dimanche 31 août 2008

Le bon gouvernement


De Dante à Machiavel, la pensée politique italienne va connaître un développement dont il est impossible de retracer ici les grandes lignes. Il faudrait étudier le rôle d’un Bartolo da Sassoferratoou apprécier l’apport de Pétrarque au plan directement politique. C’est, dans sa diversité, une pensée originale qui est loin d’être un simple démarquage de la philosophie antique. La philosophie de l’humanisme civique a une expression picturale célèbre, la  fresque du bon gouvernement, peinte dans la salle du conseil (Salle des Neuf ou salle de la Paix) du Palazzo Pubblico de Sienne par Ambrogio Lorenzetti  vers 1338. L’interprétation dominante de cette fresque est qu’il s’agit d’une « mise en image » de la doctrine thomiste du bien commun. Mais cette interprétation est fort discutable, ainsi que l’a montré Quentin Skinner dans un petit livre éclairant.[1]

Elle se comprend beaucoup mieux si on considère qu’elle parle d’abord la langue de la tradition romaine, celle de Cicéron, Salluste et Sénèque, telle qu’elle est reprise par les auteurs « préhumanistes »[2] comme Jean de Viterbe ou Brunetto Latini. La thèse de Skinner est que cette fresque est une expression achevée du républicanisme qui s’est élaboré dans les communes italiennes à la fin du Moyen Âge.
La fresque est composée de trois parties : l’allégorie du bon gouvernement proprement dite, sur le mur nord, les effets du bon gouvernement, sur le mur est, et l’allégorie du mauvais gouvernement, du gouvernement tyrannique et les effets du mauvais gouvernement sur le mur ouest.
Commençons par l’allégorie du bon gouvernement. Elle est clairement divisée en deux parties. La partie gauche est dominée, en haut, par la « sapientia », la Sagesse nécessaire à la bonne organisation de la vie publique. Elle tient en main le livre de la sagesse, certainement un des livres de la Bible, connu aussi sous le titre La sagesse de Salomon, un livre qui commence par l’éloge de la justice et s’adresse à ceux qui veulent juger ici-bas. La dimension religieuse est évidente et mais on aurait tort de réduire la fresque à cela, car cette dimension religieuse est difficile à interpréter si on veut éviter les anachronismes et se situer dans la culture de l’époque. Du reste les deux fresques latérales concernent principalement la vie profane et le bon gouvernement se juge précisément à ses effets sur la vie quotidienne.
La Sagesse ici est donc tout aussi bien la sagesse que cherchent les philosophes et elle s’inscrit parfaitement dans la tradition humaniste qui renoue le fil entre la tradition proprement chrétienne et l’antiquité gréco-latine, en l’occurrence principalement romaine.

Du livre de la sagesse part un fil qui conduit, juste en dessous à la Justice, entourée des plateaux de la balance. Sur un plateau de la balance, un ange récompense les mérites et pose une couronne sur la tête d’un homme ; mais juste à côté, elle punit un autre homme qui a la tête tranchée avec une épée. Sur l’autre plateau, un ange semble donner ou recevoir un objet mal déterminé à deux personnages, des artisans semble-t-il. L’interprétation de cette allégorie est très problématique, ne serait-ce qu’en raison des outrages du temps que la fresque a subis et qui font que les motifs peints par Lorenzetti ne sont plus bien clairs. Quoi qu’il en soit, l’interprétation aristotélicienne ou thomiste est difficile à soutenir. Chez Aristote, la justice dans la cité possède trois dimensions : la justice distributive qui permet de donner à chacun selon son mérite ; la justice corrective qui corrige les dommages subis par les citoyens ou par la cité ; la justice commutative qui règle les échanges. Ici la justice, conformément à une tradition romaine ou au résumé par Averroès de l’Éthique à Nicomaque, se divise simplement en justice distributive et justice commutative. L’ange de gauche, surmonté du mot DISTRIBVTIVA punit les coupables et récompense par les honneurs et la gloire ceux qui sont méritants. Ce que fait l’ange de droite, surmonté du mot COMUTATIVA n’est pas bien clair. L’un des deux personnages tient des objets qui pourraient ressembler à des piques, l’autre tient un coffre ou, selon l’interprétation de Skinner, une balle de tissu – ce serait un drapier.
De la Justice le fil passe à la Concorde, figure féminine assise qui tient un rabot. Tout part de la justice : la concorde dépend d’elle. Le fil est alors pris par un groupe de vingt-quatre personnages, tous de même taille, qui constituent la partie inférieure de la fresque et se dirigent vers sa deuxième partie. En tenant le fil les vingt quatre personnages sont liés, mais ils ne sont pas attachés. C’est volontairement qu’ils se lient entre eux par le fil de la concorde. Le rabot que tient la Concorde symbolise le nécessaire nivellement des citoyens : les conflits doivent être aplanis. Par opposition, dans le mauvais gouvernement, on a la figure de la Discorde qui tient la scie qui divise les citoyens et les pousse les uns contre les autres. Il est donc clair que la concorde est tout à la fois la condition et l’objectif de la vie commune et celle-ci dépend de la justice.
Passons maintenant à la deuxième partie de l’allégorie. Celle-ci est dominée par une imposante figure royale, dotée d’un sceptre et d’un bouclier. Au-dessus de cette figure, nous avons les allégories des vertus théologales, la foi, la charité et l’espérance, la charité occupant la position la plus élevée puisqu’elle est par excellence la chrétienne : c’est finalement elle qui gouverne toutes les autres. Quittons maintenant le ciel pour descendre sur Terre. Aux côtés de la figure royale siègent les allégories des vertus cardinales, force, tempérance, prudence et justice. Mais à ce schéma classique, Lorenzetti apporte une variante importante : on trouve aussi une allégorie de la paix et une autre de la magnanimité. Ainsi les vertus du bon gouvernement ne sont pas seulement les vertus traditionnelles héritées de l’éthique aristotélicienne puis chrétienne. La magnanimité est selon Sénèque la  principale alors que Thomas n’en fait qu’un corrélat du courage. Les représentations des vertus cardinales sont également très atypiques si on veut de toute force les ramener à la tradition aristotélicienne et thomiste. Ainsi la justice, que Thomas considère comme la première des vertus semble-t-elle reléguée dans une position éloignée qui semble dire que c’est la  qui vient en dernier et finalement est moins importante que la prudence ou la magnanimité. Ainsi encore la force (ou le courage) tenant en main une dague ou une épée est-elle très guerrière. La tempérance qui porte un sablier n’est plus seulement le refus des excès ou la maîtrise de soi. Comme chez Cicéron, elle est la capacité à maîtriser le temps, à attendre le bon moment.
Tous ces détails, soulignés par Skinner, renforcent la thèse selon laquelle la figure royale n’est pas le Bien Commun aristotélicien mais plutôt une représentation du pouvoir politique lui-même. Majestueuse et puissante, c’est la figure du pouvoir politique souverain, une représentation de la Seigneurie de Sienne ou du Conseil des Neuf lui-même, puisque la fresque était destinée à la salle où il se réunissait. Mais il faut préciser que ce pouvoir souverain n’est pas un pouvoir absolu. Si on lit la fresque de la gauche vers la droite en suivant le sens de la marche des citoyens (ou si on la lit comme un livre), le pouvoir souverain doit sa grandeur au fait qu’il est soumis lui-même à la Justice et aux exigences de la Concorde. La grandeur du pouvoir politique lui vient de ce qu’il est l’incarnation du pouvoir des lois.
Dans la partie inférieure, on peut voir des hommes en armes qui veillent à la sécurité des citoyens, des prisonniers enchaînés – par opposition aux citoyens honnêtes qui tiennent volontairement le lien de la concorde, et encore des seigneurs qui viennent se soumettre à la Seigneurie siennoise et renoncent à leur pouvoir au profit de celui de la Commune.
On pourrait encore poursuivre cette analyse en montrant l’opposition entre le bon gouvernement et le mauvais gouvernement tyrannique qui foule aux pieds la justice et dont les effets sur la vie commune sont la désolation et faim dans les campagnes et les massacres en ville. Sur le mur opposé, les effets du bon gouvernement sont peints sous les couleurs les plus douces : les vertus dansent dans la ville où les citoyens et citoyennes se croisent et devisent, où les artisans s’affairent pendant que les écoliers étudient. La prospérité règne dans la campagne ; les portes de la ville sont ouvertes, les échanges peuvent se faire facilement.
Cette vaste fresque, une des plus célèbres d’Italie, est un résumé à la fois de la littérature de l’humanisme civique et de l’esprit des institutions de Sienne, mais au-delà de ce que les citoyens des Communes entendaient par liberté et par concorde. Ce n’est évidemment pas le fait du hasard si Lorenzetti peint son chef-d’œuvre pratiquement au moment même où Marsile de Padoue publie son Defensor Pacis. L’artiste et le philosophe tentent de saisir dans la situation présente ce qui est essentiel et porteur d’avenir.


[1] Skinner (Quentin) : L’artiste en philosophe politique. Ambrogio Lorenzetti et le bon gouvernement.Éditions Raison d’agir, 2003.
[2] L’expression est de Skinner ; elle désigne des auteurs qui, sans être à proprement parler des humanistes – si on fait remonter l’humanisme à Pétrarque – en sont cependant les annonciateurs.

lundi 25 août 2008

La fin de l'histoire n'est pas pour demain



On se souvient que lors de l’effondrement des pays du « socialisme réel », essayiste états-unien du nom de Francis Fukuyama avait annoncé la fin de l’histoire. Avec la fin du communisme, le triomphe du capitalisme et de la démocratie (l’un ne va pas sans l’autre) était assuré. Un nouvel ordre mondial devait se construire. Et pendant la décennie qui a suivi novembre 1989, on a effectivement répété sur le tous les tons le bréviaire de Fukuyama. Les États-nations étaient prétendument dépassés, le point de vue de la « gouvernance globale » devait s’imposer, et ainsi de suite. Comme c’était prévisible, tout cela n’était qu’une compilation de calembredaines, bonnes pour les gogos. Le « nouvel ordre mondial » n’était rien d’autre que la volonté états-unienne d’une hégémonie politique et militaire totale, fondée sur la dislocation de toutes les nations qui auraient pu lui faire de l’ombre et la colonisation politique et culturelle des autres. Mais les États-Unis d’Amérique prétendent à la domination mondiale sans partage au moment même où la base économique de leur puissance bat de l’aile. Contradiction qui commande toutes les autres.
Plusieurs foyers de tension rendent l’évolution de la situation internationale assez imprévisible et leur analyse devrait suffire pour balayer les chimères alter-mondialistes aussi bien que celles qui tentent de faire croire qu’il existe une chose nommée « communauté internationale ».
Premier foyer de tension : la Chine. Depuis plusieurs années, la Chine était invariablement classée en tête des bons élèves de l’école capitaliste mondiale. On faisait état des progrès de la démocratisation qui devaient suivre l’augmentation du PIB. Avec des syndicats dociles, une main-d’œuvre travailleuse à coûts réduits, l’Empire du Milieu était devenu une sorte de paradis des hommes d’affaires. Et puis brutalement, avec JO, on s’est aperçu que la Chine restait « totalitaire » (un terme confus et d’usages fort variés) et que les pauvres tibétains étaient brimés par ces « communistes athées ». Que les ouvriers travaillent pour un salaire de misère selon des horaires dignes du XIXe siècle anglais, cela ne choquait aucune de nos belles âmes. Que les syndicats obéissent généralement au gouvernement, nos « démocrates » devaient trouver cela très bien, eux qui militent, sinon pour la disparition des syndicats, du moins pour leur intégration au bon fonctionnement de la machine capitaliste. Mais le daïli-lama, ça ne passait plus ! Qu’on vende des Airbus ou des centrales nucléaires, c’était très bien, mais les « démocrates » habituels se mirent à avoir des pudeurs avec Jeux Olympiques. Et viola que les dirigeants chinois, loin de faire amende honorable, se « raidissent », comme on dit dans la presse, et exigent qu’on cesse de s’occuper de leurs affaires intérieures. En quelques mois, le ton général employé à l’égard de la Chine a changé de manière assez nette. La raison en est compréhensible. La Chine devait prendre sa place en tant qu’atelier du capitalisme mondialisé sous la direction états-unienne. En restant dans ce cadre, la direction « communiste » chinoise avait les mains libres.  Mais la montée en puissance de l’économie chinoise et l’existence d’une classe bourgeoise autochtone empêchent que la Chine reste dans son rôle subalterne. Les vieilles nations ont de la mémoire et les Chinois n’ont aucune envie de jouer ad vitam aeternam les coolies des « occidentaux ». Tout le monde le sait, ils tiennent en partie les États-Unis à la gorge puisque les états-uniens peuvent continuer à acheter des produits chinois tant que les Chinois leurs prêtent une partie de leurs énormes excédents du commerce extérieur – récemment encore, on notait l’insolente bonne santé des banques chinoises : elles occupent, pour la capitalisation boursière, trois des cinq premières places. Bien que l’alliance stratégique Chine-USA soit ancienne (elle remonte à Nixon et Kissinger), personne n’oublie que « l’union est un combat ». Le Tibet et l’indépendantisme ouïgour servent maintenant d’instruments de pression des États-Unis sur Pékin pour indiquer aux dirigeants chinois qu’ils ne doivent pas chercher à devenir un véritable rival des États-Unis sur la scène mondiale. Dans cette affaire, on remarquera que l’union européenne, comme force politique, n’existe pas – ce que tous devraient savoir, à l’exception des décérébrés de gauche qui parlent encore d’Europe sociale et autres fadaises du même jus. Quant à la politique française, l’agitation incohérente de M. Sarkozy vérifie une nouvelle fois le vieux proverbe (chinois dit-on) selon lequel « plus le singe monte haut dans l’arbre et plus il montre son cul ».
Deuxième foyer de tension : le Caucase. Nous avons déjà l’occasion de nous exprimer sur ce sujet (voir notre papier du 11/08). L’attaque géorgienne contre l’Ossétie, préméditée, conseillée et encadrée par les officiers US, conçue avec la participation active en juillet de Mme Rice, voulait poursuivre le « roll back » de la puissance russe, entamé depuis l’affaire afghane à la fin des années 70. Depuis qu’ils sont tombés dans le piège afghan (piège revendiqué par Zbigniew Brzezinski), les Russes n’ont fait que reculer. Leur défaite sur le terrain afghan apparaît même comme la cause immédiate de la chute de l’Union soviétique. Les anciens PECO ont été progressivement intégrés dans l’OTAN et les républiques ex-soviétiques plus ou moins transformées en plates-formes pour l’armée US. Ainsi la Géorgie reçoit de Washington une aide colossale (presque égale à celle accordée à Israël) et ce petit pays a multiplié par 30 son budget militaire au cours des deux dernières années. La violence de l’attaque géorgienne contre les 70.000 Ossètes, violence qu’on passe systématiquement sous silence dans la presse aux ordres, est incontestable. Dans « Le Monde », on peut lire de temps en temps, quand la place n’est pas occupée par un faux philosophe mais véritable escroc et falsificateur, ce qui s’est vraiment passé. Dans l’édition du 22 août, l’envoyé spécial de ce journal à Tskhinvali, la capitale ossète du Sud, Piotr Smolar, écrit : « « Deux quartiers portent les stigmates des obus : celui de la gare et celui autour du centre culturel juif réduit en cendres. En écoutant les habitants qui dépeignent tous les russes en sauveurs et les géorgiens en bourreaux, on entend deux histoires différentes; celles des hommes vécue à l’air libre et celle des femmes sous terre; celle des combattants, civils ou militaires qui ont défié les troupes géorgiennes avant l’arrivée des russes et celle des personnes réfugiées dans les caves des maisons et des immeubles pendant que toute la ville tremblait sous l’effet des bombardements. Le quartier juif se trouve à quelques centaines de mètres des bâtiments de l’administration, cible prioritaires de l’artillerie géorgienne. Difficile de comprendre comment les maisons ont été pulvérisées. » Imaginons l’inverse, que l’armée russe ait sciemment visé le quartier juif, que n’aurait-on entendu ? Mais là, rien. Silence dans les ruines. Ce que ne digèrent pas les « occidentaux », c’est que le gouvernement russe ait décidé de donner un coup d’arrêt aux menées états-uniennes accompagnées par les États européens. Encore fois, ce n’est pas le régime de Poutine qui, en tant que tel, déplaît aux « occidentaux ». Les méthodes de Poutine ont fait école depuis longtemps. « Patriot act » et autres « lois anti-terroristes » ont montré le peu de cas que les « occidentaux » font des grands principes qu’ils reprochent aux dirigeants russes de ne pas respecter. Le problème, c’est tout simplement que la Russie est un rival pour les États-Unis et leurs  laquais européens et que contre ce rival on nous propose de « repartir comme en 14 ». En 1914, la rhétorique « démocratique » avait déjà servi dans tous les camps pour justifier le déchaînement de la mitraille, des obus, des gaz asphyxiants et autres joyeusetés de la grande boucherie d’où est sorti directement le nazisme. Des politiciens cyniques, des journalistes incultes, des « philosophes » appointés nous resservent le même brouet infâme. Les États-Unis poussent au crime avec d’autant plus d’impudence qu’ils espèrent un conflit limité au théâtre européen, à l’abri derrière leur bouclier anti-missiles.  Et les élites mondialisées qui gouvernent l’Europe, font produire dans le Sud-est asiatique, vivent à New-York ou à Londres, se moquent des misères des peuples d’Europe centrale comme de leur première chemise.
La mort de dix soldats français et le bombardement d’un village afghan faisant 90 victimes, femmes et enfants essentiellement, rappellent que l’Afghanistan reste un foyer de crise important.  L’invasion de l’Afghanistan par les troupes de l’OTAN décidée au lendemain du 11 septembre 2001 (y compris, soit dit en passant avec l’appui du gouvernement « socialiste » français de l’époque, dirigé par Lionel Jospin) n’a rien réglé. On devait arrêter Ben Laden et le mollah Omar qui, semble-t-il, courent toujours. Mais les « talibans » reprennent du poil de la bête et les responsables les plus lucides savent que cette guerre est ingagnable, que les armées de l’OTAN subiront le même sort que l’armée soviétique dans les années 80. Mais il faut tenir coûte que coûte, car une défaite de la coalition dirigée par Washington aurait des conséquences politiques sérieuses : c’est le maillon de décisif de la stratégie de contrôle de la « route de la soie » qui sauterait. Le terrorisme n’est pas en cause – car les États-Unis ont été les premiers à faire la courte-échelle à Al-Qaïda quand cela les arrangeait, notamment lors de la guerre contre l’URSS et le terrorisme islamiste ouïgour s’alimente très certainement au robinet à dollars des agences états-uniennes. Ce qui est en cause, c’est la crédibilité des dirigeants US en tant que « maîtres du monde ». Et voilà pourquoi des soldats français vont se faire tuer : pas pour défendre la patrie mais pour défendre Wall Street.
Si on suit les analyses de Gianfranco La Grassa (Cf. Gli Strateghi del capitale, Manifestolibri, 2005), qui rejoint en partie les analyses d’Hubert Védrine, nous sommes dans une transition de phase, entre un régime « monocentrique » états-unien et un régime polycentrique qui voit s’affirmer de nouvelles puissances face à ce que Védrine nomme « l’hyperpuissance » des USA. C’est pourquoi les théories de l’effacement de l’État-nation sont vouées … à s’effacer rapidement, comme toutes les modes intellectuelles encore plus éphémères que les modes vestimentaires ! En tout cas, dans ce bouleversement, les grands perdants sont les Européens. Jean-Luc Mélenchon remarque sur son blog que l’intégration des PECO a dynamité l’alliance européenne au profit des États-Unis. Mais ce sont maintenant les États européens qui sont directement menacés. Après la Belgique, au bord de la rupture, c’est au tour de l’Italie. Sous l’impulsion de son allié Bossi, Berlusconi a entrepris de mettre en place le « fédéralisme fiscal ». Pour Bossi, il faut que les « riches » provinces du Nord cessent de payer pour les miséreux du Sud. Et le gouvernement Berlusconi est en train de mettre en route ni plus ni moins que la destruction de l’unité italienne péniblement gagnée lors du « risorgimento » dans la deuxième moitié du XIXe siècle. La chasse aux Roms (cautionnée dès le début par l’ex-maire de Rome, Veltroni) n’est que le prélude à la chasse aux Italiens du Sud. La ministre de l’éducation de Berlusconi vient même de proposer des cours de rattrapage pour les professeurs du Sud censés faire baisser le niveau ! On se souvient peut-être des cris d’orfraie de la belle gauche lors de l’accession au pouvoir de Jorg Haider, en Autriche. Ce qui se passe en Italie est dix fois pire. Mais la belle gauche s’en moque car Berlusconi réalise le programme de Toni Negri, en finir avec cette « merde » d’État-nation (lors d’un meeting tenu en 2005 pour soutenir le traité « constitutionnel européen, c’est en ces termes choisis que s’était exprimé ce leader intellectuel de l’altermondialisme et de la prétendue gauche radicale). Bossi et Berlusconi, dans la lignée du gouvernement Prodi, œuvrent à leur manière à la défense des intérêts de Washington, tout comme le font, dans un autre style, les dirigeants anglais ou français.
Il y a dans la gauche marxiste ou plus généralement dans les groupes qui cherchent à rester « révolutionnaires » une tendance à renvoyer dos-à-dos tous les protagonistes. Au motif (exact) que la Chine, la Russie et les États occidentaux sont également des capitalistes oppresseurs, on propose le soulèvement de tous les travailleurs contre tous les gouvernements. Si c’était une perspective réaliste, ça se saurait ! Déjà en 1914, ça n’avait pas marché, alors pourtant que les congrès internationaux des puissants partis socialistes de l’époque avaient voté de terribles résolutions qui promettaient la grève générale contre la guerre impérialiste… Entre la nécessaire analyse théorique du régime chinois considéré du point de vue de son mode de production et les prises de position politiques pratiques, il y a un gouffre qu’il n’est pas facile de combler. Évidemment, il serait préférable que le Chine fût vraiment socialiste et démocratique et que Poutine cédât à la place à un gouvernement démocratique respectueux des droits des minorités. Mais la question est de savoir si les menées bellicistes des autoproclamés « démocrates » occidentaux font avancer ou non la réalisation de cet objectif. Poser la question, c’est y répondre. Nous avons l’exemple de l’Iran où l’opposition entre le régime islamiste et Washington nourrit l’un et l’autre – cette opposition n’excluant pas d’ailleurs un accord de fond sur l’Irak, puisque les États-Unis ont débarrassé l’Iran de son principal rival dans la région et y ont installé un gouvernement chi’ite ami de Téhéran… Les attaques et la stratégie d’encerclement de la Russie n’affaiblissent par le régime autoritaire de Poutine mais lui donnent au contraire des arguments « patriotiques » pour détourner les masses de l’insolente richesse des milliardaires russes. De la même manière, le régime de Hu Jintao peut escamoter le mécontentement populaire diffus derrière la mobilisation patriotique.
Par conséquent, pour nous qui vivons en France, la question la plus importante, la seule question pratique qui nous est posée, est celle de la lutte pour empêcher notre pays de se joindre à la politique d’aventuriers des dirigeants US et d’exiger le retrait des troupes françaises d’Afghanistan. Comme le père d’un de ces soldats tués dans l’embuscade meurtrière, il faut exiger que le gouvernement rapatrie nos garçons à la maison.
Au-delà de cet impératif immédiat, il faut en finir avec les bavardages altermondialistes et européistes et poser sérieusement la question de la reconstruction d’une politique nationale et populaire, laquelle ne peut que s’opposer frontalement à cette vieille tradition  « émigrés de Coblence » et antipatriotique des classes dominantes de notre pays. De la même façon que pour les Italiens se pose de façon cruciale la question de la défense de l’unité nationale de l’Italie contre les menées de Bossi-Berlusconi qui succèdent à Prodi et à son « centre-gauche » inféodé à l’UE.


mercredi 20 août 2008

Quel sens y-a-t-il à faire de la philosophie?

Quel sens y a-t-il à faire de la philosophie ? L’approche de la rentrée, la masse des livres que j’ai lus et des livres à lire, tout cela me reconduit invariablement à cette question. Pourquoi passer tant de temps dans ces questions abstraites, dans des livres si difficiles que souvent je ne les comprends pas véritablement mais m’en fais seulement une idée, une interprétation ? et pourquoi ensuite essayer de communiquer à des jeunes gens cette « mauvaise habitude » ?



Si la réponse à cette question semble difficile, et peut-être même impossible à trouver, il n’en a pas toujours été ainsi. Il n’y a certes jamais eu d’âge d’or de la philosophie. On cite Périclès qui exhortait les Athéniens à philosopher sans cesse. Mais Protagoras a dû fuir la cité parce qu’on le soupçonnait d’être à peu près athée, Socrate a bu la ciguë pour corruption de la jeunesse et mépris des dieux d’Athènes et Aristote lui aussi a fui sa patrie d’adoption pour lui éviter de commettre un second crime contre la philosophie. Donc même dans cette cité où un philosophe avait conçu que le gouvernement pût être pris en main par un roi philosophe ou un philosophe roi, le sort de la philosophie a toujours été incertain. Mais au-delà de cette précarité sociale et politique, au-delà des critiques sempiternelles des politiciens et des hommes d’affaires qui ne veulent pas s’encombrer du poids de la pensée théorique et au-delà des attaques des théologiens qui refusent que toute pensée soit pesée à l’aune de la raison, la philosophie, chez elle, dans le vaste domaine du savoir rationnel, était la reine. On sait qu’il n’en est plus de même aujourd’hui. Les sciences de la nature et leurs imitations dans les « sciences humaines » (ici, l’usage des guillemets s’impose) prétendent avoir le monopole de la pensée rationnelle et de l’accès à la vérité, ne concédant au philosophe que la production du supplément d’âme moral (très vendeur) nécessaire à la mise en œuvre pratique des inventions de certaines sciences (principalement la biologie). Mais les philosophes eux-mêmes ne savent plus vraiment ce qu’est la philosophie. En tout cas, ils donnent cette impression.
Les uns, en effet, pensent que le temps de la philosophie est terminé depuis longtemps et qu’éventuellement il ne lui reste plus qu’une seule occupation sérieuse, clarifier les énoncés scientifiques (c’était la position du cercle de Vienne dont la postérité a été si riche). D’autres réduisent la philosophie à une théorie de l’argumentation, peut-être même une technologie de la conviction. D’autres encore ne lui laissent pas d’autre tâche que d’expliquer sans cesse les textes des philosophes anciens puisque nous serions arrivés à la fin de la philosophie et qu’il ne lui resterait plus qu’à remâcher jusqu’à l’écœurement la même substance. Dans tous les cas de figure, la philosophie devrait renoncer à ses prétentions à la vérité. La « pensée faible » (Vattimo) ou le scepticisme à la Rorty constituent de fait le « fond de sauce » de la philosophie contemporaine réduite dans le meilleur des cas à sa fonction critique. Les philosophes doivent en quelque sorte passer leur temps à se défendre de faire de la philosophie comme on en pouvait faire jusqu’au XIXe siècle et peut-être même jusqu’à Bergson et à la phénoménologie de Husserl.
Il me semble que tous ces modes de survie de la philosophie sont des impasses. Si Platon est le vrai fondateur de la philosophie – toute la philosophie est constituée de notes de bas de page sur les œuvres de Platon, selon la célèbre formule de Whitehead – il faut repartir de Platon et de l’acte fondateur que représente son œuvre. Que dit Platon ? C’est au fond assez simple : toutes les vérités partielles dont nous usons tous les jours n’ont de valeur que si nous sommes capables de remonter à une vérité éternelle qui les éclaire et cela est la tâche de la philosophie, laquelle n’est pas un enseignement achevé, un ensemble de savoirs positifs à ingurgiter, mais un mode de vie (« bios theoretikos ») orienté vers la recherche de la vérité. Et c’est précisément pourquoi Platon refuse la conception des « sophistes », ces spécialistes en communication et en marketing avant la lettre. Le Gorgias pose de ce point une question qui nous est posée à nouveau, notamment à travers divers projets de refonte des enseignements du lycée et spécialement de l’enseignement de la philosophie. Il est devenu, pour nous, un texte fondateur.
La philosophie recherche la vérité, mais de quelle vérité peut-il s’agir ? Il ne peut s’agir évidemment des vérités factuelles, des vérités sur lesquelles seule l’expérience peut nous renseigner. Il s’agit tout simplement, si on ose dire, des conditions les plus fondamentales de toute vérité, c’est la vérité (ou encore comme le dit Hegel, la connaissance de la raison). C’est d’ailleurs pourquoi les grands philosophes, les véritables fondateurs sont ceux qui posent cette question dans toute sa radicalité, Platon et Aristote, Descartes, Spinoza et Leibniz, Kant et Hegel pour ne citer que les très grands, les véritables inventeurs, ceux dont aucun philosophe, aucun homme prétendant philosopher ne peut se dispenser. On dira qu’il s’agit de philosophies systématiques et qu’aujourd’hui plus aucune philosophie systématique n’est possible, que le dernier système total, celui de Hegel, fut selon les mots de Engels un « colossal avortement ». Si cette objection est vraie, alors la philosophie dans son ensemble est achevée. Elle n’est plus qu’un objet sans vie qu’on essaiera de laisser à l’admiration des générations futures, si toutefois les générations futures trouvent encore quelque chose à admirer car la philosophie ne se laisse pas voir comme les statues de Praxitèle ou les toiles du Titien : pour admirer la philosophie, il faut rentrer dedans et donc faire de la philosophie. Il me semble au contraire qu’il est impossible de philosopher si on ne se donne pas la perspective d’une reconstruction systématique, même quand cette reconstruction est seulement un perfectionnement d’un système plus ancien.
Comme l’idée de la philosophie comme théorie de l’argumentation, l’idée de faire de la philosophie l’outil d’analyse et de clarification des énoncés scientifiques est également une idée à rejeter. Une science sérieuse est capable de clarifier elle-même ses propres énoncés. Sur la théorie de la relativité, on ne trouvera rien de meilleur et de plus clair que ce qu’en a écrit Einstein. Le philosophe doit évidemment essayer de comprendre ce qui est en cause dans les théories scientifiques mais il ne le fait pas pour expliquer aux savants ce qu’ils pensent sans savoir qu’ils le pensent ! La science moderne, celle qu’ont inventée Galilée, Descartes, Newton et quelques autres, est autonome par rapport à la philosophie. Mais la physique a toujours une métaphysique implicite et parfois plusieurs qui entrent en conflit en temps de crise – par exemple le débat en Einstein et les partisans de l’interprétation de Copenhague est fondamentalement un débat métaphysique aux lourdes implications physiques. Inversement la philosophie doit intégrer les apports des sciences : on ne peut plus parler du rapport entre l’homme et l’animal dans les termes de Descartes, quand on connaît les travaux de l’éthologie contemporaine ou la théorie de l’évolution. La philosophie n’est pas scientifique au sens des sciences de la nature, mais elle vise le vrai de manière sans doute plus contestable que les lois de mécanique, mais alors c’est parce qu’il s’agit précisément des fondements ultimes, c’est-à-dire de la nature de la réalité et que la philosophie se place toujours à la limite du pensable.
La philosophie ne peut se réduire à la morale. D’ailleurs, la philosophie ne s’occupe pas directement de morale. Le philosophe n’est pas mieux armé que quiconque pour dire s’il faut ou non autoriser l’avortement après douze semaines, interdire l’euthanasie ou que sais-je encore. Sur ce terrain, on reste dans la confrontation des opinions comme dans les comités d’éthique ou les commissions « Théodule » avec un représentant de chaque religion officielle et un philosophe pour les morales laïques. La philosophie n’est pas spécialisée dans la production de la morale laïque. Elle essaie d’établir les fondements rationnels de la morale, ce qui n’est pas du tout la même chose. Et ces fondements rationnels, elle tente de les poser à partir d’une conception déterminée de la nature humaine.
La pluralité des philosophies ne contredit-elle pas tout ce que l’on vient de dire ? Après tout, quelle peut être la prétention fondatrice de la philosophie si la philosophie est, comme le disait déjà Kant, un champ de bataille ? On pourrait le penser au premier abord et constater qu’aucun progrès ne peut être fait en philosophie. Un scepticisme de bon aloi, reléguant la philosophie à une fonction purement critique pourrait ici trouver sa place. Mais ce n’est pas la bonne manière de poser les questions. Retenons, au moins provisoirement, cette définition de la philosophie que donnent Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ? (1991) : « connaissance par purs concepts ». Les concepts, il faut les produire en suivant un certain ordre et les systèmes philosophiques ne sont pas « vrais » absolument ou par eux-mêmes. Ils sont plutôt des échafaudages utilisés dans cette activité complexe et périlleuse qu’est la production de concepts. Dire que le système de Hegel est faux parce qu’il est idéaliste ou parce qu’il ne comprend rien à la nature des sciences physiques ou parce que sa philosophie de l’histoire est une pure théologie, cela n’a pas de sens. Sans doute sa philosophie de l’histoire est-elle pure théologie, sans doute a-t-il parfois quelques difficultés avec Newton qu’il attaque très injustement, et sans est-il absolument idéaliste, mais cela n’implique pas qu’il soit faux – ni d’ailleurs qu’il soit vrai. Ce qui est important, c’est que les concepts forgés par Hegel, les cheminements qu’il emprunte augmentent notre connaissance et donc nous mettent sur le bon chemin de la recherche de la vérité. Laissons-lui la parole :
Une démarche philosophique sans système ne peut rien être de scientifique, outre que pour elle-même une telle démarche philosophique exprime d’avantage une manière de penser subjective, elle est, suivant son contenu, contingente. Un contenu a seulement comme moment du Tout sa justification, mais, en dehors de ce dernier, a une présupposition non fondée ou une certitude subjective ; de nombreux écrits philosophiques se bornent à exprimer d’une telle façon seulement des manières de voir et des opinions. — Par système on entend faussement une philosophie ayant un principe borné, différent d’autres principes ; c’est au contraire le principe d’une philosophie vraie que de contenir en soi tous les principes particuliers. (Science de la logique, introduction, §14, édition de Bernard Bourgeois)
La philosophie est menacée de ne devenir qu’un divertissement mondain pour public sélectionné : si l’État n’a plus à financer l’enseignement des lettres classiques comme l’a affirmé un candidat heureux à l’élection présidentielle de 2007, il est à craindre que la philosophie ne soit bien vite à son tour considérée comme un luxe réservé à ceux qui pourront se le payer. Défendre la philosophie, dans ces circonstances, cela ne peut pas se faire sur des positions où l’on accepte par avance la défaite. Cela ne peut se faire qu’en défendant le nécessaire fondement philosophique de la vérité. Je terminerai en donnant la parole à un jeune philosophe italien, Luca Grecchi :
La philosophie est donc recherche du savoir le plus élevé, de la véritable signification de la vie humaine. Elle est amour de la « sophia », c’est-à-dire du savoir définitif qui fournit à l’homme des critères stables pour comprendre l’être et s’y orienter de manière conforme aux véritables conditions d’humanité. (L’anima umana come fondamento della verità, Editrice CRT, 2002)
 

Quel sens y-a-t-il à faire de la philosophie?

Quel sens y a-t-il à faire de la philosophie ? L’approche de la rentrée, la masse des livres que j’ai lus et des livres à lire, tout cela me reconduit invariablement à cette question. Pourquoi passer tant de temps dans ces questions abstraites, dans des livres si difficiles que souvent je ne les comprends pas véritablement mais m’en fais seulement une idée, une interprétation ? et pourquoi ensuite essayer de communiquer à des jeunes gens cette « mauvaise habitude » ?
Si la réponse à cette question semble difficile, et peut-être même impossible à trouver, il n’en a pas toujours été ainsi. Il n’y a certes jamais eu d’âge d’or de la philosophie. On cite Périclès qui exhortait les Athéniens à philosopher sans cesse. Mais Protagoras a dû fuir la cité parce qu’on le soupçonnait d’être à peu près athée, Socrate a bu la ciguë pour corruption de la jeunesse et mépris des dieux d’Athènes et Aristote lui aussi a fui sa patrie d’adoption pour lui éviter de commettre un second crime contre la philosophie. Donc même dans cette cité où un philosophe avait conçu que le gouvernement pût être pris en main par un roi philosophe ou un philosophe roi, le sort de la philosophie a toujours été incertain. Mais au-delà de cette précarité sociale et politique, au-delà des critiques sempiternelles des politiciens et des hommes d’affaires qui ne veulent pas s’encombrer du poids de la pensée théorique et au-delà des attaques des théologiens qui refusent que toute pensée soit pesée à l’aune de la raison, la philosophie, chez elle, dans le vaste domaine du savoir rationnel, était la reine. On sait qu’il n’en est plus de même aujourd’hui. Les sciences de la nature et leurs imitations dans les « sciences humaines » (ici, l’usage des guillemets s’impose) prétendent avoir le monopole de la pensée rationnelle et de l’accès à la vérité, ne concédant au philosophe que la production du supplément d’âme moral (très vendeur) nécessaire à la mise en œuvre pratique des inventions de certaines sciences (principalement la biologie). Mais les philosophes eux-mêmes ne savent plus vraiment ce qu’est la philosophie. En tout cas, ils donnent cette impression.
Les uns, en effet, pensent que le temps de la philosophie est terminé depuis longtemps et qu’éventuellement il ne lui reste plus qu’une seule occupation sérieuse, clarifier les énoncés scientifiques (c’était la position du cercle de Vienne dont la postérité a été si riche). D’autres réduisent la philosophie à une théorie de l’argumentation, peut-être même une technologie de la conviction. D’autres encore ne lui laissent pas d’autre tâche que d’expliquer sans cesse les textes des philosophes anciens puisque nous serions arrivés à la fin de la philosophie et qu’il ne lui resterait plus qu’à remâcher jusqu’à l’écœurement la même substance. Dans tous les cas de figure, la philosophie devrait renoncer à ses prétentions à la vérité. La « pensée faible » (Vattimo) ou le scepticisme à la Rorty constituent de fait le « fond de sauce » de la philosophie contemporaine réduite dans le meilleur des cas à sa fonction critique. Les philosophes doivent en quelque sorte passer leur temps à se défendre de faire de la philosophie comme on en pouvait faire jusqu’au XIXe siècle et peut-être même jusqu’à Bergson et à la phénoménologie de Husserl.
Il me semble que tous ces modes de survie de la philosophie sont des impasses. Si Platon est le vrai fondateur de la philosophie – toute la philosophie est constituée de notes de bas de page sur les œuvres de Platon, selon la célèbre formule de Whitehead – il faut repartir de Platon et de l’acte fondateur que représente son œuvre. Que dit Platon ? C’est au fond assez simple : toutes les vérités partielles dont nous usons tous les jours n’ont de valeur que si nous sommes capables de remonter à une vérité éternelle qui les éclaire et cela est la tâche de la philosophie, laquelle n’est pas un enseignement achevé, un ensemble de savoirs positifs à ingurgiter, mais un mode de vie (« bios theoretikos ») orienté vers la recherche de la vérité. Et c’est précisément pourquoi Platon refuse la conception des « sophistes », ces spécialistes en communication et en marketing avant la lettre. Le Gorgias pose de ce point une question qui nous est posée à nouveau, notamment à travers divers projets de refonte des enseignements du lycée et spécialement de l’enseignement de la philosophie. Il est devenu, pour nous, un texte fondateur.
La philosophie recherche la vérité, mais de quelle vérité peut-il s’agir ? Il ne peut s’agir évidemment des vérités factuelles, des vérités sur lesquelles seule l’expérience peut nous renseigner. Il s’agit tout simplement, si on ose dire, des conditions les plus fondamentales de toute vérité, c’est la vérité (ou encore comme le dit Hegel, la connaissance de la raison). C’est d’ailleurs pourquoi les grands philosophes, les véritables fondateurs sont ceux qui posent cette question dans toute sa radicalité, Platon et Aristote, Descartes, Spinoza et Leibniz, Kant et Hegel pour ne citer que les très grands, les véritables inventeurs, ceux dont aucun philosophe, aucun homme prétendant philosopher ne peut se dispenser. On dira qu’il s’agit de philosophies systématiques et qu’aujourd’hui plus aucune philosophie systématique n’est possible, que le dernier système total, celui de Hegel, fut selon les mots de Engels un « colossal avortement ». Si cette objection est vraie, alors la philosophie dans son ensemble est achevée. Elle n’est plus qu’un objet sans vie qu’on essaiera de laisser à l’admiration des générations futures, si toutefois les générations futures trouvent encore quelque chose à admirer car la philosophie ne se laisse pas voir comme les statues de Praxitèle ou les toiles du Titien : pour admirer la philosophie, il faut rentrer dedans et donc faire de la philosophie. Il me semble au contraire qu’il est impossible de philosopher si on ne se donne pas la perspective d’une reconstruction systématique, même quand cette reconstruction est seulement un perfectionnement d’un système plus ancien.
Comme l’idée de la philosophie comme théorie de l’argumentation, l’idée de faire de la philosophie l’outil d’analyse et de clarification des énoncés scientifiques est également une idée à rejeter. Une science sérieuse est capable de clarifier elle-même ses propres énoncés. Sur la théorie de la relativité, on ne trouvera rien de meilleur et de plus clair que ce qu’en a écrit Einstein. Le philosophe doit évidemment essayer de comprendre ce qui est en cause dans les théories scientifiques mais il ne le fait pas pour expliquer aux savants ce qu’ils pensent sans savoir qu’ils le pensent ! La science moderne, celle qu’ont inventée Galilée, Descartes, Newton et quelques autres, est autonome par rapport à la philosophie. Mais la physique a toujours une métaphysique implicite et parfois plusieurs qui entrent en conflit en temps de crise – par exemple le débat en Einstein et les partisans de l’interprétation de Copenhague est fondamentalement un débat métaphysique aux lourdes implications physiques. Inversement la philosophie doit intégrer les apports des sciences : on ne peut plus parler du rapport entre l’homme et l’animal dans les termes de Descartes, quand on connaît les travaux de l’éthologie contemporaine ou la théorie de l’évolution. La philosophie n’est pas scientifique au sens des sciences de la nature, mais elle vise le vrai de manière sans doute plus contestable que les lois de mécanique, mais alors c’est parce qu’il s’agit précisément des fondements ultimes, c’est-à-dire de la nature de la réalité et que la philosophie se place toujours à la limite du pensable.
La philosophie ne peut se réduire à la morale. D’ailleurs, la philosophie ne s’occupe pas directement de morale. Le philosophe n’est pas mieux armé que quiconque pour dire s’il faut ou non autoriser l’avortement après douze semaines, interdire l’euthanasie ou que sais-je encore. Sur ce terrain, on reste dans la confrontation des opinions comme dans les comités d’éthique ou les commissions « Théodule » avec un représentant de chaque religion officielle et un philosophe pour les morales laïques. La philosophie n’est pas spécialisée dans la production de la morale laïque. Elle essaie d’établir les fondements rationnels de la morale, ce qui n’est pas du tout la même chose. Et ces fondements rationnels, elle tente de les poser à partir d’une conception déterminée de la nature humaine.
La pluralité des philosophies ne contredit-elle pas tout ce que l’on vient de dire ? Après tout, quelle peut être la prétention fondatrice de la philosophie si la philosophie est, comme le disait déjà Kant, un champ de bataille ? On pourrait le penser au premier abord et constater qu’aucun progrès ne peut être fait en philosophie. Un scepticisme de bon aloi, reléguant la philosophie à une fonction purement critique pourrait ici trouver sa place. Mais ce n’est pas la bonne manière de poser les questions. Retenons, au moins provisoirement, cette définition de la philosophie que donnent Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ? (1991) : « connaissance par purs concepts ». Les concepts, il faut les produire en suivant un certain ordre et les systèmes philosophiques ne sont pas « vrais » absolument ou par eux-mêmes. Ils sont plutôt des échafaudages utilisés dans cette activité complexe et périlleuse qu’est la production de concepts. Dire que le système de Hegel est faux parce qu’il est idéaliste ou parce qu’il ne comprend rien à la nature des sciences physiques ou parce que sa philosophie de l’histoire est une pure théologie, cela n’a pas de sens. Sans doute sa philosophie de l’histoire est-elle pure théologie, sans doute a-t-il parfois quelques difficultés avec Newton qu’il attaque très injustement, et sans est-il absolument idéaliste, mais cela n’implique pas qu’il soit faux – ni d’ailleurs qu’il soit vrai. Ce qui est important, c’est que les concepts forgés par Hegel, les cheminements qu’il emprunte augmentent notre connaissance et donc nous mettent sur le bon chemin de la recherche de la vérité. Laissons-lui la parole :
Une démarche philosophique sans système ne peut rien être de scientifique, outre que pour elle-même une telle démarche philosophique exprime d’avantage une manière de penser subjective, elle est, suivant son contenu, contingente. Un contenu a seulement comme moment du Tout sa justification, mais, en dehors de ce dernier, a une présupposition non fondée ou une certitude subjective ; de nombreux écrits philosophiques se bornent à exprimer d’une telle façon seulement des manières de voir et des opinions. — Par système on entend faussement une philosophie ayant un principe borné, différent d’autres principes ; c’est au contraire le principe d’une philosophie vraie que de contenir en soi tous les principes particuliers. (Science de la logique, introduction, §14, édition de Bernard Bourgeois)
La philosophie est menacée de ne devenir qu’un divertissement mondain pour public sélectionné : si l’État n’a plus à financer l’enseignement des lettres classiques comme l’a affirmé un candidat heureux à l’élection présidentielle de 2007, il est à craindre que la philosophie ne soit bien vite à son tour considérée comme un luxe réservé à ceux qui pourront se le payer. Défendre la philosophie, dans ces circonstances, cela ne peut pas se faire sur des positions où l’on accepte par avance la défaite. Cela ne peut se faire qu’en défendant le nécessaire fondement philosophique de la vérité. Je terminerai en donnant la parole à un jeune philosophe italien, Luca Grecchi :
La philosophie est donc recherche du savoir le plus élevé, de la véritable signification de la vie humaine. Elle est amour de la « sophia », c’est-à-dire du savoir définitif qui fournit à l’homme des critères stables pour comprendre l’être et s’y orienter de manière conforme aux véritables conditions d’humanité. (L’anima umana come fondamento della verità, Editrice CRT, 2002)

dimanche 10 août 2008

La société au-delà de l’échange

« Entre amis tout est commun » répète Aristote. Si c’est le cas, une société formée d’amis ne repose pas sur l’échange mais sur le partage. La comptabilité minutieuse de la justice distributive et de la justice commutative n’a pas cours ici. Mais si la cité repose sur une certaine forme de « philia », ne peut-on pas généraliser le propos du Stagirite[1] ? Les Modernes ont voulu voir dans les processus de l’échange marchand la structure de base d’une société stable, pacifique, garantissant à chacun la liberté personnelle. Deux questions se posent : ce modèle n’est-il pas une utopie, sans rapport avec la réalité de sociétés ? la volonté de faire triompher partout ce modèle ne conduit-elle pas à l’implosion pure et simple de toute vie sociale et au retour à un état de nature très hobbesien. L’homme n’est peut-être pas fait pour vivre dans les « eaux glacées du calcul égoïste », contrairement à ce qu’une certaine misanthropie tente de faire accroire.

L’équité

Dans le livre v de L’éthique à Nicomaque, Aristote distingue justice et équité. La justice est définie par des principes généraux – égalité arithmétique dans l’échange et égalité proportionnelle au mérite dans la justice distributive – des principes qui garantissent que chacun recevra son dû. Si chacun respecte les lois, la justice est garantie. Or la conception commune de la justice et des lois, c’est ce qui définit la cité. Pourtant, Aristote semble estimer que cela ne suffit pas. Celui qui se contente de respecter strictement la loi n’est pas encore véritablement vertueux. Et par conséquent, il n’est pas encore pleinement citoyen. Il doit être capable d’aller au-delà de la stricte justice. L’équité et la justice sont à la fois semblables et différentes, mais l’équité vaut mieux, puisqu’elle est un correctif à la justice. Mais si elle va plus loin que la justice, c’est que l’un a plus que son dû pendant que l’autre a moins. Donc l’équité semble contredire le principe d’égalité. L’équité pourrait ainsi paraître injuste.
Aristote réfute cette objection. Si je renonce à une partie de ce à quoi j’ai droit en faveur de quelqu’un d’autre, je ne commets qu’une injustice envers moi-même, puisque ce n’est pas le bénéficiaire de l’injustice qui est injuste mais seulement celui qui décide de la distribution. Mais personne ne peut être injuste envers soi-même. Par conséquent, l’équité, en allant plus loin que la simple justice ne saurait la contredire. C’est au contraire la justice sans équité qui pourrait être injuste. Supposons que le principe de justice distributive soit « à chacun selon son travail » – qui est une des formes possibles de la justice selon le mérite. Celui qui travaille moins reçoit moins. Mais si celui-là travaille moins parce qu’il est de constitution plus faible ou parce qu’il est handicapé par la maladie, le travailleur en bonté santé peut alors corriger le principe de justice en se dessaisissant d’une partie de son revenu en faveur de celui qui est privé de revenu pour des raisons indépendantes de sa volonté. Autrement dit, les lois de la distribution selon la valeur produite ou les lois de l’échange doivent être rectifiées en tenant compte des situations particulières.

L’échange contre l’amitié

Allons plus loin. Entre amis, on ne compte pas. Si je tiens un registre des dons effectués et des dons reçus dans mes rapports amicaux, si règne la loi de l’échange, la justice formelle, la justice chicanière, y trouvera peut-être son compte, mais l’amitié dépérira immédiatement. Or la cité repose sur la « philia », c'est-à-dire sur l’attachement mutuel des citoyens et par conséquent elle ne peut reposer sur les règles de l’échange. Platon se plaint des effets délétères de l’échange qui défait l’amitié. Ainsi un pays situé au bord de la mer est en fait dans un « voisinage saumâtre », car la mer « le remplit de trafic et, par la revente des produits, d’affaires commerciales, engendre ainsi dans les âmes une disposition à se dédire sans cesse et à être de mauvaise foi, bref fait que tout le monde dans l’État manque de bonne foi et d’amitiés mutuelles, et qu’il en est pareillement à l’égard d’autres hommes ».[2]
Alors que le don lie, l’échange marchand délie. Entre amis, on échange des cadeaux et la chaîne est sans fin. Quand je reçois un cadeau de celui à qui j’ai fait un cadeau, nous ne sommes pas quittes. Je devrai à mon tour faire un cadeau pour compenser le cadeau reçu. Il en va de même des invitations. Inversement, dans l’échange, quand j’ai payé mon dû, je suis libéré de ma dette. C’est même l’intérêt majeur de l’argent : nous libérer des liens personnels, puisque l’argent intervient comme un tiers. L’échange constitue les individus comme autant « d’atomes sociaux », menant des existences séparées ainsi que l’affirme Robert Nozick[3]. Au contraire, le don établit soude des alliances, fait de chacun le membre d’une totalité.
C’est pourquoi il est erroné de faire du don et de l’échange deux manifestations « économiques », se succédant dans le temps ou coexistant, comme s’il y avait une économie du don qui a précédé l’économie de l’échange. Que le don ne soit pas économique et ne soit pas une forme d’échange primitive, le prouve le fait que souvent les dons soit sont sans valeur économique – les échanges de colliers de coquillages chez les Maoris – soit résident dans la destruction de valeurs dans le cas du rite du potlatch. Ce qui est vrai du don cérémoniel dans les sociétés traditionnelles le reste largement de toutes les formes de don qui rythment encore la vie sociale de nos sociétés : qu’on songe à la cérémonie de l’échange des cadeaux à Noël et au Nouvel An.

Le don et l’économique

La nécessité du don s’impose aussi au cœur de même de l’économique. Les citoyens riches, athéniens ou romains, se devaient d’édifier des monuments publics ou de donner des spectacles pour le peuple. La tradition américaine des fondations s’inscrit au fond dans la même perspective. La réussite économique, selon les lois de l’échange, doit être compensée par un don, c'est-à-dire ici par un acte public qui vient en quelque sorte compenser et contredire en son principe la règle économique.
S’il en est ainsi, c’est parce que, fondamentalement, aucune société ne repose et ne peut reposer sur l’échange des biens selon la mesure de leur valeur. Une partie essentielle de la reproduction des conditions de la vie échappe à tout échange, ce qui ne veut pas dire qu’elle s’affranchit du principe de réciprocité. À l’intérieur de la famille, les liens affectifs interdisent précisément l’échange. Les parents ne tiennent pas un livre comptable des heures de nuit passées à donner le biberon, ni des dépenses engagées pour assurer une vie heureuse à leurs enfants. Les époux ne tiennent pas un registre des tâches ménagères accomplies pour savoir si deux lavages de vaisselle valent un repassage ou le ravaudage des chaussettes ! Chacun donne sans compter, en sachant qu’il pourra compter sur l’autre, en cas de besoin. Le don est alors, très souvent, un don sans contre-don. Si je consacre mes efforts à assister un parent malade, je m’attends, certes, à qu’un proche en fasse autant pour moi si je suis à mon tour cloué au lit, mais, en premier lieu, je souhaite n’être pas malade et donc n’avoir pas à recevoir la contrepartie de mon don gracieux.
Ce type de rapport va bien au-delà du cercle de famille. Il s’étend aux amis, aux camarades de travail, etc. La solidarité des syndicalistes ne se monnaye pas. On offre des cadeaux au collègue qui part en retraite. Le mutualisme, lui-même, consiste à verser dans la caisse commune une somme d’argent dont on n’espère n’avoir pas besoin d’en recevoir la contrepartie. Et, dans ce geste, n’entre pas seulement un calcul de risque.
Les économistes qui veulent évaluer la richesse d’une société savent bien que les mesures habituelles (PIB, PNB) ne prennent en compte que ce qui entre dans la sphère de la marchandise ; ils veulent évaluer cette « économie » qui échappe au calcul. De nombreuses propositions sont faites en ce sens. Elles affirment que la monnaie est, finalement, la mesure de la vie sociale. Mais le mari peut-il évaluer au prix du marché le repas que la lui mitonné une épouse aimante ? C’est la signification de ce non économique au cœur même de l’économique qui échappe radicalement au calcul économique.

Les biens communs

Le don cérémoniel des sociétés traditionnelles reste essentiellement un rapport bilatéral entre partenaires. Il entretient des liens de solidarité entre individus ou entre clans, mais ne constitue pas en lui-même la société comme telle. Dans la Grèce ancienne, les cadeaux (ou le butin de guerre) sont placés au « centre » et deviennent la propriété commune. À des rapports interindividuels réciproques est ainsi substitué un rapport unilatéral de l’individu vis-à-vis de la communauté. La théorie aristotélicienne de la justice distributive est incompréhensible si on oublie qu’elle vise d’abord à définir les règles justes d’accès de chacun à ces biens communs qui apparaissent comme un don de la société à ses membres.
La vie sociale serait, en général, impossible si les membres de la société ne partageaient pas de très nombreux biens qui échappent aux lois de l’échange. Ces biens communs concernent soit la possession commune soit la jouissance commune. La possession commune du sol est souvent considérée comme le point de départ de tout ordre social : Locke, Kant ou Marx, par exemple, s’accordent sur ce point. À Rome, la terre était d’abord la possession commune des gentes avant d’être partagée en exploitations individuelles. Demeura l’ager publicus qui regroupait les terres et les biens de la République dont l’usufruit pouvait être concédé à des particuliers mais qui restaient formellement propriété de la cité. La communauté paysanne russe était profondément enracinée et le reste sans doute encore, ainsi que pourrait le faire penser la difficulté rencontrée par les gouvernements post-soviétiques dans la dissolution des kolkhozes. Aujourd’hui encore, nos divers systèmes juridiques en portent la trace. Généralement, on n’est propriétaire que du sol et non du sous-sol. Le droit de propriété est limité : l’agriculteur jouit des fruits de son travail et bénéficie de la protection de ses cultures, mais ne peut empêcher le passage des chasseurs après la moisson, ni même le glanage. Enfin, l’expropriation est possible quand l’intérêt public le commande.
On peut encore aborder ce problème sous un autre angle. Bien que partisan de l’économe de marché, John Rawls, définit, comme condition d’une structure de base juste, l’existence de « biens sociaux primaires » au nombre desquels comptent l’éducation, les possibilités ouvertes à chacun « selon une juste égalité des chances », la possibilité de partager la culture de sa  ; il ajoute que ces biens sociaux primaires sont l’objet d’une répartition égalitaire et nécessitent des mesures économiques et politiques adéquates. La doctrine française des services publics telle qu’a été élaborée à la fin xixe et du xxsiècle s’inscrit dans cette perspective, qui lie appartenance à la communauté politique à la jouissance commune de biens accessibles à tous gratuitement.
Enfin, le corps politique se fonde sur l’existence d’un espace public, d’un ensemble de lieux qui matérialisent l’appartenance commune à la cité. La place publique est tout à la fois le lieu où les hommes peuvent se rencontrer, se voir, s’appeler par leur nom, se reconnaître dans leur pluralité. Selon Hannah Arendt, cet espace est la condition de « l’appartenance au monde », par opposition au domaine privé dans lequel les hommes sont d’abord préoccupés de la survie. Cet espace peut avoir un caractère sacré. Romulus fonde la ville en traçant le pomoerium, zone sacrée où les activités de commerce et le port des armes était interdit. Cela indique clairement que le plus important, le plus élevé dans la hiérarchie des valeurs sociales partagées, c’est ce qui échappe à la loi de la valeur.

Ce qui n’a pas de prix

Nos intuitions morales communes privilégient toujours ce qui est désintéressé par rapport à ce qui est intéressé. Ce que je fais par pur devoir vaut mieux que ce que je fais en exigeant mes droits. En une formule saisissante, Jankélévitch définit ainsi la morale : l’autre a tous les droits, je n’ai que des devoirs. On sait aussi que l’amour vaut mieux que l’argent, qu’une union amoureuse et « anti-économique » vaut bien mieux qu’un mariage arrangé en vue de l’intérêt mutuel. Et le dévouement absolu, sans espoir de retour, est sublime.
Le corps humain et le savoir font partie de ces choses qui n’ont pas de prix. En France, la collecte de sang est fondée sur le don et personne ne peut vendre ses organes. La polémique de Platon contre les sophistes revient sans cesse sur ce thème : les sophistes vendent leur savoir (ou leur prétendu savoir). Le philosophe peut être rétribué : il faut bien qu’il vive pendant qu’il passe son temps à enseigner ses disciples, mais il ne peut vendre son savoir, d’autant que le premier savoir socratique est de savoir qu’on ne sait pas. La société (ou le prince éclairé) donne au savant les moyens de faire ses recherches, mais le résultat appartient à l’humanité tout entière. Galilée n’a pas breveté ses lois de la physique et l’agence spatiale ne verse pas de royalties à Newton à chaque fois qu’elle lance un satellite. Les discussions actuelles sur la brevetabilité du vivant soulèvent à nouveaux frais ces questions les plus anciennes. On les dilue habituellement dans le conflit entre technique et éthique. En réalité, c’est l’essence même de cette chose fragile qu’est une société qui est en cause.

Conclusion : pour une critique de l’homo oeconomicus

Les économistes néoclassiques fondent sur leurs modèles sur une présupposition anthropologique : l’homme est « homo œconomicus », c'est-à-dire qu’il est un individu rationnel – même si on admet que sa rationalité est souvent limitée – dont les comportements sont dictés par la recherche de la maximisation de son utilité propre. Ce modèle présente une certaine pertinence quand on s’en tient à la sphère du marché où les hommes échangent des biens en vue de la satisfaction de leurs besoins. Mais à l’évidence il est impossible d’en faire une théorie générale de la vie sociale, sous peine de transformer la société en un état de nature hobbesien.


[1] Aristote est originaire de Stagire en Macédoine.
[2] Platon : Les lois, 705-a – Traduction Robin
[3] cf. Anarchie, État et Utopie (PUF, 1988)

mercredi 6 août 2008

Le marxisme mathématique

Pour saisir ce dont il s’agit quand Marx parle de loi et en quoi ces lois sont différentes des lois des théories physiques modernes, par exemple, nous prendrons deux exemples classiques : la loi de la baisse tendancielle du taux de profit et celle de la conversion des valeurs en prix, qui constituent des noeuds stratégiques de l’analyse de Marx.

La baisse tendancielle du taux de profit

Quand il évoque la baisse tendancielle du taux moyen de profit, Marx se place en apparence sur le terrain même des économistes, formules mathématiques à l’appui. Pourtant, la baisse tendancielle du taux de profit n’est pas déductible de ces formules. Sur ce plan Marx ne va guère plus loin que Ricardo avec sa loi des rendements décroissants[1]. De plus, certaines des formules qui illustrent cette démonstration prêtent à contestation.
Les économistes d’inspiration marxiste ont tenté d’élucider les difficultés dans l’interprétation de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit. Ainsi Paul Sweezy ou Joan Robinson pensent que cette loi est non opérationnelle. Soit c, v et pl le capital constant, le capital variable (la valeur des forces de travail employées) et la plus-value. Paul Sweezy définit ainsi la composition organique du capital : q = v/c. Soit p’ le taux de profit : p’=pl/(v+c). Soit pl’ le taux d’exploitation. On a : pl’ = pl/v. En divisant par v les deux termes de la fraction définissant p’ on obtient : p’ = pl/(1+c/v). Le taux de profit ne dépend pas donc par uniquement de la composition organique mais aussi du taux d’exploitation. Ce sont deux variables plus ou moins indépendantes – même si l’augmentation de la composition organique peut traduire une amélioration des techniques et donc entraîner une augmentation du taux de plus-value. Si Marx a été assez prudent avec l’utilisation de ses équations, il n’a guère été imité et des auteurs ont affirmé, sans preuve, qu’à long terme le taux de profit devait nécessairement baisser, alors qu’il nous semble impossible de procéder à une déduction mathématique de la baisse du taux de profit à partir des relations fondamentales définissant la valeur d’une marchandise et la valeur de la force de travail.
Ainsi Louis Gill[2] examine-t-il les critiques de Sweezy mais se débarrasse du problème en affirmant que la composition organique du capital se définit par q = c/(v+pl). Autrement dit, Louis Gill part d’une définition de la composition orga­nique qui est en fait une autre façon d’exprimer le taux de profit! Il suffit ensuite de postuler l’augmentation de la composition organique ainsi redéfinie pour «prouver» la baisse tendancielle du taux de profit ! Or, si on veut bien admettre que pendant la plus grande partie de l’histoire du mode de production capitaliste l’augmentation de c/v a été empiriquement vérifiée, il est plutôt aventureux d’en conclure que c/(v+pl) augmente. En fait les auteurs marxistes se sont retrouvé devant un problème qu’ils ne savent pas résoudre : l’équation du taux de profit est une équation à deux degrés de liberté qu’on ne sait pas décomposer en deux équations indépendantes. En effet, on ne connaît pas la loi qui lierait taux de plus-value et composition organique et on ne dispose d’aucune équation pour le taux de plus-value.
Donnons un exemple simple qui permet de comprendre ce qui se passe. Supposons que le taux d’exploitation reste constant. Supposons également qu’il n’existe pas d’obstacle à l’accumulation (par exemple en termes de débouchés) et que chaque année la moitié de la plus-value produite soit transformée en capital constant. La baisse du taux de profit ne sera constatée que si un seulement une faible part de la plus-value est convertie en capital variable additionnel. Marx[3] donne des exemples qui supposent constant le taux d’exploitation pl/v. Ces exemples ne peuvent convaincre que les convaincus. On y constate effectivement une baisse du taux de profit. Un même nombre d’ouvriers est capable de mettre en œuvre une plus grande quantité de capital constant, donc la productivité du travail augmente, ce qui se traduit par l’emploi d’un plus grand nombre de machines capables de traiter par une unité de temps une masse toujours plus grande d’intrants. Si on suppose une loi d’accumulation plus fine, la situation sera plus complexe. La loi fonctionne ici avec deux hypothèses que Marx considère comme des hypothèses raisonnables à long terme mais qui n’en restent pas moins des hypothèses :
(1)  Le taux d’exploitation reste globalement stable.
(2)  La composition organique du capital (c/v) tend à monter.
Supposer constant le taux d’exploitation, c’est admettre qu’aucun changement n’intervient dans les rapports relatifs de toutes les valeurs mises en jeu et dans l’organisation technique. Mais on peut, par la même occasion, admettre la stabilité de c/v. En fait, l’évolution sur le long terme est déterminée par de nombreux facteurs, qui concernent le procès de production lui-même ou lui sont extérieurs. On remarque que, étant donné un certain investissement initial, le taux de profit dépend de 3 variables libres, le taux d’exploitation, la fraction de la plus-value réinvestie en capital constant et la fraction de la plus-value réinvestie en capital variable. Si la plus-value est intégralement réinvestie, la part réinvestie en capital constant et celle qui est réinvestie en capital variable augmentent ou diminuent selon une loi linéaire. Mais en pratique ce n’est jamais le cas : une part de la plus-value est 1° utilisée pour la consommation directe du capitaliste, 2° consommée pour ses faux frais, 3° socialisée par l’Etat. En outre la part réinvestie en capital constant dépend des rapports entre capital fixe et capital circulant, du taux d’utilisation des machines, etc.. Le taux de profit ne peut donc baisser que dans certaines conditions déterminées mais certainement pas en vertu d’une loi ayant « la rigueur des lois de la nature ».
De plus dans ces exemples, on tient le taux de plus-value pour constant alors qu’un des effets attendus de l’investissement en capital constant additionnel sous forme de machines est une hausse du taux de plus-value. L’augmentation de la productivité du travail doit aboutir à ce que marchandises assurant l’entretien de la force de travail incorporent de moins en moins de travail social ; les machines peuvent aussi permettre une meilleure utilisation de la force de travail en chassant les temps morts ; enfin l’augmentation de la productivité du travail peut aboutir la baisse de la valeur du capital constant, si bien qu’une même masse matérielle de capital constant représentera une valeur plus faible. Si on s’en tient donc à l’analyse stricte en termes de valeurs, la loi de la baisse tendancielle du taux de profit n’est pas du tout une loi. Cependant cette loi peut se manifester si on prend compte non le modèle du capital isolé, mais celui de la concurrence de nombreux capitaux, avec la formation du taux moyen de profit. Mais c’est précisément ce que Marx ne prend pas en compte dans le livre I quand il pose comme fondement la hausse de la composition organique du capital. La formation du taux moyen de profit suppose que soient résolus deux problèmes, celui de la conversion des valeurs en prix et celui de la nature de la concurrence elle-même.
Ainsi, ce modèle théorique n’approche la réalité qu’en des circonstances particulières. Le plus souvent, il ne fonctionne pas comme une description de la réalité empirique. Celle-ci s’explique tout autant par les causes qui contrecarrent la baisse tendancielle du taux de profit que par la baisse tendancielle du taux de profit elle-même. La loi de la baisse tendancielle du taux moyen de profit peut faire penser aux lois du mouvement des corps, dans l’analyse de Descartes. Celui-ci commence par formuler le principe d’inertie pour montrer ensuite qu’aucun corps ne peut effectivement se déplacer par un mouvement rectiligne uniforme à cause de la multiplicité des corps et de l’impossibilité du vide. Le mouvement réel est en fait un enchevêtrement de mouvements tourbillonnaires[4] et donc la réalité essentielle connue par la science apparaît sous une forme méconnaissable.
Ces difficultés ne tiennent pas seulement à la formulation mathématique de la loi ; elles découlent en partie de la définition même de la composition organique du capital comme unité de la composition technique et de la composition valeur, donc unité d’un élément (la composition valeur) qui est uniquement quantitatif et d’un élément largement qualitatif (la composition technique). L’équation marxienne ne peut fonctionner que pour autant que composition technique et composition valeur évoluent parallèlement, au moins sur une longue période. Or si la composition technique est d’ordre qualitatif ; elle ne mesure rien, elle n’est mesurée par rien car elle n’est pas elle-même une mesure. Elle ne fait que décrire l’augmentation de la puissance productive du travail humain et le poids croissant de la machine et de l’automation. Elle est, contradiction in adjecto, une mesure qualitative. Comment un rapport quantitatif comme l’est la composition valeur qui est un nombre rationnel tout ce qu’il y a de plus ordinaire, peut-il évoluer en corrélation avec un « rapport qualitatif » ? On ne peut comparer une mesure qu’à une autre mesure. Il faudrait disposer d’un moyen indirect pour lier cette grandeur qui n’en est pas une à une grandeur mesurable homogène aux autres mesures. Mais Marx ne nous donne pas ce moyen. Il résout la difficulté en parlant de composition organique comme un tout, comme l’unité du quantitatif et du qualitatif mais ce tout n’est pas une catégorie économique.
En outre, les vérifications empiriques de la loi de la baisse de tendancielle du taux de profit sont loin d’être aisées, puisque les statistiques ne nous fournissent que des prix et des salaires nominaux et non des valeurs. Mandel[5] donne une série de statistiques mais seulement pour des secteurs particuliers et pour des périodes bien définies ; Louis Gill procède de la même façon. Ces exemples peuvent nous convaincre que le taux de profit chute sur certaines périodes mais ne montrent pas qu’il s’agit véritablement d’une tendance générale du mode de production capitaliste. Ils pêchent d’ailleurs par rapport à la formulation de Marx, puisque la baisse tendancielle du taux moyen de profit n’est qu’une loi tendancielle qui peut s’observer à long terme et en moyenne et donc des exemples particuliers ne peuvent, par définition, apporter de preuve empirique de la validité de la loi.
En réalité la baisse tendancielle du taux de profit est non une loi découverte par l’expérience, ni un théorème nécessaire découlant d’un système théorique, mais la conséquence obligée du principe de substitution du travail mort au travail vivant qui lui même trouve son origine ultime dans la double nature de la marchandise. La loi de la baisse tendancielle manifeste très exactement le lien qui existe entre l’essence des phénomènes et les phénomènes eux-mêmes. Pour Marx « le taux de plus-value s’exprime dans un taux de profit général sans cesse décroissant.[6] » La loi n’est donc pas définie à partir des liens entre les phénomènes observables, qui se situent au niveau des prix, de profits, des coûts de production – car sur ce plan, comme Marx le dit lui-même, la difficulté consiste bien plutôt à expliquer pourquoi le taux de profit ne chute pas plus rapidement et plus nettement – mais à partir du rapport nécessaire entre les soubassements de l’économie (valeur, plus-value) et leur manifestation. Sur ce plan, les formulations de Marx ne sont pas dépourvues d’ambiguïtés. Ainsi il écrit : « C’est un fait que, dans le développement des forces productives du travail, les conditions matérielles de celui-ci, autrement dit le travail matérialisé, doivent croître par rapport au travail vivant. C’est là à proprement parler une tautologie, car que signifie productivité croissante du travail sinon que moins de travail immédiat est nécessaire pour créer une plus grande quantité de produits et que, par conséquent, la richesse sociale s’exprime de plus en plus dans les conditions du travail créées par le travail lui-même.[7] » Ici Marx se situe sur le plan du procès concret de travail et montre une nouvelle fois la nécessité de l’augmentation de la composition technique du capital. Mais quid de la composition valeur ? L’augmentation de la productivité conduit à produire plus de «produits» mais pas nécessairement plus de valeur, puisque le travail étant plus efficace chaque marchandise incorpore de moins en moins de travail. Et ceci est vrai également pour les marchandises qui entrent dans la composition du capital constant. Les différences de rythme d’accumulation et d’évolution technique entre les diverses branches rendent la solution encore plus difficile. Ainsi, une augmentation comparativement plus rapide de la productivité dans le secteur agricole fait baisser les prix des produits alimentaires, contribuant ainsi à diminuer la valeur de la force de travail et donc à une augmentation le taux d’exploitation, non liée aux progrès de la productivité dans telle ou telle branche de l’industrie. A cela il faut ajouter les différences des vitesses de rotation du capital puisqu’une rotation du capital plus lente augmente automatiquement la composition valeur du capital. Marx tranche en ramenant le taux de profit à ce qu’il exprime du point de vue du travail humain en général : « Ainsi la tendance croissante du taux profit général à la baisse est simplement une façon propre au mode de production capitaliste, de traduire le progrès de la productivité sociale du travail.[8] »
Les conséquences de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit ne sont pas minces. Selon Mandel« La théorie de l’effondrement est fondée en dernière analyse sur cette impossibilité pour le capital de rattraper à long terme la chute tendancielle du taux moyen de profit au moyen de l’augmentation du taux de plus-value.[9] » Concentrant toutes les contradictions du mode de production capitaliste, la loi de la baisse tendancielle du taux de profit fonderait le caractère inéluctable du renversement du capitalisme, la «nécessité de fer» dont Marx parle lui-même. Or cette loi n’est pas une loi analogue aux lois de la physique, mais une loi de probabilité qui donne des directions probables et non des traites que l’avenir devra honorer. La loi de la baisse tendancielle ne fonde pas la théorie de l’effondrement mais prouve que le mode de production capitaliste est un mode de production historique et limité : « L’important dans l’horreur qu’ils [les capitalistes] éprouvent devant le taux de profit décroissant, c’est qu’ils s’aperçoivent que le mode de production capitaliste rencontre dans le développement des forces productives une limite qui n’a rien à voir avec la production de la richesse en tant que telle.[10] » Alors que les «catastrophistes»[11], font de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit le véritable deus ex machinade l’histoire puisque c’est elle qui est censée déterminer la catastrophe d’où sortira le renversement des rapports sociaux de production, ils se méprennent sur le sens de l’analyse de Marx[12]. Car quand il écrit que cette limite «n’a rien à voir avec la production de richesse en tant que telle», c’est parce que cette limite ne se situe pas dans le champ de la science économique, mais en dehors, ou plutôt en son fondement non économique.
Si Marx montre que, par certains côtés, cette loi détermine une tendance vers l’effondrement, il ajoute immédiatement : « Ce processus ne tarderait pas à entraîner l’effondrement de la production capitaliste si des tendances contraires n’agissaient pas continuellement pour produire un effet décentralisateur parallèlement à la force centripète.[13] » Or, cet enchevêtrement de tendances et contre-tendances n’a rien d’un phénomène objectif, naturel. Le pouvoir de consommation de la société est la condition majeure de la réalisation de la valeur ; or « le pouvoir de consommation […] a pour base des conditions de répartition  antagoniques qui réduisent la consommation de la grande masse à un minimum variable dans des limites plus ou moins étroites. Il est en outre restreint par le désir d’accumuler …[14] » On retrouve ici, à la racine des contradictions, non un processus objectif, se déroulant indépendamment et même à l’insu des acteurs, mais un processus éminemment « subjectif », la lutte des classes, qui s’exprime dans la répartition antagonique – du côté de la consommation – et la séparation des producteurs d’avec les moyens de production – du côté de la production. Marx invoque le «désir d’accumuler» comme un facteur essentiel. Il précise : « les interrelations et les conditions qui les règlent [les tendances du mode de production capitaliste] prennent de plus en plus la forme d’une loi naturelle indépendante des producteurs et deviennent de plus en plus incontrôlables.[15] » La loi «prend la forme» d’une loi naturelle ; ce qui veut clairement dire qu’elle n’est pas une loi naturelle mais qu’elle apparaîtcomme une loi naturelle, non parce qu’elle serait due à autre chose que l’activité humaine mais parce qu’elle résulte des interactions incontrôlables de multiples individus. Mais, en droit, ce n’est parce que le résultat de l’enchevêtrement de ces actions est incontrôlable qu’il est gouverné par une loi naturelle, qu’il échappe à la liberté humaine. La physique connaît de nombreux systèmes dont l’évo­lution est plus ou moins incontrôlable, mais elle est capable de définir des lois statistiques concernant ces systèmes qu’elle peut à bon droit nommer lois de la nature. Le système des rapports sociaux liés au mode de production capitaliste est tout aussi incontrôlable, il est également susceptible sous certaines conditions – beaucoup plus restreintes et beaucoup moins stables – d’être décrit par des formules statistiques mais il ne fait que prendre la forme d’un système obéissant à des lois naturelles et ici « prendre la forme » doit être entendu dans son sens le plus commun, dans le sens d’un déguisement ou d’une métamorphose analogue à celle des contes de fées où les rats prennent la forme des chevaux. Dans la loi de la baisse tendancielle du taux de profit s’exprime d’une manière condensée tout le travestissement économique des rapports sociaux et c’est cela qui explique l’importance décisive de cette loi.

La conversion des valeurs en prix

La conversion des valeurs en prix joue un rôle non moins décisif que la baisse tendancielle du taux de profit puisqu’elle assure la cohérence, le couplage entre le modèle théorique et le modèle empirique, entre l’essence et l’apparence. Marx veut donner «la loi du phénomène» : il doit donc expliquer de quelle manière ce qui est (valeur) apparaît (sous forme de prix). C’est la différence entre valeur et prix (entre l’essence et l’apparence) qui va servir de matrice explicative. Dans l’ordre logique, cette loi de la conversion des valeurs en prix est même antérieure à celle de la baisse tendancielle du taux de profit, puisqu’elle est présupposée dans la formation d’un taux de profit moyen. En effet la baisse tendancielle du taux de profit suppose que soit élucidé le mécanisme de la transformation de la plus-value en profit.
Voyons d’abord comment Marx pose le problème. La transformation de la plus-value en profit et la transformation des valeurs en prix de production ne forment qu’un seul et même processus. Le raisonnement est assez particulier pour qu’il soit détaillé. Marx commence en effet par poser l’existence d’un taux moyen de profit qui permet de déterminer le coût de production. En supposant 5 capitaux à composition organique différente, il imagine le tableau suivant qui tient compte de l’usure du capital :
C
V
Usure de C
Pl
Valeur
Coût production
Prix
Taux de profit
D prix/ valeur
I
80
20
50
20
90
70
92
22%
+ 2
II
70
30
51
30
111
81
103
22%
- 8
III
60
40
51
40
131
91
113
22%
- 18
IV
85
15
40
15
70
55
77
22%
+ 7
V
95
5
10
5
20
15
37
22%
+ 17
Total
390
110
202
110
422
312
422
22%
-26
L’exemple semble prouver que les capitaux les plus performants (ceux qui ont la plus forte composition organique) possèdent un avantage comparatif puisqu’ils s’accaparent une part de la plus-value globale supérieure à la part qui leur reviendrait. Or c’est seulement un exemple de ce qui peut se passer et de ce qui se passe en pratique dans la majeure partie des cas, mais nullement une preuve que les choses se passent nécessairement ainsi en vertu d’une déduction théorique. Si Engels, dans ses derniers travaux condamnait le goût des Anglais pour l’induction, Marx n’hésite pas à chercher les formulations théoriques par la méthode inductive, sans se soucier de savoir si les modèles utilisés sont parfaitement déduits des principes théoriques.
Marx présuppose la formation du taux moyen de profit pour pouvoir ensuite montrer que les capitaux à plus forte composition organique accaparent un surprofit, et que, ce faisant, ils vont conduire les autres capitaux, attirés par ces surprofits dans ces secteurs à plus forte composition organique, ce qui aboutira à une égalisation à la baisse du taux moyen de profit. C’est la dernière colonne du tableau (écart valeur/prix) qui explique la formation d’un taux moyen de profit (tendanciellement en baisse) alors que les valeurs de cette dernière colonne ne peuvent être calculées que si on suppose que le taux moyen de profit est déjà formé. Ce raisonnement est circulaire : les présuppositions sont démontrées à la fin. En fait, Marx met sur le même plan des valeurs et des prix de production. Ainsi les capitalistes n’achètent pas leur capital constant – ni leur capital variable d’ailleurs – à sa valeur mais à son prix. Or le modèle considère qu’ils les achètent à leur valeur et que le taux moyen de profit est calculé à partir de là. Pour un capitaliste normalement constitué, le tableau de Marx n’a pas de sens puisqu’il met en oeuvre des mesures qui ne correspondent à rien de connu de lui, car il calcule ses prix de production à partir des prix des capitaux constants et variables. Cependant, pour Lipietz, « on peut considérer la transformation de Marx comme une assez bonne approximation théorique, en ce sens que même si les prix de production ne sont pas rigoureusement calculés, les propriétés utiles pour la suite s’avèrent correctement établies.[16] » Il faut donc simplement «corriger la négligence de Marx». Ce à quoi se sont attelés de nombreux auteurs, marxistes ou non.
De fait, le modèle marxien était loin d’être achevé. Marx se contente de son modèle parce qu’il lui suffit d’établir que « la somme des prix de production de toutes les marchandises produites dans la société – la totalité des branches de la production – est égale à la somme de leurs valeurs.[17] » Ce qui permet de parvenir à la conclusion qu’il n’y a « pas de différence entre profit et plus-value»[18]. Certes, plus-value et profit ne sont pas deux grandeurs équivalentes ; bien au contraire : non seulement la plus-value est rapportée au capital variable alors que le profit est rapporté au capital total mais encore alors que la plus-value est « calculée »[19] dans la sphère des valeurs et le profit dans la sphère des prix. Le profit, dit encore Marx, est de la plus-value métamorphosée, mais au-delà de cette métamorphose, se manifeste cette identité essentielle puisque les prix ne sont que les résultats d’une «métamorphose» des valeurs. C’est bien cette identité essentielle qui constitue pour Marx le point fondamental au-delà de la précision des calculs. Ainsi Marx se rend-il lui-même compte de sa propre «négligence». « Primitivement, nous avons supposé que le coût d’une marchandise était égal à la valeur des marchandises consommées dans sa production. Mais pour l’acheteur, le prix de production d’une marchandise, le prix de production d’une marchandise en est le coût de production et c’est comme tel qu’il peut donc entrer dans les prix d’autres marchandises.[20] » Marx sait très bien qu’il ne peut pas identifier prix et valeur, parce qu’il ne peut pas identifier le procès de production immédiat (celui qui est analysé dans le livre I du Capital) et le procès de production capitaliste en général (qui est celui qui est analysé dans le livre III). Mais au déjà de ces différences conceptuelles, il doit toujours ramener le deuxième au premier, le fonction­nement apparent des prix au fonctionnement des valeurs. C’est pourquoi, constatant les fluctuations des prix du marché, Marx ajoute : « Abstraction faite des fluctuations des prix du marché, dans toutes les périodes de courte durée, une modification dans les prix de production s’explique toujours de prime abord par des changements réels dans la valeur des marchandises.[21] » Le prix de production apparaît ainsi non comme un prix en général mais comme un intermédiaire dans le processus qui métamorphose les valeurs en prix de marché. Marx ne développe pas plus cette métamorphose dont finalement il propose de faire abstraction car elle ne lui semble pas essentielle. L’économiste ne peut pas faire abstraction de ces fluctuations – par exemple quand il veut expliquer l’inflation ou la déflation ou les perturbations du système monétaire. C’est pourquoi il est apparu nécessaire de corriger Marx, la correction de Lipietz étant sans doute la plus proche des intentions de Marx lui-même[22]. Mais ces corrections, le plus souvent, comme le note Lipietz, conduisent à remettre en cause la loi de la valeur elle-même. Mais nous sommes alors confrontés à une grave difficulté théorique. Car cette remise en cause ne peut s’arrêter là. Transformer l’analyse marxienne dans le sens indiqué par Morishima, Sweezy etc., est peut-être opératoire sur le plan de la science économique, mais c’est renoncer à l’analyse fondamentale de Marx, à la signification philosophique radicale de la valeur. Bref c’est ne pas comprendre pourquoi Marx commet une «énorme bourde»[23] en «oubliant» que les valeurs sont des grandeurs dissimulées au capitaliste, s’aperçoit par la suite de son erreur et la laisse pourtant telle quelle.

Marx face à la « loi d’airain » des salaires

Rien ne peut mieux illustrer le sens qu’a pour Marx l’expression « loi économique » que la manière dont il s’attaque à la « loi d’airain » des salaires que défendaient les partisans de Lassalle (et que de nombreux marxistes ont soutenue, sous une forme modifiée, dans la discussion sur la « paupérisation absolue »). Résumons la question. Lassalle croyait – comme Ricardo d’ailleurs – que les salaires ne pouvaient pas s’élever au-dessus du minimum vital. Pour Lassalle en effet, « Le salaire moyen se réduit toujours aux subsistances nécessaires à la vie, telles qu’elles sont habituellement exigées pour un peuple, pour qu’il conserve son existence et se perpétue. C’est là le point autour duquel gravite et oscille le salaire quotidien réel, sans pouvoir longtemps soit s’élever au-dessus ou tomber au-dessous de ce niveau.[24] » Rubel écrit que cette définition du salaire par Lassalle n’est pas très éloignée de celle de Marx. Cependant Marx tombe à bras raccourcis sur la « loi d’airain » en voyant son fondement dans la théorie de la population de Malthus (pour Marx, une des plus grandes injures possibles). Que lui reproche Marx ? De rejoindre les théories des économistes, lesquels « ont démontré depuis cinquante ans et davantage que le socialisme ne peut abolir la misère, qui est enracinée dans la nature, au contraire il ne peut que la généraliser, la répartir simultanément sur toute la surface de la société ! »[25] Le premier reproche adressé à la « loi d’airain » est donc de naturaliser les relations sociales. En effet réduire le salaire à des subsistances, c’est le réduire à un ensemble déterminé de valeurs d’usage. Autrement dit, assimiler les lois des phénomènes économiques aux lois de la nature est une faute majeure. Ce qui questionne les affirmations de Marx selon lesquelles les lois du mode de production capitaliste sont aussi « inflexibles » que les lois de la nature, puisque Marx semble affirmer, ici et en de nombreux passages, que les lois de la société humaine sont essentiellement différentes des lois de la nature.
Mais, ajoute Marx, « le principal n’est pas là ». La « loi d’airain » constitue un recul par rapport à la « vérité scientifique » en ce sens qu’elle confond l’apparence et l’essence, le prix du travail avec le prix de la force de travail. Or, comme le dit Marx, dans toutes les sciences, l’économie politique mise à part, « on sait […] qu’il faut distinguer entre les apparences des choses et leur réalité. »[26] Le prix du travail n’est en effet qu’une « expression irrationnelle » qui a sa source dans les rapports de production eux-mêmes dont elle réfléchit la « forme phénoménale ». Or, sans le formuler expressément, l’économie politique elle-même avait déjà changé de terrain, était déjà passée du terrain de l’apparence à celui de la réalité, car elle « détermina cette valeur [du travail] par la valeur des subsistances nécessaires pour l’entretien et la reproduction des travailleurs. »[27] Autrement dit, en cherchant à déterminer la valeur du travail, les classiques ont déterminé toute autre chose, la valeur de la force de travail, mais sans jamais se rendre compte de ce quiproquo. Le reproche essentiel qui est fait à Lassalle, c’est qu’il en est resté au quiproquo de l’économie politique. Il ne pourrait s’agir que d’une question de mots, d’une querelle sémantique sans grande importance pratique. Mais il n’en est rien. Car l’analyse marxienne de la valeur de la force de travail n’en reste pas à l’équivalence de cette valeur avec celle de la valeur de l’ensemble des moyens de subsistance. Bien au contraire, il fait exploser immédiatement ce cadre, dont, pourtant, il dit qu’il représente l’avancée la plus nette de l’économie politique vers le véritable objet de l’analyse scientifique. « L’économie politique classique touche de près le véritable état de choses sans jamais le formuler consciemment. Et cela lui sera impossible tant qu’elle n’aura pas dépouillé sa vieille forme bourgeoise.[28] » Faute en effet de comprendre la différence essentielle entre le substrat, objet de la science, et les formes phénoménales qui se réfléchissent spontanément dans l’entendement, l’économie politique classique, tout comme Lassalle avec « sa loi d’airain », ne peut parvenir à la véritable détermination de la valeur de la force de travail. Or, tout en acceptant l’idée que celle-ci est la somme des moyens de subsistance, Marx montre que cette idée est trop limitée, et ne correspond pas à la réalité. Il dénonce d’abord la réduction des moyens de subsistance aux moyens de subsistance physiologique. Ce qui est égal à la valeur totale des moyens de subsistance physiologiquement indispensable, c’est non la valeur de la force de travail, mais son prix minimum. Car, ajoute Marx « Quand il tombe à ce minimum, le prix est descendu au-dessous de la valeur de la force de travail qui alors ne fait plus que végéter. Or la valeur de toute marchandise est déterminée par le temps de travail nécessaire pour qu’elle puisse être livrée en qualité normale.[29] » Cette « qualité normale » suppose un travailleur apte à effectuer un travail qui requiert une certaine qualification. La valeur de la force de travail doit donc inclure la valeur des moyens dépensés pour la formation du travailleur. Mais ces déterminations objectives, mesurables, n’épuisent pas la question. Dans Salaire, prix et plus-value, Marx montre en détail que la valeur de la force de travail inclut un élément social et historique, « le standard de vie traditionnel », très variable d’un pays à l’autre, d’une époque à l’autre. Et cet élément social et historique est précisément ce qui distingue la valeur de la force de travail des valeurs de toutes les autres marchandises. Quand cet élément est réduit à néant, la valeur de la force de travail est alors ramenée au plus près du minimum physiologique. Mais ce n’est pas le cas général. D’où la conclusion : « En comparant l’étalon des salaires et de la valeur du travail dans différents pays, à différentes époques de l’histoire d’un même pays, vous verrez que la valeur du travail est une grandeur variable et non point fixe, en supposant même que la valeur de toutes les autres marchandises  demeure constante.[30] » Marx montre alors que cette grandeur variable est susceptible de grandes variations. Or ces variations ne sauraient être ramenées aux oscillations du prix de la force de travail autour de sa valeur. Ce sont, si on suit le raisonnement de Marx, des variations de la valeur même autour de laquelle oscillent les salaires. Ces variations se font en sens inverse du taux maximal de profit. Ce qui va déterminer, à un moment donné et en un pays donné, le « degré réel » où se situe cette « grandeur variable », c’est « la lutte continuelle du capital et du travail » et donc la question de la valeur de la force de travail se résout « en celle de la puissance de l’un et de l’autre combattant. »[31]
On ne peut donc pas comprendre la critique marxienne de la « loi d’airain » sans revenir à cette détermination ultime de la valeur de la force de travail. Il n’y a pas de « loi d’airain » parce que la détermination de la valeur de la force de travail, si elle apparaît comme une détermination objective, la somme des valeurs des moyens de subsistance, est cependant déterminée « en dernière analyse » par la « lutte des classes », c’est-à-dire par l’activité subjective des individus, non pas des individus libres du « libre marché », mais des individus, réels, des individus sociaux, se déterminant librement dans des conditions qu’ils n’ont pas choisies. D’où nous pouvons en conclure que, strictement parlant, à l’intérieur de certaines limites très élastiques, il n’est aucune « loi objective » qui puisse déterminer non seulement les salaires mais encore la valeur de la force de travail et par conséquent la plus-value ! Conclusion extrêmement paradoxale, car elle semble ruiner tout l’édifice « scientifique » du Capital, si on s’en tient à la définition classique d’une science. Nous avons en effet une science dont les lois fondamentales ne sont pas vraiment des lois et par conséquent une science dont aucune hypothèse ne peut être testée et vérifiée.
Pour comprendre ce paradoxe, et tenter de le dénouer, il faut saisir dans son mouvement la pensée de Marx. En opposant les formes phénoménales à leur substrat, il ne s’agit pas de substituer une théorie économique à une autre mais de ruiner les catégories essentielles de l’économie politique qui ne sont que des masques de la réalité. Car cette réalité démasquée, celle qui est le véritable objet de la science n’est pas une réalité économique. La « valeur », la « valeur de la force de travail » ne sont que l’expression théorique d’une réalité qui, en elle-même, est non économique. C’est bien pourquoi, comme il est impossible de remonter directement du taux de profit à la mesure du taux de plus-value, il est impossible de remonter du salaire à la valeur de la force de travail, bien qu’à titre transitoire, comme un moment de l’analyse, Marx puisse identifier la valeur de la force de travail au salaire moyen. La conclusion du chapitre VI dans son style même nous ramène à la réalité fondamentale, à cette réalité qui échappe à toutes les mesures. Marx est passé de la sphère de la circulation simple, « qui fournit au libre-échangiste vulgaire ses notions, ses idées, ses manières de voir », à la sphère de la réalité du mode de production capitaliste et « nous voyons, à ce qu’il semble, s’opérer une certaine transformation dans la physionomie des personnages de notre drame. Notre ancien homme aux écus prend les devants et, en qualité de capitaliste, marche le premier ; le possesseur de la force de travail le suit par-derrière, comme son travailleur à lui ; celui-là le regard narquois, l’air important et affairé ; celui-ci timide, hésitant, rétif, comme quelqu’un qui a porté sa propre peau au marché, et ne peut plus s’attendre qu’à une chose : à être tanné.[32] » Ce n’est pas une image, c’est la réalité elle-même dont les catégories économiques ne sont que l’expression théorique. Dans la production capitaliste, le travailleur vend « sa peau », dont le pseudonyme théorique est « force de travail » mais il ne peut pas faire autrement parce que pour vivre il doit se dessaisir de sa propre vie et qu’en même temps il ne pourra continuer à se dessaisir de cette vie qu’en la protégeant, en essayant de vendre sa peau le plus cher possible[33].

Le sens des lois

Les difficultés que recèlent ces « lois du mode de production capitaliste » sont révélatrices des difficultés générales de la théorie de Marx, si on la considère simplement comme une théorie économique. Même certains économistes marxistes rejettent la théorie de la valeur-travail comme «métaphysique» parce qu’il est en effet extrêmement difficile de la faire rentrer dans le schéma formel de la science économique, en particulier telle qu’elle s’est développée au cours du 20e siècle. Il faut donc admettre que la théorie marxienne est comme un «en deçà» de l’économie, ou une « méta-économie » ; elle ne se contente pas de résumer l’expérience ; elle est en même temps une « thèse ontologique », une thèse sur l’être de ce qui apparaît dans les phénomènes économiques.
Il ne s’agit pas de nier l’intérêt des recherches du marxisme mathé­matique. Localement, les rationalités ainsi montrées peuvent avoir des conséquences pratiques ; mais elles n’inva­li­dent pas notre analyse. Les «lois» ne rendent pas compte de l’expérience économique empirique, ou seulement de manière indirecte car elles ne sont que des lois tendancielles. Les lois marxiennes ne sont donc pas des lois au sens où on l’entend généralement, quand on parle de lois scientifiques mais des principes explicatifs matériels qui permettent de comprendre le mouvement apparent tel qu’il s’exprime dans la sphère économique à partir d’un autre plan d’une autre réalité, d’un autre ordre. Or les sciences modernes refusent précisément les explications par un autre ordre de réalité que celui qui forme l’objet de la science. Pour Duhem[34], la théorie physique n’est pas dépendante d’un choix métaphysique, elle n’est qu’un moyen conventionnel économique pour classer les expériences sous une forme déductive. Duhem souligne particulièrement que la finalité d’une théorie physique n’est pas l’explication du monde. Pour Marx, il s’agit, non de classifier ce qui est observable, mais d’expliquer ce qui se trouve impliqué dans un principe qui ne ressortit pas à la science expérimentale.
Ainsi, les lois marxiennes diffèrent des lois des sciences, qu’il s’agisse de lois déterministes au sens strict ou de lois statistiques. Thom reproche à la science contemporaine de formuler des lois qui permettent de prévoir mais ne permettent pas de comprendre.[35] On pourrait dire des lois marxiennes qu’elles fonctionnent à l’inverse de la science contemporaine : elles permettent de comprendre mais non de prévoir ! Les lois de Newton permettent de prévoir les positions respectives des planètes, mais au fond elles ne disent pas pourquoi il en est ainsi – sinon parce que c’est la loi. Les lois marxiennes ne permettent pas de prévoir la date de la prochaine crise ni la fin du mode de production capitaliste mais d’expliquer pourquoi cette absurdité qui veut que les gens meurent de faim parce que la société est trop riche.
La loi de la baisse tendancielle éclaire et illustre les mécanismes généraux de la production dans les rapports capitalistes, mais elle ne permet pas de prédire l’évolution réelle du taux de profit. Les lois explicitent ce qui est en puissance dans les rapports sociaux mais ne décrivent pas ce qui est en acte. Bien au contraire ce qui est en acte, ce sont les tendances qui contrecarrent la baisse tendancielle du taux de profit. Ainsi l’explication de la crise de 1974 a-t-elle fréquemment souligné la baisse à long terme des taux de profits dans le «régime de régulation fordiste» mais les années 80 ont vu au contraire une remontée nette des taux de profits, dont une large part est entrée dans la poche du capital financier, mais dont le capital industriel lui-même a profité avec la reconstitution spectaculaire des capacités d’autofinancement des entreprises. Or ces deux mouvements en sens contraire ne peuvent pas être expliqués en se contentant d’une lecture du livre III du Capital. De nombreux facteurs apparemment exogènes pourraient l’expliquer. Ainsi Alain Lipietz et Denis Clerc montrent l’importance des luttes sociales, particulièrement celles des OS à la fin des années 60 dans ce qui va conduire à une grave crise de rentabilité du capital. Inversement, il semble bien que la remontée des profits au cours des années 1980 ne puisse pas être imputée à une grappe d’innovations au sens de Schumpeter mais plutôt à une offensive sociale des capitalistes contre les salariés conduisant d’une part à la formation d’une «armée industrielle de réserve» et d’autre part à la mise en cause des conventions collectives et de tous les acquis ouvriers, se traduisant dans un pays comme les Etats-Unis par une forte baisse des salaires au cours des années 75-95.
La loi de la baisse tendancielle du taux de profit doit servir à expliquer la hausse des profits puis à nouveau la baisse ou inversement. La même loi  doit donc nous dire pourquoi les mêmes causes produisent des effets différents. Si elle y parvient, elle aura ensuite des difficultés à passer le test de Popper. Pour comprendre ce qui est en cause dans la formulation des lois, il faut les ramener à leur fondement, faire leur généalogie. Ainsi que l’écrit Michel Henry, « Pour saisir l’essence du capital, sa nature propre et sa possibilité, il convient de tirer un trait sur tout ce qui est objectif dans le procès de production et de n’en retenir que l’élément subjectif réduit à lui-même.[36] » Michel Henry souligne que, nulle part dans la philosophie occidentale, on ne retrouve une telle signification si constamment radicale de la subjectivité. Marx dépouille toute l’économie politique, il élimine tout ce qui est objectif et scientifique, tout ce qui peut être mis sous une forme mathématique, pour parvenir au savoir qui est le savoir de la chose la plus simple. Ainsi pour comprendre la signification du taux de plus-value faut-il faire abstraction de tout ce qui est objectif dans le procès de production. « L’analyse pure exige donc qu’il soit fait abstraction de cette partie de la valeur du produit, où ne réapparaît que la valeur du capital constant et que l’on pose ce dernier = 0. C’est l’application d’une loi mathématique employée toutes les fois qu’on opère avec des quantités variables et des quantités constantes et que la quantité constante n’est liée à la variable que par addition ou par soustraction.[37] » On ne doit pas se laisser abuser ici par la loi mathématique. La mise sous forme mathématique n’est encore qu’un procédé de simplification qui vise à faire apparaître la réalité fondamentale, l’exploitation capitaliste. D’ailleurs Marx sait bien qu’on ne peut pas en général réduire toute la production à du travail, puisque le travail passé est devenu du «travail mort» et que c’est justement le poids croissant du travail mort (du travail passé) face au travail vivant, celui qui produit actuellement de la plus-value, qui est à la base de loi de la baisse tendancielle du taux de profit. En posant c = 0, Marx n’analyse donc pas le fonctionnement phénoménal du mode de production capitaliste, puisque celui-ci présuppose la séparation du travail et des moyens de production et donc l’irréductibilité du capital constant au capital variable ; au contraire il procède à une expérience de pensée qui change le plan de la démonstration et passe de l’analyse du fonctionnement et des lois du mode de production capitaliste – de l’objet de l’économie politique classique – à la réalité subjective qui fonde l’économie. Il se place donc, pour parler comme Michel Henry, sur un plan véritablement ontologique. C’est pourquoi les économistes se posent comme premier problème le problème du taux de profit, alors que Marx articule toute son analyse à partir du concept bien peu «opératoire» de taux de plus-value : le taux de profit concerne le fonctionnement objectif de l’économie, comme système ayant des lois «incontournables» ; le taux de plus-value concerne directement, dans sa chair, l’ouvrier en tant que personne. Comprendre l’analyse marxienne, c’est comprendre que Marx commence par «mettre entre parenthèses» l’économie ! Ainsi, Marx dégage le sens profond de la loi économique de l’augmentation de la composition organique du capital : « Au point de vue du capital, ce fait [que la richesse sociale s’exprime de plus en plus dans les conditions du travail] apparaît non de façon qu’un moment de l’activité sociale – le travail concret – se change en une substance sans cesse grandissante de l’autre moment, celui du travail vivant, subjectif, mais (et ceci est important pour le travail salarié) de façon que les conditions objectives du travail reçoivent, en opposition au travail vivant, une autonomie de plus en plus démesurée, manifeste dans son extension même, et que la richesse sociale se présente, dans des proportions sans cesse croissante, comme une puissance étrangère et dominante en face du travail.[38] »
Il est vain de chercher dans les bilans des entreprises la confirmation de la baisse tendancielle du taux de profit. La confirmation de cette loi se trouve chaque jour dans la vie des individus, dans l’assujettissement croissant à la machine, dans le remplacement systématique du travail vivant par le travail mort et la montée irrésistible de «l’armée industrielle de réserve». Marx écrit : « la possibilité d’un excédent relatif de population ouvrière grandit à mesure que se développe la production capitaliste, non parce que la productivité du travail social diminue mais au contraire parce qu’elle augmente. La cause n’en est donc pas une disproportion absolue entre le travail et les moyens d’existence (ou les moyens pour les produire), mais la disproportion, issue de l’exploitation capitaliste du travail, entre la croissance progressive du capital et son besoin relativement moindre d’une population croissante.[39] » Cette disproportion peut être constatée empiriquement chaque jour sans apparaître dans les équations de l’économétrie néoclassique. La richesse nationale des pays les plus avancés a pratiquement augmenté de 50% entre 1980 et 1995 alors que dans le même temps le chômage progressait de façon fulgurante et que la pauvreté atteignait des niveaux oubliés depuis longtemps. Alors que pendant toute l’histoire de l’humanité, les grands fléaux étaient les fléaux naturels (épidémies et famines) face auxquels la trop faible productivité du travail social était impuissante, c’est aujourd’hui la technique qui devient l’ennemi du travailleur et la productivité croissante du travail social produit toujours plus de misère. Même pour le travailleur qui garde son emploi, la machine est non seulement son maître mais aussi son surveillant, le plus impitoyable des contremaîtres, les machines automatiques incluant des dispo­sitifs de traitement de l’information qui permettent de connaître, en «temps réel», les faits et gestes des travailleurs. Si le sabotage – des briseurs de machines « luddites » aussi bien que le petit sabotage ordinaire – fait partie depuis toujours de l’arsenal de résistance des ouvriers, les machines automatiques modernes en sont beaucoup plus protégées et il ne reste plus au travailleur qu’à tenter de dominer la machine en essayant de la pousser à ses extrêmes limites, sans même que le contremaître ait besoin de surveiller et de pousser les cadences.
Ainsi, nous assistons à un retournement étonnant : prises dans le détail, les lois de Marx sont des abstractions souvent éloignées de la réalité empirique analysée par les économistes, mais dans le mouvement d’ensemble de la société, sur un terme assez long, ces mêmes lois sont vérifiées à une échelle de plus en plus large. Pendant le même temps, la «science économique» officielle révèle chaque jour un peu plus son impuissance radicale à dire quoi que soit de sérieux sur la marche de la vie des hommes, les prévisions produites à coup de modèles de plus en plus sophistiqués sont démenties par la réalité et les traitements de choc et médecines miraculeuses préconisés par les spécialistes conduisent invariablement à plus de souffrances pour des millions d’hommes.



[1]Marx, dans ses études concernant la rente différentielle critique le «postulat erroné» de Ricardo selon lequel «la rente différentielle présuppose nécessairement un mouvement vers des terres toujours plus mauvaises, un rendement sans cesse décroissant de l’agriculture.» (Capital III,VI,21 - PL 2 page 1326)
[2]Louis Gill :  Economie capitaliste: une analyse marxiste
[3]voir Capital III,III,9  PL 3 page 1000 et sq.
[4]Voir Descartes : Principes de la philosophie (Deuxième partie)
[5]Ernest Mandel : Traité d’économie marxiste  Tome 1
[6]Capital III, Troisième section, Chap. IX - PL2 page 1002
[7]Principes d’une critique de l’économie politique - PL 2 page 284
[8]Capital III,III,9 PL 2 page 1002
[9]Ernest Mandel : Traité  d’économie marxiste tome 1 page 213
[10]Capital III, iii, Conclusion, PL2 page 1025
[11]Rosa Luxemburg devint à la suite de sa polémique contre Bernstein, le porte-parole de ce courant catastrophiste dans le mouvement socialiste puis communiste. Sur le « catastrophisme » de Rosa Luxemburg, voir Capitalisme et Catastrophe de Stephen Rousseas.
[12]Dans Le marxisme et les crises, publié en 1933, Jean Duret estime que « la baisse du taux de profit est la grande cause des crises. » Mais il ajoute que « Cette baisse n’est pas due uniquement à la fameuse ‘loi tendancielle’ analysée par Marx. » L’analyse de Duret prend ainsi en compte d’une part les moyens spécifiques par lesquels est provisoirement enrayée la baisse du taux de profit, par exemple intervention de l’État, dépenses d’armement, ainsi que les raisons particulières qui font qu’à un moment donné ce dispositif anti-crise ne fonctionne plus.
[13]Capital III, iii, Conclusion, PL2 page 1028
[14]Capital III, iii, Conclusion, PL2 page 1026-27
[15]Capital III, iii, Conclusion, PL2 page 1027
[16]Alain Lipietz : Le monde enchanté page 64
[17]Capital III,ii,6 PL 2 page 952
[18]Capital III,ii,6 PL 2 page 953
[19]Il ne s’agit bien sûr que d’un calcul théorique, d’un calcul virtuel et non d’un calcul effectif qui supposerait que nous puissions en pratique connaître les valeurs.
[20]Capital III,ii,6 PL 2 page 957
[21]Capital III,ii,6 PL 2 page 958
[22]Outre l’ouvrage de Alain Lipietz, on pourra consulter sur le même sujet L’inflation capitaliste de Jean-Luc Dallemagne (Maspéro -1972) qui consacre un chapitre au problème de la conversion.
[23]Jon Elster : Marx, une interprétation analytique op.cit. page 189
[24]Lassalle, Offenes Antwortschreiben, cité par Maximilien Rubel - PL1 page 1721
[25]Gloses marginales … PL 1 page 1425
[26]Capital,I,VI,19 PL1 page 1032
[27]Capital,I,VI,19 PL1 page 1033
[28]Capital,I,VI,19 PL1 page 1038
[29]Capital,I,II,6 PL1 page 722
[30]Salaire, prix et plus-value PL1 page 529. Souligné par nous. Dans ce texte de 1865, Marx emploie encore presque de manière indifférente les expressions « valeur du travail » et « valeur de la force de travail » mais il précise bien que la seule expression correcte est « valeur de la force de travail ». L’ambiguïté terminologique tient à ce qu’il s’agit d’un texte polémique où Marx critique la détermination par John Weston de la « valeur du travail ». Marx reprend donc cette expression, en précisant qu’elle est dépourvue de sens puisque, au sens strict, le travail n’a pas de valeur, étant lui-même la mesure de la valeur.
[31]ibid.
[32]Capital I,II, 6 PL 1 page 726
[33]L’analyse de la détermination du salaire a des déterminations politiques. Marx a combattu sur deux fronts. Contre ceux qui réduisaient la lutte de classes à la lutte pour l’augmentation des salaires, il rappelle qu’on ne peut supprimer les conséquences de l’esclavage sur la base de l’esclavage. Il dénonce le mot d’ordre d’égalité des salaires comme un mot d’ordre réactionnaire. En même temps, il attaque ceux qui refusent la lutte économique pour les salaires soit au profit de la lutte politique, soit au nom du mot d’ordre général d’abolition du salariat. Encore fois, cette attitude qui unit les revendications immédiates aux revendications générales tient à la manière dont Marx conçoit la « conscience de classe », comme pratique émergeant de la vie même. Lutter pour l’augmentation des salaires, c’est lutter sur le terrain même qui est imposé par la défense immédiate de la vie, mais c’est aussi mettre en cause la « loi d’airain » sous laquelle le mode de production capitaliste affirme sa propre nécessité.
[34]Pierre Duhem : La théorie physique - Sa structure - Son objet
[35]René Thom : Prédire n’est pas expliquer .
[36]Michel Henry : op. cit. tome 2 page 295
[37]Capital I,IX,1 - PL1 pages 766/767
[38]Principes d’une critique de l’économie politique PL 2 page 284-285
[39]Capital Livre III, III,9 PL 2 page 1007-1008

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