvent offrir une certaine ressemblance. Ainsi, dans cette nouvelle Commune, qui brise le pouvoir d'État moderne, on a voulu voir un rappel à la vie des communes médiévales, qui d'abord précédèrent ce pouvoir d'État, et ensuite en devinrent le fondement. (…) La Constitution communale aurait restitué au corps social toutes les forces jusqu'alors absorbées par l'État parasite qui se nourrit sur la société et en paralyse le libre mouvement. Par ce seul fait, elle eût été le point de départ de la régénération de la France.
Mais je crois que Marx est là prisonnier d’une conception téléologique de l’histoire : les communes médiévales devaient préparer l’État moderne alors que la constitution communale du genre « commune de Paris » rend ce même État superflu. C’est une pétition de principe : si vous croyez qu’il y a un sens de l’histoire, Marx vous convaincra peut-être, mais si vous n’y croyez pas, l’argumentation ne tient pas.
Les conséquences de la Commune et l’esquisse d’une nouvelle orientation :
Il y a une inflexion importante dans la réflexion de Marx. Ou plus exactement, l’expérience de la Commune va cristalliser quelque chose qui est en pointillé depuis pas mal de temps, à savoir la convergence entre l’idée de révolution ouvrière et un républicanisme radical, une république jusqu’au bout. « Les républiques bourgeoises sont devenues impossibles en Europe » : c’est le leitmotiv de Marx avant, pendant et après la Commune. « La République doit devenir socialiste » dit-il encore après la capitulation de Sedan.
Cela va conduire à des révisions importantes. De fait, Marx en parle de moins en moins de la dictature du prolétariat. Il en parle dans la Critique du programme de Gotha parce qu’il s’agit d’un texte à destination des militants allemands et que l’Allemagne impériale est en cause : dans ce genre de régime, Marx pense que la révolution gardera un caractère violent et que la résistance des anciennes classes dirigeantes devra y être brisées par la force et c’est pourquoi s’imposera encore la formule de la « dictature révolutionnaire du prolétariat ». Par contre, dans les pays démocratiques, comme les États-Unis, l’Angleterre, les Pays-Bas et même la France, dans les années 1875 jusqu’à la fin de sa vie, Marx envisage de plus en plus sérieusement l’hypothèse d’un renforcement progressif des organisations ouvrières permettant une transformation sociale pacifique. Dans ce contexte, la dictature du prolétariat n’apparaît plus comme une perspective stratégique. Elle tend à être remplacée par la revendication d’une république démocratique. Ce qui n’est qu’esquissé chez Marx sera développé par Engels.[5]
Je prends quelques exemples tirés ici de Texier et l’on pourra voir que ce tournant engelsien est en fait, sous bien des aspects, dans la continuité de ce qui avait été déjà théorisé au moment de la commune de Paris. Voici une lettre de Engels en 1895
La République, vis-à-vis du prolétariat, ne diffère de la monarchie qu’en ceci qu’elle est la forme politique toute faite pour la future domination du prolétariat.
Texier voit là une contradiction fondamentale avec les textes antérieurs de Marx qui affirmait encore en 1872 que « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l’Etat et de la faire fonctionner pour son propre compte ». (Le texte allemand : « die Arbeiterklasse nicht die fertige Staatsmaschine in Besitz nehmen.. », « la classe ouvrière ne peut pas prendre possession de la machine d’Etat toute prête... »). Après 1891, Engels nous dit en passant que la république est « la forme politique toute faite pour la domination du prolétariat », et dit aux Français : « Vous avez l’avantage sur nous que vous l’avez là ». Je ne suis pas sûr que la contradiction soit aussi évidente que le pense Texier, du moins si je ne me trompe pas trop dans l’analyse que j’ai faite plus haut de la constitution du type « Commune de Paris ».
La discussion autour du programme de Clemenceau de 1882 est tout aussi révélatrice. Engels étudie avec attention l’évolution de celui qui est alors le représentant de la fraction la plus à gauche du radicalisme. Engels envisage à différentes reprises une évolution politique possible de Clemenceau en direction du socialisme, tout en défendant constamment le principe essentiel de l’indépendance politique du parti ouvrier à l’égard du parti le plus à gauche de la bourgeoisie. Dans la lettre du 22 septembre 1882 adressée à Bernstein, il affirme :
Guesde, lui, s’est mis une fois pour toute dans la tête que la République athénienne de Gambetta est bien moins dangereuse pour les socialistes que la République spartiate de Clemenceau et veut donc rendre impossible cette dernière, comme si nous, ou quelque parti dans le monde, pouvions empêcher qu’un pays passe par les stades d’évolution historiquement nécessaires et sans prendre en considération qu’en France, nous passerons difficilement d’une République à la Gambetta au socialisme sans passer par une République à la Clemenceau.
Qu’est-ce donc que la « république à la Clemenceau » ? Le programme de Clemenceau vise à réformer les institutions de l’État de façon à accorder une large autonomie aux communes et aux départements. Il s’agit donc d’un programme qui a l’ambition de supprimer la bureaucratie. On voit bien la continuité avec les leçons de la Commune. Mais un tel programme s’il était appliqué serait en lui-même le début d’une révolution :
C’est s’illusionner soi-même que de croire que l’on peut introduire en France un auto-gouvernement communal à l’anglo-saxonne, encore plus à l’américaine sans pour cela foutre en l’air tout le régime bourgeois.
On remarque ici l’appréciation laudative portée sur le « self-government » anglo-saxon qui est une des raisons pour lesquelles c’est dans ces pays que Marx envisageait à titre d’hypothèse un passage pacifique au socialisme. Engels écrit encore à Bebel que l’application du programme Clemenceau serait la plus grande révolution depuis 1800, c’est-à-dire depuis la formation de l’État napoléonien.
Si la république démocratique est la forme de dissolution du règne de la bourgeoisie et si le passage pacifique au socialisme peut être envisagé, on voit immédiatement que la question de la révolution a beaucoup perdu de son acuité.

Le contenu de la révolution

Jusqu’à présent, j’ai admis sans discuter que la révolution avait pour base le prolétariat et qu’elle visait à faire prévaloir les intérêts du prolétariat, intérêts dont Marx nous dit qu’ils se confondent avec ceux de la société tout entière. Mais là encore, la lecture de Marx – et non des épigones – ne peut que laisser perplexe. Je me contente de résumer ici ce que j’ai développé dans mon Comprendre Marx.
Pour le lecteur du Capital familier du marxisme, il y a une dernière énigme : on n’y trouve ni la « mission historique de la classe ouvrière » ni la « dictature du prolétariat », deux formules courantes du lexique marxiste révolutionnaire. Mais, à côté du travailleur apparaît une autre figure, celle du producteur et quand il s’agit de penser l’organisation du futur, c’est à eux que Marx passe la main. Or les producteurs, l’un des termes dont les occurrences sont les plus nombreuses dans Le Capital, sont tout sauf une classe sociale et, cependant, c’est leur association qui est la formule-clé de la révolution sociale à venir.
Que le terme « producteur » ne désigne pas une classe sociale particulière, c’est évident. C’est une notion « anhistorique » : le producteur est simplement celui qui met en œuvre les moyens de travail, quel que soit le mode de production. On ne confondra pas non plus le producteur et l’agent de la production de biens matériels – l’ouvrier, au sens strict, celui dont la production est une œuvre, c’est-à-dire un objet fini, existant indépendamment et du producteur et du consommateur. Enfin si la très majorité des producteurs dans la société moderne sont des salariés, tous les salariés ne sont pas des producteurs – un mercenaire est un salarié qui ne produit pas grand-chose.
Dans le MPC, les producteurs sont tous ceux qui sont intégrés au processus de production et y exercent une fonction nécessaire. Le travail de surveillance et de coordination est un travail nécessaire « partout où la production revêt la forme d’un processus socialement coordonné » [K3, V/P2-1144]. Ce n’est certes qu’un aspect de ce travail dans le MPC – pour une autre part ce travail sert à obtenir l’extorsion maximale de plus-value. Mais c’est un aspect sur lequel les marxistes glissent souvent allégrement. Lorsque Marx aborde la question de la séparation de la propriété capitaliste et des fonctions de coordination et de surveillance, il évoque immédiatement le rôle du directeur dans une coopérative ouvrière :
Dans la coopérative de production, le caractère contradictoire du travail de direction disparaît, puisque le directeur y est rétribué directement par les travailleurs, au lieu de représenter face à eux le capital. [K3, V/P2-1148]
Pour comprendre l’importance de cette question, on peut revenir aux manuscrits préparatoires au Capital. Marx y explique que le travail forme une totalité, mais, dans le MPC, cette totalité est « une combinaison de travaux » et donc c’est une unité
dont les parties constitutives sont étrangères les unes aux autres, en sorte que le travail collectif en tant que totalité n’est pas l’œuvre du travail individuel et que l’œuvre des divers travailleurs réunis ne constitue un ensemble que pour autant qu’ils sont forcés de combiner leurs efforts, impuissants à être eux-mêmes les auteurs de cette association. [M57/P2-287]
Autrement dit, dans sa forme capitaliste, la coopération, la formation d’un travailleur collectif est en même temps aliénation (voir la question du machinisme)
Mais, en développant le machinisme, l’application de la science à la production et l’intégration toujours plus poussée des travaux individuels en un travail collectif, le capital ne développe pas simplement les forces productives de l’humanité en général, il « œuvre ainsi à sa propre dissolution. » Le travail simple est « devenu travail scientifique qui soumet les forces naturelles au service des besoins humains ». Le travail immédiat – l’activité immédiate de l’ouvrier – perd de son importance relativement à l’organisation de la production et au développement des machines. Cela ne veut cependant pas dire que le travail humain en général perd de son importance :
La nature ne construit ni locomotives, ni chemins de fer, ni télégraphes électriques, ni machines automatiques, etc. Ce sont des produits de l’industrie humaine, des matériaux naturels transformés en organes de la volonté humaine pour dominer la nature ou pour s’y réaliser. Ce sont des organes du cerveau humain créés par la main de l’homme ; c’est la puissance matérialisée du savoir. Le développement du capital fixe montre à quel point l’ensemble des connaissances (knowledge) est devenu une puissance productive immédiate. [M57/P2-307]
Il est donc clair que les producteurs – tous les individus intégrés dans ce processus productif global, dans ce « travail général » – ne se limitent pas aux ouvriers, mais ils englobent tous ceux qui jouent un rôle dans ce processus global : ingénieurs, techniciens, spécialistes de l’organisation du travail – ce que certains sociologues, un siècle après Marx, appelleront la « nouvelle classe ouvrière ».
Certes, dans le MPC, le développement du machinisme et de l’application des sciences à la production n’a pas d’autre finalité que d’augmenter la plus-value et, loin de soulager la peine des travailleurs d’augmenter finalement le temps effectif pendant lequel ils sont entièrement au service du capital. Mais d’un autre côté, ces transformations créent les conditions d’une nouvelle organisation sociale et technique du travail qui libérera le travailleur des chaînes dans lesquelles l’enferme le machinisme. Au lieu de subir sa participation au travail collectif comme son propre asservissement, le travailleur pourra prendre sa place dans cet organe collectif en participant à sa direction. C’est cela que Marx entend quand il dit que l’expropriation des capitalistes suppose la prise en charge de la direction de la production par les producteurs associés. Mais on voit bien, de ce qui précède, que les producteurs associés ne sont pas les ouvriers, encore moins la seule « classe ouvrière ».
Voilà la source de ma perplexité : Marx, encore jeune, affirme que la lutte de classes conduit nécessairement à la dictature prolétariat, les analyses des œuvres de la maturité conduisent à une autre conclusion : l’organisation de la production sociale par les « producteurs associés ». Or ces deux perspectives, loin de se recouvrir, divergent fortement et même s’opposent sur plusieurs plans. La première perspective est fondée sur la vision politique d’une lutte de classes, opposant les deux classes antagonistes de la société et se transformant en affrontement politique alors que la deuxième, qui pourrait sembler s’inspirer de Saint-Simon et Enfantin, pourrait conduire à une « alliance des producteurs » qui est aussi une alliance de classes (les managers, les ingénieurs, etc., peuvent difficilement être comptés parmi les membres de la classe ouvrière) pour réorganiser la société en partant de la production.
Cette interprétation d’un Marx saint-simonien peut se soutenir des nombreuses références laudatives qu’on peut trouver aussi bien dans les premiers écrits (Idéologie allemande) que dans le Capital ou encore, indirectement, dans la Critique du programme de Gotha.
On peut considérer, sans une perspective saint-simonienne que producteur et travailleur désignent la même réalité. Mais rien ne permet d’identifier travailleur à ouvrier, ni le travail général au travail immédiat. Par contre, si on laisse de côté tout ce qui ressortit à la petite production marchande et aux formes précapitalistes de la production, on peut poser que producteur = prolétaire. Mais alors il faut donner au prolétariat un sens très large qui recouvre la grande majorité du salariat dans les sociétés capitalistes développées, conception qui, à son tour pose plus de problèmes qu’elle n’en résout.
Mais dans l’analyse sociale, qui a pour but de servir à la compréhension des comportements politiques et sociaux des acteurs, c’est une autre affaire. Le producteur peut prendre toutes les formes possibles : de l’ouvrier enchaîné sa machine à l’organisateur responsable des méthodes, de l’ingénieur à l’ouvrier qualifié en passant par le technicien, le contremaître, etc.. Les statuts différents, les positions différentes dans le procès de production, les revenus différents, tous ces éléments font que l’unité des « producteurs associés », condition subjective du renversement du MPC, est fort problématique. Marx se débarrasse de ces questions d’un revers de manche. Le « rapport de classe », c’est-à-dire l’opposition des producteurs au capital, est l’essentiel et les autres subdivisions doivent être surmontées. Dans une discussion polémique de 1847, il répond ainsi à Heinzen, dans La critique moralisante et la  critique :
Le bon sens « grobianish »[6] transforme la différence de classe en « grosseur du porte-monnaie » et l’antagonisme de classes en « démêlés de métiers ». La grosseur du porte-monnaie est une différence purement quantitative, par quoi l’on peut à volonté exciter l’un contre l’autre deux individus de la mêmeclasse. Il est bien connu que les corporations médiévales s’opposaient les unes aux autres « suivant le métier ». Mais l’on sait également que la différence moderne des classes ne repose nullement sur le « métier », que c’est bien plutôt la division du travail à l’intérieur d’une même classe qui produit des modes de travail différents. [P3-766/767]
Entre le cadre et l’ouvrier, il n’y a bien, finalement, qu’une différence « purement quantitative » de grosseur de porte-monnaie et opposant les derniers aux premiers ne serait donc pas autre chose que d’exciter « la division à l’intérieur d’une même classe », bien que l’un et l’autre, évidemment aient des « modes de travail différents ». Cette conception est cohérente avec les affirmations générales de Marx sur l’évolution du MPC. La grande masse des salariés s’oppose toujours plus à la minorité restreinte des propriétaires de capital, lesquels apparaissent de plus en plus nettement comme une classe parasitaire puisque la fonction socialement utile des patrons est déléguée à des employés. Cette polarisation à l’extrême conduit à la révolution sociale et elle y conduit nécessairement parce que le capital lui-même a déjà intégré les producteurs dans un processus d’ensemble et a rendu superflu le capitaliste.
Marx a peut-être tort, mais si la perspective de transformation sociale ouverte par le Capital a un sens, ce n’est pas en terme de « mission historique » de la classe ouvrière qu’elle se pose mais bien du point de vue de l’association des producteurs qui s’avère finalement le concept le plus important.

Conclusion

Je ne crois pas avoir beaucoup éclairé le concept de révolution chez Marx. Mais par contre, il me semble clair qu’il y a un grand écart entre le marxisme et Marx… Comme Marx, moi, je ne suis pas marxiste. S’il y avait une réflexion à mener aujourd’hui, ce serait de se demander pourquoi le prolétariat que nous connaissons n’est à l’évidence plus le prolétariat « tumultuaire » et volontiers révolutionnaire qu’analyse Marx, c’est-à-dire qu’est-ce qui fait que toutes les luttes et toutes les batailles politiques, y compris les plus radicales et les plus vastes restent toutes sagement dans le cadre du rapport salarial. Voici un extrait de l’adresse du comité central de la Commune :
Les prolétaires de la capitale, au milieu des défaillances et des trahisons des classes gouvernantes, ont compris que l'heure était arrivée pour eux de sauver la situation en prenant en main la direction des affaires publiques... Le prolétariat... a compris qu'il était de son devoir impérieux et de son droit absolu de prendre en main ses destinées, et d'en assurer le triomphe en s'emparant du pouvoir.
Pourquoi ce genre de manifeste a-t-il disparu ?


[1] J. Texier : Révolution et démocratie chez Marx et Engels, p.18
[2] Voir l’Adresse du comité central de la Ligue des Communistes (mars 1850) [P4-547 et sq.]
[3] Friedrich Engels, Introduction à La guerre civile en France. Éditions Sociales, 1952, p.18
[4] K. Marx : La guerre civile en France, op. cit. p. 332
[5] Sur ces questions, nous nous contentons de renvoyer à l’excellent travail de Jacques Texier déjà cité. Le grand mérite de Texier est de ne pas chercher à reconstruire des cohérences imaginaires et d’aider à voir clair dans une question surchargée d’affrontements idéologiques et politiques – disons entre ceux qui ont voulu conserver ou restaurer l’imaginaire d’un Marx révolutionnaire intransigeant et ceux qui préféraient présenter un paisible démocrate.
[6] Grossier.

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