dimanche 20 juillet 2008

Le capitalisme aujourd'hui. Un livre de Gianfranco La Grassa

Gianfranco La Grassa, qui fut professeur d’économie aux universités de Pise et Venise, est engagé depuis déjà assez longtemps dans des travaux qui cherchent à expliciter les bases d’une analyse du capitalisme aujourd’hui, une analyse qui intègre l’héritage de Marx mais veut aller au-delà de cet héritage et notamment de la version kautskyste du marxisme dont le marxisme soviétique, le « léninisme », n’était qu’une variante. La Grassa est peu connu en France, ses livres ne sont pas traduits en français et dans le champ de la « marxologie » universitaire tout se passe comme s’il n’existait pas. C’est bien dommage.

Après avoir étudié à l’EHESS avec Charles Bettelheim, il a publié de nombreux ouvrages parmi lesquels Per un teoria della società capitalistica ; La critica dell’economia politica da Marx al marxismo, (La Nuova Italia Scientifica, Roma, 1994, en collaboration avec Edoardo De Marchi et Maria Turchetto), La fine di una teoria. Il collasso del marxismo storico del Novecento (Edizioni Unicopli, Milano, 1996 , en collaboration avec Costanzo Preve) ou plus récemment Gli strateghi del capitale; una teoria del conflitto oltre Marx et Lenin (Manifesto Libri 2005) et Finanza e poteri (Manifestolibri, 2008). Il est aussi un analyste polémique et très anticonformiste de la situation italienne. On peut retrouver ses chroniques sur le site « Ripensare Marx » (« Repenser Marx », http://ripensaremarx.splinder.com/).
Le but principal de « Il capitalismo oggi » est de déconstruire la théorie marxiste. Il s’agit de substituer le concept de « conflit stratégique » au concept de propriété (privée des moyens de production), comme moyen pour reconstruire une théorie critique de la formation sociale dominée par le mode de production capitaliste. Précisons tout de suite que ce livre n’est pas l’aboutissement du travail de Gianfranco La Grassa. Il est plutôt l’énoncé argumenté des thèses essentielles de notre auteur, qui les reprendra et leur donnera chair dans les livres ultérieurs (205 et 2008). La place principale est encore occupée par la polémique avec le « marxisme de la tradition ». Mais dans cette polémique sont affirmées des thèses fortes dont on n’a souvent que l’esquisse et qui devraient évidemment être appuyées sur des données empiriques et sur une analyse plus précise de l’expérience historique.
Je vais me limiter, dans le cadre de cette recension, quelques-unes des idées principales, présentées sous forme de thèses, et à quelques remarques interrogatives.
Thèse 1
Il faut refuser l’idée de stades du capitalisme qui iraient vers un « stade suprême ». Au concept de « stadialité » il faut substituer la récursivité. Il y a des régimes de fonctionnement du mode de production capitaliste, et les sociétés capitalistes à travers des crises et des « transitions de phase » passent de l’un à l’autre de ces régimes. Le marxisme orthodoxe a construit une théorie des stades du capitalisme. L’impérialisme est qualifié par Lénine de « stade suprême du capitalisme ». Une vision mécaniste de l’histoire s’est imposée : du capitalisme de libre concurrence on passe au capitalisme des monopoles et à la séparation de la propriété et des fonctions d’organisation de la production, transformant les capitalistes en une classe de rentiers parasitaires, et de là on passe au capitalisme monopoliste d’État (CME) qui est l’antichambre du socialisme. Bien que virulents critiques du CME, les trotskystes ont maintenu cette théorie des stades quitte à en inventer un nouveau, comme le « capitalisme du troisième âge » chez Ernest Mandel. Gianfranco La Grassa balaie tout cela. Le capitalisme peut changer de régime : on peut passer par exemple d’un capitalisme organisé et largement étatisé (modèle du capitalisme rhénan) au capitalisme concurrentiel (modèle anglo-saxon). Les crises ne sont jamais les signes annonciateurs de la crise finale mais de simples « transitions de phase » qu’il faut comprendre ici au sens physique (par exemple la transition entre l’état liquide et l’état gazeux).
Corollaires de la thèse 1 :
Corollaire 1 : Gianfranco La Grassa réfute les thèses négristes (voir « Empire » de Negri et Hardt) et autres similaires : « « les plus récentes thèses – de loin pires que toutes les précédentes – qui soutiennent l’épuisement des fonctions des États nationaux et une confrontation généralisée diffuse entre le capital (transnational) et des masses ou des multitudes privées de toute structure relationnelle interne. » (p.5) Toutes ces pensées qui enveloppent « dans un épais rideau de fumée toute interprétation critique du capitalisme. »
Corollaire 2 : il n’y a pas de super-impérialisme. La théorie kautskiste du super-impérialisme avait déjà été récusée par Lénine. Le super-impérialisme suppose une sorte d’état final du capitalisme, mais une telle chose n’existe pas. Le capitalisme n’est jamais la domination d’une classe homogène. Les divers groupes et sous-groupes sont en conflit permanent et la domination d’un centre unique ne peut être durable. À juste titre, Gianfranco La Grassa souligne que l’hégémonie des États-Unis déjà dominante et que des rivaux dangereux se dressent face à lui (Chine, Inde et sans doute Brésil). De même rien ne dit que les puissances européennes et le Japon subiront ad vitam aeternam la tutelle de l’oncle Sam.
Thèse 2
Le marxisme historique est obsolète. La théorie scientifique de Marx décrit correctement un aspect du mode de production capitaliste mais elle doit s’insérer dans un ensemble plus vaste, comme la gravitation newtonienne s’insère dans la physique relativiste. Par exemple la théorie de la valeur-travail doit être conservée et Gianfranco La Grassa s’en prend durement aux « bêtises opéraïstes sur la chute de la valeur-travail », c’est-à-dire, en particulier, aux thèses négristes sur la dématérialisation du travail.
Mais le marxisme ne s’est survécu qu’en ajoutant des épicycloïdes à une doctrine qui faisait eau de toutes parts, un peu de la manière dont l’astronomie de Ptolémée se survivait avant que Copernic et Galilée ne fassent la grande révolution qui s’imposait. Le marxisme n’est cependant pas sans une certaine légitimité historique : « Les théories sont des « jeux » dans lesquels les coups visent à les rendre toujours plus adéquates à l’interprétation de la « réalité », tout comme nous l’acceptons, initialement et plus immédiatement mais pourtant toujours idéalement. Il ne me semble pas scandaleux que, à la base des développements impétueux du capitalisme dans sa première phase historique, Marx ait été convaincu de la formation d’un travailleur collectif coopératif. Il n’est pas non plus scandaleux au fond que, compte-tenu de la réalité sociale existante dans le pays (Allemagne) dans lequel surgirent les premières organisations importantes, politiques et syndicales, du mouvement ouvrier, Engels et ensuite Kautsky aient pensé ce dernier comme classe, sujet collectif (et homogène), capable d’amorcer la transformation anticapitaliste. Il n’y a pas de doute, toutefois, que le travailleur collectif pouvait être considéré comme une préfiguration de l’organisation d’une société composée d’égaux, n’étant pas en conflits entre eux et toutefois capables de développer encore les forces productives ; alors qu’une telle conviction se faisait beaucoup plus incertaine et faible dans le cas de la seule classe ouvrière. » (p.10) Mais ce qui pouvait être acceptable en tant que projection d’un « coup à jouer » ne l’est plus quand l’expérience historique a montré que cette voie était une impasse.
Cette thèse 2 mériterait de longs développements. La critique (ou l’autocritique) du « marxisme de la tradition » (cf. chapitre III) s’articule à son tour sur deux lignes de développement : premièrement la question de ce qui constitue le fond de la compréhension du mode de production capitaliste et, deuxièmement, la question des potentialités révolutionnaires de la classe révolutionnaire, la question du « sujet révolutionnaire ».
Thèse 3
Le conflit stratégique (entre dominants) doit être substitué à la propriété, comme nœud du fonctionnement du mode de production capitaliste. La Grassa propose une révision de la théorie (un nouveau « coup » au jeu de la théorie), tout en gardant l’objectif d’une « théorie radicalement critique et avec des intentions transformatrices ». Il s’agit de placer au centre du « réseau conceptuel » non plus la propriété comme pouvoir de disposer mais le conflit entre stratégies. Ce qui apporte quelques « modifications consistantes » au « vieux marxisme ». Ce n’est pas un heurt frontal avec la théorie classique – en particulier on garde la théorie de la valeur-travail et l’explication de la formation du profit capitaliste. Mais elle a une portée insuffisamment explicative et il est nécessaire de réélaborer le concept de mode de production.
Le concept de mode de production est au centre de l’élaboration de Marx. Et son noyau ce sont les rapports sociaux de production. Dans la société capitaliste, « le pouvoir de disposer des moyens de production existe dans la forme de la propriété privée. » (p. 17) Ici La Grassa résume le noyau dur de la théorie de Marx : la concentration de la propriété et les sociétés par action sépare les fonctions de direction du propriétaire. « La propriété assumerait ainsi des caractères financiers, même en étant toujours privée et garantie dans ses droits formels par le pouvoir de l’État. Dans les unités productives, à l’inverse, on aurait dû vérifier la réappropriation – réelle c’est-à-dire en considérant la capacité de direction et de développement des procès de travail, et aussi moyennant la pleine utilisation des susdites puissances générales de la production – du contrôle des moyens de production ; logiquement non pas de la part des travailleurs singuliers, comme dans l’artisanat médiéval, mais bien plutôt par le corps productif dans son ensemble, « de l’ingénieur au dernier manœuvre » (Marx).
Le capitalisme d’aujourd’hui est un capitalisme non bourgeois et sans prolétariat. Le nœud crucial de l’élaboration réside en ceci : la trame sociale du capitalisme réside dans le conflit entre stratégies (entre dominants) domine par rapport à la question de la propriété privée des moyens de production. Les conflits pénètrent jusqu’à la base du mode de production capitaliste. Ils ne se cantonnent pas, comme avant, à la sphère des superstructures politiques.
Sans prétendre rendre compte ici d’une pensée assez complexe, essayons tout de même de comprendre de quoi il s’agit.
Premièrement la thèse selon laquelle la propriété privée des moyens de production devient secondaire, si elle peut choquer un marxiste traditionnel, présente pour elle de nombreux arguments empiriques et au fond ne contredit pas ce que Marx avait commencé d’analyser quand il étudie la rupture entre propriété et organisation, quand il s’intéresse au développement des sociétés par action et à l’intrication croissante du capital financier et du capital industriel. Mais depuis Marx, il a coulé pas mal d’eau sous les ponts. Quand on voit le rôle stratégique des fonds de pension (c’est-à-dire de capitaux qui sont les économies des salariés) dans le capitalisme contemporain, on voit que la question de la propriété formelle, juridique, des moyens de production est assez largement devenue secondaire. À côté du CALPERS (le fonds de pension des fonctionnaires de l’État de Californie), les plus puissants des nababs rescapés des « 200 familles » font pâle figure. Mais ces données empiriques restent compatibles avec la théorie du stade ultime et du parasitisme croissant du mode de production capitaliste. Or Gianfranco La Grassa réfute cette théorie. Si la propriété devient secondaire, c’est parce que la description du mode de production capitaliste en termes de fabriques appartenant à un capitaliste qui doit extraire de la plus-value pour accumuler du capital correspond à l’essor du mode de production capitaliste mais non à la phase de plein développement dans laquelle nous sommes actuellement, celle des grandes entreprises et des « groupes stratégiques ». Gianfranco La Grassa propose un déplacement de l’accent du rapport de propriété et du conflit capital/travail au rapport de concurrence, de rivalité entre les grands groupes capitalistes. Ce qui suppose du même coup qu’on décentre l’analyse du mode de production capitaliste des processus de production vers la production et la circulation des marchandises (Gianfranco La Grassa rappelle que dans les notes sur Wagner – in Œuvres II, la Pléiade, pp.1531-1551 – Marx rappelle, contre Wagner, qu’il fait de l’analyse de la marchandise et non du processus de travail le cœur de sa théorie).
Gianfranco La Grassa distingue le management proprement dit, intéressé aux problèmes de coordination interne et de réduction des coûts, de la direction stratégique dont l’activité consiste à élargir l’espace de manœuvre de l’entreprise (cf. pp. 79-80). « Sans les stratégies, il n’y a pas de développement ; un développement sans doute marqué de déséquilibres, de crises, de périodes de relatif appauvrissement des larges masses, d’envol dans des aires déterminées alors que d’autres restent plus loin. » Cette distinction entre management et direction stratégique renvoie à une autre distinction sur laquelle travaille Gianfranco La Grassa, celle qui oppose rationalité instrumentale et rationalité stratégique. Pour aller vite, disons que la première consiste à disposer des moyens en vue de fins déterminées, comme l’ouvrier use d’outils pour produire son œuvre, alors que la rationalité stratégique consiste à se placer dans un « jeu », c’est-à-dire dans un système où les décisions doivent être prises en fonction de ce qu’on peut escompter des réactions des autres participants au jeu. Réorganiser la chaîne de production pour accroître l’extraction de la plus-value relative, c’est de la rationalité instrumentale. Choisir des produits innovants, se fixer l’objectif de contrôler tel ou tel marché, etc., cela ressortit à la rationalité stratégique. « La rationalité stratégique englobe et dépasse l’instrumentale, mais ne l’annule pas ; au contraire elle doit s’en servir de la meilleure manière possible étant donné que les moyens décisifs pour qu’elle soit opérationnelle sont économiques : l’argent et les moyens financiers en général, avant tout. » (p.87)
La thèse du « conflit stratégique » exclut qu’il y a ait une tendance univoque au monopole. Il y a bien des tendances au monopole mais contrebattues par des tendances en sens inverse sans que jamais et en raison même de ce qu’est le mode de production capitaliste le monopole puisse s’imposer définitivement. Gianfranco La Grassa souligne la portée de son analyse : « Si la théorie et les analyses doivent être fondées sur le concept de conflit stratégique, la lutte pour les parts de marché et les formes variées que prend ce dernier, doivent être réinsérées dans l’horizon plus vaste des confrontations entre dominants pour les zones d’influence, soit au regard des diverses sphères sociales (économique comme politique et culturelle), soit en se référant au sens géopolitique aux diverses aires de la formation capitaliste fondamentale. » (p. 89)
Thèse 4
La classe ouvrière est incapable de devenir une classe dominante. Le processus économique n’engendre pas de lui-même, spontanément, de sujet révolutionnaire, ni de métamorphose naturelle du capitalisme en socialisme et communisme. La Grassa tombe ici sur une question que je crois bien avoir été l’un des premiers à soulever en France, celle de la contradiction qui gît au cœur de la pensée de Marx entre l’association des producteurs (une vraie thèse saint-simonienne !) qui se trouve au centre du Capital  et le « rôle dirigeant de la classe ouvrière », clé de la théorie marxiste, léniniste, trotskyste et tout ce qu’on veut. Le marxisme voit dans l’identification entre « l’intellect collectif » et la classe ouvrière le subterfuge qui permet de transformer la classe ouvrière en classe dominante dirigeant le processus de production. Le processus qu’on peut induire du Capital livre I est le suivant : d’un côté une classe de propriétaires capitalistes de plus en plus parasitaires et séparés de la production, réduits au rôle de « tondeurs de coupons », de l’autre tous ceux qui jouent une rôle nécessaire dans le procès de production et dont les intérêts à long terme doivent converger vers l’élimination des capitalistes parasitaires. C’est précisément le rôle central du conflit stratégique qui rend ce schéma parfaitement utopique. Les managers restent intégrés aux divers groupes stratégiques capitalistes et les ouvriers sont incapables de devenir un groupe dominant. Leur solidarité postulée par la théorie marxiste est mise à mal par la concurrence entre groupes qui amène plus ou moins les ouvriers à faire bloc derrière les capitalistes de leur propre groupe. De la catastrophe de 1914 à l’évolution de certains secteurs des classes ouvrières française ou italienne vers l’extrême-droite ou vers la droite anti-immigration, là encore les données empiriques ne manquent pas.
Au sein du mode de production capitaliste, il y a deux sortes de conflits, les conflits pour la suprématie qui sont essentiellement des conflits entres dominants et les conflits pour la redistribution dans lesquels interviennent les dominés. Mais ces conflits pour la redistribution n’ont pas du tout, par eux-mêmes, une dynamique de transformation sociale. Il faut donc partir du fait que le conflit capital/travail « n’a pas déplacé d’une virgule la substance de la domination capitaliste » (p.11) Constat on ne plus exact. Au mieux, ce conflit déplace les relations au sein de la classe dominante : les managers remplacent les actionnaires – phase « 30 glorieuses » – et retour au pouvoir des actionnaires avec la « corporate governance » à partir de la fin des années 70. La Grassa ajoute que pour la seconde et la troisième internationale, la dictature du prolétariat, c’est finalement de surveiller les techniciens, qui possèdent le savoir utile mais qui ne sont pas directement des prolétaires.
Gianfranco La Grassa fait remarquer (p. 115) que cette impuissance fondamentale de la classe ouvrière avait déjà perçue par Lénine qui, dans Que faire ?, soutient que la classe ouvrière par ses propres forces ne dépasse pas le niveau de la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire de la revendication pour des meilleurs salaires mais pas du tout la revendication pour changer les rapports sociaux. La croyance dans les capacités révolutionnaires de la classe ouvrière découlait, selon Gianfranco La Grassa, des particularités de la première phase d’essor capitaliste, dans laquelle les ouvriers étaient des anciens artisans ou des anciens paysans.
Perspectives
Si on admet les analyses de Gianfranco La Grassa, il faut convenir que 1° il n’y a aucun sens de l’histoire qui conduise au communisme et 2° que les conflits principaux concernant les rapports entre dominants, les conflits entre dominés et dominants ne pouvant que s’insérer dans ce cadre général.  Sur le premier point, La Grassa enfonce le clou : « Il n’existe pas de nécessité historique objective de la révolution et encore moins et encore moins la certitude que cette dernière soit dirigée vers le socialisme et le communisme, cette certitude qui pendant plus d’un siècle a donné aux militants des partis ouvriers l’inébranlable foi d’être toujours sur le seuil d’une mission historique à accomplir, d’être plus ou moins comme les martyres chrétiens, mangés par les fauves dans les cirques, mais finalement immangeables vainqueurs. » (p. 176-177)
 On pourrait être amené à penser que pour La Grassa le capitalisme est en un certain sens indépassable. Particulièrement quand il écrit : « La leçon historique de la faillite du communisme historique du XXe siècle a enseigné qu’aucune formation sociale ne pourra jamais transformer et surpasser la formation sociale capitaliste, si on poursuit l’illusion de la propriété collective des moyens de production avec la mortification totale de compétition économique/productive – qui se reflète aussi sur le plan de la recherche scientifique et technique – véritable cause de l’énorme développement gagnant des forces productives de notre société à capitalisme avancé. » (p. 63) Autrement dit, une société communiste si elle est possible reste une société de compétition (émulation sans violence dit Gianfranco La Grassa avec une certaine ingénuité …) Mais d’où vient la nécessité d’une transformation sociale qui conduise à un dépassement du capitalisme ? Justement il n’y a pas de nécessité ! Si on s’arrête là, Gianfranco La Grassa rejoint les « marxistes légaux » russes ou les « marxistes de la chaire », c’est-à-dire tous ces intellectuels qui tirent de Marx des justifications de l’existence du capitalisme.
Mais Gianfranco La Grassa ne mange pas de ce pain-là. Il maintient ferme la nécessité d’une action anticapitaliste. J’ai bien dit nécessité d’une action, ce qui renvoie à la capacité des sujets de vouloir quelque chose pour des raisons bien fondées principalement morales, à la différence de la nécessité d’un mouvement historique qui se déroule en quelque sorte dans le dos des sujets. Voyons les justifications de Gianfranco La Grassa.
« Toutefois, comme on l’a déjà dit, la lutte qui se déroule dans les points les plus avancés du mode de production capitaliste arrivé à son ”plein“ développement, si elle est laissée à elle-même, porte dans les deux directions du revenu – et des conditions de vie, de travail, etc. – entre les divers groupes et classes sociales, positionnés entre eux sur un plan d’égalité formelle, et de la distribution des parts de domination entre les agents décideurs, qui sont ceux qui mettent en œuvre les stratégies dans les sphères économique, politique et culturelle de la société capitaliste. Précisément pour cette raison doivent se former des groupes d’action stratégique, évidemment anticapitaliste, qui portent le conflit social à un autre niveau que celui purement distributif, soit au niveau de l’analyse des conditions de possibilité de la transformation révolutionnaire, soit de la pratique qui tente de l’actualiser. » (p.179-180)
Pourquoi de tels groupes doivent-ils apparaître sans nécessité intrinsèque, bien que la possibilité formelle de leur apparition soit donnée dans les conflits de redistribution et d’hégémonie qui traversent la société capitaliste. La réponse de La Grassa peut paraître curieuse et un peu faible, du moins pour ceux qui se situent dans « le marxisme de la tradition » (ce qui n’est pas mon cas !) : de tels groupes ne se forment pas pour des raisons intrinsèques (cela découle de ce qu’on vient de dire) mais pour des motifs « plus profonds » « que je ne sais pas indiquer autrement qu’en ayant recours à l’expression tension morale. » (p.180) Cette tension morale qui renvoie au refus de la domination n’est pas propre aux individus d’une classe particulière mais peut apparaître dans toutes les classes de la société. Cette explication peut paraître beaucoup plus faible que les raisons « classistes » du marxisme de la tradition. Pourtant, c’est peut-être l’inverse qui est vrai : l’aspiration révolutionnaire ne peut pas être autre chose qu’une aspiration fondée sur la croyance dans certaines valeurs morales. De l’analyse de ce qui est (la description objective du mode de production capitaliste) on ne peut passer à l’action révolutionnaire qu’à partir de l’idée de ce qui doit être (laquelle ne se peut tirer mécaniquement de la première). Inversement, comme le fait remarque Gianfranco La Grassa, les revendications des strates inférieures de la société ont souvent servi de rampe de lancement « des groupes d’agents stratégiques tout autre qu’anticapitalistes » ! (ibid.)
 Mais cette « tension morale », condition nécessaire, n’est cependant pas suffisante. Il est nécessaire de lui joindre « la capacité d’analyse des conditions de possibilité qu’ouvre, pour la transformation révolutionnaire anticapitaliste, la crise, avec la lutte aiguë déclenchée entre dominants pour révolutionner les positions de suprématie précédant la crise elle-même. » (p.181) Gianfranco La Grassa précise cependant qu’il ne s’agit pas de renouveler la théorie léniniste du parti d’avant-garde, puisqu’il n’y a plus de masse spontanément révolutionnaire… Mais on n’est tout de même pas très loin d’un léninisme épuré des éléments kautkystes ou marxistes orthodoxes.
Les dernières pages sont consacrées à la critique du « gramscisme » ordinaire, héritage de feu le PCI. Gianfranco La Grassa dénonce la tentation de la « guerre de position » consistant à vouloir occuper les « casemates » sur le front d’une guerre de classe prolongée. Cette stratégie néo-réformiste est illusoire puisque le capitalisme avancé ne laisse plus aucune place libre, aucune casemate à occuper, et elle transformerait les éléments révolutionnaires qui s’y risqueraient à devenir des agents stratégiques capitalistes comme les autres – l’exemple des syndicats et des mutuelles corrobore assez clairement le propos de La Grassa.
Cependant, si on laisse de côté, quitte à y revenir plus tard, le débat un peu dépassé sur la guerre de position et la guerre de mouvement, on doit reconnaître que le groupe d’action stratégique anticapitaliste, capable de former un bloc social suffisamment fort pour renverser le mode de production capitaliste, ressemble d’assez près au « prince nouveau » dont parle Gramsci dans un passage fameux des « Quaderni del carcere ». Je cite les deux derniers paragraphes du cahier XIII, 1 :
« Les deux points fondamentaux – formation d’une volonté collective nationale-populaire dont le Prince moderne est en même temps l’organisateur et l’expression active et opérante, et réforme intellectuelle et morale – devraient constituer la structure du travail. Les points concrets de programme doivent être incorporés dans la première partie, c’est-à-dire devraient « dramatiquement » résulter du discours, ne pas être une froide et pédante exposition de raisonnements.
Peut-il y avoir une réforme culturelle, c’est-à-dire une élévation civile des strates sous-développées dans la société sans une réforme économique préalable et une mutation dans les positions sociales et dans le monde économique ? Pour ceci une réforme intellectuelle et morale ne peut pas ne pas être liée à un programme de réforme économique, au contraire, le programme de réforme économique est précisément le mode concret sous lequel se présente toute réforme intellectuelle et morale. Le Prince moderne, en se développant, bouleverse tout le système des rapports intellectuels et moraux, en tant que son développement signifie précisément que tout acte est conçu comme utile ou dommageable, vertueux ou scélérat, seulement en tant qu’il a comme point de référence le Prince moderne lui-même et sert à augmenter son pouvoir ou à lui faire obstacle. Le Prince prend la place dans la conscience de la divinité ou de l’impératif catégorique, devient la base d’un laïcisme moderne et d’une complète laïcisation de toute la vie et de tous les rapports des mœurs. »
Un groupe d’action pour une « réforme intellectuelle et morale » orienté vers un « programme national et populaire » (pour reprendre une autre expression du même cahier de Gramsci), c’est finalement ce que Gianfranco La Grassa appelle de ses vœux sans le dire clairement. Les formules génériques qu’il utilise évitent soigneusement de recourir au langage issu du vieux marxisme, mais évidemment, on ne peut pas se défaire du passé aussi facilement.

Gianfranco La Grassa, Il capitalisme oggiDalla proprietà al conflito strategico. Per une teoria del capitalismo. (“Petite plaisance”, 2004)le Dimanche 20 Juillet 2008,

jeudi 3 juillet 2008

Explication de l'appendice de la partie I de l'Ethique de Spinoza

(Ces notes ne sont que l'amorce d'une explication systématique de l'Appendice de la partie I de l'Éthique de Spinoza. Le texte est si dense et ses ramifications sont si nombreuses qu'on ne saurait en faire le tour en quelques pages. Le texte de référence est la traduction Roland Caillois de l'édition des oeuvres dans la collection de la Pléiade) 

I Résumé de la partie I et exposition du problème

Depuis le début « Par ce qui précède » jusqu’à « autres choses de même genre ».
L’appendice vient clore la partie I (« Par ce qui précède j’ai expliqué la nature de Dieu et ses propriétés… »), ce premier moment de l’appendice résume l’acquis de la première partie.
-          Dieu existe nécessairement (Dieu est la substance éternelle et infinie possédant une infinité d’attributs).
-          Toutes les choses sont en Dieu et dépendent de lui (rien ne peut être ni ne peut être conçu hors de Dieu, répète Spinoza).
-          Il n’y a pas de « volonté de Dieu » arbitraire, Dieu n’a pas de caprices : tout ce qui est procède de Dieu, est « prédéterminé » par Dieu selon sa nature absolue. « Prédéterminé » doit être compris correctement. Cela ne veut pas dire que les choses procèdent d’une volonté finalisée. « Prédéterminé » doit être compris non comme « prémédité » mais comme découlant de causes déterminées. La pierre tombe parce qu’elle est prédéterminée à tomber non parce que Dieu a « voulu » que la pierre tombe mais parce que les lois de la nature sont telles que la pierre tombe et rien d’autre. « La puissance infinie de Dieu », ce n’est rien d’autre que les lois de la nature qui sont aussi les lois de la nature divine.
La Partie I a permis d’examiner un certain nombre des préjugés qui interdisent de comprendre les démonstrations de l’Éthique. Il suffit de rappeler ici le scolie de la proposition XV (« Il en est qui se figurent Dieu composé tout comme un homme… ») qui s’en prend à l’anthropomorphisme, c’est-à-dire à cette conception de Dieu comme la projection d’une image de l’homme. Cette proposition se prolonge dans la proposition XVI et la XVII dont le scolie développe ce qu’il faut entendre par puissance de Dieu, refusant d’attribuer à Dieu une volonté et un entendement dans le sens même où nous employons ces termes quand nous les appliquons aux humains.
Il s’agit de dans cette appendice de poursuivre l’examen des préjugés qui ont été laissés de côté dans la première partie. Soumettre à l’examen de la raison ces préjugés qui « empêchent les hommes de saisir l’enchainement des choses » : voilà l’objet précis de l’appendice. Quel est donc le principal préjugé qui empêche les hommes de saisir correctement l’enchaînement réel des choses ? C’est le préjugé « finaliste », celui qui inverse justement l’ordre des causes et des effets et prétend que l’effet est la vraie cause : « les hommes supposent communément que toutes les choses naturelles agissent comme eux, en vue d’une fin, et bien plus ils considèrent que certain que Dieu dispose tout en vue d’une certaine fin. »
On peut d’ores et déjà pointer quelque chose : il ne s’agit pas seulement de dénoncer les préjugés comme irrationnels, mais surtout d’en comprendre les raisons, c’est-à-dire les mécanismes par lesquels sont produits les préjugés (qui comme toutes choses sont « prédéterminés ») et également ce que produisent les préjugés qui comme toutes les idées sont aussi les causes d’autres idées.
Ce premier moment introductif de l’Appendice se clôt sur l’exposition d’un plan qu’on rappelle ici :
1)       Pourquoi les hommes se plaisent à ce préjugé ?
2)       Démonstration de la fausseté du préjugé ?
3)       Examen de ses conséquences en tant matrice de toutes les croyances superstitieuse.

II.    Pourquoi les hommes se plaisent au préjugé finaliste ?

A. Origine et nature du préjugé finaliste

Depuis « Ce n’est pas le moment de déduire ces choses … » jusqu’à « comme des moyens pour leur utilité propre »
Commençons par résumer la thèse essentielle soutenue ici par Spinoza : tous les préjugés ont un noyau commun qui est la croyance aux « causes finales » ; si l'homme tombe dans le préjugé consistant à prêter à la nature des causes finales, c'est une conséquence du fait qu'il est un être de désir, donc de sa nature et par conséquent ce préjugé n’est nullement irrationnel en ce sens qu’il est « prédéterminé » dès que l’on connaît véritablement la nature humaine. La croyance aux causes finales est ainsi une sorte de rationalisation de ce qui guide l'homme dans la réalisation de ses désirs.
L'argumentation est strictement démonstrative. Chaque vérité assurée doit produire tous ses effets puisque « il n'existe aucune chose dont la nature ne donne naissance à quelque effet » (Partie I, Proposition XXXVI). De chaque vérité sont déduites les propositions qui s'en suivent par inférence logique. Résumons cette argumentation en quelques propositions.
(1) Les hommes naissent sans connaissance des causes mais seulement avec la conscience de leurs appétits.
(2) L'ignorance des causes fait qu'ils croient être libres.
(3) Les hommes agissent toujours en vue d'une fin.
(4) Ils ont donc tendance à supposer partout des causes finales.
(5) Cette tendance est renforcée par le fait qu'ils se connaissent mieux eux-mêmes qu'ils ne connaissent les autres êtres et projettent donc leur propre complexion sur les autres êtres.
Examinons maintenant le détail de l'enchaînement de ces thèses.
Dans les trois premières lignes est exposée la proposition selon laquelle les hommes naissent sans connaissance des causes des choses mais seulement avec l'appétit de ce qui leur est utile. Notons d'abord que l'appétit est l'appétit de ce qui est utile. Tout être tend à persévérer dans son être, dit souvent Spinoza. L'appétit n'est donc pas un quelque chose qui devrait être condamné ou maîtrisé comme le demande une tradition qui unit certains des philosophes grecs et la plus grande partie des chrétiens. Pour un platonicien ou un chrétien, l'appétit est non seulement mauvais parce qu'il se rapporte aux choses sensibles, mais aussi erroné ; il se trompe de but et nous conduit dans les souffrances. Pour Spinoza, il n'y a rien de tel. De plus, cet appétit de ce qui leur est utile n'est pas quelque chose de purement corporel, puisqu'ils en ont conscience ; c'est d'ailleurs en tant qu'il est conscient de lui-même que l'appétit est nommé Désir (cf. infra). L'appétit pour ce qui est utile et la conscience qui l'accompagne ne sont donc pas des accidents, ou des mauvaises tendances dont on pourrait se débarrasser par la méditation, l'ascèse ou la catharsis. Ils sont au contraire constitutifs de l'essence de l'homme. Il est impossible de penser l'homme spinoziste sans penser d'abord cette tendance fondamentale, cet « effort », ce conatus qui est à la fois impulsion irrésistible et visée consciente[1]. Mais cet appétit conscient existe chez un homme qui ignore les causes réelles des choses et singulièrement les causes qui font que lui-même existe, a tel ou tel désir, tel ou tel appétit. De ceci découlent un certain nombre de conséquences importantes, qui sortent du champ précis de notre étude mais doivent être notées immédiatement : ainsi, la volonté n'est pas une faculté humaine en tant que telle puisque les hommes déterminés à vouloir telle ou telle chose qui leur est utile.
C'est cette combinaison de méconnaissance des causes réelles et de conscience des fins de ce qui nous meut qui est, selon Spinoza l'explication des préjugés les plus courants des hommes. Le premier de ces préjugés est celui de notre propre liberté. Spinoza nous dit que « les hommes se figurent libres, parce qu'ils ont conscience de leurs volitions et de leur appétit et qu’ils ne pensent pas, même en rêve, aux causes qui les disposent à désirer et à vouloir, parce qu’ils les ignorent ». Cette phrase d'abord est une polémique directe contre Descartes. Descartes, en effet, considère que la liberté est une évidence de la conscience. Dans les Principes de la philosophie, Descartes affirme que « La principale perfection de l'homme est d'avoir un libre-arbitre ». Que signifie ce libre-arbitre ? Dans une lettre au père Mesland, Descartes donne cette précision : « il est toujours possible de nous détourner de poursuivre un bien clairement connu, ou d'admettre une vérité évidente, pourvu seulement que nous considérions comme un bien d'attester ainsi la liberté de notre franc arbitre. » Sur quoi se fonde cette évidente ? Sur l'expérience intérieure que j'ai la possibilité d'affirmer ou de nier, selon ma volonté, dit Descartes. « Je ne puis pas aussi me plaindre que Dieu ne m'a pas donné un libre-arbitre, ou une volonté assez ample et parfaite ; puisqu'en effet je l'expérimente si vague et si étendue qu'elle n'est enfermée dans aucunes bornes. »[2] Descartes fonde donc la liberté sur la conscience que nous avons de nos volitions. Or Spinoza renverse ici le cartésianisme. La volition n'est pas libre et si nous la considérons comme telle, c'est uniquement par ignorance, puisque, « même en rêve », les hommes ne pensent pas « aux causes qui les disposent à désirer et vouloir. » Désirer et vouloir sont en effet un seul et même acte et la volonté, conçue dans son autonomie, apparaît comme une illusion de l'imagination, ce qui ruine la conception de la liberté comme libre-arbitre qui est à la base de la philosophie cartésienne. En corollaire, est ruinée également la thèse de la volonté comme faculté de l'âme et plus généralement la théorie cartésienne des facultés de l'âme en général[3].
Ce qui caractérise l'appétit et la volition des hommes, c'est qu'ils sont toujours dirigés vers un but, une fin particulière. L'action consécutive à la volition est donc toujours une action effectuée en vue de quelque chose qui soit utile. Le principe d'utilité est une conséquence de la définition de l'être comme effort, appétit ou désir. L'être vise ce qui lui semble utile pour persévérer dans son être. Dans les parties concernant les affections de l'âme ou la servitude de l'homme, Spinoza exposera toutes les conséquences éthiques de ce principe d'utilité, en particulier il exposera le Bien comme ce qui est utile véritablement, et le Mal comme ce qui nous nuit. Ici, ce principe d'utilité désigne la direction précise de l'effort et quels types de fins sont visés.
Les propositions précédentes permettent d'inférer cette quatrième thèse concernant la croyance aux causes finales. L'enchaînement du raisonnement peut être résumé ainsi :
(1) L'homme ignore les véritables causes.
(2) Consciemment lui-même agit en fonction d'un but qui lui est utile.
(3) Donc la seule causalité à laquelle il est amené spontanément à croire est celle qu'il éprouve lui-même, c'est-à-dire la cause finale.
Spinoza n'est pas le premier à dénoncer l'utilisation des causes finales comme contraire à l'exercice véritable de la raison. Les cartésiens, Descartes, Malebranche, sont catégoriques sur cette question. Mais Spinoza est le premier à aller jusqu'à la racine de la croyance finaliste en montrant le mécanisme de génération de l'illusion dans la nature humaine elle-même. Précisons : il ne s'agit de mettre en cause la finitude de l'homme, sa faiblesse ou sa corruption, thèmes que l'on retrouve chez la plupart des philosophes, contempteurs de la nature de l'homme. Pour Spinoza, le préjugé et l'illusion ne sont pas des manifestations de l'imperfection humaine, qu'il s'agirait de critiquer, de condamner, de déplorer ou de dénoncer, mais des résultats du mouvement nécessaire dans lequel la Nature se produit. L'homme, nous dit encore Spinoza, n'est pas un « empire dans un empire » ; il est donc soumis à des lois nécessaires qui le déterminent à faire telle ou telle chose en conséquence de ce qu'il est par nature.
Le dernier moment du raisonnement vise à expliciter comment les hommes sont amenés à extrapoler à l'ensemble de la nature ce dont ils ont conscience à propos de leurs propres actions puisque, d'une part, ils jugent « nécessairement de la complexion d'autrui par la leur », d'autre part, ils interprètent tout ce qu'ils trouvent dans la nature et qui leur est utile comme était fait exprès pour eux, « comme des moyens pour leur utilité propre ». Tout d'abord, donc, c'est le mode de raisonnement par analogie superficielle, dont l'impuissance est montrée ici et qui conduit à l'erreur ; ce mode de raisonnement correspond à ce que Spinoza appelle dans le Traité de la réforme de l'entendement, la connaissance du deuxième genre[4], définie ainsi : « il y a une perception acquise par expérience vague, c'est-à-dire par une expérience qui n'est pas déterminée par l'entendement; ainsi nommée seulement parce que, s'étant fortuitement offerte et n'ayant été contredite par aucune autre, elle est demeurée comme inébranlée en nous. » C'est bien cette expérience intérieure dont les cartésiens font le point de départ de toute véritable philosophie qui est ici réfutée comme connaissance par « expérience vague ».
Comprenons bien ce qui est en cause : le finaliste est celui qui considère que les choses sont ordonnées selon l’ordre dans lequel il les imagine. L’homme qui a soif imagine que boire un grand verre d’eau fraîche lui fera le plus grand plaisir et derechef il se dirige vers le réfrigérateur. Il croit donc que la cause de son mouvement vers le réfrigérateur est le but de mouvement (boire de l’eau fraîche) et donc il croit que la cause de son mouvement est un évènement qui se produira après (c’est-à-dire quand il aura ouvert la porte du réfrigérateur). Mais raisonner ainsi, c’est raisonner selon l’imagination et non selon l’enchaînement naturel des causes et des effets. L’enchaînement réel est le suivant : l’homme a soif et la soif déclenche une association d’idées (voir Partie II, proposition XVIII). L’image du bien-être procuré par le verre d’eau fraîche se forme dans son esprit et déclenche le mouvement vers le réfrigérateur. Il n’y a là-dedans aucune « cause finale ». La cause du mouvement n’est pas le fait de boire un verre d’eau (évènement postérieur) mais bien l’image formée dans l’esprit qui est un événement antérieur et déclencheur du mouvement. Le finalisme met donc bien tout cul par-dessus tête, inverse l’ordre réel en un ordre imaginaire.

B.        Du préjugé à la superstition religieuse

Depuis « Et comme ils savent que ces moyens … » jusqu’à « les jugements des Dieux dépassent de très loin la portée de l’intelligence humaine ; »
Ensuite Spinoza expose les conséquences absurdes de ce mode de raisonnement qui consiste à considérer la création tout entière comme destinée aux usages des hommes. L'accumulation des expressions finalistes, « des yeux pour voir, des dents pour mâcher », vise à l'effet rhétorique. Nous avons affaire à un monde de fantaisie pure où tout a été disposé pour l’homme ! La nature semble animée, les choses semblent douées d’intentions à notre égard.
De là découle une autre croyance : puisque cette agencement a l’air miraculeux, on suppose un faiseur de miracles, un « quelqu’un d’autre qui a agencé ces moyens à leur usage ».
Suit ce qui apparaît comme une véritable généalogie des superstitions religieuses. Les hommes inventent des êtres dont ils ignorent évidemment tout et sur qui ils projettent ce qu’ils savent d’eux-mêmes. Ainsi ces « recteurs » de la nature doivent agir comme des hommes en vue de fins humaines et par le moyen d’une liberté humaine. Les hommes agissent en vue de leur utile propre. Si les dieux disposent la nature pour la convenance des hommes, ce doit être parce qu’ils en attendent quelque chose en retour, que les hommes les honorent et leur rendent un culte. Le passage décisif est celui-ci :
D’où il résulta que chacun d’eux, suivant son naturel propre, inventa des moyens divers de rendre un culte à Dieu afin que Dieu l’aimât plus que tous les autres et mît la nature entière au service de son aveugle désir et de son insatiable avidité. Ainsi ce préjugé est devenu une superstition et a plongé de profondes racines dans les esprits ;
On remarquera que le moteur du préjugé et de sa transformation en superstition réside dans le désir et les fixations imaginaires du désir. Tout ce passage expose donc les causes (rationnellement compréhensibles) de la naissance des religions historiques que Spinoza assimile purement et simplement à des superstitions. Et ces superstitions, il les qualifie aussi de « délires ». Ceux qui veulent montrer que « la Nature ne fait rien en vain » « semblent avoir uniquement montré que la Nature et les Dieux délirent aussi bien que les hommes. » L’expression « la nature ne fait rien en vain » revient comme un leitmotiv dans les écrits d’Aristote pour la raison est fin et ici Spinoza assume clairement la polémique des rationalistes contre la philosophie aristotélicienne. La comparaison de la superstition religieuse au délire sera un thème fréquent des penseurs des Lumières. On la retrouvera aussi sous la plume de Freud qui, dans L’avenir d’une illusion définit la croyance religieuse comme « idée délirante ».
Pourquoi s’agit-il de délire ? Tout simplement parce qu’il y a dans la superstition un déni du réel. Évidemment, dans la nature beaucoup de choses vont contre les intérêts des humains (maladies, tempêtes, catastrophes naturelles, etc.) et de plus ces choses frappent indistinctement les hommes pieux et les méchants. Ce simple constat devrait suffire pour remettre en cause le préjugé selon lequel tout est ordonné en vue du bien des hommes. Mais « ils ont donc pris pour certain que les jugements des Dieux dépassent de loin la portée de l’intelligence humaine ». On attribue à l’un des pères de l’Église, Tertullien, la formule « je crois parce que c’est absurde » (credo quia absurdum) ! Sans aller à cette extrémité, il s’agit de la croyance sans preuve rationnelle et même au mépris des preuves rationnelles.

C. Les mathématiques indiquent la voie de la vérité

« et cette seule raison certes … » jusqu’à « les amener à la vraie connaissance des choses ».
La fin du paragraphe est consacrée à indiquer l’issue. En effet, si les hommes naturellement sont portés à tenir pour vrais les préjugés et sont ainsi conduits dans la superstition, il pourrait sembler que la voie de la vérité est obstruée et on se demanderait même comment les philosophes, étant des hommes, sont capables de reconnaître le préjugé et le délire dans l’opinion commune.
Les mathématiques sont la science qui permet de sortir des préjugés habituels, car elles s’occupent seulement des essences et des propriétés des figures et non des causes finales. Elles fournissent en outre des « règles de vérité. » Ces deux parties se comprennent sans difficulté.
1)       Les mathématiques ne s’occupent pas des fins ! un triangle est un triangle et on sait tout de lui quand connaît son essence – sa définition qui est en même temps sa méthode de construction.
2)       Les vérités mathématiques procèdent de démonstrations qui produisent la certitude.
Spinoza ne dit évidemment pas que toutes les vérités sont mathématiques – il garde bien d’affirmations aussi audacieuses et périlleuses que celles d’un Galilée qui dit que « le grand livre de la nature est écrit en langage mathématique. » Spinoza se limite à dire que les mathématiques sont un modèle pour qui cherche la vérité. Comme les mathématiciens, il faut s’occuper de la nature des choses (et non de leur prétendue finalité) et procéder par démonstrations (« more geometrico »).

III. Le finalisme est faux

Depuis « J’ai suffisamment expliqué ce que j’ai promis … » jusqu’ à « j’en arrive à ce que j’ai décidé de traiter en troisième lieu. »

A. Le finalisme contredit la nécessité et la perfection de la nature

Depuis « Pour montrer maintenant que la nature … » jusqu’à « comme il est clair de soi-même. »
Ici Spinoza s’appuie sur ce qui a été montré précédemment.
-          Proposition XVI : « De la nécessité de la nature divine doivent suivre une infinité de choses en une infinité de modes (c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un entendement infini). » Cette proposition affirme l’infinie productivité de Dieu (ou la Nature). Celui recherche des causes finales le fait parce que l’infinité de choses qui procèdent de la nature divine lui échappe. Il lui faudrait un « entendement infini ». Or son entendement n’est que fini… En ramenant l’infini au fini, il est condamné à saisir de manière tronquée l’enchaînement des choses et donc il donne libre champ à son imagination.
-          Proposition XXXII (corollaires) : Ces corollaires établissent que « Dieu ne produit pas ses effets par la liberté de sa volonté » (C1) et la volonté libre n’existe pas car la volonté doit à son tour être déterminée (C2).
L’appendice se propose seulement de compléter et illustrer ces propositions fondamentales.
La doctrine finaliste « met la Nature à l’envers ». Nous l’avons déjà souligné : elle inverse l’ordre réel puisqu’elle intervertit les causes et les effets : l’effet est pris pour la cause sous le nom de « cause finale ». Mais elle inverse également le plus parfait et le moins parfait. Tout ce passage est un peu complexe et mérite qu’on s’y attarde.
Les propositions XXI, XXII et XXIII auxquelles Spinoza se réfère portent sur la manière dont Dieu produit ses effets. La proposition XXI que ce qui découle absolue d’un attribut de Dieu a dû toujours exister et est infini. Si on y réfléchit un peu, c’est presque absolument évident.  Si B procède de A et que A est éternel, B procède éternellement de A. On tient le même raisonnement si A est infini. Donc tout ce qui suit d’un attribut de Dieu est éternel et infini. Tout ce qui suit d’un attribut modifié de même tout mode qui existe nécessairement et est infini procède ou de la nature « absolue » d’un attribut de Dieu ou d’un attribut modifié. Bref tout ce qui procède immédiatement de Dieu (immédiatement, c’est-à-dire sans médiation) est infini. Dieu seul est « cause libre » et toutes les choses qui sont n’existent que comme affirmation de la puissance d’exister de Dieu. Les choses finies, celles qui n’existent pas immédiatement mais comme effet d’une autre chose, expriment une moins grande puissance d’exister et donc elles sont moins parfaites. Le finalisme au contraire fait de la perfection de Dieu une conséquence de l’existence de choses finies (par exemple des hommes créés là en vue de la plus grande gloire de Dieu.) Donc le finalisme fait dépendre le parfait de ce qui l’est moins ! Nouvelle inversion de la réalité.
Cette doctrine finaliste contredit donc l’idée de perfection divine. Si Dieu agit en vue de sa propre perfection (par exemple en créant les hommes), c’est donc qu’il lui manque quelque chose et qu’il n’est pas parfait – absurdité manifeste, selon Spinoza puisqu’il ne peut rien y avoir de plus parfait que Dieu, c’est-à-dire « une substance constituée par une infinité d’attributs , dont chacun exprime une essence éternelle et infinie » (Partie I, proposition XI).

B. L’enchaînement des causes et des effet suffit à expliquer toutes choses naturelles

Depuis « Et il ne faut pas oublier ici que les partisans … » jusqu’à « ce que j’ai décidé de traiter en troisième lieu. »
La critique précédente du finalisme peut sembler comme une réfutation par l’absurde : admettre le finalisme revient à nier des propositions démontrées dans les pages précédentes. Il s’agit de montrer que le finalisme est inutile puisque ce qu’il prétend expliquer peut être expliqué autrement en faisant des hypothèses beaucoup moins coûteuses. Pour éviter de comprendre scientifiquement, dans l’ordre naturel (de l’antérieur vers le postérieur, des causes vers les effets), l’explication finaliste invente des hypothèses dénuées de tout fondement et qui se ramènent toutes à une mystérieuse volonté de Dieu dont Spinoza dit qu’elle est « l’asile de l’ignorance. »
Attardons-nous un instant sur un des exemples utilisés :
« De même aussi, devant la structure du corps humain, ils s’étonnent et ignorant les causes de tant d’art, ils concluent que cette structure n’est pas due à un art mécanique mais à un art divin ou surnaturel, et qu’elle est formée de façon telle que nulle partie ne nuise à l’autre. »
C’est effectivement la tentative de connaître le vivant qui donne le plus souvent une apparence de bon sens aux préjugés finalistes. La complexité du vivant dépasse de loin notre capacité à saisir les enchaînements physico-chimiques des systèmes complexes et la tentation est grande d’imaginer dans ces extraordinaires agencements que sont les vivants une finalité ordonnée par quelque « grand architecte. » Ainsi, l’un des premiers savants qui conçut la parenté évolutive de tous les êtres vivants, Jean-Baptiste Lamarck, pensait-il qu’il existe une espèce de poussée à la complexification des êtres vivants qui cherchaient à s’adapter à l’environnement. Darwin au contraire chercha à s’en tenir à des mécanismes de causalité pure, sans faire intervenir ni tendance évolutive générale ni cause finale : seules modifications aléatoires de certains caractères permettent de comprendre l’évolution des êtres vivants quand ces caractères apparus sans plan déterminé se révèlent favorables ou non à la survie de l’individu. Les défenseurs de l’évolution de type lamarckien persistent pourtant à maintenir la nécessité de concevoir un « dessein intelligent » : un organe aussi complexe que l’œil, disent-ils, ne peut pas résulter d’un processus sélectif aléatoire comme le soutiennent les darwiniens.
Si dans la nature, tout évènement arrive en vertu de causes déterminées, il faut refuser la croyance aux miracles et si quelque chose paraît extraordinaire, on doit d’efforcer d’en trouver « les vraies causes » et « comprendre en savant les choses naturelles au lieu de s’en étonner. »
Spinoza termine ce développement en pointant la responsabilité de « ceux que le vulgaire adore comme les vrais interprètes de la Nature et des Dieux ». Théologiens, gourous, faux savants, imposteurs et charlatans de tous poils, ceux-là ne tiennent leur autorité que de l’ignorance du « vulgaire ». Si au contraire le savant éclaire le processus réel et dissipe la croyance aux miracles, ils le poursuivent comme impie. On peut penser qu’ici Spinoza pense aux persécutions que Galilée a dû subir pour avoir soutenu le mouvement de la terre et la nature physique commune de la terre et des « cieux ». Il y a donc bien à cette question de la superstition un enjeu politique : la connaissance rationnelle de la nature et la destruction des préjugés sapent les fausses autorités. Le lien entre progrès de la connaissance et émancipation politique va constituer un des thèmes principaux des Lumières et ce lien est déjà clairement établi chez Spinoza qui apparaît à tous égards comme le premier grand philosophe des Lumières.

IV. Conséquences concernant le Bien, le Mal, le Beau, le Laid, etc.

Depuis « Après s’être persuadé que tout ce qui arrive … » jusqu’à la fin de l’appendice.
Le préjugé finaliste consiste, on l’a vu, à tout ramener à soi. La nature est ordonnée par rapport à nous : « es nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes », fait dire Voltaire à son Pangloss ; ou encore selon Bernardin de Saint-Pierre (Harmonies naturelles), « Le melon a été divisé en tranches par la nature afin d'être mangé en famille ; la citrouille, étant plus grosse, peut être mangée avec les voisins. » Ramenant tout à lui, le finaliste projette sur le monde extérieur ce qu’il sait de lui-même et juge de tout par rapport à lui et transforme en détermination de l’essence des choses ce qui appartient seulement à rapport subjectif qu’il entretient avec elles.
Spinoza termine l’appendice par une généalogie des valeurs communes dont il va montrer qu’elles n’ont aucun caractère objectif mais dépendent entièrement de notre imagination.

A. Relativité du Bien et du Mal

« Donc, tout ce qui contribue à la santé et au culte de Dieu, les hommes l’ont appelé Bien ; ce qui leur est contraire, ils l’ont appelés Mal. Et comme ceux qui ne comprennent pas la nature des choses sont incapables de rien affirmer sur elles, mais les imaginent seulement et prennent l’imagination pour l’entendement, ils croient donc qu’il y a de l’ordre dans les choses, ignorants qu’ils sont et de la nature des choses et de la leur propre. »
Le Bien n’a donc aucune détermination objective : les hommes appellent ainsi ce qu’ils jugent leur être favorable et, encore selon ce qu’ils imaginent puisque la plupart du temps ils « prennent l’imagination pour l’entendement ». De même quand ils parlent d’ordre naturel, ils se contentent d’imaginer en fonction de leurs désirs. Mais objectivement, c’est-à-dire « en Dieu », il n’y a ni bien ni mal. L’extinction des grands sauriens fût un mal pour les dinosaures et un dinosaure finaliste aurait cherché quelque raison à ce malheur dans lequel les hommes seraient prompts à voir la preuve de la providence, ce qui n’est sans doute pas l’avis des espèces disparues de la planète par l’action humaine…

B. Extension de la démarche aux autres notions

Il en va évidemment de même en ce qui concerne les autres notions, comme le Beau et le Laid, etc.. Mais la beauté ne réside pas dans la nature mais seulement dans l’imagination : « l’harmonie a fait perdre la raison aux hommes, n’ont-ils pas cru que Dieu aussi en était ravi ! Il y eut même des philosophes pour croire que les mouvements célestes composent une harmonie. » Sont visés ici dans ce développement à nouveau très polémique l’idéalisme platonicien et l’augustinisme.

C. « Autant de têtes, autant d’avis »

Comme toutes ces notions de Bien et de Mal, de Beau et de Laid, sont subjectives, il est naturel que les hommes jugent chacun selon son naturel propre. L’un trouvera laid ce que l’autre trouve beau. De manière très matérialiste, Spinoza dit même que chacun juge « selon la disposition de son cerveau » et non d’après leur entendement ! En effet, les mathématiques montrent que tous tombent d’accord devant les démonstrations et donc que quand les hommes usent de leur entendement, ils peuvent tous être du même avis.
On voit s’esquisser ici un thème qui reviendra dans la troisième et la quatrième partie : tant qu’ils sont soumis à leurs affections – c’est-à-dire à la connaissance par l’imagination – les hommes sont souvent hostiles les uns en autres, alors qu’ils conviennent entre eux lorsqu’ils sont guidés par la droite raison.
En conclusion, donc toutes ces notions ne sont que des façons d’imaginer et non des connaissances objectives. Si on comprend ça on voit du même coup qu’il n’y pas d’imperfection dans la nature au sens vulgaire du terme. Il y a seulement des degrés de puissance qui découlent de la mise en œuvre des lois naturelles. Les animaux qui ne suivent que leur instinct animal sont à un degré de puissance inférieur à l’homme qui peut aussi suivre sa raison. Mais pour suivre sa raison il doit commencer à se défaire, autant qu’il est en lui des fantasmagories de la superstition.


[1]Le rôle de l'appétit est souligné dans le traité De l'Âme d'Aristote, Aristote note ainsi que l'objet de l'appétit est le point de départ de l'intelligence exécutive.
[2]Quatrième méditation (Méditations métaphysiques). Le problème du libre-arbitre est un problème essentiel dans la théologie et la philosophie chrétiennes. Saint-Augustin y a consacré un traité. C'est en effet parce que l'homme est libre qu'il peut pécher. Faute de reconnaître à l'homme le libre-arbitre, il faudrait faire de Dieu l'auteur du mal moral, ce qui est contradictoire avec l'idée d'un Dieu « infiniment bon ». Or le rationalisme cartésien de conduire à expliquer les actions humaines par l'enchaînement des causes efficientes et donc de nier le libre-arbitre. C'est pourquoi l'évidence du libre-arbitre, qui, selon Descartes, montre que nous sommes créés à l'image de Dieu, est le moyen de concilier le rationalisme cartésien en matière scientifique avec les thèses de la théologie chrétienne.
[3]Dans le scolie de la proposition XLVIII de la deuxième partie, Spinoza écrit ainsi : « il n'y a dans l'âme aucune faculté absolue de connaître, de désirer, d'aimer, etc. D'où suit que ces facultés et autres semblables ou bien sont de pures fictions ou ne sont rien que des êtres Métaphysiques, c'est-à-dire des universaux comme nous avons coutume d'en former des êtres particuliers. » Cette thèse strictement nominaliste découle de la thèse qui fait de l'homme un élément de la nature, déterminé à agir conformément aux lois de la nature.
[4] Dans L’Éthique, les deux premiers genre de connaissance distingués dans le Traité de la réforme de l’entendement sont regroupés dans le premier genre de connaissance.

mardi 24 juin 2008

Théorie de la violence

La violence a partie liée avec l’histoire humaine. Problème complexe pour les philosophes qui ont tendance à la penser comme l’impensable rationnellement à moins que la rationalisant trop, ils la fassent disparaître en tant que telle, transformée en « ruse de la raison ». Georges Labica évite ces deux écueils avec sa Théorie de la violence. L’entreprise de Georges Labica pourrait étonner de la part de quelqu’un qui a voué une partie de sa vie à Marx, Engels et à la défense du marxisme : Engels n’avait-il pas réfuté la théorie de la violence de Dühring ? En vérité, Georges Labica n’a nullement l’intention de se livrer à l’art des généralités creuses sur la violence dont toute une littérature contemporaine nous abreuve.  Alors que les classes dominantes usent de la « crainte de la violence », de la « montée de la violence », de la chasse aux « terroristes » comme autant d’arguments-massue pour amener les dominés à renoncer à la lutte et à faire bloc derrière l’appareil d’État, l’exploration des figures de la violence, à travers les récits religieux, les mythes, l’art, mais aussi l’analyse de la violence structurelle des sociétés modernes permet de mettre à distance ce discours idéologique et de revenir à la réalité, c’est-à-dire, selon le titre du chapitre de conclusion aux « résistances ».

La violence se conjugue d’abord du côté de ceux qui subissent la violence injuste, le malheur sans explication. On lira avec bonheur ce chapitre premier, « du coté du livre de Job », où Labica fait de Job le héros qui capitule pas. Il a été juste et le malheur qui l’accable est sans raison. Ensuite elle est du côté des martyrs et il faudrait, à partir du livre de Labica, confectionner un ouvrage reproduisant tous les tableaux qu’il évoque ou qu’il analyse plus longuement. « Avec le martyre, dit Labica, nous nous trouvons en présence d’un véritable compendium des violences, infligées ou subies, cruelles ou modérées, délibérées et improvisées, inventives et banales, et des émotions qu’elles provoquent, écartelées entre le paroxysme de la douleur et sa volupté, et déclinant la gamme contradictoire de la soumission, de la résignation, de la jouissance, de la stupeur, de l’incompréhension, de l’imprécation, de la colère, de la haine, de l’allégresse et de la révolte qui emporte les protagonistes – donneurs d’ordre, bourreaux, victimes proches, témoins, spectateurs dont la postérité sera inépuisable. » (p. 55). Après les martyrs, les déments et là encore Labica puise abondamment dans la tradition culturelle, dans le théâtre de Shakespeare si riche en tyrans, assassins, bourreaux et fous.
Cette réflexion conduit évidemment à interroger « l’épouvantable XXe siècle » qui, loin de réaliser les promesses des utopistes ou les rêveries des théoriciens de la paix perpétuelle, semble avoir battu tous les records, notamment grâce aux progrès des moyens d’extermination mais aussi de surveillance, de contrôle social et d’asservissement des hommes. Il y a cependant une véritable difficulté à déterminer un sens précis à la violence, la distinction entre violence et pouvoir et leurs rapports complexes, d’autant que les formes de la violence sont multiples et souvent même pratiquement ignorées : les relations de travail sont marquées presque toujours par une violence ouverte ou souterraine dont ne parlent guère ceux qui font profession de nous alerter contre la montée de la violence.
Labica interroge naturellement la non-violence. Sans oublier de saluer le courage d’un certain nombre de figures héroïques de la non-violence, il en montre les ambigüités – ces non-violents qui n’hésitent pas à faire la guerre – et aussi le caractère souvent velléitaire. La non-violence s’insère dans l’arsenal des armes de combat dont disposent les opprimés mais elle ne peut nullement être l’arme suprême. La non-violence ne l’emporte que sur des dominants affaiblis, des dominants peu sûrs de leur bon droit. Bref la non-violence est une solution à un problème déjà presque résolu. Par contraste la position de Labica à l’égard de la théologie de la libération est plus enthousiaste. Contre ceux qui dénoncent en bloc la violence, Labica entend réhabiliter la violence libératrice, celle qui permet de s’attaquer au système du capitalisme mondialisé. Il montre vigoureusement les tartufferies de la « pacification » libérale du monde et nous invite à comprendre les manifestations de violence réactionnelle, y compris les plus contestables : « nous sommes tous responsables : depuis Bandoeng, la conjonction des menées de l’impérialisme, du vie politique opéré par les régimes réactionnaires dans le monde arabe et les échecs des forces progressistes (communistes, socialistes, nationalistes, républicaines ou laïques), a fait le lit des radicalismes de substitution, et pas uniquement au Proche-Orient et au Moyen-Orient. » (p. 257) La violence n’est cependant pas une politique et même la violence des opprimés peut se révéler contre-productive.
Reste donc à élaborer une stratégie qui combine révolution et démocratie. La violence n’en sera supprimée mais fortement diminuée. Labica conclut en appelant à une « paix libératrice en lieu et place de la violence systémique. » (p.262)
Georges Labica, Théorie de la violence, Jean Vrin, Paris, La Città del sole, Naples, 2007, 264 pages

lundi 16 juin 2008

Le socialisme selon Marx, par Michel Henry

Trois articles concis qui forment une lumineuse introduction à Marx. Sous le titre Le socialisme selon Marx, les éditions Sulliver proposent trois articles (1969, 1984, 1974) de Michel Henry qui constituent une puissante invitation à lire ou à relire son monumental Karl Marx en deux volumes (1.  Une philosophie de la réalité, 2. Une philosophie de l’économie)[1]. Peut-être ce qui résume le mieux le rapport de Michel Henry à Marx est-ce la proposition qui conclut le premier de ces trois articles :
« la tâche philosophique qui est la nôtre : lire Marx pour la première fois ». (p. 44)


La thèse de Michel Henry que je partage largement[2] est que pour comprendre Marx, il faut commencer par se débarrasser du marxisme. En effet, « Marx est un philosophe inconnu » car « le marxisme fait écran entre Marx et nous » (p.9) Et pour cause. Si le marxisme procède bien de Marx, il en procède en l’effaçant, en engloutissant ses intuitions originelles sous une métaphysique qui lui est radicalement opposée. Les inventeurs du marxisme – ces marxistes des années 1890 à 1914 – ignoraient l’essentiel de l’œuvre philosophique de Marx – les Manuscrits de 1844l’Idéologie allemande, la Critique du droit politique de Hegel ne furent en effet publiés que dans les années 30 par Riazanov[3]. Le marxisme, soutient Michel Henry, se fonde non sur une philosophie de Marx que presque tout le monde ignore, mais sur le petit livre d’Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, une livre d’une faiblesse insigne. Michel Henry exagère un peu. Dans l’invention du marxisme, un livre comme L’Anti-Dühring joue un certain rôle. Or ce livre a été publié du vivant de Marx et avec son accord.  En tout cas, concernant le Ludwig Feuerbach Michel Henry a incontestablement raison. Ce texte pose de manière incroyablement simpliste la question du rapport de la pensée à l’être et classe toutes les pensées autour de cette question. Engels, bizarrement, s’assied sur les acquis de L’Idéologie Allemande et des thèses sur Feuerbach. Il invente le « matérialisme dialectique », théorie tératologique[4],  alors que les thèses sur Feuerbach réfutent et renvoient  dos-à-dos et l’idéalisme et le matérialisme (y compris celui de Feuerbach).
On peut résumer les grandes propositions d’interprétation de Michel Henry sous trois rubriques:
I. Le matérialisme de Marx doit être interprété non comme un matérialisme métaphysique à l’ancienne mais comme une philosophie qui fait de la vie individuelle le fondement ultime de toute réalité. Pour Marx (et Michel Henry donne sur ce point de nombreuses citations probantes), « matériel » veut dire « personnel » ou encore « subjectif ». Ce qui est matériel, c’est donc la vie qui s’éprouve elle-même.
II. La philosophie de Marx est une réfutation radicale de la métaphysique hégélienne de l’universel. Si la réalité fondamentale est la vie, celle-ci est par nature individuelle. Il y a des ouvriers mais pas une espèce de réalité abstraite et collective qui serait le prolétariat. Les classes sociales ne sont pas des réalités premières mais des résultats de l’action des individus qui, placés dans des conditions identiques, sont amenés à éprouver les mêmes besoins et les mêmes souffrances.
III. Les catégories économiques sont des abstractions et Marx ne crée pas une nouvelle « science économique ». Il fait au contraire la genèse de l’économie à partir de la vie. L’échange économique est l’échange de travail abstrait par opposition à la « valeur d’usage » produite par le travail vivant. La clé pour comprendre le Capital, réside dans la compréhension du caractère extra-philosophique de la production de la plus-value. C’est pour cette raison que la réduction de la pensée de Marx à une théorie du rôle de l’infrastructure productive est absurde. Et c’est aussi la raison pour laquelle les économistes ne comprennent rien à Marx…
De ces propositions, Michel Henry tire des conclusions concernant l’histoire du mouvement ouvrier et la réalité du prétendu «communisme» . Tout cela mérite sans doute discussion. Mais Michel Henry nous oblige à considérer non seulement l’œuvre de Marx mais aussi la « réalité économique » présente avec un regard neuf.
 Michel Henry : Le socialisme selon Marx.
Éditions Sulliver, 2008, ISBN 9782351220412, 112 pages, 13€
 Extrait (voir www.sulliver.com
Il faut ici rappeler ce fait déterminant, mais toujours et de nouveau occulté, que la pensée de Marx n’a aucun rapport avec le marxisme et que c’est celui-ci et lui seul qui a servi de modèle et de principe conducteur à la construction des sociétés nouvelles qui ont voulu et cru se réclamer du socialisme conçu par Marx. L’histoire de la pensée de Marx après sa mort, devenue celle du marxisme, représente en effet le phénomène culturel le plus
exceptionnel et le plus ahurissant qu’on puisse apercevoir dans les temps modernes.

Toute grande doctrine, il est vrai, en raison du jeu inévitable des influences et des interférences, a subi des modifications ou des altérations plus ou moins profondes – à titre d’exemple : l’investissement du christianisme par la pensée grecque. C’est la tâche des historiens et des philosophes de démêler le fil embrouillé de ces séquences idéelles, spirituelles ou morales. Dans le cas qui nous occupe, il est question d’autre chose : la totalité des écrits philosophiques fondamentaux de Marx – la Critique de l’État hégélien, les Manuscrits de 44, L’Idéologie allemande notamment – est demeurée inconnue de ceux qui ont construit l’idéologie marxiste et le monde à la lumière de cette idéologie.

De quelle base théorique, proprement philosophique, disposaient-ils donc – ils : Lénine, Trotski, Staline, Mao et quelques autres, quelques intellectuels du genre Plekhanov ? Les écrits précités étant restés inédits, parce que inachevés ou en raison du refus explicite des éditeurs (par exemple pour L’Idéologie allemande), Engels entreprit, après la mort de
Marx, d’en donner le résumé qui devait servir de fondement à tout l’édifice théorique du marxisme : ce fut L. Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande.

Texte d’une extrême faiblesse intellectuelle qui nous place pour l’essentiel devant l’alternative suivante : ou bien l’esprit crée la matière, comme l’ont cru Hegel et tous les idéalistes, ou au contraire la matière crée l’esprit, son propre reflet dans la conscience ou dans le « cerveau » des hommes, comme l’a dit Marx, ce qui inaugure la nouvelle philosophie (nouvelle !) et détermine la manière dont il convient désormais d’aborder
toutes les grandes pensées du passé, dissociant en chacune d’elles, des éléments idéalistes et bourgeois qu’elle contient encore, les signes précurseurs du matérialisme et de l’avenir.

Texte historiquement inexact puisque, dans la prodigieuse évolution philosophique de Marx au cours des années 1840-1847, il intervertit les influences décisives de Feuerbach et de Stirner, plaçant la seconde avant la première, alors que c’est la lecture de L’Unique et sa propriété qui conduisit Marx, prenant alors pleinement conscience de sa pensée profonde, déjà formulée dans la Critique de l’État hégélien, à rompre avec Feuerbach
et sa philosophie de la Gattungswesen, l’un des sous-produits de l’universel hégélien.

Texte philosophiquement faux parce qu’il place spéculativement au fond de toute chose une matière qui est celle de la physique et dont Marx ne parle jamais. Marx utilise l’adjectif « matériel », par quoi il désigne en effet la réalité, non pas la réalité objective que thématise la science et dont elle poursuit l’élaboration indéfinie, en sorte que cette réalité se présente encore aujourd’hui comme un X dont la connaissance adéquate est
renvoyée au terme idéal du progrès scientifique. Par « matériel » Marx entend cette réalité que nous sommes et dont nous faisons en nous l’épreuve immédiate, la vie phénoménologique individuelle, ce besoin irrécusable dont nous subissons la pression et qui se change spontanément en l’activité qu’il déploie en vue de se satisfaire.

Or, d’une part, c’est cette vie phénoménologique telle qu’elle s’expérimente elle-même, une sorte d’absolu donc, qui constitue le fondement de l’histoire et de l’économie en ce sens qu’elle produit les phénomènes spécifiques qui seront étudiés par ces sciences que nous appelons l’histoire et l’économie politique. La vie n’est pas l’objet de ces sciences, elle produit, disons-nous, les phénomènes qui seront soumis éventuellement (car ils ont
existé quand ces sciences n’existaient pas) à leur investigation, elle est le naturant des formations qui seront rendues objectives par l’approche scientifique, mais qui en elles-mêmes, c’est-à-dire dans la vie qui les produit et ne cesse de les produire, ne sont rien de tel. Le « matérialisme historique », si l’on veut conserver ce terme qui n’est pas de Marx –
L’Idéologie allemande parle du « fondement matériel de l’histoire » – n’est pas une conception particulière de l’histoire parmi d’autres possibles mais une philosophie de l’histoire qui assigne aux phénomènes « historiques » une origine située hors d’eux, dans la vie justement, qui apparaît ainsi comme le fondement métaphysique, en tout cas métahistorique de l’histoire elle-même. C’est, dans la vie, la réitération indéfinie du besoin et du travail, ce sont les individus souffrants et agissants, « les individus vivants » dit Marx, qui sont « la première présupposition de toute histoire des hommes 2 » et qui déterminent ainsi a priori cette histoire et toute société possible comme une histoire et une société qui sont et doivent nécessairement être d’abord une histoire et une société du besoin et du
travail, de la production et de la consommation.

D’autre part, cette vie qui apparaît comme le principe de l’histoire et de la société, n’est pas chez Marx l’objet d’une désignation extérieure, elle ne se propose pas comme une réalité empirique, thème d’une science elle-même empirique. Et c’est ici qu’il faut tenter de reconnaître l’originalité et l’extraordinaire pénétration de Marx philosophe. Car c’est sur le plan philosophique, dans un débat proprement philosophique avec les plus grands
philosophes et avec celui qui les incarnait tous – reprenant et assumant leurs pensées dans l’Aufhebung de son système –, avec Hegel, que se définit l’apport propre de Marx à la philosophie occidentale, à savoir l’interprétation de l’être originel, de ce qui constitue le fondement de toute chose et notamment de l’histoire et de la société, comme la vie. Ce qu’il y a de vivant dans Marx : ceci d’abord qu’il est un penseur de la vie.

[1] Gallimard, réédité dans la collection « Tel ».
[2] Voir Comprendre Marx, Armand Colin, 2006, collection « Cursus » et La théorie de la connaissance chez Marx, L’Harmattan, 1996.
[3] David Riazanov, militant marxiste russe, emprisonné et déporté par le tsarisme, fonde l’institution Marx-Engels de Moscou.  Déporté en 1930, il est libéré puis fusillé sur ordre de Staline en 1938…
[4] J’ai eu l’occasion de montrer les contradictions flagrantes entre matérialisme et dialectique et le caractère inconsistant de l’entreprise d’Engels.  Voir mon article dans le numéro 1 de la revue Matière première. http://denis-collin.viabloga.com/news/la-dialectique-de-la-nature-contre-le-materialisme

lundi 9 juin 2008

Le caractère fétiche de la marchandise

L’un des chapitres philosophiquement les plus importants du Capital de Marx porte sur « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret » (Livre I, première section, iv). Ce texte propose une analyse subtile des formes sous lesquelles l’échange marchand est pensé permettant de comprendre les processus spontané par lesquels se forme l’idéologie, au sens marxien du terme. Mais il débouche aussi sur une véritable métaphysique de l’argent.

Une chose pleine de subtilités métaphysiques

Bien que d’apparence triviale, une marchandise est en réalité « une chose complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques ». Elle recèle un secret. Celui-ci n’est ni dans la valeur d’usage de la marchandise ni dans le fait que ses propriétés soient des produits du travail humain.
Ce secret est dans la transformation que subissent les rapports entre les individus dès que le travail humain n’est plus le travail immédiat pour la satisfaction des besoins, mais le travail pour la production de valeur d’échange. Si les produits du travail humain prennent un « caractère énigmatique » dès qu’ils se transforment en marchandise, cela provient d’une triple métamorphose : « Le caractère d’égalité des travaux humains acquiert la forme de valeur des produits du travail ; la mesure des travaux individuels par leur durée acquiert la forme de la grandeur de valeur des produits du travail ; enfin les rapports des producteurs dans lesquels s’affirment les caractères sociaux de leurs travaux, acquièrent la forme d’un rapport social des produits du travail. » Dans cette métamorphose, les produits du travail se transforment ainsi en marchandises, c’est-à-dire, dit encore Marx, « en choses qui tombent et ne tombent pas sous le sens, ou choses sociales ». En cherchant à percer le mystère de la marchandise, c’est l’ensemble des relations sociales qui pourront alors être appréhendées.
Marx remarque que même les choses physiques ne se donnent pas directement à nous. C’est l’excitation subjective du nerf optique qui se présente comme la forme sensible d’une chose extérieure à l’œil. Ce que notre esprit (ou notre cerveau) perçoit c’est toujours l’effet des choses extérieures sur notre propre corps et c’est effet qui est transformé en objet extérieur par l’activité du sujet. Mais immédiatement après, Marx assure que cette conception, valable pour les «choses physiques» ne l’est plus dès qu’on aborde les choses sociales. Car « la forme valeur et le rapport de valeur des produits du travail n’ont absolument rien à faire avec leur forme physique. » Le pain ou l’habit en tant que choses physiques singulières n’ont rien à voir avec ce qui en fait des marchandises. Les marchandises s’échangent selon un règle d’égalité ( X marchandise A = Y marchandise B) fondée sur l’égalité des travaux incorporés respectivement par chacune des marchandises ; mais « l’égalité des travaux qui diffèrent entièrement les uns des autres ne peut consister que dans une abstraction de leur inégalité réelle, que dans la réduction à leur caractère commun de dépense de force humaine, de travail humain en général, et c’est l’échange seul qui opère cette réduction en mettant en présence les uns des autres sur un pied d’égalité les produits des travaux les plus divers. »

Introduction au fétichisme

Arrivée sur le marché, la marchandise cache ce qu’elle est. La valeur est celle de la marchandise, mais elle masque la réalité sociale : les travaux des uns et des autres ont une propriété commune (ils sont une dépense de force de travail) et s’insèrent dans une division du travail. Mais « le double caractère social des travaux privés ne se réfléchit dans le cerveau des producteurs que sous la forme que leur imprime le commerce pratique. » Autrement dit, c’est par un processus tout à fait naturel que la réalité sociale disparaît du « cerveau » des actes pour n’apparaître que sous la forme mystifiée d’un rapport entre les choses.
Pour comprendre comment un rapport social peut prendre la forme d’un rapport entre les choses, il faut chercher une analogie dans un autre domaine, dans «la région nuageuse du monde religieux». Marx développe ainsi la thèse du caractère fétiche de la marchandise : « Là les produits du cerveau humain ont l’aspect d’être indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l’homme dans le monde marchand. C’est ce qu’on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production. »
Qu’est-ce que le fétichisme ? Introduit par Charles de Brosses en 1760, ce terme est censé désigner le culte primordial de l’humanité. Il s’agirait de la vénération d’objets matériels, plus ou moins aléatoires qui précèderait le développement des figures  représentant les dieux. Cette théorie du fétichisme n’a aujourd’hui pratiquement plus aucune place en ethnologie, mais elle a trouvé un pendant psychanalytique assez important, désignant toutes les formes de déplacement de l’objet du désir sexuel vers un fétiche. Quoi qu’il en soit, c’est bien dans ce sens ethnologique premier que Marx emploie ce terme.
Donc pour comprendre les formes que prennent les rapports sociaux, Marx propose, non de considérer la méthode traditionnelle des sciences de la nature (qui saisit les rapports entre objets quant à leur forme physique), mais bien un autre type de science, dont l’anthropologie religieuse donne les linéaments. Comprendre les rapports entre les hommes, cela nécessite donc d’avoir élucidé le caractère « religieux » que ces rapports prennent dans la conscience des individus. L’étude des formes de la conscience religieuse dans ses rapports avec le monde réel sert de modèle, pour toute étude concernant les formes de la conscience. Ainsi « Le monde religieux n’est que le reflet du monde réel. Une société où le produit du travail prend généralement la forme de marchandise, et où, par conséquent, le rapport le plus général entre les producteurs consiste  à comparer les valeurs de leurs produits, et ,sous cette enveloppe des choses, à comparer les uns aux autres leurs travaux privés à titre de travail humain égal, une telle société trouve dans le christianisme, avec son culte de l’homme abstrait, et surtout dans ses types bourgeois, protestantisme, déisme, etc., le complément religieux le plus convenable. » Cela signifie que les formes de la conscience religieuse ne sont pas pures illusions puisqu’elles nous livrent, même sous une forme mystique, quelque chose d’essentiel dans la réalité sociale, la manière dont elle se dissimule aux yeux des acteurs.

Fétichisme et réification

Comment les choses se passent-elles ? Dans l’échange, ce qui intéresse les échangistes, c’est seulement de connaître la proportion dans laquelle les produits peuvent être échangés. Que ces produits soient le résultat de l’activité subjective d’individus vivants, qu’ils représentent de la sueur et de la souffrance cristallisées, que les travailleurs qui les ont produits aient bien payés ou surexploités, tout cela a disparu. La proportion dans laquelle s’échange les produits semble maintenant à appartenir à leur nature, de la même manière que les propriétés chimiques du carbone ou de l’hydrogène déterminent les possibilités de leur combinaison. Autrement dit l’échange marchand opère un véritable miracle, du genre de ceux qui s’opèrent quand on veut se venger d’un ennemi en plantant des aiguilles dans une statuette en bois. Les rapports entre les hommes, rapports de production et d’échange prennent la forme de rapports entre les choses. Les choses se trouvent du même coup dotées d’un pouvoir surnaturel. La généralisation de l’échange marchand, la stabilisation des rapports sociaux et l’habitude prise de régler les rapports entre les diverses branches de la production et entre producteurs et consommateurs par l’intermédiaire de l’achat et de la vente sur un marché, tout cela concourt à créer une situation « cette forme acquise et fixe du monde des marchandises, leur forme argent, au lieu de révéler les caractères sociaux des travaux privés et les rapports sociaux des producteurs, ne fait que les voiler ».
Plusieurs commentateurs nomment « réification » ce processus. Il s’agit bien, en effet, d’une transformation, dans la conscience des acteurs, des rapports sociaux en choses de la nature. Du même coup, ces choses acquièrent des propriétés propres aux êtres vivants. Sous la forme de capital, la marchandise devient apte à se reproduire elle-même, à croître et à se multiplier. C’est une inversion radicale du réel, comme dans une camera oscura, dit Marx. Et c’est exactement cela que Marx nomme idéologie. L’idéologie, ce n’est ni une doctrine, ni un corpus d’idée ayant une audience assez large dans une sphère bien déterminée : ni les religions, ni les grandes théories morales ou économiques, ne sont des idéologies en ce sens précis. L’idéologie est ce renversement du monde réel dans la conscience, qui naît spontanément sur le terrain même des rapports sociaux.

Le fétichisme de l’argent et le monde contemporain

L’économie politique classique, celle de Smith et Ricardo, par exemple, restait profondément centrée sur le terrain de la production. Les formes de l’échange ne se comprenaient que relativement aux processus fondamentaux par lesquels les richesses matérielles sont produites. C’est ce qu’exprime la théorie de la valeur-travail, reprise par Marx, selon laquelle, en moyenne, la valeur d’une marchandise est déterminée par le temps de travail social qui est condensé en elle. À la fin du xixe siècle, quand l’économie politique s’est définitivement muée en « science économique », la théorie de la valeur-utilité défendue par les néoclassiques, élimine la production comme objet pertinent, relativement indépendant de la sphère des échanges. Dès lors, le fétichisme de l’argent envahit complètement le champ de l’économie. La « création de valeur » est conçue comme quelque chose qui se passe entièrement dans le domaine de la circulation. Curieusement, on se souvient de temps à autre que la compétitivité des entreprises dépend de la productivité du travail, c'est-à-dire du temps de travail incorporé dans les marchandises, c'est-à-dire de la théorie presque unanimement rejetée de la valeur-travail. Mais ce type de réflexion, si importante du point de vue de l’industriel, semble n’avoir aucune incidence sur les grands postulats des théories économiques dominantes.
C’est pourquoi on a pu croire que les placements financiers, les opérations de fusion, rachat, restructuration, la spéculation sur les valeurs mobilières, etc., pouvaient être en eux-mêmes créateurs de valeur. Les signes de la valeur sont fétichisés au sens précis que donne Marx à ce terme. Si je place 100€ dans un fond de placement, cette somme ne me rapportera de l’argent que si le fond de placement l’a placée judicieusement, c'est-à-dire l’a investie dans une entreprise qui a fait du profit et donc a créé de la valeur réelle dans la production, en employant des travailleurs pour transformer des matières premières ou pour fournir des services. En elle-même, la circulation de l’argent n’a pas créé une once de valeur, même si cette illusion peut facilement dominer l’esprit de celui qui attend de son argent un rapport. Mes 100€ m’ont seulement donné un droit de tirage sur la plus-value dégagée dans la sphère de la production réelle.
Il faut encore pousser l’analyse. La valeur et le profit ne sont pas créés par les entreprises individuellement, pas plus que les marchandises ne sont produites par les travailleurs de l’entreprise considérés isolément. Les marchandises sont toujours produites socialement , à travers la division du travail. Il suffit de penser à l’importance qu’ont pour la production d’une entreprise tous les éléments de l’environnement social et culturel qui ne coûtent pas un centime à l’entrepreneur – moyens de transports, facilité de logement des employés, etc. Or, la forme argent de l’échange marchand masque complètement ce caractère social de la production dans son ensemble. La coopération des diverses entreprises et diverses branches de la production prend la forme extérieure d’une lutte sans merci, celle de la concurrence.
Plus se développe cette division du travail devenue pleinement une division mondiale du travail, plus l’intermédiation financière prend de place dans le processus d’ensemble de production de la richesse, plus le fétichisme de l’argent domine les pensées des acteurs de la vie économique. C’est la réalité s’ensemble de la vie sociale qui est transfigurée et rendue méconnaissable dans le règne sans fard de la finance. Jusqu’à ce qu’une crise vienne balayer brutalement ce monde illusoire et provoque un douloureux rappel au réel.

Une société transparente ?

La critique marxienne du caractère fétiche de la marchandise a évidemment une dimension normative. Si le propre du mode de production capitaliste est de renverser dans le cerveau des hommes la réalité et de mystifier les rapports sociaux réels, on en déduit aisément qu’une société dans laquelle les hommes entretiendraient des rapports immédiatement transparents serait une société préférable. Certains utopistes proposent de remplacer l’argent par des bons libellés en heures de travail. De tels bons auraient l’avantage de rappeler à l’acheteur l’origine de la marchandise. Mais si de tels bons peuvent éventuellement fonctionner comme unité de compte et comme moyen de paiement, ils auraient beaucoup de mal à fonctionner comme réserve de valeur – puisque une heure d’il y a dix ans et une heure d’aujourd’hui ne représentent plus du tout la même chose, en raison des gains de productivité, par exemple. Ainsi pour durer, une monnaie en bons représentant des heures de travail ne pourrait que se transformer à terme assez bref en une monnaie comme les autres dont l’origine du nom se perdrait dans les mémoires, comme nous avons oublié ce qu’étaient les sous, les deniers ou les francs.
En réalité, c’est la possibilité même d’une telle transparence sociale qui est problématique. La  visibilité directe des rapports entre les producteurs et les produits n’est envisageable que dans une société de taille réduite à la division du travail peu développée ou dans une société intégralement planifiée. Mais comme cette dernière est sans doute une impossibilité théorique, il est vraisemblable qu’on ne pourra guère sortir d’un système dans lequel les rapports entre les divers secteurs de la production et entre les différents acteurs sont réglés en monnaie (quelle qu’en soit la forme). Et par conséquent, nous devons sans doute nous faire à l’idée que la transparence sociale des échanges reste un chimère, historiquement dangereuse.

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Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...