mercredi 6 août 2008

Le marxisme mathématique

Pour saisir ce dont il s’agit quand Marx parle de loi et en quoi ces lois sont différentes des lois des théories physiques modernes, par exemple, nous prendrons deux exemples classiques : la loi de la baisse tendancielle du taux de profit et celle de la conversion des valeurs en prix, qui constituent des noeuds stratégiques de l’analyse de Marx.

La baisse tendancielle du taux de profit

Quand il évoque la baisse tendancielle du taux moyen de profit, Marx se place en apparence sur le terrain même des économistes, formules mathématiques à l’appui. Pourtant, la baisse tendancielle du taux de profit n’est pas déductible de ces formules. Sur ce plan Marx ne va guère plus loin que Ricardo avec sa loi des rendements décroissants[1]. De plus, certaines des formules qui illustrent cette démonstration prêtent à contestation.
Les économistes d’inspiration marxiste ont tenté d’élucider les difficultés dans l’interprétation de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit. Ainsi Paul Sweezy ou Joan Robinson pensent que cette loi est non opérationnelle. Soit c, v et pl le capital constant, le capital variable (la valeur des forces de travail employées) et la plus-value. Paul Sweezy définit ainsi la composition organique du capital : q = v/c. Soit p’ le taux de profit : p’=pl/(v+c). Soit pl’ le taux d’exploitation. On a : pl’ = pl/v. En divisant par v les deux termes de la fraction définissant p’ on obtient : p’ = pl/(1+c/v). Le taux de profit ne dépend pas donc par uniquement de la composition organique mais aussi du taux d’exploitation. Ce sont deux variables plus ou moins indépendantes – même si l’augmentation de la composition organique peut traduire une amélioration des techniques et donc entraîner une augmentation du taux de plus-value. Si Marx a été assez prudent avec l’utilisation de ses équations, il n’a guère été imité et des auteurs ont affirmé, sans preuve, qu’à long terme le taux de profit devait nécessairement baisser, alors qu’il nous semble impossible de procéder à une déduction mathématique de la baisse du taux de profit à partir des relations fondamentales définissant la valeur d’une marchandise et la valeur de la force de travail.
Ainsi Louis Gill[2] examine-t-il les critiques de Sweezy mais se débarrasse du problème en affirmant que la composition organique du capital se définit par q = c/(v+pl). Autrement dit, Louis Gill part d’une définition de la composition orga­nique qui est en fait une autre façon d’exprimer le taux de profit! Il suffit ensuite de postuler l’augmentation de la composition organique ainsi redéfinie pour «prouver» la baisse tendancielle du taux de profit ! Or, si on veut bien admettre que pendant la plus grande partie de l’histoire du mode de production capitaliste l’augmentation de c/v a été empiriquement vérifiée, il est plutôt aventureux d’en conclure que c/(v+pl) augmente. En fait les auteurs marxistes se sont retrouvé devant un problème qu’ils ne savent pas résoudre : l’équation du taux de profit est une équation à deux degrés de liberté qu’on ne sait pas décomposer en deux équations indépendantes. En effet, on ne connaît pas la loi qui lierait taux de plus-value et composition organique et on ne dispose d’aucune équation pour le taux de plus-value.
Donnons un exemple simple qui permet de comprendre ce qui se passe. Supposons que le taux d’exploitation reste constant. Supposons également qu’il n’existe pas d’obstacle à l’accumulation (par exemple en termes de débouchés) et que chaque année la moitié de la plus-value produite soit transformée en capital constant. La baisse du taux de profit ne sera constatée que si un seulement une faible part de la plus-value est convertie en capital variable additionnel. Marx[3] donne des exemples qui supposent constant le taux d’exploitation pl/v. Ces exemples ne peuvent convaincre que les convaincus. On y constate effectivement une baisse du taux de profit. Un même nombre d’ouvriers est capable de mettre en œuvre une plus grande quantité de capital constant, donc la productivité du travail augmente, ce qui se traduit par l’emploi d’un plus grand nombre de machines capables de traiter par une unité de temps une masse toujours plus grande d’intrants. Si on suppose une loi d’accumulation plus fine, la situation sera plus complexe. La loi fonctionne ici avec deux hypothèses que Marx considère comme des hypothèses raisonnables à long terme mais qui n’en restent pas moins des hypothèses :
(1)  Le taux d’exploitation reste globalement stable.
(2)  La composition organique du capital (c/v) tend à monter.
Supposer constant le taux d’exploitation, c’est admettre qu’aucun changement n’intervient dans les rapports relatifs de toutes les valeurs mises en jeu et dans l’organisation technique. Mais on peut, par la même occasion, admettre la stabilité de c/v. En fait, l’évolution sur le long terme est déterminée par de nombreux facteurs, qui concernent le procès de production lui-même ou lui sont extérieurs. On remarque que, étant donné un certain investissement initial, le taux de profit dépend de 3 variables libres, le taux d’exploitation, la fraction de la plus-value réinvestie en capital constant et la fraction de la plus-value réinvestie en capital variable. Si la plus-value est intégralement réinvestie, la part réinvestie en capital constant et celle qui est réinvestie en capital variable augmentent ou diminuent selon une loi linéaire. Mais en pratique ce n’est jamais le cas : une part de la plus-value est 1° utilisée pour la consommation directe du capitaliste, 2° consommée pour ses faux frais, 3° socialisée par l’Etat. En outre la part réinvestie en capital constant dépend des rapports entre capital fixe et capital circulant, du taux d’utilisation des machines, etc.. Le taux de profit ne peut donc baisser que dans certaines conditions déterminées mais certainement pas en vertu d’une loi ayant « la rigueur des lois de la nature ».
De plus dans ces exemples, on tient le taux de plus-value pour constant alors qu’un des effets attendus de l’investissement en capital constant additionnel sous forme de machines est une hausse du taux de plus-value. L’augmentation de la productivité du travail doit aboutir à ce que marchandises assurant l’entretien de la force de travail incorporent de moins en moins de travail social ; les machines peuvent aussi permettre une meilleure utilisation de la force de travail en chassant les temps morts ; enfin l’augmentation de la productivité du travail peut aboutir la baisse de la valeur du capital constant, si bien qu’une même masse matérielle de capital constant représentera une valeur plus faible. Si on s’en tient donc à l’analyse stricte en termes de valeurs, la loi de la baisse tendancielle du taux de profit n’est pas du tout une loi. Cependant cette loi peut se manifester si on prend compte non le modèle du capital isolé, mais celui de la concurrence de nombreux capitaux, avec la formation du taux moyen de profit. Mais c’est précisément ce que Marx ne prend pas en compte dans le livre I quand il pose comme fondement la hausse de la composition organique du capital. La formation du taux moyen de profit suppose que soient résolus deux problèmes, celui de la conversion des valeurs en prix et celui de la nature de la concurrence elle-même.
Ainsi, ce modèle théorique n’approche la réalité qu’en des circonstances particulières. Le plus souvent, il ne fonctionne pas comme une description de la réalité empirique. Celle-ci s’explique tout autant par les causes qui contrecarrent la baisse tendancielle du taux de profit que par la baisse tendancielle du taux de profit elle-même. La loi de la baisse tendancielle du taux moyen de profit peut faire penser aux lois du mouvement des corps, dans l’analyse de Descartes. Celui-ci commence par formuler le principe d’inertie pour montrer ensuite qu’aucun corps ne peut effectivement se déplacer par un mouvement rectiligne uniforme à cause de la multiplicité des corps et de l’impossibilité du vide. Le mouvement réel est en fait un enchevêtrement de mouvements tourbillonnaires[4] et donc la réalité essentielle connue par la science apparaît sous une forme méconnaissable.
Ces difficultés ne tiennent pas seulement à la formulation mathématique de la loi ; elles découlent en partie de la définition même de la composition organique du capital comme unité de la composition technique et de la composition valeur, donc unité d’un élément (la composition valeur) qui est uniquement quantitatif et d’un élément largement qualitatif (la composition technique). L’équation marxienne ne peut fonctionner que pour autant que composition technique et composition valeur évoluent parallèlement, au moins sur une longue période. Or si la composition technique est d’ordre qualitatif ; elle ne mesure rien, elle n’est mesurée par rien car elle n’est pas elle-même une mesure. Elle ne fait que décrire l’augmentation de la puissance productive du travail humain et le poids croissant de la machine et de l’automation. Elle est, contradiction in adjecto, une mesure qualitative. Comment un rapport quantitatif comme l’est la composition valeur qui est un nombre rationnel tout ce qu’il y a de plus ordinaire, peut-il évoluer en corrélation avec un « rapport qualitatif » ? On ne peut comparer une mesure qu’à une autre mesure. Il faudrait disposer d’un moyen indirect pour lier cette grandeur qui n’en est pas une à une grandeur mesurable homogène aux autres mesures. Mais Marx ne nous donne pas ce moyen. Il résout la difficulté en parlant de composition organique comme un tout, comme l’unité du quantitatif et du qualitatif mais ce tout n’est pas une catégorie économique.
En outre, les vérifications empiriques de la loi de la baisse de tendancielle du taux de profit sont loin d’être aisées, puisque les statistiques ne nous fournissent que des prix et des salaires nominaux et non des valeurs. Mandel[5] donne une série de statistiques mais seulement pour des secteurs particuliers et pour des périodes bien définies ; Louis Gill procède de la même façon. Ces exemples peuvent nous convaincre que le taux de profit chute sur certaines périodes mais ne montrent pas qu’il s’agit véritablement d’une tendance générale du mode de production capitaliste. Ils pêchent d’ailleurs par rapport à la formulation de Marx, puisque la baisse tendancielle du taux moyen de profit n’est qu’une loi tendancielle qui peut s’observer à long terme et en moyenne et donc des exemples particuliers ne peuvent, par définition, apporter de preuve empirique de la validité de la loi.
En réalité la baisse tendancielle du taux de profit est non une loi découverte par l’expérience, ni un théorème nécessaire découlant d’un système théorique, mais la conséquence obligée du principe de substitution du travail mort au travail vivant qui lui même trouve son origine ultime dans la double nature de la marchandise. La loi de la baisse tendancielle manifeste très exactement le lien qui existe entre l’essence des phénomènes et les phénomènes eux-mêmes. Pour Marx « le taux de plus-value s’exprime dans un taux de profit général sans cesse décroissant.[6] » La loi n’est donc pas définie à partir des liens entre les phénomènes observables, qui se situent au niveau des prix, de profits, des coûts de production – car sur ce plan, comme Marx le dit lui-même, la difficulté consiste bien plutôt à expliquer pourquoi le taux de profit ne chute pas plus rapidement et plus nettement – mais à partir du rapport nécessaire entre les soubassements de l’économie (valeur, plus-value) et leur manifestation. Sur ce plan, les formulations de Marx ne sont pas dépourvues d’ambiguïtés. Ainsi il écrit : « C’est un fait que, dans le développement des forces productives du travail, les conditions matérielles de celui-ci, autrement dit le travail matérialisé, doivent croître par rapport au travail vivant. C’est là à proprement parler une tautologie, car que signifie productivité croissante du travail sinon que moins de travail immédiat est nécessaire pour créer une plus grande quantité de produits et que, par conséquent, la richesse sociale s’exprime de plus en plus dans les conditions du travail créées par le travail lui-même.[7] » Ici Marx se situe sur le plan du procès concret de travail et montre une nouvelle fois la nécessité de l’augmentation de la composition technique du capital. Mais quid de la composition valeur ? L’augmentation de la productivité conduit à produire plus de «produits» mais pas nécessairement plus de valeur, puisque le travail étant plus efficace chaque marchandise incorpore de moins en moins de travail. Et ceci est vrai également pour les marchandises qui entrent dans la composition du capital constant. Les différences de rythme d’accumulation et d’évolution technique entre les diverses branches rendent la solution encore plus difficile. Ainsi, une augmentation comparativement plus rapide de la productivité dans le secteur agricole fait baisser les prix des produits alimentaires, contribuant ainsi à diminuer la valeur de la force de travail et donc à une augmentation le taux d’exploitation, non liée aux progrès de la productivité dans telle ou telle branche de l’industrie. A cela il faut ajouter les différences des vitesses de rotation du capital puisqu’une rotation du capital plus lente augmente automatiquement la composition valeur du capital. Marx tranche en ramenant le taux de profit à ce qu’il exprime du point de vue du travail humain en général : « Ainsi la tendance croissante du taux profit général à la baisse est simplement une façon propre au mode de production capitaliste, de traduire le progrès de la productivité sociale du travail.[8] »
Les conséquences de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit ne sont pas minces. Selon Mandel« La théorie de l’effondrement est fondée en dernière analyse sur cette impossibilité pour le capital de rattraper à long terme la chute tendancielle du taux moyen de profit au moyen de l’augmentation du taux de plus-value.[9] » Concentrant toutes les contradictions du mode de production capitaliste, la loi de la baisse tendancielle du taux de profit fonderait le caractère inéluctable du renversement du capitalisme, la «nécessité de fer» dont Marx parle lui-même. Or cette loi n’est pas une loi analogue aux lois de la physique, mais une loi de probabilité qui donne des directions probables et non des traites que l’avenir devra honorer. La loi de la baisse tendancielle ne fonde pas la théorie de l’effondrement mais prouve que le mode de production capitaliste est un mode de production historique et limité : « L’important dans l’horreur qu’ils [les capitalistes] éprouvent devant le taux de profit décroissant, c’est qu’ils s’aperçoivent que le mode de production capitaliste rencontre dans le développement des forces productives une limite qui n’a rien à voir avec la production de la richesse en tant que telle.[10] » Alors que les «catastrophistes»[11], font de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit le véritable deus ex machinade l’histoire puisque c’est elle qui est censée déterminer la catastrophe d’où sortira le renversement des rapports sociaux de production, ils se méprennent sur le sens de l’analyse de Marx[12]. Car quand il écrit que cette limite «n’a rien à voir avec la production de richesse en tant que telle», c’est parce que cette limite ne se situe pas dans le champ de la science économique, mais en dehors, ou plutôt en son fondement non économique.
Si Marx montre que, par certains côtés, cette loi détermine une tendance vers l’effondrement, il ajoute immédiatement : « Ce processus ne tarderait pas à entraîner l’effondrement de la production capitaliste si des tendances contraires n’agissaient pas continuellement pour produire un effet décentralisateur parallèlement à la force centripète.[13] » Or, cet enchevêtrement de tendances et contre-tendances n’a rien d’un phénomène objectif, naturel. Le pouvoir de consommation de la société est la condition majeure de la réalisation de la valeur ; or « le pouvoir de consommation […] a pour base des conditions de répartition  antagoniques qui réduisent la consommation de la grande masse à un minimum variable dans des limites plus ou moins étroites. Il est en outre restreint par le désir d’accumuler …[14] » On retrouve ici, à la racine des contradictions, non un processus objectif, se déroulant indépendamment et même à l’insu des acteurs, mais un processus éminemment « subjectif », la lutte des classes, qui s’exprime dans la répartition antagonique – du côté de la consommation – et la séparation des producteurs d’avec les moyens de production – du côté de la production. Marx invoque le «désir d’accumuler» comme un facteur essentiel. Il précise : « les interrelations et les conditions qui les règlent [les tendances du mode de production capitaliste] prennent de plus en plus la forme d’une loi naturelle indépendante des producteurs et deviennent de plus en plus incontrôlables.[15] » La loi «prend la forme» d’une loi naturelle ; ce qui veut clairement dire qu’elle n’est pas une loi naturelle mais qu’elle apparaîtcomme une loi naturelle, non parce qu’elle serait due à autre chose que l’activité humaine mais parce qu’elle résulte des interactions incontrôlables de multiples individus. Mais, en droit, ce n’est parce que le résultat de l’enchevêtrement de ces actions est incontrôlable qu’il est gouverné par une loi naturelle, qu’il échappe à la liberté humaine. La physique connaît de nombreux systèmes dont l’évo­lution est plus ou moins incontrôlable, mais elle est capable de définir des lois statistiques concernant ces systèmes qu’elle peut à bon droit nommer lois de la nature. Le système des rapports sociaux liés au mode de production capitaliste est tout aussi incontrôlable, il est également susceptible sous certaines conditions – beaucoup plus restreintes et beaucoup moins stables – d’être décrit par des formules statistiques mais il ne fait que prendre la forme d’un système obéissant à des lois naturelles et ici « prendre la forme » doit être entendu dans son sens le plus commun, dans le sens d’un déguisement ou d’une métamorphose analogue à celle des contes de fées où les rats prennent la forme des chevaux. Dans la loi de la baisse tendancielle du taux de profit s’exprime d’une manière condensée tout le travestissement économique des rapports sociaux et c’est cela qui explique l’importance décisive de cette loi.

La conversion des valeurs en prix

La conversion des valeurs en prix joue un rôle non moins décisif que la baisse tendancielle du taux de profit puisqu’elle assure la cohérence, le couplage entre le modèle théorique et le modèle empirique, entre l’essence et l’apparence. Marx veut donner «la loi du phénomène» : il doit donc expliquer de quelle manière ce qui est (valeur) apparaît (sous forme de prix). C’est la différence entre valeur et prix (entre l’essence et l’apparence) qui va servir de matrice explicative. Dans l’ordre logique, cette loi de la conversion des valeurs en prix est même antérieure à celle de la baisse tendancielle du taux de profit, puisqu’elle est présupposée dans la formation d’un taux de profit moyen. En effet la baisse tendancielle du taux de profit suppose que soit élucidé le mécanisme de la transformation de la plus-value en profit.
Voyons d’abord comment Marx pose le problème. La transformation de la plus-value en profit et la transformation des valeurs en prix de production ne forment qu’un seul et même processus. Le raisonnement est assez particulier pour qu’il soit détaillé. Marx commence en effet par poser l’existence d’un taux moyen de profit qui permet de déterminer le coût de production. En supposant 5 capitaux à composition organique différente, il imagine le tableau suivant qui tient compte de l’usure du capital :
C
V
Usure de C
Pl
Valeur
Coût production
Prix
Taux de profit
D prix/ valeur
I
80
20
50
20
90
70
92
22%
+ 2
II
70
30
51
30
111
81
103
22%
- 8
III
60
40
51
40
131
91
113
22%
- 18
IV
85
15
40
15
70
55
77
22%
+ 7
V
95
5
10
5
20
15
37
22%
+ 17
Total
390
110
202
110
422
312
422
22%
-26
L’exemple semble prouver que les capitaux les plus performants (ceux qui ont la plus forte composition organique) possèdent un avantage comparatif puisqu’ils s’accaparent une part de la plus-value globale supérieure à la part qui leur reviendrait. Or c’est seulement un exemple de ce qui peut se passer et de ce qui se passe en pratique dans la majeure partie des cas, mais nullement une preuve que les choses se passent nécessairement ainsi en vertu d’une déduction théorique. Si Engels, dans ses derniers travaux condamnait le goût des Anglais pour l’induction, Marx n’hésite pas à chercher les formulations théoriques par la méthode inductive, sans se soucier de savoir si les modèles utilisés sont parfaitement déduits des principes théoriques.
Marx présuppose la formation du taux moyen de profit pour pouvoir ensuite montrer que les capitaux à plus forte composition organique accaparent un surprofit, et que, ce faisant, ils vont conduire les autres capitaux, attirés par ces surprofits dans ces secteurs à plus forte composition organique, ce qui aboutira à une égalisation à la baisse du taux moyen de profit. C’est la dernière colonne du tableau (écart valeur/prix) qui explique la formation d’un taux moyen de profit (tendanciellement en baisse) alors que les valeurs de cette dernière colonne ne peuvent être calculées que si on suppose que le taux moyen de profit est déjà formé. Ce raisonnement est circulaire : les présuppositions sont démontrées à la fin. En fait, Marx met sur le même plan des valeurs et des prix de production. Ainsi les capitalistes n’achètent pas leur capital constant – ni leur capital variable d’ailleurs – à sa valeur mais à son prix. Or le modèle considère qu’ils les achètent à leur valeur et que le taux moyen de profit est calculé à partir de là. Pour un capitaliste normalement constitué, le tableau de Marx n’a pas de sens puisqu’il met en oeuvre des mesures qui ne correspondent à rien de connu de lui, car il calcule ses prix de production à partir des prix des capitaux constants et variables. Cependant, pour Lipietz, « on peut considérer la transformation de Marx comme une assez bonne approximation théorique, en ce sens que même si les prix de production ne sont pas rigoureusement calculés, les propriétés utiles pour la suite s’avèrent correctement établies.[16] » Il faut donc simplement «corriger la négligence de Marx». Ce à quoi se sont attelés de nombreux auteurs, marxistes ou non.
De fait, le modèle marxien était loin d’être achevé. Marx se contente de son modèle parce qu’il lui suffit d’établir que « la somme des prix de production de toutes les marchandises produites dans la société – la totalité des branches de la production – est égale à la somme de leurs valeurs.[17] » Ce qui permet de parvenir à la conclusion qu’il n’y a « pas de différence entre profit et plus-value»[18]. Certes, plus-value et profit ne sont pas deux grandeurs équivalentes ; bien au contraire : non seulement la plus-value est rapportée au capital variable alors que le profit est rapporté au capital total mais encore alors que la plus-value est « calculée »[19] dans la sphère des valeurs et le profit dans la sphère des prix. Le profit, dit encore Marx, est de la plus-value métamorphosée, mais au-delà de cette métamorphose, se manifeste cette identité essentielle puisque les prix ne sont que les résultats d’une «métamorphose» des valeurs. C’est bien cette identité essentielle qui constitue pour Marx le point fondamental au-delà de la précision des calculs. Ainsi Marx se rend-il lui-même compte de sa propre «négligence». « Primitivement, nous avons supposé que le coût d’une marchandise était égal à la valeur des marchandises consommées dans sa production. Mais pour l’acheteur, le prix de production d’une marchandise, le prix de production d’une marchandise en est le coût de production et c’est comme tel qu’il peut donc entrer dans les prix d’autres marchandises.[20] » Marx sait très bien qu’il ne peut pas identifier prix et valeur, parce qu’il ne peut pas identifier le procès de production immédiat (celui qui est analysé dans le livre I du Capital) et le procès de production capitaliste en général (qui est celui qui est analysé dans le livre III). Mais au déjà de ces différences conceptuelles, il doit toujours ramener le deuxième au premier, le fonction­nement apparent des prix au fonctionnement des valeurs. C’est pourquoi, constatant les fluctuations des prix du marché, Marx ajoute : « Abstraction faite des fluctuations des prix du marché, dans toutes les périodes de courte durée, une modification dans les prix de production s’explique toujours de prime abord par des changements réels dans la valeur des marchandises.[21] » Le prix de production apparaît ainsi non comme un prix en général mais comme un intermédiaire dans le processus qui métamorphose les valeurs en prix de marché. Marx ne développe pas plus cette métamorphose dont finalement il propose de faire abstraction car elle ne lui semble pas essentielle. L’économiste ne peut pas faire abstraction de ces fluctuations – par exemple quand il veut expliquer l’inflation ou la déflation ou les perturbations du système monétaire. C’est pourquoi il est apparu nécessaire de corriger Marx, la correction de Lipietz étant sans doute la plus proche des intentions de Marx lui-même[22]. Mais ces corrections, le plus souvent, comme le note Lipietz, conduisent à remettre en cause la loi de la valeur elle-même. Mais nous sommes alors confrontés à une grave difficulté théorique. Car cette remise en cause ne peut s’arrêter là. Transformer l’analyse marxienne dans le sens indiqué par Morishima, Sweezy etc., est peut-être opératoire sur le plan de la science économique, mais c’est renoncer à l’analyse fondamentale de Marx, à la signification philosophique radicale de la valeur. Bref c’est ne pas comprendre pourquoi Marx commet une «énorme bourde»[23] en «oubliant» que les valeurs sont des grandeurs dissimulées au capitaliste, s’aperçoit par la suite de son erreur et la laisse pourtant telle quelle.

Marx face à la « loi d’airain » des salaires

Rien ne peut mieux illustrer le sens qu’a pour Marx l’expression « loi économique » que la manière dont il s’attaque à la « loi d’airain » des salaires que défendaient les partisans de Lassalle (et que de nombreux marxistes ont soutenue, sous une forme modifiée, dans la discussion sur la « paupérisation absolue »). Résumons la question. Lassalle croyait – comme Ricardo d’ailleurs – que les salaires ne pouvaient pas s’élever au-dessus du minimum vital. Pour Lassalle en effet, « Le salaire moyen se réduit toujours aux subsistances nécessaires à la vie, telles qu’elles sont habituellement exigées pour un peuple, pour qu’il conserve son existence et se perpétue. C’est là le point autour duquel gravite et oscille le salaire quotidien réel, sans pouvoir longtemps soit s’élever au-dessus ou tomber au-dessous de ce niveau.[24] » Rubel écrit que cette définition du salaire par Lassalle n’est pas très éloignée de celle de Marx. Cependant Marx tombe à bras raccourcis sur la « loi d’airain » en voyant son fondement dans la théorie de la population de Malthus (pour Marx, une des plus grandes injures possibles). Que lui reproche Marx ? De rejoindre les théories des économistes, lesquels « ont démontré depuis cinquante ans et davantage que le socialisme ne peut abolir la misère, qui est enracinée dans la nature, au contraire il ne peut que la généraliser, la répartir simultanément sur toute la surface de la société ! »[25] Le premier reproche adressé à la « loi d’airain » est donc de naturaliser les relations sociales. En effet réduire le salaire à des subsistances, c’est le réduire à un ensemble déterminé de valeurs d’usage. Autrement dit, assimiler les lois des phénomènes économiques aux lois de la nature est une faute majeure. Ce qui questionne les affirmations de Marx selon lesquelles les lois du mode de production capitaliste sont aussi « inflexibles » que les lois de la nature, puisque Marx semble affirmer, ici et en de nombreux passages, que les lois de la société humaine sont essentiellement différentes des lois de la nature.
Mais, ajoute Marx, « le principal n’est pas là ». La « loi d’airain » constitue un recul par rapport à la « vérité scientifique » en ce sens qu’elle confond l’apparence et l’essence, le prix du travail avec le prix de la force de travail. Or, comme le dit Marx, dans toutes les sciences, l’économie politique mise à part, « on sait […] qu’il faut distinguer entre les apparences des choses et leur réalité. »[26] Le prix du travail n’est en effet qu’une « expression irrationnelle » qui a sa source dans les rapports de production eux-mêmes dont elle réfléchit la « forme phénoménale ». Or, sans le formuler expressément, l’économie politique elle-même avait déjà changé de terrain, était déjà passée du terrain de l’apparence à celui de la réalité, car elle « détermina cette valeur [du travail] par la valeur des subsistances nécessaires pour l’entretien et la reproduction des travailleurs. »[27] Autrement dit, en cherchant à déterminer la valeur du travail, les classiques ont déterminé toute autre chose, la valeur de la force de travail, mais sans jamais se rendre compte de ce quiproquo. Le reproche essentiel qui est fait à Lassalle, c’est qu’il en est resté au quiproquo de l’économie politique. Il ne pourrait s’agir que d’une question de mots, d’une querelle sémantique sans grande importance pratique. Mais il n’en est rien. Car l’analyse marxienne de la valeur de la force de travail n’en reste pas à l’équivalence de cette valeur avec celle de la valeur de l’ensemble des moyens de subsistance. Bien au contraire, il fait exploser immédiatement ce cadre, dont, pourtant, il dit qu’il représente l’avancée la plus nette de l’économie politique vers le véritable objet de l’analyse scientifique. « L’économie politique classique touche de près le véritable état de choses sans jamais le formuler consciemment. Et cela lui sera impossible tant qu’elle n’aura pas dépouillé sa vieille forme bourgeoise.[28] » Faute en effet de comprendre la différence essentielle entre le substrat, objet de la science, et les formes phénoménales qui se réfléchissent spontanément dans l’entendement, l’économie politique classique, tout comme Lassalle avec « sa loi d’airain », ne peut parvenir à la véritable détermination de la valeur de la force de travail. Or, tout en acceptant l’idée que celle-ci est la somme des moyens de subsistance, Marx montre que cette idée est trop limitée, et ne correspond pas à la réalité. Il dénonce d’abord la réduction des moyens de subsistance aux moyens de subsistance physiologique. Ce qui est égal à la valeur totale des moyens de subsistance physiologiquement indispensable, c’est non la valeur de la force de travail, mais son prix minimum. Car, ajoute Marx « Quand il tombe à ce minimum, le prix est descendu au-dessous de la valeur de la force de travail qui alors ne fait plus que végéter. Or la valeur de toute marchandise est déterminée par le temps de travail nécessaire pour qu’elle puisse être livrée en qualité normale.[29] » Cette « qualité normale » suppose un travailleur apte à effectuer un travail qui requiert une certaine qualification. La valeur de la force de travail doit donc inclure la valeur des moyens dépensés pour la formation du travailleur. Mais ces déterminations objectives, mesurables, n’épuisent pas la question. Dans Salaire, prix et plus-value, Marx montre en détail que la valeur de la force de travail inclut un élément social et historique, « le standard de vie traditionnel », très variable d’un pays à l’autre, d’une époque à l’autre. Et cet élément social et historique est précisément ce qui distingue la valeur de la force de travail des valeurs de toutes les autres marchandises. Quand cet élément est réduit à néant, la valeur de la force de travail est alors ramenée au plus près du minimum physiologique. Mais ce n’est pas le cas général. D’où la conclusion : « En comparant l’étalon des salaires et de la valeur du travail dans différents pays, à différentes époques de l’histoire d’un même pays, vous verrez que la valeur du travail est une grandeur variable et non point fixe, en supposant même que la valeur de toutes les autres marchandises  demeure constante.[30] » Marx montre alors que cette grandeur variable est susceptible de grandes variations. Or ces variations ne sauraient être ramenées aux oscillations du prix de la force de travail autour de sa valeur. Ce sont, si on suit le raisonnement de Marx, des variations de la valeur même autour de laquelle oscillent les salaires. Ces variations se font en sens inverse du taux maximal de profit. Ce qui va déterminer, à un moment donné et en un pays donné, le « degré réel » où se situe cette « grandeur variable », c’est « la lutte continuelle du capital et du travail » et donc la question de la valeur de la force de travail se résout « en celle de la puissance de l’un et de l’autre combattant. »[31]
On ne peut donc pas comprendre la critique marxienne de la « loi d’airain » sans revenir à cette détermination ultime de la valeur de la force de travail. Il n’y a pas de « loi d’airain » parce que la détermination de la valeur de la force de travail, si elle apparaît comme une détermination objective, la somme des valeurs des moyens de subsistance, est cependant déterminée « en dernière analyse » par la « lutte des classes », c’est-à-dire par l’activité subjective des individus, non pas des individus libres du « libre marché », mais des individus, réels, des individus sociaux, se déterminant librement dans des conditions qu’ils n’ont pas choisies. D’où nous pouvons en conclure que, strictement parlant, à l’intérieur de certaines limites très élastiques, il n’est aucune « loi objective » qui puisse déterminer non seulement les salaires mais encore la valeur de la force de travail et par conséquent la plus-value ! Conclusion extrêmement paradoxale, car elle semble ruiner tout l’édifice « scientifique » du Capital, si on s’en tient à la définition classique d’une science. Nous avons en effet une science dont les lois fondamentales ne sont pas vraiment des lois et par conséquent une science dont aucune hypothèse ne peut être testée et vérifiée.
Pour comprendre ce paradoxe, et tenter de le dénouer, il faut saisir dans son mouvement la pensée de Marx. En opposant les formes phénoménales à leur substrat, il ne s’agit pas de substituer une théorie économique à une autre mais de ruiner les catégories essentielles de l’économie politique qui ne sont que des masques de la réalité. Car cette réalité démasquée, celle qui est le véritable objet de la science n’est pas une réalité économique. La « valeur », la « valeur de la force de travail » ne sont que l’expression théorique d’une réalité qui, en elle-même, est non économique. C’est bien pourquoi, comme il est impossible de remonter directement du taux de profit à la mesure du taux de plus-value, il est impossible de remonter du salaire à la valeur de la force de travail, bien qu’à titre transitoire, comme un moment de l’analyse, Marx puisse identifier la valeur de la force de travail au salaire moyen. La conclusion du chapitre VI dans son style même nous ramène à la réalité fondamentale, à cette réalité qui échappe à toutes les mesures. Marx est passé de la sphère de la circulation simple, « qui fournit au libre-échangiste vulgaire ses notions, ses idées, ses manières de voir », à la sphère de la réalité du mode de production capitaliste et « nous voyons, à ce qu’il semble, s’opérer une certaine transformation dans la physionomie des personnages de notre drame. Notre ancien homme aux écus prend les devants et, en qualité de capitaliste, marche le premier ; le possesseur de la force de travail le suit par-derrière, comme son travailleur à lui ; celui-là le regard narquois, l’air important et affairé ; celui-ci timide, hésitant, rétif, comme quelqu’un qui a porté sa propre peau au marché, et ne peut plus s’attendre qu’à une chose : à être tanné.[32] » Ce n’est pas une image, c’est la réalité elle-même dont les catégories économiques ne sont que l’expression théorique. Dans la production capitaliste, le travailleur vend « sa peau », dont le pseudonyme théorique est « force de travail » mais il ne peut pas faire autrement parce que pour vivre il doit se dessaisir de sa propre vie et qu’en même temps il ne pourra continuer à se dessaisir de cette vie qu’en la protégeant, en essayant de vendre sa peau le plus cher possible[33].

Le sens des lois

Les difficultés que recèlent ces « lois du mode de production capitaliste » sont révélatrices des difficultés générales de la théorie de Marx, si on la considère simplement comme une théorie économique. Même certains économistes marxistes rejettent la théorie de la valeur-travail comme «métaphysique» parce qu’il est en effet extrêmement difficile de la faire rentrer dans le schéma formel de la science économique, en particulier telle qu’elle s’est développée au cours du 20e siècle. Il faut donc admettre que la théorie marxienne est comme un «en deçà» de l’économie, ou une « méta-économie » ; elle ne se contente pas de résumer l’expérience ; elle est en même temps une « thèse ontologique », une thèse sur l’être de ce qui apparaît dans les phénomènes économiques.
Il ne s’agit pas de nier l’intérêt des recherches du marxisme mathé­matique. Localement, les rationalités ainsi montrées peuvent avoir des conséquences pratiques ; mais elles n’inva­li­dent pas notre analyse. Les «lois» ne rendent pas compte de l’expérience économique empirique, ou seulement de manière indirecte car elles ne sont que des lois tendancielles. Les lois marxiennes ne sont donc pas des lois au sens où on l’entend généralement, quand on parle de lois scientifiques mais des principes explicatifs matériels qui permettent de comprendre le mouvement apparent tel qu’il s’exprime dans la sphère économique à partir d’un autre plan d’une autre réalité, d’un autre ordre. Or les sciences modernes refusent précisément les explications par un autre ordre de réalité que celui qui forme l’objet de la science. Pour Duhem[34], la théorie physique n’est pas dépendante d’un choix métaphysique, elle n’est qu’un moyen conventionnel économique pour classer les expériences sous une forme déductive. Duhem souligne particulièrement que la finalité d’une théorie physique n’est pas l’explication du monde. Pour Marx, il s’agit, non de classifier ce qui est observable, mais d’expliquer ce qui se trouve impliqué dans un principe qui ne ressortit pas à la science expérimentale.
Ainsi, les lois marxiennes diffèrent des lois des sciences, qu’il s’agisse de lois déterministes au sens strict ou de lois statistiques. Thom reproche à la science contemporaine de formuler des lois qui permettent de prévoir mais ne permettent pas de comprendre.[35] On pourrait dire des lois marxiennes qu’elles fonctionnent à l’inverse de la science contemporaine : elles permettent de comprendre mais non de prévoir ! Les lois de Newton permettent de prévoir les positions respectives des planètes, mais au fond elles ne disent pas pourquoi il en est ainsi – sinon parce que c’est la loi. Les lois marxiennes ne permettent pas de prévoir la date de la prochaine crise ni la fin du mode de production capitaliste mais d’expliquer pourquoi cette absurdité qui veut que les gens meurent de faim parce que la société est trop riche.
La loi de la baisse tendancielle éclaire et illustre les mécanismes généraux de la production dans les rapports capitalistes, mais elle ne permet pas de prédire l’évolution réelle du taux de profit. Les lois explicitent ce qui est en puissance dans les rapports sociaux mais ne décrivent pas ce qui est en acte. Bien au contraire ce qui est en acte, ce sont les tendances qui contrecarrent la baisse tendancielle du taux de profit. Ainsi l’explication de la crise de 1974 a-t-elle fréquemment souligné la baisse à long terme des taux de profits dans le «régime de régulation fordiste» mais les années 80 ont vu au contraire une remontée nette des taux de profits, dont une large part est entrée dans la poche du capital financier, mais dont le capital industriel lui-même a profité avec la reconstitution spectaculaire des capacités d’autofinancement des entreprises. Or ces deux mouvements en sens contraire ne peuvent pas être expliqués en se contentant d’une lecture du livre III du Capital. De nombreux facteurs apparemment exogènes pourraient l’expliquer. Ainsi Alain Lipietz et Denis Clerc montrent l’importance des luttes sociales, particulièrement celles des OS à la fin des années 60 dans ce qui va conduire à une grave crise de rentabilité du capital. Inversement, il semble bien que la remontée des profits au cours des années 1980 ne puisse pas être imputée à une grappe d’innovations au sens de Schumpeter mais plutôt à une offensive sociale des capitalistes contre les salariés conduisant d’une part à la formation d’une «armée industrielle de réserve» et d’autre part à la mise en cause des conventions collectives et de tous les acquis ouvriers, se traduisant dans un pays comme les Etats-Unis par une forte baisse des salaires au cours des années 75-95.
La loi de la baisse tendancielle du taux de profit doit servir à expliquer la hausse des profits puis à nouveau la baisse ou inversement. La même loi  doit donc nous dire pourquoi les mêmes causes produisent des effets différents. Si elle y parvient, elle aura ensuite des difficultés à passer le test de Popper. Pour comprendre ce qui est en cause dans la formulation des lois, il faut les ramener à leur fondement, faire leur généalogie. Ainsi que l’écrit Michel Henry, « Pour saisir l’essence du capital, sa nature propre et sa possibilité, il convient de tirer un trait sur tout ce qui est objectif dans le procès de production et de n’en retenir que l’élément subjectif réduit à lui-même.[36] » Michel Henry souligne que, nulle part dans la philosophie occidentale, on ne retrouve une telle signification si constamment radicale de la subjectivité. Marx dépouille toute l’économie politique, il élimine tout ce qui est objectif et scientifique, tout ce qui peut être mis sous une forme mathématique, pour parvenir au savoir qui est le savoir de la chose la plus simple. Ainsi pour comprendre la signification du taux de plus-value faut-il faire abstraction de tout ce qui est objectif dans le procès de production. « L’analyse pure exige donc qu’il soit fait abstraction de cette partie de la valeur du produit, où ne réapparaît que la valeur du capital constant et que l’on pose ce dernier = 0. C’est l’application d’une loi mathématique employée toutes les fois qu’on opère avec des quantités variables et des quantités constantes et que la quantité constante n’est liée à la variable que par addition ou par soustraction.[37] » On ne doit pas se laisser abuser ici par la loi mathématique. La mise sous forme mathématique n’est encore qu’un procédé de simplification qui vise à faire apparaître la réalité fondamentale, l’exploitation capitaliste. D’ailleurs Marx sait bien qu’on ne peut pas en général réduire toute la production à du travail, puisque le travail passé est devenu du «travail mort» et que c’est justement le poids croissant du travail mort (du travail passé) face au travail vivant, celui qui produit actuellement de la plus-value, qui est à la base de loi de la baisse tendancielle du taux de profit. En posant c = 0, Marx n’analyse donc pas le fonctionnement phénoménal du mode de production capitaliste, puisque celui-ci présuppose la séparation du travail et des moyens de production et donc l’irréductibilité du capital constant au capital variable ; au contraire il procède à une expérience de pensée qui change le plan de la démonstration et passe de l’analyse du fonctionnement et des lois du mode de production capitaliste – de l’objet de l’économie politique classique – à la réalité subjective qui fonde l’économie. Il se place donc, pour parler comme Michel Henry, sur un plan véritablement ontologique. C’est pourquoi les économistes se posent comme premier problème le problème du taux de profit, alors que Marx articule toute son analyse à partir du concept bien peu «opératoire» de taux de plus-value : le taux de profit concerne le fonctionnement objectif de l’économie, comme système ayant des lois «incontournables» ; le taux de plus-value concerne directement, dans sa chair, l’ouvrier en tant que personne. Comprendre l’analyse marxienne, c’est comprendre que Marx commence par «mettre entre parenthèses» l’économie ! Ainsi, Marx dégage le sens profond de la loi économique de l’augmentation de la composition organique du capital : « Au point de vue du capital, ce fait [que la richesse sociale s’exprime de plus en plus dans les conditions du travail] apparaît non de façon qu’un moment de l’activité sociale – le travail concret – se change en une substance sans cesse grandissante de l’autre moment, celui du travail vivant, subjectif, mais (et ceci est important pour le travail salarié) de façon que les conditions objectives du travail reçoivent, en opposition au travail vivant, une autonomie de plus en plus démesurée, manifeste dans son extension même, et que la richesse sociale se présente, dans des proportions sans cesse croissante, comme une puissance étrangère et dominante en face du travail.[38] »
Il est vain de chercher dans les bilans des entreprises la confirmation de la baisse tendancielle du taux de profit. La confirmation de cette loi se trouve chaque jour dans la vie des individus, dans l’assujettissement croissant à la machine, dans le remplacement systématique du travail vivant par le travail mort et la montée irrésistible de «l’armée industrielle de réserve». Marx écrit : « la possibilité d’un excédent relatif de population ouvrière grandit à mesure que se développe la production capitaliste, non parce que la productivité du travail social diminue mais au contraire parce qu’elle augmente. La cause n’en est donc pas une disproportion absolue entre le travail et les moyens d’existence (ou les moyens pour les produire), mais la disproportion, issue de l’exploitation capitaliste du travail, entre la croissance progressive du capital et son besoin relativement moindre d’une population croissante.[39] » Cette disproportion peut être constatée empiriquement chaque jour sans apparaître dans les équations de l’économétrie néoclassique. La richesse nationale des pays les plus avancés a pratiquement augmenté de 50% entre 1980 et 1995 alors que dans le même temps le chômage progressait de façon fulgurante et que la pauvreté atteignait des niveaux oubliés depuis longtemps. Alors que pendant toute l’histoire de l’humanité, les grands fléaux étaient les fléaux naturels (épidémies et famines) face auxquels la trop faible productivité du travail social était impuissante, c’est aujourd’hui la technique qui devient l’ennemi du travailleur et la productivité croissante du travail social produit toujours plus de misère. Même pour le travailleur qui garde son emploi, la machine est non seulement son maître mais aussi son surveillant, le plus impitoyable des contremaîtres, les machines automatiques incluant des dispo­sitifs de traitement de l’information qui permettent de connaître, en «temps réel», les faits et gestes des travailleurs. Si le sabotage – des briseurs de machines « luddites » aussi bien que le petit sabotage ordinaire – fait partie depuis toujours de l’arsenal de résistance des ouvriers, les machines automatiques modernes en sont beaucoup plus protégées et il ne reste plus au travailleur qu’à tenter de dominer la machine en essayant de la pousser à ses extrêmes limites, sans même que le contremaître ait besoin de surveiller et de pousser les cadences.
Ainsi, nous assistons à un retournement étonnant : prises dans le détail, les lois de Marx sont des abstractions souvent éloignées de la réalité empirique analysée par les économistes, mais dans le mouvement d’ensemble de la société, sur un terme assez long, ces mêmes lois sont vérifiées à une échelle de plus en plus large. Pendant le même temps, la «science économique» officielle révèle chaque jour un peu plus son impuissance radicale à dire quoi que soit de sérieux sur la marche de la vie des hommes, les prévisions produites à coup de modèles de plus en plus sophistiqués sont démenties par la réalité et les traitements de choc et médecines miraculeuses préconisés par les spécialistes conduisent invariablement à plus de souffrances pour des millions d’hommes.



[1]Marx, dans ses études concernant la rente différentielle critique le «postulat erroné» de Ricardo selon lequel «la rente différentielle présuppose nécessairement un mouvement vers des terres toujours plus mauvaises, un rendement sans cesse décroissant de l’agriculture.» (Capital III,VI,21 - PL 2 page 1326)
[2]Louis Gill :  Economie capitaliste: une analyse marxiste
[3]voir Capital III,III,9  PL 3 page 1000 et sq.
[4]Voir Descartes : Principes de la philosophie (Deuxième partie)
[5]Ernest Mandel : Traité d’économie marxiste  Tome 1
[6]Capital III, Troisième section, Chap. IX - PL2 page 1002
[7]Principes d’une critique de l’économie politique - PL 2 page 284
[8]Capital III,III,9 PL 2 page 1002
[9]Ernest Mandel : Traité  d’économie marxiste tome 1 page 213
[10]Capital III, iii, Conclusion, PL2 page 1025
[11]Rosa Luxemburg devint à la suite de sa polémique contre Bernstein, le porte-parole de ce courant catastrophiste dans le mouvement socialiste puis communiste. Sur le « catastrophisme » de Rosa Luxemburg, voir Capitalisme et Catastrophe de Stephen Rousseas.
[12]Dans Le marxisme et les crises, publié en 1933, Jean Duret estime que « la baisse du taux de profit est la grande cause des crises. » Mais il ajoute que « Cette baisse n’est pas due uniquement à la fameuse ‘loi tendancielle’ analysée par Marx. » L’analyse de Duret prend ainsi en compte d’une part les moyens spécifiques par lesquels est provisoirement enrayée la baisse du taux de profit, par exemple intervention de l’État, dépenses d’armement, ainsi que les raisons particulières qui font qu’à un moment donné ce dispositif anti-crise ne fonctionne plus.
[13]Capital III, iii, Conclusion, PL2 page 1028
[14]Capital III, iii, Conclusion, PL2 page 1026-27
[15]Capital III, iii, Conclusion, PL2 page 1027
[16]Alain Lipietz : Le monde enchanté page 64
[17]Capital III,ii,6 PL 2 page 952
[18]Capital III,ii,6 PL 2 page 953
[19]Il ne s’agit bien sûr que d’un calcul théorique, d’un calcul virtuel et non d’un calcul effectif qui supposerait que nous puissions en pratique connaître les valeurs.
[20]Capital III,ii,6 PL 2 page 957
[21]Capital III,ii,6 PL 2 page 958
[22]Outre l’ouvrage de Alain Lipietz, on pourra consulter sur le même sujet L’inflation capitaliste de Jean-Luc Dallemagne (Maspéro -1972) qui consacre un chapitre au problème de la conversion.
[23]Jon Elster : Marx, une interprétation analytique op.cit. page 189
[24]Lassalle, Offenes Antwortschreiben, cité par Maximilien Rubel - PL1 page 1721
[25]Gloses marginales … PL 1 page 1425
[26]Capital,I,VI,19 PL1 page 1032
[27]Capital,I,VI,19 PL1 page 1033
[28]Capital,I,VI,19 PL1 page 1038
[29]Capital,I,II,6 PL1 page 722
[30]Salaire, prix et plus-value PL1 page 529. Souligné par nous. Dans ce texte de 1865, Marx emploie encore presque de manière indifférente les expressions « valeur du travail » et « valeur de la force de travail » mais il précise bien que la seule expression correcte est « valeur de la force de travail ». L’ambiguïté terminologique tient à ce qu’il s’agit d’un texte polémique où Marx critique la détermination par John Weston de la « valeur du travail ». Marx reprend donc cette expression, en précisant qu’elle est dépourvue de sens puisque, au sens strict, le travail n’a pas de valeur, étant lui-même la mesure de la valeur.
[31]ibid.
[32]Capital I,II, 6 PL 1 page 726
[33]L’analyse de la détermination du salaire a des déterminations politiques. Marx a combattu sur deux fronts. Contre ceux qui réduisaient la lutte de classes à la lutte pour l’augmentation des salaires, il rappelle qu’on ne peut supprimer les conséquences de l’esclavage sur la base de l’esclavage. Il dénonce le mot d’ordre d’égalité des salaires comme un mot d’ordre réactionnaire. En même temps, il attaque ceux qui refusent la lutte économique pour les salaires soit au profit de la lutte politique, soit au nom du mot d’ordre général d’abolition du salariat. Encore fois, cette attitude qui unit les revendications immédiates aux revendications générales tient à la manière dont Marx conçoit la « conscience de classe », comme pratique émergeant de la vie même. Lutter pour l’augmentation des salaires, c’est lutter sur le terrain même qui est imposé par la défense immédiate de la vie, mais c’est aussi mettre en cause la « loi d’airain » sous laquelle le mode de production capitaliste affirme sa propre nécessité.
[34]Pierre Duhem : La théorie physique - Sa structure - Son objet
[35]René Thom : Prédire n’est pas expliquer .
[36]Michel Henry : op. cit. tome 2 page 295
[37]Capital I,IX,1 - PL1 pages 766/767
[38]Principes d’une critique de l’économie politique PL 2 page 284-285
[39]Capital Livre III, III,9 PL 2 page 1007-1008

dimanche 20 juillet 2008

Le capitalisme aujourd'hui. Un livre de Gianfranco La Grassa

Gianfranco La Grassa, qui fut professeur d’économie aux universités de Pise et Venise, est engagé depuis déjà assez longtemps dans des travaux qui cherchent à expliciter les bases d’une analyse du capitalisme aujourd’hui, une analyse qui intègre l’héritage de Marx mais veut aller au-delà de cet héritage et notamment de la version kautskyste du marxisme dont le marxisme soviétique, le « léninisme », n’était qu’une variante. La Grassa est peu connu en France, ses livres ne sont pas traduits en français et dans le champ de la « marxologie » universitaire tout se passe comme s’il n’existait pas. C’est bien dommage.

Après avoir étudié à l’EHESS avec Charles Bettelheim, il a publié de nombreux ouvrages parmi lesquels Per un teoria della società capitalistica ; La critica dell’economia politica da Marx al marxismo, (La Nuova Italia Scientifica, Roma, 1994, en collaboration avec Edoardo De Marchi et Maria Turchetto), La fine di una teoria. Il collasso del marxismo storico del Novecento (Edizioni Unicopli, Milano, 1996 , en collaboration avec Costanzo Preve) ou plus récemment Gli strateghi del capitale; una teoria del conflitto oltre Marx et Lenin (Manifesto Libri 2005) et Finanza e poteri (Manifestolibri, 2008). Il est aussi un analyste polémique et très anticonformiste de la situation italienne. On peut retrouver ses chroniques sur le site « Ripensare Marx » (« Repenser Marx », http://ripensaremarx.splinder.com/).
Le but principal de « Il capitalismo oggi » est de déconstruire la théorie marxiste. Il s’agit de substituer le concept de « conflit stratégique » au concept de propriété (privée des moyens de production), comme moyen pour reconstruire une théorie critique de la formation sociale dominée par le mode de production capitaliste. Précisons tout de suite que ce livre n’est pas l’aboutissement du travail de Gianfranco La Grassa. Il est plutôt l’énoncé argumenté des thèses essentielles de notre auteur, qui les reprendra et leur donnera chair dans les livres ultérieurs (205 et 2008). La place principale est encore occupée par la polémique avec le « marxisme de la tradition ». Mais dans cette polémique sont affirmées des thèses fortes dont on n’a souvent que l’esquisse et qui devraient évidemment être appuyées sur des données empiriques et sur une analyse plus précise de l’expérience historique.
Je vais me limiter, dans le cadre de cette recension, quelques-unes des idées principales, présentées sous forme de thèses, et à quelques remarques interrogatives.
Thèse 1
Il faut refuser l’idée de stades du capitalisme qui iraient vers un « stade suprême ». Au concept de « stadialité » il faut substituer la récursivité. Il y a des régimes de fonctionnement du mode de production capitaliste, et les sociétés capitalistes à travers des crises et des « transitions de phase » passent de l’un à l’autre de ces régimes. Le marxisme orthodoxe a construit une théorie des stades du capitalisme. L’impérialisme est qualifié par Lénine de « stade suprême du capitalisme ». Une vision mécaniste de l’histoire s’est imposée : du capitalisme de libre concurrence on passe au capitalisme des monopoles et à la séparation de la propriété et des fonctions d’organisation de la production, transformant les capitalistes en une classe de rentiers parasitaires, et de là on passe au capitalisme monopoliste d’État (CME) qui est l’antichambre du socialisme. Bien que virulents critiques du CME, les trotskystes ont maintenu cette théorie des stades quitte à en inventer un nouveau, comme le « capitalisme du troisième âge » chez Ernest Mandel. Gianfranco La Grassa balaie tout cela. Le capitalisme peut changer de régime : on peut passer par exemple d’un capitalisme organisé et largement étatisé (modèle du capitalisme rhénan) au capitalisme concurrentiel (modèle anglo-saxon). Les crises ne sont jamais les signes annonciateurs de la crise finale mais de simples « transitions de phase » qu’il faut comprendre ici au sens physique (par exemple la transition entre l’état liquide et l’état gazeux).
Corollaires de la thèse 1 :
Corollaire 1 : Gianfranco La Grassa réfute les thèses négristes (voir « Empire » de Negri et Hardt) et autres similaires : « « les plus récentes thèses – de loin pires que toutes les précédentes – qui soutiennent l’épuisement des fonctions des États nationaux et une confrontation généralisée diffuse entre le capital (transnational) et des masses ou des multitudes privées de toute structure relationnelle interne. » (p.5) Toutes ces pensées qui enveloppent « dans un épais rideau de fumée toute interprétation critique du capitalisme. »
Corollaire 2 : il n’y a pas de super-impérialisme. La théorie kautskiste du super-impérialisme avait déjà été récusée par Lénine. Le super-impérialisme suppose une sorte d’état final du capitalisme, mais une telle chose n’existe pas. Le capitalisme n’est jamais la domination d’une classe homogène. Les divers groupes et sous-groupes sont en conflit permanent et la domination d’un centre unique ne peut être durable. À juste titre, Gianfranco La Grassa souligne que l’hégémonie des États-Unis déjà dominante et que des rivaux dangereux se dressent face à lui (Chine, Inde et sans doute Brésil). De même rien ne dit que les puissances européennes et le Japon subiront ad vitam aeternam la tutelle de l’oncle Sam.
Thèse 2
Le marxisme historique est obsolète. La théorie scientifique de Marx décrit correctement un aspect du mode de production capitaliste mais elle doit s’insérer dans un ensemble plus vaste, comme la gravitation newtonienne s’insère dans la physique relativiste. Par exemple la théorie de la valeur-travail doit être conservée et Gianfranco La Grassa s’en prend durement aux « bêtises opéraïstes sur la chute de la valeur-travail », c’est-à-dire, en particulier, aux thèses négristes sur la dématérialisation du travail.
Mais le marxisme ne s’est survécu qu’en ajoutant des épicycloïdes à une doctrine qui faisait eau de toutes parts, un peu de la manière dont l’astronomie de Ptolémée se survivait avant que Copernic et Galilée ne fassent la grande révolution qui s’imposait. Le marxisme n’est cependant pas sans une certaine légitimité historique : « Les théories sont des « jeux » dans lesquels les coups visent à les rendre toujours plus adéquates à l’interprétation de la « réalité », tout comme nous l’acceptons, initialement et plus immédiatement mais pourtant toujours idéalement. Il ne me semble pas scandaleux que, à la base des développements impétueux du capitalisme dans sa première phase historique, Marx ait été convaincu de la formation d’un travailleur collectif coopératif. Il n’est pas non plus scandaleux au fond que, compte-tenu de la réalité sociale existante dans le pays (Allemagne) dans lequel surgirent les premières organisations importantes, politiques et syndicales, du mouvement ouvrier, Engels et ensuite Kautsky aient pensé ce dernier comme classe, sujet collectif (et homogène), capable d’amorcer la transformation anticapitaliste. Il n’y a pas de doute, toutefois, que le travailleur collectif pouvait être considéré comme une préfiguration de l’organisation d’une société composée d’égaux, n’étant pas en conflits entre eux et toutefois capables de développer encore les forces productives ; alors qu’une telle conviction se faisait beaucoup plus incertaine et faible dans le cas de la seule classe ouvrière. » (p.10) Mais ce qui pouvait être acceptable en tant que projection d’un « coup à jouer » ne l’est plus quand l’expérience historique a montré que cette voie était une impasse.
Cette thèse 2 mériterait de longs développements. La critique (ou l’autocritique) du « marxisme de la tradition » (cf. chapitre III) s’articule à son tour sur deux lignes de développement : premièrement la question de ce qui constitue le fond de la compréhension du mode de production capitaliste et, deuxièmement, la question des potentialités révolutionnaires de la classe révolutionnaire, la question du « sujet révolutionnaire ».
Thèse 3
Le conflit stratégique (entre dominants) doit être substitué à la propriété, comme nœud du fonctionnement du mode de production capitaliste. La Grassa propose une révision de la théorie (un nouveau « coup » au jeu de la théorie), tout en gardant l’objectif d’une « théorie radicalement critique et avec des intentions transformatrices ». Il s’agit de placer au centre du « réseau conceptuel » non plus la propriété comme pouvoir de disposer mais le conflit entre stratégies. Ce qui apporte quelques « modifications consistantes » au « vieux marxisme ». Ce n’est pas un heurt frontal avec la théorie classique – en particulier on garde la théorie de la valeur-travail et l’explication de la formation du profit capitaliste. Mais elle a une portée insuffisamment explicative et il est nécessaire de réélaborer le concept de mode de production.
Le concept de mode de production est au centre de l’élaboration de Marx. Et son noyau ce sont les rapports sociaux de production. Dans la société capitaliste, « le pouvoir de disposer des moyens de production existe dans la forme de la propriété privée. » (p. 17) Ici La Grassa résume le noyau dur de la théorie de Marx : la concentration de la propriété et les sociétés par action sépare les fonctions de direction du propriétaire. « La propriété assumerait ainsi des caractères financiers, même en étant toujours privée et garantie dans ses droits formels par le pouvoir de l’État. Dans les unités productives, à l’inverse, on aurait dû vérifier la réappropriation – réelle c’est-à-dire en considérant la capacité de direction et de développement des procès de travail, et aussi moyennant la pleine utilisation des susdites puissances générales de la production – du contrôle des moyens de production ; logiquement non pas de la part des travailleurs singuliers, comme dans l’artisanat médiéval, mais bien plutôt par le corps productif dans son ensemble, « de l’ingénieur au dernier manœuvre » (Marx).
Le capitalisme d’aujourd’hui est un capitalisme non bourgeois et sans prolétariat. Le nœud crucial de l’élaboration réside en ceci : la trame sociale du capitalisme réside dans le conflit entre stratégies (entre dominants) domine par rapport à la question de la propriété privée des moyens de production. Les conflits pénètrent jusqu’à la base du mode de production capitaliste. Ils ne se cantonnent pas, comme avant, à la sphère des superstructures politiques.
Sans prétendre rendre compte ici d’une pensée assez complexe, essayons tout de même de comprendre de quoi il s’agit.
Premièrement la thèse selon laquelle la propriété privée des moyens de production devient secondaire, si elle peut choquer un marxiste traditionnel, présente pour elle de nombreux arguments empiriques et au fond ne contredit pas ce que Marx avait commencé d’analyser quand il étudie la rupture entre propriété et organisation, quand il s’intéresse au développement des sociétés par action et à l’intrication croissante du capital financier et du capital industriel. Mais depuis Marx, il a coulé pas mal d’eau sous les ponts. Quand on voit le rôle stratégique des fonds de pension (c’est-à-dire de capitaux qui sont les économies des salariés) dans le capitalisme contemporain, on voit que la question de la propriété formelle, juridique, des moyens de production est assez largement devenue secondaire. À côté du CALPERS (le fonds de pension des fonctionnaires de l’État de Californie), les plus puissants des nababs rescapés des « 200 familles » font pâle figure. Mais ces données empiriques restent compatibles avec la théorie du stade ultime et du parasitisme croissant du mode de production capitaliste. Or Gianfranco La Grassa réfute cette théorie. Si la propriété devient secondaire, c’est parce que la description du mode de production capitaliste en termes de fabriques appartenant à un capitaliste qui doit extraire de la plus-value pour accumuler du capital correspond à l’essor du mode de production capitaliste mais non à la phase de plein développement dans laquelle nous sommes actuellement, celle des grandes entreprises et des « groupes stratégiques ». Gianfranco La Grassa propose un déplacement de l’accent du rapport de propriété et du conflit capital/travail au rapport de concurrence, de rivalité entre les grands groupes capitalistes. Ce qui suppose du même coup qu’on décentre l’analyse du mode de production capitaliste des processus de production vers la production et la circulation des marchandises (Gianfranco La Grassa rappelle que dans les notes sur Wagner – in Œuvres II, la Pléiade, pp.1531-1551 – Marx rappelle, contre Wagner, qu’il fait de l’analyse de la marchandise et non du processus de travail le cœur de sa théorie).
Gianfranco La Grassa distingue le management proprement dit, intéressé aux problèmes de coordination interne et de réduction des coûts, de la direction stratégique dont l’activité consiste à élargir l’espace de manœuvre de l’entreprise (cf. pp. 79-80). « Sans les stratégies, il n’y a pas de développement ; un développement sans doute marqué de déséquilibres, de crises, de périodes de relatif appauvrissement des larges masses, d’envol dans des aires déterminées alors que d’autres restent plus loin. » Cette distinction entre management et direction stratégique renvoie à une autre distinction sur laquelle travaille Gianfranco La Grassa, celle qui oppose rationalité instrumentale et rationalité stratégique. Pour aller vite, disons que la première consiste à disposer des moyens en vue de fins déterminées, comme l’ouvrier use d’outils pour produire son œuvre, alors que la rationalité stratégique consiste à se placer dans un « jeu », c’est-à-dire dans un système où les décisions doivent être prises en fonction de ce qu’on peut escompter des réactions des autres participants au jeu. Réorganiser la chaîne de production pour accroître l’extraction de la plus-value relative, c’est de la rationalité instrumentale. Choisir des produits innovants, se fixer l’objectif de contrôler tel ou tel marché, etc., cela ressortit à la rationalité stratégique. « La rationalité stratégique englobe et dépasse l’instrumentale, mais ne l’annule pas ; au contraire elle doit s’en servir de la meilleure manière possible étant donné que les moyens décisifs pour qu’elle soit opérationnelle sont économiques : l’argent et les moyens financiers en général, avant tout. » (p.87)
La thèse du « conflit stratégique » exclut qu’il y a ait une tendance univoque au monopole. Il y a bien des tendances au monopole mais contrebattues par des tendances en sens inverse sans que jamais et en raison même de ce qu’est le mode de production capitaliste le monopole puisse s’imposer définitivement. Gianfranco La Grassa souligne la portée de son analyse : « Si la théorie et les analyses doivent être fondées sur le concept de conflit stratégique, la lutte pour les parts de marché et les formes variées que prend ce dernier, doivent être réinsérées dans l’horizon plus vaste des confrontations entre dominants pour les zones d’influence, soit au regard des diverses sphères sociales (économique comme politique et culturelle), soit en se référant au sens géopolitique aux diverses aires de la formation capitaliste fondamentale. » (p. 89)
Thèse 4
La classe ouvrière est incapable de devenir une classe dominante. Le processus économique n’engendre pas de lui-même, spontanément, de sujet révolutionnaire, ni de métamorphose naturelle du capitalisme en socialisme et communisme. La Grassa tombe ici sur une question que je crois bien avoir été l’un des premiers à soulever en France, celle de la contradiction qui gît au cœur de la pensée de Marx entre l’association des producteurs (une vraie thèse saint-simonienne !) qui se trouve au centre du Capital  et le « rôle dirigeant de la classe ouvrière », clé de la théorie marxiste, léniniste, trotskyste et tout ce qu’on veut. Le marxisme voit dans l’identification entre « l’intellect collectif » et la classe ouvrière le subterfuge qui permet de transformer la classe ouvrière en classe dominante dirigeant le processus de production. Le processus qu’on peut induire du Capital livre I est le suivant : d’un côté une classe de propriétaires capitalistes de plus en plus parasitaires et séparés de la production, réduits au rôle de « tondeurs de coupons », de l’autre tous ceux qui jouent une rôle nécessaire dans le procès de production et dont les intérêts à long terme doivent converger vers l’élimination des capitalistes parasitaires. C’est précisément le rôle central du conflit stratégique qui rend ce schéma parfaitement utopique. Les managers restent intégrés aux divers groupes stratégiques capitalistes et les ouvriers sont incapables de devenir un groupe dominant. Leur solidarité postulée par la théorie marxiste est mise à mal par la concurrence entre groupes qui amène plus ou moins les ouvriers à faire bloc derrière les capitalistes de leur propre groupe. De la catastrophe de 1914 à l’évolution de certains secteurs des classes ouvrières française ou italienne vers l’extrême-droite ou vers la droite anti-immigration, là encore les données empiriques ne manquent pas.
Au sein du mode de production capitaliste, il y a deux sortes de conflits, les conflits pour la suprématie qui sont essentiellement des conflits entres dominants et les conflits pour la redistribution dans lesquels interviennent les dominés. Mais ces conflits pour la redistribution n’ont pas du tout, par eux-mêmes, une dynamique de transformation sociale. Il faut donc partir du fait que le conflit capital/travail « n’a pas déplacé d’une virgule la substance de la domination capitaliste » (p.11) Constat on ne plus exact. Au mieux, ce conflit déplace les relations au sein de la classe dominante : les managers remplacent les actionnaires – phase « 30 glorieuses » – et retour au pouvoir des actionnaires avec la « corporate governance » à partir de la fin des années 70. La Grassa ajoute que pour la seconde et la troisième internationale, la dictature du prolétariat, c’est finalement de surveiller les techniciens, qui possèdent le savoir utile mais qui ne sont pas directement des prolétaires.
Gianfranco La Grassa fait remarquer (p. 115) que cette impuissance fondamentale de la classe ouvrière avait déjà perçue par Lénine qui, dans Que faire ?, soutient que la classe ouvrière par ses propres forces ne dépasse pas le niveau de la conscience trade-unioniste, c’est-à-dire de la revendication pour des meilleurs salaires mais pas du tout la revendication pour changer les rapports sociaux. La croyance dans les capacités révolutionnaires de la classe ouvrière découlait, selon Gianfranco La Grassa, des particularités de la première phase d’essor capitaliste, dans laquelle les ouvriers étaient des anciens artisans ou des anciens paysans.
Perspectives
Si on admet les analyses de Gianfranco La Grassa, il faut convenir que 1° il n’y a aucun sens de l’histoire qui conduise au communisme et 2° que les conflits principaux concernant les rapports entre dominants, les conflits entre dominés et dominants ne pouvant que s’insérer dans ce cadre général.  Sur le premier point, La Grassa enfonce le clou : « Il n’existe pas de nécessité historique objective de la révolution et encore moins et encore moins la certitude que cette dernière soit dirigée vers le socialisme et le communisme, cette certitude qui pendant plus d’un siècle a donné aux militants des partis ouvriers l’inébranlable foi d’être toujours sur le seuil d’une mission historique à accomplir, d’être plus ou moins comme les martyres chrétiens, mangés par les fauves dans les cirques, mais finalement immangeables vainqueurs. » (p. 176-177)
 On pourrait être amené à penser que pour La Grassa le capitalisme est en un certain sens indépassable. Particulièrement quand il écrit : « La leçon historique de la faillite du communisme historique du XXe siècle a enseigné qu’aucune formation sociale ne pourra jamais transformer et surpasser la formation sociale capitaliste, si on poursuit l’illusion de la propriété collective des moyens de production avec la mortification totale de compétition économique/productive – qui se reflète aussi sur le plan de la recherche scientifique et technique – véritable cause de l’énorme développement gagnant des forces productives de notre société à capitalisme avancé. » (p. 63) Autrement dit, une société communiste si elle est possible reste une société de compétition (émulation sans violence dit Gianfranco La Grassa avec une certaine ingénuité …) Mais d’où vient la nécessité d’une transformation sociale qui conduise à un dépassement du capitalisme ? Justement il n’y a pas de nécessité ! Si on s’arrête là, Gianfranco La Grassa rejoint les « marxistes légaux » russes ou les « marxistes de la chaire », c’est-à-dire tous ces intellectuels qui tirent de Marx des justifications de l’existence du capitalisme.
Mais Gianfranco La Grassa ne mange pas de ce pain-là. Il maintient ferme la nécessité d’une action anticapitaliste. J’ai bien dit nécessité d’une action, ce qui renvoie à la capacité des sujets de vouloir quelque chose pour des raisons bien fondées principalement morales, à la différence de la nécessité d’un mouvement historique qui se déroule en quelque sorte dans le dos des sujets. Voyons les justifications de Gianfranco La Grassa.
« Toutefois, comme on l’a déjà dit, la lutte qui se déroule dans les points les plus avancés du mode de production capitaliste arrivé à son ”plein“ développement, si elle est laissée à elle-même, porte dans les deux directions du revenu – et des conditions de vie, de travail, etc. – entre les divers groupes et classes sociales, positionnés entre eux sur un plan d’égalité formelle, et de la distribution des parts de domination entre les agents décideurs, qui sont ceux qui mettent en œuvre les stratégies dans les sphères économique, politique et culturelle de la société capitaliste. Précisément pour cette raison doivent se former des groupes d’action stratégique, évidemment anticapitaliste, qui portent le conflit social à un autre niveau que celui purement distributif, soit au niveau de l’analyse des conditions de possibilité de la transformation révolutionnaire, soit de la pratique qui tente de l’actualiser. » (p.179-180)
Pourquoi de tels groupes doivent-ils apparaître sans nécessité intrinsèque, bien que la possibilité formelle de leur apparition soit donnée dans les conflits de redistribution et d’hégémonie qui traversent la société capitaliste. La réponse de La Grassa peut paraître curieuse et un peu faible, du moins pour ceux qui se situent dans « le marxisme de la tradition » (ce qui n’est pas mon cas !) : de tels groupes ne se forment pas pour des raisons intrinsèques (cela découle de ce qu’on vient de dire) mais pour des motifs « plus profonds » « que je ne sais pas indiquer autrement qu’en ayant recours à l’expression tension morale. » (p.180) Cette tension morale qui renvoie au refus de la domination n’est pas propre aux individus d’une classe particulière mais peut apparaître dans toutes les classes de la société. Cette explication peut paraître beaucoup plus faible que les raisons « classistes » du marxisme de la tradition. Pourtant, c’est peut-être l’inverse qui est vrai : l’aspiration révolutionnaire ne peut pas être autre chose qu’une aspiration fondée sur la croyance dans certaines valeurs morales. De l’analyse de ce qui est (la description objective du mode de production capitaliste) on ne peut passer à l’action révolutionnaire qu’à partir de l’idée de ce qui doit être (laquelle ne se peut tirer mécaniquement de la première). Inversement, comme le fait remarque Gianfranco La Grassa, les revendications des strates inférieures de la société ont souvent servi de rampe de lancement « des groupes d’agents stratégiques tout autre qu’anticapitalistes » ! (ibid.)
 Mais cette « tension morale », condition nécessaire, n’est cependant pas suffisante. Il est nécessaire de lui joindre « la capacité d’analyse des conditions de possibilité qu’ouvre, pour la transformation révolutionnaire anticapitaliste, la crise, avec la lutte aiguë déclenchée entre dominants pour révolutionner les positions de suprématie précédant la crise elle-même. » (p.181) Gianfranco La Grassa précise cependant qu’il ne s’agit pas de renouveler la théorie léniniste du parti d’avant-garde, puisqu’il n’y a plus de masse spontanément révolutionnaire… Mais on n’est tout de même pas très loin d’un léninisme épuré des éléments kautkystes ou marxistes orthodoxes.
Les dernières pages sont consacrées à la critique du « gramscisme » ordinaire, héritage de feu le PCI. Gianfranco La Grassa dénonce la tentation de la « guerre de position » consistant à vouloir occuper les « casemates » sur le front d’une guerre de classe prolongée. Cette stratégie néo-réformiste est illusoire puisque le capitalisme avancé ne laisse plus aucune place libre, aucune casemate à occuper, et elle transformerait les éléments révolutionnaires qui s’y risqueraient à devenir des agents stratégiques capitalistes comme les autres – l’exemple des syndicats et des mutuelles corrobore assez clairement le propos de La Grassa.
Cependant, si on laisse de côté, quitte à y revenir plus tard, le débat un peu dépassé sur la guerre de position et la guerre de mouvement, on doit reconnaître que le groupe d’action stratégique anticapitaliste, capable de former un bloc social suffisamment fort pour renverser le mode de production capitaliste, ressemble d’assez près au « prince nouveau » dont parle Gramsci dans un passage fameux des « Quaderni del carcere ». Je cite les deux derniers paragraphes du cahier XIII, 1 :
« Les deux points fondamentaux – formation d’une volonté collective nationale-populaire dont le Prince moderne est en même temps l’organisateur et l’expression active et opérante, et réforme intellectuelle et morale – devraient constituer la structure du travail. Les points concrets de programme doivent être incorporés dans la première partie, c’est-à-dire devraient « dramatiquement » résulter du discours, ne pas être une froide et pédante exposition de raisonnements.
Peut-il y avoir une réforme culturelle, c’est-à-dire une élévation civile des strates sous-développées dans la société sans une réforme économique préalable et une mutation dans les positions sociales et dans le monde économique ? Pour ceci une réforme intellectuelle et morale ne peut pas ne pas être liée à un programme de réforme économique, au contraire, le programme de réforme économique est précisément le mode concret sous lequel se présente toute réforme intellectuelle et morale. Le Prince moderne, en se développant, bouleverse tout le système des rapports intellectuels et moraux, en tant que son développement signifie précisément que tout acte est conçu comme utile ou dommageable, vertueux ou scélérat, seulement en tant qu’il a comme point de référence le Prince moderne lui-même et sert à augmenter son pouvoir ou à lui faire obstacle. Le Prince prend la place dans la conscience de la divinité ou de l’impératif catégorique, devient la base d’un laïcisme moderne et d’une complète laïcisation de toute la vie et de tous les rapports des mœurs. »
Un groupe d’action pour une « réforme intellectuelle et morale » orienté vers un « programme national et populaire » (pour reprendre une autre expression du même cahier de Gramsci), c’est finalement ce que Gianfranco La Grassa appelle de ses vœux sans le dire clairement. Les formules génériques qu’il utilise évitent soigneusement de recourir au langage issu du vieux marxisme, mais évidemment, on ne peut pas se défaire du passé aussi facilement.

Gianfranco La Grassa, Il capitalisme oggiDalla proprietà al conflito strategico. Per une teoria del capitalismo. (“Petite plaisance”, 2004)le Dimanche 20 Juillet 2008,

jeudi 3 juillet 2008

Explication de l'appendice de la partie I de l'Ethique de Spinoza

(Ces notes ne sont que l'amorce d'une explication systématique de l'Appendice de la partie I de l'Éthique de Spinoza. Le texte est si dense et ses ramifications sont si nombreuses qu'on ne saurait en faire le tour en quelques pages. Le texte de référence est la traduction Roland Caillois de l'édition des oeuvres dans la collection de la Pléiade) 

I Résumé de la partie I et exposition du problème

Depuis le début « Par ce qui précède » jusqu’à « autres choses de même genre ».
L’appendice vient clore la partie I (« Par ce qui précède j’ai expliqué la nature de Dieu et ses propriétés… »), ce premier moment de l’appendice résume l’acquis de la première partie.
-          Dieu existe nécessairement (Dieu est la substance éternelle et infinie possédant une infinité d’attributs).
-          Toutes les choses sont en Dieu et dépendent de lui (rien ne peut être ni ne peut être conçu hors de Dieu, répète Spinoza).
-          Il n’y a pas de « volonté de Dieu » arbitraire, Dieu n’a pas de caprices : tout ce qui est procède de Dieu, est « prédéterminé » par Dieu selon sa nature absolue. « Prédéterminé » doit être compris correctement. Cela ne veut pas dire que les choses procèdent d’une volonté finalisée. « Prédéterminé » doit être compris non comme « prémédité » mais comme découlant de causes déterminées. La pierre tombe parce qu’elle est prédéterminée à tomber non parce que Dieu a « voulu » que la pierre tombe mais parce que les lois de la nature sont telles que la pierre tombe et rien d’autre. « La puissance infinie de Dieu », ce n’est rien d’autre que les lois de la nature qui sont aussi les lois de la nature divine.
La Partie I a permis d’examiner un certain nombre des préjugés qui interdisent de comprendre les démonstrations de l’Éthique. Il suffit de rappeler ici le scolie de la proposition XV (« Il en est qui se figurent Dieu composé tout comme un homme… ») qui s’en prend à l’anthropomorphisme, c’est-à-dire à cette conception de Dieu comme la projection d’une image de l’homme. Cette proposition se prolonge dans la proposition XVI et la XVII dont le scolie développe ce qu’il faut entendre par puissance de Dieu, refusant d’attribuer à Dieu une volonté et un entendement dans le sens même où nous employons ces termes quand nous les appliquons aux humains.
Il s’agit de dans cette appendice de poursuivre l’examen des préjugés qui ont été laissés de côté dans la première partie. Soumettre à l’examen de la raison ces préjugés qui « empêchent les hommes de saisir l’enchainement des choses » : voilà l’objet précis de l’appendice. Quel est donc le principal préjugé qui empêche les hommes de saisir correctement l’enchaînement réel des choses ? C’est le préjugé « finaliste », celui qui inverse justement l’ordre des causes et des effets et prétend que l’effet est la vraie cause : « les hommes supposent communément que toutes les choses naturelles agissent comme eux, en vue d’une fin, et bien plus ils considèrent que certain que Dieu dispose tout en vue d’une certaine fin. »
On peut d’ores et déjà pointer quelque chose : il ne s’agit pas seulement de dénoncer les préjugés comme irrationnels, mais surtout d’en comprendre les raisons, c’est-à-dire les mécanismes par lesquels sont produits les préjugés (qui comme toutes choses sont « prédéterminés ») et également ce que produisent les préjugés qui comme toutes les idées sont aussi les causes d’autres idées.
Ce premier moment introductif de l’Appendice se clôt sur l’exposition d’un plan qu’on rappelle ici :
1)       Pourquoi les hommes se plaisent à ce préjugé ?
2)       Démonstration de la fausseté du préjugé ?
3)       Examen de ses conséquences en tant matrice de toutes les croyances superstitieuse.

II.    Pourquoi les hommes se plaisent au préjugé finaliste ?

A. Origine et nature du préjugé finaliste

Depuis « Ce n’est pas le moment de déduire ces choses … » jusqu’à « comme des moyens pour leur utilité propre »
Commençons par résumer la thèse essentielle soutenue ici par Spinoza : tous les préjugés ont un noyau commun qui est la croyance aux « causes finales » ; si l'homme tombe dans le préjugé consistant à prêter à la nature des causes finales, c'est une conséquence du fait qu'il est un être de désir, donc de sa nature et par conséquent ce préjugé n’est nullement irrationnel en ce sens qu’il est « prédéterminé » dès que l’on connaît véritablement la nature humaine. La croyance aux causes finales est ainsi une sorte de rationalisation de ce qui guide l'homme dans la réalisation de ses désirs.
L'argumentation est strictement démonstrative. Chaque vérité assurée doit produire tous ses effets puisque « il n'existe aucune chose dont la nature ne donne naissance à quelque effet » (Partie I, Proposition XXXVI). De chaque vérité sont déduites les propositions qui s'en suivent par inférence logique. Résumons cette argumentation en quelques propositions.
(1) Les hommes naissent sans connaissance des causes mais seulement avec la conscience de leurs appétits.
(2) L'ignorance des causes fait qu'ils croient être libres.
(3) Les hommes agissent toujours en vue d'une fin.
(4) Ils ont donc tendance à supposer partout des causes finales.
(5) Cette tendance est renforcée par le fait qu'ils se connaissent mieux eux-mêmes qu'ils ne connaissent les autres êtres et projettent donc leur propre complexion sur les autres êtres.
Examinons maintenant le détail de l'enchaînement de ces thèses.
Dans les trois premières lignes est exposée la proposition selon laquelle les hommes naissent sans connaissance des causes des choses mais seulement avec l'appétit de ce qui leur est utile. Notons d'abord que l'appétit est l'appétit de ce qui est utile. Tout être tend à persévérer dans son être, dit souvent Spinoza. L'appétit n'est donc pas un quelque chose qui devrait être condamné ou maîtrisé comme le demande une tradition qui unit certains des philosophes grecs et la plus grande partie des chrétiens. Pour un platonicien ou un chrétien, l'appétit est non seulement mauvais parce qu'il se rapporte aux choses sensibles, mais aussi erroné ; il se trompe de but et nous conduit dans les souffrances. Pour Spinoza, il n'y a rien de tel. De plus, cet appétit de ce qui leur est utile n'est pas quelque chose de purement corporel, puisqu'ils en ont conscience ; c'est d'ailleurs en tant qu'il est conscient de lui-même que l'appétit est nommé Désir (cf. infra). L'appétit pour ce qui est utile et la conscience qui l'accompagne ne sont donc pas des accidents, ou des mauvaises tendances dont on pourrait se débarrasser par la méditation, l'ascèse ou la catharsis. Ils sont au contraire constitutifs de l'essence de l'homme. Il est impossible de penser l'homme spinoziste sans penser d'abord cette tendance fondamentale, cet « effort », ce conatus qui est à la fois impulsion irrésistible et visée consciente[1]. Mais cet appétit conscient existe chez un homme qui ignore les causes réelles des choses et singulièrement les causes qui font que lui-même existe, a tel ou tel désir, tel ou tel appétit. De ceci découlent un certain nombre de conséquences importantes, qui sortent du champ précis de notre étude mais doivent être notées immédiatement : ainsi, la volonté n'est pas une faculté humaine en tant que telle puisque les hommes déterminés à vouloir telle ou telle chose qui leur est utile.
C'est cette combinaison de méconnaissance des causes réelles et de conscience des fins de ce qui nous meut qui est, selon Spinoza l'explication des préjugés les plus courants des hommes. Le premier de ces préjugés est celui de notre propre liberté. Spinoza nous dit que « les hommes se figurent libres, parce qu'ils ont conscience de leurs volitions et de leur appétit et qu’ils ne pensent pas, même en rêve, aux causes qui les disposent à désirer et à vouloir, parce qu’ils les ignorent ». Cette phrase d'abord est une polémique directe contre Descartes. Descartes, en effet, considère que la liberté est une évidence de la conscience. Dans les Principes de la philosophie, Descartes affirme que « La principale perfection de l'homme est d'avoir un libre-arbitre ». Que signifie ce libre-arbitre ? Dans une lettre au père Mesland, Descartes donne cette précision : « il est toujours possible de nous détourner de poursuivre un bien clairement connu, ou d'admettre une vérité évidente, pourvu seulement que nous considérions comme un bien d'attester ainsi la liberté de notre franc arbitre. » Sur quoi se fonde cette évidente ? Sur l'expérience intérieure que j'ai la possibilité d'affirmer ou de nier, selon ma volonté, dit Descartes. « Je ne puis pas aussi me plaindre que Dieu ne m'a pas donné un libre-arbitre, ou une volonté assez ample et parfaite ; puisqu'en effet je l'expérimente si vague et si étendue qu'elle n'est enfermée dans aucunes bornes. »[2] Descartes fonde donc la liberté sur la conscience que nous avons de nos volitions. Or Spinoza renverse ici le cartésianisme. La volition n'est pas libre et si nous la considérons comme telle, c'est uniquement par ignorance, puisque, « même en rêve », les hommes ne pensent pas « aux causes qui les disposent à désirer et vouloir. » Désirer et vouloir sont en effet un seul et même acte et la volonté, conçue dans son autonomie, apparaît comme une illusion de l'imagination, ce qui ruine la conception de la liberté comme libre-arbitre qui est à la base de la philosophie cartésienne. En corollaire, est ruinée également la thèse de la volonté comme faculté de l'âme et plus généralement la théorie cartésienne des facultés de l'âme en général[3].
Ce qui caractérise l'appétit et la volition des hommes, c'est qu'ils sont toujours dirigés vers un but, une fin particulière. L'action consécutive à la volition est donc toujours une action effectuée en vue de quelque chose qui soit utile. Le principe d'utilité est une conséquence de la définition de l'être comme effort, appétit ou désir. L'être vise ce qui lui semble utile pour persévérer dans son être. Dans les parties concernant les affections de l'âme ou la servitude de l'homme, Spinoza exposera toutes les conséquences éthiques de ce principe d'utilité, en particulier il exposera le Bien comme ce qui est utile véritablement, et le Mal comme ce qui nous nuit. Ici, ce principe d'utilité désigne la direction précise de l'effort et quels types de fins sont visés.
Les propositions précédentes permettent d'inférer cette quatrième thèse concernant la croyance aux causes finales. L'enchaînement du raisonnement peut être résumé ainsi :
(1) L'homme ignore les véritables causes.
(2) Consciemment lui-même agit en fonction d'un but qui lui est utile.
(3) Donc la seule causalité à laquelle il est amené spontanément à croire est celle qu'il éprouve lui-même, c'est-à-dire la cause finale.
Spinoza n'est pas le premier à dénoncer l'utilisation des causes finales comme contraire à l'exercice véritable de la raison. Les cartésiens, Descartes, Malebranche, sont catégoriques sur cette question. Mais Spinoza est le premier à aller jusqu'à la racine de la croyance finaliste en montrant le mécanisme de génération de l'illusion dans la nature humaine elle-même. Précisons : il ne s'agit de mettre en cause la finitude de l'homme, sa faiblesse ou sa corruption, thèmes que l'on retrouve chez la plupart des philosophes, contempteurs de la nature de l'homme. Pour Spinoza, le préjugé et l'illusion ne sont pas des manifestations de l'imperfection humaine, qu'il s'agirait de critiquer, de condamner, de déplorer ou de dénoncer, mais des résultats du mouvement nécessaire dans lequel la Nature se produit. L'homme, nous dit encore Spinoza, n'est pas un « empire dans un empire » ; il est donc soumis à des lois nécessaires qui le déterminent à faire telle ou telle chose en conséquence de ce qu'il est par nature.
Le dernier moment du raisonnement vise à expliciter comment les hommes sont amenés à extrapoler à l'ensemble de la nature ce dont ils ont conscience à propos de leurs propres actions puisque, d'une part, ils jugent « nécessairement de la complexion d'autrui par la leur », d'autre part, ils interprètent tout ce qu'ils trouvent dans la nature et qui leur est utile comme était fait exprès pour eux, « comme des moyens pour leur utilité propre ». Tout d'abord, donc, c'est le mode de raisonnement par analogie superficielle, dont l'impuissance est montrée ici et qui conduit à l'erreur ; ce mode de raisonnement correspond à ce que Spinoza appelle dans le Traité de la réforme de l'entendement, la connaissance du deuxième genre[4], définie ainsi : « il y a une perception acquise par expérience vague, c'est-à-dire par une expérience qui n'est pas déterminée par l'entendement; ainsi nommée seulement parce que, s'étant fortuitement offerte et n'ayant été contredite par aucune autre, elle est demeurée comme inébranlée en nous. » C'est bien cette expérience intérieure dont les cartésiens font le point de départ de toute véritable philosophie qui est ici réfutée comme connaissance par « expérience vague ».
Comprenons bien ce qui est en cause : le finaliste est celui qui considère que les choses sont ordonnées selon l’ordre dans lequel il les imagine. L’homme qui a soif imagine que boire un grand verre d’eau fraîche lui fera le plus grand plaisir et derechef il se dirige vers le réfrigérateur. Il croit donc que la cause de son mouvement vers le réfrigérateur est le but de mouvement (boire de l’eau fraîche) et donc il croit que la cause de son mouvement est un évènement qui se produira après (c’est-à-dire quand il aura ouvert la porte du réfrigérateur). Mais raisonner ainsi, c’est raisonner selon l’imagination et non selon l’enchaînement naturel des causes et des effets. L’enchaînement réel est le suivant : l’homme a soif et la soif déclenche une association d’idées (voir Partie II, proposition XVIII). L’image du bien-être procuré par le verre d’eau fraîche se forme dans son esprit et déclenche le mouvement vers le réfrigérateur. Il n’y a là-dedans aucune « cause finale ». La cause du mouvement n’est pas le fait de boire un verre d’eau (évènement postérieur) mais bien l’image formée dans l’esprit qui est un événement antérieur et déclencheur du mouvement. Le finalisme met donc bien tout cul par-dessus tête, inverse l’ordre réel en un ordre imaginaire.

B.        Du préjugé à la superstition religieuse

Depuis « Et comme ils savent que ces moyens … » jusqu’à « les jugements des Dieux dépassent de très loin la portée de l’intelligence humaine ; »
Ensuite Spinoza expose les conséquences absurdes de ce mode de raisonnement qui consiste à considérer la création tout entière comme destinée aux usages des hommes. L'accumulation des expressions finalistes, « des yeux pour voir, des dents pour mâcher », vise à l'effet rhétorique. Nous avons affaire à un monde de fantaisie pure où tout a été disposé pour l’homme ! La nature semble animée, les choses semblent douées d’intentions à notre égard.
De là découle une autre croyance : puisque cette agencement a l’air miraculeux, on suppose un faiseur de miracles, un « quelqu’un d’autre qui a agencé ces moyens à leur usage ».
Suit ce qui apparaît comme une véritable généalogie des superstitions religieuses. Les hommes inventent des êtres dont ils ignorent évidemment tout et sur qui ils projettent ce qu’ils savent d’eux-mêmes. Ainsi ces « recteurs » de la nature doivent agir comme des hommes en vue de fins humaines et par le moyen d’une liberté humaine. Les hommes agissent en vue de leur utile propre. Si les dieux disposent la nature pour la convenance des hommes, ce doit être parce qu’ils en attendent quelque chose en retour, que les hommes les honorent et leur rendent un culte. Le passage décisif est celui-ci :
D’où il résulta que chacun d’eux, suivant son naturel propre, inventa des moyens divers de rendre un culte à Dieu afin que Dieu l’aimât plus que tous les autres et mît la nature entière au service de son aveugle désir et de son insatiable avidité. Ainsi ce préjugé est devenu une superstition et a plongé de profondes racines dans les esprits ;
On remarquera que le moteur du préjugé et de sa transformation en superstition réside dans le désir et les fixations imaginaires du désir. Tout ce passage expose donc les causes (rationnellement compréhensibles) de la naissance des religions historiques que Spinoza assimile purement et simplement à des superstitions. Et ces superstitions, il les qualifie aussi de « délires ». Ceux qui veulent montrer que « la Nature ne fait rien en vain » « semblent avoir uniquement montré que la Nature et les Dieux délirent aussi bien que les hommes. » L’expression « la nature ne fait rien en vain » revient comme un leitmotiv dans les écrits d’Aristote pour la raison est fin et ici Spinoza assume clairement la polémique des rationalistes contre la philosophie aristotélicienne. La comparaison de la superstition religieuse au délire sera un thème fréquent des penseurs des Lumières. On la retrouvera aussi sous la plume de Freud qui, dans L’avenir d’une illusion définit la croyance religieuse comme « idée délirante ».
Pourquoi s’agit-il de délire ? Tout simplement parce qu’il y a dans la superstition un déni du réel. Évidemment, dans la nature beaucoup de choses vont contre les intérêts des humains (maladies, tempêtes, catastrophes naturelles, etc.) et de plus ces choses frappent indistinctement les hommes pieux et les méchants. Ce simple constat devrait suffire pour remettre en cause le préjugé selon lequel tout est ordonné en vue du bien des hommes. Mais « ils ont donc pris pour certain que les jugements des Dieux dépassent de loin la portée de l’intelligence humaine ». On attribue à l’un des pères de l’Église, Tertullien, la formule « je crois parce que c’est absurde » (credo quia absurdum) ! Sans aller à cette extrémité, il s’agit de la croyance sans preuve rationnelle et même au mépris des preuves rationnelles.

C. Les mathématiques indiquent la voie de la vérité

« et cette seule raison certes … » jusqu’à « les amener à la vraie connaissance des choses ».
La fin du paragraphe est consacrée à indiquer l’issue. En effet, si les hommes naturellement sont portés à tenir pour vrais les préjugés et sont ainsi conduits dans la superstition, il pourrait sembler que la voie de la vérité est obstruée et on se demanderait même comment les philosophes, étant des hommes, sont capables de reconnaître le préjugé et le délire dans l’opinion commune.
Les mathématiques sont la science qui permet de sortir des préjugés habituels, car elles s’occupent seulement des essences et des propriétés des figures et non des causes finales. Elles fournissent en outre des « règles de vérité. » Ces deux parties se comprennent sans difficulté.
1)       Les mathématiques ne s’occupent pas des fins ! un triangle est un triangle et on sait tout de lui quand connaît son essence – sa définition qui est en même temps sa méthode de construction.
2)       Les vérités mathématiques procèdent de démonstrations qui produisent la certitude.
Spinoza ne dit évidemment pas que toutes les vérités sont mathématiques – il garde bien d’affirmations aussi audacieuses et périlleuses que celles d’un Galilée qui dit que « le grand livre de la nature est écrit en langage mathématique. » Spinoza se limite à dire que les mathématiques sont un modèle pour qui cherche la vérité. Comme les mathématiciens, il faut s’occuper de la nature des choses (et non de leur prétendue finalité) et procéder par démonstrations (« more geometrico »).

III. Le finalisme est faux

Depuis « J’ai suffisamment expliqué ce que j’ai promis … » jusqu’ à « j’en arrive à ce que j’ai décidé de traiter en troisième lieu. »

A. Le finalisme contredit la nécessité et la perfection de la nature

Depuis « Pour montrer maintenant que la nature … » jusqu’à « comme il est clair de soi-même. »
Ici Spinoza s’appuie sur ce qui a été montré précédemment.
-          Proposition XVI : « De la nécessité de la nature divine doivent suivre une infinité de choses en une infinité de modes (c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un entendement infini). » Cette proposition affirme l’infinie productivité de Dieu (ou la Nature). Celui recherche des causes finales le fait parce que l’infinité de choses qui procèdent de la nature divine lui échappe. Il lui faudrait un « entendement infini ». Or son entendement n’est que fini… En ramenant l’infini au fini, il est condamné à saisir de manière tronquée l’enchaînement des choses et donc il donne libre champ à son imagination.
-          Proposition XXXII (corollaires) : Ces corollaires établissent que « Dieu ne produit pas ses effets par la liberté de sa volonté » (C1) et la volonté libre n’existe pas car la volonté doit à son tour être déterminée (C2).
L’appendice se propose seulement de compléter et illustrer ces propositions fondamentales.
La doctrine finaliste « met la Nature à l’envers ». Nous l’avons déjà souligné : elle inverse l’ordre réel puisqu’elle intervertit les causes et les effets : l’effet est pris pour la cause sous le nom de « cause finale ». Mais elle inverse également le plus parfait et le moins parfait. Tout ce passage est un peu complexe et mérite qu’on s’y attarde.
Les propositions XXI, XXII et XXIII auxquelles Spinoza se réfère portent sur la manière dont Dieu produit ses effets. La proposition XXI que ce qui découle absolue d’un attribut de Dieu a dû toujours exister et est infini. Si on y réfléchit un peu, c’est presque absolument évident.  Si B procède de A et que A est éternel, B procède éternellement de A. On tient le même raisonnement si A est infini. Donc tout ce qui suit d’un attribut de Dieu est éternel et infini. Tout ce qui suit d’un attribut modifié de même tout mode qui existe nécessairement et est infini procède ou de la nature « absolue » d’un attribut de Dieu ou d’un attribut modifié. Bref tout ce qui procède immédiatement de Dieu (immédiatement, c’est-à-dire sans médiation) est infini. Dieu seul est « cause libre » et toutes les choses qui sont n’existent que comme affirmation de la puissance d’exister de Dieu. Les choses finies, celles qui n’existent pas immédiatement mais comme effet d’une autre chose, expriment une moins grande puissance d’exister et donc elles sont moins parfaites. Le finalisme au contraire fait de la perfection de Dieu une conséquence de l’existence de choses finies (par exemple des hommes créés là en vue de la plus grande gloire de Dieu.) Donc le finalisme fait dépendre le parfait de ce qui l’est moins ! Nouvelle inversion de la réalité.
Cette doctrine finaliste contredit donc l’idée de perfection divine. Si Dieu agit en vue de sa propre perfection (par exemple en créant les hommes), c’est donc qu’il lui manque quelque chose et qu’il n’est pas parfait – absurdité manifeste, selon Spinoza puisqu’il ne peut rien y avoir de plus parfait que Dieu, c’est-à-dire « une substance constituée par une infinité d’attributs , dont chacun exprime une essence éternelle et infinie » (Partie I, proposition XI).

B. L’enchaînement des causes et des effet suffit à expliquer toutes choses naturelles

Depuis « Et il ne faut pas oublier ici que les partisans … » jusqu’à « ce que j’ai décidé de traiter en troisième lieu. »
La critique précédente du finalisme peut sembler comme une réfutation par l’absurde : admettre le finalisme revient à nier des propositions démontrées dans les pages précédentes. Il s’agit de montrer que le finalisme est inutile puisque ce qu’il prétend expliquer peut être expliqué autrement en faisant des hypothèses beaucoup moins coûteuses. Pour éviter de comprendre scientifiquement, dans l’ordre naturel (de l’antérieur vers le postérieur, des causes vers les effets), l’explication finaliste invente des hypothèses dénuées de tout fondement et qui se ramènent toutes à une mystérieuse volonté de Dieu dont Spinoza dit qu’elle est « l’asile de l’ignorance. »
Attardons-nous un instant sur un des exemples utilisés :
« De même aussi, devant la structure du corps humain, ils s’étonnent et ignorant les causes de tant d’art, ils concluent que cette structure n’est pas due à un art mécanique mais à un art divin ou surnaturel, et qu’elle est formée de façon telle que nulle partie ne nuise à l’autre. »
C’est effectivement la tentative de connaître le vivant qui donne le plus souvent une apparence de bon sens aux préjugés finalistes. La complexité du vivant dépasse de loin notre capacité à saisir les enchaînements physico-chimiques des systèmes complexes et la tentation est grande d’imaginer dans ces extraordinaires agencements que sont les vivants une finalité ordonnée par quelque « grand architecte. » Ainsi, l’un des premiers savants qui conçut la parenté évolutive de tous les êtres vivants, Jean-Baptiste Lamarck, pensait-il qu’il existe une espèce de poussée à la complexification des êtres vivants qui cherchaient à s’adapter à l’environnement. Darwin au contraire chercha à s’en tenir à des mécanismes de causalité pure, sans faire intervenir ni tendance évolutive générale ni cause finale : seules modifications aléatoires de certains caractères permettent de comprendre l’évolution des êtres vivants quand ces caractères apparus sans plan déterminé se révèlent favorables ou non à la survie de l’individu. Les défenseurs de l’évolution de type lamarckien persistent pourtant à maintenir la nécessité de concevoir un « dessein intelligent » : un organe aussi complexe que l’œil, disent-ils, ne peut pas résulter d’un processus sélectif aléatoire comme le soutiennent les darwiniens.
Si dans la nature, tout évènement arrive en vertu de causes déterminées, il faut refuser la croyance aux miracles et si quelque chose paraît extraordinaire, on doit d’efforcer d’en trouver « les vraies causes » et « comprendre en savant les choses naturelles au lieu de s’en étonner. »
Spinoza termine ce développement en pointant la responsabilité de « ceux que le vulgaire adore comme les vrais interprètes de la Nature et des Dieux ». Théologiens, gourous, faux savants, imposteurs et charlatans de tous poils, ceux-là ne tiennent leur autorité que de l’ignorance du « vulgaire ». Si au contraire le savant éclaire le processus réel et dissipe la croyance aux miracles, ils le poursuivent comme impie. On peut penser qu’ici Spinoza pense aux persécutions que Galilée a dû subir pour avoir soutenu le mouvement de la terre et la nature physique commune de la terre et des « cieux ». Il y a donc bien à cette question de la superstition un enjeu politique : la connaissance rationnelle de la nature et la destruction des préjugés sapent les fausses autorités. Le lien entre progrès de la connaissance et émancipation politique va constituer un des thèmes principaux des Lumières et ce lien est déjà clairement établi chez Spinoza qui apparaît à tous égards comme le premier grand philosophe des Lumières.

IV. Conséquences concernant le Bien, le Mal, le Beau, le Laid, etc.

Depuis « Après s’être persuadé que tout ce qui arrive … » jusqu’à la fin de l’appendice.
Le préjugé finaliste consiste, on l’a vu, à tout ramener à soi. La nature est ordonnée par rapport à nous : « es nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes », fait dire Voltaire à son Pangloss ; ou encore selon Bernardin de Saint-Pierre (Harmonies naturelles), « Le melon a été divisé en tranches par la nature afin d'être mangé en famille ; la citrouille, étant plus grosse, peut être mangée avec les voisins. » Ramenant tout à lui, le finaliste projette sur le monde extérieur ce qu’il sait de lui-même et juge de tout par rapport à lui et transforme en détermination de l’essence des choses ce qui appartient seulement à rapport subjectif qu’il entretient avec elles.
Spinoza termine l’appendice par une généalogie des valeurs communes dont il va montrer qu’elles n’ont aucun caractère objectif mais dépendent entièrement de notre imagination.

A. Relativité du Bien et du Mal

« Donc, tout ce qui contribue à la santé et au culte de Dieu, les hommes l’ont appelé Bien ; ce qui leur est contraire, ils l’ont appelés Mal. Et comme ceux qui ne comprennent pas la nature des choses sont incapables de rien affirmer sur elles, mais les imaginent seulement et prennent l’imagination pour l’entendement, ils croient donc qu’il y a de l’ordre dans les choses, ignorants qu’ils sont et de la nature des choses et de la leur propre. »
Le Bien n’a donc aucune détermination objective : les hommes appellent ainsi ce qu’ils jugent leur être favorable et, encore selon ce qu’ils imaginent puisque la plupart du temps ils « prennent l’imagination pour l’entendement ». De même quand ils parlent d’ordre naturel, ils se contentent d’imaginer en fonction de leurs désirs. Mais objectivement, c’est-à-dire « en Dieu », il n’y a ni bien ni mal. L’extinction des grands sauriens fût un mal pour les dinosaures et un dinosaure finaliste aurait cherché quelque raison à ce malheur dans lequel les hommes seraient prompts à voir la preuve de la providence, ce qui n’est sans doute pas l’avis des espèces disparues de la planète par l’action humaine…

B. Extension de la démarche aux autres notions

Il en va évidemment de même en ce qui concerne les autres notions, comme le Beau et le Laid, etc.. Mais la beauté ne réside pas dans la nature mais seulement dans l’imagination : « l’harmonie a fait perdre la raison aux hommes, n’ont-ils pas cru que Dieu aussi en était ravi ! Il y eut même des philosophes pour croire que les mouvements célestes composent une harmonie. » Sont visés ici dans ce développement à nouveau très polémique l’idéalisme platonicien et l’augustinisme.

C. « Autant de têtes, autant d’avis »

Comme toutes ces notions de Bien et de Mal, de Beau et de Laid, sont subjectives, il est naturel que les hommes jugent chacun selon son naturel propre. L’un trouvera laid ce que l’autre trouve beau. De manière très matérialiste, Spinoza dit même que chacun juge « selon la disposition de son cerveau » et non d’après leur entendement ! En effet, les mathématiques montrent que tous tombent d’accord devant les démonstrations et donc que quand les hommes usent de leur entendement, ils peuvent tous être du même avis.
On voit s’esquisser ici un thème qui reviendra dans la troisième et la quatrième partie : tant qu’ils sont soumis à leurs affections – c’est-à-dire à la connaissance par l’imagination – les hommes sont souvent hostiles les uns en autres, alors qu’ils conviennent entre eux lorsqu’ils sont guidés par la droite raison.
En conclusion, donc toutes ces notions ne sont que des façons d’imaginer et non des connaissances objectives. Si on comprend ça on voit du même coup qu’il n’y pas d’imperfection dans la nature au sens vulgaire du terme. Il y a seulement des degrés de puissance qui découlent de la mise en œuvre des lois naturelles. Les animaux qui ne suivent que leur instinct animal sont à un degré de puissance inférieur à l’homme qui peut aussi suivre sa raison. Mais pour suivre sa raison il doit commencer à se défaire, autant qu’il est en lui des fantasmagories de la superstition.


[1]Le rôle de l'appétit est souligné dans le traité De l'Âme d'Aristote, Aristote note ainsi que l'objet de l'appétit est le point de départ de l'intelligence exécutive.
[2]Quatrième méditation (Méditations métaphysiques). Le problème du libre-arbitre est un problème essentiel dans la théologie et la philosophie chrétiennes. Saint-Augustin y a consacré un traité. C'est en effet parce que l'homme est libre qu'il peut pécher. Faute de reconnaître à l'homme le libre-arbitre, il faudrait faire de Dieu l'auteur du mal moral, ce qui est contradictoire avec l'idée d'un Dieu « infiniment bon ». Or le rationalisme cartésien de conduire à expliquer les actions humaines par l'enchaînement des causes efficientes et donc de nier le libre-arbitre. C'est pourquoi l'évidence du libre-arbitre, qui, selon Descartes, montre que nous sommes créés à l'image de Dieu, est le moyen de concilier le rationalisme cartésien en matière scientifique avec les thèses de la théologie chrétienne.
[3]Dans le scolie de la proposition XLVIII de la deuxième partie, Spinoza écrit ainsi : « il n'y a dans l'âme aucune faculté absolue de connaître, de désirer, d'aimer, etc. D'où suit que ces facultés et autres semblables ou bien sont de pures fictions ou ne sont rien que des êtres Métaphysiques, c'est-à-dire des universaux comme nous avons coutume d'en former des êtres particuliers. » Cette thèse strictement nominaliste découle de la thèse qui fait de l'homme un élément de la nature, déterminé à agir conformément aux lois de la nature.
[4] Dans L’Éthique, les deux premiers genre de connaissance distingués dans le Traité de la réforme de l’entendement sont regroupés dans le premier genre de connaissance.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...