lundi 26 mai 2008

Entre morale, droit et politique, une justice internationale est-elle possible ?

Sommaire

Une des questions les plus importantes soulevées au cours des dernières années a été celle-ci : à l’âge de la mondialisation, peut-on proposer une alternative globale qui puisse protéger les humains contre les effets dévastateurs d’un  sans règle autre que celle de la maximisation du profit ? Plusieurs réponses sont apportées à ce défi. Mais elles peuvent se ramener à deux :
1)       La mondialisation heureuse : la mondialisation est conçue comme un processus porteur d’espoir, porteur de la promesse d’un monde sans guerre et d’une croissance économique qui mettra un terme à la misère de masse dans les pays en voie de développement. Il suffit simplement de trouver à l’âge de la mondialisation, la « bonne gouvernance ».
2)       L’altermondialisation : là, les choses sont bien plus confuses. Mais à l’encontre de l’ancien mot d’ordre « no global », il s’agit de prendre acte de la mondialisation et de l’entrée dans un âge « post-national » pour en proposer des formes nouvelles et « soutenables ».
Il y a deux réponses qui sont désormais écartées par presque tous les acteurs ayant pignon sur rue :
1)       La révolution permanente débouchant sur une république universelle des conseils ouvriers première étape vers le communisme.
2)       La paix perpétuelle version Kant, c’est-à-dire une association ou une société des nations s’organisant pour rester libres et vivre dans la concorde.
Quoi qu’il en soit, on voit bien qu’il est difficile d’être tout simplement audible, c’est-à-dire de pouvoir intervenir effectivement dans l’espace public sans disposer d’une conception un tant soit peu structurée de l’organisation du monde souhaitable. Il y a même de bonnes raisons de penser que le recul des mouvements qu’on pourrait appeler du nom très générique de mouvements « anti-systémiques » (voir Wallerstein) est sans doute lié à cette incapacité à produire non des solutions concrètes « clés en main » mais au moins un horizon pour l’action. Schématiquement, nous sommes devant l’alternative suivante :
1)       Soit nous cherchons un monde heureux, et nous renouvelons l’idéal qui fut celui de Marx ou un autre idéal du même genre ;
2)       Soit nous cherchons à définir les conditions auquel un monde peut être juste.
La distinction peut paraître difficile à établir. Je ne suis pas certain du tout qu’on puisse se passer d’une conception substantielle du bien pour définir une société politique juste – la théorie de la justice de Rawls prétend réaliser quelque chose qui à la réflexion me semble un tour de force théorique : en vérité, la théorie de Rawls est encastrée dans un certain nombre de conceptions du bien, pas très bien éclaircies et qui expliquent ses difficultés. Mais cette discussion nous emmènerait très loin.
Je vais provisoirement et à titre heuristique, essayer de mettre côté les conceptions que nous pouvons nous faire d’un monde meilleur qu’il n’est pour me concentrer sur la tentative de construire un monde plus juste qu’il n’est aujourd’hui. Bref, je vais tenter de donner quelques linéaments d’une théorie de la justice internationale, c’est-à-dire d’une conception publique de la manière dont les rapports  politiques et sociaux internationaux devraient être compte-tenu de ce que sont les hommes et compte-tenu de ce que les lois peuvent être dans un environnement économique, politique et social pas trop radicalement transformé par rapport à ce que nous connaissons aujourd’hui.
Dans cette entreprise, je vais reprendre un certain nombre d’éléments extraits de la conception rawlsienne du « droit des gens » telle qu’elle est exprimée dans Paix et démocratie, mais j’aurais pu aussi bien partir de Kant. Mais je ne me tiendrai pas dans une fidélité doctrinale rawlsienne :
1)       Je donnerai des justifications des principes de la paix un peu différentes de celle de Rawls ;
2)       Je serai amené à radicaliser certains aspects de la thèse rawlsienne compte-tenu des critiques que j’ai eu l’occasion de faire de la TJ dans d’autres articles, ouvrages ou interventions.
3)       J’essaierai d’aller un peu plus loin que la simple « utopie réaliste » que propose Rawls en donnant une évaluation des chances réalistes que nous avons de faire quelques pas dans la direction que je vais essayer de tracer.

Quels sont acteurs essentiels de l’ordre international ?

Pour construire une théorie de la justice internationale, il faut commencer par en discerner les acteurs principaux. Traditionnellement, c’est-à-dire au moins depuis Cicéron, la justice internationale se nomme « jus gentium », c’est-à-dire le « droits des gens » ou droit des peuples. Rousseau, Kant (2emanière) ou Hegel considèrent que les acteurs pertinents, quand on parle des relations internationales, sont les peuples. Que les acteurs de la politique internationale soient les peuples, c’est aussi ce qui dit Rawls et je vais tout d’abord essayer de justifier cette affirmation.
Nous ne sommes pas bien avancés, tant le mot « peuple » est polysémique et fort contestable en raison même de ses ambiguïtés. Il y a, par exemple dans la revue Multitudes toute une discussion déjà ancienne visant à abandonner le concept de peuple pour le remplacer par celui de « Multitudes » qu’on rattache à Spinoza. Dans un entretien publié dans cette revue, Jacques Rancière défend l’usage du mot « peuple » :
Peuple est pour moi le nom d’un sujet politique, c’est-à-dire d’un supplément par rapport à toute logique de compte de la population, de ses parties et de son tout. Cela veut dire un écart par rapport à toute idée du peuple comme rassemblement des parties, corps collectif en mouvement, corps idéal incarné dans la souveraineté, etc. Je l’entends au sens du « nous sommes le peuple » des manifestants de Leipzig qui manifestement n’étaient pas le peuple mais opéraient son énonciation, disruptive de l’incorporation étatique. Peuple en ce sens est pour moi un nom générique pour l’ensemble des processus de subjectivation qui font effet du trait égalitaire en mettant en litige les formes de visibilité du commun et les identités, appartenances, partages, etc. qu’elles définissent : processus qui peuvent mettre en scène toutes sortes de noms singuliers, consistants ou inconsistants, « sérieux » ou parodiques.
Évidemment, il y a dans le mot « peuple » une sorte de fantasme d’unité dont on a pu mesurer
-          les effets ravageurs (la figure de « l’ennemi du peuple », celui qui a rompu le pacte des frères, ou l’abominable Goldstein contre qui sont organisés les « quart d’heure de haine ».
-          mais aussi les effets soporifiques, impuissants : « le peuple uni jamais ne sera vaincu.
Mais la « multitude » qui ne se définit que par l’agrégation et les relations entre individus manque justement l’apparition d’un sujet politique.
On peut essayer de clarifier cette notion en revenant aux concepts anciens, ceux des Grecs principalement. On le sait, les Grecs distinguent le laos du démos. Le laos, c’est la population. Le peuple comme l’ensemble des habitants – c’est ce qui sera visé par la mise en place des institutions et des pratiques que Michel Foucault classe sous le terme de « biopolitique ». Le démos est le peuple transformé en corps politique. Le laos est informe, c’est la plèbe des Romains. Il doit être structuré, organisé par un « montage » qui est l’œuvre des « clercs » (klericos) – d’où « liturgie », une mise en scène destinée au laos. Cette opposition se redouble : un Grec est soit un simple particulier, idiotes, membre du laos, soit un citoyen, politis, en tant que partie prenante du démos. La démocratie gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ?  Le peuple comme objet ou destinataire du gouvernement, c’est le laos, alors que le peuple comme agent (« par le peuple »), c’est le démos.
Si on veut comprendre ce qui s’est passé d’abord en Europe puis dans tous les pays coloniaux et semi-coloniaux depuis cinq ou six siècles, c’est précisément de cela dont s’il s’agit : d’un laos assujetti à des familles de grands féodaux qui comptaient leurs sujets parmi leurs possessions, on est revenu à une affirmation du démos ou plutôt des démos comme sujet de la politique internationale, c’est-à-dire comme sujet de la politique tout court. « Un peuple libre dans une république libre », c’est la formule de la liberté républicaine (celle de l’humanisme civique, reprise par Machiavel) et cette formule sert de fil directeur aux mouvements émancipateurs qui prennent naissance en Europe dans le communalisme – surtout dans les communes libres italiennes – et va nous donner les révolutions anglaise, américaine, française, puis le printemps de peuples de 1848.

Pourquoi les peuples et pas les États ?

Il peut sembler en effet que les États sont les acteurs majeurs de la politique internationale. Celle-ci est faite des rapports, guerriers ou pacifiques, entre États. Et si, selon le mot fameux de Clausewitz, la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, c’est bien parce que la politique internationale est le lieu par excellence de l’affirmation de l’État. Du reste, pour qu’il y ait des relations internationales, il faut qu’il y ait des États ayant déjà un minimum de consistance, capables de lever des troupes, de conduire des guerres longues ou d’échanger des ambassadeurs, etc.
Mais à ces constations de « bon sens » ne tiennent pas à un examen sérieux, car le fait que les relations interétatiques sous la forme où les connaissons en Europe depuis les guerres de religion (je donne cette date pour fixer les idées) sont loin de former la norme. Bien au contraire.
Il faut tout d’abord préciser l’usage de certains termes. État et peuple sont distincts et pourtant souvent difficiles à distinguer.
1)       L’État est une création moderne. Le nom commence à apparaître à la Renaissance, principalement avec Machiavel. Et encore c’est toujours ambigu. Il parle de l’État comme ce dont doit s’occuper l’homme politique, mais il utilise encore le pluriel, « les états » pour désigner les différentes villes qu’un prince peut gouverner. Mais Machiavel perçoit très exactement ce qui en train de se passer à son époque, l’émergence des États-nations modernes, c’est-à-dire l’Angleterre, la France et l’Espagne, ce que n’est ni l’Italie (« povera Italia » !) ni l’Allemagne. Ce qui caractérise l’État moderne, celui que pensent les contractualistes par exemple, ou celui que projette Machiavel, c’est qu’il possède une légitimité en tant que représentant de la « volonté générale ». Il est réputé l’institution d’un peuple instituant. Pour qu’il y ait État, il faut que le peuple se fasse peuple. C’est un principe normatif avec lequel la réalité factuelle peut différer plus ou moins fortement. Mais si on veut réfléchir au possible, on doit éviter de se laisser enfermer dans les constats contestables de ce qui est.
2)       Il y a un mode de « gouvernance » (j’emploie à dessein ce terme anachronique) pré-étatique qui s’appelle l’Empire. L’Empire est d’abord l’empire romain (la « monarchie universelle » dirait Dante). Être un empire, c’est simplement avoir l’imperium.  Les Romains ont l’imperium sur toute cette vaste zone qui a pour frontières presque naturelles le mur d’Hadrien, le Rhin, le Danube, le Caucase, ou encore l’Atlas au sud. Mais ce commandement unifié ne fait pas une unité. Le « regnum Italicum » ce n’est déjà plus Rome et a fortiori les Gaules, etc. Il y a une double logique de l’empire, logique d’expansion illimitée et logique de domination. L’expansion illimitée est en quelque sorte dans les « gènes » de l’empire. Il ne peut vivre qu’en s’agrandissant.  L’Empire était déjà « mondialisateur ». L’empire secrète sa propre hiérarchie impliquant des dominations multiples. Mais les empires, s’ils supposent une bureaucratie assez imposante – l’empire romain n’y a pas échappé – ne forment pas des États au sens moderne des États-nations.
3)       L’entrée dans la modernité n’a pas fait disparaître les empires. Les États-nations les plus puissants – comme jadis la république romaine – sont restés à l’intérieur de leurs frontières des États-nations mais ont constitué à l’extérieur des empires coloniaux gigantesques, qu’ils s’agissent d’empires désignés comme tels (« l’empire français » pouvait-on lire sur les planisphères pendues aux murs des écoles de la république !), ou d’empires de fait comme les États-Unis d’Amérique (du Nord). Mais il me semble que l’on peut suivre Hannah Arendt quand elle soutient que l’impérialisme exprime l’irruption des intérêts submergeant la sphère publique – celle de la vie en commun – et que, par là même, l’impérialisme loin d’être « l’enfant naturel » de l’État-en est l’exact opposé : « C’est de l’extérieur que les conditions du pouvoir moderne, qui font de la souveraineté nationale une dérision, sauf pour les États géants, la montée de l’impérialisme et les mouvements annexionnistes ont sapé le système européen de l’État-. Car aucun de ces facteurs n’était directement issu de la tradition ou des institutions des États-nations eux-mêmes. »[1].
En second lieu, il faut se contenter ici de remarquer que les peuples apparaissent souvent comme sujets de l’histoire universelle sans disposer encore d’une forme étatique. Les peuples colonisés – qui parfois n’existaient même temps en tant que tels avant la colonisation se sont formés dans le soulèvement contre les puissances coloniales. Pour remonter un peu plus haut, les exemples allemands et italiens sont éloquents : voilà des peuples qui se considéraient comme tels depuis des siècles mais ont dû attendre la deuxième moitié du 19e siècle pour jouir enfin d’une existence étatique. Il existe même des peuples au destin encore plus étrange comme le peuple juif, dispersé dans toute l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord et qui a attendu si longtemps avant de constituer un État hébreu qui n’est que la résurrection mythique de l’antique royaume d’Israël. En passant, selon Kant, le seul cas d’intervention militaire juste dans les affaires d’un autre peuple, c’est quand il faut aider un peuple à se séparer d’un autre et Kant fait allusion ici à l’intervention française aux côtés des insurgés des colonies anglaises d’Amérique.

Pourquoi les peuples et pas les individus ?

Il y a dans l’histoire de la philosophie politique une très honorable tradition qu’on peut faire remonter aux Stoïciens et qui considère que les hommes ne sont pas d’abord membres de la famille ou de la cité mais bien plutôt des « citoyens du monde ». La politique doit être enchâssée dans une cosmopolitique. Le raisonnement est bien connu et on peut le retrouver chez Cicéron aussi bien que chez Kant : tous les hommes sont des êtres de raison et cette nature commune les lie les uns aux autres. Cette conception se retrouve sous une autre forme dans le christianisme : tous les hommes sont des enfants de Dieu et ils doivent donc appartenir à la même assemblée (ecclesia) universelle (catholique).
Cette conception de l’humanité que soutient une certaine anthropologie a eu ses mérites. Elle a servi de justification aux théories du droit naturel qui confèrent aux individus des droits imprescriptibles. Mais ses signalés services ne font pas de cette conception « universaliste abstraite » le point suprême de la philosophie.
Tout d’abord, je crois qu’on peut soutenir que l’universalisme libéral moderne (« la déclaration universelle des droits de l’homme »), le pendant idéologique et le supplément d’âme du  économique, s’inscrit dans cette conception cosmopolitique. Que l’humanité soit constituée d’individus « atomes » sociaux, c’est la B-A BA de la « science économique » officielle. Bien que cet individualisme (« possessif », comme dirait Macpherson) fasse partie de la « doxa » qu’on ne saurait remettre en cause sans s’attirer les foudres des censeurs de la pensée politiquement correcte, on doit le caractériser pour ce qu’il est : une apologie du bourgeois égoïste comme type humain indépassable et contrairement à ce qu’on a dit trop vite, faute de l’avoir lu et médité, le petit ouvrage de Marx sur la question juive a énoncé sur ces questions-là des thèses qui gardent toute leur vigueur et toute leur jeunesse.
Que l’humanité ne soit pas composée d’individus, on le comprendra facilement si on veut bien admettre que ce ne sont pas les individus qui font la société, mais bien les divers entrelacs de l’existence sociale qui permettent aux hommes de devenir et de rester des hommes. Jacques Généreux[2], en dépit des critiques que l’on peut lui adresser, a dit sur ce point des choses utiles. La conception que fait de la société le produit de l’activité d’individu choisissant rationnellement leurs rapports avec les autres en vue de maximiser leur utilité est si absurde, si contraire à ce que même les petits enfants savent qu’on pourrait se demander d’où lui vient son succès… si on oubliait à quel point elle coïncide avec la vision du monde et les intérêts matériels des classes dominantes dans une formation sociale dominée par le mode de production capitaliste. Il reste que l’humanité n’est pas composée d’individus mais de communautés. C’est seulement en tant que membre d’une communauté que l’individu peut s’affirmer et développer son autonomie. On pourrait présenter les choses à la manière hégélienne qui me semble ici très pertinente. Enfermé dans le cercle de la famille et des liens du sang, l’individu n’est encore libre qu’en puissance. Sa liberté commence quand il peut commencer à situer son activité dans l’élément universel. Mais l’universel n’existe effectivement que dans la particularité. Le peuple peut ainsi être conçu comme la médiation dans laquelle est surmonté l’antagonisme entre l’universel et le particulier. Le peuple est « comme une famille » (la « patrie », cette mère-père) et donc particulier, mais il est universel en ce que les rapports entre ses membres ne sont pas sentimentaux mais reposent sur l’exercice de la raison dont la forme la plus élevée est l’affirmation de la volonté générale.

Le droit des peuples

Comment les peuples existent-ils ? C’est l’affirmation du droit des peuples qui les fait exister. Ce droit est d’abord un droit naturel – un peuple affirme son existence tant qu’il est assez fort pour le faire. En quoi résident les droits des peuples coloniaux à exister ? Dans les défaites qu’ils ont infligées aux colonisateurs ! On peut même dire qu’il y a dans presque tous les peuples une de ces dates où le sort des armes semble établir ce droit à l’existence. Ce qu’apportent la pensée politique moderne, c’est d’essayer de faire entrer ce droit naturel des peuples dans un système de droit positif international. On sait que droit des peuples est un des piliers du traité de paix perpétuelle imaginé par Kant. La proclamation officielle du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes au lendemain de la première guerre mondiale (déclaration Wilson) concomitante avec la création de la société des nations (SDN) peut apparaître comme une première ébauche, vite engloutie dans le maelström de l’histoire, du projet kantien. Il y a un certain nombre de raisons politiques et historiques qui expliquent la faillite de la SDN et l’impuissance de l’ONU. Mais au-delà des intentions ouvertes ou cachées des puissances organisatrices, ce sont des principes de coexistence pacifique qui ont été reconnus et c’est un droit qui est affirmé.

Altermondialisme contre droit des peuples

Dans Empire, Negri et Hardt mettent en question ce droit des peuples. Certes ils introduisent la distinction entre l’État- (dictatorial par essence, selon eux) et le « nationalisme subalterne » qui serait progressiste, au moins partiellement. Il reste que, tout bien pesé, la « libération nationale » reste un « cadeau empoisonné »[3], et le véritable moteur de tout le processus historique est « le désir déterritorialisant » (sic). Je ne reprends pas ici la critique que j’ai faite ailleurs de Negri et Hardt[4]. Les adversaires du principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes s’appuient aujourd’hui principalement sur une critique radicalement du principe national. Les frontières et les territoires seraient des entraves à la libération humaine, alors même que la technique moderne dessine la perspective d’une société mondiale nomade.
Que le droit des peuples soit la condition de l’existence politique d’une humanité qui est désormais liée organiquement sur l’ensemble de la planète, c’est évident. Tant que les peuples n’avaient que des contacts épisodiques, voire s’ignoraient purement et simplement, le « jus gentium » n’avait qu’une importance assez relative. Il n’en va plus de même quand les relations commerciales, diplomatiques, politiques unissent et divisent tous les peuples de la Terre. La stabilisation des frontières, la construction d’un édifice du « concert des nations » à peu près organisé participent de la possibilité pour les hommes de réaliser librement les perspectives de vie qu’ils jugent les meilleures. En cela les frontières sont bien comme le pensaient Hannah Arendt les murs qui supportent le monde.

Le droit des peuples a-t-il encore un sens à l’époque de la mondialisation ?

L’objection étant le plus commune, je vais essayer d’y répondre brièvement.
1)       la « mondialisation » est plus une vague dénomination journalistique d’un ensemble de phénomènes de phénomènes disparates qu’un concept opératoire. Le sens le plus objectif qu’on puisse lui donner est celui de l’achèvement de l’unification du monde. Quand Vasco de Gama a fait le tour du monde pour la première fois, la mondialisation était en cours ! Historiquement parlant, on peut même dire que le capitalisme est un système mondialisé par essence.  Braudel définit le monopole et le commerce au loin comme terrain même sur lequel est né le capitalisme.[5]
2)       La mondialisation accroît les contacts entre États ainsi que les relations complexes de dépendances entre eux. Mais on ne peut pas déduire de cela qu’ils dépérissent. Quand on voit l’obsession du contrôle aux frontières, on a une petite idée de la réalité des processus en cours. La puissance interne et externe des appareils d’État n’a diminué en aucune façon.  Même la dérégulation économique et la liberté des marchés n’ont été mises en place que par l’action des États dont elles restent foncièrement dépendantes.  Quand on dit que les États-nations sont impuissants économiquement, c’est un mensonge patent diffusé largement en vue de masquer des orientations politiques bien précises. Lors de la première phase de la crise dite des « subprimes » on a encore vu les États les plus libéraux intervenir massivement et injecter dans le marché des fonds publics – ainsi le gouvernement de M. Brown a-t-il nationalisé un des principaux établissements financiers anglais.
3)       L’apparition d’institutions supranationales elle-même ne contredit pas ce propos. Les instituions supranationales (comme l’Union européenne) procèdent de la souveraineté législative de peuples (du moins en théorie !) et elles sont donc intégrées à ce titre dans la pyramide des normes.
4)       Enfin, il y a un dernier aspect important. Même si on admet l’affaiblissement des États-nations, cela ne légitime pas pour autant pas un de ces passages saugrenus du fait au droit que le droit des peuples disparaissent. On devrait au contraire combattre contre cette affaissement des cadres politiques qui définissent les seuls espaces publics que nous connaissons, aussi imparfaits soient-ils.

Le droit des peuples est conception publique de la justice entre les peuples

Revendiquer le droit de son propre peuple, c’est engager un processus de reconnaissance dans lequel, sauf à tomber l’incohérence logique, on reconnaît aux autres peuples un droit égal au sien. Cette affirmation peut sembler un peu théorique.
Supposons un peuple que se gouverne de manière républicaine, c’est-à-dire selon le principe de la souveraineté populaire au plan législatif et en respectant la séparation des pouvoirs, un tel peuple ne pourrait pas admettre en même temps d’en dominer un autre. « Un peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre » proclamait Marx au moment de la fondation de la 1ère Association internationale des travailleurs, qui a fait du combat pour la liberté de la Pologne et de l’Irlande un de ses objectifs fondamentaux.
Reconnaître le droit des peuples, c’est :
-          Reconnaître le droit à la séparation des peuples qui seraient englobés dans le même État. En précisant que le droit à la séparation n’est évidemment pas l’obligation de se séparer !
-          C’est aussi renoncer  à toute guerre de conquête mais nullement au droit de se défendre
-          Chercher à nouer avec les autres peuples qui reconnaissent des principes semblables des relations d’association.
Chacun de ces points pose évidemment de nombreuses questions épineuses.
1)       Jusqu’où s’étend le droit de séparation ? la question de la pulvérisation des nations au nom du droit des peuples est une question réelle et sérieuse. Le principe des nationalités peut se transformer en principe de chaos politique.
2)       La séparation de la guerre offensive et de la guerre défensive est presque impossible à établir dans la plus grande partie des cas. Généralement les guerres de conquête se déguisent en guerres défensives !
3)       La nature et les modes d’organisation de l’association des peuples posent aussi des problèmes redoutables. Il y a des associations de malfaiteurs (l’UE !), des ententes entre pillards concurrents (par exemple le partage colonial à la conférence Berlin de 1884)
Mais le droit des peuples fournit un cadre juridique à partir duquel on doit pouvoir penser la réalité concrète (on ne peut pas demander à un cadre juridique de résoudre à l’avance toutes les questions).

Un État mondial ?

Du principe du droit des peuples, on peut essayer de tirer un schéma d’organisation mondiale. Mais avant cela il faut répondre à la question lancinante de la possibilité d’un État mondial, comme le propose par exemple Habermas qui juge ici que Kant et son projet de paix perpétuelle sont dépassés.
Kant dans le Traité de paix perpétuelle fait remarquer que si la constitution d’un État peut sembler le couronnement logique du développement des liens entre nations, il refuse néanmoins cette hypothèse ; un tel État serait en effet soit anarchique soit tyrannique. On pourrait ajouter : et même les deux à la fois.

Un état mondial serait tyrannique

Les grands libéraux comme Montesquieu avaient l’intuition que la machine d’État en concentrant les pouvoirs est potentiellement dangereuse pour la liberté.  Tout pouvoir tend à l’abus de pouvoir. Les républicanistes partagent des positions du même ordre. Si la liberté est la non-domination, la constitution politique doit protéger les citoyens contre la domination, y compris contre la « tyrannie de la majorité ». Mais nous savons bien que les barrières constitutionnelles internes à un État sont très fragiles. Dans des vieux pays où les traditions de protection des libertés individuelles sont ancrées dans l’esprit du peuple, on voit avec quelle facilité des libertés essentielles sont supprimées finalement sans beaucoup de protestation.
Finalement, quand on étudie les hypothèses les plus défavorables, on doit bien constater que la seule limite un tant soit peu garantie du pouvoir étatique, c’est précisément la limitation de son empire, c’est le fait qu’existent une pluralité d’États. Au fond, c’est assez simple à comprendre.  Tant qu’il existe une pluralité d’États, il doit toujours y en avoir un ou deux vers lesquels on peut fuir pour demander l’asile politique ! On voit bien à quel point la coopération internationale des polices et des systèmes judiciaires restreint chaque jour un peu plus l’espace des libertés publiques et privées. Et lutter pour transférer un maximum d’attributs de souveraineté vers un organisme qui s’apparenterait à un gouvernement mondial, c’est tout simplement une de ces formes pernicieuses de la servitude volontaire et de ce goût pour le discours du maître dont sont si friands les intellectuels en général et les intellectuels français en particulier.

Un État mondial ne serait qu’une machine anarchique et bureaucratique

Ajoutons qu’un État mondial serait à peu près aussi sûrement anarchique. Quand on voit l’inefficacité redoutable de la bureaucratie européiste, les gaspillages qu’elle engendre alors qu’elle ne contrôle qu’une très faible part des budgets nationaux d’États par ailleurs solides et administrés à peu près rationnellement depuis des siècles pour les principales puissances ouest-européennes, on a une toute petite idée de ce monument d’inefficacité bureaucratique que serait un État mondial. Ou alors il faudrait imaginer un pouvoir central dépourvu de pouvoirs propres … ce qui ne serait donc pas un État mais un club de maîtres du monde se partageant leurs zones d’influence et leurs territoires comme on voit les faire les parrains de la mafia dans les films de gangsters.

Habermas et le « post-national »

Habermas essaie d’évaluer la pertinence de la pensée kantienne pour les problèmes du droit cosmopolitique et de la paix aujourd’hui. Habermas résume ainsi la position de Kant. Si la paix perpétuelle est possible, c'est-à-dire si un état de paix stable fondé sur l’alliance d’états raisonnables est possible, trois grandes tendances l'expliquent :
« 1) le caractère pacifique de républiques ; 2) la force socialisatrice du commerce international ; 3) la fonction de l’espace public politique. »[6]
Si on examine ces tendances à l’aune de l’expérience historique, le jugement qu’on peut porter sur le projet kantien est ambigu. Selon Habermas, ces propositions kantiennes, prises dans leur sens immédiat, ont été démenties par les faits, mais « ouvrent à des développements historiques qui témoignent d’une dialectique bien singulière ».
Tout d’abord, les républiques ne se sont pas montrées particulièrement pacifiques. Le remplacement des armées mercenaires par l’armement du peuple s’est traduit bien souvent par l’exaltation nationaliste et au total les statistiques montrent que les États républicains sont aussi guerriers que les États plus ou moins despotiques. Cependant les visées universalistes des États républicains, si elles les incitent souvent à la guerre les conduisent en même temps à changer le caractère de la guerre.
En ce qui concerne le deuxième point, l’expansion du commerce loin d’avoir été pacificatrice a surtout développé les rivalités entre les grandes puissances. En même temps, la « globalisation » a conduit à de profondes transformations dans les rapports internationaux, a affaibli la frontière si chère à Carl Schmidt entre affaires intérieures et politique étrangère.
Enfin, le troisième point montre que Kant comptait sur le développement des Lumières pour assurer le caractère pacifique des États républicains. Néanmoins, il est loi d’être certain que le développement des mass media et de la culture de l’image contribue au progrès des Lumières. Pourtant, dans le même temps, les nouveaux moyens techniques et les nouvelles exigences du commerce sont peut-être en train de faire émerger un espace public mondial.
Mais la critique d’Habermas sur concentre un point : l’union fédérative constituée sur la base de la libre volonté des États en vue d’éviter la guerre lui semble frappée d’une faiblesse structurelle. L’expérience montre que dans les périodes de tension grave, cette union fédérative devient simplement le champ des affrontements entre les intérêts divergents des grandes puissances. Non seulement l’expérience de la SDN mais aussi celle de l’ONU montrent l’impuissance de cette union qui ne peut agir qu’avec un très large accord et notamment celui des puissances dominantes. La nécessité d’une autorité supranationale lui semble avérée, une autorité qui pourrait ne pas être la « monarchie universelle » que craignait Kant mais plutôt quelque chose qui ressemblerait à une république universelle.
La position d’Habermas est très problématique. Comment un pouvoir supranational pourrait-il n’être pas une monarchie universelle ? Il faudrait pour cela que toutes les parties composantes de ce pouvoir supranational soit parfaitement raisonnable et que personne n’use de sa force propre pour faire fonctionner le superpouvoir mondial à son propre profit. Autrement dit Habermas veut un superpouvoir pour limiter, voire interdire, les abus des États-nations, mais pour construire un tel superpouvoir, il présuppose que les États-nations ont déjà été capables de s’autolimiter, de renoncer à user de la droit de nature hobbesien, autrement, la solution du problème suppose le problème déjà résolu et par conséquent cette solution elle-même est devenue inutile.
Habermas ajoute que cette nécessité est d’autant plus impérative que le cadre de l’État-, celui dans lequel Kant pense, serait dépassé par l’évolution économique et sociale mondiale ­ la « globalisation ». Ce deuxième argument présente les mêmes défauts que le précédent. En outre, Habermas commet ici la même erreur que les altermondialistes en tous genres ou que les partisans de la « gouvernance globale ». Le mode de production capitaliste est par essence un mode de production « mondial ». Mais dans le même temps, il ne peut se passer de bases nationales. Les entreprises multinationales restent pour l’essentiel des entreprises basées sur un État. En réalité, la « mondialisation » et la dérégulation « néolibérale » ne sont pas des processus économiques qui s’accompliraient contre les États-nations, mais au contraire se produisent avec la volonté des États-nations.  Les privatisations ne sont pas imposées par on ne sait quel processus naturel contre lequel on ne pourrait rien mais bien par des politiques nationales, fussent-elles des politiques nationales concertées. Il faut également noter que le mode de production capitaliste passe par des alternances d’expansion « mondialiste » et des phases de repli sur les États-nations et il est bien possible que nous soyons en fait entrés dans une des ces phases de « renationalisation » après les orgies néolibérales…
En ce qui concerne le droit cosmopolitique, Habermas estime que sa version kantienne réduite au « droit de visite » est très insuffisante quand on est confronté aux guerres modernes et au crime contre l’humanité. Bien que de manière très unilatérale, les procès de Nuremberg ou le TPI pour juger les crimes dans l’ex-Yougoslavie indiquent la possibilité d’une avancée du droit cosmopolitique. L’exemple n’est pas particulièrement bien choisi car, contrairement à ce que pense Habermas, nous avons eu avec le TPI exactement le même genre de justice des vainqueurs que celle de Nuremberg.

L’espace politique est nécessairement limité

À ces deux raisons de base déjà analysées par Kant, il faut en ajouter une autre. Plus le pouvoir est sous le contrôle immédiat des citoyens, plus les probabilités qu’il soit à peu près démocratique sont fortes. Et inversement plus s’interposent d’étages politico-administratifs entre le citoyen et le pouvoir central, plus la démocratie se réduit à n’être plus qu’un mot creux.
Les philosophes politiques classiques, Aristote comme Rousseau, avaient eu cette intuition que le territoire politique de la cité doit rester dans des limites raisonnables. Pour Aristote, la cité est assez grande quand elle est « autarcique ». Évidemment, habitant d’Athènes, Aristote n’entend pas par autarcie l’absence de commerce – c’est Platon qui pense qu’une cité juste doit être construite loin de la mer pour ne pas succomber aux tentations pernicieuses du commerce ! L’autarcie, c’est simplement le fait d’avoir un nombre d’habitant suffisant pour qu’il puisse exister une division du travail permettant de subvenir aux besoins fondamentaux de toute vie humaine digne de ce nombre. On connaît aussi la fameuse dédicace du second discours :
Si j'avais eu à choisir le lieu de ma naissance, j'aurais choisi une société d'une grandeur bornée par l'étendue des facultés humaines, c'est-à-dire par la possibilité d'être bien gouvernée, et où chacun suffisant à son emploi, nul n'eût été contraint de commettre à d'autres les fonctions dont il était chargé: un État où tous les particuliers se connaissant entre eux, les manœuvres obscures du vice ni la modestie de la vertu n'eussent pu se dérober aux regards et au jugement du public, et où cette douce habitude de se voir et de se connaître, fît de l'amour de la patrie l'amour des citoyens plutôt que celui de la terre.
L’idéal rousseauiste est celui d’une démocratie directe où les citoyens prennent directement en charge l’administration de la république.  On peut tenir cet idéal pour irréalisable et éventuellement pour dangereux en ce qu’il abolit la nécessaire séparation entre gouvernants et gouvernés et pourrait facilement basculer dans la tyrannie de la majorité.
Donc sans retenir comme seul pertinent l’idéal de la démocratie directe, au sens strict, et sans qu’on soit capable de définir la taille optimale qui est évidemment variable selon les conditions historiques et géographiques, on doit admettre qu’un État qui s’agrandit démesurément  tend à se transformer en empire, c’est-à-dire en un système politique qui est la négation même d’un espace politique, comme lieu où les citoyens se rencontrent en tant que personnes publiques et se reconnaissent dans leur pluralité irréductible.

Il faut protéger la biodiversité politique

Je terminerai sur ce point en faisant une remarque de simple bon sens. La politique n’est pas quelque chose qui puisse ressortir à une construction a priori. La politique est par nature expérimentale. L’uniformisation du monde liée à la domination du mode de production capitaliste et des « lois du marché » est déjà en train de tuer la diversité des cultures dans toutes les acceptions possibles du terme. Des centaines de langues sont menacées de disparition et j’ai la faiblesse de croire que c’est quelque chose d’aussi ennuyeux que la disparition d’espèces d’insectes ou de grenouilles.
La multiplication des instances normatives internationales ne peut que supprimer peu à peu la diversité des systèmes politiques et donc la possibilité même d’expériences originales. Les « exceptions » sont montrées du doigt.  Nous le savons bien en Europe : nos gouvernements et les élites bien pensantes (c’est-à-dire l’essentiel des intellectuels ayant pignon sur rue) ne cessent d’essayer de nous faire honte à cause de nos « exceptions françaises ». Nous sommes une république laïque. Pensons donc ! Le mot « laïque » n’a pas de traduction anglaise donc la laïcité n’a aucun droit à continuer d’exister sauf à se rebaptiser « sécularisation » pour entrer enfin dans les canons européistes.

Les principes de fonctionnement d’une société des peuples

Une fois définis le cadre et les acteurs d’une vie politique internationale juste, il est nécessaire d’esquisser les principes qui permettent à un ensemble de peuples différents, se gouvernant chacun selon sa propre complexion, de vivre en bonne entente et de former une société des peuples.

Conditions de base

Kant – et Rawls le suit sur ce point comme sur beaucoup d’autres – considérait que la première condition pour que puisse exister entre peuples une paix perpétuelle était la forme républicaine du gouvernement, c’est-à-dire l’existence d’un gouvernement reposant sur la souveraineté législatrice du peuple et la séparation des pouvoirs. Sans doute s’agit-il là d’un réquisit évident. Mais l’expérience nous montre qu’il est trop indéterminé. Il est impossible de faire l’impasse sur les structures sociales et rapports de domination économique à l’échelle internationale. Les États-Unis ont une structure en gros conforme aux réquisits kantiens/rawlsiens. Cela n’en fait pas une  particulièrement pacifique ni particulièrement respectueuse de la souveraineté des autres États. On pourrait objecter qu’en fait les États-Unis ne sont démocratiques qu’en apparence mais sont en fait une oligarchie organisée autour du complexe militaro-industriel et appuyant sur des véritables États dans l’État, les services de renseignements (CIA) et la police fédérale (on sait le rôle qu’a joué Hoover, le patron du FBI, maître espion qui avait de quoi faire chanter tous les présidents aux ordres de qui il était censé obéir.) Mais cet argument à la réflexion me semble assez peu convaincant. Il se range dans la catégorie de ces théories qui réfutent toutes les objections en arguant de l’imperfection de la mise en œuvre du modèle. Je ne suis pas certain que si les citoyens américains avaient eu vent des menées de Hoover ils eussent eu la volonté d’y mettre un terme…
Nous devons partir non pas comme Rawls de « peuples bien ordonnés », c’est-à-dire régis par une conception publique de la justice, mais au contraire des États réellement existant afin d’explorer les lois comme elles peuvent être.
Je pose que la première condition de la paix est qu’aucun État ne soit assez fort pour disposer d’atouts qui lui permettent d’imposer sa loi sans être obligé d’en payer le prix. Pour parler concrètement, une paix durable et une coopération équitable entre peuple suppose une limitation drastique de la puissance américaine – ce qui n’est pas utopique du tout si on veut bien y réfléchir et remarquer que le pouvoir des États-Unis repose très largement sur la solidarité des classes dominantes et l’asservissement plus ou moins volontaire des nations européennes.
La deuxième condition est que les peuples participants à cette société des peuples ne soient pas dominés sur le plan intérieur, même sous les apparences du régime démocratique. Si cette condition signifient que la paix n’est possible que lorsque toutes les dominations de classe ont été abolies, alors il s’agit d’une condition vraiment trop forte (et peut-être définitivement utopique). Elle demande seulement que les classes populaires, les ouvriers, les paysans pauvres, les chômeurs, etc. disposent de moyens de faire valoir leur point de vue contre les menées des classes dominantes. Cette deuxième spécifie la condition républicaine kantienne en la transformant condition républicaine et sociale. Par exemple, dans les rapports avec la Chine actuelle, plutôt que d’exiger qu’elle adopte des normes de représentation politique strictement conformes au modèle anglo-saxon  (qui d’ailleurs n’est pas spécialement un modèle !), il me semble plus important que l’effort porte sur les droits syndicaux des ouvriers, leurs droits à avoir des syndicats indépendants de l’État et du parti.

Comment faire respecter un ordre international juste ou à peu près juste ?

Évidemment la question la plus importante quand on essaie de concevoir un ordre légal juste est de savoir comment on doit traiter les États récalcitrants ou les États « délinquants ».
Si on imagine une société des nations, reposant une charte des droits et des principes politiques acceptés en commun, comme une telle société doit-elle se conduire à l’égard de ceux qui n’acceptent pas cette charte fondamentale ? La thèse qui s’est au cours des dernières décennies, notamment sous l’influence d’une gauche « moraliste » est la thèse du devoir d’ingérence. Alors que la charte des Nations Unies repose sur la non ingérence dans les affaires intérieures des États membres de l’ONU, beaucoup d’hommes politiques et quelques philosophes (Kouchner dans la première catégorie, Glucksmann dans la seconde, pour fixer les idées) ont défendu le principe que les États démocratiques soucieux des droits de l’homme devraient intervenir dans les affaires intérieures des gouvernements non démocratiques. On sait que ce fut l’argument majeur pour le bombardement de la Serbie ou la guerre en Irak. Ces deux exemples devraient suffire pour confondre les tenants de la « politique morale » qui se sont vite révélés comme des Tartuffes de l’espèce la plus retorse. On pourrait aussi montrer facilement combien les défenseurs des grands principes pratiquent la morale à géométrie variable. Au moment même où approuvent le démantèlement de la Serbie en reconnaissant d’un État kosovar qui a tout l’air d’un État fantoche, ils plaignent que les Russes soutiennent les menées indépendantistes en Abkhazie et revendiquent le droit pour leur allié, la Géorgie, de réprimer les indépendantistes au nom de la défense de son intégrité territoriale.
Mais ces arguments visent plus les argumenteurs que l’argumentation. Distinguons plusieurs cas :
1)       Le cas simple à régler de conflit entre deux peuples, dont l’un opprime l’autre. Le principe du droit des peuples autorisent les peuples démocratiques à apporter leur soutien au peuple opprimé cherchant à se libérant de la domination.  Par exemple, toutes les forces démocratiques ou attachées au droit à l’émancipation des peuples colonisés auraient été fondés à soutenir les indépendantistes algériens contre la France.
2)       Le cas plus complexe est celui d’un régime qui viole de manière manifeste les droits de l’homme  les plus élémentaires. Un tel régime est évidemment condamnable moralement et politiquement (on peut faire des discours contre lui, prendre des mesures de rétorsion diplomatiques ou commerciales). Mais on ne trouvera aucun principe juridique auquel tous les États pourraient souscrire qui autorise par exemple une intervention armée pour renverser un régime que l’on estime tyrannique. Kant répond ainsi à cette question : la conduite scandaleuse d’un particulier n’autorise pas la police à se saisir de lui dès lors qu’il a causé de tort à personne. Il en va de même en ce qui concerne les peuples, qui sont les citoyens de la société internationale.
À ma connaissance, personne n’avait proposé une intervention militaire sous couvert de l’ONU pour renverser le régime de l’apartheid. La position de respect du principe de non-intervention peut sembler moralement difficile à tenir. Un individu qui en regarde en autre se faire tuer ou martyriser se place dans la position du délinquant qui n’a pas portée assistance à une personne en danger. Mais cette position qui consiste à transposer ce qui vaut sur le plus individuel au plan des rapports entre nations est sans fondement. Le droit international ne dispose pas d’une force propre pour être mis en œuvre, précisément parce qu’il n’y a pas d’État mondial et s’il y avait un État mondial, ce ne serait plus une question de droit international.
Cette situation est évidemment très problématique. Un peuple peut s’autoriser à intervenir dans les affaires intérieures d’un autre et en assumer tous les risques, et peut-être même aura-t-il politiquement raison, mais je ne crois pas que cela puisse être garanti par un droit. Pour faire une analogie, Kant a sans doute raison quand il dit qu’aucune loi ne peut garantir le droit de désobéir à la loi, mais il reste qu’il faut parfois savoir désobéir à la loi et assumer ses responsabilités politiques. L’idée des partisans du droit d’ingérence (qui serait fondé sur un devoir d’ingérence), c’est au fond l’idée de résoudre toute la politique internationale à une série de mécanismes procéduraux. C’est une idée du droit international proprement délirante et dont l’application supprimerait purement et simplement l’idée même de liberté.
Un droit international raisonnable est nécessairement limité. Il ne peut réellement être efficace que dans un domaine : garantir la libre possibilité pour chaque peuple de se gouverner comme il l’entend, bref d’être « maître chez soi ». Exiger plus, c’est autoriser n’importe quel État assez fort, ou n’importe quelle coalition temporaire d’États à imposer sa loi, c’est-à-dire la primauté de ses intérêts.
La « politique morale » n’est ainsi qu’une opération de brouillage idéologique qui légitime le droit du plus fort. Il y a aurait par exemple beaucoup de choses à dire concernant la catégorie d’ « États voyous ».
-          Soit cette catégorie a un sens : un État voyou est un État qui n’hésite pas à recourir à l’assassinat politique, à la piraterie, au terrorisme et à toute sorte d’autres actions de ce genre, condamnées généralement par le droit, y compris le droit international et alors on verra aisément que la liste des États voyous s’allonge démesurément. Les États-Unis figureraient incontestablement en tête de liste. Mais aussi la Russie … ou la France dont la politique africaine, par exemple, pourrait aisément la faire entrer dans le box des États voyous accusés. On peut même se demander si tout État n’est pas, par nature, un peu voyou. En tout cas, c’est ce qu’un lecteur attentif de Machiavel a tendance à croire.
-          Soit cette catégorie n’est qu’un des innombrables usages pervers de la morale en vue légitimer les actions les plus immorales. Là encore la guerre américaine en Irak fournit un cas d’école. Qu’il s’agisse de la première guerre du Golfe, celle de 1991, ou de la seconde.

Le droit ne remplace pas la politique

De nombreuses autres questions peuvent se poser, comme par exemple celle des devoirs des pays riches et « bien ordonnés » à l’égard des pays « entravés ». Rawls, par exemple, admet ce genre de devoirs. Mais il traite cette question comme si la richesse des uns et la pauvreté des autres renvoyaient à des causes endogènes et par conséquent le rapport des pays riches aux pays « entravés » est conçu seulement sous le rapport du devoir. D’un point de vue kantien strict, au demeurant, il devrait s’agir d’un devoir méritoire et non d’un devoir strict.
Il est impossible pourtant de parler sérieusement de ce genre de question en mettant hors jeu la structure du système économique mondial, comme système « national-mondial hiérarchisé » pour reprendre la très précise caractérisation qu’en donne Michel Baud. Même si elles sont souvent partielles et un peu unilatérales les analyses du développement inégal d’un Samir Amin doivent encore être prises en compte. L’inégalité du développement est une des conditions de développement de l’accumulation du capital. Tout comme l’exploitation des ressources naturelles aussi bien que de force travail des pays pauvres est une des conditions de la stabilité politique dans les métropoles capitalistes. Bref, le droit est impuissant à considérer la réalité extra-juridique, en l’occurrence la réalité de la domination économique.
On pourrait de la même manière montrer que les questions nationales telles que se posent avec une acuité toute particulière en Europe aujourd’hui mais aussi par exemple en Bolivie, ne relèvent pas du droit, mais bien de conflits entre orientations politiques divergentes. L’exacerbation des haines régionalistes, les menaces qui pèsent sur certains États comme la Belgique découlent de conflits politiques et sociaux (en Belgique l’épuration ethnique que réclament les Flamands est directement liée à la volonté de liquider « l’État-providence ») et ne peuvent absolument pas être réglée par le point de vue purement juridique.

En conclusion

Le « droit des peuples » apparaît comme le seul droit possible à l’échelle internationale. Et le seul objectif que nous puissions raisonnablement nous fixer est celui d’une justice international, c’est-à-dire procédant de l’accord librement consenti des peuples ou des nations. C’est évidemment très limité. Mais il vaut mieux prendre acte de nos limites.
Le droit doit être clairement séparé de la morale. Nous pouvons penser qu’il n’est pas moralement correct que tel ou tel peuple n’accorde pas à l’individu les mêmes droits sacrés que nous, mais cela ne nous autorise pas à exiger des sanctions en termes d’action politique internationale, y compris l’action militaire. Il est plus que temps de donner passer à l’attaque contre la soi-disant « politique morale » dont l’écœurante  hypocrisie doit être exposée sans ménagement aux yeux du public.
En même temps le droit international ne dispense pas d’une politique internationale. Un peuple libre, un peuple qui veut s’émanciper de la domination, ne peut éviter de poser cette question, celle de ses rapports avec les autres peuples, celle de ses relations  économiques, militaires, etc.
Évidemment, les peuples sont des réalités historiques. Ils ne sont pas éternels. Par exemple, les peuples qui constituent aujourd’hui l’Europe sont le produit de l’histoire européenne.  Et, sans doute, peut-on imaginer qu’apparaisse un jour une nouvelle entité nommée « peuple européen ». Mais cette entité ne peut émerger, si elle le doit, que progressivement et elle ne peut se construire en bafouant les droits des peuples et en réduisant leurs droits à se gouverner eux-mêmes au nom de la mise en œuvre d’une gouvernance européenne[7], faute de quoi on risque fort d’exacerber les haines nationales, et cette maladie de la  qu’est le nationalisme.
Le samedi 24 mai 2008




[1] Hannah Arendt : L’impérialisme, traduit de l’anglais par Martin Leiris,  édition du Seuil, collection « Points »,  1997, p.244
[2] Jacques Généreux, La dissociété, Le Seuil, 2006. http://denis-collin.viabloga.com/news/de-la-nature-humaine-et-de-la-raison
[3] p. 173 et sq.
[4] Voir Revive la république, chap. III
[5] Sur le fond de cette question je ne peux que renvoyer à mon livre La fin du travail et la mondialisation (L’Harmattan, 1997).
[6] Jürgen Habermas : La paix perpétuelle, Cerf, p.27
[7] Je laisse de côté la question de la gouvernance qui mériterait à elle seule un long développement. Je me contente de renvoyer au livre souvent très pertinent de Madeleine Arondel-Rohaut et Philippe Arondel, Gouvernance : une démocratie sans le peuple ? (Ellipses, 2007)


lundi 12 mai 2008

Social-sadisme ou comment Sade saisit l'essence du capitalisme

Sade a sans doute saisi l’essence du capitalisme qui n'était encore qu'à l'état naissant.  Ce petit discours du financier qui accable la pauvre Justine après qu’elle a repoussé les avances d’un curé libidineux , en dit long ... et ressemble à s'y méprendre aux prêches de nombre de politiciens dits "libéraux" ou de certains économistes ayant pignon sur rue...
« Ah ! monsieur, avec de pareils principes, il faut donc que l'infortuné périsse !
    - Qu'importe ! Il y a plus d'individus qu'il ne faut dans le monde ; pourvu que la machine ait toujours la meure élasticité, que fait à l'État le plus ou le moins de bras qui la pressent ?
    - Mais croyez-vous que des enfants respectent leur père quand ils en sont maltraités ?
    - Que fait à un père l'amour des enfants qui le gênent !
    - Il vaudrait donc mieux qu'on nous eût étouffés dès le berceau ?
    - Assurément. C'est l'usage dans beaucoup de pays ; c'était la coutume des Grecs ; c'est celle des Chinois. Là, les enfants malheureux s'exposent ou se mettent à mort. A quoi bon laisser vivre des créatures comme vous, qui, ne pouvant plus compter sur les secours de leurs parents, ou parce qu'ils en sont privés ou parce qu'ils n'en sont pas reconnus, ne servent plus dès lors qu'à surcharger l'État d'une denrée dont il regorge ? Les bâtards, les orphelins, les enfants mal constitués, devraient être condamnés à la mort dès leur naissance. Les premiers et les seconds, parce que, n'ayant plus personne qui veuille ou qui puisse prendre soin d'eux, ils souillent la société d'une lie qui ne peut que lui devenir funeste un jour ; et les troisièmes, parce qu'ils ne peuvent lui être d'aucune utilité. L'une et l'autre de ces classes sont à la société comme ces excroissances de chair, qui, se nourrissent du suc des membres sains, les dégradent et les affaiblissent ; ou, si vous l'aimez mieux, comme ces végétaux parasites, qui, se liant aux bonnes plantes, les détériorent et les rongent en s'adaptant leur substance nourricière. Abus criants que ces aumônes destinées à alimenter une telle écume... que ces maisons richement dotées, qu'on a l'extravagance de leur bâtir, comme si l'espèce des hommes était tellement rare... tellement précieuse, qu'il en fallût conserver jusqu'à la plus vile portion ; comme s'il n'y avait pas plus d'hommes, en un mot, qu'il n'en faut sur le globe, et comme s'il n'était pas plus nécessaire à la politique et à la nature, de détruire que de conserver. »
(Justine ou les infortunes de la vertu)


mardi 4 mars 2008

Explication de la proposition LXXIII de la quatrième partie de l’Éthique de Spinoza

Note: une bonne partie de mon travail sur Spinoza figure dans mon livre Libre comme Spinoza, éditions Max Milo. Je ne reprends ici que quelques-uns des textes qui figuraient sur mon ancien blog.
    La proposition LXXIII clôt la quatrième partie intitulée « De la servitude humaine ou de la force des sentiments ». Or cette quatrième partie ne se contente pas de faire le tableau de la force des sentiments selon la thématique si classique de l’homme soumis aux passions. Ce sont les relations dynamiques entre les sentiments (ou affects) qui constituent son objet propre et, ces relations étant connues, Spinoza esquisse la possibilité d’une libération de l’homme sur la base même de la servitude affective. C’est cette perspective libératrice, éminemment politique qu’énonce, de manière très synthétique, la proposition LXXIII : « L’homme qui est conduit par la Raison est plus libre dans l’État où il vit selon le décret commun que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui seul. » Affirmation qui peut sembler paradoxale pour deux raisons :
  1. Comment peut-on être plus libre quand on obéit, pour partie au moins, aux autres (« le décret commun ») que quand on n’obéit qu’à soi-même ?
  2. Comment peut-on être plus libre dans l’État que dans la solitude puisque dans l’État, selon les termes mêmes de Spinoza, l’individu cesse de juger par lui-même ce qui est bon et se soumet à une autorité qui n’est pas la sienne ?

L’enjeu de cette double interrogation est assez clair :
  1. Alors que de nombreux philosophes, Hobbes en premier, affirment que la loi et la liberté sont antinomiques, que l’acceptation de la loi commune signifie la renonciation à la liberté naturelle de l’homme, Spinoza soutient au contraire que l’obéissance au décret commun augmente la liberté individuelle et ne la restreint pas.
  2. Si la proposition LXXIII est vraie, alors le développement de la sociabilité humaine et le renforcement d’une société bien ordonnée correspond à notre utile propre. « L’homme est un animal politique » dit Aristote. Spinoza redémontre cette proposition sans avoir à invoquer une prétendue « finalité naturelle » et tant d’autres présuppositions fort spéculatives et finalement très fragiles.

Pour comprendre cette proposition, la meilleure méthode est d’abord de suivre la démonstration. Remarquons d’abord que la proposition LXIII a pour objet « l’homme qui est conduit par la raison. » À vrai dire, il n’y a guère de sens à parler de la liberté de celui qui n’est pas guidé par la raison, puisque, comme on va le voir, la liberté n’est rien d’autre que la vie selon la raison, seule manière d’être la cause adéquate de ses propres actes.
La démonstration s’appuie sur les propositions 63, 66 (scolie), 37 (proposition et scolie 2).
1.       La proposition 63 énonce : « qui est conduit par la crainte et fait le bien pour éviter le mal n’est pas conduit par la raison. » En effet :
1.1.     En vertu de la proposition III de la partie III, tous les sentiments actifs, c’est-à-dire les sentiments qui sont liés à la raison sont des sentiments de joie ou de désir.
1.2.     Or la crainte est une « tristesse inconstante » (Éthique III, paragraphe 13).
1.3.     Donc celui qui agit par crainte n’agit pas par la raison.
2.       Le scolie de la proposition LXVI énonce la différence entre l’homme libre et l’esclave.  Ce dernier est celui qui est seulement conduit par le sentiment ou l’opinion et donc, pour l’essentiel, ignore ce qu’il fait, alors que le premier agit toujours pour ce qu’il sait être essentiel. Conclusion : seul est libre celui qui agit selon la raison.
3.       Or agir selon la raison, pour son utile propre, c’est (proposition 37) agir pour le bien commun : « Le bien que quiconque pratique la vertu désire pour lui-même, il le désirera aussi pour les autres hommes, et d’autant plus qu’il a une plus grande connaissance de Dieu. »
3.1.     On sait en effet (proposition 35) que ce sont les hommes, en tant qu’ils vivent selon la raison, qui sont les plus utiles à l’homme et donc celui qui vit selon la raison s’efforcera d’aider les autres à en faire autant.
3.2.     Le scolie II de la proposition 37 a également montré qu’il était rationnel, si on veut vivre dans la concorde – c’est-à-dire si on applique la proposition 35 -  que les hommes « renoncent à leur droit de nature et s’assurent réciproquement qu’ils ne feront rien qui puisse faire du mal à autrui. » Mais comme les hommes sont souvent changeants, pour assurer la permanence de la concorde, il est nécessaire d’user de la menace du pouvoir d’État qui oblige ceux qui vivent selon leurs sentiments à tenir compte du bien commun.
Résumons donc la démonstration :
Être libre c’est vivre selon la raison. La raison commande de rechercher la vie commune avec les autres hommes. Pour assurer cette vie commune, l’État est nécessaire. Donc un homme qui vit selon la raison est plus libre sous le décret commun que dans la solitude.
Évidemment pour admettre le raisonnement de Spinoza, il faut admettre une conception de la liberté assez différente de cette identification de la liberté au libre-arbitre, conçu comme un pouvoir absolu de choisir en dehors toute autre détermination. On le sait Spinoza considère ce libre-arbitre comme une illusion : les hommes se croient libres parce qu’ils ignorent les causes qui les déterminent dans un sens plutôt que dans un autre (voir Appendice de la partie I, ou scolie de la proposition 2 de la IIIe partie, par exemple). À une illusoire liberté de choix, Spinoza oppose la liberté comme augmentation de la puissance d’agir, en prenant le terme agir dans son sens précis : un être est actif quand il est déterminé uniquement par son utile propre, c’est-à-dire quand il est la cause adéquate de ses propres actions, ce qui suppose qu’il a des idées adéquates (cf.  IIIe partie, proposition 1). Il est passif quand au contraire ce sont les affects qui le déterminent.
Si on comprend la liberté comme puissance, la politique spinoziste s’en déduit aisément : quand ils sont isolés, les individus agissent uniquement de leur propre décret et peuvent paraître tout à fait libres. Mais dans cette situation, ils sont très faibles, soumis aux évènements naturels et la puissance des autres individus. Inversement, quand les hommes s’unissent par les liens de la société, la puissance de chacun se combine avec la puissance des autres, chacun bénéficie donc de cette puissance totale cumulée, à laquelle il contribue, et chacun reçoit la protection de corps social fait des corps des individus qui composent la société. On déduit ensuite les vertus dont l’individu vivant dans la société doit faire preuve : puisque la vie en société est le meilleur pour lui et que c’est seulement ainsi qu’il augmente sa liberté, il doit agir en vue de consolider cette union et c’est pourquoi ce que Spinoza appelle Religion se résume à la pratique de la justice et de la charité, les deux vertus qui permettent de conserver la concorde entre les membres de la cité.
Évidemment, de même que l’individu peut vivre non pas selon la raison mais selon ses sentiments, le corps politique peut dégénérer et devenir injuste et tyrannique. Il semblerait alors que la maxime de la proposition LXXIII ne s’applique plus : un individu est alors plus libre dans la solitude qu’en obéissant à un pouvoir commun tyrannique. Mais en réalité, il n’en va pas ainsi : un pouvoir politique tyrannique n’est jamais longtemps un pouvoir commun. Si les individus qui composent la cité voient que le pouvoir nuit à leur propre conservation, à celle de leurs enfants, etc., ils sont en quelque sorte déliés de l’engagement par lequel la société s’était créée. Un pouvoir tyrannique est en réalité un pouvoir qui ramène chacun à l’état de nature, le contraignant à ne compter que sur lui-même pour sa propre conservation. Dans ce cas, il peu bien y avoir des individus qui commandent à d’autres, mais il n’y a plus à proprement parler de pouvoir commun. La tyrannie engendre la sédition, dira le Traité politique. Autrement dit, le cas d’un État tyrannique ne contredit pas la proposition LXXIII mais la confirme.
Concluons d’un mot. Le scolie de la proposition LXXIII généralise : la liberté, la véritable liberté de l’homme n’est rien d’autre que la force d’âme, c’est-à-dire la fermeté et la générosité. Cette force d’âme concentre en elles toutes les vertus les plus éminemment sociales : « l’homme fort ne hait ni n’envie personne, ne s’indigne ni ne s’irrite contre personne, ne méprise personne et ne manifeste pas le moindre orgueil. » Et Spinoza poursuit ainsi : « la haine doit être vaincue par l’amour ». Autrement dit, les préceptes qu’on peut tirer par exemple des Évangiles sont ceux qui conviennent parfaitement à tout individu vivant rationnellement et désirant pour les autres ce qu’il désire pour lui-même. On comprend pourquoi Spinoza écrit que le Christ est le plus grand des philosophes : son enseignement est exactement celui auquel est conduit tout homme qui veut vivre selon la raison. (Voir Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, par Alexandre Matheron, Aubier, un ouvrage devenu malheureusement très difficile à trouver.)

mardi 1 janvier 2008

Comprendre Marx (recension)

recension de Jean-Guilllaume Lanuque ("Dissidences")

Denis COLLIN, Comprendre Marx , Paris, Armand Colin, collection « Cursus », 2006, 256 pagesAvril 2007*
Professeur de philosophie en lycée, ancien élève de Pierre Broué, Denis Collin s'était récemment signalé par la publication de Revive la République ! en 2005. Avec cet ouvrage destiné à un large public, et écrit dans un style riche, il souhaite revenir sur la pensée de Karl Marx, philosophique en particulier, interroger les contradictions d'une pensée en mouvement, critique et inachevée ; et le moins que l'on puisse dire, c'est que certaines de ses analyses ne devraient pas manquer de susciter la discussion.
Après un aperçu biographique, dans lequel Denis Collin liquide le supposé antisémitisme de Marx – accusation anachronique selon lui –, il rappelle à travers les œuvres la progressive critique de la philosophie idéaliste puis de l'économie politique. A cet égard, il relativise la rupture avec la philosophie de Hegel, les phases d'attraction et de répulsion de Marx à son égard s'étant succédées tout au long de sa vie. De même, il estime mineurs les Manuscrits de 1844 , et considère le remplacement ultérieur du concept d'aliénation, qui y figure, par celui d'exploitation, comme un progrès, une vue plus totalisante du mode de production capitaliste. Plus iconoclaste, il relève dans L'idéologie allemande la défense par Marx de l'individu réellement existant, l'opposant ainsi à Lénine et à son idéalisation de la « conscience de classe extérieure », qui serait ainsi davantage dans la lignée d'un Stirner. Partant de ce constat, il considère que Marx, loin de rechercher des lois de l'histoire, sinon au détour d'une polémique, défendait plutôt une histoire faite par les êtres humains, et donc non écrite à l'avance. De même, en dehors du mode de production capitaliste, Marx, ainsi que le remarque bien Denis Collin, n'a pas élaboré de définitions précises des autres modes de production.
En fait, c'est à un véritable nettoyage de la pensée marxienne, dans la lignée d'un Maximilien Rubel, que Collin se livre, la dissociant de bien des marxistes, comme lorsqu'il considère le « matérialisme dialectique » en tant que transformation en idéologie de la réflexion de Marx, et qu'il préfère voir dans Le Capital , plutôt qu'un exposé des lois de l'évolution des sociétés, une « philosophie économique ». De même, il souligne le flou des définitions des classes chez Marx, revenant généralement au plus petit dénominateur commun (prolétaire = salarié, par exemple), balaye le concept de conscience de classe, qu'il considère là aussi comme non marxien, et privilégie comme objectif, plutôt que la « dictature du prolétariat », l'association des producteurs comme vecteur du passage au socialisme, dans la lignée d'un Saint Simon. Les développements sur l'analyse du capital, de la plus value ou de l'analyse de la marchandise sont plus classiques, et ceux qui sont consacrés à la nature de l'Etat relativisent son analyse comme strict instrument des classes dominantes au profit d'une certaine autonomie reflétant les rapports de force entre classes, une vision a priori moins hétérodoxe que les précédentes. Qualifiant cette analyse de l'Etat par Marx de « point aveugle » de sa pensée, il en trouve la validation dans l'échec des révolutionnaires russes à mettre en application les leçons tirées du marxisme, aboutissant à l'inverse de l'idéal.
Quant à l'horizon communiste, Denis Collin plaide pour évacuer le « radicalisme verbal » dont faisait parfois preuve Marx pour définir des perspectives plus « raisonnables », avec justement la nécessité permanente, selon lui, d'un Etat, y compris post-capitaliste. Il estime néanmoins nécessaire de rester fidèle au communisme de Marx, mais en le « reformulant » aux conditions de notre temps. Ainsi, il considère que le rôle révolutionnaire attribué à la classe ouvrière a été contredit par l'histoire du XXème siècle. Un ouvrage qui suscitera nécessairement la discussion, voire la polémique, comme tant d'ouvrages antérieurs d'autant d'exégètes, qui souhaitaient tous « réactualiser », « reformuler » voire « refonder » le marxisme.
Jean-Guillaume Lanuque. (publié sur "Dissidences")
Mardi 1 Janvier 2008

jeudi 18 octobre 2007

Comprendre Marx

Recension par Jean-Marie Nicolle
Dans son dernier ouvrage, Comprendre Marx (Paris, A. Colin, 2006, 256 p.), Denis Collin se propose de nous expliquer le travail de Marx, c’est-à-dire de nous déployer sa démarche philosophique afin de la ressaisir par les textes mêmes, en dehors de ce qu’en ont fait les mouvements marxistes postérieurs. C’est pourquoi il parle des concepts « marxiens » et non pas « marxistes ». Il retrace les avancées, les hésitations et les transformations sur les grands concepts comme l’aliénation, le matérialisme, la plus-value, la baisse tendancielle du taux de profit, la lutte de classes, l’Etat, en suivant l’ordre chronologique de rédaction des textes.

Ce travail archéologique est complexe car il faut distinguer les textes aboutis et publiés des textes simplement manuscrits, mais aussi des textes complétés par Engels et les successeurs de Marx pour les derniers livres du Capital. Cependant, D. Collin est très précis et démontre que Marx est avant tout un chercheur et non un philosophe à système, encore moins un idéologue approximatif. Marx lit et relit les philosophes (Aristote, Spinoza, Locke, Hegel, Feuerbach, etc.) et ne cesse de penser par eux et contre eux, et contre lui-même également.
Ainsi, ses ruptures et ses retours avec l’hégélianisme – notamment sur l’aliénation et sur la philosophie de l’histoire – nous sont-ils détaillés avec soin. La vision dichotomique de l’oeuvre – d’un côté le philosophe, de l’autre l’économiste – est rectifiée : le Capital n’est pas l’exposé d’une nouvelle science économique, mais reste une critique philosophique de l’économie politique de l’époque. D. Collin repousse la lecture althussérienne à laquelle il préfère les leçons de Michel Henry et de quelques commentateurs italiens actuels.
On découvre par là des aspects souvent relégués au second plan par la plupart des vulgarisateurs du marxisme. En voici trois exemples : 1 – Marx est nominaliste : il fait la chasse aux universaux trompeurs et inutiles, pour partir de la réalité concrète des individus vivants (p. 56-61) ; 2 – Le matérialisme de Marx n’est pas un naturalisme, mais il consiste avant tout à refuser une existence autonome aux réalités de raison que sont la société, l’Etat, les classes sociales, pour partir des réalités simples, c’est-à-dire des individus vivants (p. 94) ; 3 – Les réalités premières, pour Marx, ce ne sont pas les réalités collectives (famille, corporation, classe sociale), mais c’est bien l’individu ouvrier dans son rapport avec les autres ouvriers et dans son conflit avec le capitaliste (p. 168), et Denis Collin insiste : le communisme de Marx est individualiste et son centre n’est pas l’égalité mais la liberté (p. 235). « L’individualisme de Marx », voilà une notion inaperçue qui pourrait relancer une nouvelle lecture des textes.
A la fin de son exposé, D. Collin n’hésite pas à montrer les insuffisances de l’œuvre marxienne, ses manques, voire ses contradictions (notamment sur la théorie de l’Etat). C’est pourquoi, à la lumière de l’histoire récente, on comprend que si cette œuvre vaut encore pour comprendre la vie économique de notre monde, sa partie politique était trop faible pour guider véritablement ceux qui s’en sont inspirés pour faire la révolution.
Cet ouvrage destiné au public étudiant est la preuve qu’on peut transmettre un savoir précis sur Marx, dégagé des polémiques partisanes, mais qui, sans être tiède, reste exigeant sur le vocabulaire.
Jean-Marie Nicolle

(source: http://philosophie.ac-rouen.fr/kiosque/Note_DCollin.htm )

jeudi 4 octobre 2007

L’Europe et la question nationale


Comment la gauche a-t-elle pu perdre une élection « imperdable » ? Cette question, ne concerne pas seulement les barons du PS. Elle concerne aussi tous les groupes et courants qui ont joué un rôle important dans la bataille pour le « non au TCE » et se sont retrouvés marginalisés, alors même que le caractère ultra-droitier de la candidate socialiste aurait dû leur ouvrir un large espace. À cette situation, on peut trouver évidemment de nombreuses explications. Mais il en est une, presque toujours passée sous silence, l’incapacité de la gauche, toutes tendances confondues ou presque, à affronter la question de la nation.
Le vote contre le TCE a confondu deux types d’oppositions : une opposition populaire - les ouvriers, les employés, les jeunes et les cadres moyens ont massivement voté non - et l’opposition d’une gauche dite « antilibérale », regroupant les tendances « gauche » du PS, les communistes et d’autres groupes trotskystes ou alternatifs. La « gauche du non » a eu tendance à croire que le peuple avait voté « non » pour les raisons développées par ses ténors ou ses sites internet. Schématiquement, la « gauche du non » n’était pas anti-européenne mais opposée à la troisième partie du TCE, parce que celle-ci entérinait les principes économiques et sociaux du « néolibéralisme ». Sauf pour quelques petits groupes, les motifs nationaux ne jouaient aucun rôle dans le « non de gauche » au TCE. Il n’en va pas de même pour le vote populaire exprimant le ressentiment à l’égard de l’Europe en tant que telle, en raison des coups subis du fait de la libéralisation du commerce et des mouvements de capitaux, de la désindustrialisation et de la mise en pièces de l’État « modèle 1945 ». Le vote « non » massif chez les ouvriers et particulièrement dans les régions les plus pauvres, celles où l’électorat PCF s’est trop souvent transformé en électorat FN aurait dû attirer l’attention. Défendre ses acquis sociaux, c’est aussi être maître chez soi. Le FN avait réussi à détourner ce sentiment sur le bouc émissaire de l’immigration.  En 2005, il a touché sa véritable cible. Que cela plaise ou non, la question sociale et la question nationale ont été confondues et la revendication d’une Europe fédérale pourvu qu’elle soit « sociale » était en fait inaudible. La « gauche du non » n’a été capable que de décrire le sentiment populaire sans en comprendre la portée ni la signification, confondant systématiquement nation et nationalisme (et même lepénisme).
Il serait intéressant de revenir en détail sur la manière dont cette question de la nation a travaillé la campagne présidentielle en dépit des railleries ou des cris d’orfraies des esprits forts. La gauche a depuis longtemps un problème avec la nation. Le ralliement de la social-démocratie traditionnelle à l’impérialisme français – la SFIO joua un rôle décisif dans les dernières grandes aventures coloniales – entraîna par contrecoup une méfiance systématique à l’égard de la nation et des revendications nationales, si bien que l’internationalisme, qui suppose l’existence de nations séparées, comme le mot l’indique, a été remplacé par un antinationalisme ou un cosmopolitisme qui en est peut-être l’exact opposé. Pourtant, les traditions révolutionnaires et ouvrières sont intimement liées à la question de la nation, depuis la première République (la nation s’oppose aux émigrés de Coblence) jusqu’à la Libération, en passant par la Commune de Paris. Certes, lors de la première guerre mondiale, le patriotisme de la gauche, devenu nationalisme, l’a emporté sur l’internationalisme et l’a conduite à soutenir la grande boucherie. Mais les chefs de la SFIO et la CGT n’ont pas défendu les intérêts de la nation, mais ceux de leur propre classe dominante, tout comme ils se sont ralliés à la défense de l’empire colonial. Confondant nation et impérialisme, exactement comme la gauche « social-chauvine », la gauche internationaliste ne sut pas tirer les bonnes leçons de cette tragédie du mouvement ouvrier. En 1939, le pacifisme paralysa nombre de militants parmi les plus radicaux qui refusaient de prendre part à un conflit entre impérialistes... sans comprendre qu’alors défendre la nation, c’était tout simplement défendre la liberté des organisations ouvrières et les acquis de la démocratie.
Il est à craindre qu’on soit retombé dans les mêmes ornières. Et cela expliquerait la coupure de la gauche et d’une large fraction d’une classe ouvrière martyrisée par la « mondialisation » et la « concurrence libre et non faussée » imposée par l’UE, c’est-à-dire par les gouvernements  capitalistes. Les ouvriers ont voté « non » au TCE parce que la nation est le seul cadre protecteur pour les dominés, alors que le démantèlement de tous les acquis et de toutes les protections sociales est conduit au nom de l’UE ou de la « mondialisation », « inévitable » et même « heureuse ». Si la gauche avait présenté un candidat représentant le « non au TCE », un candidat défendant les revendications ouvrières contre les règlements de l’UE, il aurait, à coup sûr, battu Sarkozy. Au lieu de cela, elle a laissé le champ libre au candidat du grand capital. Son tropisme atlantiste, ses convictions « néolibérales », sa volonté d’en découdre avec les acquis sociaux et ses liens ostentatoires avec les couches supérieures du capital financier auraient dû éloigner de lui les classes populaires. Il a eu l’habileté d’enfourcher le discours « gaulliste » concocté par Guaino et il a pu passer pour un défenseur des travailleurs en développant une rhétorique nationale et en s’annexant les héros de la gauche, de Jaurès à Guy Môquet. La mécanique même de cette tromperie devrait  donner à penser.
L’agenda politique nous confronte à nouveau à ces questions. Le « mini-traité », reprenant  feu le TCE mais sous une forme qui permettra de le soustraire au verdict populaire, est clairement un affront à la souveraineté du peuple. Comment combattre ce traité sans clarifier les orientations stratégiques ? D’un côté, on a la position, très minoritaire, de rupture radicale avec l’UE, incluant le retour au franc et la dénonciation de tous les traités, y compris celui de Rome. Position manifestement irréaliste et donc les conséquences, si elle était suivie, seraient catastrophiques. D’un autre côté, les nombreux tenants de « l’Europe sociale » proposent une politique européenne de gauche en faisant l’impasse sur la nation. La question se pose cependant très concrètement : peut-on renationaliser ce qui doit l’être, restaurer les services publics, etc., sans violer le dogme de la concurrence libre et non faussée, c’est-à-dire sans regagner des marges de souveraineté nationale ? En réalité l’Europe fédérale et sociale est aussi utopique, aussi éloignée de toute politique réelle que le retour au « concert des nations » que Schivardi défendait pendant la campagne 2007.
Le seul cadre dans lequel le peuple peut agir et affirmer sa souveraineté reste le cadre de la nation. L’alternative à la nation, aujourd’hui, c’est l’empire. Du reste, l’UE n’existe que par les Etats-nations et ses directives ne s’appliquent que par l’action des États – pour l’excellente raison qu’il n’y a pas de force armée européenne, ni de police européenne, etc.. D’un autre côté la coopération européenne s’impose à la fois pour défendre la paix et garantir la prospérité. C’est à partir de là qu’on peut définir un programme de réformes de structures qui redonne de larges marges de manoeuvres aux nations sans détruire ce qu’il peut y avoir de positif dans la construction européenne. Dans mon Revive la République (Armand Colin, 2005) j’ai essayé d’esquisser un tel programme. Contre l’Europe fédérale, c’est-à-dire la création d’un super-État européen, il faut défendre l’idée d’une Europe confédérale, c’est-à-dire d’une union de nations libres.  Cette union reposerait sur trois principes :
1)        La constitution républicaine de chacun des États partie prenante de l’association, constitution républicaine étant entendu ici comme souveraineté populaire et séparation des pouvoirs et la reconnaissance des libertés individuelles.
2)        La reconnaissance de la souveraineté de chaque nation qui reste libre de décider elle-même de son propre sort – y compris, le cas échéant de sortir de l’union et, en tout cas, de n’obéir qu’aux règles auxquelles elle a librement consenti. Il faudrait faire marcher la subsidiarité à l’envers: ne déléguer à l’union que ce qui est réellement avantageux de déléguer au niveau supérieur.
3)        La reconnaissance de certains droits de citoyens européens à tous les ressortissants de l’union, comme, par exemple, la liberté de circulation, la liberté d’établissement, la liberté d’adopter une autre nationalité que sa nationalité d’origine en cas d’installation prolongée dans un autre pays et la possibilité de recours à une juridiction européenne pour faire respecter ses droits fondamentaux.
La construction européenne actuelle ne reconnaît que le troisième de ces points, et encore très partiellement et à condition que les droits en question ne soient pas des droits sociaux...  Si, ensuite, on veut définir une politique commune et éventuellement aller plus loin dans l’intégration, il est nécessaire de commencer par la politique internationale. Mais il ne peut pas y avoir de politique internationale commune tant que l’Europe est accrochée au char de l’empire américain. Sortir de l’OTAN, s’engager solennellement à répudier toute politique de la canonnière (fût-ce pour imposer « nos valeurs »), reconnaître inconditionnellement le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ce sont là des mesures élementaires pour construire une Europe juste et pacifique.
Il y a beaucoup d’autres questions à aborder. Mais il faudrait que la discussion s’engage enfin et que les propositions puissent être confrontées.
Denis Collin, philosophe, auteur de Revive la République (Armand Colin 2005) et Comprendre Marx (Armand Colin, 2006)

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...