samedi 1 septembre 2007

Sur la causalité historique

Conférence à l'université d'été du GIPRI (Genève, 2007)

L’histoire, on le sait depuis Hérodote, n’est pas seulement récit – raconter les événements comme ils se sont passés – mais surtout recherche des causes1. Or l’idée d’une causalité historique est extrêmement problématique. Non seulement parce que la causalité en général – dans les sciences de la nature par exemple – est un concept souvent très obscur, mais parce que dans le domaine des sciences « humaines » on sait encore moins ce que pourrait être la causalité. En outre, dès qu’on avance un peu dans cette enquête, la question de la causalité historique semble très difficile à séparer de celle de la causalité sociologique, si bien qu’on aura une nouvelle difficulté, celle de définir l’objet propre de l’histoire.

Sciences de la nature et sciences sociales

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il faut faire un détour et ce détour consiste à revenir sur la question de la causalité en général pour tenter de penser, par différence ce que pourrait être la causalité dans la connaissance des « affaires humaines ».

Détour par les sciences de la nature

Il y a dans la philosophie antique un débat dont nous ne sommes pas sortis : le futur est-il contingent (c’est la position d’Aristote et Épicure) ou au contraire le futur est-il déterminé que ce soit par le destin (le fatum) ou par autre chose (c’est la position que soutiennent les stoïciens). Ce débat pose évidemment la question de la causalité historique sous un angle particulier. Il se double souvent d’une autre discussion : la contingence du futur est-elle réelle ou bien n’est-elle qu’une contingence apparente : ce qui advient adviendrait par une nécessité dont nous ne percevons pas les déterminations. Ces questions se posent non seulement dans le domaine de l’histoire humaine mais aussi pour l’histoire en général. On a l’habitude de penser la connaissance de la nature sur une mode strictement déterministe (les incertitudes statistiques sont elles-mêmes déterministes) mais rien n’est moins évident. Si on accepte l’une ou l’autre des versions de la théorie dite du « big bang », rien ne prédisposait qu’il y eût quelque chose plutôt que rien, un univers comme le nôtre plutôt que le « vide quantique ». Qu’une grosse météorite frappe la Terre et provoque un changement radical de climat qui aboutit à l’extinction des grands sauriens et que la place soit donc libre pour les mammifères, animaux à sang chaud, le spécialiste d’histoire naturelle doit considérer cela comme un événement contingent, même si l’astrophysicien peut théoriquement, en donner une description « déterministe », du moins jusqu’à un certain point, du moins. Plus exactement, l’événement n’est pas purement contingent mais il n’était pas pour autant prédictible causalement.
Quand nous sommes capables de déterminer un enchaînement causal des phénomènes physiques, c’est toujours dans un cadre limité, et comme idéalisation de la réalité. Nous disons que l'événement A1 a causé l'événement B1 parce qu’il existe entre tous les événements de la classe A et les tous les événements de la classe B une loi générale qui nous dit que chaque événement de type A sera suivi d’un événement de type B ; généralement, on lie tous les paramètres descriptifs de A aux paramètres descriptifs de B par une fonction telle que B = f(A).
Mais il est nécessaire de bien prendre conscience du caractère très limité de ce genre de description – même si elles sont redoutablement efficaces quand nous maîtrisons leur cadre, dans le domaine de l’activité technique au premier chef. Par exemple, je sais que l’alcool diminue les réflexes et la maîtrise de soi et rétrécit le champ visuel. Je sais aussi que si deux corps se heurtent, l’énergie dissipée dans le choc sera proportionnelle au carré de la vitesse à laquelle se produit le choc. Un conducteur (nommons-le A) trop alcoolisé prend le volant, roule trop vite, heurte un autre véhicule (B) et provoque un accident grave. On peut dire que l’accident est causé par la trop forte consommation d’alcool du conducteur, ce qui est exact une fois que l’accident s’est produit. Mais l’accident a aussi été causé parce que le conducteur de l’autre véhicule a décidé d’emprunter cette rue-là, à cette heure-là, à cette vitesse-là, etc. Il y a pour expliquer cet événement un entrelacs de chaînes causales distinctes et indépendante les unes des autres. Dans mon exemple, j’ai deux lois causales bien identifiées :
  1. la loi de l'énergie cinétique (e = 1/2mv²) ;
  2. une loi physiologique qui explicite les effets de l’alcool sur le système neurologique d’un humain ;
Je dispose également d’explications circonstanciées.
  1. Je sais que A a trop bu parce qu’il a fêté le départ en retraite d’un collègue... Mais notons qu’il n’y a aucune loi générale qui dit qu’on boit trop quand on fête le départ en retraite d’un collègue !
  2. Je sais que B est parti à cette heure-là et a emprunté ce chemin parce qu’il devait se rendre chez C ; mais là encore il s’agit d’évènements singuliers que je ne peux ramener à une loi générale.
  3. Etc., par exemple B, qui était pressé, a pris le feu à l’orange et, au carrefour suivant, il s’est trouvé à croiser A alors que s’il avait respecté le code de la route il serait arrivé un peu plus tard et n’aurait pas croisé la trajectoire erratique de A...
Au total donc je dispose bien pour expliquer l’accident d’un ensemble d’explications causales et notamment d’explications scientifiques, mais ces explications restent partielles (elles s’arrêtent à un certain point non arbitraire de la régression des «pourquoi/parce que») et n’expliquent que le fait singulier. L’explication me fait remonter le temps en réordonnant les évènements passés mais en aucun cas je ne peux transformer ces explications en système prédictif.
Dans de la majeure partie des cas, nous n’avons guère plus de possibilité de rétrodiction que de possibilités de prédiction. Prenons l’exemple du second principe de la thermodynamique qui stipule que
« Au cours d'une transformation quelconque d’un système isolé, la variation d'entropie ne peut être que positive ou nulle. Si la variation d’entropie est négative, il s'agit alors d'une transformation impossible. Si la variation d'entropie est nulle, il s’agit alors d’une transformation réversible. Si elle est strictement positive, il s'agit d'une transformation irréversible. »
Ce principe implique que n’importe quelle structure ordonnée tendra vers le désordre au bout d’un certain temps si aucun apport d’énergie venu de l’extérieur n’a enrayé cette croissance de l’entropie. Si un enfant construit un château de sable sur la plage, je peux prédire avec certitude qu’il ne restera plus aucune trace de ce château au bout d’un laps de temps assez bref. Mais si je vois une place déserte, il m’est impossible de savoir qu’un enfant y avait construit un château de sable ! La croissance de l’entropie, donnée physique, peut aussi être interprétée comme une perte de connaissance ou un besoin croissant de connaissance.
On se souvient de Laplace et de sa conception restée fameuse du déterminisme physique :
« Nous devons envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. »2
Un scientifique a sans doute besoin, d’une certaine manière et même s’il s’en défend, de croire à cela, mais ce n’est qu’une croyance, et même une croyance proprement métaphysique puisqu’elle suppose que le passé et l’avenir s’annihilent dans un présent éternel. Le point de vue de Laplace est le point de vue de Dieu (et encore on en fait dire trop à Laplace). Mais si Dieu n’existe pas, alors nous devons renoncer définitivement au rêve laplacien. Nous ne pouvons jamais établir une chaîne totale de relations nécessaires ; la nécessité est toujours limitée à un dispositif expérimental.

Les « choses sociales »

Si j’ai fait ce détour par les sciences de la nature, ce n’est évidemment pas pour dévaloriser ces sciences au profit d’un scepticisme ou d’un relativisme qui me sont fondamentalement étrangers. Mais c’est surtout pour éviter qu’on en fasse une représentation mythique. Dans ce domaine, celui des faits qui peuvent être l’objet d’une expérience possible, la méthode des sciences de la nature a largement démontré sa puissance, mais pas au-delà. On peut régler les questions à la manière du cercle de Vienne, c'est-à-dire en affirmant que tout ce qui n’est pas l’objet d’une connaissance expérimentale n’est l’objet d’aucune connaissance réelle. Mais cette assertion très expéditive ne peut guère être acceptée.
En effet, dans les sciences humaines en général et dans les sciences sociales en particulier, nous ne disposons même pas du critérium des sciences de la nature, à savoir la possibilité que le fait soit donné dans l’expérience. Pour comprendre ce qui est en question et quels problèmes spécifiques pose la connaissance de l’histoire humaine, nous devons nous arrêter un instant sur un auteur trop oublié, mais qui a pourtant posé avec le plus d’acuité les fondements d’une épistémologie des sciences sociales. Et à partir de là nous allons pouvoir revenir à la question de la causalité historique.
Dans Le Capital, Marx commence son analyse du mode de production capitaliste par l’analyse de la marchandise. Examinons un passage qui s’insère dans la célèbre analyse du caractère fétiche de la marchandise. Il s’agit d’examiner pourquoi la marchandise se révèle comme « une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques. »3 Considérée sous l’angle de la valeur d’usage, la marchandise n’a rien de secret, elle est une chose banale, qui « tombe sous le sens », mais il en va tout autrement si on la considère comme valeur d’échange :
La forme du bois, par exemple, est changée, si l'on en fait une table. Néanmoins, la table reste bois, une chose ordinaire et qui tombe sous les sens. Mais dès qu'elle se présente comme marchandise, c'est une tout autre, affaire. À la fois saisissable et insaisissable, il ne lui suffit pas de poser ses pieds sur le sol ; elle se dresse, pour ainsi dire, sur sa tête de bois en face des autres marchandises et se livre à des caprices plus bizarres que si elle se mettait à danser. [K1,I/P1-605]
La marchandise, en effet, présente un caractère « mystique ». C’est que la marchandise n’est pas une chose mais un rapport social qui se présente sous la forme d’une chose :
Le caractère d'égalité des travaux humains acquiert la forme de valeur des produits du travail ; la mesure des travaux individuels par leur durée acquiert la forme de la grandeur de valeur des produits du travail ; enfin les rapports des producteurs, dans lesquels s'affirment les caractères sociaux de leurs travaux, acquièrent la forme d'un rapport social des produits du travail. Voilà pourquoi ces produits se convertissent en marchandises, c'est-à-dire en choses qui tombent et ne tombent pas sous les sens, ou choses sociales.4
Les « choses sociales » sont donc des choses « qui tombent et ne tombent pas sous le sens ». Elles ont bien une existence empirique, comme toutes les choses naturelles ou tous les produits de l’artifice humain, mais en même temps, elles ont une existence suprasensible pourrait-on dire. Elles sont des représentations mentales. Cette double existence des « choses sociales », si on la prend au sérieux pose de redoutables questions que Marx ne fait qu’entrevoir. D’abord des questions concernant le statut des sciences sociales elles-mêmes. Les sciences de la nature traitent de choses qui, d’une manière ou d’une autre, « tombent sous le sens » : leurs concepts doivent être liés à une intuition sensible et les objets des sciences de la nature sont toujours les objets d’une expérience possible, ainsi que le soutient Kant. Mais si les « choses sociales » tombent et ne tombent pas sous le sens, on voit mal comment elles pourraient être l’objet des sciences, au sens où l’on parle de sciences dans les sciences de la nature à tout le moins. Il est clair que l’expérience n’y peut avoir le même sens qu’en physique. Ces sciences qui s’occupent non des choses qui tombent sous le sens, mais des représentations mentales ont une définition dans la tradition de la philosophie allemande, ce sont les « sciences de la culture » (Rickert) ou les sciences « herméneutiques » (Dilthey5), ainsi que le développent à la fin du XIXe et au début du XXe diverses écoles philosophiques allemandes.
Poursuivons. Marx prend la vision pour exemple de la connaissance des choses qui tombent sous le sens et il conclut :
C’est un rapport physique entre des choses physiques. Mais la forme valeur et le rapport de valeur des produits du travail n'ont absolument rien à faire avec leur nature physique. (ibid.)
La valeur des produits du travail découle d’un processus physique, observable, mais la forme valeur (l’échange marchand) n’a rien à voir avec la « nature physique ». Donc la marchandise, si elle a une apparence phénoménale n’est pas une chose matérielle, c’est-à-dire une chose sensible, susceptible de tomber dans le champ de l’expérience ! C’est pourquoi :
C'est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d'un rapport des choses entre elles. Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là les produits du cerveau humain ont l'aspect d'êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l'homme dans le monde marchand. C'est ce qu'on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu'ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production. (ibid.)
La forme valeur est donc « fantastique » et, par conséquent, les économistes s’occupent de « choses fantastiques » !
Voici maintenant une manière nouvelle de penser la scientificité de la critique marxienne de l’économie politique. Elle peut se présenter à bon droit comme une science, non pas parce qu’elle serait une science du même type que la physique de Newton6, mais par opposition à cette « économie politique » qui, sans plus de précaution, prend pour objets des choses fantastiques. La forme valeur dissimule la réalité des rapports sociaux pour lui substituer un équivalent idéal. D’où l’analogie avec la religion et la référence au fétichisme, qui donne aux choses le pouvoir magique d’agir comme s’il s’agissait d’être vivants, dotés d’une puissance propre. Les rapports sociaux entre les producteurs apparaissent comme des rapports entre les choses, et donc la valeur des marchandises ne dit pas ce qu’elle est, elle apparaît bien plutôt comme un « hiéroglyphe ».
Ce que Marx dit de la marchandise vaut évidemment pour l’ensemble des « choses sociales » ; elles tombent et ne tombent pas sous le sens ! Par un aspect, elles sont des choses sensibles et il est donc naturel qu’on tente d’y trouver un lien constant entre l’antécédent et le conséquent, qu’on les considère comme des objets aussi « extérieurs » que les objets de la physique ou de la zoologie. Mais par un autre côté, elles peuvent seulement être comprises de l’intérieur, en tant que choses qui ne tombent pas sous le sens. Et il me semble que la bonne manière, c’est d’essayer de tenir le plus serré possible, le lien entre ces deux faces de la chose sociale.

Deux méthodes dans les sciences sociales

En effet, si on s’intéresse à l’épistémologie des sciences sociales, s’y affrontent depuis les origines, c’est-à-dire la deuxième moitié du XIXe siècle, ceux qui pensent le fait social a une autonomie à l’égard de l’individu, une autonomie telle qu’on doit, selon le mot célèbre de Durkheim, « traiter des faits sociaux comme des choses » et qui pensent au contraire que la sociologie ne peut être qu’une « sociologie compréhensive », c’est-à-dire que l’explication des faits sociaux renvoient toujours aux comportements rationnels par finalité des individus.
Si on adopte la première perspective, alors on peut très bien penser la causalité dans les « affaires humaines » sur le même mode que dans les sciences expérimentales.
  1. Il suffit de définir ce que sont les faits sociaux comme faits observables. Durkheim en donne trois caractères :
    1. La contrainte : « est fait social, toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure. »
    2. La généralité : le fait social est général « dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre. »
    3. L’indépendance par rapport au psychisme individuel
La religion, par exemple, est typiquement un fait social (c’est même, dans la sociologie durkheimienne, le fait social par excellence) : elle est contraignante, générale dans une aire donnée et indépendante du psychisme individuel.
Dans cette conception, les faits sociaux causent d’autres faits sociaux. On privilégie 1° les structures sociales stables par rapport aux comportements individuels et 2° la recherche des déterminismes sociaux qui se manifestent presque à l’insu des individus. Il s’agit alors de mettre à jour des relations causales au sens strict, c’est-à-dire des consécutions qui ne renvoient à aucune intentionnalité.
Au contraire dans la conception de « l’individualisme méthodologique », dont la sociologie de Max Weber pourrait bien être l’archétype, le fait social n’a aucune espèce d’autonomie par rapport aux individus, il résulte seulement de la stabilisation de « comportements communautaires ». On part du fait que l’objet pertinent en sociologie est l’activité rationnelle par finalité (on présuppose que les individus sont aptes à déterminer les moyens rationnels permettant d’atteindre les fins qu’ils jugent bonnes) et un comportement communautaire est un comportement dans lequel les individus agissent en fonction des attentes rationnelles qu’ils ont vis-à-vis des autres acteurs. Par exemple des conducteurs d’automobiles présument que, rationnellement, les autres conducteurs feront comme eux et respecteront le code de la route dès lors que leur vie serait en danger. Dans cette conception, les événements ont non pas des causes mais des raisons.
Tout cela est évidemment très schématique mais permet de dessiner les lignes de partage entre les écoles de l’historiographie contemporaine. Avec les disciples de Durkheim, on trouvera l’école des Annales, Febvre, Bloch, Braudel, tous ceux qui veulent construire une histoire totale dans laquelle les avènements ne sont que les rides que fait le vent à la surface d’un lac (pour reprendre une comparaison de Fernand Braudel), tous ceux qui privilégient la longue durée et les structures profondes, cette histoire presque immobile dont parle encore Braudel. De l’autre côté toute l’histoire critique qui privilégie l’action et l'événement et dont les théoriciens sont Aron et Ricoeur.

La causalité historique proprement dite

L’histoire dans la mesure elle se veut autre chose que le simple récit chronologique des événements doit rechercher les causes. C’est même la condition pour qu’elle puisse se présenter comme un savoir scientifique. Nous pouvons maintenant essayer de mettre en œuvre le schéma que nous venons de définir.

Remarques préliminaires

Premier point : en histoire, on cherche des explications rétrospectives. Ce que veut faire l’historien, c’est rendre raison des événements qui ont déjà eu lieu. Le politique cherche autre chose dans l’histoire : à partir de la compréhension des événements passés (des explications causales fournies par l’historien), il voudrait pouvoir déduire des « lois de l’histoire » qu’on pourrait utiliser pour prévoir les effets des décisions et des actions, un peu à la manière dont l’ingénieur utilise les lois de la physique pour transformer techniquement la réalité objective. Or ces deux manières de poser la question de la causalité en histoire ne sont pas ou du moins par naturellement complémentaires. L’historien peut donner des explications causales complètes et convaincantes sans que ces explications aient recours à des « lois de couverture », pour parler comme les épistémologues.
Deuxième point : l’explication causale en histoire a été longtemps parasitée par la théologie de l’histoire et par sa version laïcisée, la philosophie de l’histoire. La version théologique peut être renvoyée au messianisme juif ou à la pensée chrétienne augustinienne : Augustin réfute toutes les conceptions stoïciennes de l’histoire comme éternel retour en montrant qu’elles reviennent à nier le libre-arbitre et par conséquent le sens du péché. Dilthey montre assez clairement en quoi les philosophies modernes de l’histoire (celles de Kant, Herder ou Hegel) s’inscrivent dans cette perspective théologique, mais en la privant de ce qui fait sa cohérence, c’est-à-dire précisément la perspective théologique du péché et du salut.
L’origine de la première de ces sciences [la philosophie de l’histoire] résidait dans l’idée chrétienne que l’histoire de l’humanité manifeste par sa cohésion interne un processus continu d’éducation. Clément d’Alexandrie et saint Augustin préparèrent cette idée, Vico, Lessing, Herder, Humbolt et Hegel la développèrent. Aujourd'hui encore, elle reste déterminée par la puissante impulsion reçue du thème chrétien selon lequel toutes les nations obtiennent de la Providence une éducation commune réalisant ainsi le Royaume de Dieu.7
Si on refuse de s’en remettre à la philosophie de l’histoire, il faut du même renoncer à toute explication finaliste, à toute explication qui donne à l’histoire une puissance propre guidant les actions humaines. Il faut s’en tenir à un principe énoncé par Marx dans sa polémique contre les « Jeunes Hégéliens » :
Pour M. Bauer, la vérité est, comme pour Hegel, un automate qui se prouve lui-même. L’homme n’a qu’à le suivre. Comme chez Hegel, le résultat du développement réel n’est autre chose que la vérité prouvée, c’est-à-dire amenée à la conscience […]
Comme la Vérité, l’histoire devient donc une personne à part, un sujet métaphysique dont les individus humains réels ne sont que les soutiens. [SF,VI,1/P3-510]8
Il faut donc en finir avec les sujets métaphysiques et appliquer le principe du rasoir d’Occam, en supprimant toutes les entités inutiles : rupture avec toute philosophie de l’histoire – on le voit un peu plus loin : l’histoire ne fait rien ! – et refus de toute conception de la « société-personne », c’est-à-dire de toute conception qui prête aux entités sociales une volonté, des sentiments, des finalités propres.
L’histoire n’est rien d’autre que la succession des générations, qui viennent l’une après l’autre et dont chacune exploite les matériaux, les capitaux, les forces productives léguées par les générations précédentes. [IA, P3-1069]
Donc l’histoire n’est plus quelque chose d’extérieure aux individus ; elle n’est plus cette force mystérieuse du temps qui meut les sociétés humaines. Elle n’est plus l’accomplissement d’un dessein, celui de la Providence dans la philosophie kantienne de l’histoire ou l’auto-déploiement de l’esprit hégélien. Elle est un produit et un résultat de la vie des individus et non cette entité qui a un sens, une force, des lois et même une ironie, bien que Marx n’hésite jamais à parler de sens de l’histoire, d’ironie de l’histoire ou de lois de l’histoire, formules rhétoriques lourdes de confusions à venir.
Dans L’idéologie allemande, Marx met les points sur les « i ».
La structure sociale et l’État se dégagent constamment du processus vital d’individus déterminés – non point tels qu’ils peuvent s’apparaître dans leur propre représentation ou apparaître dans celle d’autrui, mais tels qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire tels qu’ils oeuvrent et produisent matériellement… [IA/P3-1055/56]
La société est nommée ici « structure sociale ». La société, l’État ne sont donc plus des sujets mais bien des produits de l’action des individus, des genres qui « résultent » de l’activité des hommes, des « individus vivants ».
Troisième point :Si on réduit l’histoire à l’action des individus, il devient plus difficile de comprendre que, de cette action, on puisse répérer l’existence de certaines régularités. Quand il invente sa philosophie de l’histoire dans L’idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Kant part justement de là :
  • soit les hommes suivent uniquement leurs instincts naturels et alors il est facile de comprendre l’histoire sur le mode de l’éthologie animale...
  • soit les hommes sont des êtres raisonnables et alors leurs comportements sont prévisibles en tant que comportements rationnels ;
  • mais ils ne sont ni l'un ni l’autre ou plutôt les deux à la fois et alors l’histoire n’apparaît plus que comme un vaste chaos. Or il existe des régularités qui résultent de décisions individuelles. Donc, dit Kant, pour comprendre ces régularités, on doit faire « comme si » l’histoire était la réalisation non pas au niveau de l’individu mais au niveau de l’espèce elle-même d’un « plan de la nature ».
Est-il possible de sortir de cette difficulté ? Comme le fait remarquer Raymond Aron,
La contradiction apparente d’une causalité historique tient à l’impossibilité de distinguer autrement que par la répétition une succession contingente d’une relation nécessaire.9
L’impossibilité en laquelle nous sommes de trancher tient précisément à ce qu’il manque à l’histoire la possibilité d’une répétition expérimentale ! Savoir si l’attentat de Sarajevo en 1914 est une des causes de la première guerre mondiale, quel rôle causal joue cet événement, cela demanderait qu’on puisse rejouer le fil des évènements, recommencer l’année 1914 en supposant que la police ait réussi en mai à démanteler le groupe Jeune Bosnie, ou en faisant mourir prématurément Gavrilo Princip... Il y a une solution à ce problème : on admettra que l’attentat du 28 juin 1914 est le « déclencheur » accidentel qui réalise le nécessaire (un peu comme le catalyseur dans une réaction chimique). Mais ce déclencheur n’a fonctionné que parce que le gouvernement autrichien a choisi délibérément de rendre la Serbie responsable de l’attentat... Et ainsi de suite : on ne trouvera plus que des déclencheurs accidentels où les décisions individuelles et apparemment arbitraire se combinent et précipitent l'événement, c’est-à-dire le radicalement nouveau et le radicalement imprévu.
Machiavel déjà essayait de saisir ce lien entre le déterminisme historique et la libre action des individus :
Je répète donc, comme une vérité incontestable et dont les preuves sont partout dans l’histoire, que les hommes peuvent seconder la fortune et non s’y opposer, ourdir les fils de sa trame et non les briser. Je ne crois pas pour cela qu’ils doivent s’abandonner à eux-mêmes. Ils ignorent quel est son but ; et comme elle n’agit que par des voies obscures et détournées, il leur reste toujours l’espérance et dans cette espérance, ils doivent puiser la force de ne jamais s’abandonner, en quelque infortune et misère qu’ils puissent se trouver. (D,II, XXIX, 597)
Mais pour ourdir les fils de la trame de l’histoire encore faut-il, comme le tisserand, avoir une idée du résultat final. Donc avoir résolu d’une manière ou d’une autre la question de la causalité historique.

De la causalité aristotélicienne à la causalité historique

Avant d’avancer (ou d’essayer d’avancer dans l’élucidation de cette notion de causalité historique) on doit faire à nouveau un pause philosophique. Car la notion de « cause » est tenue, depuis Hume au moins, pour une notion suspecte. Pour les raisons que nous avons examinées plus haut, la notion moderne de la causalité physique comme succession de l’antécédent et du conséquent selon une loi régulière convient mal quand on aborde l’histoire.
Il faut donc reprendre la question au début et commencer par le commencement, c’est-à-dire comme d’habitude par Aristote. C’est pour lui la question centrale de la théorie de la connaissance : connaître, c’est connaître les causes. Et au fond personne n’a remis en cause cette proposition. Si je connais les effets sans connaître les causes, je n’ai aucune véritable connaissance !
Mais une cause est pour Aristote quelque chose d’assez complexe. Essayons de voir quelques-uns de ses aspects :
  1. La cause d’une chose est d’abord ce qui engendre cette chose. Le père est la cause du fils. De ce point de vue la causalité est le processus naturel par excellence (la physis, la nature chez les Grecs, est par définition vie, c’est-à-dire génération et corruption). L’engendrement n’est possible que si la cause contient en elle-même, déjà virtuellement son effet. En histoire, c’est souvent cette image que nous utilisons pour dire qu’une situation est grosse de ce qui va suivre (la guerre, la révolution). Elle est grosse parce que ce qui va suivre est réellement possible. Cette notion de possibilité réelle est explicitée par Hegel et par Marx10.
    1. Le possible est d’abord ce qui est en puissance. C’est pourquoi on doit distinguer la possibilité formelle (la simple non impossibilité) de la possibilité réelle. Par exemple dans l’analyse de la marchandise et de la scission entre valeur d’usage et valeur d’échange Marx montre la possibilité formelle ou abstraite des crises de surproduction. Mais une possibilité abstraite n’est pas une cause de l’existence d’une possibilité réelle. Marx d’ailleurs reproche à Épicure de procéder de cette manière « nonchalante » dans l’explication des phénomènes naturels : Épicure en effet cherche à montrer des possibilités abstraites et il renvoie au hasard la transformation de ces possibilités abstraites en réalités.11 Il ne suffit donc pas qu’un événement historique soit possible abstraitement, il faut encore qu’il y a ait une dynamique (c’est-à-dire la puissance au sens d’Aristote). Il faut que la possibilité soit donc aussi concrète (et non une simple virtualité). Enfin pour que la possibilité concrète devienne réelle, il est nécessaire que sa réalisation soit entreprise par les agents qui produiront effectivement ce qui est concrètement possible.
    2. Prenons un exemple. « L’impérialisme porte la guerre comme la nuée l’orage » disait Jean Jaurès. Le partage du monde à « l’âge des empires » recèle effectivement la possibilité formelle de la guerre mondiale. Mais pour que cette possibilité formelle devienne possibilité concrète, il faut aussi que la dynamique de la confrontation entre les grandes puissances soit effectivement engagée. Ce qui est manifeste la fin du XIXe et au début du XXe siècle. La guerre devient alors une possibilité concrète. Mais pour que cette possibilité concrète devienne réelle, il faut que des acteurs soient engagés dans le processus préparatoire immédiat (on pourrait ici revenir au rôle de l’Empire austro-hongrois dans le déclenchement de la guerre mondiale).
    3. Cette manière d’envisager les processus historiques permet donc de définir plusieurs niveaux de causalité en évitant les débats un peu vains sur la distinction entre les « causes accidentelles » et les « causes adéquates » (cf. supra).
  2. Une cause, pour Aristote, c’est aussi une notion qui a un sens logique. Il y a véritablement cause quand l’ensemble du processus peut s’exprimer par un syllogisme. Tout ce qui mérite proprement le nom de science, affirme-t-il, peut s’exprimer sous des formes syllogistiques : les prémisses engendrent en quelque sorte la conclusion. En modifiant la définition trop restrictive de la logique donnée par Aristote, pour qui la logique se réduit au syllogisme, on approche une proposition moderne : il y a causalité, c’est-à-dire que A est la cause de B quand les relations de A à B peuvent être expliquées par un raisonnement hypothético-déductif. La difficulté est d’appliquer ce modèle qui fonctionne bien en physique à l’histoire. Aron, s’inspirant de Weber, tente de définir le schéma logique de l’explication historique :
Si je dis que la décision de Bismarck a été cause de la guerre de 1866, que la victoire de Marathon a sauvé la culture grecque, j’entends que sans la décision du chancelier la guerre n’aurait pas éclaté (ou du mois pas éclaté à ce moment), que les Perses vainqueurs auraient empêché le « miracle grec ». Dans les deux cas, la causalité effective ne se définit que par une confrontation avec les possibles. Toute historien, pour expliquer ce qui a été se demande ce qui aurait pu être.12
    1. Cette façon de procéder par raisonnement rétrospectif est évidemment tout sauf convaincante. Lorsque, poursuivant ce raisonnement, Aron écrit que « la victoire de Marathon est une des causes de la culture grecque »13 il en dit bien plus que ce qu’on pourrait déduire simplement de ses constats. On peut dire que la victoire de Marathon en empêchant les Perses de dominer la Grèce et d’y imposer leur régime a rendu possible l’épanouissement du miracle grec dans les formes selon lesquelles nous le connaissons, mais il me semble qu’on ne peut pas en faire une cause, ou alors on donne au concept de cause une extension telle qu’elle qu’il a perdu tout caractère opératoire. La découverte de la pénicilline a permis de sauver ma mère d’une grave maladie alors qu’elle était enfant. Dois-je en déduire que la découverte de la pénicilline est une des causes de ma naissance ?
    2. Dans l’analyse d’un fait physique, il m’est parfaitement possible de comparer les hypothèses explicatives à l’ensemble des possibles : Si je suppose que telle cause C explique le fait F, c’est parce que je sais C’, C’’ ou C’’’ n’aurait jamais pu produire F, parce que j’en ai une connaissance expérimentale. Rien de tel n’est possible en histoire. Personne n’est capable de dire qu’une défaite grecque à Marathon aurait rendu impossible le « miracle grec » puisque nous n’en avons aucune connaissance expérimentale – personne n’a jamais essayé de refaire l’histoire en laissant les Perses vainqueurs à Marathon.
    3. Il est donc à près impossible de reconstruire ce genre de raisonnement pour expliquer les événements historiques singuliers. Cependant, on pourrait imaginer qu’un tel raisonnement hypothético-déductif fonctionne bien au niveau des grandes tendances historiques, des évolutions structurelles profondes. Si on analyse correctement ce qu’est le capitalisme, on comprend qu’il était impossible sans l’existence de zones protégées permettant l’accumulation primitive du capital. Donc le commerce lointain et son développement dans tout le cours du Moyen Âge peut sans trop de difficulté être admis comme une des causes du développement du capitalisme moderne. Si on veut appliquer le raisonnement logique causal en histoire, il est donc nécessaire de considérer l’histoire à un certain niveau de généralité et de renoncer donc à des explications détaillées des événements singuliers et des actions humaines (la bataille de Marathon, la décision de Bismarck de créer une Confédération de l’Allemagne du Nord, etc.)
  1. Enfin la cause se présente chez Aristote sous une quadruple face: matérielle, formelle, finale et efficiente. Nous allons voir si cette théorie classique de la causalité peut nous être utile en histoire.
    1. Pour Aristote, comme « la nature ne fait rien en vain », la cause « en vue de quoi », la cause finale est la plus importante. Leibniz pousse jusqu’à ses extrémités cette façon de voir les choses : si Judas a trahi chez Jésus, c’est en vue permettre la passion du Christ et par là le salut final de l’humanité. Vous pourriez penser que Judas a trahi par appât du gain : il jouait aux courses et avait besoin de trente deniers, ou encore qu’il commençait à se dire que l’aventure de ce révolutionnaire hirsute allait mal se terminer et qu’il ferait mieux de quitter le navire dans les meilleures conditions. Mais, pour la théodicée chrétienne il n’en est rien ! Si on laisse de côté donc la théologie, il reste que l’histoire (comme les sciences en général) paraissent être le lieu où les causes finales gardent leur validité.
      • D’une part, si on fait des actions des individus la matière même de l’histoire, ce qui caractérise l’action, c’est qu’elle renvoie à des intentions (on peut, ici encore, reprendre la thèse wébérienne de l’action rationnelle par finalité).
      • Les institutions humaines survivent quand elles remplissent une fonction sociale déterminée. Les explications fonctionnalistes jouent également un grand rôle en histoire.
      • Cependant, ce premier niveau d’explication causale est bien problématique.
        • Les intentions des individus, les objectifs qu’ils poursuivent consciemment, peuvent très bien être qu’un travestissement (idéologique) des causes réelles qui les poussent à agir. Les hommes sont conscients de leurs appétits mais ignorants des causes réelles, dit Spinoza ! Il n’est pas certain du tout qu’on doive accepter que des centaines de milliers d’Européens aient décidé de s’entre-tuer à l’époque des guerres de religion pour savoir qui avait raison concernant l’épineux problème de la transsubstantiation dans l’eucharistie...
        • Les intentions ne sont pas des causes finales au sens d’Aristote. Elles sont des représentations mentales qui causent l’action des individus. Même si on accepte donc l’idée d’action rationnelle par finalité comme moyen privilégié d’explication dans les sciences sociales, il reste encore à expliquer pour les individus estiment à un moment donné que tel but est important à poursuivre (par exemple, pourquoi la lutte contre la RPR est-elle considérée comme un but plus valable que la recherche de la paix civile au nom d’un idéal chrétien évangéliste ?) Autrement dit l’explication par les intentions des agents risque fort d’être une de ces explications dignes des médecins de Molière.
        • Les explications fonctionnalistes ne valent pas beaucoup mieux. Je me contente ici de reprendre la critique qu’en fait Castoriadis dans L’institution imaginaire de la société à propos du symbolisme : « Soit donc une institution sérieuse comme le droit, directement reliée à la « substance » de toute société, qui est, nous dit-on, l’économie, et qui n’a pas affaire à des fantômes, à des candélabres et à des bondieuseries mais à ces relations sociales réelles et solides qui s’expriment dans la propriété, les transactions et les contrats. Dans le droit, on devrait pouvoir montrer que le symbolisme est au service du contenu et n’y déroge que pour autant que la rationalité l’y force. (...) Prenons une bonne et belle société historique et réfléchissons dessus. On dira ainsi qu’à telle étape de l’évolution d’une société historique apparaît nécessairement l’institution de la propriété privée, car celle-ci correspond au mode fondamental de production. La propriété privée une fois établie, une série de règles doivent être fixées les droits du propriétaire devront être définis, les violations de ceux-ci sanctionnée les cas limites tranchés (un arbre pousse sur la frontière enlie deux champs; à qui appartiennent les fruits ?). Pour autant que la société donnée se développe économiquement, que les échanges se multiplient, la transmission libre de la propriété (qui au départ ne va nullement de soi et n’est pas forcément reconnue, notamment pour les biens immeubles) doit-être réglementée, la transaction qui l’effectue doit être formalisée, acquérir une possibilité de vérification qui minimise les litiges possibles. Ainsi dans cette institution qui reste un monument éternel de rationalité, d’économie et de fonctionnalité, équivalent institutionnel de la géométrie euclidienne, nous voulons dire le droit romain, s’élaborera pendant les dix siècles qui vont de la Lex Duodecim Tabularum à la codification de Justinien cette véritable forêt, mais bien ordonnée et bien taillée, de règles qui servent la propriété, les transactions et les contrats. Et, en prenant ce droit dans sa forme finale, on pourra montrer pour chaque paragraphe du Corpus que la règle qu’il porte ou bien sert le fonctionnement de l’économie, ou bien est requise par d’autres règles qui le font. On pourra le montrer — et on n’aura rien montré quant à notre problème. Car non seulement au moment où le droit romain y parvient, les raisons d’être de cette fonctionnalité élaborée reculent, la vie économique subissant une régression croissante depuis le IIIe siècle de notre ère ; de telle sorte que, pour ce qui concerne le droit patrimonial, la codification de Justinien apparaît comme un monument inutile et en grande partie redondant relativement à la situation réelle de son époque »14 Donc les hommes créent des institutions qui sont loin d’être en parfaite adéquation avec les fonctions qu’elles sont censées remplir, mais en plus on peut créer des institutions très différentes pour réaliser la même fonction. Je veux bien que l’éthique protestante ait joué un grand rôle dans la naissance du capitalisme, mais on fera remarquer que le capitalisme est né bien avant Martin Luther et qu’il se passait fort bien des « 95 thèses » ou qu’il aurait pu prendre comme légitimation une tout autre religion que la catholique (le judaïsme ou l’islam auraient pu faire l’affaire !
      • Au total, si le finalisme correspond très bien à notre manière ordinaire de réfléchir, il n’y a guère de raison de le sauver comme méthode d’explication historique dès lors qu’on se préoccupe non pas des motivations individuelles des acteurs mais des grands mouvements historiques.
    2. Aristote oppose la cause en vue de quoi (cause finale) à la cause par quoi, c’est-à-dire l’agent qui exécute l’action permettant que la puissance devienne acte. La procréation a en vue la perpétuation de l’espèce (la participation de l’humanité à une certaine forme d’immortalité) mais l’agent en est le couple ! Si on écarte les causes finales, la compréhension du rôle des agents dans le déroulement des événements historiques devient essentielle. Or les agents de l’histoire sont les individus vivants. Ainsi que le dit Marx dès le début de L’idéologie allemande.
Les présuppositions dont nous partons ne sont pas arbitraires ; ce ne sont pas des dogmes ; il s’agit de présuppositions réelles dont on ne peut s’abstraire qu’en imagination. […]
La première présupposition de toute histoire humaine, c’est, naturellement, l’existence d’individus humains vivants. […] Toute historiographie doit partir de ces bases naturelles et de leur modification par l’action des hommes au cours de l’histoire.15
Mais pour Marx, il ne s’agit 1° pas des individus isolés, de ces atomes rationnels que les économistes prennent pour point de départ de leurs constructions utopiques ; 2° il s’agit des individus dans leur rapport avec la nature et avec des conditions naturelles qu’ils transforment par leur action. Le 1° justement doit être particulièrement bien compris et cette compréhension nous écarte presque définitivement de l’individualisme méthodologique. l’individu est la somme de ses relations sociales, dit Mars. Il n’existe que dans et par ses relations sociales. L’individu moderne, libre et émancipé de la tutelle des liens traditionnels, religieux ou familiaux, mus uniquement par sa raison calculatrice, est une fiction – peut-être une fiction utile mais une fiction – et, de plus, un produit historique tardif. Le 2° doit également être apprécié dans toute sa portée. Avant toute chose, il faut vivre. Le matérialisme de Marx, si on doit employer ce terme, fait des individus vivants le point de départ de toute « historiographie » :
(...) la première condition de toute existence humaine, donc de toute histoire, c’est que les hommes doivent être en mesure de vivre pour être capables de « faire l’histoire ». Or pour vivre, il faut avant tout manger et boire, se loger et se vêtir et maintes autres choses encore.16
On a accusé Marx de défendre un matérialisme réductionniste, économiste. Mais ce qu’il dit ici, ce n’est pas de l’économie. L’économie ne vient que plus tard, elle s’élève sur ces « bases naturelles ». Vivre, c’est non seulement se procurer les biens matériels nécessaires à la survie immédiate, mais c’est aussi « maintes autres choses encore » : faire l’amour, avoir des enfants, les éduquer, en faire des hommes aptes à leur tour à vivre. Il y a là tout un pan de la vie humaine, de la plus haute importance, qui fait partie pleinement des « bases matérielles » de l’histoire humaine et qui a été purement et simplement été oublié par la tradition marxiste classique, obnubilée par les « infrastructures économiques », oublieuse de la démographie, de l’anthropologie, bref de tout ce qui permet de comprendre ces « maintes autres choses encore ».
Marx enfonce le clou :
Le premier acte historique, c’est donc la création des moyens de satisfaire ces besoins, la production de la vie matérielle elle-même. En vérité, c’est là un acte historique, une condition fondamentale de toute l’histoire de toute histoire que l’on doit, aujourd’hui comme il y a des milliers d’années remplir jour par jour, heure par heure, rien que pour maintenir les hommes en vie. (ibid.)
Cet impératif vital est « éternel » est le fond de toute société humaine, « aujourd’hui comme il y a de milliers d’années », dit Marx. En disant cela, par avance, Marx récuse implicitement les utopies qui prétendent abolir ces nécessités éternelles. C’est donc aussi à juste titre que Tony Andréani commence sa reconstruction du matérialisme historique par l’étude des « concepts communs à toute société ».17
Voilà pour les « agents ». On veut bien retenir l’agent comme cause de l’histoire, mais à condition donc d’éliminer l’agent abstrait des théories de l’action pour revenir aux hommes tels qu’ils vivent et non tels qu’ils se pensent eux-mêmes. Les hommes font leur propre histoire, mais dans des conditions qu’ils n’ont pas choisies, qu’ils ont trouvées toutes prêtes. Et avec des représentations dont ils ne sont pas les maîtres (le poids des générations passées pèse sur le cerveau des vivants, dit encore Marx). J’ai l’impression en disant cela de dire des banalités, mais il semble bien que nous soyons aujourd’hui revenus bien loin en arrière, bien avant Marx, à une conception théologique de l’histoire (du « retour du religieux » au « clash des civilisations »).
    1. La troisième causalité aristotélicienne est la cause matérielle. Pour Aristote, la matière est le X, le substrat indéterminé et informe qu’on doit présupposer pour penser ce qui est sans qu’il soit, ce substrat, pensable par lui-même. Quelle est la matière de l’histoire ? Pour les tenants de l’historiographie critique issue de l’école allemande (en France Aron et Ricoeur, par exemple), l’histoire traite des actions et des événements singuliers. Au contraire pour l’école des Annales et ses héritiers, l’histoire doit être une « histoire totale » parce qu’il s’occupe de la vie humaine dans toutes ses manifestations.
      • Le première orientation ramène d’une façon ou d’une autre, ainsi que le montre très bien Paul Ricœur, l’histoire au récit ou encore à la « mise en intrigue ». Une histoire dans laquelle Althusser aurait vu la forme par excellence de l’idéologie.
      • La deuxième orientation privilégie le temps long, cette histoire qui ne change pas, ce qui se répète et inscrit la trace du passé dans le présent et considère l’évènement comme rides à la surface d’un lac (cf. Braudel).
La question de la matière historique se pose encore un deuxième sens. Si le marbre est aussi cause de la statue, la matière inéliminable de l’histoire, c’est la vie humaine, avant même toutes ses élaborations culturelles et institutionnelles complexes, au ras de l’existence immédiate. Là encore, c’est quelque chose que nous semblons avoir perdu de vue. La reproduction des humains, la démographie voilà une dimension essentielle de la pensée historique – une dimension d’ailleurs à laquelle et fort curieusement le marxisme n’a prêté qu’une attention distraite.
    1. Pour finir, Aristote affirme que la forme est cause. La forme est l’idée qui préside à la réalisation : la représentation du dieu préexiste à la réalisation de la statue et si le sculpteur faire surgir Apollon du bloc marbre, c’est que la forme d’Apollon existait déjà d’une certaine manière dans le marbre. En quel sens pourrait-on parler de cause formelle en histoire ? Comprendre les événements historiques, c’est comprendre la permanence des formes au-delà des changements. Les humains ne sont pas un matière très malléable. Ils ne peuvent vivre qu’en étant organisés, c’est-à-dire en instituant entre eux des relations qui forment système. Au niveau politique, Aristote appelait une « politeia », une « constitution » traduit-on, mais à condition de ne pas prendre le terme de constitution dans son sens étroitement juridique, mais d’y inclure l’ensemble des relations qui font une cité (relations au sein de la famille, relations entre les classes sociales, division du travail, etc.). Ces formes qui structurent la vie humaine sont souvent bien plus résistante qu’on ne le croit. J’y reviens à l’instant.
  1. Ce que nous fait voir ce détour par Aristote c’est à la fois le polymorphisme de la causalité et l’impossibilité – du moins en histoire – de ramener cette multiplicité à une unité simple comme le veulent les positivistes en matière scientifique. Cette complexité découle précisément de ce que nous avons dit plus haut, à savoir qu’une « chose sociale » est et n’est pas une chose comme les autres...

Résumé général

Il me semble pour terminer cette réflexion qu’il est impossible de définir de manière univoque la causalité historique. Il est préférable de séparer des strates et des niveaux de réflexions correspondant un certain genre de causes.

Les grands déterminismes historiques

Au-delà de Marx, c’est l’apport essentiel de l’école des Annales d’avoir privilégié la longue durée et l’histoire immobile, c’est-à-dire les invariants, contre l’histoire guidée par le récit. Je vais donner quelques exemples pour illustrer ce que j’entends par là.
  1. La géographie : Braudel nous a appris que l’histoire, c’est de la géographie, de la géographie physique et de la géographie humaine. Nous avons tendance à oublier tout cela parce que, pour nous, les distances n’existent plus, abolies par l’instantanéité de l’information. Mais en même temps nous sommes en train de le réapprendre. L’accès à l’eau est et deviendra encore plus demain une cause de luttes politiques. Les ressources physiques (pétrole, agriculture) font et feront encore plus demain sentir que l’histoire supposent des individus vivants. On verra que tous les discours idéologiques sur la société de l’information, le virtuel, les élucubrations sur le travail immatériel qui unissent dans un choeur touchant les technocrates de la haute finance et les « alternatifs » dans le genre de Negri ne sont que des calembredaines...
  2. Les structures familiales : c’est une vieille affaire dont les sociologues et les ethnologues nous entretiennent depuis longtemps et dont Marc Bloch a montré l’importance dans la compréhension de l’histoire. Voici un passage de L’apologie pour le métier d’historien:
Pour qu’une société, quelle qu’elle fût, pût être déterminée tout entière par le moment immédiatement antérieur à celui qu’elle vit, il ne lui suffirait pas d’une structure si parfaitement adaptable au chan­gement qu’elle serait véritablement désossée ; il faudrait encore que les échanges entre les générations s’opérassent seulement, si j’ose dire, à la file indienne — les enfants n’ayant de contact avec leurs ancêtres que par intermédiaire des pères.
Or, cela n’est pas vrai, même des communications purement orales. Regardez, par exemple, nos villages. Parce que les conditions du travail y tiennent pendant presque toute la journée le père et la mère éloignés des jeunes enfants, ceux ci sont élevés surtout par les grands-parents. A chaque nouvelle formation d’esprit un pas en arrière se fait donc qui, par dessus la génération éminemment porteuse de changements, relie les cerveaux les plus malléables aux plus cristallisés. De là vient, avant tout, n’en doutons pas, le traditionalisme inhérent à tant de sociétés paysannes.
Considérez cette explication de la persistance des mentalités et reliez-là avec la structure familiale qui est celle de la « famille souche » et vous avez une explication causale vérifiable (parce que là l’étude statistique et la répétition sont possible) des comportements politiques.
Sans développer ici, il faudrait citer les travaux si éclairants d’Emmanuel Todd. Comment se forgent les mentalités, les représentations du monde, comment sont éduqués les enfants, c’est d’abord dans la structure familiale qu’on trouvera la réponse à ces questions. Les théoriciens du « choc des civilisations » ne comprennent rien à beaucoup de choses mais en particulier à ces choses-là. Au-delà d’une unité superficielle liée à la religion, les « musulmans », contrairement à ce que pensent les idéologues de l’islamisme et leurs adversaires « huntingtonistes » ne forment pas une communauté, ne serait-ce que parce que la famille dans le Maghreb n’est pas la famille iranienne. L’optimisme de Todd à l’égard de l’Iran, s’appuyant sur le nombre d’enfants par femme, la différence d’âge au mariage et le taux de scolarisation des filles me semble bien plus raisonnable que les délires sur une « essence islamiste éternelle », y compris ceux qu’on peut trouver sous la plume de certains prétendus philosophes propulsés par les médias (Redeker, par exemple, mais aussi derrière lui Taguieff et tous les idéologues du néo-conservatisme à la française).
  1. L’histoire humaine n’est pas celle d’un universel abstrait. Elle est différenciée en nations qui constituent non pas des entités éternelles, mais des formes durables et souvent extraordinairement stables d’organisation des hommes. Il ne s’agit pas de donner à nouveau dans un déterminisme des « essences nationales » mais de comprendre comment les conflits entre nations structurent à long terme la perception que les individus ont d’eux-mêmes et du monde. On ne comprend rien à l’histoire européenne contemporaine, par exemple, si oublie que l’Europe s’est constituée autour d’une ligne de fracture qui l’oppose à l’empire ottoman – on a retrouvé cela dans les conflits de l’ex-Yougoslavie et il est à peu près évident que la question turque reste centrale dans les débats actuelles sur la construction européenne. Penser comme MM. Giscard d’Estaing ou Sarkozy que la Turquie n’est pas en Europe, c’est du reste manifester une inculture historique abyssale...
  2. La production au sens le plus large est la dernière des structures déterminantes sur la longue durée. La production en n’omettant pas les judicieuses séparations de Braudel entre l’infra-économie, le marché et le capitalisme, séparations qui nous obligent à distinguer divers types de temporalité. Le temps historique ne doit plus être considérée comme un temps homogène, mais comme un temps stratifié. Il y a, répète Braudel, une histoire superficielle, l’histoire à la dimension de l’individu, une histoire « à oscillations brèves, rapides, nerveuses ». Sous cette histoire, se déploie une histoire lentement rythmée, celle de la longue durée, une histoire que l’économiste enseigne à l’historien. Cette longue durée est aussi celle des institutions et des mentalités. Et enfin, on trouve une histoire quasi immobile, déterminée par les rapports entre l’homme et son milieu. Cette histoire une sorte de « géo-histoire ».
La considération de ces structures profondes, déterminantes à long terme n’exclut évidemment pas l’histoire événementielle. Mais l'événement pour être compris doit être ramené au terreau qui l’a vu naître. Georges Duby dans Le dimanche de Bouvines donne précisément un magnifique exemple de la manière dont l’histoire événementielle classique peut être repensée à la lumière des travaux de l’école des Annales.

L’histoire invente

Je ne voudrais pas que tout ceci soit conçu comme le retour en force d’une conception marxiste vulgaire, celle qui opposerait une infrastructure socio-économique à une superstructure politico-idéologique qui ne serait finalement qu’un épiphénomène de la première. Le droit, par exemple, n’est pas une superstructure, il ordonne les rapports de production et de propriété. Plus généralement, il est impossible de distinguer quelque chose qui serait une réalité matérielle de son expression idéelle : le rapport capitaliste d’exploitation pour Marx est un rapport juridique tout autant qu’un rapport « matériel » et ici encore si on veut récupérer Marx il faut tordre le cou à la vulgate. Si on prend les structures familiales, elles tout à la fois et de manière indissociable une réalité tangible, observable à l’oeil nu, induisant des comportements entre individus, organisant la production et la répartition des richesses et, en même une représentation du monde qui fait que les individus obéissent à la règle ou ne la contestent que dans des limites finalement assez étroites.
Il reste que la seule causalité historique vérifiable porte sur ces structures profondes de la vie humaine et les tendances qu’elles déterminent. Dans tous les cas cités, il est possible de parler véritablement de causalité car :
  1. il s’agit non pas d'événements, qui ne durent pas, par définition, mais de formations sociales stables ;
  2. les hypothèses de travail peuvent être éclairées de considérations statistiques ; le privilège que les historiens des « Annales » accordent à la longue durée tient précisément à cela : c’est la seule échelle sur laquelle les hypothèses théoriques peuvent être corroborées par des mesures.
  3. il existe des possibilités de comparaison et de répétition de l’expérience (même si l’expérimentation est impossible).
Pour autant, on n’a pas complètement éclairci la question de la causalité historique. Les grandes lois structurales des sociétés humaines ne donnent pas de prédiction mais seulement un champ de possibles à l’intérieur duquel c’est l’action des individus qui va inventer la manière toujours originale « d’ourdir la trame de l’histoire » (pour reprendre l’expression de Machiavel). Or, rien, ni en fait ni en droit, ne permet de passer des déterminismes historiques généraux à l’action des individus. Les individus sont conditionnés, inclinés à agir dans un sens plutôt que dans un autre, à penser d’une manière plutôt que d’une autre, mais ils ne sont nullement déterminés. Qu’il s’agisse d’une liberté métaphysique ou d’une suite tellement complexe de déterministes sociaux, biologiques, physiques qu’elle échappe à jamais à toute prédiction, cela ne change pas grand-chose en vérité : nous devons bien admettre à la fois
  1. que l’histoire n’est rien d’autre que l’action des individus sociaux, déjà socialisés ; la structure n’existe pas sans les individus puisqu’elle n’est que le mode d’existence des individus ;
  2. que les individus ne relèvent pas d’eux-mêmes mais de leur insertion dans une structure sociale toute trouvée et qui les conditionne ;
  3. qu’il existe en même temps une causalité par la liberté comme dirait Kant et une causalité sociale et que les individus sont d’autant plus libres qu’ils ont une claire connaissance de ces déterminismes socio-historiques dans lesquels ils se sont formés et sont condamnés à agir.
C’est pourquoi, loin du schéma strictement déterministe qui voudrait que l’histoire advienne suivant la nécessité qui préside aux métamorphoses de la nature, nous devons admettre la possibilité que s’invente du radicalement nouveau et donc que nous sommes invités à ne pas nous abandonner mais à toujours espérer tant les voies sont de l’histoire sont obscures.








1Le prologue des Histoires commence ainsi : « Hérodote d’Halicarnasse présente ici les résultats de son Enquête afin que le temps n'abolisse pas le souvenir des actions des hommes et que les grands exploits accomplis soit par les Grecs, soit par les Barbares, ne tombent pas dans l’oubli ; il donne aussi la raison du conflit qui mit ces deux peuples aux prises. »
2 Pierre-Simon Laplace : Essai philosophique sur les probabilités, 1814 – édition électronique Vigdor, page 3
3Marx, Capital, Livre I, édition de la Pléaide, page 604
4Marx, op. cit. , page 606
5Wilhelm Dilthey (1833-1911) s’efforce de séparer les « sciences de l’esprit » (Geisteswissenschaften) – nous dirions aujourd’hui les « sciences humaines » – des sciences de la nature d’un côté, de la métaphysique de l’autre. L’histoire constitue à bien des égards le modèle même de ce qu’il entend par « sciences de l’esprit ».
6 Ce sont les économistes classiques et les philosophes utilitaristes qui ont cru trouver dans l’intérêt la « loi de Newton de la société humaine », et non Marx.
7 W. Dilthey, Introduction aux sciences de l’esprit, 1883, in Œuvres 1, éditions du Cerf, 1992, traduit de l’allemand par Sylvie Mesure, p. 249
8 La traduction de Erna Cogniot (Éditions Sociales) est peut-être plus nette : « L'histoire devient donc, comme la vérité, une personne particulière, un sujet métaphysique, auquel les individus humains servent de simples supports. » (ES 1972 page 101 - Nous soulignons les différencesLe texte original dit « Die Geschichte wird daher, wie die Wahrheit, zu einer aparten Person, einem metaphysischen Subjekt, dessen bloße Träger die wirklichen menschlichen Individuen sind. »
9Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, Gallimard, 1938, réédition, « Tel », 1986, page 201
10Voir Michel Vadée, Marx penseur du possible, éditions Médidiens-Klincksieck
11Voir Marx, Différence générale de la philosophie naturelle chez Démocrite et chez Epicure, thèse de doctorat de 1841 (in Œuvres, tome III, édition de La Pléiade)
12R. Aron, op. cit. page 202
13Ibid.
14C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Seuil, collection « Points », pp. 178-179
15K. Marx, L’Idéologie Allemande, éditions de la Pléiade, tome III, pp. 1054/1055
16K. Marx, op. cit. p. 1059
17 Voir Tony Andréani, De la société à l’histoire, tome 1. Qu’il y ait des concepts communs à toute société, cela suffira pour écarter l’accusation d’historicisme.

lundi 13 août 2007

De la longue durée

Dans un petit livre consacré à Gramsci (Su Gramsci, Datanews editrice, Roma, 2007), Luciano Canfora revient sur le destin du socialisme en Europe Occidentale.

Fort opportunément, il rappelle un passage de Braudel dans Grammaire des civilisations. Après avoir fait le bilan des progrès des organisations ouvrières au tournant du XIXe et du XXe siècle, Braudel écrit:

Dans ces conditions, sans s’exagérer la puissance de la Seconde Internationale à partir de 1901, on a le droit d’affirmer que l’Occident, en 1914, autant qu’au bord de la guerre, se trouve au bord du socialisme. Celui-ci est sur le point de se saisir du pouvoir, de fabriquer une Europe aussi moderne, et plus peut-être qu’elle ne l’est actuellement. En quelques jours, en quelques heures, la guerre aura ruiné ces espoirs.
C’est une faute immense pour le socialisme européen de cette époque que de n’avoir pas su bloquer le conflit. C’est ce que sentent bien les historiens les plus favorables au socialisme et qui voudraient savoir qui porte au juste la responsabilité de ce « retournement » de la politique ouvrière. Le 27 juillet 1914, à Bruxelles, se rencontrent Jouhaux et Dumoulin d’une part, secrétaires de la C.G.T. française, et K. Legien, de l’autre, secrétaire de la Centrale syndicale d’Allemagne. Se sont-ils rencontrés par hasard, dans un café, ou sans autre but que d’échanger leur désespoir? Nous ne le savons pas et nous ne savons pas non plus le sens qu’il faut attribuer aux dernières démarches de Jean Jaurès, le jour même où il va être assassiné (31 juillet 1914). (Grammaire des civilisations, Arthaud-Flammarion, 1987, p. 428)

C'est donc bien un tournant de civilisation qui s'opère en 1914. Le destin du socialisme s'est sans joué à ce moment-là. Il reste à en comprendre toute la portée. Mais l'explication qu'en donne ici Braudel par la seule "faute" de l'Internationale est certainement insuffisante. Canfora rapproche ce passage d'un autre passage du livre de Braudel, consacré précisément à expliciter ce qu'il entend par "grammaire des civilisations".
Tous les jours, une civilisation emprunte à ses voisines, quitte à « réinterpréter », à assimiler ce qu’elle vient de leur prendre. A première vue, chaque civilisation ressemble à une gare de marchandises, qui ne cesserait de recevoir, d’expédier des bagages hétéroclites.
Cependant, sollicitée, une civilisation peut rejeter avec entêtement tel ou tel apport extérieur. Marcel Mauss l’aura signalé: pas de civilisation digne de ce nom qui n’ait ses répugnances, ses refus. Chaque fois, le refus arrive en conclusion d’une longue suite d’hésitations et d’expériences. Médité, décidé avec lenteur, il revêt toujours une importance extrême.
Le cas classique, n’est-ce pas la prise de Constantinople par les Turcs, en 1453? Un historien turc d’aujourd’hui a soutenu que la ville s’était donnée, qu’elle avait été conquise du dedans,
avant l’assaut turc. Excessive, la thèse n’est pas inexacte. En fait, l’Eglise orthodoxe (mais nous pourrions dire la civilisation byzantine) a préféré à l’union avec les Latins, qui seule pouvait la sauver, la soumission aux Turcs. Ne parlons pas d’une décision », prise Vite sur le terrain, face à l’événement. Il s’est agi de l’aboutissement naturel d’un long processus, aussi long que la décadence même de Byzance et qui, de jour en jour, a accentué la répugnance des Grecs à se rapprocher des Latins dont les séparaient des divergences théologiques. (op. cit p. 61/62)
Il y aurait donc eu un refus substantiel du marxisme en Europe occidentale et en Amérique anglo-saxonne. (ibid.), du moins du marxisme sous la forme "russe". Si je poursuis sur cette voie, il faut amettre que les chances du socialisme en Europe ont été perdues en 1914 et que la tentative bolchévik était vouée à l'échec indépendamment même de la dégénérescence stalinienne. Canfora affirme qu'on évalue peut-être pas complètement l'importance de cette période qui va de 1914 à l'échec de la révolution allemande (1923). C'est incontestable. L'échec des courants de "l'opposition de gauche" au Komintern (trotskystes et autres) tient sans doute à leur incapacité à évaluer la portée, la longue portée de ce moment historique.

mercredi 20 juin 2007

Science, philosophie et religion

Conférence devant la groupe "Marianne" de la Libre Pensée

1. Je ne vais pas reprendre ce soir le contenu de l’article que le bulletin de votre groupe a publié. D’autant que, malicieusement les organisateurs ont changé le titre et m’ont sommé de parler de « la science, la philosophie et la religion ». Je vais donc essayer de me conformer à ce programme. Comme j’ai eu l’occasion de le dire, un certain scientiste fort bien porté dans toutes sortes de milieux est aujourd’hui le pire ennemi du véritable esprit scientifique, nourrit les nouvelles superstitions et sert de légitimation idéologique à la domination. Je rappelle simplement ce que j’ai écrit : « Le culte de la science, au mépris de l’esprit scientifique, la transformation des résultats des sciences en « grand récit » procèdent d’une confusion redoutable qui alimente à son tour et par réaction le retour du spiritualisme et de la religiosité. »
Je voudrais aujourd’hui revenir sur trois questions qui me tiennent à cœur et dont, me semble-t-il, on devrait tenir compte si on veut élargir le cercle des libres penseurs, c’est-à-dire de ceux qui pensent sans dogme, essaient de se libérer de tous les préjugés et se proposent de mettre en examen « tout ce que nous tenons en notre créance » pour parler comme Descartes.
1) Tout d’abord, est-ce que la science élimine la philosophie ? Je montrerai que le scientisme et le positivisme même dans ses versions les plus récentes (je pense au positivisme logique ou à ce qui se trame aujourd’hui autour des sciences cognitives) ne peuvent que pervertir l’esprit scientifique.
2) J’en déduirai l’impossibilité pour la science de remplacer la philosophie et j’essaierai de montrer ce qui la spécificité du penser philosophique.
3) Si la philosophie est indépendante de la science, sommes-nous condamnés à revenir au bon vieux spiritualisme ou à l’irrationalisme ? Je montrerai que seule la philosophie peut comprendre la religion et réellement la dépasser et non en faire une espèce d’incompréhensible aberration mentale comme le fait par exemple Onfray.
2. En premier lieu donc, je vais revenir sur cette question du rapport entre science et philosophie. Parce qu’elle en commande beaucoup d’autres. Il y a en effet tout un courant du rationalisme qui estime que le philosophie doit progressivement laisser la place aux sciences positives. Je pourrais citer de nombreux auteurs. Par exemple, Engels écrit dans Socialisme utopique et socialisme scientifique : « Dès lors que chaque science spéciale est invitée à se rendre un compte exact de la place qu'elle occupe dans l'enchaînement général des choses et de la connaissance des choses, toute science particulière de l’enchaînement général devient superflue. De toute l'ancienne philosophie, il ne reste plus alors à l'état indépendant, que la doctrine de la pensée et de ses lois, la logique formelle et la dialectique. Tout le reste se résout dans la science positive de la nature et de l'histoire. » Je ne veux pas spécialement accabler Engels. On avait déjà la même chose chez Marx dans L’idéologie allemande. Mais on retrouve cette idée en bien d’autres lieux. Le positivisme logique, celui du Cercle de Vienne, avec Carnap, Schlick, Neurath et quelques autres veulent, lui aussi, réduire la philosophie à la portion congrue. Ainsi on peut lire dans le Manifeste de ce groupe, écrit par Carnap : « Tout est accessible à l’homme, et l’homme est la mesure de toute chose.(...) La conception scientifique du monde ne connaît aucune énigme insoluble. La clarification des problèmes scientifiques traditionnels conduit en partie à démasquer les problèmes illusoires, en partie à les transformer en problèmes empiriques et par conséquent à les soumettre au jugement de la science expérimentale. »
On pourrait allonger la liste des citations. Mais tant « l’intelligence artificielle » ou les « sciences cognitives » il s’agit bien de débusquer, croit-on, la philosophie de ses derniers refuges. Si comme le pense Jean-Pierre Changeux, il n’y a rien de tel que l’esprit et l’homme sont donc « l’homme neuronal », et, alors, les philosophes doivent céder la place aux biologistes. Les psychologues aussi doivent céder la place. Et avec eux les romanciers : les subtiles analyses stendhaliennes sur la cristallisation doivent pouvoir se résoudre en mécanisme hormonal et neuronal.
Je ne vais pas entrer ici dans le détail de cette question que j’ai abordée ailleurs, notamment dans La matière et l’esprit et dont on peut aussi trouver une version sur mes pages personnelles (Voir « Faut-il éliminer l’esprit. »: http://denis-collin.viabloga.com/news/faut-il-eliminer-l-esprit ).
J’écris dans cet article :
« La tendance matérialiste en philosophie de l’esprit est aujourd’hui largement dominante. Que l’esprit soit une « res cogitans » clairement séparée du corps : on ne trouvera pas grand monde pour défendre cette position autrefois si commune. Le dualisme cartésien ne survit guère que sous des formes profondément modifiées. Les seules disputes qui traversent la philosophie de l’esprit concernent en vérité les diverses écoles de monisme matérialiste : les partisans du matérialisme éliminativiste contre les tenants de l’épiphénoménisme, les défenseurs de la théorie de l’identité type-type et leurs adversaires, les fonctionnalistes, les externalistes, etc. C’est un domaine dans lequel on fabrique des « ismes » en série ! Un matérialiste (moniste donc) devrait se réjouir de cette situation. Malheureusement, il me semble n’avoir aucune raison de me réjouir… »
Et après avoir passé en revue les diverses variétés de matérialismes, je concluais ainsi :
« La neurobiologie nous apprend des choses nouvelles concernant le cerveau mais à peu près rien concernant l’esprit. Et la philosophie de l’esprit nous en apprend encore moins puisqu’il ne fait que dire : « La solution de tous nos problèmes est dans la neurobiologie », mais sans trop se lancer dans cette matière compliquée. C’est qu’au fond on sent bien que la neurobiologie peut avoir des applications médicales mais ne nous apprend pas grand-chose sur la pensée. Par exemple, que vous sachiez que la dépression est toujours liée à la recapture de la sérotonine ne vous apprend rien sur les causes de l’état dépressif du sujet ! Son malheur (choc affectif, etc.) n’a rien à voir avec la sérotonine ! »
Il me semble que 1° on ne peut pas éliminer les « états mentaux » et que 2° on ne peut pas réduire les états mentaux à des états physiques. Dans l’article déjà cité, je crois avoir montré à quelle impasse sont conduits tant ceux qui prônent un monisme non réductionniste que ceux qui, avec une grande subtilité comme Jaegwon Kim tentent de sauver le matérialisme réductionniste. Cette manière de voir ne nous condamne pas à revenir au dualisme, à l’existence d’une âme séparée du corps et pourquoi par immortelle. Je prends ici encore ma conclusion :
« Pour un matérialiste, il n’y a pas d’autre monde que notre monde et pas de vie de l’âme après la mort, mais un matérialiste peut admettre sans difficulté l’existence d’états mentaux distincts des états physiques sous réserve qu’il ne s’agisse pas d’états mentaux d’âmes dépourvues de corps. Plus, pour un matérialiste, ce que nous appelons pensée n’est pas nécessairement un prédicat du corps ou de cette partie du corps qu’on appelle cerveau. En tant que matérialiste, je n’ai aucun mal à admettre que j’ai accès à la pensée de Platon, bien que le cerveau de Platon n’existe plus depuis un certain temps ! Plus généralement quand je communique avec un autre individu, je n’ai aucun accès à son cerveau (je n’ai pas de « cérébroscope » pour lire l’état de son cerveau), mais j’ai accès à ses pensées ou du moins à la partie de ses pensées qu’il communique ! D’où vient donc que les matérialistes ont un si fort penchant pour le matérialisme éliminativiste ? Il me semble que c’est tout simplement parce qu’ils restent entièrement dépendants de la problématique cartésienne du corps et de l’âme et qu’ils cherchent à donner une solution matérialiste aux questions posées par Descartes. Comme les cartésiens, les matérialistes éliminativistes croient que l’esprit est « à l’intérieur », dans les replis du cerveau si ce n’est pas dans l’âme. Mais c’est justement à sortir de cette problématique qu’il faudrait travailler. »
Et pour sortir de cette problématique, je crois qu’on pourrait trouver des pistes passionnantes en partant de Spinoza. Que les neurobiologistes fassent de la neurobiologie, c’est très bien et cela peut sans doute être très utile. Mais les prétentions avancées par certains (dont mon ami Quiniou) que nous aurions une preuve scientifique de la vérité du matérialisme à partir des progrès de la biologie, voilà qui me paraît pour le moins très prématuré !
3. En tout cas, il me semble absolument impossible d’affirmer comme Engels que tout puisse se résoudre « dans la science positive de la nature et de l'histoire. » Car il n’en va pas mieux quand on aborde les sciences sociales. Disons simplement que s’il existait une science sociale, ça se saurait ! Les marxistes ont longtemps prétendu que le matérialisme historique était cette science – surplombée éventuellement par une espèce de méthodologie générale, le « matérialisme dialectique » (le fameux « DIAMAT » cher aux doctrines de feu l’Internationale Communiste). Si l’analyse que Marx fait du mode de production capitaliste reste irremplaçable, Marx n’a pas livré une méthode générale qui permettrait de comprendre toutes les formations sociales existant depuis les débuts de l’histoire humaine. Les orientations du « matérialisme historique » peuvent être ramenées à quelques grandes généralités que beaucoup d’historiens admettent (pensons par exemple à l’école des Annales) mais qui ne définissent pas une « science de l’histoire », au même titre qu’il y a une science physique ou biologique. L’histoire naturelle (la paléontologie, la géologie) est incontestablement scientifique ; il est évident qu’il n’en va pas de même de l’histoire humaine. Il suffit ici de pointer quelques problèmes connus :
1. quel est l’objet de l’histoire ?
2. Qu’appelle-t-on causalité en histoire ?
3. Y a-t-il des lois en histoire ?
On peut distinguer deux grands courants :
les uns dans la lignée des philosophes allemands des Geisteswissenschaften considèrent que l’histoire porte sur les évènements singuliers, qu’elle vise à comprendre les actions de sujets humains (généralement on les considère comme des sujets rationnels) et qu’elle est non nomologique (elle ne produit pas des lois) mais seulement interprétative.
Inversement, ceux qui se placent dans la lignée de l’école sociologique française (Durkheim et Mauss), considèrent que l’objet de l’histoire est constitué par les structures durables, les mentalités stables, l’histoire presque immobile dont parle Braudel.
Si on cherche à placer Marx dans cette configuration, on est très ennuyé : il va puiser dans l’une et l’autre méthode, au gré de ses besoins, mais sans jamais élucider les problèmes épistémologiques auxquels il est confronté. Il y a ainsi dans l’oeuvre de Marx des contradictions importantes, même si les marxistes ont depuis longtemps pris le parti de cacher les poussières sous le tapis quand ils font le nettoyage dans l’oeuvre de Marx.
Quoi qu’il en soit, nous sommes donc en histoire dans l’incapacité de construire une science positive qui ressemble de près ou de loin aux sciences naturelles. Les « lois de l’histoire » dont parle Marx sont des lois si générales qu’elles permettent seulement d’essayer de tracer des grands tableaux généraux mais ne permettent de rien prévoir ! Cela ne veut évidemment pas dire que l’histoire ne nous apprenne rien ou qu’elle soit un genre de savoir irrationnel. Mais cela veut simplement dire qu’elle reste en dehors du champ de ce qu’on appelle proprement « science ». On peut, certes, décider d’appeler « science » tout savoir rationnel. Mais ce n’est pas très avantageux de se procurer ainsi des victoires purement verbales. En histoire, on peut argumenter pour soutenir des hypothèses plus ou moins probables ; on peut établir des faits, mais ni lois, ni théorèmes, ni principes généraux opératoires. Il me semble que c’est là un fait dont nous devons honnêtement prendre acte, même si cela entraîne que nous devons sérieusement rabattre les prétentions d’en finir avec spéculations hasardeuses pour faire place à une science véritable.
Ce que j’ai dit de l’histoire pourrait sans mal s’appliquer aux autres sciences sociales, qu’il s’agisse de l'ethnologie ou de la sociologie, par exemple. La clé de difficulté, c’est d’ailleurs Marx qui pourrait nous la livrer. Les sciences de la nature sont des sciences d’objets qui peuvent être donnés dans l’expérience sensible – même un philosophe hostile à l’empirisme comme Kant considère qu’il n’y a de connaissance possible que des objets qui peuvent tomber dans une expérience possible. Un concept auquel on ne peut lier un objet d’expérience dit Kant est vide - en passant, voilà pourquoi il n’est aucune preuve possible de l’existence de Dieu. Or, parlant de la marchandise, cette « cellule de la société bourgeoise », Marx dit tout d’abord que la marchandise est un être « métaphysique », ce qui veut dire en dehors du monde physique, en dehors du monde de l’expérience. Il ajoute que les marchandises sont des choses « qui tombent et ne tombent pas sous le sens », car ce sont des « choses sociales » ! Autrement dit, les « choses sociales » sont des choses « qui tombent et ne tombent pas sous le sens : elles ont une face visible, phénoménale, observable comme on n’observe n’importe quelle chose de la nature, mais aussi une face invisible, qui échappe à l’observation et qui doit être « comprise ».
4. Le génie de Marx est là : non pas d’avoir inventé la théorie de tout, la clé universelle du savoir, mais de nous voir placés face aux contradictions fondamentales de la connaissance de ce que, depuis Platon, on appelle « les affaires humaines » et de leur différence d’avec les choses de la nature. Et c’est pour cette raison que la philosophie de Marx est essentiellement critique et qu’elle n’est pas un savoir opératoire, positif ; comme le lui reprochent justement ses adversaires, notamment les économistes néoclassiques.
Je ne peux évidemment pas développer tous les aspects de cette affaire. J’ai écrit un livre (ou plutôt deux déjà) sur cette question de savoir ce qui constitue l’apport essentiel, le noyau irréductible de la pensée de Marx et il y faudrait encore beaucoup de temps. Mais il y a une chose dont je suis certain : Marx dans une thèse fameuse dit que « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, il s’agit maintenant de le transformer » et cependant, c’est Marx qui nous ramène le plus sûrement à la philosophie. Alors, bien sûr, avec Marx, on ne fait de la philosophie comme avant, de la construction de systèmes spéculatifs comme dans l’idéalisme allemand de la grande période. On fait de la philosophie autrement, mais c’est encore de la philosophie qu’on fait, pas de la « science ».
Tout ce détour doit me permettre de définir aussi précisément que possible le rapport de la philosophie à la science. La science s’occupe de connaître rationnellement la nature, en formulant des lois (plus ou moins prédictives, c’est une autre affaire) qui peuvent être l’objet de preuves expérimentales. Les concepts scientifiques ne sont jamais que des variables qui prennent place dans des fonctions mathématiques. En tant que l’homme est une partie de la nature dont il suit le cours, il est l’objet des sciences de la nature. La philosophie s’occupe des affaires humaines (donc y compris de la manière dont les hommes s’adonnent à ce genre d’activité qu’on appelle science). Elle ne peut que formuler des hypothèses, appuyées sur des arguments qui ne concernent que les choses seulement probables. Cette définition n’est pas spécialement originale. Mais elle a l’avantage de préciser les domaines respectifs des uns et des autres. Un philosophe est à l’évidence incapable, simplement en tant que philosophe, de dire si la théorie du « big bang » est une théorie cosmologique plausible ou non. Mais habitué de l’analyse des tours et des détours de l’esprit humain, il est parfaitement fondé à essayer de comprendre comme se fabrique une théorie scientifique, comment se mêlent dans la théorie des éléments rationnels et des croyances et même comment ces croyances peuvent jouer un rôle dans la naissance et le développement des grandes théories scientifiques.
5. Une chose, en particulier, doit attirer notre attention : une science, par construction, n’a pas de « sens ». Elle n’a pas pour but de faire émerger je ne sais quelles valeurs transcendantes. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas une sorte de morale scientifique : le respect de la vérité, la rigueur, la capacité à mettre en cause ses propres croyances - y compris quand elles ont fait votre célébrité - tout cela dessine le portrait moral du scientifique, un portrait moral qui est d’ailleurs assez loin de correspondre à celui de tous les scientifiques dans un monde où la compétition et l’esprit de lucre dominent la vie intellectuelle et piétinent allégrement les plus hautes valeurs morales. Mais en tout cas, celui qui cherchera la morale de l’histoire dans la mécanique quantique ou dans la théorie de l’évolution fait fausse route. Si je prends cet exemple de la théorie de l’évolution, c’est à dessein. Après avoir eu les élucubrations de Galton qui débouchent sur la sociobiologie (voir l’article de Patrice Sifflet dans le numéro spécial du bulletin du groupe Marianne), nous avons depuis un certain temps un autre darwinisme, un darwinisme sympathique, à visage humain : un darwinisme qui nous explique que l’altruisme serait une caractéristique naturelle sélectionnée par l’évolution naturelle et qui aurait donné à l’humain capable de soucier des autres un avantage adaptatif, lui ayant permis de survivre comme être social.
Évidemment, ce darwinisme-là est plus doux à nos oreilles que celui qui prône l’élimination des handicapés, des malades mentaux et la stérilisation des pauvres et autres variétés d’inadaptés... Mais fondamentalement, il ne vaut pas mieux et repose sur les mêmes confusions intellectuelles, ce que le philosophe britannique Moore dénonçait par l’expression de « sophisme naturaliste ».
Il y a un point où ces questions-là deviennent cruciales, c’est quand on parle de la technique. Latechnique et la science ne sont pas la même chose, même si la technique est l’application de la science (du moins en est-il ainsi dans la société moderne). Mais qu’une technique soit l’application d’une science « vraie » ne suffit pas pour qu’on admette que cette doive être mise en oeuvre. La valeur d’une théorie scientifique est la vérité. Celle d’un procédé technique est l’utilité. Mais entre vrai et utile, il existe une différence considérable dans la syntaxe de notre langue. Dire que P est vrai est une proposition qui se suffit à elle-même. Alors que dire que T est utile sous-entend toujours utile à quelque chose et à quelqu’un. Le vrai peut être absolu. L’utile n’est toujours que relatif. Pour éviter ce problème, les utilitaristes ont trouvé un postulat censé trancher une fois pour toute et permettre de définir en toute rigueur scientifique la validité ou non de l’application d’une technique : est bien ce qui permet de maximiser le bonheur du plus grand nombre. La science nous permet de déterminer objectivement quelle technique permettra de maximiser le bonheur du plus grand nombre et donc, grâce au postulat utilitariste, la science n’est plus enfermée dans la description de ce qui est et peut désormais être normative, elle peut fixer ce qui doit être. Comme le médecin sait ce qui est bon pour la santé du patient, le savant doit savoir ce qui est bon pour la société dans son ensemble. C’est en raison de cette puissance nouvelle attribuée à la science par le principe d’utilité que l’utilitarisme est une doctrine appréciée par beaucoup de scientifiques. J’ai eu l’occasion de pointer ce problème à propos d’une contribution de Jean Bricmont au livre collectif Intrusions spiritualismes et impostures intellectuelles dans les sciences, contribution dans laquelle Bricmont définit l’utilitarisme (maximisation du bonheur global) comme une morale matérialiste – le matérialisme étant pour lui équivalent à la science.
Que cette position soit intenable, je l’ai déjà soutenu déjà à de nombreuses reprises. Je me contenterai ici de la réfuter par un contre-exemple. Supposons que, comme un vieux film d’Alain Jessua avec Patrick Dewaere on trouve un moyen de rendre les gens heureux par un procédé indolore (dans le film de Jessua, le médecin « flashe » le cerveau de Patrick Dewaere). Un tel procédé permettrait de rendre heureux cet homme qui, comme le personnage incarné par Dewaere, est devenu infirme, se déplace en fauteuil roulant et voit sa femme devenue la maîtresse du médecin. Si la morale utilitariste a un sens, Dewaere est plus heureux après son traitement qu’avant et comme personne n’est plus malheureux, le bilan global est nettement positif. Donc l’action du médecin de ce film est moralement bonne et n’est rien d’autre qu’une conséquence logique de la découverte de notre savant médecin d’un procédé permettant d’inhiber les réseaux neuronaux mis en oeuvre quand nous sommes malheureux. Généralisons : si on trouvait le moyen de rendre chimiquement heureux les gens qui vivent dans des conditions misérables et font un travail épuisant en modifiant certains circuits neuronaux, on aurait un moyen efficace et scientifique de résoudre la question sociale !
Les utilitaristes sophistiqués se récrient : ce qui maximise le bonheur global est bon mais à condition de respecter la dignité humaine. Il vaut mieux être un Socrate insatisfait qu’un porc satisfait disait John Stuart Mill. Mais par quel critère, en fonction de quelle science peut-on déterminer qu’un Socrate insatisfait est meilleur d’un porc satisfait ? Il faut introduire des notions qui ne figurent jamais dans les énoncés scientifiques. Je peux donner une description en termes d’observation, donc potentiellement scientifique, du plaisir et même, moyennant quelques hypothèses supplémentaires, du bonheur. Mais je ne peux pas donner de description traduisible dans le langage de la science de la dignité, de la liberté, etc. Par conséquent, la science est rigoureusement incapable de passer du mode descriptif au mode prescriptif dans les affaires humaines.
6. Ces quelques exemples (l’histoire, les sciences sociales, la morale) concourent à soutenir la thèse d’une limitation intrinsèque du champ dans lequel oeuvre la science et de l’impossibilité de se passer de philosophie. Mais alors me diront les rationalistes un peu obtus – j’ai croisé cette espèce d’être pensant – si la science ne fournit plus en tout le critère suprême, on va laisser le champ libre aux religions qui se présentent justement comme des pensées qui permettent d’aller au-delà des limites de la science. Jevoudrais montrer que la place que je donne à la philosophie ne nous contraint pas du tout à capituler en rase campagne devant des religions qui cherchent aujourd’hui à reconquérir le terrain perdu.
En premier lieu, la prise de conscience des limites de la science conduit, selon moi, à une attitude sceptique. Autant il est impossible de pratiquer le scepticisme radical de celui qui affirme « il n’y a pas de vérité sauf celle-ci », autant je crois que nous devrions – et c’est même peut-être la condition fondamentale de toute liberté de l’esprit – considérer systématiquement nos vérités comme des vérités provisoires, limitées, adoptées dans un contexte donné. Il me semble même que ce scepticisme qui pousse toujours à examiner, à revenir sans cesse sur ce que nous croyons acquis est une des premières manifestations d’un véritable esprit scientifique. On voit immédiatement que ce scepticisme est par nature incompatible avec la religion qui exige la foi : c’est même le point vraiment commun aux trois monothéismes. Le doute est l’affaire du démon !
Inversement, comme j’ai eu l’occasion de le souligner, je rencontre très souvent chez nos zélés rationalistes une véritable religion de la science et une religion de la science qui, finalement, s’accorde pas si mal qu’on pourrait le croire avec la religion tout court.
7. En second lieu, l’opposition de la science et de la religion comme opposition de la raison et de l’irrationnel ... me semble tout à fait irrationnelle. Elle ne fait d’ailleurs que reproduire la figure classique de l’opposition religieuse du bien et du mal. Quitte à me valoir quelques inimitiés, on doit commencer par dire que la religion n’est pas irrationnelle.
Elle contient évidemment son lot de fables et d’extravagances, mais au fond pas beaucoup plus que n’importe quel « fait social » - j’emploie à dessein cette expression, car, pour Durkheim, la religion est un fait social total. L’école républicaine avait conçu un passé français assez mythique, pas autant que le Bible, certes, mais « nos ancêtres les Gaulois », ça ne valait pas beaucoup mieux que notre ancêtre Adam ou notre ancêtre Abraham. Quoi qu’il en soit, un défenseur éclairé de la religion fera remarquer que ces fables ne doivent pas être comprises selon leur vérité littérale mais bien comme des manières imagées d’amener le grand nombre à la connaissance de certaines vérités fondamentales.
La pratique religieuse contient des rituels curieux pour celui qui les regarde de l’extérieur – par exemple la communion qui repose sur cette extravagante affaire de la transsubstantiation. Mais là encore, on n’est pas obligé de croire que le corps du Christ est réellement présent dans l’Eucharistie et s’accorder sur la valeur symbolique du geste. On sait également que rituels et symboles ne sont le propre des esprits embrumés par les superstitions religieuses. La maçonnerie en est un excellent exemple. Des athées, rationalistes, se plient de bon gré à des rituels ésotériques qui plongent leurs racines dans un passé aussi peu rationaliste que possible ! Même les libres penseurs ont leurs rituels entièrement dominés par les rituels chrétiens d’ailleurs : manger un bon rosbif le jour du Vendredi saint, c’est réaffirmer à quel point on reste dépendant de la religion dominante, à quel point il est difficile de s’en affranchir complètement. On pourrait aussi parler de nos rituels républicains et y remarquer à quel point le religieux les imprègne, de part en part. Pourquoi sommes-nous les enfants de la patrie ? Qu’est-ce donc que ce Père au féminin qui trouve son image dans notre « mère-patrie », notre Marianne que Delacroix a peinte offrant si généreusement son sein. La République, ce n’est pas la Sainte-trinité, mais la fusion du masculin et du féminin, de Dieu le Père et de la Vierge Marie.
Toute société fonctionne à partir de rites et de montages qui font tenir debout les humains. Ces montages ont, la plupart du temps, c’est-à-dire jusqu’à l’époque moderne, été conçus comme la mise en oeuvre d’un discours sur la transcendance. Mais ce discours lui-même est assez contingent. On peut imaginer une religion qui n’ait ni Dieu créateur du Ciel et de la Terre, ni paradis, et même pas d’immortalité de l’âme. On peut aussi avoir des attitudes de duplicité assumée. Il est évident qu’Aristote ne croyait pas une minute qu’en montant sur l’Olympe il allait y trouver Zeus en train de faire bombance ou de lutiner quelque mortelle qu’il aurait enlevée... Mais Aristote ne tente pas de détruire les mythes. Les mythes participent de ce lien qui est celui de la Cité (Athena est la déesse protectrice d’Athènes) et celui de tous les Grecs. Et d’ailleurs, celui qui s’intéresse au mythe commence à philosopher (« Aimer les mythes, c’est en quelque sorte se montrer philosophe », Métaphysique, A,2). Mais évidemment, on ne s’en tient pas là. Et Aristote bâtit à côté de mais aussi à l’intérieur de cette culture grecque, un système philosophique rationnel : il y a un monde éternel et incréé (ce qui en ferait un matérialiste) mais pour qu’il y ait du mouvement dans ce monde, il faut supposer un « premier moteur » qui lui-même est sans mouvement (pour éviter la régression à l’infini). Il y a donc un Dieu pour Aristote, un dieu philosophique, et un arrière-plan entièrement matérialiste qui se marie pourtant avec l’acceptation d’un monde fantasmagorique où les dieux et les hommes sont en communication permanente. Alors, pourquoi un Aristote accepte-t-il sans broncher ce monde fantasmagorique du mythe et de la religion athénienne ? Tout simplement parce que ce monde a du sens, même si ce n’est pas un sens philosophique. Ce qui paraît extravagant ou insensé quand on se place de l’extérieur – un peu comme une langue qu’on ne comprend pas semble du « charabia » – est parfaitement sensé quand on se place à l’intérieur.
Penser la religion, ce n’est pas la rejeter dans l’irrationnel. C’est essayer d’en saisir la rationalité sous-jacente comme nous devons essayer de saisir la rationalité de tout fait social. Encore une fois, on voit que ce type d’approche, qui ne peut se contenter de ce qui observable, est radicalement différent de l’approche des sciences naturelles. Et c’est une approche qui suppose une capacité d’interprétation et même une espèce d’empathie méthodologique.
8. En troisième lieu, nous sommes confrontés ici, en France, à trois grandes religions apparentées, nos trois monothéismes qui dominent par ailleurs une bonne partie de la planète. Il me semble que la pire des manières d’aborder ces religions, c’est celle d’Onfray : on en fait de la religion un ensemble d’absurdités que seuls peuvent croire des esprits simples ou un peu dérangés et dont les porteurs sont des psychotiques graves (voir par exemple sa description de Paul, comparé d’ailleurs à Robespierre et Lénine…).
Il me semble au contraire qu’il faut partir de l’histoire réelle. « Tout ce qui est réel est rationnel », disait Hegel. C’est de bonne méthode. Et les religions étant des phénomènes historiques de grande ampleur, elles doivent être comprises comme telles. On dit parfois qu’une église est une secte qui a réussi. C’est une définition polémique mais fausse. On ne peut confondre un mouvement qui embrasse des millions et des millions d’individus à travers les siècles à l’un de ces nombreux et éphémères groupements d’individus névrotiques, faibles d’esprits ou déprimés comme le sont souvent les adeptes des sectes. Si l’Église catholique n’avait qu’un instrument d’oppression des masses au profit des puissants, elle n’aurait pas duré aussi longtemps – sauf à imaginer qu’on peut faire de la masse des humains des abrutis serviles, ce qui devrait normalement conduire ceux qui tiennent ces propos ou ces pensées à renoncer à tout espoir d’émancipation humaine, réservant la lucidité et le savoir réel à une petite élite d’esprits supérieurs.
Il y a dans le christianisme quelque chose de très particulier qui explique pourquoi c’est en milieu chrétien et pas ailleurs que sont apparues les grandes philosophies émancipatrices. C’est Hegel, à mon avis, qui saisit tout cela quand il affirme que « Dieu est mort ». Le christianisme commence en effet en faisant mourir Dieu sur la croix ! Ce qui n’est pas une petite affaire. Car il s’agit en même d’affirmer que ce Dieu est le fils de l’homme. Et par conséquent Spinoza est parfaitement chrétien quand il affirme que « l’homme est un dieu pour l’homme. » Hegel soutient encore que le christianisme a posé le premier la valeur infinie de l’individu mais que la vérité du christianisme ne s’est d’abord manifestée que sous les formes barbares du culte « extérieur » imposé par l’Église catholique. On sait bien qu’en pratique les religions instituées ont fait peu de cas de ces principes, par exemple le principe du rôle décisif du consentement en matière de foi comme en toute autre matière. Mais l’idée de liberté de conscience qui reste fondamentalement étrangère à la Grèce antique s’est affirmée à l’intérieur du christianisme, et plus spécialement sous la forme protestante. La pensée laïque et démocratique peut ainsi être vue, de manière encore très hégélienne à la fois comme la négation et comme l’accomplissement du christianisme.
Je ne veux pas reprendre à mon compte la conception hégélienne de l’histoire. Mais il me semble qu’elle nous oblige à considérer les religions comme des créations de la culture humaine et méritant comme telles tout notre intérêt et pas seulement une dénonciation un peu incantatoire ou des dés vieux blagues de bouffeurs de curés.
9. Pour conclure, je voudrais encore une fois souligner que la libre pensée n’est pas l’adoration d’une science un peu bornée et réduite à ce qu’on appelle du côté de la « théorie critique », la « raison instrumentale », une raison incapable de se critiquer elle-même et entièrement soumise à la production d’effets utilitaires sans qu’on se préoccupe d’interroger cette soi-disant utilité. Si la philosophie a un sens, c’est pour dans sa capacité à toujours prendre de la distance par rapport à nos propres créations, la science et la philosophie comprises. La capacité de la raison à ne pas « adhérer » même à elle-même. Une philosophie qui est donc aussi « skepsis », examen de la raison elle-même. Ce que d’ailleurs nous trouvons chez tous les grands penseurs, Platon et Aristote, Descartes et Spinoza, Kant et Hegel pour ne citer que les plus grandes figures.
Un libre penseur est un anticlérical, ce qui est une prise de position politique (contre la soumission de l’ordre public au religieux) mais il n’est pas « antireligieux », parce que ça ne veut rien dire ! Du reste j’ai beaucoup apprécié que la Libre Pensée ne soit pas tombée dans l’hystérie antimusulmane qui a saisi une partie de la société française ? il y a encore peu de temps. J’ajouterais qu’aujourd'hui, plus que par les religions, la liberté de pensée est menacée par la toute-puissance d’une idéologie utilitariste, exaltant un individualisme poussé à ses dernières absurdités, une idéologie qui transforme les hommes en choses (les « ressources humaines ») et les choses (la marchandise, l’argent) en l’objet d’un culte à quoi tout doit être sacrifié. Ceux qui ont pris le temps de lire le Capital ont reconnu ici le « caractère fétiche de la marchandise et son secret ». Et pour cette raison, je terminerai encore en citant Marx : « La critique a effeuillé les fleurs imaginaires qui couvraient la chaîne, non pas pour que l'homme porte la chaîne prosaïque et désolante, mais pour qu'il secoue la chaîne et cueille la fleur vivante. La critique de la religion désillusionne l'homme, pour qu'il pense, agisse, forme sa réalité comme un homme désillusionné, devenu raisonnable, pour qu'il se meuve autour de lui et par suite autour de son véritable soleil. La religion n'est que le soleil illusoire qui se meut autour de l'homme, tant qu'il ne se meut pas autour de lui-même. » (Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel) Le problème, c’est donc de faire en sorte que l’homme se meuve autour de lui-même, par autour du soleil illusoire du capital.
© Denis Collin. Le 20 juin 2007

dimanche 10 juin 2007

De la nature humaine et de la raison

A propos du livre de Jacques Généreux, La Dissociété

Jacques GénéreuxLa Dissociété, Seuil, 2006, 450 pages.
Économiste, professeur à Sciences Po., militant socialiste dans la gauche du PS, partisan du « Non au TCE » en 2005 qui n’a pas hésité à mouiller sa chemise pour expliquer et convaincre dans la campagne du référendum, Jacques Généreux mérite bien son nom ! La Dissociété est à la fois un réquisitoire contre l’idéologie dominante qu’on qualifie trop hâtivement de « libérale » ou de « néolibérale » et un cri d’alarme contre une transformation anthropologique qu’il voit à l’œuvre dans l’évolution actuelle du mode de production capitaliste, une mutation qui fait basculer « les sociétés développées dans l’inhumanité de “dissociétés” peuplées d’individus dressés (dans tous les sens du terme) les uns contre les autres. » (28) Il appelle à une « bataille culturelle » contre les « idées mortifères » qui fondent une « société » qui n’en est plus une, une société faite uniquement d’individus libres de tout lien avec leurs semblables, rivaux les uns des autres et finalement en guerre permanente. Face à cette « maladie sociale générative », Jacques Généreux veut contribuer à une prise de conscience politique, mais aussi morale : les liens sont plus importants que les biens, répète-t-il, et faute de la comprendre, nous allons droit à la catastrophe tant sociale qu’écologique. C’est pourquoi il faut « réveiller les citoyens » : « Il est temps de mettre chacun devant sa responsabilité. Pas la responsabilité individuelle des néolibéraux qui n’engage qu’à s’occuper de soi. Non, la vraie responsabilité, celle que doivent assumer les millions d’individus qui, dans une société humaine, attendent que d’autres s’en préoccupent. Le leader politique qui entreprend de lutter contre la dissociété doit commencer par déranger ses concitoyens, par les bousculer même. » (440)
Ne serait-ce que pour les trois premiers chapitres (« Crise du politique et crise sociale », « Du pacte social à la guerre économique », « De la guerre économique à la guerre incivile »), il faut lire et faire lire le livre de Jacques Généreux qui constitue un antidote aux discours fatalistes, écrit clairement et avec un souci constant de pédagogie. En contrepoint, il esquisse une conception de l’homme avec laquelle on peut être largement d’accord, une conception pourrait-on dire d’inspiration aristotélicienne : l’homme est un animal social, il n’existe que par ses liens sociaux et la conception néolibérale ou libériste qui fait des individus des sortes de « monades » ou d’atomes n’ayant avec les autres que des liens extérieurs est une pure absurdité… ne serait-ce que parce qu’aucun homme ne s’est fait lui-même : il est sorti du ventre d’une femme qui avait préalablement rencontré un autre homme ! Et cet enfant n’est devenu un homme (et c’est vrai même pour un « self made man ») que parce que des adultes ont pris soin de lui pendant un temps suffisant. Pour autant, Jacques Généreux ne se fait pas l’apologiste des sociétés « holistes ». L’affirmation de l’individu dans la philosophie libérale classique est considérée comme un progrès. Mais c’est parce que ses liens ses multiplient et s’élargissent que l’individu peut se penser comme un individu libre.
Où les problèmes commencent c’est lorsque Jacques Généreux cherche le fondement de la « maladie sociale dégénérative » contemporaine. Les chapitres 6 et 7 consacrés aux « fondements de la culture néolibérale et de la dissociété » portent sur « La nature humaine » (chap. 6) et « la nature de la société » (chap. 7). En étant peut-être un peu schématique, on peut dire que Jacques Généreux fait naître la « dissociété » de la conception moderne de l’individu dont il découvre les quatre fauteurs, Descartes, Hobbes, Rousseau et Marx. Pour parler franchement, en s’aventurant sur le terrain philosophique, Jacques Généreux accumule les contresens et affaiblit dangereusement le sens et la portée d’un livre qui aurait finalement fort bien pu se passer de ces deux chapitres centraux. Cédant à la mode de l’histoire des idées qui permet de résumer en quelques paragraphes des pensées philosophiques complexes pour faire entrer tout cela dans le lit de Procuste d’une thèse très unilatérale, Jacques Généraux visiblement ignore les problématiques des ces auteurs pour ne conserver que quelques thèses privées de chair et leur fait même parfois dire le contraire de que, pourtant, ils disent explicitement.
Commençons par Descartes. C’est le cogito qui est le grand coupable. « Avec la dénégation cartésienne de toute vérité hors du “je” pensant, ce n’est pas seulement le sens antique de la vie qui est perdu, c’est aussi le lieu concret de la vie, son territoire, son habitat : le monde dans lequel nous vivons avec et grâce aux autres. » (205) En déliant l’individu du monde, le rationalisme cartésien fait naître « l’atome humain ». Sans être spécialiste de Descartes, il me semble qu’il y a dans ces affirmations une méconnaissance assez étonnante du sens de l’entreprise cartésienne. Descartes ne veut pas construire une théorie de l’homme (une anthropologie) ni une psychologie – d’ailleurs quand il le fait, c’est-à-dire dans les Passions de l’âme, c’est d’une manière si subtile qu’il balaye d’un seul coup tous ces « cartésianismes » schématiques sur la séparation du corps et de l’âme, de l’âme et du monde, etc. L’objet premier de la pensée cartésienne est de rendre possible la recherche de la vérité et de la rendre compatible avec la foi chrétienne. Mais cela ne donne aucune conception « atomiste » de l’être humain. Que la psychologie des individus se forme et n’existe que dans le rapport avec les autres et dans ces contacts innombrables qui forment la trame de notre existence, Descartes n’a pas songé une minute à le nier. Du reste, c’est très largement en s’appuyant sur une lecture critique de Descartes que Spinoza construit une théorie de l’homme comme être social. En vérité, ni Descartes, ni Spinoza, ni leur grand héritier Hegel, ne conçoivent la pensée (la « chose pensante ») comme « ma pensée », ma pensée à moi individu unique et séparé de tous les individus. Chez Descartes, « ma pensée » est constituée de toutes sortes d’idées dont quelques-unes ne peuvent avoir été mises en moi que par Dieu et, par voie de conséquence, je les partage nécessairement avec les autres, puisque les autres « moi » ne sont pas des substances pensantes séparées de ma « substance pensante ». Et les  autres viennent de mon rapport au monde et aux autres hommes en vertu de l’union de l’âme et du corps. Ignorer l’arrière-plan stoïcien de Descartes (or, le stoïcisme est en son fond une pensée de la communauté humaine !) et sa polémique silencieuse contre Montaigne, c’est se condamner à méconnaître Descartes, à lui chercher une mauvaise querelle en l’enrôlant dans une armée qui n’est pas la sienne. Je crains du reste que Jacques Généreux ne fasse à Descartes non pas le reproche de méconnaître la nature sociale de l’être humain, mais plutôt d’avoir été le fourrier du matérialisme et du rationalisme du siècle suivant. Chez Descartes, la conception atomistique de l’être dominerait « les prémisses de la pensée moderne au point qu’on la retrouve chez des auteurs matérialistes qui ne partagent en rien la métaphysique et le théisme de Descartes, partagent en revanche son rationalisme et sa vision mécaniste de l’univers. » (205/206) Tout se passe comme si la véritable cible de Jacques Généreux n’était pas la « conception atomistique » de l’être humain mais plus généralement la philosophie matérialiste et rationaliste, celle des Lumières, coupables de tous les maux.
Venons-en à Hobbes. Il est clair que le néolibéralisme emprunte beaucoup aux thèses de Hobbes, notamment celles qui sont exposées dans les chapitres XIII à XVII du Léviathan. Des hommes naturellement hostiles les uns aux autres n’acceptent de transférer leur liberté à un pouvoir souverain que dans le but de préserver leur vie et leur capacité de s’enrichir et de vivre confortablement de leur activité. Si les individus consentent ainsi à restreindre leur liberté d’agir comme ils l’entendent, c’est parce qu’ils ont rationnellement calculé que c’était là leur intérêt bien compris. Cela étant posé, il faut éviter de tomber dans des lectures trop schématiques de Hobbes. Le «  » de Hobbes est un  qui, au fond, ne croit pas aux vertus de la liberté individuelle ni à l’autonomie des individus. Hobbes, à dire vrai, est surtout préoccupé de rechercher un mode de légitimation de l’État qui permettent d’échapper à la guerre civile. Mais il sait bien que les individus réels ne sont pas ou pas seulement des égoïstes calculateurs. C’est pourquoi la part la plus importante du Léviathan est consacrée aux questions religieuses.
Passons à Rousseau. Jacques Généreux le situe, lui aussi, aux sources de la « dissociété ». Il note à juste titre que Rousseau n’est souvent pas si éloigné de Hobbes qu’on pourrait le croire ou que Rousseau lui-même l’affirme. Mais Jacques Généreux ne prend encore ici de Rousseau que ce qui s’inscrit dans sa thèse, une version simplifiée du Discours sur l’origine de l’inégalité alors que si on prend l’ensemble de l’œuvre de Rousseau et qu’on veut bien lui prêter un minimum de cohérence, la vision qu’en donne Jacques Généreux ne va plus du tout. Selon lui, en effet Rousseau présente un homme bon à l’état de nature que la société pervertit. Mais Jacques Généreux qui doit bien connaître tout cela aurait pu remarquer que « l’histoire » rousseauiste dans ce Discours est tout simplement la reprise de l’histoire biblique. L’homme seul (il avait une compagne tout de même) vivait heureux dans le jardin d’Eden jusqu’à ce qu’il en soit chassé pour vivre par ses propres moyens dans la société des hommes. C’est donc la tradition juive et chrétienne qui fait de l’homme social historique un être méchant. Ce n’est pas une invention de Rousseau ni de la modernité. Mais Rousseau ne s’en tient pas là. Le Contrat Social formule une autre vision du passage de l’état de nature à l’état civil, qu’il suffit de rappeler pour faire justice des accusations lancées contre un Rousseau défenseur du bon sauvage. Voici ce que dit, par exemple, le livre I, chap. VIII, du Contrat Social : « Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C'est alors seulement que la voix du devoir succédant à l'impulsion physique et le droit à l'appétit, l'homme, qui jusque-là n'avait regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants. Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme tout entière s'élève à tel point que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme. »
Y a-t-il ou non contradiction entre le second Discours et le Contrat Social ? Quelle conception de l’histoire est sous-jacente ? Tout cela demanderait d’emprunter à nouveau des chemins déjà largement battus et rebattus. Sans aucun doute, il y aurait beaucoup à dire et à critiquer dans la philosophie politique de Rousseau, mais le traitement de choc que lui fait subir Jacques Généreux le rend proprement méconnaissable.
Le plus mal traité, cependant, de nos auteurs est Marx. Jacques Généreux lui prête la thèse soi-disant rousseauiste d’un homme naturellement bon perverti par la vie sociale. C’est franchement aberrant. Il n’y a pas trace d’une telle thèse chez Marx qui définit continuellement l’homme comme être social, aussi bien dans les textes de jeunesse (« l’individu est l’ensemble de ses relations sociales » affirme L’Idéologie Allemande) que les écrits de la maturité (Le Capital reprend explicitement la formulation d’Aristote du zoon politikon). Peut-être peut-on reprocher à Marx de trop croire en la possibilité d’une émancipation des individus ; c’est l’analyse de fait Costanzo Preve dans son Marx inattuale. Mais il n’a jamais soutenu une ontologie atomistique de l’être humain. On peut certainement rapprocher sur certains points Marx des libéraux, mais alors c’est plutôt des libéraux classiques comme Smith, pour lesquels, au demeurant, Jacques Généreux manifeste une visible sympathie. On peut également, et à juste titre mettre en cause la dimension utopique d’une partie de la pensée de Marx – c’est ce que j’ai commencé de faire depuis un certain temps et que j’ai développé dans mon Comprendre Marx (A.Colin, 2006). Mais l’analyse critique de la pensée de Marx n’a rien à voir avec ce travestissement et cet amalgame incroyable qu’on trouve dans les chapitres 6 et 7 de La dissociété. Hobbes, Rousseau et Marx mis dans la même barque pour l’enfer du néolibéralisme contemporain, trop, c’est trop !
En vérité, si Jacques Généreux s’égare, c’est parce qu’il croit que c’est chez les philosophes qu’on peut trouver les origines des malheurs du temps. Il y a trois décennies, les « nouveaux philosophes » faisaient naître le stalinisme chez les « maîtres penseurs » de la philosophie allemande. Mme Kriegel y avait rajouté Descartes (encore lui !) dans L’État et les esclaves et dans sa Philosophie de la République. Depuis belle lurette, Rousseau est cité régulièrement parmi les inspirateurs du « Petit Père des peuples ». Aujourd’hui Jacques Généreux prend les mêmes pour en faire les « maîtres penseurs » du néolibéralisme, lequel néolibéralisme s’est imposé … vouant aux gémonies ces « maîtres penseurs » ! Jacques Généreux fait du néolibéralisme « le fils naturel de la pensée moderne » mais il ne veut pas pour autant renoncer au progrès. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’on pourrait aussi prouver que la « pensée moderne » est la fille naturelle du christianisme ! Augustin qui genuit Descartes qui genuitMarx qui genuit
En vérité, la domination du capital n’a que faire des philosophes et des philosophies. Un Hobbes est un homme dangereux pour les idéologues du CAC 40 car il révèle le secret du mode de production capitaliste en train de prendre son essor. C’est pourquoi l’idéologie dominante pique à droite et à gauche, mais surtout n’a aucun besoin d’une anthropologie. Il suffit de voir comment un Sarkozy (et son porte-plume Guaino) peut dire une chose et son contraire dans le même discours pour comprendre ce qu’est l’idéologie et en quoi elle n’a que de lointains rapports avec une pensée rationnelle comme celle de Hobbes, de Locke (curieusement absent de l’analyse de Généreux), de Hegel ou de Marx.
Encore fois, ces chapitres sont un peu désespérants parce que les idées fondamentales soutenues dans La dissociété méritent bien mieux que cet excursus philosophique raté. La critique de l’homo oeconomicus, de l’individu menant une « existence séparée » a été faite depuis longtemps dans la philosophie politique contemporaine républicaniste. On pourrait ici citer Michael Sandel, Michael Walzer – ou ma critique serrée de Nozick dans Morale et justice sociale (Le Seuil, 2001). On pourrait également aller voir du côté de  dans une tradition qualifiée par toujours à juste titre de « communautariste ». C’est plutôt de ce côté-là que se situe Jacques Généreux. La confrontation d’une vision chrétienne de la communauté humaine avec la tradition socialiste laïque et plus individualiste peut être enrichissante. Mais il faut la traiter avec tout le sérieux philosophique nécessaire. C’est-à-dire en renonçant à ces généalogies toujours périlleuses.
Denis Collin
Le 10 juin 2007

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...