mardi 12 mai 2009

Sur le concept de communisme

Un texte de Costanzo Preve dédié à Georges Labica (1930-2009)


Georges Labica
1. Dans une correspondance épistolaire sur le réseau avec Attilio Mangano, publiée sur son blog (ripensaremarx.splinder.com), Gianfranco La Grassa (à partir de maintenant GLG) admet ouvertement ne plus pouvoir se dire « communiste », être anticapitaliste sans communisme, et en substance il admet ne plus avoir de concept du communisme.
Il s’agit d’une confession qui lui fait honneur. Du moment que GLG est un véritable spécialiste de Marx et non un bavard confusionniste, il est clair qu’il ne peut plus se contenter d’affirmations anti-éducatives de type narcissiste-existentialiste à la Pietro Ingrao, pour qui communiste est celui qui « se sent communiste » ou « se déclare communiste ». Sur de telles bases, même le fou de l’asile qui déclare être Napoléon devrait aussi être véritablement Napoléon. S’il y avait en Italie une discussion marxiste sérieuse, au lieu seulement des blogs autoréférentiels en lutte sectaire réciproque, l’aveu de GLG ferait discuter. Ceci, évidemment, ne peut arriver. Qu’importe, moi, je le discuterai.
2. Selon le Dictionnaire Critique du Marxisme (en langue française) de Labica et Bensussan, à l’entrée « Communisme », on peut lire quelques intéressantes conceptualisations :
(a) Jusqu’à L’idéologie allemande de 1845, Marx n’use jamais du terme « communisme », mais du terme « socialisme ». Dans ce contexte historique, le communisme était seulement la répartition égalitaire des biens et Marx la critique dans les Manuscrits de 1844 avec la curieuse expression de « propriété privée générale ».
(b) Dans les Manuscrits de 1844, Marx pense encore le socialisme dans des termes « conviviaux » et communautaires d’une assemblée réunie autour d’un repas commun fraternel (d’où « compagnon », cum-pane, celui qui rompt le pain ensemble avec moi). Les origines communautaires conviviales du terme communisme en 1844 sont philologiquement documentées et qui veut séparer communisme et communautarisme doit détruire toute la documentation existante.
(c) Dans les Manuscrits de 1844 il y a une centralité du concept d’aliénation. Comme c’est connu, il y a des écoles marxistes (parmi lesquelles l’école l’althussérienne de GLG) qui voudraient se défaire de ce concept « juvénile ». D’autre écoles, comme la mienne, ont à ce propos une opinion opposée et en soutiennent la permanence et la centralité pour toute la vie de Marx. Une des raisons (non la seule) pour quoi je la tiens pour centrale est que chez Marx la critique du concept abstrait d’aliénation est inséparable du concept concret de division du travail. Et un communisme qui laisse la division du travail exactement comme elle est aujourd’hui me semble vraiment peu un “communisme”, et bien plus une ingénierie sociale de type positiviste.
(d) Dans L’Idéologie Allemande de 1845 nous avons la coprésence, qui n’est pas due au hasard, de deux concepts nouveaux. D’un côté, le concept de mode de production capitaliste, dont jusqu’en 1845 manquait tant le concept que le nom. De l’autre côté, le concept de communisme non comme idéal à réaliser, mais comme le mouvement réel qui abolit l’état de choses présent. Le véritable « matérialisme historique » naît ainsi seulement en 1845 à travers la connexion dialectique organique du mode de production capitaliste, des contradictions de ce mode de production (bourgeoisie et prolétariat, forces productives et rapports de production, etc.) et du communisme comme mouvement réel.
(e) Dans le Capital, chapitre sur le fétichisme de la marchandise, Marx pense le capitalisme par différence et par contraste avec les robinsonnades, le “sombre” monde féodal et l’exploitation agraire familiale, à travers la représentation « d’une réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs et dépensant d’après un plan concerté leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social. (…) Les rapports sociaux des hommes dans leurs travaux et avec les objets utiles qui en proviennent restent ici simples et transparents dans la production aussi bien que dans la distribution. »[1]
Résumons : si les mots ont un sens, le communisme résulte des trois concepts de  ( de travail,  de production,  de distribution), de plan (c’est-à-dire de prévalence du plan sur le marché) et enfin de transparence (les rapports sociaux communistes sont « transparents » et ne sont pas, au contraire, rendus obscurs par le fétichisme de la marchandise, dû lui-même à l’aliénation des produits du travail, et, comme on le voit, je réfute radicalement la lecture d’Althusser et de GLG de la séparation entre le concept d’aliénation et le concept de fétichisme de la marchandise, que je considère inversement comme des concepts interconnectés, logiquement et historiquement).
(f) Dans les écrits aux alentours des années 1870 et de la Commune de Paris, Marx montre que pour lui le communisme est « l’association des producteurs ». Cette association des producteurs a deux bases, la réappropriation du surplus social approprié par les classes exploiteuses et la démocratie directe des producteurs eux-mêmes. Marx voit comme liées la démocratie directe et l’extinction de l’État, parce que pour lui la démocratie directe est incompatible avec la permanence de l’État, aussi « démocratisé » qu’il puisse être.
(g) Dans la Critique du programme de Gotha de 1875, Marx distingue deux phases du passage au communisme, la première phrase (de chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail) et la seconde phase (de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins). Il s’agit d’une distinction très connue, en général connue même des débutant dans l’étude du marxisme.
Dans l’interprétation classique du marxisme, la première phase a été appelée « socialisme » et la seconde « communisme ». Grâce aux travaux de la tendance maoïste occidentale (Althusser, Bettelheim, Natoli, etc.) on est certain que cette distinction est inexacte. Le socialisme, en fait, n’est pas pour Marx un mode de production autonome mais simplement la transition du capitalisme au communisme, dans laquelle perdure la lutte des classes entre bourgeoisie et prolétariat autour des « deux lignes » du parti (théorie de la révolution culturelle de Mao Tsé-toung et du maoïsme européen).
Le discours devrait être beaucoup plus long et mieux articulé, mais contentons-nous pour l’instant de ces sept points introductive. Et par-dessus tout, commentons-les de manière libre et dépourvue de préjugés.
3. Pour qui connaît la philosophie de Hegel et n’en parle pas seulement par « ouï-dire » comme un ivrogne dans une auberge, il est évident que le communisme de Marx ne se « superpose » pas à l’histoire comme un projet rationnel abstrait, mais émerge du développement des déterminations dialectiques (dans le sens de déterminations du fini qui renvoie à autre chose que lui-même), et par conséquent il est contenu dans le capitalisme comme sa possibilité ontologique objective.
Qui connait la Phénoménologie de l’esprit, et ne crache pas dessus sans la connaître, seulement par « ouï-dire », y reconnaîtra la théorie du Savoir Absolu de Hegel, pour qui « la force de l’esprit est plutôt celle de rester égal à lui-même dans son extériorisation ». Si nous cherchons à déduire le communisme non seulement d’une possibilité objective qui n’est nécessitée par rien de contraignant (le dynamei onaristotélicien), mais d’une nécessité historique qui prend la forme (folle) d’une loi naturelle positiviste, nous finissons évidemment dans une impasse.
La « science » ainsi entendue ne pourra jamais déduire scientifiquement le passage du capitalisme au communisme.
4. La faillite de tous les « scientismes », de Lucio Colletti à Gianfranco La Grassa, est donc inscrite depuis le début dans le caractère erroné de leurs présupposés. Et comme je ne m’étonne pas du tout  que Colletti, plein de sa stupide rancune contre Hegel, bien meilleur que lui, soit finalement passé de Marx à Popper, de la même manière, je ne m’étonne pas que Gianfranco La Grassa, sur la base du fait que le communisme est aussi aléatoire que la chute d’une météorite, affirme dans sa correspondance avec Mangano que « croire au communisme est comme croire en Dieu » et que la croyance dans le communisme est une simple manière de donner un sens à sa propre vie, analogue de ce point de vue à la croyance chrétienne.
Ceux qui veulent fonder le communisme sur la science scientifique épurée de l’horrible triade irrationaliste philosophie-idéalisme-humanisme, sur laquelle, à l’inverse, je fonde rationnellement mon communisme, je le revendique et je l’en vante, arrivent nécessairement à l’excommunication de Pascal, c’est-à-dire à la foi communiste assimilée à la foi en Dieu.
Est-ce que je m’étonne ? Mais pas même en rêve ! Depuis plusieurs années j’en suis arrivé à la conclusion calme et prudente (faillible et provisoire comme toutes les conclusions) que le pire irrationalisme, celui qui est incurable (et incurable parce qu’il ne sait pas socratiquement qu’il ne sait pas) est l’arrogance scientiste, celle-ci qui se décharge dans la haine envers la philosophie, l’humanisme et l’idéalisme, le communautarisme, la décroissance, etc. À la fin, son délire scientiste lui fond entre les mains comme la glace au soleil et il doit parler d’abord du communisme aléatoire comme la chute d’une météorite et ensuite de la foi dans le communisme comme quelque chose de semblable et même d’égal à la foi en Dieu.
Tout ceci mérite d’autres commentaires brefs.
5. Dit de manière synthétique, le paradigme de théorique de GLG peut être résumé ainsi : l’analyse du mode de production capitaliste est une science alors que le communisme est une religion.
Ce modèle théorique n’a rien à faire avec celui de Marx. Notez bien : je n’ai pas dit qu’il est une interprétation discutable de Marx. Des interprétations de Marx il y en a des centaines. Par exemple, mon interprétation de Marx (Costanzo Preve) est une interprétation discutable : Marx est le troisième grand penseur idéaliste après Fichte et Hegel ; chez Marx le matérialisme a seulement un statut métaphorique complémentaire mais non fondateur : l’art, la religion, la philosophie, ne sont pas des superstructures ; l’État ne s’éteindra pas non plus dans le communisme ; l’humanisme est partie intégrante de la pensée de Marx ; le communautarisme est à la base du concept de communisme, etc. C’est le cas de dire : plus discutable que ça !
Et cependant, pour discutable qu’elle soit, mon interprétation est en tout conforme au projet de Marx, fondé sur le fait de tenir ensemble capitalisme et communisme et dans la pensée du communisme à partir du capitalisme, non comme son issue nécessaire (pour user du langage positiviste erroné de Marx et  Engels : comme un « processus de l’histoire naturelle »), mais comme son issue ontologique possible (le dynamei on aristotélicien, l’experimentm mundi de Bloch, l’ontologie de l’être social de Lukacs, etc.).
Si inversement on arrive au dualisme, totalement séparé, de l’analyse du mode de production capitaliste comme science et du communisme comme religion, alors on est complètement en dehors de Marx.
Notez-le bien. Pour moi cette affirmation ne comporte absolument aucune condamnation moraliste indignée ni une excommunication des groupuscules fous et sectaires. Simplement, je constate où nécessairement doit arriver le long cri de haine et de mépris envers la philosophie, l’idéalisme et l’humanisme.
La confession de GLG (le communisme est comme la foi en Dieu) ne me scandalise pas, en effet. Simplement, il me plait de la voir écrite noir sur blanc, parce qu’elle représente une confirmation retentissante de ce que je pense depuis au moins vingt ans de tous les paradigmes antiphilosophiques et antihumanistes du communisme. Les graves tombent gravitationnellement. Les marxismes scientistes et antiphilosophiques tombent eux aussi gravitationnellement.
6. Après cinquante années de recherches sérieuses et originales sur Marx et le marxisme, notre GLG est arrivé à deux conclusions sur le communisme. Premièrement, le communisme est une foi religieuse et existentielle comparable à la foi en Dieu.  Il y a celui qui a la fortune de l’avoir et celui qui, hélas (ou heureusement, parce qu’il est « wébériennement » plus désenchanté) ne l’a pas. Deuxièmement, l’advenue du communisme dans l’histoire humaine est un phénomène purement aléatoire, comparable à la chute d’une météorite.
Voyons comment le maître de GLG, Louis Althusser, se représente le communisme dans une conférence à Terni (cf.  Repubblica et Manifesto, 5/4/1980), peu de temps avant sa catastrophe bien connue. Devant un plateau de petits sots bouleversés « de gauche », le maître franco-taôiste soutient dans l’ordre les thèses suivantes (je me limite malheureusement aux seules thèses rapportées par les journalistes médiocres présents).
Il est nécessaire de jouer en se débarrassant de toutes les partitions.
Le socialisme historique construit jusqu’ici est de la « merde » (sic !)
Après cette merde, cependant, grâce à la résistance ouvrière constituante, viendra l’anarchisme social.
Quand au communisme, pour l’heure il est vivant chez les enfants qui jouent heureux et indisciplinés dans leur cour.
Le communisme en outre ne signifie pas du tout « socialisation », parce que socialiser est une chose terrible, un « tendance du capitalisme » et il est besoin le cas échéant de « désocialiser ».
Dans une entrevue concédée par Lucio Colletti, ce dernier rapporte qu’il a dîné avec Althusser dans un « petit restaurant vietnamien », qu’ils ont discuté du marxisme et qu’Althusser lui aurait dit que le marxiste qui lui semblait le plus prometteur et pertinent était l’Italien Antonio Negri, dit Toni Negri, devenu depuis internationalement fameux avec ses deux œuvres écrites avec Michael Hardt, Empire et Multitude, desquelles, par pudeur, je ne parlerai pas, mais que je tiens pour le pire au sens absolu de ce qui a été publié dans la conjoncture  historique (provisoire) de la dernière décennie.
Un bref commentaire. La sympathie d’Althusser pour Negri (je considère comme fiable le témoignage de Colletti) n’est pas un hasard, car tous les deux s’accordent pour décliner théoriquement le communisme dans les termes de l’anarchisme, c’est-à-dire de l’extinction de l’État. Ne pouvant cependant pas « démontrer » cette thèse (précisément l’extinction de l’État), thèse effectivement indémontrable (et on peut voir, outre Preve, Danilo Zolo, Domenico Losurdo et de très nombreux autres) ils doivent se replier sur des métaphores tout à fait littéraires, comme des bambins heureux qui jouent sans surveillance dans leur cour, ou bien comme des « multitudes constituantes ». Negri lui-même, après la mort d’Althusser, a confirmé de manière répétée son adhésion au soi-disant « matérialisme aléatoire », c’est-à-dire à la théorie du communisme pensé comme la chute d’une météorite. On a ainsi la configuration d’une véritable école vénéto-marxiste, qui va de Padoue (Toni Negri) à Conegliano Veneto (Gianfranco La Grassa ).
Inversement, je suis d’accord avec Althusser sur les points (a) et (e). Il est besoin en effet aujourd’hui de faire du marxisme en jetant dehors de toutes partitions. Mon défunt ami Jean-Marie Vincent l’a dit de manière encore plus précise dans un essai fondamental soutenant qu’il est nécessaire de « se débarrasser du marxisme » entendu comme la tradition séculaire 1890-1990. Très bien dit. Personnellement, voilà au moins vingt ans que je cherche à le faire. En outre, il est parfaitement vrai que sans désocialiser la socialisation capitaliste (en particulier la pire de ces socialisations culturelles, la socialisation de la soi-disant « culture de gauche »), il n’y a aucun sens à parler de communisme. Je suis en revanche en désaccord avec les points (b), (c) et (d). J’accorde le fait que les enfants essoufflés qui jouent au ballon sont l’image du bonheur, mais ce type d’extase (sortir de soi-même, ek-statis) ne doit pas être assimilé à l’association des producteurs qui, pour Marx, est le concept du communisme. L’association des producteurs peut se révéler pédante, ennuyeuse et difficile. La félicité à mon avis se cherche et se trouve ailleurs. La félicité est une dimension privée. Seule la justice est une dimension publique. Un peu de philosophie grecque ne ferait pas de mal.
7. À qui veut continuer sur la route des multitudes constituantes à l’intérieur d’un empire déterritorialisé sans plus aucun État national,  de l’anarchisme social magiquement sans la charge minimum de démonstration rationnelle sur une base historique, de la foi dans le communisme pensée selon le modèle de la foi en Dieu, du communisme pensé sur le mode aléatoire comme une chute de météorite, du communisme esthétique comme félicité présente des enfants excités qui jouent au ballon dans une cour, des désormais insupportables déclarations de haine envers la philosophie, l’idéalisme et l’humanisme, etc., à celui là est conseillé d’interrompre tout de suite  la lecture. Contra negantes principia ­ - disait Hegel – non est disputandum.
Qui veut en revanche tourner la page est prié de lire avec une extrême attention les paragraphes qui viennent.
8. Il n’est pas vrai que les choses sont « complexes ». La soi-disant « complexité » est un mythe de la caste universitaire, la même qui a réduit la philosophie à la « citatiologie ». La « citatiologie » est le seul paramètre académique pour les concours universitaires, à partir du moment où la philosophie a été privée de tout rôle fondateur dans la compréhension de la société et de l’histoire. Platon, Aristote, Spinoza, Kant, Hegel et Marx auraient été inexorablement recalés à un concours universitaire, parce qu’ils ont écrit sans citer personne. La citation peut être parfois utile, mais, c’est comme le vinaigre balsamique, une goutte suffit.
On dira que ceci valait seulement pour les grands et que maintenant cela ne vaut plus. Maintenant, sans « citatiologie », on est expulsé de la république des doctes. Idioties. Lukacs écrit (Pensiero Vissuto, Editori Riuniti, Roma 1983, p.44)[2]: « Sur moi, Bloch a eu une énorme influence. C’est lui en fait qui m’a convaincu avec son exemple qu’il était possible de philosopher à la manière traditionnelle. Jusqu’à ce moment, je m’étais immergé dans le néokantisme de mon temps, et maintenant que je rencontrais en Bloch le phénomène de quelqu’un qui philosophait comme si la philosophie moderne tout entière n’existait pas et qu’il était possible de philosopher à la manière d’Aristote et de Hegel. » Ici, Lukacs touche à un point essentiel.  Il ne s’agit pas de se donner, de manière mégalomaniaque, l’illusion de pouvoir arriver au niveau d’Aristote et de Hegel. Il s’agit de philosopher à la manière d’Aristote et de Hegel sans la stupide rhétorique de la complexité et sans croire qu’on peut « démontrer » quelque chose de manière érudite et citatiologique. Il ne s’agit certes pas de haïr le cirque universitaire et ses rites « citatiologiques », mais de comprendre que ce cirque est totalement insignifiant pour la discussion philosophique des contenus.
9. Hostile au « citationnisme » inutile et pléonastique, alibi pour androïdes académiques privés d’idées originales, je commencerai cette fois avec une citation, et avec une citation d’une partie de la première des Thèses sur Feuerbach, écrite par Marx au printemps 1845 à Bruxelles et dont Engels a donné une publication posthume en 1888. Elle dit :
« Le défaut principal, jusqu’ici, de tous les matérialismes (y compris celui de Feuerbach) est que l’objet (Gegenstand), la réalité effective, la sensibilité, n'est saisi que sous la forme de l’objet (Objekt) ou de l'intuition ; mais non pas comme activité sensiblement humaine, comme pratique, non pas de façon subjective. »[3]
J’omets le reste, secondaire et non essentiel. Mon ami défunt Georges Labica, maître aimé et ami fraternel, a dédié un commentaire analytique aux Thèses sur Feuerbach qu’il vaudrait la peine de reprendre, ce que je ne peux pas faire pour des raisons de place. Si on le faisait, il en émergerait l’interprétation connue du marxisme comme « philosophie de la praxis », inaugurée en Italie par le livre de Giovanni Gentile de 1899 sur la Philosophie de Marx (livre qu’en son temps Lénine apprécia dans la traduction française, au point de conseiller à sa sœur de le traduire en russe), qui fut le modèle repris substantiellement par Gramsci dans ses Quaderni del carcere, très bien commentés en langue française par André Tosel.
Et toutefois j’en donnerai tout de suite mon interprétation, théorétique et non citatiologique.
10. Avant tout un nécessaire acte brechtien de distanciation.  La première thèse sur Feuerbach de Marx se base sur deux pittoresques équivoques de Marx. Il n’est pas besoin en effet de penser que Marx est le fils de Dieu qui ne se trompe jamais. Marx a commis quelques erreurs, par exemple, dans l’interprétation de Hegel et c’est seulement récemment, avec la chute de la Sainte Inquisition du communisme étatique et partisan qu’il a été permis de commencer précautionneusement de le dire (cf.  Roberto Fineshi, Marx et Hegel, Carrocci, Roma, 2006).
Il est évidement qu’ici Marx cherche à fonder une philosophie de la praxis, qu’il explicitera dans la onzième et dernière thèse sur Feuerbach, savoir : « Les philosophes ont seulement interprété le monde de différentes manières, il s’agit de la transformer. »[4] Il est intéressant que Engels en 1888 ait interpolé, en l’inventant, un aber inexistant dans le texte original, pour quoi la phrase sonne ainsi : « les philosophes ont jusqu’à présent interprété le monde de différentes manières. Il s’agit au contraire de la transformer. » Engels a mis son bébé “au contraire” (aber) en parfaite bonne foi. Mais pour un siècle, les idiots incurables travestis en « vrais marxistes » ont mis en avant la démentielle conception activiste qui oppose l’interprétation à la transformation, comme si on pouvait transformer quelque chose sans l’avoir préalablement interprété correctement. Il s’agit d’une pathologie nommée « dromomanie », typique de ceux qui ne parviennent jamais à resté en place et s’agitent continuellement.  Une grande partie de l’histoire du marxisme est une histoire de dromomanie hystérique. Mais passons au commentaire de la première thèse sur Feuerbach.
À cette fin, il faut dire qu’il y a tout de suite deux véritables erreurs à relever. En premier, il n’est pas vrai du tout que le matérialisme de Feuerbach soit à inscrire dans les matérialismes contemplatifs qui considèrent la réalité en termes abstraits d’objet (Objekt), et non d’obstacle qui se tient face à notre praxis (Gegenstand). Il n’est pas vrai du tout que Feuerbach ne conçoit pas la réalité comme activité humaine et comme praxis subjective. C’est exactement le contraire. Feuerbach conçoit la praxis humaine comme vecteur humaniste fondamental de désaliénation de l’homme, le seul moyen de remettre sur ses pieds la théologie qui n’est autre que l’anthropologie placée sur la tête. Le manque de générosité de Marx vis-à-vis de Feuerbach est criant, même s’il est compréhensible pour un homme qui n’a pas encore trente ans et qui doit effectuer le freudien meurtre du père (et même de deux pères, Hegel et Feuerbach). En second lieu (et ici nous sommes au sommet du théâtre philosophique de l’absurde), Marx relève que « le côté actif fut développé de façon abstraite, en opposition au matérialisme, par l'idéalisme - qui naturellement ne connaît pas l'activité réelle effective, sensible, comme telles. »   Que l’idéalisme, inauguré en 1794 par Fichte (cf.  La doctrine de la science) traite abstraitement le côté actif, et naturellement ne connaît pas l’activité réelle et sensible comme telle, est une pure invention polémique du jeune Marx. Le Je de Fichte est une métaphore philosophique unifiée sous forme d’un concept unitaire transcendantal-réflexif de l’humanité entière, pensée comme vecteur dynamique transformateur du Non-Je, c’est-à-dire des obstacles continus que l’humanité trouve devant elle comme obstacle (Gegenstand) à son incessante activité méliorative, ce qui est exactement ce que Marx considère comme nécessaire pour passer de l’interprétation du monde à sa transformation. Et il en résulte un sympathique paradoxe selon lequel le matérialisme que Marx cherchait existait depuis un demi-siècle (1794-1844) et c’est justement l’idéalisme de Fichte.
11. Bertolt Brecht, dans Dialogues de réfugiés, dit que celui qui est privé de sens de l’humour ne devrait pas s’occuper de philosophie. Brecht interprète en effet la dialectique hégélienne comme la manifestation philosophique du sens de l’humour, dans la forme de l’identité des opposés et de la continuelle transformation d’un opposé dans l’autre et vice-versa. Pour l’essentiel, Brecht a raison.  Et c’est en effet le point le plus haut de l’histoire du théâtre de l’absurde le fait que Marx croie avoir découvert en 1845 une chose déjà amplement découverte par Fichte en 1794, et appelle « matérialisme » rien de moins que le modèle classique de l’idéalisme, croyant évidemment que le matérialisme consiste dans le fait de ne pas croire en Dieu ou dans le primat de l’infrastructure sur la superstructure. De cette manière, sous le nom de « matérialisme », utilisé en un sens purement métaphorique, sont simplement interpolés l’ et le structuralisme, sous un autre nom. Mais on ne s’arrête pas ici : cela ne fait que commencer.
12. En simplifiant brutalement, mais en même temps en ne m’excusant pas du tout de cette simplification, et même en la revendiquant comme le légitime orgueil de l’innovateur, je ne pense que la logique historique du marxisme (l’histoire logique et non l’histoire historique effective) peut être résumée de manière dialectique en trois moments. En disant « dialectique », j’entends la seule dialectique moderne qui existe, la dialectique triadique de Hegel, parce qu’il n’en existe pas d’autre. Pour parler bref, la soi-disant « dialectique négative » d’Adorno n’est pas à mon avis une vraie dialectique, mais simplement une rousseauiste « furie de disparition », qui ne se détermine jamais substantiellement et temporellement et, partant, ne se déterminant jamais spatialement et temporellement, n’est pas une vraie dialectique, parce que la dialectique doit toujours se déterminer dans un fini spatio-temporel, qui, étant une détermination finie, comme toutes les déterminations renvoie à autre chose qu’à soi, et pour cette raison est proprement dialectique (cf.   Fernando Vidoni, Dialettiche nel pensiero contemporaneo, Canova, Trevisa, 1996).
Il y a eu une dialectique antique (Platon). Mais la dialectique moderne, construite sur la base historique et non géométrique-pythagoricienne, par Hegel, est triadique, comme l’est du reste la Trinité Chrétienne, qui, philosophiquement représente la fin de la pensée antique et la naissance de la pensée « moderne » dans un sens évidemment figuré et métaphorique.
Pour parler brièvement, on peut interpréter la dialectique triadique de Hegel de la manière que l’on veut, comme thèse-antithèse-synthèse, ou comme moment abstrait-dialectique-spéculatif, ou encore comme logique de l’être-de l’essence-du concept.
Faites comme il vous plaira pourvu que vous compreniez la logique dialectique de cette exposition dialectique de l’histoire logique-transcendantale de la pensée de Marx.  
13. J’ai affirmé dans le paragraphe précédent que l’unique dialectique moderne est triadique, et seulement triadique, entendue comme sécularisation rationnelle idéaliste de la Trinité chrétienne la précédant, ce qui suppose la compréhension difficile mais nécessaire que, à la différence des Juifs et des Musulmans, qui croient en Dieu, les chrétiens ne croient pas véritablement en Dieu (comme le répètent en cœur les sots et les désinformés) mais dans la Trinité, qui est une chose bien différente. De ceci dépend la reconnaissance du caractère cognitif de la religion dans la forme de la représentation (Vorstellung), nié par tous les confusionnistes positivistes, empiristes, laïcistes, athées de diverses variétés. Mais passons outre ou, comme dit le patriote du risorgimento condamné à être fusillé, tiremm innanz (« Continuons » en napolitain, NDT). Fidèle à la méthode triadique, j’exposerai la logique historique du projet de Marx en trois moments, A, B et C.
(A) Dans son premier moment, la pensée de Marx se manifeste dans la forme d’une philosophie de la praxis, ou plus exactement dans la forme d’une philosophie de l’unité de la théorie et de la praxis, c’est-à-dire d’un idéalisme fichtéen qui se croit matérialiste. Il s’agit du jeune Marx de 1841 à 1848 environ. Au XXe siècle, cette philosophie de la praxis intégrale est relativement et on la trouve presque seulement chez l’Italien Antonio Gramsci et chez l’Allemand Karl Korsch (en laissant de côté ici les différences significatives entre eux deux). À mon avis, Georges Labica peut être défini comme un représentant, à la fin du XXe siècle, de cette ligne de pensée et ceci explique sa valorisation d’Antonio Labriola (comme l’a soutenu André Tosel dans son émouvante nécrologie).
(B) Et toutefois, bien vite cette version de la philosophie de la praxis est investie par le positivisme et par son influence prépondérante. À partir des années 50 du XIXe siècle, l’objet qui, auparavant, était un Gegenstand, devient à tous égards un Objekt, en l’espèce le mode de production capitaliste entendu comme objet de connaissance « neutre », c’est-à-dire objet de science positiviste, même reverni en apparence d’une « dialectique » inoffensive. La science positiviste, comme on le sait, est entièrement tirée du modèle des sciences naturelles et ceci explique la domination du concept de « loi scientifique », totalement incompatible avec une philosophie de la praxis. Le premier représentant de cette tendance est le second Marx (1850-1883), suivi par Engels, en passant par le matérialisme dialectique et par le marxisme dit « officiel » (mais partagé philosophiquement par tous les hérétiques, de Rosa Luxemburg à Amedeo Bordiga et Léon Trotsky), et en terminant chez les fanatiques de la science sans bases philosophiques (Galvano Della Volpe, Louis Althusser, Gianfranco La Grassa). C’est véritablement cette tendance qui aujourd’hui semble entrée dans une crise théorique profonde (apologie de l’aléatoire, pouvoir constituant de la multitude, communisme comme bonheur des enfants, comme chute d’une météorite ou comme croyance en Dieu, etc.). Pourtant, et je suis modérément pessimiste, son pouvoir inertiel a encore devant lui de nombreuses décennies.
(C) La synthèse de philosophie subjectiviste de la praxis et de philosophie objectivistes de la (présumée et inexistante) science est à mon avis une ontologie de l’être social, dont la formulation de Lukacs ne doit pas être entendue comme définitive mais comme initiale et provisoire.
Toutefois, c’est un premier point de départ. Il est tout à fait normal qu’aujourd’hui elle soit oubliée, dans une époque de repentance, de destitution moraliste du XXe siècle entendu comme le siècle des utopies totalitaires et des idéologies meurtrières, d’apologie du fragment, du postmoderne, du relativisme et du nihilisme faible et tranquillisant.
L’ontologie de l’être social, ainsi que nous l’a transmise en héritage le dernier Lukacs, est insuffisante.  Mais c’est un premier pas, digne d’être élaboré et amélioré. En tout cas, seulement sur cette voie peuvent être dépassés (dans le sens de la Aufhebung, le dépassement-conservation de Hegel) le moment de la praxis et le moment de l’illusion positiviste infondée du marxisme comme science.
L’illusion positivisme de la transformation du marxisme en science positive-prédictive sur une base déterministe et nécessitariste, justement parce qu’elle est infondée et illusoire, doit à la longue se transformer elle-même dialectiquement en son contraire, c’est-à-dire une apologie de l’aléatoire, de la séparation entre concept scientifique du capitalisme et comme foi et espérance en l’existence de Dieu.
Occupons-nous en brièvement.
14. La conclusion de la première période de la pensée marxienne comme idéalisme de l’unité théorie-praxis, avec le primat de la praxis sur la théorie, un idéalisme qui se croyait subjectivement un matérialisme, peut être située dans les deux années 1848-1849 et dans la défaite du cycle révolutionnaire en Europe. Cela n’a donc rien à voir avec un « changement dans le programme de recherche de Marx », pour user du jargon épistémologique des professeurs d’université. Il s’agit d’un pas obligé. La révolution « pratique » s’éloignait, le Gegenstand se révélait plus « dur » que ce qu’on avait pensé précédemment, et le moment était arrivé de commencer à penser le capitalisme comme Objekt et non plus comme Gegenstand.
Était arrivé le moment de l’élaboration de cet objet de pensée appelé « mode de production capitaliste » que l’école d’Althusser et de La Grassa mit ensuite au centre de la considération « scientifique » du présent historique. Les thèses théoriques comme l’humanisme et contre la catégorie d’aliénation n’étaient absolument pas nécessairement pour exagérer l’importance centrale de la catégorie de mode de production et elles s’expliquent seulement à l’intérieur de la conjoncture idéologique française des douze années 1956-1968 et de la lutte sectaire d’Althusser contre Garaudy, Sève et Sartre. Le fait que Gianfranco La Grassa ait prolongé ce scénario conflictuel pendant près d’un demi-siècle est seulement un épiphénomène de sectarisme. Cela n’aurait pas été nécessaire. On peut tranquillement souligner la centralité de la catégorie de mode de production sans cris de haine continus et réitérés pour la philosophie et l’humanisme. Mais ceci nous invite à ouvrir une parenthèse.
15.  Le marxisme est-il un humanisme ? Question inutile et insensée. Cependant en voulant donner une réponse, elle est élémentaire et requiert de savoir compter jusqu’à deux. Du point de vue du modèle épistémologique d’explication des faits sociaux et de leur rapport réciproque, le marxisme n’est pas un humanisme mais un structuralisme. Il ne trouve pas son fondement théorique dans le concept philosophique d’Homme (avec une majuscule) mais dans le concept de mode de production social, qui, à son tour, existe seulement dans la connexion dialectique de trois composants interconnectés (développement des forces productives sociales, rapports sociaux de production, formations idéologiques de légitimation du pouvoir et/ou stratégie d’opposition à celui-ci). Il s’agit d’une évidence absolue.
Inversement, du point de vue de la fondation philosophique de la légitimité de la critique du capitalisme, le marxisme est un humanisme intégral, parce que l’Homme (métaphore de toute l’humanité pensée comme un seul concept unitaire de type transcendantal-réflexif) est le seul Sujet capable de projeter de manière collective et communautaire le dépassement du mode de production capitaliste ou d’un autre mode de production de classe. Aucun autre « sujet » n’en peut être capable (providence divine, développement de la technologie, automatisme de l’économie, écroulement et crises cycliques de la production, etc.).
Le problème est donc d’une solution très facile.  Il ne l’est pas cependant pour les contempteurs enragés de la philosophie comme savoir fondationnel, qui acceptent la philosophie de mauvais cœur, seulement comme clarification épistémologique et gnoséologique de la science de la nature conçue comme unique idéation cognitive légitime du monde. Cependant, on assemble ainsi la chaîne destructive et autodestructive du matérialisme dialectique (Staline), du galiléisme moral (Della Volpe), de la théorie des ensembles théoriques (Althusser) et de toutes les nombreuses autres variantes de l’illusion utopiquede la fondation scientifique de la déduction du communisme directement des « lois naturelles » des tendances de la production capitaliste, entièrement désubjectivisée et objectivée.
À la fin de ce parcours utopique-scientifique, s’y tiennent les bambins communistes qui jouent essoufflés et heureux, les météorites aléatoires qui tombent sur terre, la croyance en Dieu et autres bizarreries semblables.
16. Il y a un paradoxe dans l’histoire du marxisme, qu’il est nécessaire de maîtriser rationnellement. Si on le fait, alors s’ouvrent des voies pour une solution nouvelle du problème de la compréhension des raisons de l’anticapitalisme. L’anticapitalisme, en effet, est très souvent une attitude légitime et rationnelle qui est soutenue et défendue sur la base de véritables sottises extrémistes qui éloignent toutes les personnes normales et attirent seulement les sots, les fanatiques et les illuminés. Tous les marxistes qui, par leur action, ont démenti l’inutile modèle scientifique du passage automatiques  interne du capitalisme au communisme, de Lénine en 1917, à Staline en 1929, à Mao Tse Toung en 1949, à Fidel Castro en 1959, etc., ont systématiquement maintenu dans leurs appareils partisans, idéologiques, scolaires et universitaires la sottise positiviste de l’évolution fatale du capitalisme au communisme sur la base de la « nécessité des processus de l’histoire naturelle ». Pourquoi ?
Il est difficile d’expliquer le pourquoi des idioties. Mais l’analogie avec les religions peut nous aider. La religion, fruit légitime de la pensée humaine (tout à fait indépendant du fait qu’un individu singulier y croit ou non) qui ne s’éteindra pas avec la vulgarisation de l’astrophysique ou du darwinisme, et qui est un bien qui ne s’éteint pas, remplit des fonctions structurelles pour la reproduction sociale, comme la réponse à la question du sens de la vie individuelle des personnes particulièrement sensibles et plus encore comme la stabilisation « métaphysique » de l’éthique communautaire de solidarité et de secours mutuel. Et pourtant cette fonction rationnelle doit être nécessaire soutenue par des faits incroyables comme le sang de San Gennaro, les bergères de Lourdes et de Fatima qui voient la madone qui leur parle en dialecte gascon ou portugais, etc. En théorie, on pourrait avoir seulement l’élément rationnel de la solidarité communautaire sans avoir aussi nécessairement les miracles totalement incroyables. En pratique, il n’en est pas ainsi. Qui veut l’élément rationnel doit aussi prendre l’élément miraculeux. Quelque chose de semblable est arrivé pour le communisme. En théorie, il n’y aurait aucun besoin de l’élément de la religion positiviste, c’est-à-dire le stupide scientisme qui prétend tirer l’effondrement du capitalisme de l’automouvement interne de l’économie fétichisée. Les raisons pour s’opposer au capitalisme, il y en a et elles sont abondantes. Évidemment, il y a un pourcentage de crétins qui doivent pouvoir croire que le socialisme se fonde sur une science.
Les théoriciens positivistes se querelles ensuite – comme le font régulièrement tous les théologiens – pour savoir si ce modèle de science devrait être galiléen, newtonien, positiviste pur, tiré de la crise des sciences du début du XXe siècle, wébérien, etc.
17. À l’inverse, le vieux Karl Marx (1818-1883) n’a jamais mis en cohérence ni systématisé son modèle théorique (et de là naît la légitimité de toutes les interprétations successives), le code marxiste systématisé en doctrine cohérente fut mis sur pied conjointement par Engels et Kautsky pendant les deux décennies 1875-1895. Ces deux décennies correspondent exactement à la grande dépression (1873-1896) en Europe. Il s’agit d’une des périodes les plus contre-révolutionnaires de l’histoire européenne tout entière. Colonialisme, impérialisme, racisme, antisémitisme, etc. Le « marxisme » est fils de la contre-révolution qui a suivi la boucherie de la Commune de Paris (1871).
Ceci explique pourquoi, en présence d’une contre-révolution en acte, le code marxiste se soit réfugié par compensation dans un modèle positiviste de révolution en puissance. Ici il nous faudrait Freud, mais le vieux Sigmund est peu évoqué par les marxistes qui craignent que son regard ne plonge dans leurs névroses et leurs psychoses. Le penseur anticapitaliste important de la période 1889-1914 qui ait su radicalement réfuter le code positiviste a été Georges Sorel, l’unique et véritable défenseur de la philosophie de la praxis de Marx et, en effet, ce n’est pas un hasard s’il a été marginalisé et poussé en dehors du mouvement ouvrier organisé. Mais Sorel n’était pas un « irrationaliste ». Simplement son concept de science dont il n’était pas du tout dépourvu (c’était un ingénieur retraité parfaitement informé de la science de son temps) était dérivé de Bergson, scientifique de formation lui aussi, et non du modèle déterministe et mécaniste du positivisme universitaire allemand. Ce « marxisme » (Erich Matthias, Kautskj e il kautskismo, De Donato, Bari, 1971) était seulement le revers idéologique d’une pratique politique et syndicale opportuniste de la social-démocratie allemande. La défaite de Sorel est, à ce propos, tout à fait significative. Le fait que Sorel s’en soit pris à la caste métaphysique des « intellectuels » plutôt qu’aux simples travailleurs montre qu’il avait su isoler le noyau de la question. Le poisson commence toujours à pourrir par la tête. Dans les mêmes années Robert Michels arrivait plus ou moins aux mêmes conclusions.
18. Il est donc nécessaire de changer radicalement de route. La tentation scientiste est une illusion. Qui la poursuit, même de bonne foi et avec une conviction sincère, finira par créer le dualisme insoluble entre la science du mode de production capitaliste et la religion du communisme, avec tous ses dérivés (enfants heureux qui jouent au ballon, anarchisme social des multitudes, chute des météorites, foi en Dieu et recherche du sens de la vie, etc.) Il est besoin, évidemment, de relégitimer la vieille définition du communisme de Marx en termes de libre association des producteurs, dans laquelle la « production » n’est pas seulement textile, métallurgique ou nucléaire, mais est tout autant « production » de recherche scientifique, d’art, de religion, de philosophie. Le mot « production » est le meilleur parce que sans production de biens et de services, l’espèce humaine ne pourrait même pas se « reproduire ». Mais la libre association des producteurs est possible seulement à l’intérieur d’une  des producteurset, à mon avis, la  des producteurs présuppose le maintien soit de la famille soit de l’État national avec toutes les garanties que l’on peut concevoir pour les minorités.
Cependant s’ouvrirait ici une série de problèmes qui ne peuvent être discutés dans ce lieu. À son époque, Franco Fortini utilisa la métaphore de l’ouverture de la « chaîne des pourquoi ». Et en effet, si on ouvre la chaîne des pourquoi, elle ne peut être arrêtée sur commande et procédera tant qu’on ne sera pas arrivé au dernier anneau de la chaîne elle-même. Et le dernier anneau est toujours provisoire dans l’espace et dans le temps, et correspond exactement à ce que Hegel appelait « détermination » (Bestimmung).
L’héritage de Marx est au-delà de l’opposition abstraite entre idéalisme et matérialisme. L’héritage de Marx est humaniste. L’héritage de Marx est philosophique. L’héritage de Marx est communautaire, la  nationale y compris. Qui veut prendre la route de la météorite le peut bien. Mais sans nous.

Costanzo Preve - Turin, février 2009.

(Traduit de l'italien par Denis Collin)

[1] K. Marx, Capital, I,I,IV. Traduction de J. Roy – in Oeuvres I, la Pléiade, p. 613
[2] cf. Pensée vécue, mémoire parlée, L’Arche, 1986
[3] Texte allemand : „Der Hauptmangel alles bisherigen Materialismus (den Feuerbachschen mit eingerechnet) ist, dass der Gegenstand, die Wirklichkeit, Sinnlichkeit nur unter der Form des Objekts oder der Anschauung gefasst wird; nicht aber als sinnlich menschliche Tätigkeit, Praxis, nicht subjektiv.
[4] Texte allemand : „Die Philosophen haben die Welt nur verschieden interpretiert, es kömmt drauf an, sie zu verändern.“


mardi 10 mars 2009

La gratuité et la loi de la valeur

Quelques réflexions à partir de Marx


Dans la Critique du programme de Gotha, Marx envisage les deux étapes du communisme à venir. Première étape, celle du communisme qui vient de sortir de la société bourgeoise : c’est un stade où continue de régner « le droit égal », c’est-à-dire, dit Marx « le droit bourgeois ». De la production sociale globale, chacun ne peut obtenir qu’une part correspondant à son travail – un peu comme une application de la justice distributive d’Aristote basée sur l’égalité proportionnelle. Dans la phase supérieure du communisme, ce « droit bourgeois » doit disparaître pour laisser la place au vrai principe communiste : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Marx inscrivait donc le dépérissement de la loi de la valeur dans son horizon historique. Dépérissement de la loi de la valeur, cela signifie que le quantum de travail fourni n’est plus le critère ultime de la répartition des richesses sociales. Par conséquent, celle-ci apparaît maintenant comme gratuite. Le communisme est donc une économie de la gratuité et s’il est, non pas une recette pour faire de la cuisine dans les marmites du futur, mais le « mouvement réel » qui se déroule sous nos yeux, alors il ne peut être que l’extension continue de la gratuité des ressources les plus nécessaires à la vie humaine. Cette perspective est-elle fondée et jusqu’à quel point peut-elle être envisagée comme une perspective réaliste ?
Marx écrit la Critique du programme de Gotha en 1875, alors qu’il vient de publier le livre I du Capital, et travaille d’arrache-pied sur les livres suivants, un travail dont on sait qu’il n’en viendra pas à bout. Or cette perspective communiste du Marx de la maturité n’est pas sans rappeler des questions qu’avaient posées le jeune Marx, encore démocrate radical et rédacteur à la Rheinische Zeitung, dans article assez connu consacré à une loi de la sixième diète rhénane sur le vol des bois. La diète avait voté une loi qui assimile le ramassage du bois mort à un délit de vol, alors que cette pratique était pour les plus pauvres le seul moyen de se chauffer et faire cuire les aliments. L’argumentation de Marx est complexe : en démocrate radical, il s’en prend au féodalisme dont cette loi serait l’expression, le féodalisme qui est « le règne de l’esprit animal » auquel il oppose un droit rationnel, mais il en arrive au point qui nous importe ici et qu’on peut résumer schématiquement ainsi :
  1. Il existe des « objets de la propriété qui ne peuvent jamais, en raison de leur nature, acquérir le caractère de la propriété privée prédéterminée ».1
  2. Dans le ramassage des bois morts, « la classe élémentaire de la société s’affirme comme un facteur vis-à-vis de la puissance élémentaire de la nature ».2
Marx relie d’ailleurs cette question des bois morts au droit de glaner et à « d’autres droits coutumiers de la même espèce » – il parle un peu plus loin de la cueillette des airelles et des myrtilles mais on pense aussi à la « vaine pâture », par exemple. Et il conclut : « Ainsi survit dans ces coutumes de la classe pauvre un sens instinctif de la justice ; leur racine est positive et légitime, et la forme du droit coutumier est ici d’autant plus naturelle que l’existence même de la classe pauvre a été jusqu’à ce jour une simple coutume de la société civile ».3 À la transformation du droit coutumier des pauvres en monopole des riches, Marx oppose la nécessité non de rétablir le droit coutumier, mais d’ouvrir à la classe pauvre « une possibilité réelle de droits ». De manière encore très fragmentaire, s’esquisse ici le schéma ternaire qui sera repris dans Le Capital. Le règne de la propriété bourgeoise est en réalité non pas le « droit de propriété » mais le monopole des riches qui suppose la privation de propriété de la grande masse. Le jeune Marx démocrate envisage simplement une promotion des droits réels des pauvres venant poser des limites au droit de la propriété privée alors que l’auteur du Capital pose la question entre de transformation des rapports de production (dont les rapports juridiques ne sont que l’expression). Mais au-delà de ces importantes différentes, c’est la continuité qui doit être notée.4
Ce texte n’a pas qu’un intérêt « marxologique ». Il nous amène au cœur des questions morales et politiques des temps présents. En lisant Marx, on pensera au beau film d’Agnès Varda, Les glaneurs et la glaneuse, à ces gens qui viennent ramasser les pommes de terre non calibrées dans les champs de Picardie avant que les propriétaires n’y étalent des produits rendant impropres à la consommation ces montagnes de nourriture, à ces conteneurs de produits alimentaires, parfois de luxe, dont la date limite de consommation vient à peine d’être dépassée, et qui attendent sous la surveillance des vigiles d’être détruits. Mais c’est aussi, sous une forme plus sophistiquée, le dépôt de brevets sur les plantes traditionnelles et plus généralement les batailles autour de la brevetabilité du vivant. D’un côté, les classes possédantes cherchent à réduire de manière presque obsessionnelle tout qui peut rester de gratuit dans les interstices de la société capitaliste, tant ce qui vient de la nature que ce qui offert sous le régime de l’abondance par l’activité humaine. De l’autre côté cherchent à s’organiser des pratiques de résistance à cette « marchandisation » générale de la vie humaine et de ses conditions naturelles.
Même s’il peut sembler marginal – relativement à l’immense accumulation de marchandises de nos sociétés – ce conflit pose une question de principe. En ramassant des champignons ou en glanant des pommes de terre, le glaneur fait valoir une loi alternative à la loi de la valeur : le « droit de tirage » dont chaque humain dispose sur les productions de la nature, un droit de tirage non soumis à la production d’un quantum de travail équivalent. Les cèpes ne sont pas évalués au cours du marché et le temps passé en forêt n’est pas comptabilisé par les bureaux des méthodes. Autrement dit, des pratiques ancestrales maintiennent la possibilité d’une vie non soumise à la loi de la valeur, bref de quelque chose qui pourrait ressembler à la deuxième phase du communisme selon Marx.
Qu’une question soit posée n’implique cependant pas que sa solution soit déjà disponible. La gratuité traditionnelle, celle des produits sauvages de la nature, est-elle transposable à l’ensemble de la vie sociale et à quelles conditions ? Faut-il considérer les produits de l’activité humaine comme s’il s’agissait de produits naturels ? Marx n’est pas loin de penser ainsi et c’est une des explications de l’idée qu’on pourrait se passer de la loi de la valeur.
En premier lieu, la production est sociale par nature. Les hommes produisent toujours dans des rapports sociaux déterminés. En même temps que les choses nécessaires à la vie, ils produisent leur vie sociale elle-même. C’est évidemment encore plus vrai à l’époque où la division du travail s’étend à la planète entière. L’appropriation privée sur laquelle repose le capitalisme est, de ce point de vue, en complète contradiction avec le développement prodigieux de la socialisation de la production dont il a été le moteur. Précisons même un point trop souvent négligé : la plus-value n’est pas produite par les capitaux individuels, mais par l’ensemble du mode de production capitaliste. La concurrence n’est que le moyen par lequel cette plus-value socialement extorquée est répartie entre les capitaux privés.
En second lieu, la principale force productive, la principale source d’augmentation de la productivité du travail n’est pas telle ou telle machine, telle ou telle invention géniale. C’est la coopération, une force productive que le capitalisme utilise gratis. En troisième lieu, ce qui permet au capitaliste d’extorquer de la plus-value et plus fondamentalement ce qui permet l’accumulation croissante de richesses, c’est la propriété naturelle qu’a la force de travail humain de produire en une journée de travail plus que ce qui est strictement nécessaire à sa reproduction. La plus-value, Marx insiste sur ce point est du travail gratis que le capitaliste s’approprie en tant que détenteur du capital.
Au fond, il n’y a donc pas de différence de nature entre le droit du propriétaire de bois à décréter que le bois mort est sa propriété et le droit du capitaliste à s’approprier la plus-value ! Si on reprend les termes de l’article sur le vol des bois, on peut donc dire qu’il y a, inversement, un droit positif et légitime pour tous, et en particulier pour les plus pauvres, à s’approprier la richesse sociale indépendamment de la capacité de payer. Cette proposition reste cependant purement théorique, car il faudrait 1° trouver des moyens de réguler cet accès à la production et 2° garantir l’effectivité de la production. Il n’est cependant pas nécessaire d’avoir une conception « clé en main » du communisme, ce qui risquerait fort de n’être qu’une utopie de plus. Il vaut mieux partir de ce qui existe et ce qui est envisageable.
Dans toute société, même la plus privatisée comme la nôtre, de nombreux biens sont gratuits non parce qu’ils ne coûteraient rien à personne, mais parce qu’ils sont des biens communs. Cela va des services publics plus ou moins développés à la simple jouissance de l’espace urbain ou des chemins de randonnée. Un communisme non utopique, un communisme reposant sur une interprétation possible des perspectives qu’ouvrait Marx, pourrait d’abord s’appuyer sur cette notion fondamentale de biens communs5. Cette idée, loin d’être une absurde utopie, correspond à nos intuitions morales et à nos pratiques courantes : personne en France ne meurt à la porte d’un hôpital pour cause de compte en banque vide ou de défaut d’assurance. Même sous des formes insuffisantes, perverses et perverties par la domination des lois du capital, le RMI ou la CMU sont la reconnaissance d’un droit de tous à vivre sans avoir fourni en contrepartie le quantum de travail exploitable. L’extension de la gratuité ou d’une quasi-gratuité à de nombreux secteurs ne poserait pas de problème sérieux dans toute une série de domaines, télécommunications, transports en communs urbains, eau.
Si on voit assez bien comment peut être satisfaite la revendication « à chacun selon ses besoins », reformulées en termes plus raisonnables, on voit mal en revanche comment la première partie de la devise saint-simonienne reprise par Marx pourrait fonctionner. Car pour assurer cette abondance minimale, il faut garantir la production. Certes, une production orientée vers la valeur d’usage et non vers la rotation accélérée du capital serait une production économe – après tout, l’économie, c’est d’abord l’art de faire des économies, une idée bien oubliée des « économistes ». Marx suppose que dans le communisme le travail est devenu « le premier des besoins » et par conséquent la devise « De chacun selon ses capacités » irait presque de soi. Mais si des travaux créatifs ou attrayants peuvent de venir des besoins, aucune société ne fonctionne sans travaux pénibles ou peu valorisants intellectuellement. L’allocation des ressources disponibles en matière de force de travail peut difficilement être envisagée sur la base du volontariat et du libre choix de chacun. De ce point de vue la loi de la valeur risque de garder son utilité à un horizon humain prévisible. À l’autre extrémité du processus production/consommation, on peut garantir la gratuité là où le gaspillage est impossible : celui qui ramasse les champignons pour sa consommation personnelle ne va pas accumuler des champignons qui pourriront. Celui qui use du système de santé ne va pas consommer des opérations du cœur au-delà de ses besoins et l’emprunteur des transports en commun ne va faire le tour de la ville toute la journée histoire de profiter de la gratuité ! La même modération naturelle a peu de chances de se rencontrer chez les buveurs d’alcool ou les mangeurs de sucreries. Là encore, sauf à instituer un système de cartes de rationnement, la loi de la valeur reste le meilleur régulateur connu.
Quelle part doit être laissée à la loi de la valeur et quelle part à la gratuité ? Cette question ne peut être tranchée a priori et c’est l’expérience et la délibération collectives qui, seules, permettront de trancher. Mais en tout état de cause cela implique la rupture avec les dogmes économistes aujourd’hui dominants selon lesquels les agents en cherchant individuellement à maximiser leur utilité produisent le fonctionnement d’ensemble optimal. Une rupture pas seulement théorique mais aussi pratique.
Denis Collin – 10 mars 2009
1 K. Marx, Les débats sur la loi relative aux vols des bois, in Œuvres. Philosophie, Gallimard, La Pléiade, p. 246
2 Op. cit. p. 247
3 Ibid.
4 La fin de l’article esquisse même le thème du fétichisme de la marchandise (voir pp.279-280) à travers l’appropriation privative du bois mort.
5 On pourrait aussi retravailler dans ce sens la théorie des « biens sociaux primaires » également accessibles à tous qu’avait développée John Rawls.

dimanche 8 février 2009

Philosophie de l’argent de Georg Simmel


Chapitre I:  Sur Georg Simmel

Éléments biographiques

Georg Simmel est né le 1er mars 1858 à Berlin, dans une famille aisée, d’origine juive convertie au christianisme. Il meurt le 28 septembre 1918 à Strasbourg, ville dans laquelle il enseignait la philosophie depuis 1914. Philosophe, sa thèse de doctorat porte sur « L’essence de la matière d’après la monadologie de Kant ». En 1890, il épouse Gertrud Kinel, peintre, écrivain et philosophe qui publiera plusieurs essais sous le nom de Gertrud Simmel ou sous le pseudonyme de Marie-Luise Enckendorf. « Privatdozent » de philosophie à Berlin de 1885 à 1901, Simmel n’obtient jamais de véritable consécration universitaire – l’origine juive de sa famille n’est sans doute pas étrangère à cette situation quand on connaît le poids de l’antisémitisme dans les établissements académiques allemands. Ainsi en 1908 ne peut-il postuler à un poste à l’université de Heidelberg en raison de l’action de l’historien antisémite et pangermaniste Dietrich Schäfer.
Mais son enseignement rayonne dans de nombreuses directions. Quelqu’un comme Georg Lukacs[1] le rencontrera à Berlin et l’influence de Simmel est nette dans son premier ouvrage majeur, L’âme et les formes. Ernst Bloch[2] suivra également son séminaire privé. Parmi ses étudiants on trouve encore Kurt Tucholovsky[3] ou Siegfried Krakauer[4].
Au carrefour de la logique, de la philosophie de l’histoire, de la philosophie des religions, de l’esthétique, de l’économie, de la sociologie, de la psychologie sociologie, la pensée de Georg Simmel constitue avec celle de Max Weber[5] l’un des piliers de la pensée contemporaine, notamment dans le domaine des sciences sociales. Auteur d’ouvrages monumentaux comme La philosophie de l’argent (1900), il est aussi un essayiste brillant dont le recueil publié sous le titre La tragédie de la culture donne un aperçu frappant. Avec Ferdinand Tönnies[6] et Max Weber, il fonde en 1909 la Deutsche Gesellschaft für Soziologie (Société Allemande pour la sociologie), creuset d’une sociologie allemande qui s’oppose au positivisme et notamment à celui de l’école française de Durkheim.

De Kant à la sociologie

Pour comprendre la pensée de Simmel, il faut d’abord la ramener à sa source première, la philosophie de Kant. La philosophie de l’argent suit d’ailleurs une démarche typiquement kantienne en séparant une partie analytique et une partie synthétique. De Kant, Simmel garde la critique de la philosophie dogmatique qui prétend que la connaissance nous donne le réel tel qu’il est. Au contraire, ce qui se donne à nous, c’est un ensemble de sensations désordonnées et c’est notre esprit (l’activité du sujet connaissant) qui introduit de l’ordre dans le chaos du donné sensible. La pensée ne pense pas le réel en lui-même, la « chose-en-soi » ou encore le « noumène » kantien, mais seulement le phénomène en tant qu’il est saisi à travers les formes a priori de la sensibilité et ordonné selon les catégories a priori de l’entendement.
Depuis Kant nous savons que toute expérience présente, à côté des éléments réceptifs de la sensibilité, certaines formes inhérentes à l’âme, permettant de transmuer le donné en connaissances. Cet a priori que nous amenons avec nous vaut absolument, de ce fait, pour toutes les connaissances, il échappe à la nature changeante et corrigible de l’expérience en tant qu’elle émane des sens et de la contingence. (Philosophie de l’Argent, p.101)
Autrement dit, la gnoséologie kantienne nous permet d’échapper au dogmatisme sans tomber dans le scepticisme et le relativisme auxquels sont toujours plus ou moins condamnés ceux qui font de l’expérience sensible notre seul instituteur. Ce sont ces formes les plus générales à travers lesquelles nous connaissons la réalité humaine que la sociologie doit rechercher et c’est pourquoi la sociologie de Simmel est qualifiée de « sociologie formelle ». Mais le « kantisme » de Simmel est assez peu orthodoxe. Il se propose aussi d’expliquer comment se forment ces a priori, puisque
bien des a priori tenus pour tels ont été reconnus plus tard pour des constructions empiriques et historiques. (op. cit. p.102)
On pourrait également, en suivant la piste ouverte par Vladimir Jankélévitch montrer les profondes affinités entre Simmel et Bergson, tous deux philosophes de la vie.[7]
Ernst Bloch dit que chez Simmel « ne sont jamais peintes que les franges colorées nerveuses de la vie, les pures impressions ; et Bergson et Rodin sont les géniales réactions d’une telle attitude. »[8]

Bibliographie sommaire des œuvres de et sur Simmel

Œuvres de Georg SIMMEL
-       Sociologies : Études sur les formes de la socialisation, PUF, 1999, traduit de l’allemand par L. Duroche-Gurcel et S. Muller.
-       La tragédie de la culture et autres essais, Petite Bibliothèque Rivages, 1988, traduit de l’allemand par Sabine Cornille et Philippe Ivernel, avec une introduction de Vladimir Jankélévitch.
-       Le pauvre, éditions Allia, 2009, traduit de l’allemand par Laure Cahen-Maurel.
-       Philosophie de l’amour, éditions Rivages poche, Petite bibliothèque, 1991, traduit de l’allemand par Sabine Cornille et Philippe Ivernel, postface de G. Lukacs.
Sur Georg SIMMEL :
-       Frédéric Vandenberghe, La sociologie de Georg Simmel, La Découverte, 2001, collection « Repères »
-       A. Guery, J-Y Grenier et alii, A propos de "Philosophie de l'argent" de Georg Simmel, L’Harmattan, 1990

Chapitre II: La Philosophie de l’argent

Publié en 1900, Philosophie de l’argent est un ouvrage à bien des égards surprenant. Sans note de bas de page, sans référence (aucun ouvrage n’est cité), avec seulement une table des matières succincte, près de sept cents pages compactes pour faire de l’argent un objet philosophique pur. Car la Philosophie de l’argent n’est ni un ouvrage d’économie ni un ouvrage d’histoire ni un ouvrage de sociologie, mais tout cela à la fois.
La préface expose de manière ramassée quelques-uns des principes qui président à la rédaction et à la composition de l’ouvrage. Il s’agit d’abord de justifier l’approche philosophique de l’argent.
Simmel distingue d’abord l’approche philosophique de l’approche des sciences exactes. Les dernières acceptent des présuppositions générales et des axiomes dont la validité découlera de la science elle-même. La philosophie au contraire examine ces présupposés pour eux-mêmes, sans d’ailleurs être en mesure de lever les hypothèques qui pèsent sur eux. Autrement dit la philosophie semble vouée aux généralités, à n’être qu’un « savoir primitif » qui esquisse seulement les objets qui deviennent ensuite des objets de sciences particulières.
Mais cette vision est erronée. La philosophie n’est pas spécialisée en généralités. Elle a des droits sur les objets isolés et c’est un savoir indispensable qui ne saurait être rendu superflu par l’achèvement des sciences empiriques. Simmel s’en explique ainsi :
Et l’achèvement de l’expérience empirique remplacerait sans doute aussi peu la philosophie – entendue comme interprétation, coloration, accentuation sélective du réel par l’individu – que la perfection de la reproduction mécanique des phénomènes ne rendrait superflus les arts plastiques. (p. 14)
Ce genre de rapport entre philosophie et sciences exactes (empiriques) n’est pas sans rappeler Bergson[9]. C’est en tout cas ce raisonnement qui permet de préciser que la philosophie de l’argent est « en-deçà et au-delà d’une science économique ». Philosophie de l’argent et non genèse historique de l’argent – encore que cette dernière soit pleine d’enseignements, elle appartient à l’histoire. L’argent est bien un phénomène historique, mais Simmel se propose d’en « déployer la structure ». Mais « aucune des lignes qui suivent n’est entendue dans le sens de l’économie politique. » (p.15) Les phénomènes dont traite cette science sont bien entendu ceux dont parle la philosophie de l’argent, mais ils y sont considérés « d’un autre point de vue. »
Simmel soutient un véritable pluralisme dans l’approche de la connaissance des phénomènes. Une science particulière n’épuise jamais la considération d’un phénomène quelconque et c’est particulièrement vrai dans tout ce qui concerne les affaires humaines. Ainsi l’échange est un fait économique, mais aussi un fait psychologique, il a une dimension historique ou encore esthétique. La spécificité de l’approche philosophique de l’argent est encore ailleurs :
Dans ce champ de réflexion, l’argent n’est que le moyen, le matériau ou l’exemple nécessaires pour présenter les rapports qui existent entre d’une part les phénomènes les plus extérieurs, les plus réalistes et les plus accidentels, et, d’autre part les potentialités les plus idéelles de l’existence, les courants les plus profonds de la vie individuelle et de l’histoire. (p.16)
En partant d’un problème particulier, celui ce l’argent, il s’agit d’atteindre aux questions les plus générales. Loin de s’opposer au « matérialisme historique », Simmel se place sur un plan différent :
Du point de vue de la méthode, on exprimera comme suit cette intention capitale : il s’agit de construire, sous le matérialisme historique, un étage laissant toute sa valeur explicative au rôle de la vie économique parmi les causes de la culture spirituelle, tout en reconnaissant les formes économiques elles-mêmes comme le résultat de valorisations et de dynamiques plus profondes, de présupposés psychologiques, voire métaphysiques. (p.17)
Simmel fait référence ici à la doctrine marxiste, particulièrement répandue en Allemagne depuis que Engels et Karl Kautsky l’ont formulée. Nous laisserons de côté la question de savoir si ce matérialisme historique est ou non le fils légitime de la philosophie de Marx[10]. Le matérialisme historique reprend à son compte l’idée d’une séparation des phénomènes sociaux entre une sphère de la production et de l’échange, l’infrastructure qui déterminerait (en dernière instance au moins) une sphère de la superstructure, comprenant la politique, le droit, la culture et la religion et l’ensemble des phénomènes idéologiques. Simmel admet comme légitimes les explications des phénomènes culturels en cherchant leurs causes dans l’économie, mais il considère que la sphère socio-économique, celle de la production et des échanges doit à son tour être expliquée et c’est précisément le rôle que se donne La Philosophie de l’argent. Simmel implicitement cherche le fondement vital de l’économie.
Il ne s’agit donc pas de produire des considérations moralistes sur l’argent puisqu’il s’agirait de montrer au contraire la « neutralité technique », mais bien de comprendre ce qui permet d’expliquer l’existence de médium universel des relations sociales et son aptitude à se convertir en toutes sortes d’autres valeurs.
L’organisation de l’ouvrage est divisée en deux parties, une partie analytique qui traite de la valeur, de l’échange, de l’argent, de l’argent comme substance et enfin de l’argent dans l’ensemble des relations sociales, et une partie synthétique qui va des formes pures dégagées dans la première partie à leurs conséquences – la liberté individuelle, les rapports entre l’argent et les valeurs personnelles et enfin le style de vie. Les deux prochains chapitres de notre étude correspondent aux deux premiers chapitres de la Philosophie de l’argent, lesquels ne figurent pas au programme du concours. Nous détaillerons ensuite les parties I et II du chapitre III, « L’argent dans les séries téléologiques » qui constituent la partie de l’ouvrage au programme du concours et enfin nous donnerons un aperçu d’ensemble de l’œuvre.

Propos d’étape

La Philosophie de l’argent laisse de côté, par construction, la question de la répartition de l’argent, des inégalités ou de l’égalité, etc.  Elle vise uniquement à la compréhension de cette forme d’interaction sociale fondamentale qu’est la relation qui unit les agents dans l’échange monétaire.

Chapitre III: Valeur, échange, argent

On comprend mal le chapitre III, « L’argent dans les séries téléologiques », si on ne saisit pas d’abord la méthode et les concepts qu’utilise Simmel. Les lignes qui suivent sont donc une introduction nécessaire à la compréhension de l’œuvre que nous avons à étudier ici. D’un concept général de la valeur (par opposition aux réalités), Simmel va passer à la compréhension de la forme générale de l’échange et de l’échange à la valeur de l’argent.

Le concept de valeur

La première partie de la Philosophie de l’argent est consacrée à l’élucidation du concept de valeur, en général.

Être et valeur

Une chose se présente généralement à nous d’abord comme réalité naturelle. Elle est perçue par l’esprit humain sous ses diverses qualités (dimension, masse, couleur, etc.) qui sont toutes supposées ramenées à une essence unique : dénudé en hiver, couvert d’un épais feuillage vert en été, c’est toujours le même arbre, la même « substance » qui se tient en-dessous de tous ces changements qualitatifs. Simmel souligne qu’il n’y a rien là-dedans de naturel. L’unicité de l’essence sous la diversité des changements qualitatifs est un de moyen qu’utilise notre esprit pour ordonner les sensations visuelles, auditives, etc., par laquelle nous appréhendons le monde, qu’il s’agit de la réalité extérieure ou du corps propre. Conçues comme des réalités naturelles, toutes les choses sont « égales », en ce sens qu’elles se tiennent toutes à ce statut de choses naturelles obéissant aux lois de la nature.
Mais les choses peuvent encore se présenter sous un autre aspect. Elles se présentent à nous de manière inégale, hiérarchisée et non indifférente. En ce sens, elles ont une valeur. En tant que choses naturelles, une « croûte » peinte par un peintre du dimanche est rigoureusement égale à une toile d’un grand maître : un cadre, de la toile, un enduit et des pigments, mais cette égalité évidemment disparaît dès lors qu’on porte sur ces toiles un regard esthétique … ou le regard du marchand d’art ou du spéculateur. Alors que la philosophie a consacré beaucoup d’énergie à tenter d’élucider la possibilité de la connaissance objective des choses naturelles – c’est, au fond, l’objet principal de la Critique de la raison pure de Kant – en revanche on ne dispose guère d’une théorie générale de la valeur. Or, comme le fait remarquer Simmel :
On s’avise rarement que toute notre vie, sous sa face consciente, s’écoule en sentiments de valeur et en examens de valeur, n’acquiert de signification et d’importance que dans la mesure où les éléments de la réalité se déroulant mécaniquement possèdent à nos yeux, au-delà de leur teneur factuelle, des degrés et des modes de valeur d’une infinie multiplicité. (p.23)
Notre esprit ne se rapporte pas seulement à l’être mais encore à la valeur qui en constitue le pendant nécessaire. Si l’être est une forme originaire (l’existence d’une chose ne se démontre pas, ou encore l’existence n’est pas un prédicat analytique, comme Kant l’a montré), la valeur est tout aussi bien une forme originaire. Être et valeur sont irréductibles l’un à l’autre, mais non deux pôles opposés, non les deux termes d’une contradiction conflictuelle.
Au-dessus de la valeur et de la réalité, il y a ce qui est commun aux deux: les contenus, ce que Platon entendait finalement par les « Idées », ce qui est désignable, qualitatif, conceptualisable au sein de la première comme de la seconde et susceptible de s’intégrer aussi bien dans un ordre que dans l’autre. (p.25)

Valeur et subjectivité

Simmel fait remarquer qu’on définit habituellement la valeur par sa subjectivité. La même chose peut être valorisée de manière radicalement différente chez deux sujets différents. Mais cette subjectivité n’est pas arbitraire.
La conscience découvre bien plutôt la valeur comme un fait qu’elle est aussi peu capable de modifier que les réalités elles-mêmes. (p.26)
Il s’agit donc de reprendre la question, déjà au centre des pensées de Kant et de Hegel, des rapports sujet/objet ou encore comment le sujet se rapporte-t-il à ses objets du point de vue, cette fois, du jugement de valeur. Simmel s’éloigne ici encore de l’idéalisme allemand où il puise d’abord son inspiration. La séparation sujet/objet n’est pas une séparation donnée ab initio. « La vie psychique commence bien plutôt par un état d’indifférence, le moi et ses objets reposent encore dans l’indivision. » (p.27) Cette séparation sujet/objet procède d’un processus évolutif dont on peut suivre la trace historiquement. C’est ainsi que, selon Simmel,
[les temps modernes] sont seuls parvenus à concevoir l’entière profondeur et acuité du moi – qui culmine avec l’importance, étrangère à l’Antiquité, du problème de la liberté –, ainsi que l’autonomie et la force de la notion d’objet, telle qu’elle s’exprime à travers l’idée de lois inviolables de la nature. (p.28)
C’est dans ce « processus évolutionniste » que Simmel pense la valeur en prenant comme point de départ le couple désir-jouissance. Le rapport sujet/objet prend ici la forme du rapport entre le sujet désirant et évaluant et l’objet de son désir, un rapport qui prend toutes sortes de formes différentes jusqu’à la pure et simple non-séparation dans la jouissance. Dans la jouissance brute, la séparation entre sujet et objet est abolie, l’objet de la jouissance en tant que telle n’existe pas. N’existe que la jouissance du sujet qui ne se pose même pas comme sujet. C’est seulement dans la séparation, c’est-à-dire dans le désir que sujet et objet peuvent se distinguer et c’est seulement dans cette séparation que se constitue la valeur de l’objet du désir.
Nous désirons les choses seulement par-delà leur abandon inconditionnel à notre usage et jouissance, c’est-à-dire pour autant qu’elles leur prêtent une quelconque résistance ; le contenu devient objet dès qu’il s’oppose à nous, non seulement par son impénétrabilité mais aussi de par la distance due au non-encore-jouir, dont l’aspect subjectif est le désir. (p.31)
L’objectivité du monde se constitue pour la conscience précisément dans ce qu’il ne peut être englouti par le désir – par exemple par le fantasme de toute-puissance du petit enfant. Un monde où tous les désirs seraient immédiatement satisfaits n’existerait tout simplement pas. Non qu’un tel monde soit impossible parce que utopique – comme dans l’utopie fouriériste qui remplaçait l’eau des océans par de la limonade – mais beaucoup plus radicalement parce que le monde ne pourrait pas se poser en face de la conscience et que du même coup la conscience comme conscience de soi opposée au monde n’existerait pas. Simmel fait référence aux analyses de Kant, mais on pourrait encore plus nettement rapprocher les raisonnements de Simmel de ceux de Hegel et des analyses géniales de la certitude de soi dans Phénoménologie de l’esprit.

La valeur, corrélat du moi

Quoi qu’il en soit, Simmel aboutit à cette conclusion qui est en même temps d’une évidence presque banale : ce qui donne valeur aux choses, ce qui les rend précieuses, c’est justement qu’elles sont sises loin hors de nous. Paraphrasant une proposition fameuse de Spinoza[11], Simmel écrit :
Loin qu’il soit difficile d’obtenir les choses pour la raison qu’elles sont précieuses, nous appelons précieuses celles qui font obstacle à notre désir de les obtenir. (p. 32)
La valeur apparaît ainsi comme le corrélat du moi désirant ou encore d’un « écart entre qui s’ouvrait entre le sujet jouissant et la cause de sa jouissance » (p.35). Encore une fois est souligné le caractère « subjectif » de ce processus qui aboutit à attribuer une valeur aux choses et cependant, ici encore, il faut faire remarquer qu’il n’y a pas d’arbitraire ou même de caprice dans ce processus et que la valeur attribuée aux objets du désir est tout sauf quelque chose d’évanescent, quelque chose qui n’existerait presque pas sauf dans les productions éphémères de notre imagination. Ainsi Simmel insiste :
Certes, toute valeur que nous ressentons est par là-même un sentiment ; mais nous visons à travers lui un contenu significatif par soi, psychologiquement réalisé par le sentiment mais non identique à lui et ne s’épuisant point avec lui. (p.33)
La valeur de l’objet demande à être reconnue. Il ne s’agit donc ni de la prétention à la validité de nos représentations théoriques ni de la pure émotion subjective, mais bien d’une mise à distance du désir, un désir « ayant perdu son instinctivité » (p.39). Cette distance présente des limites, inférieure et supérieure : ce qui est impossible à atteindre finit par perdre toute valeur, tout comme ce qui se peut atteindre sans effort.
Ce processus de distanciation est clairement visible dans la formation du sentiment esthétique. Simmel écrit :
tout homme cultivé distinguera en principe avec une grande sûreté le plaisir esthétique et le plaisir sensuel pris à la beauté féminine, aussi peu qu’il sache éventuellement délimiter dans chaque cas particulier ces deux composantes du sentiment global qui est le sien. Dans le premier type de relation nous nous donnons à l’objet, dans le second, c’est lui qui se donne à nous. (p.40)
Simmel reprend ici la distinction de Kant, dans la Critique de la faculté de juger[12], entre la pure satisfaction liée à la représentation de l’objet (indépendamment même de son existence effective) et la satisfaction liée à un intérêt. À la différence de Kant, Simmel veut comprendre la genèse du sentiment esthétique à partir de celui du plaisir intéressé. Si la jouissance primitive est liée à l’utile et au consommable, le sentiment esthétique découle au contraire d’une projection parfaite de l’esprit dans l’objet. Le passage de l’un à l’autre serait lié à un processus psychique facile à observer :
si un quelconque objet a suscité en nous une grande joie stimulante, nous éprouvons toujours à le revoir ensuite un sentiment de plaisir, même s’il n’est plus question d’en tirer utilité ou jouissance. (p.41)
Autrement dit, le sentiment esthétique serait d’abord un « plaisir en écho ». Le lien entre beauté et utilité existerait donc mais ne serait qu’un lien indirect découlant de ce processus de distanciation et objectivation.
La valeur économique peut alors est comprise, dans sa complexité. Si on prend l’exemple paradigmatique de deux producteurs autonomes échangeant leurs produits respectifs, nous voyons ce processus de distanciation sous une double forme enchevêtrée. Si A désire ce que B produit, il existe entre A et l’objet de son désir un obstacle qui interdit la jouissance immédiate : A ne peut obtenir ce que produit B que s’il sacrifie quelque chose que lui-même a produit. La réciproque est évidemment vraie. Le lien entre A et B est alors le suivant : le sacrifice de l’un est le désir de l’autre et :
il faut qu’une valeur soit misée pour qu’une autre soit gagnée. Le phénomène se déroule alors comme si les choses déterminaient réciproquement leur valeur entre elles. (p.47)
Tout se passe, dit encore Simmel, comme si les objets entraient dans une relation réciproque. Au sein même des processus de valorisation, la valeur économique prend ainsi une importance toute particulière puisque c’est en elle qu’est poussé le plus loin le mouvement par lequel la scission objet-sujet atteint son degré maximal, puisque ce qui appartient d’abord au sujet est maintenant entièrement dans l’objet.

La valeur économique et l’échange

Nous entrons donc maintenant dans cet « empire de valeurs » qu’est l’échange économique. Au point de départ, il y a :
-       un sentiment subjectif : le désir d’une chose ;
-       une activité subjective, l’activité laborieuse, concrète, éprouvée par le sujet, par l’individu vivant.
Les deux pôles de l’échange
L’échange est le « processus subjectif par lequel l’objet devient une valeur » et avec la généralisation des échanges, ce processus s’élargit et dépasse les relations entre individus, il devient une relation supra-individuelle entre les objets échangés. Ou encore, comme le dit Simmel,
La forme économique de la valeur se situe entre deux pôles : d’une part le désir de l’objet qui se rattache par anticipation au sentiment de la satisfaction résultant de sa possession et de sa jouissance ; d’autre part, cette jouissance elle-même qui, à y regarder de près, n’est pas un acte économique. (p.64)
Quand ce processus est suffisamment généralisé et suffisamment entré dans les habitudes, la valeur qui est ce rapport dialectique sujet-objet que nous avons étudié dans la section précédente, semble maintenant être une qualité inhérente aux choses, comme leur couleur ou leur dimension. Ainsi que le dit Simmel :
L’échange économique arrache donc les choses à leur imbrication dans la pure subjectivité des sujets et, investissant en elles sa propre fonction économique, fait qu’elles se déterminent mutuellement. (p.50)
Cette transformation est une abstraction : dans la réalité effective, il est impossible de séparer les processus psychologiques et les multiples déterminations sociales de l’échange lui-même. L’économie, plus que sur les valeurs économiques elles-mêmes est concentrée sur l’échange des valeurs et sur leur égalité. L’économie est donc une véritable abstraction de la vie, mais une abstraction rationnelle, soutient Simmel, puisqu’en pratique le processus objectif de l’échange domine la conscience des individus. Du point de vue philosophique, l’échange présente un double intérêt :
1)    l’objectivité de la valeur économique délimite l’économie comme un domaine autonome, parce que « la validité de la valeur s’exerce bien au-delà de l’individu ;
2)    l’échange économique peut être considéré comme un archétype (une sorte d’idéaltype au sens de Weber[13]) car « toute interaction est à considérer comme un échange. » (p.53) Ceci découle du fait que c’est l’échange économique est celui qui « échappe le moins à la coloration du sacrifice » (p.54).

Valeur et utilité

Tout échange en effet doit être considéré sous l’angle du rapport entre sacrifice et gain : ce qui détermine la valeur (en totalité ou en partie) d’un objet, c’est la hauteur du sacrifice qu’on est prêt à faire pour l’obtenir. Sur le plan économique, Simmel semble ici se rallier aux théories marginalistes[14] de la valeur. L’exemple qu’il donne (p.61) d’un homme affamé qui échange un joyau contre un morceau de pain figure dans tous les manuels exposant la théorie de la valeur définie par l’utilité marginale : l’utilité marginale est prix qu’un acheteur est disposé à dépenser pour obtenir la dernière unité supplémentaire d’un bien donné. Par exemple notre homme affamé n’est sans doute pas disposé à dépenser encore un joyau pour obtenir un deuxième morceau de pain... Mais le propos de Simmel n’est pas de développer une théorie économique de la valeur mais une théorie générale de l’échange. Et c’est pourquoi ce n’est pas seulement l’utilité de la chose convoitée qui décide de la valeur marginale, mais c’est tout autant le sacrifice consenti qui fait la valeur de la chose. Ainsi :
Pour beaucoup d’humains, le butin esthétique des grandes ascensions alpines ne serait pas autrement digne d’intérêt, s’il n’exigeait le prix d’efforts et de dangers extraordinaires qui seul lui confère inflexion particulière, force attractive et consécration. (p.62)
Autrement dit, l’explication de la valeur par l’utilité est, au moins, très insuffisante. L’échange, répète Simmel, est un processus unique. Il n’y a pas d’abord l’acte de donner quelque chose (ce qu’on abandonne ou qu’on sacrifie) et ensuite celui de recevoir ce qu’on désir (l’objet de la jouissance anticipée). Ces deux moments sont mutuellement cause et effet. C’est pourquoi l’utilité ne peut pas être la mesure de la valeur, car l’utilité a besoin à son tour d’être mesuré.
Car pour que l’objet désiré devienne une valeur pratique, c’est-à-dire entrant dans le mouvement de l’économie, il faut que le désir qu’il suscite soit comparé avec le désir suscité par un autre objet et donc, par là même : mesuré. (p.68)
Si la valeur économique suppose cette comparaison et cette mesure préalable, c’est qu’elle n’est rien d’autre que la mesure elle-même. « La valeur est toujours une certaine quantité de valeur ».
La critique de la théorie de la valeur-travail
Arrêtons-nous un instant sur la manière dont Simmel discute la théorie de la valeur-travail. Selon cette théorie, la valeur d’une marchandise dépendrait de la quantité de travail social incorporé en elle ou encore du nombre d’heures de travail (social, abstrait) nécessaire pour la produire. Simmel reproche à cette théorie de laisser de côté la question de savoir comment la force de travail a pu devenir une valeur (p.75). L’usage de l’expression « force de travail » ici témoigne que Simmel discute implicitement non avec l’économie politique classique mais bien avec Marx – on se souvient qu’il a le projet dans sa Philosophie de l’argent de « rajouter un étage » au matérialisme historique. De ce point de vue le reproche de Simmel n’est pas fondé. La question de la transformation de la force de travail en valeur, c’est-à-dire en marchandise échangeable contre d’autres marchandises, est clairement analysée par Marx dans le livre I du Capital (IIe section, chap. VI, « Achat et vente de la force de travail »). Pour que la force de travail se présente comme marchandise à vendre, il faut que certaines conditions historiques aient été remplies :
-                     il faut que le possesseur de la force de travail puisse en disposer librement (ce qui n’est le cas ni de l’esclave, ni du serf) ;
-                     il faut que le possesseur de force de travail n’ait rien d’autre à vendre que cette force de travail, puisque, dans le cas le contraire, il vendrait non pas sa force de travail mais les marchandises produites grâce à cette force de travail. Il faut donc qu’il ait été dépossédé des moyens de travail. Une situation qui découle soit de processus purement économiques (par exemple la ruine de l’artisan ou du petit paysan incapable de faire face à la concurrence) soit de processus non économiques comme l’expropriation violente des paysans écossais et irlandais par les landlords britanniques (mouvement des enclosures).
Mais laissons ce point qui ne touche pas au cœur du développement de Simmel, puisque ce qui suit ne contredit en rien la théorie de la valeur-travail :
Même si la force de travail constitue ainsi le contenu de toute valeur, elle n’en reçoit pas moins sa forme, en tant que valeur, du fait qu’elle entre dans la relation entre sacrifice et gain ou entre coût et valeur (ici dans le sens étroit du terme). (p.75)
Sur ce point, il n’y a aucune différence avec Marx puisque ce dernier soutient que l’échange qui préside au procès d’achat et vente de la force de travail se fait équivalent contre équivalent. L’exploitation du travail ne découle pas du fait que la force de travail ne serait pas achetée à sa valeur. Il n’y a nulle escroquerie (s’il y avait une escroquerie, elle ne pourrait pas être durable). L’exploitation vient d’ailleurs, c’est-à-dire précisément dans le procès de l’échange équivalent contre équivalent.
Critique de la valeur utilité
Au demeurant, Simmel s’il critique la théorie de la valeur-travail prend également ses distances avec les théories de la valeur subjective ou de l’utilité marginale.
Beaucoup de théories de la valeur commettent l’erreur, une fois données l’utilité et la rareté, de poser la valeur économique, c’est-à-dire le mouvement de l’échange, comme quelque chose qui va de soi. (p.76)
En effet, au-delà des besoins immédiats de la survie, l’ethnologie « nous révèle les aspects étonnants d’arbitraire, de versatilité, de disproportion que revêtent les notions de valeur dans les sociétés primitives » (p.77) Autrement dit, l’échange des valeurs économiques est encastré dans le réseau des relations non économiques et pourrait bien ne pas constituer le sol le plus profond de la vie sociale. Simmel précise qu’il en est ainsi pour les « sociétés primitives », mais Karl Polanyi montrera que cette insertion de l’économie dans les relations sociales et institutionnelles n’est pas propre aux dites « sociétés primitives ».
L’économique et les institutions sociales
Simmel reprend à son compte la vieille idée, propre à l’idéologie des Lumières, selon laquelle l’échange marchand possède en lui-même des vertus pacificatrices et moralisatrices :
l’échange favorise les relations pacifiques entre les hommes car ils reconnaissent en lui une réalité inter-subjective leur imposant des normes égales. (p.78)
Que les « normes égales » entre « l’homme aux écus » qui se rend sur le marché pour acheter de la force de travail et le vendeur de force de travail qui n’a que sa peau à vendre soit une véritable mystification, c’est une question que Simmel n’analyse pas, s’en tenant à la forme générale sous laquelle les rapports sociaux se présentent car pour lui ces rapports d’échange sont une « figure sociologique sui generis » (p.81).
L’argent
L’argent ne peut être compris qu’à partir de la valeur et de l’échange.
Une chose métaphysique
Son apparition historique et les formes variées qu’il peut prendre n’en sauraient dissimuler l’essence : « Il est le corps dont s’habille la valeur » (p.110). Incarnation, forme concrète sensible de la réalité immatérielle qu’est la valeur, l’argent peut encore être considérée comme le signe de la valeur - un peu comme le mot écrit est le signe du mot parlé et le mot parlé le signe du terme mental, pour reprendre les définitions d’Aristote dans De l’interprétation. Comme Marx, Simmel voit dans l’argent une véritable chose métaphysique, « la réalisation séparée de ce que les objets ont en commun à titre économique » (ibid.). Marx dit qu’il « se dresse toujours en face des marchandises usuelles comme l’unique incarnation adéquate de leur valeur. »[15] L’argent, dit encore Simmel est ce qui vaut, il est un pur valoir, « le valoir des choses sans les choses elles-mêmes » (p.111).
À ce titre l’argent apparaît sous une double forme :
1)    il est ce qui permet la mesure relative de toutes les marchandises ; elle se reflètent toute dans leur équivalent idéal (20 mètres de toile = un habit = 10 livres de thé = 2 onces d’or, pour reprendre un exemple de Marx).
2)    Mais l’argent entre aussi dans l’échange comme une valeur : je vends 10 livres de thé contre deux onces d’or et ensuite j’échange ces deux onces d’or contre un habit.
On peut échanger argent contre argent (par exemple dans le marché des devises) et l’argent lui-même peut avoir une mesure (dans le prêt avec intérêt). Pourtant, fondamentalement, l’argent ne peut permettre les séries illimitées de l’échange qu’en n’étant pas lui-même réellement échangé. Il est pour une part hors du circuit qu’il rend possible.
Argent et désir
On a vu plus haut que la valeur des choses est créée par leur mise à distance du sujet. L’argent réalise cette opération au plus haut point, puisque par lui-même il n’est source d’aucune jouissance mais n’est jamais que le moyen :
en lui s’objective cet au-delà du sujet qu’est la circulation économique, si bien que de tous les contenus de celle-ci il ne développe que les usages les plus rigoureux, les normes les plus logiques, purement mathématiques, l’absolue liberté vis-à-vis de tout ce qui est personnel. (p.121-122)
Dans l’argent, c’est donc l’écart entre sujet et objet qui « prend corps », tant est-il qu’un écart puisse prendre corps. Mais dans le même temps, l’argent rapproche les objets du désir du sujet. Grâce à l’argent je peux obtenir ce qui autrement resterait à jamais inatteignable. Et cette propriété née de la généralisation de la circulation marchande a une portée philosophique que Simmel souligne ainsi :
C’est la signification philosophique de l’argent que de fournir au sein du monde pratique la manifestation la plus visible et la réalisation la plus claire de l’être universel, d’après laquelle toutes les choses prennent sens les unes au contact des autres et doivent leur être et leur être-ainsi à la réciprocité des relations dans lesquelles elles baignent. (p.122)
Reprenant Marx, Simmel conclut sur la tendance à la disparition de la valeur d’usage au profit de la valeur d’échange, une tendance qui ne peut jamais arriver son terme, mais qui se manifeste toujours plus puissamment - sans encore plus à la fois en extension et en profondeur à notre époque qu’à celle de Simmel, une tendance qui trouve dans l’argent son expression la plus pure.
Propos d’étape
L’économie politique cherche à comprendre l’échange en se plaçant du point de vue de quelque chose comme une valeur intrinsèque des choses. Simmel tente une « révolution copernicienne » à la manière de Kant : il s’agit de comprendre comment l’objet est constitué par l’activité du sujet, c’est-à-dire ici comment la valeur n’est pas d’abord une propriété des choses mais le résultat d’évaluations dans l’interaction entre les acteurs.

Chapitre IV: La nature de l’argent

Le deuxième chapitre de la Philosophie de l’argent est placé sous le signe d’une discussion qui perdure encore partiellement chez les économistes. Il s’agit de savoir si l’argent est un pur signe de la valeur ou s’il est lui-même une valeur. Jusqu’aux années 1970, la monnaie-papier et la monnaie scripturale étaient censées, quand elles circulaient, posséder quelque part, par exemple à Fort Knox aux États-Unis leur équivalent sous la forme d’une marchandise ayant en elle-même une valeur reconnue, l’or. Le système de Bretton Wood mis en place au lendemain de la seconde guerre mondiale reposait sur l’idée que le dollar était « as good as gold » (sur la base de 35 dollars pour une once d’or). Après la déclaration historique du président américain Nixon, le 15 août 1971 déclarant le dollar non convertible en or, on est entré dans un nouveau régime des changes internationaux reposant sur la « démonétisation de l’or » et le système des changes flottants, un système dans laquelle la monnaie est non pas le signe de la valeur d’une marchandise spéciale, l’or, mais le signe beaucoup plus abstraite de la capacité du pays émetteur de cette monnaie à payer ses dettes.
Cette question, qui domine notre histoire récente, est le point de départ du deuxième chapitre de la Philosophie de l’argent :
pour remplir sa fonction de mesure, échanger, représenter des valeurs, l’argent est-il, doit-il être lui-même une valeur ou bien peut-il se contenter alors d’être simplement signe et symbole, dépourvu de valeur propre ; (p.125)
L’argent, mesure de la valeur
Simmel commence par mettre en évidence l’aporie. D’une part, puisque l’argent s’échange, valeur contre valeur, il est nécessairement lui-même valeur même si sa forme n’a rien à voir avec celle des marchandises ordinaires. À ce premier raisonnement qui ne pose apparemment pas de difficultés, Simmel en oppose un deuxième. Supposons, dit-il, une connexion entre réserve globale d’argent et réserve globale de marchandises, on en peut déduire ceci 
une somme d’argent déterminée peut déterminer ou mesurer la valeur d’objet, ceci tout à fait indépendamment de la question de savoir si l’argent et cet objet précieux présentent une égalité qualitative, et sans se préoccuper de savoir si l’argent est une valeur ou non. (p. 129)
Raisonnement que l’on pourrait suivre sans difficultés si l’argent n’était qu’une unité de compte (ce qu’il est théoriquement dans un système d’économie planifiée ou dans la théorie de l’équilibre général) alors qu’il est aussi moyen de paiement et réserve de valeur. Mais Simmel en constate lui-même les difficultés qu’il détaille et cependant il le conserve à titre d’axiome. Il ne s’agit pas d’affirmer la connexion réelle entre les valeurs totales des marchandises et la somme totale d’argent mais de constater que tout se passe comme s’il en était ainsi. L’axiome est justifié par l’analyse sociologique et historique, car la question n’est pas d’affirmer ou de nier que l’argent soit en lui-même valeur mais de partir du fait qu’il n’a pas besoin d’avoir de la valeur pour fonctionner comme unité de compte (comme mesure générale de la valeur), mais bien plutôt de comprendre comment s’instaure cette confiance dans l’argent qui permet la multiplication illimitée des échanges.
Nous avons vu que l’argent apparaît comme le « corps de la valeur », un corps qui lui-même a de la valeur (coquillages, sel ou métaux précieux). L’argent est un signe mais ce signe est un corps – ou du moins il se présente ainsi dans toutes les sociétés quand il prend naissance. Mais le développement des échanges rend ce corps pesant difficile à manier et il est progressivement remplacé par son représentant sous forme de papier – les lettres de change, les billets de banque à cours forcé, etc., au point qu’il y a une déconnexion entre la valeur nominale du papier en circulation et la masse d’or (ou d’argent en régime bimétallique) qu’ils sont censés représenter. Ce qui rend possible cette évolution, c’est stabilisation et la complexification des relations sociales.
Pour en arriver à abandonner des objets les plus précieux en échange d’un morceau de papier imprimé, il faut que les séries fonctionnelles présentent une grande extension et une grande fiabilité, assurant que ce qui est sans valeur dans l’immédiat nous permettra par la suite d’acquérir des valeurs. (…) Parallèment, réaliser des séries de valeurs à travers ce qui est dépourvu de valeur augmente dans des proportions extraordinaires leur extension et leur efficacité, mais ce ne peut s’effectuer que grâce à une maturité  intellectuelle de l’individu, et une organisation permanente du groupe. (p.142)
L’argent n’est donc, dans son essence, que l’expression objective, l’incarnation de la puissance de l’esprit humain devenu, par l’enchevêtrement des relations sociales, apte à « mettre sur pied d’égalité les relations entre les choses, même là où les choses ne possèdent aucune égalité ou analogie entre elles ». (p.150) Bref si on cherche la substance de l’argent, on trouve l’esprit humain à un certain stade du développement de la culture. En effet, l’argent s’insère, semble-t-il, dans un développement d’ensemble de la culture qui remplace de plus en plus les symboles matériels par des idées abstraites. Les relations sociales expriment cette tendance : le formalisme rigoureux, tenant compte de la place de chacun dans la hiérarchie sociale est remplacé par des habitudes de politesse et de courtoisie beaucoup moins formelles. On passe en quelque sorte d’un ordre imposé aux individus par l’organisation sociale à des vertus civiles et morales subjectivement assumées. Simmel en donne quelques exemples, par exemple concernant la manière dont sont traités les discours scabreux... Plus généralement, on peut penser – mais peut-être est-ce de l’optimisme mal fondé – que les relations entre les hommes et les femmes sont moins contrôlées socialement et moins soumises à des tabous dans la mesure même où la sexualité est beaucoup mieux domestiquée socialement, dans la mesure où le « surmoi » individuel s’est considérablement développé dans le même temps où le discours de la sexualité se répandait au point de devenir presque envahissant.
La culture est, pour Simmel, un accroissement des capacités intellectuelles des individus et c’est pourquoi l’argent peut pleinement remplir sa fonction à notre époque :
L’accroissement des capacités intellectuelles d’abstraction caractérise l’époque où l’argent, de plus en plus, devient pur symbole indifférent à sa valeur propre. (p.157)
La valeur de l’argent
Si l’essence de l’argent ne réside pas dans sa valeur mais dans sa fonction de mesure permettant le fonctionnement de toutes les séries de l’échange, il ne faut cependant pas en déduire que l’argent n’a pas de valeur. Simmel montre les raisons pour lesquelles les métaux précieux ont fini par jouer ce rôle d’argent. Ici Simmel fait place aux fonctions de l’argent qu’il avait laissées de côté en étudiant son essence uniquement dans la fonction de mesure de valeur. Mais la fonction de moyen de paiement et de réserve de valeur (Simmel dit « moyen de dépôt et de transfert ») dérive de la fonction d’échange. C’est elle qui est première et les deux autres en découlent sans lui être essentiellement liées. L’intérêt de cette fonction de l’argent, pour le sociologue comme pour le philosophe tient à ce qu’elle exprime les relations de dépendance réciproque entre les hommes, de « cette relativité en vertu de laquelle la satisfaction des désirs de l’un est toujours liée à l’autre et vice versa. » (p.163) De là Simmel en tire une importante proposition :
C’est pourquoi aussi il ne trouve sa place là où ne s’exerce pas cette relativité – soit qu’on ne désire plus rien des hommes, soit qu’on les surplombe d’une hauteur absolue, en l’absence de toute relation avec eux, si bien qu’on peut obtenir sans contrepartie la satisfaction de tous ses désirs. (p.164)
Bref, pour n’avoir pas besoin de l’argent, pour se tenir à l’écart de son usage, il faut être en dehors de la société des hommes. Mais c’est précisément parce que l’argent est le médiateur social par excellence que son usage doit pouvoir être régulé. Le fait que l’argent soit représenté par les métaux précieux lui permet de jouer un rôle de régulateur, y compris par rapport à la puissance étatique :
Aujourd’hui, nous savons à vrai dire que seuls les métaux précieux, et plus exactement l’or, garantissent les qualités requises, en particulier la quantité restreinte — et que le papier monnaie n’échappe au risque d’abus venant de la multiplication arbitraire que par des liaisons très précises à la valeur du métal fixée soit par la loi, soit directement par l’économie. (p.170)
Donc ce n’est pas par essence que l’argent trouve sa meilleure incarnation dans les métaux précieux (c’est-à-dire plus généralement dans une marchandise ayant comme telle une valeur) mais en raison des défauts et des vices inhérents à toute société humaine.
Une théorie du social-historique
Conformément à sa conception générale de la connaissance, Simmel complète la compréhension de l’essence de l’argent par des esquisses historiques qui permettent de saisir comment les formes les plus sophistiquées de l’argent se sont progressivement dégagées. Il s’agit alors d’analyser les « mouvements qui mènent l’argent vers son pur concept » (p.181). Les processus historiques montrent que parfois la forme argent peut être plus développée que la société qu’elle irrigue. Simmel analyse ainsi l’exemple des banquiers allemands Fugger au XVIe siècle qui avaient développé des formes modernes de système bancaire dans une société ne disposant pas des communications, des sécurités et des usages qui en garantissaient la validité. En même temps l’argent, par lui-même, produit de puissants effets qui transforment la structure sociale.
Au-delà de ces esquisses historiques, Simmel avance une théorie générale de la société. L’argent donne une cristallisation autonome de l’interaction interindividuelle mais c’est à celle-ci qu’il faut remonter pour comprendre de quelle matière et comment est organisée une société. Contre les conceptions « holistes » – celles qui font de « la » société une totalité et du « fait social » l’élément déterminant des comportements individuels et interindividuels, Simmel soutient une conception « individualiste » très proche de celle que développe au même moment ou presque Max Weber (ou dans une optique assez différente le sociologue français Gabriel Tarde). Simmel soutient que la sociologie ne doit pas être la science de tout ce qui est humain. Elle doit avoir un objet propre et cet objet propre est défini comme la société au sens le plus large :
Il y a société là où il y a action réciproque de plusieurs de plusieurs individus. Cette action réciproque naît toujours de certaines pulsions ou en vue de certaines fins.[16]
Selon Simmel, les sociétés se construisent comme combinaisons des échanges interindividuels, combinaisons qui se stabilisent.
L’échange des produits du travail, ou de toute possession quelle que soit son origine, est manifestement l’une des toutes premières et des plus pures formes de la socialisation humaine : et ceci non pas de telle façon que la “société” serait d’abord achevée et qu’ensuite on procéderait à des échanges en son sein, mais l’échange étant lui-même une des fonctions qui, à partir de la simple juxtaposition des individus, réalisent leur connexion intime, la société; (p. 191)
D’où il s’ensuit que
« société » n’est que le terme général qui englobe la totalité de ces interrelations spécifiques. (ibid.)
L’échange est une relation, il transforme une somme d’individus en un groupe social. Le perfectionnement de la division du travail crée la fonction argent et l’ordre des commerçants. La fonction argent elle-même suppose le développement de relations de confiance entre les individus qui forment la société, puisqu’on peut concevoir que toute forme d’argent est en fait un crédit : accepter une pièce de monnaie en paiement, c’est croire que cette pièce pourra à son tour être utilisée comme moyen de paiement pour obtenir un objet désiré.
L’argent est à l’origine d’une double tendance qui caractérise l’évolution des sociétés modernes : d’une part, une tendance centralisante et, d’autre part, une tendance individualisante. Loin de s’opposer, ces deux tendances sont les deux faces de la même médaille puisque l’individu peut agir d’autant plus de manière autonome que la sûreté de ses relations sociales est garantie.
L’argent est donc une force civilisatrice, dit encore Simmel. Montrant qu’il joue un rôle de concentrateur de valeurs, Simmel ajoute :
En cela il se rattache aux grandes forces de la civilisation dont l’essence est partout de réunir le plus d’énergie possible sur le plus petit espace et de surmonter, grâce à cette concentration des énergies, les résistances passives et actives à nos objectifs. (p.223)
Cette loi de concentration ces énergies pour maximiser les effets, Simmel y voit une tendance générale : elle est à l’œuvre dans le remplacement des armes blanches par les armes à feu aussi bien que dans le développement des possibilités d’autodétermination de l’individu face au groupe. Autrement dit le pouvoir civilisateur de l’argent s’inscrit bien chez Simmel dans une véritable philosophie de l’histoire, construite sur le mode de L’idée d’une histoire universelle de Kant.
Dans le développement des fonctions de l’argent réside maintenant sa valeur :
Bien sûr l’argent commence par pouvoir exercer les fonctions monétaires parce qu’il a de la valeur ; ensuite il devient une valeur parce qu’il exerce les fonctions monétaires. (p.228).
La tendance à comprendre l’argent comme un pur symbole, détaché des formes contingentes de son existence matérielle correspondrait selon Simmel à une tendance plus large de l’esprit humain qu’on peut repérer dans l’histoire des idées ou dans l’évolution du jugement esthétique.
Il semble que l’argent participe de cette tendance de l’évolution lorsque le sentiment de valeur qui s’attache à lui se rend indépendant de son matériau et se porte sur sa fonction qui est quelque chose d’universel sans être quelque chose d’abstrait. (p. 232)
Propos d’étape
Ainsi, pour Simmel, la philosophie de l’argent contient en elle-même une théorie de la société (une « ontologie de l’être social ») et une philosophie de l’histoire. Le développement des fonctions monétaires témoigne d’une tendance historique globale de la culture humaine et réciproquement cette téléologie historique permet de comprendre l’essence de l’argent non dans son origine historique mais dans son aboutissement dans la société moderne. Loin d’être l’affaire des économistes, l’argent ne peut être compris que si on le met en parallèle avec l’art, avec la religion ou avec les sciences.

Chapitre V: Téléologies

Après ces indispensables et trop schématiques aperçus sur la nature de l’argent, il nous faut maintenant entrer dans l’objet propre de notre étude, constitué par les parties I et II du troisième chapitre, intitulé de manière assez énigmatique au premier abord, « L’argent dans les séries téléologiques ». La première partie de la partie I est consacrée à l’analyse de l’explication téléologique. Les développements de Simmel sont denses et renvoient à toute une histoire philosophique et à des débats théoriques, principalement dans la philosophie allemande, mais également liés à la confrontation avec le positivisme français (celui de Durkheim).
Kant et le jugement téléologique
Quand on connaît l’importance qu’a la philosophie kantienne dans la formation de la pensée de Simmel, c’est évidemment du côté du philosophe de Königsberg qu’il faut se tourner pour comprendre le sens des « séries téléologiques » chez Simmel.
Mot à mot, la téléologie est l’étude des fins. La raison d’être d’une chose, son « ce en vue de quoi », comme le dit Aristote, c’est sa fin. La fin est raison par excellence et l’explication de toute chose doit toujours procéder de la finalité – « la nature ne fait rien en vain » répète Aristote. Le rationalisme moderne, celui qui naît avec la science galiléenne, celui de Descartes et de Spinoza, est entièrement dirigé contre cette conception aristotélicienne des « causes finales ». La croyance aux causes finales est la matrice de toute superstition, affirme Spinoza, dans ce réquisitoire qu’est l’appendice de la partie I de l’Éthique. À la finalité vue comme « l’asile de l’ignorance » (Spinoza) se substitue un déterminisme causal qui ne s’occupe que des enchaînements des causes et des effets indépendamment de toute finalité. Le finalisme, dit encore Spinoza renverse l’ordre réel, il met les effets à la place des causes et les causes à la place des effets, l’antécédent devient l’effet du conséquent. Le Candide de Voltaire est une satire virulente de la version théologique de ce finalisme - « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ».
Pourtant le déterminisme strict semble insuffisant. Leibniz contre Descartes défendait la nécessité de supposer une finalité dans les âmes, réhabilitant les « formes substantielles » d’Aristote. Mais c’est surtout Kant qui donne au jugement téléologique un statut précis : c’est l’objet de la « critique de la faculté de juger téléologique » (deuxième partie de la Critique de la faculté de juger[17]).
Tout en soulignant combien est hasardeux le recours à une téléologie objective pour comprendre comment sont produites les choses de la nature, Kant soutient cependant la légitimité de cette démarche :
Il est néanmoins légitime de tirer de l’étude de la nature une appréciation téléologique, du moins de façon problématique ; mais ce n’est que pour subordonner la nature, selon l’analogie avec la causalité selon des fins, aux principes de l’observation et de la recherche, sans se permettre de l’expliquer par là. (§61, V, 360)
Pour dire les choses autrement, on peut décrire les choses de la nature sur le mode téléologique sans que cette description vaille explication. Ainsi en physiologie, les divers organes sont ramenés à leur fonction mais cette description fonctionnelle n’explique évidemment pas les mécanismes qui produisent cet organe ni ceux par lesquels il agit. L’appréciation téléologique appartient, selon la terminologie de Kant, à la « faculté de juger réfléchissante » et non à la « faculté de juger déterminante ».
La faculté de juger en général, dit Kant, est « le pouvoir de penser le particulier comme contenu sous l’universel ». Elle est déterminante quand l’universel est donné et qu’on peut subsumer le particulier sous l’universel. Par exemple, si on connaît la loi de Newton de la gravitation universelle, on peut expliquer le cas particulier de l’orbite d’un satellite autour de la Terre. Au contraire quand seul le cas particulier est donné, la faculté de juger est réfléchissante car elle doit remonter du cas particulier à l’universel – un peu comme un juge, face à cas non prévu par la loi est obligé en quelque sorte d’inventer la loi par la jurisprudence. L’utilisation de cette faculté de juger réfléchissante dans la nature conduit à l’idée d’une finalité de la nature.
S’il maintient que le jugement déterminant est le principe même de la connaissance de la nature, Kant admet cependant qu’on puisse considérer deux types de séries causales. La liaison causale qui est une « série descendante » ou encore liaison des causes efficientes : A cause B qui cause C, etc. On dira que A cause B en raison d’une loi L1 qui définit le lien régulier des phénomènes du type de A et des phénomènes du type de B. La liaison est descendante parce que l’on passe toujours d’une étape à une autre par un raisonnement où l’on subsume le particulier sous le général : si le phénomène particulier A cause B, c’est parce que c’est une instanciation de la loi générale. Mais, ajoute Kant, on peut aussi concevoir des séries qui soient à la fois ascendantes et descendantes, c’est-à-dire dans lesquelles une chose désignée comme effet mérite le nom de cause.
Dans le domaine de ce qui est pratique (c’est-à-dire dans l’art), on trouve aisément de telles liaisons ; comme par exemple la maison qui est certes la cause des sommes d’argent perçues pour le loyer, mais qui fait aussi qu’inversement la représentation de ce revenu possible était la cause de la construction de la maison. Une telle liaison causale s’appelle liaison par les causes finales (nexus finalis). (§65, V, 372)
Kant étend ensuite ce qui est assez clairement posé dans le domaine des « affaires humaines » à la compréhension de tout ce qui dans la nature est organisé (tout ce dans quoi les parties sont reliées entre elles et forment une totalité organique) :
Dans un tel produit de la nature, chaque partie, de même qu’elle n’existe que par toutes les autres, est également pensée comme existant pour les autres et pour le tout, c’est-à-dire comme instrument (organe), mais cela ne suffit pas (…) et c’est pourquoi on la conçoit comme un organe produisant les autres parties … (§65, V, 373-374)
Cette réintroduction de la téléologie dans les sciences de la nature doit cependant être bien comprise. Il ne s’agit pour Kant d’affirmer que les êtres organisés sont produits et se produisent en vue d’une certaine fin mais seulement d’affirmer ceci :
je ne puis pas, à partir de la constitution propre de mes facultés de connaître, juger autrement de la possibilité de ces choses et de leur production qu’en pensant pour celles-ci une cause qui agit selon des intentions, et donc en pensant un être producteur par analogie avec la causalité d’un entendement. (§75, V, 397-398)
Bref, les « causes finales » dans la version qu’en donne Kant ne sont que des causes « comme si ».
Il est en effet tout à fait certain que nous ne pouvons même pas connaître suffisamment les êtres organisés et leur possibilité interne selon de simples principes mécaniques de la nature et encore moins nous les expliquer ; et cela est si certain que l’on peut avoir l’impertinence de dire qu’il est absurde pour les hommes de s’attacher à un tel projet ou d’espérer que puisse naître un jour quelque Newton qui fasse comprendre la simple production d’un brin d’herbe selon des lois de la nature qu’aucune intention n’a ordonnées ; il faut au contraire refuser absolument cette intelligence aux hommes. (§75,V,400)
Le recours aux jugements téléologiques n’est donc qu’une conséquence des faiblesses et des limites indépassables de l’intelligence humaine. Mais ce recours demeure indispensable pour donner de l’intelligibilité aux sciences des êtres organisés.
La querelle des deux sciences dans la philosophie allemande postkantienne.
Bien qu’il parte de Kant, Simmel le relit largement à travers le prisme des nouvelles interprétations et des nouvelles voies de recherche qui se sont ouvertes dans la philosophie allemande dans le prolongement et le dépassement de la philosophie critique.
Pour résumer (très schématiquement) les choses, la question de l’extension aux « affaires humaines » des méthodes qui avaient si merveilleusement marché dans les sciences physiques est posée dès le XVIIIe siècle. Les économistes et les premiers inventeurs de ce qui allait devenir les sciences sociales se proposent de découvrir « la loi de Newton » des comportements humains, c'est-à-dire quelles sont les forces qui régissent les comportements d’attraction et de répulsion des individus. L’économie politique – et ses pendants philosophiques – font de l’intérêt l’équivalent dans l’ordre social de la loi de la gravitation universelle. Cette première et très schématique approche est reprise et approfondie dans tout le XIXe siècle : comment construire une science sociale qui soit le prolongement de la physique et qui permette comme la physique d’agir sur le « matériau humain » de manière sûre et prédictive ?
Comte, la « physique sociale » et la sociologie positiviste
Comte parle de « physique sociale » pour désigner la sociologie. Il s’agit d’introduire dans les sciences qui traitent des phénomènes sociaux les méthodes qui ont fait leur preuve dans les sciences de la nature. Ainsi, pour Comte, bien que ce domaine soit particulièrement propice au déploiement de l’imagination, cette dernière doit être strictement soumise au primat de l’observation qui permettra de découvrir « l’exacte coordination de l’ensemble des faits observés »[18]. Certes, ajoute-t-il, on doit bien constater que les phénomènes intellectuels et moraux de la vie individuelle et les phénomènes politiques sont encore étudiés d’une manière antiscientifique ; le caractère vague des observations « permet à l’imagination fallacieuse des sophistes et des rhéteurs d’y tourner pour ainsi dire à son gré l’interprétation des faits accomplis. »
Cette situation n’est rendue possible que parce que la science sociale n’est pas encore à l’âge positif et que, par voie de conséquence, la politique a encore la prétention d’une action essentiellement illimitée, « grande illusion primitive » qui « résulte toujours spontanément de l’ignorance des lois fondamentales de la nature, combinée avec l’hypothèse du pouvoir arbitraire et indéfini alors attribué aux agents surnaturels ». De ce point de vue, la différence entre sciences de la nature et sciences sociales n’est qu’une différence d’avancement sur une même ligne ascendante. Si les sciences sociales sont en retard, c’est uniquement en raison de leur plus grande complexité. Mais elles obéissent à la même dynamique et aux mêmes principes que les sciences de la nature. Il s’agit donc, pour sortir enfin de l’âge théologique et métaphysique, de « concevoir toujours les phénomènes sociaux comme inévitablement assujettis à de véritables lois naturelles, comportant régulièrement une prévision rationnelle. » Ce qui n’est pas bien clair, c’est la question de savoir s’il s’agit des lois de la nature qu’on a déjà trouvées en biologie ou s’il s’agit de lois qui sont conçues sur le même mode que les lois de la nature. Disons les choses autrement : le lien entre la science sociale et les sciences de la nature est-il seulement un lien d’identité méthodologique ou renvoie-t-il au contraire à une unité ontologique ? Il semble s’agir d’abord d’un principe méthodologique puisqu’il faut étendre à la science sociale le double point de vue statique et dynamique qui caractérise la biologie.
Mais ce double point de vue lui-même renvoie à une conception plus générale qui surplombe toute la philosophie positiviste de Comte et lui donne son sens, savoir le double point de vue de l’ordre et du progrès, deux idées directrices dont la connotation politique est tout à fait claire. Comte peut ainsi parler d’une « analogie » entre biologie et science sociale et un peu plus loin affirmer que l’on doit partir de la notion d’un « consensus universel qui caractérise les phénomènes quelconques des corps vivants, et que la vie sociale manifeste nécessairement au plus haut degré. » Autrement dit la physique sociale est en réalité une biologie sociale.
Sur les fondements méthodologiques posés par Comte, Durkheim construit une sociologie qui se veut conforme aux canons déterministes des sciences de la nature. Pour lui « tous les êtres de la nature depuis le minéral jusqu'à l'homme relèvent de la science positive, c'est-à-dire que tout s’y passe suivant des lois nécessaires. »[19] Et Durkheim ajoute :
Sans doute les faits sociaux sont plus complexes que les faits psychiques, mais ceux-ci à leur tour ne sont-ils pas infiniment plus complexes que les faits biologiques et physico-chimiques, et pourtant il ne peut plus être aujourd’hui question de mettre la vie consciente hors du monde et de la science. Quand les phénomènes sont moins simples, l’étude en est moins facile, mais c'est une question de voies et de moyens, non de principes. D’autre part, parce qu'ils sont complexes, ils ont quelque chose de plus flexible et prennent plus facilement l'empreinte des moindres circonstances qui les entourent. C'est pourquoi ils ont un air plus personnel et se distinguent davantage les uns des autres. Mais il ne faut pas que les différences nous fassent méconnaître les analogies.[20]
Pour mettre en œuvre son programme, Durkheim doit définir l’objet propre de la science sociale : le « fait social ».
Est fait social toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d'exercer sur l'individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale dans l'étendue d'une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses manifestations individuelles.[21]
De cette définition, Durkheim tire un principe fameux : il faut « traiter des faits sociaux comme des choses », même s’il ne s’agit pas de choses du même genre que les choses physiques. Du point de vue des explications à utiliser en sciences sociales, il s’en déduit que les descriptions fonctionnelles doivent céder la place aux explications par les « causes efficientes ». Non que l’étude des fonctions (à quel besoin répond telle ou telle institution sociale ?) soit inintéressante, mais
Quand donc on entreprend d’expliquer un phénomène social, il faut rechercher séparément la cause efficiente qui le produit et la fonction qu’il remplit.[22]
Il faut mettre de côté, autant que possible, les intentions des acteurs, puisque « ces questions d’intention sont trop subjectives pour pouvoir être traitées scientifiquement »[23]. Du point de vue de la sociologie, donc la manière dont les acteurs pensent subjectivement leurs actions est tout à fait secondaire. Comptent seulement les faits sociaux dans leurs enchaînements structurels.
Vers la sociologie compréhensive
  À la conception d’une science sociale dans le strict prolongement des sciences de la nature s’oppose une autre perspective qu’on retrouve chez un grand nombre de philosophes allemands, Wilhelm Dilthey d’abord, mais aussi un peu plus tard Heinrich Rickert. Loin d’une science unifiée, nous devrions accepter (éventuellement nous résigner) l’existence de deux sciences profondément différentes quant à leurs objets, à leurs méthodes et au type de résultat qu’on en peut atteindre.
Wilhelm Dilthey (1833--1911) tente d’établir une distinction claire entre :
1)    les sciences de la nature (ou sciences « nomologiques » dans sa terminologie)
2)    les « sciences de l’esprit ».
Dilthey définit les sciences de l’esprit comme herméneutiques, c'est-à-dire fondées sur l’interprétation. Pour Dilthey, ce qui permet de définir cette spécificité des sciences humaines, c'est l’historicité de l'homme et de ses produits.
A côté des sciences de la nature s’est développé spontanément un groupe de connaissances, à partir des problèmes de la vie elle-même, qui, en raison de leur communauté d’objet, sont liées les unes aux autres. Ces sciences sont l’histoire, l’économie politique, les sciences juridiques et politiques, la science de la religion, l’étude de la littérature et de la poésie, des arts plastiques et de la musique, des conceptions du monde et des visions philosophiques du monde et des systèmes, enfin la psychologie. Toutes ces sciences se rapportent au même grand fait  : le genre humain. Elles décrivent et racontent, jugent et forment des concepts et des théories en rapport à ce fait.[24]
On peut établir ainsi la différence entre les sciences de la nature et les sciences de l’esprit :
-         Les sciences de l'homme s'intéressent à des réalités produites par l'homme lui-même – cela ne va pas sans rappeler Giambattista Vico qui affirmait : la différence entre l’histoire naturelle et l’histoire humaine, c’est que nous avons fait celle-ci et non celle-là.
-         La différence entre les sciences de l'esprit (ou sciences morales) et les sciences de la nature est déterminée par la différence d'orientation du sujet connaissant, à son attitude à l'égard des objets.
C'est la distinction qui deviendra classique entre sciences nomothétiques et sciences herméneutiques. Dilthey refuse d'identifier le savoir scientifique construit sur le modèle des sciences de la nature (physique) avec la connaissance en général. De là se déduit l'opposition entre les modes de fonctionnement des deux types de science  :
-         Les sciences de la nature donnent une explication et formulent des lois (nomos) ;
-         les sciences de l’esprit comprennent l'action humaine et en donnent une interprétation.
Dans les sciences de la nature, nous nous rendons maître de ce monde physique en étudiant ses lois. Mais cette étude suppose la scission radicale entre sujet et objet, elle suppose que l’homme se mette à l’extérieur de la nature étudiée. Dans les sciences de l’esprit il en va tout autrement :
Les faits sociaux nous sont compréhensibles de l’intérieur, nous pouvons sur la base de la perception de nos propres états, les reproduire en nous jusqu’à un certain point ; et quand nous contemplons le monde historique, cette représentation s’accompagne d’amour ou de haine, de joie passionnée, de tout le jeu de nos états affectifs. La nature est muette pour nous. Seule la puissance de notre imagination répand sur elle une lueur de vie et d’intériorité.[25]
La méthode des « sciences de l’esprit est celle de la compréhension. L'homme devient objet des sciences de l’esprit à partir du lien triple expression vécue - expression - compréhension. La compréhension suppose un principe d’empathie qui repose sur la compréhension du vécu. Les événements vécus sont les unités structurelles à partir desquelles la vie de l'âme s’édifie. En eux est présent le lien entre la conscience et ses contenus. L’expression (ou objectivation) est la traduction extérieure (dans des « signes publics ») de la vie de l'âme. La compréhension est donc la saisie d'une intériorité sur la base de sa traduction extérieure. C'est donc une interprétation.
Cette théorie de l’interprétation repose sur la conception que Dilthey se fait de la vie historique des hommes, comme vie de l’esprit. La vie de l'esprit consiste en ce qu'il s'extériorise dans des objectivations et revient en même à lui-même en réfléchissant ses manifestations vitales. L’histoire de l'espèce humaine est intégrée à ce processus de formation de l’esprit. C’est pourquoi l'existence quotidienne des individus socialisés se meut dans la relation de l’expérience vécue, de l’expression et de la compréhension qui constitue aussi la méthode des sciences de l’esprit.
La distinction entre sciences de la nature et sciences de l’esprit, entre sciences qui forment des lois générales et sciences qui interprètent des comportements singuliers, entre sciences explicatives et sciences compréhensives est assez largement retravaillée dans la philosophie allemande de la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe. C’est le néokantien Heinrich Rickert qui lui donne sa forme presque canonique dans Science de la nature et science de la culture[26]. C’est cette distinction qui constitue le socle sur lequel s’édifie la sociologie « compréhensive » de Max Weber, une sociologie qui part non pas des « faits sociaux », mais d’une certaine gamme d’actions individuelles, les actions rationnelles par finalité qui, seules, permettent la stabilisation de comportements communautaires.
Comprendre, dans le sens de Dilthey ou dans celui de Weber, c’est se mettre à la place de l’agent et ramener son comportement à ses intentions, c’est-à-dire à ses représentations subjectives dont les comportements volontaires sont dès lors compris comme des moyens rationnels qui permettent d’atteindre ces buts.
La méthode de Simmel
Revenons maintenant à Simmel. Les premières pages du chapitre III portent la marque de ces débats philosophiques et méthodologiques. Simmel commence par rappeler :
La grande opposition de toute l’histoire de l’esprit : cherchera-t-on à voir et à concevoir les contenus de la réalité en partant de leurs causes ou de leurs effets – donc l’opposition entre l’orientation causale et l’orientation téléologique – a pour modèle primordial une différence au sein de nos motivations pratiques. (p.235)
La question est posée ici de manière un peu schématique, mais nous met directement au cœur du problème. L’explication causaliste stricte renvoie aux instincts et finalement à physiologie. À ce type d’explication s’oppose la démarche téléologique : les comportements sont compris d’après les contenus de conscience de l’agent qui se représente la fin qu’il souhaite atteindre. Certains comportements procèdent clairement du premier type d’explication et d’autres, au contraire, requièrent nécessairement des descriptions téléologiques.
Pour autant Simmel refuse la coupure radicale entre les deux conceptions mais va de l’une à l’autre suivant les balancements du sujet et de l’objet.
Comment les représentations deviennent-elles actives ?
En premier lieu, les représentations ne sont actives, c’est-à-dire ne peuvent être causes réelles des comportements humains que si elles se lient avec l’énergie vitale de l’agent. En tant que telle idée une idée n’est pas active et ne peut se réaliser qu’en tant qu’elle est le contenu d’énergies réelles,
de même que la justice ou la moralité n’ont jamais d’efficacité dans l’histoire en tant qu’idées, il leur faut d’abord être prises en charge par des puissances concrètes, formant le contenu de leur degré d’énergie. (p.236)
Si on comprend ce qui est en question ici, on voit combien les « causes finales » ne sont rien d’autre que des causes efficientes. La critique spinoziste du finalisme porte sur le renversement de l’ordre réel : l’effet deviendrait la cause de la cause. Mais la représentation (d’un objet de désir, d’un but à atteindre, etc.) ne vient pas après l’action mais bien avant. Si elle se lie à une énergie vitale (c’est-à-dire si l’image se lie au désir) alors elle est bien une cause efficiente qui est la cause réelle de l’action entreprise par le sujet, bien que dans la conscience du sujet la cause de l’action ne soit pas ses propres processus psychiques intérieurs mais la projection imaginaire dans le futur de la jouissance de la chose désirée ou de la réalisation du but. Simmel précise :
Le conflit de compétence entre causalité et téléologie au sein de notre action se règle comme suit : puisque le résultat quant à son contenu est là sous la forme de l’efficacité psychique avant de revêtir celle de la visibilité objective, rien n’enfreint la rigueur de la liaison causale ; car les contenus n’entrent en ligne de compte pour celle-ci qu’une fois devenus énergies ; cause et résultat sont dans cette mesure tout à fait séparés, l’identité que montre leurs contenus idéels n’ayant à son tour rien à voir avec la causalité réelle. (ibid.)
Autrement dit, la causalité réelle est la causalité efficiente, la cause finale n’étant que la représentation subjective de cette causalité réelle. Cependant cette représentation subjective n’est pas un épiphénomène ou une sorte de fausse conscience. Ce qui se manifeste avec l’action finalisée, c’est le fait que
le moi commence à se différencier, en tant que personnalité, des éléments naturels hors de lui (et en lui). (p.237)
Par conséquent :
l’action finalisée a pour sens d’impliquer consciemment nos énergies subjectives dans une existence objective, et cette implication se traduit par un une double extension de la réalité jusqu’à l’intérieur du sujet : d’abord par anticipation du contenu de celle-ci sous la forme de l’intention subjective, ensuite par effet en retour sous la forme d’un sentiment subjectif. (p.238)
C’est encore une fois l’intrication sujet/objet qu’il faut ici remarquer et qui interdit qu’on maintienne les oppositions trop tranchées tant des positivistes que des tenants de l’opposition des « deux sciences ».
Lien entre séries causales et séries téléologiques
En second lieu, si l’on s’intéresse aux mécanismes intellectuels de l’action intentionnelle, on voit immédiatement que la connaissance de la finalité ne suffit pas à l’atteindre. Atteindre la finalité sans intermédiaire entre conception et réalisation, seul un dieu le pourrait. Pour les humains au contraire, tout est affaire de médiations. Il faut pour aller de A à D passer par toutes les étapes requises. Et c’est pourquoi, si les moyens sont subordonnés à la fin, la question des moyens se trouve être finalement la première des questions. Les fins et les moyens comme le sujet et l’objet forment donc une unité dialectique. La question des moyens renvoie à la nature de l’opposition causes efficientes/causes finales car :
le processus téléologique implique une interaction entre le moi animé d’un vouloir personnel et la nature extérieure. (p.239)
Si je cherche à atteindre un objectif D, il faut que je connaisse les objectifs intermédiaires A, B, C qui permettent de l’atteindre. Il faut donc savoir que C est cause de D, que B cause C et que A cause B. Bref si je connais la « cause finale », encore faut-il comprendre la chaîne des causes efficientes qui permet de la produire. Donc dans l’activité humaine consciente, les séries causales et les séries téléologiques s’entrecroisent en permanence, sont intriquées les unes dans les autres sans qu’il soit possible de faire un départ net entre l’une et l’autre et cela tient précisément à ce fait que l’homme est d’abord conscience de soi. C’est pourquoi :
Jamais donc ne pourra s’établir une chaîne téléologique sans qu’on ne connaisse déjà les relations inverses, c’est-à-dire causales entre ses éléments. (p.240)
L’action finalisée est donc bien, selon le résumé qu’en donne Simmel, l’interaction consciente entre sujet et objet.
Téléologie et culture
Comprendre la culture et les formes de la vie sociale, c’est comprendre comment se développent et se stabilisent ces chaînes téléologiques. L’évolution culturelle a un double effet :
1)    elle allonge les séries téléologiques pour ce qui est objectivement proche ;
2)    elle raccourcit les séries téléologiques pour ce qui est objectivement éloigné.
Comme le remarquait déjà Hegel, pour l’animal il n'y a aucun intermédiaire entre le besoin et sa satisfaction alors que pour les hommes les besoins se particularisent et deviennent de plus en plus abstrait. Manger, ce n’est pas ingurgiter un aliment qu’on trouve tout prêt dans la nature, c’est confectionner des plats (plus ou moins raffinés) les consommer selon des rituels (par exemple respecter les horaires des repas) et avoir de besoin de toutes sortes d’ustensiles qui eux-mêmes demandent des raffinements plus ou moins compliqués (on ne boit pas un bon vin dans un gobelet en plastique et encore moins à la cannelle du tonneau !
Inversement, les télécommunications permettent de communiquer immédiatement avec des dizaines de millions d’individus n’importe où dans le monde. Ce qui dans les sociétés anciennes demandait du temps et parfois était tout simplement inatteignable devient en apparence immédiat – en apparence seulement car cette immédiateté exige que fonctionne sans à-coups toute une chaîne technique extrêmement complexe.
Pour Simmel, il est impossible de définir « la » société en général ; il n’est même pas possible de construire la sociologie en partant d’une définition du fait social abstraction faite des actions individuelles. Il faut partir des interactions par lesquelles les individus cherchent à atteindre leurs objectifs en utilisant le cas échéant ce que les autres peuvent leur fournir. Quand les interactions atteignent une certaine dimension, c’est-à-dire quand elles mettent en jeu un nombre assez grand d’individus, elles forment des configurations stables que les individus peuvent utiliser pour atteindre leurs fins propres. À la différence de Durkheim, donc le fait social n’est pas un donné, mais il est un résultat :
Les interactions au sein du grand nombre donnent naissance – l’accidentel s’éliminant par frottements, la similitude des intérêts permettant aux divers apports de s’additionner – à des institutions proprement objectives; elles constituent pour ainsi dire la station centrale des innombrables courbes téléologiques des individus, et offrent à ceux-ci un outil pleinement adapté pour étendre ces trajets jusqu’à ce qui resterait hors d’accès autrement. (p.342-343)
Encore une fois, l’activité scientifique vise à dégager des formes régulières simples (comme l’échange) dont la combinaison permet de définir des lois générales.
Propos d’étape
Simmel donc conçoit la société comme le résultat des interactions individuelles, à partir desquelles se mettent en place des séries téléologiques, mais pour autant la société n’est pas réduite aux individus. Il y a une objectivité des formes sociales, indépendantes jusqu’à un certain point des désirs et de la psychologie des individus. Et c’est l’étude de ces formes sociales qui constitue à proprement parler l’objet de la sociologie.

Chapitre VI: L’argent, le moyen absolu

L’argent, cela a déjà été dit, constitue la forme sociale par excellence et donc la compréhension théorique des formes sociales qui s’ordonnent autour de l’argent conduit à la compréhension de l’essence de l’homme.
L’homme, animal fabriquant d’outils
Dans l’examen des actions finalisées, la notion capitale est celle d’outil. L’outil est l’instance médiane entre sujet et objet, dit Simmel.
L’outil représente le type de ce qu’on pourrait appeler notre créature dans le monde extérieur, puisqu’à un bout il est entièrement formé par nos forces, et à l’autre entière intégré à nos fins ; (p.242)
Le mot latin d’où est tiré « outil » désigne simplement l’usage de quelque chose : est outil tout ce dont on peut user. Simmel emploie l’allemand Werkzeug, c’est-à-dire ce qui a affaire avec le fait de werken, d’œuvrer. Œuvrer, c’est, subjectivement dépenser de l’énergie, de la sueur, de l’habileté, de l’intelligence, mais cette pure dépense subjective trouve sa fin (son telos) dans l’œuvre, dans une réalité objective, existant durablement et indépendamment du sujet. Hegel le notait déjà : la conscience de soi trouve sa réalité objective dans les résultats de sa propre activité qui sont maintenant objectivés face à elle. L’outil est donc bien cette médiation entre sujet et objet, entre intention et réalisation, entre ce qui n’est encore qu’en puissance dans l’esprit du sujet et ce qui se trouve en acte en face du sujet[27].
Simmel précise que l’outil n’est pas seulement une instance médiane dans l’ordre spatio-temporel (l’outil s’intercale entre le sujet travaillant et l’objet du travail) mais aussi quant au contenu. L’outil est une chose mécanique mais il est aussi un prolongement du corps. Le mot grec organon, d’où vient le français « organe » désigne tout aussi bien l’outil que l’organe. On agit sur l’outil « comme avec la main » (p.241) mais on peut ajouter aussi que l’outil ouvre de nouvelles possibilités au sujet. Il y a une dialectique de l’outil et de l’intelligence sur laquelle il vaut la peine de s’arrêter.
Le processus d’hominisation du genre « homo », celui qui conduit des primates supérieurs à l’homme moderne, démontre clairement que c’est bien dans la « fabrication » que « homo » devient l’homme. C’est d’abord la conquête de la station verticale qui tout à la fois libère les mains pour en faire les premiers outils de manipulation du monde et permet le développement cérébral. Nous avons « débuté par les pieds » dit André Leroi-Gourhan[28], car c’est d’abord par la conquête d’un certain type mécanique que se prépare « l’invasion du cerveau » – pour reprendre encore une expression de Leroi-Gourhan. L’étude des premiers hominiens nous montre une évolution qui fait émerger la raison comme faculté autonome de l’homo sapiens, à la suite d’un long processus. Or ce processus part d’un fondement anatomique qui apparaît comme un pré-requis mais donne d’emblée la pensée sous forme de langage et capacité de fabriquer des outils, comme deux puissances unies l'une à l’autre. « L’homme fabrique des outils concrets et des symboles, les uns et les autres relevant du même processus ou plutôt recourant dans le cerveau au même équipement mental ».[29] Et Leroi-Gourhan ajoute : « Il y a possibilité de langage à partir du moment où la préhistoire livre les outils, puisque outil et langage sont liés du point de vue neurologiquement et puisque l'un et l’autre sont indissociables dans la structure sociale de l’humanité. »[30] Ces deux processus, celui de la fabrication des outils et celui du langage sont naturellement liés si on comprend ce qui signifie la fabrication des outils. Les singes peuvent occasionnellement se saisir d’une branche pour prolonger le bras, mais l’homme s’affirme d’abord en ce qu’il conçoit des outils prolongeant la main non pas occasionnellement mais systématiquement et en dehors de toute utilisation immédiate. L’outil ainsi fabriqué, pris en lui-même, montre à la fois une capacité d’anticipation et une conceptualisation et donc de généralisation. Le silex taillé est déjà, sous une forme primitive, un symbole. Dans une expression un peu trop unilatérale, Bergson affirme que « l’intelligence remontera de la main à la tête »[31]. Il ne s’agit là que d’une métaphore qui tord sans doute trop dans l’autre sens le bâton des préjugés intellectualistes. L’hominisation est une évolution qui tout à la fois libère la main et libère le visage et donc donne simultané la possibilité d’un développement prodigieux du « cerveau technique » et du « cerveau symbolique. » Or cette double libération est d’abord une libération de l’activité humaine des chaînes biologiques. De nombreux animaux, par exemple chez les insectes où les oiseaux, possèdent une habileté technique remarquable, mais cette habileté technique est purement répétitive car elle ne s’appuie que sur des dispositifs neuromoteurs héréditaires et non sur une libération du cerveau ouvrant la voie à une « déspécialisation ». Ainsi que le dit Bergson : « Partout ailleurs que chez l’homme, la conscience s’est laissé prendre au filet dont elle voulait traverser les mailles. Elle est restée captive des mécanismes qu’elle avait montés. »[32]
Autrement dit, lorsqu’on affirme que l’homme est par essence « homo faber », on pointe la différence spécifique du genre humain telle qu’elle se manifeste historiquement. Car l’habileté manuelle de l’homme consiste d’abord à produire des outils, donc à transformer son espace naturel et à instituer entre lui et la nature une médiation qui implique et exprime tout à la fois ce qu’est l’intelligence humaine.
La référence à Bergson n’est nullement arbitraire, car on pourrait trouver de très nombreux points de convergence entre Simmel et Bergson[33]. Reprenant une expression de Franklin[34], Simmel affirme que « l’homme est l’animal “fabriquant d’outils” » (p.244), là où Bergson le désigne comme homo faber. Le lien entre outil et intelligence que Bergson avait souligné se retrouve chez Simmel. L’outil est « le moyen absolu ».
Et dans son principe, il n’a pas une efficacité limitée au domaine physique. Au contraire, lorsque l’intérêt ne se tourne pas directement vers la production matérielle, se voit requis par les conditions et caractères spirituels de celle-ci ou par tout autre événement immatériel – l’outil prend à vrai dire une forme encore plus pure, dans la mesure où il est alors l’entière création de notre volonté et n’a point à transiger avec la singularité. (p.242)
Ainsi un outil n’est pas nécessairement une chose matérielle. La vie sociale produit des outils que sont les institutions. Et parmi celles-ci, l’argent.
Si l’outil est le moyen absolu, l’argent est l’outil absolu. Simmel use de plusieurs analogies :
-       L’argent est semblable à l’énergie du vent ou de la vapeur qui peut faire tourner n’importe quelle sorte de machine. Son caractère absolument instrumental est manifeste, il fait partie de la manière dont l’argent s’annonce. Il représente les énergies spirituelles existant dans une formation sociale donnée.
-       L’argent est semblable à la parole. Le rapport entre la forme monétaire et l’action est analogue au rapport entre les mots et les pensées. Cette équivalence entre langage et échange économique est l’une des thèses majeures de la sociologie de Simmel.
-       L’argent est semblable à l’amour. À plusieurs reprises, Simmel reprend la définition de l’amour qu’on trouve dans Le banquet de Platon, un intermédiaire en avoir et ne pas avoir.[35] L’amour est « dans l’intériorité subjective ce qu’est le moyen dans l’extériorité objective » (p.245)
Et de même que pour l’homme, toujours tendu par l’effort, jamais durablement satisfait, toujours en devenir seulement, l’amour en ce sens-là est l’état humain par excellence, de même le moyen et sa version renforcée, l’outil, sont-ils par ailleurs le symbole de l’espèce humaine. (ibid.)
Si on retient que l’argent est le moyen sous sa forme la plus pure, on voit alors pourquoi « l’argent est d’une immense importance pour la compréhension des motifs fondamentaux de l’existence. »
La puissance de l’argent
En premier lieu, l’argent est porteur de cette puissance particulière qu’est celle de l’outil. L’essence de l’outil est de durer et de se prêter à de multiples usages. C’est une des différences les plus marquées entre les humains et les primates les plus proches d’eux dans l’arbre phylogénétique. Les chimpanzés sont aptes à voir le profit qu’ils peuvent tirer d’un bâton pour atteindre quelque chose qu’ils convoitent. Donc le bâton fonctionne bien pendant le temps de cette action comme un outil qui prolonge les membres de celui qui s’en sert et se place comme médiation entre le désir et l’objet du désir. Cependant, une fois la chose visée atteinte, le chimpanzé délaisse le bâton qui retourne à l’état de chose indifférente. Au contraire l’évolution humaine commence véritablement quand « l’homme habile » (homo abilis) sélectionne parmi les choses qui lui tombent sous la main celles dont il va faire des outils, celles qu’il va travailler pour les mieux adapter à leurs fins et qui lui serviront un nombre de fois indéterminé. Cette durabilité de l’outil se double d’une deuxième caractéristique, sa polyvalence : non seulement le même outil peut être prévu pour des usages multiples (le couteau suisse est le prototype de l’outil !), mais encore il peut être employé à des usages pour lesquels il n’était pas prévu. Simmel note que ces caractéristiques des outils ne valent pas que pour les choses physiques mais également pour les relations interpersonnelles et les institutions.
L’argent pousse à leur point extrême ces caractéristiques de l’outil : il peut être utile à tout (ou presque) et c’est pourquoi « la valeur d’une somme d’argent particulière dépasse la valeur de chaque objet particulier qu’on peut obtenir en échange. » (p.246) L’argent n’est pas seulement un montant échangeable contre autre chose, un habit ou vingt mètres de toile ; il inclut aussi la possibilité de choisir. Il y a ainsi, dit Simmel, un déséquilibre constant entre celui qui vend des marchandises et celui qui possède l’argent permettant de les acheter. C’est vrai du commerçant qui doit absolument vendre ses fruits (lesquels se gâteront s’ils ne trouvent pas acheteur) mais c’est aussi vrai de ce vendeur particulier qu’est le vendeur de force de travail :
L’ouvrier ne peut pour ainsi dire pas disjoindre son savoir et son talent du métier qu’il exerce, pour les investir dans un autre. Eu égard à la liberté de choix et aux avantages qu’elle procure, il est donc défavorisé, tout autant que le commerçant vis-à-vis du détenteur de capitaux. (p.247)
Cette possibilité de choix que donne l’argent ne concerne pas seulement les objets mais aussi le temps, ce que Locke déjà remarquait : « l’argent monnayé » peut être conservé sans se perdre à la différence des autres marchandises. Et donc le possesseur d’argent peut choisir le moment où il le dépense, à la différence du vendeur de pommes (pour reprendre un exemple de Locke) qui doit s’en défaire avant qu’elles ne pourrissent. Simmel fait encore intervenir une analogie avec l’amour pour faire comprendre la dissymétrie entre donneur d’argent et donneur de marchandises :
Dans toute relation fondée sur l’amour, le moins aimant est avantagé extérieurement ; l’autre renonce d’emblée plus facilement à exploiter la relation, il se sacrifie plus volontiers, il offre contre la plus grande quantité de satisfactions une plus grande quantité de dévouement. (p.251)
Le détenteur d’argent jouit ainsi d’une « liberté à double face » (p.249). Notons, en passant, que les analogies entre l’échange marchand et les relations amoureuses n’ont rien de cynique pour Simmel. L’échange, quels qu’en soient les objets, est la relation fondamentale entre les humains, il est le modèle de l’interaction subjective la plus souhaitable – quand les humains n’ont plus besoin d’échange, c’est qu’ils tiennent une position si élevée, une position de domination si totale, les uns sur les autres que l’échange est devenu inutile pour celui qui occupe la position dominante et impossible pour celui qui occupe la position dominée. L’échange fondé sur l’argent suppose entre les agents un certain genre d’égalité et une confiance mutuelle minimale qu’on retrouve dans les autres formes de l’échange, dans l’échange de paroles d’une conversation courtoise ou d’une polémique, aussi bien que dans l’échange de sentiments tendres.
En second lieu le privilège qu’offre la détention d’argent tient à la neutralité de l’argent, pure quantité dépourvue de tout caractère singulier. Le détenteur d’argent subit moins les crises et les guerres. Il s’adapte à toutes les situations.
L’argent a cette qualité très positive qu’on désigne par un concept négatif, l’absence de caractère. (p.252)
Ces privilèges de l’argent conduisent à ce que Simmel appelle le « superadditum » de la richesse. L’argent en lui-même procure de la faveur. Il permet par exemple de se retrouver entre gens ayant de l’argent ! « La fortune passe même pour une sorte de mérite moral » (p.254) puisque ceux qui font des travaux mal rémunérés voire bénévoles semblent d’autant plus méritants qu’ils sont riches. Effets pervers qui expriment « la liberté d’utilisation sans limite qui distingue l’argent de toute autre valeur. » (p.255) L’exercice libéral des fonctions politiques ou judiciaires fait de ces fonctions l’apanage de la richesse – c’est pourquoi l’indemnité parlementaire versée à ceux qui exercent un mandat de député, si elle peut sembler introduire l’argent là où devrait régner le désintéressement est en réalité un moyen de soustraire (très partiellement !) le forum public au pouvoir de l’argent.
Simmel étend cette analyse à l’économie proprement dite : le fait que les pauvres ne puissent se passer de certaines marchandises (par exemple la nourriture) en diminue le prix pour les riches. La baisse des prix avantage proportionnellement beaucoup plus les riches que les pauvres...
Au total donc :
Celui qui possède de l’argent au-delà d’une quantité donnée en retire l’avantage supplémentaire de pouvoir le mépriser. (p.258)
Quel que soit l’angle sous lequel il est considéré,
Le superadditum de la richesse n’est rien d’autre qu’une manifestation particulière de cette essence métaphysique que l’argent, dira-t-on, en vertu de laquelle il dépasse chacune de ses utilisations singulières et, puisque moyen absolu, impose la possibilité de toutes les valeurs en tant que valeur de toutes les possibilités. (p.259)

L’argent et l’honneur

De par son rôle de moyen s’élevant au-dessus de toute fin spécifique, l’argent devient le centre d’intérêt et le domaine propre de ces individus et de ces classes auxquels leur position sociale interdit toutes sortes de visées personnelles particulières. (p.259)
Cette loi peut sembler paradoxale puisque dans nos sociétés avoir de l’argent et pouvoir viser toutes sortes de positions sociales, politiques, honorifiques particulières semblent aller de pair. Mais c’est une loi qui peut se vérifier dans toutes les sociétés d’avant « la grande transformation »[36]. Les temps modernes voient le déclin de l’honneur et de l’amour de la gloire au profit d’une nouvelle échelle des valeurs et d’un nouvel ordre bourgeois fondé sur l’intérêt, seul à même de juguler les passions.[37] Hobbes résume parfaitement ce sentiment nouveau qui apparaît au XVIIe siècle, quand il qualifie de « bagatelles » les querelles que les hommes se font pour des questions de réputation.[38] Mais ce qui se met en route avec Hobbes ou avec les philosophes des Lumières qui louent les vertus civilisatrices du commerce mettra en fait pas mal de temps pour s’imposer définitivement contre les valeurs sociales et morales anciennes (peut-être arrivons seulement maintenant à un tel stade historique ainsi que le diagnostiquait Cornelius Castoriadis[39]).
Simmel donne de nombreux exemples du fait que le commerce de l’argent est réservé dans la société antique comme dans la société féodale aux groupes sociaux méprisés : à Rome, les esclaves affranchis qui ne disposent pas la pleine citoyenneté, en Inde, les Parsis, classe opprimée ou les Tschettis, une caste mélangée et « impure », ou les Huguenots en France et les quakers en Angleterre. Parfois, il s’agit de groupes qui ont volontairement renoncé à toutes les formes d’intégration politique. Simmel y voit, chez les quakers et les Herrenhuter[40] le signe d’un « christianisme morbide », « d’une piété ne tolérant aucune élévation terrestre et préférant à tout prendre la terrestre bassesse » (p.261). La même règle permet de comprendre l’évolution de la noblesse au fur et à mesure que l’absolutisme la privait de toutes ses prérogatives traditionnelles.
Même aux deux extrémités de l’échelle sociale, il demeure fatal que l’intérêt pour l’argent, après la disparition de tous les autres intérêts, persiste encore telle la couche ultime, la plus tenace, la mieux faite pour survivre – (p.261)
La corrélation entre oppression sociale et centralité de l’intérêt pour l’argent peut encore être vérifiée dans le cas des Juifs. Les Juifs ne forment d’ailleurs selon Simmel qu’un cas particulier : en général, les étrangers jouent un rôle primordial dans les échanges commerciaux. Simmel y voit une explication de la haine populaire envers les grandes maisons financières dont les propriétaires et les représentants étaient, la plupart du temps des étrangers :
c’était la haine du sentiment national envers l’élément international, donc de cette partie limitée qui est consciente de sa valeur spécifique et s’estime violentée par une puissance indifférente sans caractère, dont l’essence pour elle se personnifie dans l’étranger comme tel ; (p.267)
Il est bien possible que cette explication – qui semble parfaitement adaptée pour comprendre l’antisémitisme et spécifiquement l’antisémitisme moderne – ne soit pas tout à fait convaincante. On pourrait retourner sans trop difficulté l’ordre des facteurs : la haine de la puissance de l’argent chez ceux qui lui sont soumis se retourne en haine contre l’étranger symbole de cette puissance indifférente de l’argent.
Propos d’étape
De tout ce passage ressort une idée plutôt paradoxale du lien de social établi par l’argent. D’un côté le lien monétaire est le témoin d’une société plus développée, plus civilisée, plus raffinée, moins violente et plus ouverte à la reconnaissance du droit, mais d’un autre côté, il développe l’indifférence des individus les uns envers les autres. La socialisation croissante est une individualisation croissante, la reconnaissance de l’égalité de droit et de la nécessaire confiance les uns envers les autres est la construction d’une société de « monades », sans portes ni fenêtres, le communiquant finalement avec les autres que par les calculs et les anticipations... Coïncidence des opposés, telle est la pensée divine, selon une expression de Nicolas de Cues reprise par Simmel.

Chapitre VII: Inversion de la fin et des moyens

La deuxième partie du chapitre III de la Philosophie de l’argent opère un renversement important par rapport à la première partie. Dans celle-ci, l’argent était défini et analysé comme le moyen absolu. Les développements sur le pouvoir de l’argent (et le privilège du détenteur d’argent) conduisent à comprendre comment le moyen devient une fin (première partie du Chapitre III-II) et d’en déduire les types humains qui se construisent à partir de cette interversion (deuxième partie du chapitre III-II).
Une vision dialectique du rapport entre fins et moyens
Si on prend les catégories abstraitement, les moyens n’étant que les moyens n’ont que peut d’importance au regard de la fin. Comment l’argent pourrait-il prendre une valeur particulière, nous être particulièrement précieux, alors que l’argent n’a de valeur que comme moyen. L’argent ne doit pas rester dans les mains du détenteur d’argent faute de quoi le détenteur d’argent ira en guenilles et mourra de faim et de froid. Si l’argent permet d’acheter un tableau de maître ou de faire un repas somptueux, c’est le tableau ou le repas qui a de la valeur, c’est lui qui est précieux.
Il n’y a en effet, semble-t-il, aucune nécessité logique à ce que la coloration de la valeur, reposant sur les finalités de nos actions, se transmette aux moyens ;ceux-ci en soi, sans être insérés dans la série téléologique, seraient complètement étrangers à toute valeur. (p. 269)
Simmel démonte cette séparation abstraite de la fin et des moyens. Hegel l’avait fait logiquement[41]. L’argumentation de Simmel est nettement plus orientée du côté de la psychologie.
Premier argument, très général : quand des éléments se présentent à l’esprit selon certaines connexions,
le sentiment de valeur suscité par un élément particulier de ce tout imprègne, à travers la racine commune du système, également les autres éléments qui sont en soi étrangers à ce sentiment. (p.270)
Les valeurs, positives ou négatives, se propagent en quelque sorte par contamination suivant les séries que nous avons constituées.
Deuxième argument : l’identité de valeur et finalité. Ce sont, dit Simmel, « deux aspects du même phénomène » : un objet est une valeur considéré sous l’angle théorique ou sensible, il est une finalité considérée comme objet de la volonté.
Troisième argument : la finalité est pensée comme un acte spontané de la volonté et les moyens sont déterminés rationnellement (c’est que Max Weber appelle « comportement rationnel par finalité »), mais en pratique nous ne pouvons pas toujours suivre le chemin droit que nous nous sommes théoriquement tracé. La dynamique même des évènements auxquels sont confrontées nos propres énergies subjectives fait passer les moyens au rang de fins et inversement. Se dégage ainsi, progressivement une finalité qui n’est pas nécessairement toujours pleinement consciente. Simmel est donc conduit à supposer une finalité inconsciente.
En effet, il n’est pas du tout prouvé – et relève d’ailleurs d’une vue très superficielle – que nous parvenions le mieux à nos fins quand nous en sommes le plus clairement conscients. Si délicate et imparfaite que soit la notion de “finalité inconsciente”, elle exprime un fait : nos actes se déroulent dans la conformité la plus étroite avec certaines finalités et sont totalement incompréhensibles sans un effet quelconque de celles-ci alors qu’il n’y en pas trace dans notre conscience. (pp.271-272)
Autrement dit la finalité n’émerge que par l’interprétation du sens de nos actes et n’est pas nécessairement donnée clairement comme un acte de la volonté consciente. L’introduction d’une finalité inconsciente, qui pourrait paraître une contradiction dans les termes, permet de rendre compte de cet écart évident qui sépare souvent les actions réelles des individus de la conscience qu’ils en ont à un moment donné. Là où la finalité n’est pas donnée explicitement, on doit faire « comme si ».
Quatrième argument : usant des métaphores énergétistes – si caractéristique de la pensée psychologique de l’époque[42] – Simmel montre que pour accomplir une certaine finalité, il est nécessaire de se concentrer sur chacune des étapes. Cette concentration d’énergie sur chaque étape particulière aboutit psychologiquement à inverser le rapport entre fins et moyens. Ce processus prend de plus en plus d’importance au fur et à mesure que les séries téléologiques s’allongent en raison de la complexité croissante des sociétés modernes.
Avec l’accroissement de la concurrence et la productivité du travail, les objectifs de l’existence sont de plus en plus difficiles à atteindre, c’est-à-dire qu’ils réclament un substrat de plus en plus important de moyens. (p.274)
La nécessaire concentration de l’attention sur les moyens fait très souvent disparaître les fins de la conscience :
Un pourcentage énorme de civilisés reste sa vie entière prisonnier de la technique, dans tous les sens du terme; les conditions qui permettent la réalisation de leurs intentions finales réclament toute leur attention, concentrent à tel point leurs forces sur elles-mêmes que ces buts réels échappent complètement à la conscience et sont même très souvent contestés. Cela est favorisé par le fait que, dans les conditions d’une civilisation évoluée; l’individu est plongé dès sa naissance dans un système téléologique complexe (…) ; il grandit au sein d’une coopération qui sert des finalités depuis longtemps établies, et ses propres objectifs individuels lui sont très souvent dictés comme allant de soi, par l’atmosphère régnant autour de lui et s’imposent davantage dans la réalité de son être et de son développement que dans sa conscience claire. (p.274)
On voit ici comment l’écart entre la sociologie de Simmel et celle de Durkheim commence à se combler, au moins en partie. Les formes sociales sont certes créées par l’interaction des actes procédant à partir de leurs propres fins, mais avec l’ensemble du développement historique qui aboutit aux sociétés modernes, les comportements individuels sont clairement conçus comme dépendant de « faits sociaux » dans lesquels l’individu s’insère et la réalité sociale des individus est, partiellement, indépendante du psychisme individuel.
Nous sommes donc très loin d’une conception simpliste de l’interaction individuelle et de l’action « rationnelle par finalité ». Et nous disposons maintenant de tous les pré-requis théoriques pour comprendre comment l’argent, « moyen absolu », devient une fin.
L’argent devenu fin en soi
L’argent pousse en effet à ses conséquences les plus extrêmes cette transformation des moyens en fins.
Cette qualité de l’argent d’être l’objet de la convoitise finale va devoir croître précisément dans la mesure où son caractère de moyen apparaît de plus en plus nettement. (p.275)
Comment l’argent est-il devenu cette fin absolue ? Il y a des raisons fondamentales – puisque l’étude de l’argent nous conduit comme le dit Simmel à la compréhension des motifs les plus fondamentaux de la vie – mais il a fallu pour cela tout un processus historique. Simmel s’intéresse au passage de l’économie antique à l’économie moderne et cherche à montrer que l’économie grecque étant surtout une économie de la dépense l’argent y révélait son « caractère neutre et vide ». Remarquons que sur tout ce qui concerne le rapport des penseurs de la Grèce antique à l’argent, Simmel fait preuve d’une singulière nonchalance, se contentant de références très allusives et très contestables à Platon et à Aristote quand ce n’est pas à l’esprit « oriental » des Grecs :
le Grec (?) était encore un oriental en ceci que sa représentation de la continuité n’était autre qu’une série temporelle entièrement remplie par des contenus solides et durables ; cet attachement à la notion de substance caractérise toute la philosophie grecque. (p.277)
On aurait souhaité que Simmel développât un peu plus rigoureusement les nombreux textes que tant Platon qu’Aristote consacrent à l’argent, particulièrement, dans les Politiques, l’opposition de l’économique (qui traite l’argent comme un simple moyen) à la chrématistique, art de l’acquisition de l’argent, conçu cette fois comme une fin et qu’Aristote qualifie de « contre nature », comme, à l’époque médiévale, les éthiques chrétienne et musulmane qualifieront le prêt avec intérêts.
Il faudra donc vaincre ces résistances ancrées dans l’économie traditionnelle pour qu’apparaisse en pleine lumière « la signification de l’argent, à savoir représenter le plus grand et le plus parfait moyen de promotion psychologique des moyens au rang de fins » (pp. 278-279). Cette transformation du « moyen absolu » en objectif final de toute activité humaine n’est pas irrationnelle – le diable n’y est pour rien ! Dans cette vie, les séries téléologiques n’ont pas de terme final.
Aucune fin particulière de notre vouloir n’est considérée par nous comme fin dernière, nous gardons ouverte à chacun la possibilité de n’être qu’une étape vers une fin plus élevée. (pp.279-280)
L’argent, pur moyen, symbolise bien cette situation dans laquelle les valeurs obtenues se révèlent finalement des moyens. Mais pour que l’argent devienne la préoccupation première des individus, il faut que les autres préoccupations aient perdu leur attrait :
aujourd’hui – comme dans la période de la décadence de la Grèce et de Rome – tout est coloré par l’intérêt pour l’argent : l’apparence générale de la vie, les interrelations humaines, la civilisation objective. Cela peut sembler une ironie de l’histoire qu’au moment où s’atrophient les objectifs vitaux, satisfaisants et concluants par leur contenu, vienne s’installer cette valeur-là – (p.281)
Pour comprendre cette substitution étrange, il faut revenir sur les liens étroits qui existent entre l’argent et l’idée de Dieu, liens qui expliquent aussi l’hostilité envers l’argent dont témoignent souvent les mouvements religieux : l’intérêt pour l’argent et l’intérêt pour Dieu entrent en concurrence.
Avarice, cupidité et prodigalité
L’avarice et la cupidité constituent les deux formes extrêmes sous lesquelles l’argent est transformé en fin absolue. Bien que souvent associées, avarice et cupidité doivent cependant être distinguées. L’avare retient l’argent (la cassette d’Harpagon !) alors que le cupide désire toujours l’argent qu’il n’a pas encore. On pourrait comparer ces deux types aux deux types de plaisir que distinguaient les philosophes de l’Antiquité, le plaisir en repos et le plaisir en mouvement, le plaisir « catastématique » attribué aux épicuriens contre le plaisir cinétique que défendaient Aristippe de Cyrène et ses disciples. Mais la comparaison tourne vite court. L’avare est un anxieux, toujours obsédé d’une possible fuite de son précieux liquide. Rien à voir avec l’ataraxie de l’épicurien qui a appris que le plaisir est le contentement et l’absence de douleur...
Avarice et cupidité correspondent, dit Simmel, à deux régimes de la vie économique : dans une économie en plein développement la limite où se place la cupidité est assez haute mais relativement basse dans les économies primitives alors que l’inverse est vrai pour l’avarice. Autrement dit :
la cupidité et l’avarice ne sont nullement des phénomènes convergents, même s’ils ont en commun la même base, l’argent comme finalité absolue. (p.284)
Cupidité et avarice peuvent aussi être rapprochées de la manie de collectionner « que l’on rencontre chez des personnalités communément comparées aux hamsters ». Pour comprendre ces « maniaques de la possession », il faut aller au-delà de l’opposition égoïsme/altruisme qui ramènerait, en somme, avarice et cupidité à une forme d’égoïsme exagéré. Selon une analogie dont il a déjà beaucoup usé, Simmel va chercher du côté de la religion les éléments d’une explication. Les raisons de l’observation des commandements religieux sont de trois ordres :
-                     des raisons purement égoïstes (crainte de l’enfer ou espérance du paradis) ;
-                     des raisons altruistes, comme l’amour de Dieu et l’abandon de soi[43] ;
-                     « le sentiment de la valeur objective » d’un ordre universel.
On retrouve ici les deux pôles de Weber, la rationalité par finalité et la rationalité par les valeurs (opposition entre le « Zweckrational » et le « Wertrational »). Le progrès selon Simmel consiste précisément dans le dépassement de l’alternative égoïsme/altruisme (ou encore rapine/don !).
L’homme supérieur voit naître pour lui à côté et au-dessus des instincts subjectivistes d’égoïsme et d’altruisme (alternative dans laquelle malheureusement l’éthique continue d’enfermer les motivations de humains) des intérêts objectifs : une manière de se sacrifier ou de s’obliger qui n’ont rien à voir avec des rapports subjectifs mais relèvent d’adéquations et d’idéaux en rapport avec le concret ( … ) (p.554)
On vu que Simmel – à la suite de Kant – distingue les objets dont la valeur est posée par la recherche d’un plaisir subjectif, ceux dont la valeur est fondée sur la jouissance que donne la possession, et les objets dont la valeur est indépendante de tout plaisir « intéressé » (ce qui caractérise le jugement esthétique selon Kant). Le maniaque de la possession est dans une situation intermédiaire entre ces deux formes de rapports aux objets.
Il y a certes un besoin de posséder, mais ce besoin ne débouche pas sur le résultat subjectif normal, et la possession, même en l’absence de ce dernier est ressentie comme précieuse, comme un but digne d’être recherché. (p.286)
Bref, la possession n’est ni égoïste ni désintéressée. Elle est transformée en valeur objective. Dans l’exploration des ressorts de l’avarice et de la cupidité, Simmel fait un autre détour par la propriété foncière. À l’encontre de la propriété mobilière qui est faite pour changer de mains, la propriété foncière semble attachée au propriétaire. Elle procure à son titulaire une « certaine dignité ».
Le lien à la propriété foncière peut donc prendre une coloration religieuse, comme, par exemple, à l’âge d’or de la Grèce. Toute aliénation de la propriété foncière apparaissait comme une faute, non seulement vis-à-vis des enfants, mais aussi vis-à-vis des ancêtres, car elle interrompait la continuité familiale ; (p.286)
C’est pourquoi souvent le propriétaire foncier est prêt à des sacrifices pour sauvegarder sa propriété, bien au-delà de ce que son strict intérêt financier exigerait.
Ainsi, nous disposons d’assez nombreux exemples de cette transformation des moyens économiques en fin. Et donc :
Ce développement des biens vers une finalité dont la valeur absolue dépasse la simple jouissance, trouve dans l’avarice et la cupidité, des dégénérescences pathologiques de l’intérêt monétaire, le cas le plus net et le plus décisif (…) (p.287)
L’avarice est propice à un « plaisir objectif » – un oxymore très kantien – en raison du caractère abstrait de l’argent et de la distance qu’il établit entre sujet et objet.
L’avare aime l’argent comme on aime un homme très vénéré dont le simple fait qu’il existe (…) contient déjà de la félicité, même sans que notre relation à lui entre dans le détail de la jouissance concrète. (ibid.)
En tant que moyen absolu, l’argent offre des possibilités illimitées de jouissance. Qu’elles se réalisent n’intéresse pas l’avare. C’est la puissance en elle-même qui est la jouissance suprême. Dans la partie « synthèse » de la Philosophie de l’argent, Simmel précise même :
L’avare trouvant son bonheur à posséder l’argent sans acquérir ni consommer d’objets particuliers, il faut bien que son sentiment de puissance soit alors plus profond et plus précieux que toute espèce de maîtrise sur des choses qualitativement déterminées. (p.406)
Il précise encore :
l’argent procure un sentiment de domination qui reste assez loin des objets sensibles à proprement parler pour ne pas se heurter aux limites de leur possession. Lui seul se laisse posséder entièrement, sans la moindre réserve, lui seul s’identifie totalement à la fonction mise en œuvre par son moyen. (ibid.)
Mais cette puissance de l’argent s’exerce maintenant sur l’avare. Il est « le valet de son valet ». En mettant toute sa vie au service d’un pur moyen, l’avare manifeste une soumission intérieure qui est en même la plus grande jouissance. Simmel se contente de noter, sans plus, cette unité de la jouissance et de la soumission. Cette question sera largement développée par la psychanalyse. Simmel, on l’a vu, construit sa théorie de l’argent en partant de la subjectivité, du désir et de l’objectivation du désir. Le pouvoir de l’argent n’est pas seulement le pouvoir que donne l’argent à son détenteur ; c’est aussi le pouvoir auquel est soumis « l’amoureux » de l’argent - et l'on a vu que Simmel compare systématiquement les rapports d’échange monétaire aux rapports amoureux - et, par conséquent, cet amour de l’argent exprime la soumission au désir.[44] Les privations que s’inflige l’avare ne sont pas d’ailleurs par sans rapport avec cette jouissance du châtiment dont Jean-Jacques Rousseau donne un exemple fameux dans l’épisode de la fessée rapporté dans Les Confessions. Simmel évoque du reste l’avarice non seulement comme pathologie mais aussi comme perversion (cf. p. 296).
Des raisons psychanalytiques permettraient également de comprendre l’apparentement de la prodigalité et de l’avarice[45]. L’avarice ne peut vraiment se développer qu’avec l’économie monétaire – l’accumulation de biens périssables est impossible – et de la même façon la prodigalité dépend de l’économie monétaire. En économie non monétaire donner ce dont on dispose en abondance est un geste naturel – comme aujourd’hui encore le jardinier amateur offre volontiers les produits de son jardin familial à ses voisins. Mais la prodigalité n’est pas cette générosité sans calcul, cette générosité un peu exagérée. Simmel en donne une autre définition bien plus précise :
En économie monétaire, le prodigue, le seul à constituer un phénomène significatif du point de vue de la philosophie de l’argent, n’est pas une personne distribuant de façon insensée son argent in natura, mais l’utilisant pour des achats insensés, c’est-à-dire sans rapport avec ses ressources. (p.297)
Dans l’avarice, comme dans la prodigalité, ce qui est à l’œuvre, c’est la démesure de l’intérêt concernant l’argent, démesure que l’on trouve également dans la spéculation boursière haussière – ainsi qu’on peut le voir dans L’argent de Zola … ou dans l’actualité économique des dernières années. Dans l’avarice comme dans la prodigalité, il y a
cette absence de toute finalité substantielle régulatrice, qui, dans l’égale déraison des deux tendances, suggère un jeu capricieux de l’une et de l’autre : cela explique qu’avarice et prodigalité se rencontrent souvent dans la même personne. (p.300)
Contre l’avarice et la cupidité, la pauvreté volontaire apparaît comme une réaction, orientée vers une véritable finalité, digne d’être poursuivie, le salut de l’âme, ainsi que le porte à son point le plus élevé la doctrine de François d’Assise. D’où l’identification classique de l’argent et de la séduction diabolique. La possession de la véritable nourriture, les « viandes » impérissables dont déjà se repaissait Augustin, suppose la dépossession absolue de l’argent.
Cynisme et blasement
Le cynisme et le blasement apparaissent comme les conséquences de la transformation de l’argent de moyen en fin. Encore faut-il préciser que terme cynisme n’est pas du tout entendu ici dans le sens qu’il pouvait avoir dans la philosophie antique - les « cyniques », dont le plus célèbre était Diogène le Cynique, faisaient de la liberté et d’un certain mépris du confort et des conformismes leur idéal ; Hercule était leur héros, on rattachait parfois Socrate aux Cyniques et un certain stoïcisme, celui d’Épictète, par exemple, revendique sa filiation avec les Cyniques. Simmel définit les cyniques dont il parle par opposition au type de « l’enthousiaste sanguin ». La référence à la classification hippocratique des tempéraments est assez obscure : Hippocrate applique la cosmologie antique des quatre éléments (eau, air, terre, feu) et des quatre qualités élémentaires (froid, chaud, sec, humide) à la médecine à travers la théorie des quatre humeurs (bile jaune, bile noire, lymphe et sang) dont l’équilibre est la garantie de la bonne santé. À chacune de ces humeurs correspondant un tempérament dominant. Le sanguin est celui qui dominé par le sang à la fois chaud et humide comme l’air. Le sanguin est donc porté à tout ce qui est ascendant (comme l’air) et il est donc généralement enthousiaste, il est l’exact opposé du mélancolique, qui est du côté de la terre, froid et sec, dans la classification hippocratique … Le recours à cette classification aussi vénérable qu’obsolète ne laisse pas se poser problème, tout comme un certain flou conceptuel qui donne la « coloration » du travail de Simmel. Quoi qu’il en soit, donc, si le sanguin est porté à l’élévation, le cynique est porté à abaisser toutes les valeurs. Il admet que l’argent est la plus basse des valeurs mais s’acharne à montrer que toutes les autres valeurs ne sont que des postiches et que s’y cache toujours l'appât sordide de l’argent.
C’est pourquoi les terrains favorables au cynisme sont les lieux de grande circulation, spécialement boursière, où l’argent est présent massivement et change facilement de propriétaire. Plus l’argent devient ici le seul centre d’intérêt, plus on voit l’honneur et les convictions, le talent et la vertu, la beauté et le salut de l’âme s’investir là contre, et plus il va se développer une mentalité moqueuse et frivole par rapport à ces biens existentiels supérieurs qui sont à vendre, comme marchandises au marché et finalement ont bientôt, aux aussi, un “prix de marché”. (p.308)
Le cynique, pourtant, ressent encore une certaine différence entre les valeurs. L’attitude cynique (encore une fois au sens contemporain du terme) peut apparaître comme une forme de critique au second degré du nivellement de toutes les valeurs. Le blasé, au contraire, est devenu insensible à toutes différences de valeurs, « toutes choses baignent dans une tonalité uniformément morne et grise » (ibid.).
Cynisme et blasement apparaissent comme deux réponses – de tonalité psychologique opposées, au nivellement général que la domination de l’échange marchand opère sur notre époque. Le chapitre III-II se clôt cette remarque qui donne semble en opposition à l’apologie de la civilisation monétaire des pages du chapitre III-I :
Avec la civilisation monétaire, la vie devient tellement prisonnière de ses propres moyens que, tout naturellement, pour se délivrer de ses fatigues, elle a recours à un moyen pur et simple, lui-même gardant le silence sur sa propre finalité, je veux dire à ce qui est tout bonnement “excitant”. (p.310)
Le nivellement monétaire produit la recherche éperdue (« maladive » dit Simmel) de tout ce qui peut faire une diversion momentanée, de ce qui produit des excitations extrêmes. Des sports « extrêmes » aux drogues, tous les moyens sont bons pour combattre cette immense fatigue qui s’empare de l’homme soumis à la domination de l’argent, de cette « fatigue d’être soi ».
Propos d’étape
Simmel n’envisage ni les contradictions, ni les injustices d’une société dominée par la circulation de l’argent. Nous avons du pourquoi il écartait cette question par méthode : les conflits sociaux, par exemple, ou les rapports économiques concernent un autre objet sociologique. La Philosophie de l’argent se propose d’examiner uniquement la forme argent sous l’aspect le plus général et par voie de conséquence elle décrit les grands types humains que produit la relation monétaire (l’avare, le cynique, etc.), types qui ne sont pas liés à une société particulière ou à un moment historique déterminé, mais sont à la fois quasi universels et transhistoriques.

Conclusion

Que faut-il retenir de ce parcours (inachevé) à travers la Philosophie de l’argent ? Les enseignements concernent une multiplicité de domaines intellectuels, conformément à la méthode simmelienne.
Sur la méthode en sociologie
Tout d’abord, nous avons une sociologie fondée sur les interactions individuelles dont les parentés avec la sociologie de Max Weber sont assez évidentes. Une sociologie donc qui semble s’opposer frontalement à la sociologie de Durkheim. Ce n’est pas le fait social qui détermine les comportements individuels, mais les comportements compréhensibles des individus dont les interactions finissent par stabiliser des rapports sociaux. Néanmoins cette première approche ne peut faire oublier que les individus naissent et se forment dans des configurations de rapports sociaux établis avant eux et qui les conditionnent très largement. Et on ne serait donc interpréter la sociologie de Simmel comme une sorte de réduction du fait social à l’individuel et finalement de l’objectif au subjectif. Ainsi la valeur économique est au nombre de cette série d’exigences
qui s’éprouvent ou se réalisent exclusivement à l'intérieur du moi, sans correspondance ni début d’effectuation du côté des objets eux-mêmes, et qui, en tant que telles, se localisent cependant aussi peu que le moi dans lesdits objets. Du point de vue point de vue de l’objectivité naturelle, ces exigences paraîtront subjectives, du point de vue du sujet, objectives ; en vérité elles relèvent d’une tierce catégorie, non constructible à partir des deux premières, situées pour ainsi dire entre nous et les choses. (p.34)
On notera que cette instance entre le sujet et l’objet correspond à ce que Pierre Bourdieu nommera habitus, un concept qui vise justement à dépasser l’opposition subjectif/objectif ou individu/social.
Sur la philosophie de l’histoire
Il y a pour Simmel une flèche de l’histoire. Des sociétés primitives aux sociétés modernes complexes, on suit un chemin orienté selon un progrès. Le développement des rapports monétaires est l’expression d’une plus grande liberté et d’une plus grande autonomie individuelle. C’est ce chemin que développe le chapitre IV, intitulé justement « La liberté individuelle ». Ainsi Simmel note que le premier grand progrès historique, la véritable magna charta[46], est
cette stipulation du droit romain classique selon laquelle, devant toute exigence concernant des biens, on pouvait refuser de s’acquitter en nature et régler avec de l’argent. (p.348)
L’échange et sa forme la plus élevée, la plus « objectivée », l'argent sont conformes à la nature humaine, car pour Simmel, l’homme est un « animal échangiste » et par là un « animal objectif » car.
nulle part dans le monde animal nous ne trouvons la moindre amorce de ce que l’on appelle objectivité, cette faculté de considérer et de manipuler les objets en se plaçant au-delà du sentiment et du vouloir subjectifs. (p.355)
À travers le développement de l’échange monétaire, c’est tout un développement culturel qui s’accomplit :
des contenus de vie de plus en plus nombreux se trouvent objectivés dans une forme transindividuelle : livres, art, idéaux comme la patrie, la culture universelle, la traduction de la vie en concepts ou en images esthétiques, la connaissance de mille choses intéressantes et signifiantes, tout cela peut être goûté par les uns sans qu’il soit enlevé aux autres. (ibid.)
Face aux formes simples (rapine ou don que Simmel met sur le même plan) l’échange
suppose estimation objective, réflexion, reconnaissance mutuelle, retenue de la convoitise subjective immédiate. (p.356)
Une anthropologie et une philosophie de l’histoire donc qui autorisent à comprendre les époques antérieures et les formes sociales primitives à partir des formes évoluées. Pour Simmel, comme pour Marx, « l’anatomie de l’homme est la clé de l’anatomie du singe ».[47] Il y a donc bien une orientation téléologique qui seule, selon Simmel, permet de rendre intelligible le processus historique.
Évidemment, il arrive à la philosophie de l’histoire de Simmel ce qui est arrivé à toutes les philosophies de l’histoire : l’avenir de progrès et de civilisation qu’elles promettaient n’a pas toujours été au rendez-vous. Le livre de Simmel est écrit en 1900, en plein milieu de cette « belle époque » de croissance du commerce, de réunions internationales, de développement des échanges et du tourisme. On peut voyager en train à travers tout le continent européen et même jusqu’en Sibérie. Le télégraphe quadrille le monde entier... le téléphone fait ses premiers pas, mais bientôt l’Europe et avec elle une bonne partie du monde va plonger dans l’enfer de la première guerre mondiale. La domination sans frein de l’argent loin d’épuiser les passions destructrices en produisaient de nouvelles, encore plus terrible que l’honneur et la gloire.
Sur la condition de l’homme moderne
Le triomphe de l’économie monétaire est en même temps celui de l’objectivation des toutes les activités humaines, y compris les activités dites culturelles.
Au moyen de l’argent nous pouvons nous libérer non seulement des attachements à d’autres personnes, mais aussi de ceux qui naissent de nos propres possessions ; il nous libère quand nous le donnons et quand nous le prenons. (p.511)
La liberté croissante qu’elle procure s’accompagne cependant d’une dépendance croissante avec l’allongement des « séries téléologiques ». La stabilisation des attentes réciproques entre individus permet que la monnaie soit de plus en plus conforme à son essence d’être purement symbolique, pur moyen de l’échange des valeurs mais dépourvu lui-même de valeur. Mais dans le même temps de moyen l’argent se transforme en fin, d’outil de la puissance humaine, il devient ce qui maîtrise les individus et de symbole de la possession il devient possesseur tyrannique.
Mais il semble que Simmel, occupé à assurer la cohérence de ses séries téléologiques, ne perçoive les aspects négatifs de la domination monétaire que comme des dérives, des effets pervers, ou des « pathologies ». Il y a une question que Simmel laisse de côté, c’est celle de la nature de ce processus qui transforme les rapports entre humaines (rapports entre les travaux personnels des individus) en rapports entre des choses, des rapports dont Simmel loue l’objectivité. Il a, certes, l’intuition de la profondeur du bouleversement qu’entraîne l’égalisation générale devant l’argent. Il note la « réification de la possession » (p.336) qui permet le triomphe du quantitatif sur le qualitatif : quand la propriété est séparée de son possesseur, un grand nombre de propriétés peuvent être regroupées en une seul main ou, inversement, un lot peut être divisé comme on le veut. C’est un processus général :
On multiplierait sans peine les exemples illustrant la suprématie croissante de la catégorie de la quantité sur celle de la qualité, ou, plus exactement, la tendance à dissoudre celle-ci dans celle-là, à dépouiller toujours d’avantage les éléments de leurs propriétés, par exemple en ne leur reconnaissant plus que des formes de mouvement déterminées, ou encore à présenter tout le spécifique, l’individuel, le qualitatif comme un plus ou un moins … (p.338)
Dans ce mouvement, l’argent apparaît bien comme « l’exemple, l’expression ou le symbole de la moderne accentuation du facteur quantitatif. » (p.339) Et cette tendance semble pour Simmel l’expression même de la modernité. Pourtant, ce n’est pas n’importe quelle « propriété » qui est réifiée mais la force de travail et la réduction de la qualité à la quantité est d’abord la réduction de la puissance personnelle qualitative du travailleur à la pure quantité de puissance de travail consommée dans le système productif. Or tout cet aspect échappe à peu près totalement à Simmel qui laisse le procès de production entièrement en dehors du champ de son analyse des relations économiques : la production disparaît pratiquement, puisqu’il n’y a plus que des échanges (et après tout une machine est essentiellement elle-même un système d’échange d’énergie). C’est pourquoi l’ancien élève de Simmel, Lukacs lui reprochera de voir le phénomène de la réification sans être capable d’en saisir la racine.
Simmel expose un processus qu’il croit objectif, il en repère les diverses facettes, mais encore largement sous l’influence de la philosophie de l’histoire kantienne, il ne pose pas la question de la valeur de cette transformation et ni celle du sens moral de la réification, ce qui sera au centre de la pensée de Lukacs ou de la théorie critique de l’école de Francfort.
Reste un texte riche mais difficile qui oblige son lecteur à enjamber les cloisonnements disciplinaires et la division du travail intellectuel dont le Philosophie de l’argent donne d’ailleurs des analyses pertinentes.
Appendices
L’objet de la sociologie
Un nombre quelconque d’êtres humains ne devient pas une société par le fait que chacun d’entre eux renferme un contenu vital déterminé concrètement ou qui les fait agir individuellement ; mais il faut d’abord que la force vivante de ces contenus prenne la forme de l’influence réciproque, que l’un exerce un effet sur l’autre – immédiatement ou par l’intermédiaire d’un tiers – pour que la simple coexistence spatiale des hommes ou encore leur succession chronologique, devienne une société. Si l’on veut qu’il y ait une science dont la société soit l’objet et rien d’autre, elle ne voudra donc pas étudier autre chose que ces actions réciproques, les modes et les formes de la socialisation. Car tout ce qui peut encore se trouver à l’intérieur de la « société », réalisé par elle et dans son cadre, n’est pas la société en soi, mais seulement un contenu qui se constitue ou qui est constitué par cette forme de coexistence, et qui ne produit évidemment qu’avec elle cette structure concrète que l’on nomme « société » au sens habituel, plus large. L’abstraction scientifique sépare ces deux éléments, indissolublement liés dans la réalité : les formes de l’action réciproque ou de la socialisation ne peuvent être réunies et soumises à un point de vue scientifique unitaire que si la pensée qui les détache des contenus, qui ne deviennent des contenus sociaux que par elles – voilà me semble-t-il le seul fondement qui rende pleinement possible une science spécifique de la société en tant que telle.
(G. Simmel, « Le problème de la sociologie », in Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, PUF, 1999)
Le conflit
Le conflit a une signification sociologique, puisquil suscite ou modifie des communautés d'intérêt, des regroupements en unités, des organisations : voilà un principe qui n'a jamais été contesté. En revanche, pour l'opinion ordinaire, la question de savoir si le conflit lui-même, indépendamment de ses effets ultérieurs ou simultanés, n’est pas déjà une forme de socialisation, semblera certainement paradoxale. De prime abord, elle apparaît comme une simple question de titre. Si toute action réciproque entre les hommes est une socialisation, alors le conflit, qui est l'une des plus actives, qu'il est logiquement impossible de réduire à un seul élément, doit absolument être considéré comme une socialisation. Dans les faits, ce sont les causes du conflit, la haine et l'envie, la misère et la convoitise, qui sont véritablement l'élément de dissociation. Une fois que le conflit a éclaté pour l'une de ces raisons, il est en fait un mouvement de protection contre le dualisme qui sépare, et une voie qui mènera à une sorte d'unité, quelle qu'elle soit, même si elle passe par la destruction de l'une des parties — un peu comme les symptômes les plus violents de la maladie bien sou­vent représentent justement l'effort de l'organisme pour se délivrer de ces troubles et de ces maux. Ce qui ne revient nullement à la banalité du si vis pacem para bellum — mais c'est le principe tout à fait général dont découle ce cas particulier. En lui-même, le conflit est déjà la résolution des tensions entre les contraires ; le fait qu'il aboutisse à la paix n'est qu'une expression parmi d'autres, particulièrement évidente, du fait qu'il est une synthèse d'éléments, un contre autrui qu'il faut ranger avec le pour autrui sous un seul concept supérieur.
(G. Simmel, op. cit. p.265)
Individu et société
L’individu et la société sont des notions méthodologiques aussi bien pour la connaissance historique que pour le jugement de valeur et l’édiction des normes – soit parce qu’ils se répartissent entre eux le champ des évènements et des situations donnés, soit parce qu’ils appréhendent sous deux points de vue différents son unité qui nous reste inaccessible directement ; on peut comparer à l’étude d’une image qui l’envisage tantôt comme phénomène physiologique optique, tantôt comme produit culturel, ou tantôt par sa technique picturale, tantôt d’après son contenu et sa valeur pour la sensibilité. Si on peut se permettre de l’exprimer avec le radicalisme des concepts, qui bien entendu ne se rencontre que très fragmentairement dans la pratique, tous les événements et toutes les constructions d’idéaux dans l’âme humaine peuvent sans exception être compris comme contenus et normes de la vie individuelle, mais aussi sans exception comme contenus et normes de l’existence sociale dans l’action réciproque, de même que chez Spinoza l’existence cosmique absolue sera conçue d’une part sous l’attribut de l’étendue, d’autre part et aussi exhaustivement sous celui de la pensée – una eademque res, sed duobus modis expressa.
(G. Simmel, op. cit. p. 745)





[1]              György Lukacs (1885-1971), philosophe hongrois marxiste, influencé par l’école sociologique de Simmel et Weber, auteur d’études sur la littérature et d’une importante Ontologie de l’être social.
[2]              Ernst Bloch (1885-1977), philosophe allemand, inscrit dans la lignée « marxiste » mais très éloigné de toute orthodoxie. Son ouvrage majeur, Le principe espérance, fait le lien entre le communisme de Marx et les diverses formes de l’espérance messianique chrétienne.
[3]              Kurt Tucholsky (1890-1935), journaliste, écrivain, poète et satiriste allemand, pacifiste et antimilitariste.
[4]              Siegfried Krakauer (1899-1966), journaliste, écrivain et sociologue allemand. Il tient la rubrique cinéma et littérature de la Frankfurter Zeitung de 1922 à 1933 et travaille avec Walter Benjamin et Ernst Bloch. Exilé à Paris en 1933, en raison de ses engagements et de ses origines juives, il rejoint les États-Unis où il enseignera la sociologie à l’université de Columbia.
[5]              Max Weber (1864-1920), sociologue et économiste allemand. Il est le fondateur de la « sociologie compréhensive ».
[6]              Ferdinand Tönnies (1855-1936), philosophe et sociologue allemand. Il cherche à comprendre la formation des communautés à partir de la compréhension de la psychologie des individus.
[7]              V. Jankélévitch, Introduction à La tragédie de la culture et autres essais,
[8]              Ernst Bloch, L’esprit de l’utopie, Gallimard, 1977, p. 91
[9]              Sur le rapprochement avec Bergson, voir la préface de Vladimir Jankélévitch à La tragédie de la culture.
[10]            Sur cette question, voir D. Collin, Comprendre Marx, Armand Colin, 2e édition, 2009.
[11]            « nous ne faisons effort vers aucune chose, que nous ne la voulons, et ne tendons pas vers elle par appétit ou désir parce que nous jugeons qu’elle est bonne ; c’est l’inverse : nous jugeons qu'une chose est bonne parce que nous faisons effort vers elle, que nous la voulons et tendons vers elle par appétit et désir. » (Éthique, IIIe partie, proposition IX, scolie)
[12]            Kant, Critique de la faculté de juger, §2.
[13]            Les rapprochements possibles entre la sociologie de Simmel et celle de Weber sont très nombreux.
[14]            Développées à la fin du XIXE siècle en France par Léon Walras, en Autriche par Carl Menger et en Grande-Bretagne par William Jevons, la théorie marginaliste de la valeur a pris la place de la théorie de la valeur-travail défendue par les économistes classiques, Smith, Ricardo et Marx.
[15]            K. Marx, Capital, livre I, Ière section, III, 3 (cité dans la traduction de J.Roy)
[16]            G. Simmel, Sociologie. Étude sur les formes de la socialisation. PUF, 1999, p.43
[17]            Citée ici dans la traduction Delamarre, La Pléiade, tome II des œuvres de Kant. Selon la coutume nous donnons la pagination de l’édition princeps des œuvres de Kant par l’Académie de Berlin.
[18]            Auguste Comte : Cours de philosophie positive ; 48e leçon (in Physique sociale ; leçons 46 à 60 ; Hermann, 1975, page 102). Les citations suivantes sont extraites de cette même 48e leçon.
[19]            E. Durkheim : Leçon d’ouverture, Cours de science sociale de 1888.
[20]            Ibid.
[21]            E. Durkheim : Règles de la méthode sociologique, Felix Alcan, 1895, p. 19
[22]            op. cit. p.117
[23]            op. cit. p.118
[24]            W. Dilthey  : L’édification du monde historique dans les sciences de l’esprit, Oeuvres III, éditions du Cerf, 1988, p. 19, traduit de l’allemand par Sylvie Mesure.
[25]            W. Dilthey, Introduction aux sciences de l’esprit, in Œuvres tome I, p. 194.
[26]            H. Rickert, Science de la nature et science de la culture, NRF, éditions Gallimard, traduit de l’allemand par Carole Prompsy et Marc de Launay.
[27]            L’objet est ce qui se trouve « jeté devant » (objectum).L’allemand possède un mot décalqué du latin, Objekt mais on trouve aussi Gegenstand, « ce qui se tient contre ».
[28]            André Leroi-Gourhan: Le geste et la parole - 1 Technique et langage - Éditions Albin Michel p. 97
[29]                  A. Leroi-Gourhan op.cit. p. 162
[30]            A. Leroi-Gourhan op.cit. p. 163
[31]            H. Bergson, La pensée et le mouvant, Skira, Genève, 1946,  p. 94
[32]            H. Bergson, L'évolution créatrice – PUF, 1969 pp. 264-265
[33]            Sur ce point, voir l’introduction de Vladimir Jankélévitch à La tragédie de la culture.
[34]            L’expression attribuée à Benjamin Franklin est reprise par Marx : « L’emploi et la création de moyens de travail, quoiqu’ils se trouvent en germe chez quelques espèces animales, caractérisent éminemment le travail humain. Aussi Franklin donne-t-il cette définition de l’homme : l’homme est un animal fabricateur d’outils, a toolmaking animal. (Capital, livre I, III, chap. VII).
[35]            Dans Le Banquet, Socrate rapporte les enseignements de Diotime au sujet d’Éros. L’amour a une double nature, il est le fils de Poros (ressource ou passage) et de Penia (pauvreté). Il est un être de désirs mais sait trouver les passages qui mènent à leur satisfaction.
[36]            Nous reprenons ici le titre du livre de Karl Polanyi qui traite de la soumission de l’économie au marché.
[37]            Voir Albert O. Hirschman, Les passions et les intérêts, Puf, Quadrige,1997, traduit de l’anglais par Pierre Andler.
[38]            Voir Th. Hobbes, Léviathan, chap. XIII
[39]            Voir C. Castoriadis, La montée de l’insignifiance, éditions du Seuil, 1996.
[40]            Les « Herrenhuter » sont une secte protestante piétiste allemande.
[41]            cf. Hegel, Science de la logique, « Téléologie », §155 et sqq.
[42]            Toute la psychanalyse de Freud est construite à partir de métaphores énergétistes de ce genre.
[43]            On pourrait dire qu’il s’agit de raisons « augustiniennes » en ce sens que ce sont elles qui sont mises en avant par saint Augustin, sans pour autant que la qualification d’altruiste soit la plus appropriée.
[44]            On pourrait sans doute ici reprendre en les transposant les analyses de l’amour du pouvoir que conduit Pierre Legendre, notamment dans L’amour du censeur, Seuil, 1974.
[45]            Ce lien est esquissé par Aristote (Éthique à Nicomaque, 1119b-1120a) : « Nous attribuons l’avarice à tous ceux que leurs biens préoccupent plus sérieusement qu’ils ne doivent, et nous ajoutons parfois la prodigalité à des travers avec lesquels nous la mettons en liaison. Nous appelons en effet prodigues les incontinents qui se montrent dépensiers pour servir leur intempérance, si bien qu’ils passent pour être les pires individus, vu qu’ils ont beaucoup de vices à la fois. L’appellation cependant n’est pas adéquate, dans leur cas, puisqu’il doit être entendu que le prodigue se définit par un seul trait vicieux qui consiste à détruire son avoir. »
[46]            La magna charta arrachée en 1215 par les barons anglais au roi Jean sans Terre est le premier texte qui limite l’arbitraire royal, garantit les droits féodaux et les libertés traditionnelles et institue le contrôle de l’impôt par le Grand Conseil du royaume. Ce texte est souvent interprété comme le premier acte du processus historique qui conduit à l’État de droit moderne et aux libertés civiles.
[47]            Pour Marx, les formes antérieures du capital, la rente foncière, le capital porteur d’intérêt, ne peuvent être comprises qu’à partir de la forme évoluée qu’est le capital moderne productif fondé sur la production de plus-value. L’ordre logique et l’ordre chronologique sont rigoureusement opposés. Voir Contribution à la critique de l’économie politique, 1857.

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