jeudi 27 août 2009

La contradiction et la puissance du négatif

Vue de loin, l’opposition entre la philosophie antique et médiévale et la philosophie moderne est frappante. Alors que la première part du bien et du bon pour lutter contre le mouvement qui emporte tout, contre la corruption générale, la seconde part du mal comme ce par quoi seulement le bien peut advenir. Alors que les Anciens voyaient la nature le modèle à suivre, les Modernes n’y voient plus qu’un état originaire témoin de la chute et c’est la sortie de l’état de nature qui ouvre la voie à la rédemption. Alors que le Méphisto de Goethe affirme “ Je suis l’esprit qui toujours nie ”, le progrès historique et moral de l’humanité va bientôt apparaître, avec Hegel et Marx, comme l’expression manifeste de cette puissance du négatif. Ainsi la raison historique se manifeste-t-elle pour Hegel à travers son contraire, le déchaînement des passions, la haine et la destruction.

Texte de Hegel : La raison dans l’histoire

Les mobiles historiques

(…) Or la première image que nous offre l’histoire est celle des actions humaines telles qu’elles dérivent des besoins, des passions, des intérêts, de l’idée que les hommes s’en font, des buts qu’ils s’assignent, de leur caractère et de leurs qualités. Si bien que, dans ce spectacle de l’activité, ce sont ces besoins ces passions, ces intérêts, etc., qui apparaissent comme les seuls mobiles biles. I1 est vrai que les individus se proposent aussi des fins générales et veulent faire le Bien, mais leur vouloir est ainsi fait que le Bien qu’ils veulent faire est d’une nature plutôt limitée. Il en est ainsi du noble amour de la patrie, qui peut fort bien être un pays insignifiant au regard du monde et de la finalité générale du monde. Et il en va de même pour tout ce qui relève de l’honnêteté en général : l’amour de la famille, la fidélité aux amis, etc. En bref, toutes les vertus s’évanouissent ici. La destination de la raison est certes réalisée dans ces sujets vertueux et le cercle de leur activité, mais il s’agit de quelques individus isolés qui paraissent insignifiants par rapport à la masse de l’espèce humaine, et l’espace où se déploient leurs vertus est relativement restreint. Les passions, en revanche, les fins de l’intérêt particulier, la satisfaction de l’amour‑propre, sont la puissance la plus grande. Leur force réside en ceci, qu’elles ne respectent aucune des bornes que le droit et la moralité veulent leur imposer. De surcroît, la force naturelle de la passion est plus apparentée à la nature humaine que l’apprentissage long et artificiel du sens de l’ordre et de la modération, du droit et de la moralité.
Lorsque nous considérons ce spectacle des passions et les conséquences de leur déchaînement, lorsque nous voyons la déraison s’associer non seulement aux passions, mais aussi et surtout aux bonnes intentions et aux fins légitimes, lorsque l’histoire nous met devant les yeux le mal, l’iniquité, la ruine des empires les plus florissants qu’ait produits le génie humain, lorsque nous entendons avec pitié les lamentations sans nom des individus, nous ne pouvons qu’être remplis de tristesse à la pensée de la caducité en général. Et étant donné que ces ruines ne sont pas seulement l’œuvre de la nature, mais encore de la volonté humaine, le spectacle de l’histoire risque à la fin de provoquer une affliction  et une révolte de l’esprit du bien, si tant est qu’un tel esprit existe en nous. On peut transformer ce bilan en un tableau des plus terrifiants, sans aucune exagération oratoire, rien qu’en relatant avec exactitude les malheurs infligés à la , l’innocence, aux peuples et aux états et à leurs plus beaux échantillons. On en arrive à une douleur profonde, inconsolable que rien ne saurait apaiser. Pour la rendre supportable ou pour nous arracher à son emprise, nous nous disons : Il en a été ainsi ; c’est le destin ; on n’y peut rien changer; et fuyant la tristesse de cette douloureuse réflexion, nous nous retirons dans nos affaires, nos buts et nos intérêts présents, bref, dans l’égoïsme qui, sur la rive tranquille, jouit en sûreté du spectacle lointain de la masse confuse des ruines. Cependant, dans la mesure où l’histoire nous apparaît comme l’autel où ont été sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse des États et la  des individus, la question se pose nécessairement de savoir pour qui, à quelle fin ces immenses sacrifices ont été accomplis. C’est par cette question que nous commençâmes notre méditation. Or dans tous les faits troublants qui peuplent ce tableau, nous ne voulons voir que des moyens au service de ce que nous affirmons être la destination substantielle, la fin ultime absolue ou, ce qui revient au même, le véritable résultat de l’histoire universelle. Nous avons généralement évité de nous engager dès le commencement dans la voie des réflexions, de passer directement de l’image des faits particuliers à leur sens général. D’ailleurs ces réflexions sentimentales n’ont aucun intérêt à s’élever au‑dessus de ces considérations et des sentiments qui en dérivent, et résoudre réellement les énigmes de la Providence dont nous avons fait état. Il leur convient plutôt de se complaire mélancoliquement dans les sublimités vides et stériles que leur inspire ce premier bilan négatif. Revenons donc au point de vue qui est le nôtre : les éléments que nous indiquerons fourniront l’essentiel pour la. réponse aux questions que notre tableau de l’histoire n’aura pas manqué de poser.

Passions et intérêts

Notons, en premier lieu, que ce que nous avons appelé principe, fin ultime, détermination, en soi, ou bien nature et concept de l’esprit n’est qu’une généralité, une abstraction. Le principe, comme la maxime ou la loi, est quelque chose d’intérieur et de général; en tant que tel, quelque vrai qu’il soit en lui-même, il n’est pas entièrement réel. Les buts, les maximes, etc., se trouvent d’abord dans notre pensée, dans nos intentions intérieures ou bien dans des livres, mais n’existent pas encore dans la réalité. Ce qui est en soi est une possibilité, un pouvoir‑être, mais qui n’est pas parvenu encore à l’existence. Pour qu’il soit une réalité, un second moment doit s’adjoindre : la mise en acte, la réalisation, qui a son principe dans la volonté, dans l’activité en général de l’homme dans le monde. C’est seulement par cette activité que ces concepts et ces déterminations existant en soi s’accomplissent et se réalisent.
Les lois et les principes ne vivent pas et ne s’imposent pas immédiatement d’eux-mêmes. L’activité qui les rend opératoires et leur confère l’être, c’est le besoin de l’homme, son désir, son inclination et sa passion. Pour que je fasse de quelque chose une oeuvre et un être, il faut que je sois intéressé. Je dois y participer et Je veux que l’exécution me satisfasse, qu’elle m’intéresse. “ Intérêt ” signifie “ être dans quelque “ chose ”, une fin pour laquelle je dois agir doit aussi, d’une manière ou d’une autre, être aussi ma fin personnelle. Je dois en même temps satisfaire mon propre but, même si la fin pour laquelle j’agis présente encore beaucoup d’aspects qui ne me concernent pas. C’est là le deuxième moment essentiel de la liberté: le droit infini du sujet de trouver la satisfaction dans son activité et son travail. Si les hommes doivent s’intéresser à une chose, il faut qu’ils puissent y participer activement. Il faut qu’ils y retrouvent leur propre intérêt et qu’ils satisfassent leur amour‑propre. Ici il faut dissiper un malentendu : On a raison d’employer le mot intérêt dans un sens péjoratif et de reprocher à un individu d’être intéressé. On veut dire par là qu’il ne cherche que son bénéfice personnel, sans se soucier de la fin générale sous le couvert de laquelle il cherche son profit, et même en la sacrifiant à celui‑ci. Mais celui qui consacre son activité à une chose n’est pas seulement intéressé en général, mais s’y intéresse : la langue rend exactement cette nuance. Il n’arrive donc rien, rien ne s’accomplit, sans que les individus qui y collaborent ne se satisfassent aussi. Car ce sont des individus particuliers, c’est-à-dire des hommes dont les besoins, les désirs et les intérêts en général sont particuliers, tout en étant foncièrement les mêmes que ceux des autres. Parmi ces intérêts il faut compter non seulement l’intérêt de leur besoin et de leur volonté propre, mais aussi celui de leur réflexion, de leur conviction ou tout au moins de leur opinion, si toutefois le besoin du raisonnement, de l’entendement et de la raison s’est déjà éveillé. Les hommes exigent aussi que la, cause pour laquelle ils doivent agir, leur plaise; que leur opinion lui soit favorable : ils veulent être présents dans l’estimation de la valeur de la cause, de son droit, de son utilité, des avantages qu’ils pourront récolter. C’est là un caractère essentiel de notre époque : les hommes ne sont guère plus conduits par l’autorité ou la confiance ; c’est seulement en suivant leur jugement personnel, leur conviction et leur opinion indépendantes qu’ils consentent collaborer à une chose.
(extrait de “ La raison dans l’histoire ” - UGE 10/18 – Traduction de Kostas Papaioannou)

La ruse de la raison

Le déchirement de la conscience de soi

La philosophie de Hegel renverse les problématiques philosophiques classiques. La passion constitue, pour la tradition, le négatif par excellence : elle est en effet la dépossession de soi-même, la soumission de la raison à une puissance extérieure, mais aussi une “ maladie ” et une “ gangrène de la raison pratique ” (Kant). La raison s’y oppose point par point, puisque seule elle est la source de la liberté humaine. Mais Hegel, en bon “ fonctionnaire de l’esprit universel ”, enregistre les changements dans les conceptions que se font les philosophes et, au-delà d’eux, les sociétés les plus avancées.  Avec Machiavel, la politique devait se débarrasser de la théologie et de la  moralisante – la  abstraite chez Hegel – si elle voulait être efficace et permettre la paix civile effective. Avec tous les philosophes du contrat social, ce sont les intérêts égoïstes qui constituent la base stable possible d’un bon gouvernement. Avec les économistes classiques ou avec Montesquieu, le commerce motivé uniquement par l’appât du gain devient l’élément civilisateur majeur. Mais chez eux tous, le mal n’est jamais vraiment un mal ; il n’est qu’un défaut qui s’annule de lui-même, un manque créateur. Chez Hegel, on ne retrouve plus vraiment cet optimisme à tout crin. La puissance du négatif ne peut s’accomplir que par un retournement ou plus exactement une négation de cette négation.
Si on y réfléchit, cette idée que le bien advient par le mal et par le retournement du mal, cette idée de la puissance du négatif s’accomplissant jusqu’à la négation de la négation, s’accorde avec la tradition chrétienne. La justice de Dieu dans le monde passe par le mal. Il faut que Judas trahisse Jésus et que, par là, le fils de Dieu (fils de l’homme) soit mis à mort pour que le rachat des péchés soit possible (Leibniz). Cette mise à mort, sacrilège suprême, déicide, apparaît comme le moment nécessaire pour la “ bonne nouvelle ” soit donnée à toute l’humanité, cette bonne nouvelle qui annonce : “ Heureux les affligés, car ils seront consolés! / Heureux les débonnaires, car ils hériteront la terre! / Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés! ” (Matthieu, 5).
Car c’est bien à cette source qu’on doit comprendre la pensée hégélienne du mal. “ En tant qu’il est substance, l’esprit est l’inflexible et juste identité à soi-même ; mais en tant qu’être pour soi, cette substance est la bonté dissoute, qui se sacrifie, en laquelle chacun accomplit son œuvre propre, déchire l’être universel et en prend sa part. ” (Phénoménologie de l’esprit, VI, trad. JP Lefebvre) Le “ mouvement et l’âme ” de l’esprit est là tout entier. Sans quoi il ne serait qu’“ essence morte ” dit encore Hegel. La bonté doit se sacrifier – c’est le sens du sacrifice du Fils – et chacun doit prendre sa part de l’universel, c'est-à-dire que le particulier “ déchire ” l’universel, mais c’est seulement dans ce déchirement du monde éthique en l’au-delà et l’ici-bas que va advenir “ la conscience de soi effective de l’esprit absolu ”. L’analyse des grandes tragédies grecques d’Œdipe et d’Antigone peut servir de fil directeur pour comprendre comment, selon Hegel, par cette déchirure peut se constituer la moralité effective, la Sittlichkeit.
Nous partons du royaume éthique, “ monde immaculé que ne souille aucune scission ”, celui que donne la famille. La loi humaine et la loi divine y sont à la fois séparées et réunies immédiatement. Tant que l’individu est simplement un membre de la famille, tant qu’il n’existe pas pour lui même, mais seulement comme “ ombre ineffective ”, la paix règne dans le royaume éthique. Mais l’individu doit agir pour lui-même que c’est l’acte qui en “ trouble la tranquillité de l’organisation et du mouvement ”. La conscience de soi veut entrer dans son droit et c’est seulement par l’acte que cela se peut faire, “ l’acte qui est le Soi-même effectif ”. Dans l’acte, les lois divine aussi bien qu’humaine semblent s’annuler. C’est la “ terrible nécessité du destin ” qui prend le dessus, ce destin où s’abîment les deux consciences de soi de l’homme et de la femme (père et mère) pour qu’advienne l’être pour soi absolu de la conscience de soi purement individuelle. D’où procède ce mouvement ? Il se déploie à parti du royaume souci éthique. Œdipe quitte ceux qu’il croit être ses parents pour éviter d’être conduit au double crime prédit par l’oracle. Antigone choisit la loi des dieux contre l’ordre de Créon. Pour Hegel, ce conflit n’est pas la collision du devoir et de la passion – car la passion peut être un devoir – ni la collision d’un devoir avec un autre devoir – collision comique qui verrait un absolu habité d’une opposition. Œdipe et Antigone savent ce qu’ils ont à faire. En effet, “ la conscience éthique sait ce qu’elle a à faire et elle est bien décidée à appartenir à une loi, que ce soit la loi divine ou la loi humaine. ” Mais ce passage à l’acte, parce qu’il signifie que la conscience se décide pour l’une ou l’autre loi, la loi divine ou la loi humaine, la place “ comme dans une malheureuse collision du seul devoir et de l’effectivité dépourvue de droit ”. Et donc “ tout ceci fait naître chez la conscience l’opposition de ce qui est su et de ce qui n’est pas su, de même que cela fait naître dans la substance, celle du conscient et de l’inconscient ; et le droit absolu de la conscience de soi éthique entre en conflit avec le droit divin de l’essence. ”
Ainsi la conscience de soi “ pose elle-même la scission ” dès qu’elle passe à l’acte et l’acte fait qu’elle devient faute. Car “ l’agir est lui-même cette scission qui consiste à se poser, soi pour soi, et à poser face à ce soi une effectivité étrangère ; qu’il y ait semblable effectivité relève de l’agir lui-même et est son fait. C’est pourquoi il n’est d’innocent que l’inactivité, comme celle de l’être d’une pierre, mais même celle d’un enfant ne l’est pas. ” Œdipe est coupable par le simple fait qu’il est conscient de soi et donc agit, choisit la loi humaine et sa force propre contre le destin dicté par les Dieux. Antigone est coupable de choisir une loi divine qui l’amène une “ effectivité sans droit ”. Hegel donne la clé du mystère : “ ce n’est pas tel individu singulier qui agit, qui est coupable ” car cet individu n’est que “ le moment formel de l’agir ”. L’action n’est claire que d’un côté, celui de la décision en général. Elle se trouve toujours en face de quelque chose qui lui est étranger. D’un côté l’action est savoir – je sais ce que je décide de faire – mais elle n’est pas encore effectivité et son effectivité est toujours du non su, car “ l’effectivité garde caché en soi l’autre côté étranger au savoir et ne se montre pas à la conscience telle qu’elle est en soi et pour soi ” – le sens et la portée de mon acte, ce qu’il est en lui-même, cela je ne le sais pas au moment où j’agis. Dans le drame d’Œdipe, l’effectivité “ ne montre pas au fils le père dans celui qui l’a insulté et qu’il tue ”. Dans l’action conscient et inconscient sont donc nécessairement liés. Et ainsi, il y a “ aux trousses de la conscience de soi éthique une puissance occulte qui ne se montre qu’une fois l’acte commis ”. Mais c’est seulement dans l’acte accompli que s’éteint l’opposition entre le su et le non su, que l’inconscient est rattaché au conscient : “ commettre l’acte, c’est mettre en mouvement l’immobile, faire devenir ce qui était encore seulement enfermé dans sa virtualité. ”
Cette analyse très générale permet de comprendre la philosophie hégélienne de l’histoire. La faute et même le crime – celui d’Œdipe ou celui d’Antigone – sont les résultats nécessaires de cette séparation dans l’agir humain entre le su et le non su et seule l’action, avec toutes conséquences peut faire venir au grand jour ce qui n’était que virtuel. La tragédie de la destinée individuelle devient ainsi le moment par lequel l’esprit accomplit sa propre destinée. Et c’est bien pourquoi rien n’est plus étranger à la compréhension de l’histoire humaine que le jugement du moralisme abstrait, de celui qui ne veut pas sortir du royaume paisible et immobile de la bonne conscience éthique, de celui qui veut garder à tout prix l’innocence, mais une innocence qui peut seulement être celle de la pierre.

Du dépouillement à la révolution

Marx opère une rupture radicale avec le hégélianisme. Pourtant, la philosophie de l’histoire n’est pas exempte de reprises fortes – souvent revendiquées – de la téléologie historique hégélienne. Alors que Hegel part de l’analyse de la conscience de soi, Marx part de l’analyse du travail en tant que rapport de l’homme à lui-même. La contradiction se développe dans la propriété entre le travail, source subjective de la propriété (voir Locke) et perte de la propriété et le capital, travail objectif ou plutôt objectivé et perte du travail. Mais cette contradiction est un “ état dynamique qui avance vers la solution du conflit ” et ainsi “ le dépassement de l’aliénation de soi suit la même voie que l’aliénation de soi ” (Communisme et propriété, in Ébauche d’une critique de l’économie politique, manuscrits de 1844, Œuvres II, La Pléiade). Reste à comprendre cette voie de l’aliénation de soi qui n’est que l’expression philosophique du mouvement de la grande industrie et du développement capitaliste.
Tout d’abord, au sein de la propriété privée, dans laquelle les rapports entre les hommes s’établissent uniquement par l’intermédiaires des choses sur un marché, loin que la production satisfasse les besoins humains d’une manière humaine, domine au contraire la recherche d’un besoin toujours nouveau engendrant un nouveau sacrifice. Chacun cherche à placer l’autre dans une nouvelle dépendance. “ Ainsi avec la masse des objets, l’empire d’autrui croît au détriment de chacun. ” (Besoin, Luxe et misère, op. cit.) L’homme se vide ainsi de son humanité et tous les besoins sont remplacés par le besoin insatiable d’argent et “ la démesure effrénée devient sa véritable norme ”. Dans les rapports sociaux structurés par la propriété privée, le développement du raffinement de la civilisation produit d’un autre côté “ la sauvagerie bestiale ”. L’accumulation de la richesse produit l’accumulation de la pauvreté, l’accumulation des besoins produit “ la simplicité totale, grossière et abstraite du besoin ” qui marque la condition de l’ouvrier. Développant philosophiquement ce que les analyses d’Engels – notamment La situation de la classes laborieuses en Angleterre – avaient établi, Marx décrit un prolétariat dont l’aliénation est absolue. Il est dépouillé de son humanité elle-même : “ La lumière, l’air, la propreté animale la plus élémentaire cessent d’être un besoin pour l’homme ”. Ce processus de dégradation est parachevé par le développement du machinisme : “ la simplification de la tâche grâce à la machine est mise à profit pour faire de l’enfant – de l’être qui n’a pas encore achevé ni sa croissance ni sa formation – un ouvrier qui, à son tour, devient un enfant délaissé. La machine prend avantage de la faiblesse de l’homme pour réduire l’homme faible à l’état de machine. ”
Ainsi, la production capitaliste produit l’homme comme marchandise et comme un homme déshumanisé. Mais c’est dans cette aliénation complète, cette dépossession de soi que le prolétaire va pouvoir se poser comme l’antagoniste absolu de la propriété capitaliste. Parce qu’il est dépossédé de tout, il n’a plus aucune attache avec le système de la propriété et peut donc se dresser face à lui comme son ennemi le plus radical. Parce qu’il est privé de toutes les caractéristiques spécifiques qui font la richesse de la vie individuelle, parce qu’il est réduit à l’état de marchandise, il est donc devenu du même coup l’homme en général, l’être générique, c'est-à-dire que le genre humain lui-même se trouve entièrement dans la figure du prolétaire. Le développement de la contradiction incluse dans la propriété privée conduit à la constitution du prolétariat qui apparaît d’abord comme la chute de l’humanité, la face noire du progrès. Mais l’histoire ne s’arrête pas en chemin. Ce développement du prolétariat comme négation de l’humanité conduit à la négation de la négation, c'est-à-dire au communisme qui réconcilie l’individu avec le genre, le travailleur avec travail et la propriété individuelle avec la propriété de tous.
Cette première forme de la pensée de Marx renvoie à quelque chose de bien connu : le prolétariat est le Christ rédempteur. Comme le dit Michel Henry, le prolétariat “ doit aller jusqu'au fond de la souffrance et du mal, jusqu’au sacrifice de son être, donner sa sueur et son sang et finalement sa vie même, pour parvenir, à travers cet anéantissement complet de soi, qui est une négation de la vie, à la vie véritable qui laisse là toute finitude et toute particularité, qui est une vie totale et le salut lui-même. ” (Karl Marx, I, Une philosophie de la réalité, Gallimard, 1976, réédité dans la collection Tel, 1991, p143) Ainsi, “ le prolétariat n’est qu’un substitut du Dieu chrétien, l’histoire qu’il promeut et va accomplir n’est que la transcription d’une histoire sacrée. ” (op. cit. page 144)

Aliénation et exploitation

Marx n’en reste pas à cette conception, marquée de bout en bout par une critique qui se tient encore sur le terrain légué par l’idéalisme allemand et la pensée religieuse – telle que Luther l’a rénovée. Réglant ses comptes avec son “ ancienne conscience philosophique ” dans L’Idéologie Allemande (1845), il se place désormais sur un terrain d’où la métaphysique a été exclue, sur le terrain de la science historique et de la critique de l’économie politique. Pourtant, sous une autre forme, c’est la même question qui est posée. La source de l’aliénation est maintenant identifiée : il s’agit de l’exploitation capitaliste, elle-même résultat d’un développement historique déterminé. Et la division de la propriété entre ses deux faces antagonistes porte un nom peu philosophique : lutte de classes. Mais un sociologue ou un historien s’en tiendrait là, à la description des processus socio-historiques fondamentaux. Marx va bien au-delà puisque la question qui travaille son œuvre scientifique n’est pas une question scientifique mais la recherche des raisons qui justifient le combat pour en finir avec l’exploitation de l’homme par l’homme, pour sortir de cette préhistoire de l’humanité dans laquelle les individus sont dominés par la puissance aveugle des rapports sociaux.
Il faut donc repartir de l’analyse de la structure fondamentale du mode de production capitaliste. Le point de départ de l’analyse est la marchandise, “ cellule de la société bourgeoise ”, dit Marx. Une marchandise se présente d’emblée comme l’unité d’une contradiction. La marchandise n’est pas une simple chose, elle est une “ chose métaphysique ” car elle est, en même temps, valeur d’usage, une chose qui n’a de valeur que parce qu’elle permet de satisfaire un besoin particulier, subjectif, et valeur d’échange, objective, c'est-à-dire que chose abstraite – ce ne sont pas ses qualités particulières qui comptent – qui peut-être échangée sur le marché contre n’importe quelle autre marchandise de même valeur. Ainsi le rapport des hommes avec les choses – rapport naturel – se transforme-t-il en rapport entre les hommes par l’intermédiaire des choses qu’ils ont produites et qu’ils échangent. Selon quel rapport les marchandises s’échangent-elles ? Marx reprend et développe la solution de ses prédécesseurs, les économistes classiques : c’est le temps de travail social incorporé dans chaque marchandise qui détermine sa valeur. Donc les marchandises se mesurent les unes par rapport aux autres dans une marchandise particulière qui sert d’équivalent général, l’argent et elles s’échangent à leur valeur. Le cycle de l’échange marchand, celui de la satisfaction des besoins peut se résumer : Je dispose d’une marchandise X (que j’ai fabriquée par exemple) et j’ai besoin de Y (dont je ne dispose pas et que je ne sais pas fabriquer. J’échange donc ce que je possède contre une certaine somme d’argent qui me permettra à son tour d’obtenir une certaine quantité de Y. Comme personne n’est volé, dans cette échange aucune valeur ne s’est créée : M-A-M, marchandise, argent, marchandise de même valeur, telle est la formule.
Mais le capitalisme n’est pas le marché. Le capitaliste est celui qui dispose d’une certaine quantité d’argent A, avec laquelle il va se procurer des marchandises, M, qu’il revendra pour une certaine A’, telle que A’>A, autant que possible. La différence A’-A s’appelle plus-value – notons-la pl. L’argent n’est du capital que si, en circulant, il s’accroît d’une plus-value. Or, nous l’avons vu, sur le marché, aucune valeur ne se crée, puisque, en moyenne, les marchandises s’échangent à leur valeur. Par conséquent, la création de la plus-value ne va pas se faire dans la sphère de la circulation, mais dans celle de la production. Pour que l’argent fonctionne comme capital, il faut que l’argent serve à payer des marchandises qui entrent dans le processus de production. Avec son argent, notre capitaliste va payer des matières premières, des machines et des salaires. En consommant ces “ ingrédients ”, il va produire des marchandises nouvelles dont la valeur doit être supérieure  de pl à la valeur des marchandises consommées. Comment cela est-il possible ? Dans la valeur du produit, on retrouve la valeur des matières premières, la valeur compensant l’usure des machines et le travail. Les deux premières ne font que subir une modification de forme et cela ne peut pas créer de valeur. La seule partie du capital qui produit de la valeur est celle qui est échangée contre le salaire. En effet, selon Marx, le capitaliste en employant un ouvrier n’achète pas du temps de travail, mais la force de travail de l’ouvrier. Comme toute marchandise, la force de travail est vendue à sa valeur, c'est-à-dire au temps de travail social qui lui y incorporé – la valeur des marchandises pour assurer l’entretien et la reproduction de cette force de travail. Admettons que chaque jour, il soit nécessaire de dépenser 4 heures de travail social pour compenser la valeur de cette force de travail. Mais au bout de 4 heures, l’ouvrier n’est pas quitte. Le capitaliste a acheté une force de travail, c’est une marchandise qu’il a payée et il a le droit d’en disposer comme il l’entend. Il va donc la faire travailleur pendant toute la journée (disons 8 heures). Ainsi pendant sa journée de travail, l’ouvrier a passé 4 heures pour compenser son salaire et 4 heures qui sont du travail qui appartient au capitaliste, mais qui ne lui a pas coûté un seul centime. Ces 4 heures de travail gratis sont la plus-value et le mécanisme par lequel ce travail gratis, ou surtravail, est extorqué à l’ouvrier, Marx l’appelle exploitation. Soit pl la plus-value (résultant du surtravail), c le capital constant (machines et matières premières nécessaires à la production) et v le capital variable (correspondant aux salaires). Le capitaliste achète A = c + v. Il obtient une marchandise M. En consommant cette marchandise, dans le procès de production, il obtient M ' = c + v + pl. En vendant M ' il obtient A '. Le cycle du capital s'écrit donc : A – M {production} M ' – A'. Il apparaît donc que, pour Marx, le capital n'est pas une chose mais un rapport social qui exprime la séparation du producteur et des moyens de production. Ce rapport du capital est donc la matrice qui engendre la lutte entre deux classes fondamentales, prolétariat et bourgeoisie.
De cela découlent plusieurs conséquences. Le travail échappe au producteur. Le produit du travail est accaparé par le propriétaire des moyens de production et ce produit, c'est du capital. Ainsi, le produit du travail de l'ouvrier se dresse face à lui comme son ennemi. La finalité du travail échappe au travailleur dans la division du travail, puisque le travail parcellaire réduit le travailleur à être un auxiliaire du procès de production et non plus tout à la fois son origine et sa fin. Enfin, dans le salariat, le travailleur ne vend pas n'importe quelle marchandise : c'est lui-même. La puissance personnelle (subjective) du travailleur se transforme en puissance objective du capital. C’est donc bien le mécanisme de l’exploitation du travail qui explique l’aliénation du travailleur.

L’histoire avance toujours par le mauvais côté

De cette analyse “ matérialiste ”, Marx va dégager une vision générale du processus historique placée sous le signe de la lutte et du conflit. La structure fondamentale du mode de production capitaliste engendre le conflit entre les classes sociales et ceci indépendamment des intentions ou de la psychologie des acteurs. Si l’ouvrier est transformé en marchandise, le capitaliste lui-même est transformé en simple agent du capital, en “ agent fanatique de la production pour la production ”. Il est également aliéné même si dans cette aliénation il trouve la source de sa puissance. Ce conflit tend nécessairement à se généraliser au fur et à mesure que le mode de production capitaliste se perfectionne, se centralise et se concentre.
Si dans la division du travail (sociale et technique), la force de travail est mutilée retournée contre elle-même. Le travail, tel qu’il est actuellement, est non pas inhumain (il résulte d’une histoire humaine) mais déshumanisant. Il faut donc réconcilier la puissance naturelle de la force de travail et son utilisation humaine (c’est le sens du communisme selon Marx). Marx analyse le développement du mode de production capitaliste comme le processus d’expropriation du travailleur individuel. Cette expropriation, dit Marx, s’accomplit par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste elle-même, à travers la concentration des capitaux. Mais “ la socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. ” Utilisant la formule hégélienne de la négation de la négation¸ Marx affirme que l’heure de l’expropriation des expropriateurs a sonné. Cette révolution sociale rétablira “ non la propriété privée du travailleur, mais sa propriété individuelle, fondée sur les acquêts de l’ère capitaliste, sur la coopération, sur la propriété commune de tous les moyens de production, y compris le sol. ”
Ce processus, c’est la lutte de classes qui nécessairement doit l’accomplir et le communisme, pour Marx, n’est pas une idée toute faite, un projet utopique, c’est tout simplement le mouvement réel qui abolit l’ordre existant. Et ce processus est inévitable car le mode de production capitaliste ne peut survivre qu’en soumettant toujours plus la masse de la population à sa loi implacable et que, du côté des ouvriers, la résistance aux empiètements continuels du capital devient une question de vie ou de mort. La violence est l’accoucheuse de l’histoire, répète Marx, bien que, dans ses dernières années, il ait sérieusement envisagé une transition pacifique du capitalisme au communisme dont la République démocratique constituerait le moyen terme. Même les évènements en apparence catastrophiques pour le mouvement ouvrier vont être réinsérés dans cette vision d’ensemble. Ainsi, analysant le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte, et les conséquences politiques qui découlent la construction de ce pouvoir exécutif bureaucratique, Marx écrit : “ Mais la révolution est consciencieuse. Elle n’en est encore qu’à la traversée du purgatoire. Elle exécute sa besogne avec méthode. Jusqu’au 2 décembre, elle avait accompli la moitié de ses préparatifs et elle accomplit maintenant l’autre moitié. Elle n’a d’abord parachevé le pouvoir parlementaire que pour pouvoir le renverser. Maintenant qu’elle a atteint ce but, elle parachève le pouvoir exécutif, le réduit à sa plus simple expression, l’isole, le pose en face d’elle-même comme unique objectif, afin de concentrer contre lui toutes ses forces de destruction. Et quand elle aura accompli cette seconde moitié de son travail préparatoire, l’Europe bondira de son siège pour lui crier dans l’allégresse : Bien creusé, vieille taupe ! ”
Comme le mode de production capitaliste produit dans le prolétariat son propre fossoyeur, le prince Louis Napoléon Bonaparte, fossoyeur de la révolution de 1848 est donc transformé ici en agent, inconscient, de la révolution. Décidément, l’histoire avance toujours dans le bon sens, mais toujours par le mauvais côté.

Légitimité du mal ou optimisme historique ?

Dans les philosophies de l’histoire, singulièrement contre celles de Hegel et de Marx, les critiques un peu convenues dénoncent une véritable légitimation du mal ; puisque tout ce qui est réel est rationnel, au fond tout est permis et le pire, même, est le moyen du bien. Le retour au moralisme dans les années 70 et 80 s’est pour l’essentiel fait sous ce signe. Il serait assez facile de montrer en quoi ces accusations relèvent d’une lecture superficielle aussi bien de Hegel que de Marx. On pourrait plus raisonnablement leur reprocher leur indéracinable optimisme historique. Quelles que soient les horreurs de notre monde, nous n’avons aucune raison de perdre espoir car les “ lois de l’histoire ” seront les plus fortes à long terme et du plus profond du mal se lèveront les forces de la rédemption. Dans cette extraordinaire préfiguration du fascisme qu’est Le talon de fer, Jack London imagine sept siècles de dictature avant que les rêves d’émancipation des travailleurs puissent se réaliser ! Le dernier siècle semble avoir battu en brèche cet optimisme historique. Du mal n’est-il pas sorti un mal encore plus grand ?
Cependant, l’accusation lancée contre les philosophies de l’histoire peut se retourner comme un gant. N’est-ce pas parce que notre époque a renoncé à l’optimisme historique, n’est-ce pas parce que, à la dialectique, elle a substitué un scientisme qui rend l’homme prisonnier de lois naturelles éternelles que nous avons pu nous accommoder aussi facilement du mal ? Dans le nazisme, il n’y a plus d’histoire. L’histoire est censée être terminée puisque le grand Reich est là pour mille ans, selon les promesses du Führer. La société doit être ré-enracinée dans la nature, les forts doivent dominer les faibles et ce qui résiste d’humain dans l’humain doit être exterminé. Au contraire, Hegel et Marx pensent la fin de l’histoire devant nous, comme une tâche à accomplir et par conséquent le mal, même si on en comprend l’existence, doit être combattu. Inversement ceux qui pensent l’histoire comme terminée doivent prêcher le consentement au mal et comme dans la novlangue du 1984 d’Orwell, on doit affirmer que “ le bien, c’est le mal ”. Ainsi, par une dernière ruse de la raison, les philosophies qui donnent une fin à l’histoire apparaissent comme l’antidote aux thèses de la fin de l’histoire.

mercredi 26 août 2009

Intelligence artificielle et représentation de l'esprit

Les bêtes peuvent-elles penser ? Voilà une des questions fondamentale que se posent les philosophes du xviie siècle. Descartes y répond clairement : les bêtes ne sont que des machines dénuées de pensée, à la différence des hommes dont les comportements manifestent qu’ils ont une âme. Le développement des technologies de l’informatique nous pose la même question sous une autre forme : les machines peuvent-elles penser ?En mettant au point, pendant la Seconde Guerre mondiale, une machine permettant de décrypter automatiquement les messages de l’armée allemande, le mathématicien Alan Turing a ouvert la voie à l’intelligence artificielle, c'est-à-dire à un ensemble de recherches visant à construire des machines aptes à reproduire (ou à simuler) les comportements humains intelligents. Ces recherches peuvent prendre deux directions : une direction technologique, par des applications informatiques spécifiques (reconnaissance de la voix ou de l’image, traduction automatique, systèmes experts, etc.) ; une direction théorique qui fait de l’ordinateur un modèle permet de comprendre le fonctionnement de l’esprit humain.

Pensée, calcul, logique

On sait depuis longtemps qu’une machine est capable d’effectuer des opérations mathématiques. Hobbes, dans les premières pages du Léviathan, l’affirme sans ambages : “ penser, c’est calculer ”. Pascal et Leibniz sont les inventeurs des machines à calculer modernes. Mais Leibniz ne se contente pas de cela ; il relie cette invention à une conception générale de la pensée : les opérations mathématiques ne sont qu’un cas particulier de la pensée rationnelle et si on peut trouver une représentation de toutes nos pensées dans un langage formel du même type que le langage mathématique, il devrait être possible de calculer avec les pensées de la même façon que nous calculons avec les nombres. Leibniz propose donc d’abord de mettre au point ce genre de langage symbolique des idées, qu’il nomme “ caractéristique universelle ”. Leibniz expose ainsi son projet : “ partout je procède par lettres d'une manière précise et rigoureuse comme dans l'algèbre ou dans les nombres. Si on poursuivait cette méthode, il y aurait moyen de finir bien des controverses et des disputes, en se disant  : comptons  ! On en pourrait encore donner des essais en , et j'en ai dans la jurisprudence. ” (Leibniz à Arnauld - 14 janvier 1688). Gottlob Frege reprendra le projet à travers son “ idéographie ” (Begriffsschrift). Le premier modèle en est “ le langage par formules de l’arithmétique ”, mais lui manquent les “ expressions pour les articulations logiques ”. Il s’agit donc créer un système permettant de “ donner l’expression d’un contenu au moyen de signes écrits et d’une manière plus précise et plus claire que cela n’est possible au regard des mots. ”
La calculabilité de nos pensées demande d’admettre que nos connaissances peuvent être réduites à des propositions atomiques (c'est-à-dire qui ne peuvent être décomposées en propositions plus simples) combinées au moyen des connecteurs logiques. Les raffinements de la logique formelle depuis la fin du xixe siècle ont visé à réaliser ce programme. L’algèbre de Boole (1854) permet de concevoir l’équivalence entre opérations logiques et circuits électriques : les opérations de base de la logique (conjonction, disjonction, négation, implication, etc.) peuvent être représentées par des circuits électriques correctement agencés. L’unité arithmétique et logique d’un ordinateur moderne n’est rien d’autre qu’un ensemble de circuits logiques de ce type. On doit pouvoir généraliser. “ Comme les états internes du programme d’un ordinateur, les pensées se définissent par leurs relations logiques et causales, c’est-à-dire “fonctionnelles”. Il n’est pas essentiel à la pensée qu’elle soit réalisée dans une substance mentale ou physique quelconque, tout comme un programme peut être “implanté” sur des machines de composition matérielle différente. ” (Pascal Engel : article “ Pensée ” dans l’Encyclopédia Universalis)

Raffinements du modèle

Ce modèle, très réducteur, définit ce qu’on appelle la “ théorie computationnelle de l’esprit ”. Évidemment, les ordinateurs actuels et le type de logique formelle dont nous disposons sont très loin de pouvoir représenter l’ensemble des fonctions d’un esprit humain. Mais Paul et Patricia Churchland soutiennent que “ Le cerveau est une sorte d'ordinateur dont les propriétés restent à explorer (…). Le cerveau calcule des fonctions très complexes, bien que d'une façon très différente de celle de l'intelligence artificielle classique. Les cerveaux peuvent être des ordinateurs sans être nécessairement séquentiels ni numériques, sans que le matériel soit dissocié des programmes et sans qu'ils ne manipulent que des symboles. Ce sont des ordinateurs d'un type très différent de ceux que nous utilisons aujourd'hui. ” (Paul et Patricia Churchland : Les machines peuvent-elles penser ? ” in “ Pour la Science ”, mars 1990)
Ainsi on a été contraint de poser que l’esprit n’est rien d’autre que le cerveau et que, par conséquent, on pourrait mieux le comprendre si on était capable de construire une machine bâtie sur les principes de fonctionnement du cerveau. Le modèle connexionniste (souvent assimilé aux “ réseaux de neurones ”) décrit un système constitué d’unités de traitement reliées par des connexions. Chaque unité de traitement reçoit par des connexions des informations d’activation en entrée et envoie à d’autres unités de traitement des informations en sortie. Les connexions sont caractérisées par leur poids qui détermine le niveau de l’activation. Ces réseaux d’unités et de connexions sont des objets mathématiques qui peuvent donc être “ implémentés ” par des programmes d’ordinateurs et peuvent être reliés à des domaines empiriques. Si on assimile les unités de traitement à des neurones et les connexions aux synapses, l’architecture connexionniste peut alors représenter le cerveau humain.
On voit la différence entre les deux approches. Dans la théorie computationnelle classique, on représente les fonctions intellectuelles de l’esprit humain par des opérations logiques qui peuvent être traitées par l’ordinateur. Le fonctionnement réel du cerveau humain est considéré comme secondaire. Dans la deuxième approche, ne cherche pas à représenter la pensée mais à représenter le cerveau, la proposition sous-jacente étant que la pensée n’est rien d’autre que le fonctionnement du cerveau.

Syntaxe et sémantique

Une des critiques majeure adressée à ce modèle par des auteurs comme John R. Searle est que les ordinateurs peuvent simuler certaines fonctions de l’esprit humain mais qu’il n’est pas possible de dire que l’esprit est quelque chose comme un ordinateur parce que les ordinateurs sont des machines syntaxiques alors que les symboles pour un esprit humain ont une signification. C’est l’argument dit de “ la chambre chinoise ” exposé par Searle. Alan Turing avait défini un test permettant de décider si une machine pense : supposons un opérateur humain A dialoguant par une ligne informatique avec un autre opérateur humain B et avec un ordinateur C. Si A ne peut pas distinguer lequel de B et C est un ordinateur, alors on pourra dire que l’ordinateur pense. Searle critique cette vision purement comportementaliste. Il lui oppose l’expérience suivante : supposons que A parle le chinois et envoie à B des idéogrammes chinois. Supposons que B sans savoir le chinois dispose d’un manuel lui permettant seulement de savoir quels symboles peuvent être envoyés en réponse à A. A pourra croire que B comprend le chinois alors que B sait seulement comment manipuler les symboles chinois. C’est la sémantique qui est donc éliminée dans le test de Turing.
Reprenons ce problème différemment. Quand je tape 2+3 sur mon clavier, l’ordinateur ne “ sait ” pas que j’utilise les nombres 2 et 3 et que je désire effectuer une addition. Taper 2+3, ce n’est rien d’autre, “ vu ” de l’ordinateur, qu’actionner des interrupteurs, action qui va déterminer un certain résultat physique, du même genre qu’allumer  une ampoule. Le résultat 5 affiché par l’ordinateur ne signifie donc pas 5, mais seulement positionnement d’une zone mémoire dans un certain état. Les processus physiques qui se produisent dans les circuits de l’ordinateur n’ont l’a signification de l’addition 2+3 que pour l’agent humain qui utilise l’ordinateur. La sémantique reste entièrement du côté de l’esprit humain. L’ordinateur peut simuler des comportements humains intelligents, mais il n’en a pas une représentation.
Dans une lettre au marquis de Newcastle, Descartes pose la question : comment distinguer une bête du genre perroquet ou un automate astucieux d’un individu doué d’une âme. La réponse est claire : “ Enfin, il n’y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu’il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. ” Tant qu’on reste dans des domaines bien définis et utilisant des langages stéréotypés, “ enrégimentés ” comme dirait Putnam, on peut faire en sorte que la machine semble produire des “ signes à propos des sujets qui se présentent ”, mais dès qu’on sort de ces cadres étroits, plus aucune illusion n’est possible sur l’aptitude d’un système algorithmique à penser au sens humain de ce terme.

Critiques de la théorie computationnelle de l’esprit

Pour admettre la théorie computationnelle de l’esprit, il faut donc souscrire entièrement au béhaviorisme, c'est-à-dire à l’idée que l’esprit ne peut être compris que comme une boîte noire dont seuls les comportements extérieurs observables peuvent être des objets pertinents d’investigation scientifique. Or, les individus, en tant qu’ils pensent et parlent, savent bien qu’ils ne sont pas des boîtes noires. Pour l’observateur extérieur, le problème de la conscience peut, à la limite, être éliminé. Mais pour le sujet, c’est évidemment impossible. La théorie computationnelle de l’esprit butte donc sur “ le point de vue de la première personne ”, ou encore sur ce qu’on appelle l’intentionnalité. Les diverses tentatives pour surmonter cette difficulté, soit qu’on affirme que l’intentionnalité est toujours prêtée par un observateur à un sujet, soit qu’on en cherche des formes élémentaires dans les organismes vivants élémentaires, ne parviennent pas à des solutions claires et convaincantes.
Hilary Putnam, un des premiers défenseur de cette théorie computationnelle, en est venu à la rejeter en montrant qu’elle suppose une conception fonctionnaliste de l’esprit. Il montre d’abord que tous les organismes physiques possibles sont susceptibles d’une infinité de “ descriptions fonctionnelles ” et que, donc, le fonctionnalisme n’explique rien – le fonctionnalisme nous ramène en fait aux causes finales de l’aristotélisme classique. Plus fondamentalement, Putnam s’attaque au fond de la théorie computationnelle, mais aussi aux thèses de Searle. Ce dernier, bien que rejetant le modèle de l’ordinateur, ne renonce pas à “ naturaliser ” la conscience ; il rejette le réductionnisme qui réduit la conscience à des états physiques mais proposent de considérer la conscience comme un ensemble de propriétés émergentes à partir de l’évolution biologique, ce qui l’amène à rejoindre les thèses sur le modèle connexionniste de l’esprit. Pour Putnam, c’est le problème qui est, à la racine, mal posé. Quand nous parlons ou pensons, nos paroles ou pensées ont une référence – quand je dis “ le chat est sur le tapis ”, cette phrase a pour référence le fait que le chat est (ou non) sur le tapis. Tous les partisans de la naturalisation de l’esprit doivent parvenir à expliquer que cette référence est une relation physique comme une autre. Mais s’il en est ainsi, dit Putnam, alors nous devons renoncer à la notion même de vérité … à laquelle on ne peut guère renoncer si on veut proposer une compréhension correcte de l’esprit humain. On peut, certes, redéfinir la vérité comme la propriété d’un état neurologique dans lequel nous disposons d’indications fiables quant à notre environnement. On est alors conduit à un relativisme du genre de celui développé par Richard Rorty, mais une telle position philosophique s’oppose radicalement à l’attitude de réalisme scientifique caractéristique des théories computationnelles et fonctionnalistes de l’esprit.
Putnam rappelle que ces questions ont déjà été posées philosophiquement, notamment par Kant quand il aborde le problème du schématisme, c'est-à-dire au mécanisme par lequel l’entendement peut se rapporter aux phénomènes. “ Le schématisme de notre entendement, relativement aux phénomènes et à leur simple forme, est un art caché dans les profondeurs de l'âme humaine et dont il sera toujours difficile d'arracher le vrai mécanisme à la nature ”, dit KantLe paradigme de l’esprit-machine est sans doute une idée utile technologiquement. Elle est encore utile dans la mesure où les simulations que peut effectuer les machines nous obligent à développer la logique et la réflexion sur la connaissance. Mais qu’un ordinateur doté d’un programme adéquat représente un esprit, ce n’est sans doute rien d’autre qu’une de ces idées métaphysiques dont Kant a montré qu’elles outrepassaient les pouvoirs de la raison.

Bibliographie

Collin (Denis): La matière et l'esprit (Armand Colin, 2004)
Descartes (René) : Lettre au Marquis de Newcastle (16 novembre 1646). Œuvres, tome IV, édition Adam et Tannery.
Frege  (Gottlob) : Écrits logiques et philosophiques, traduction de Claude Imbert, Le Seuil, 1971, réédition Points.
Putnam (Hilary) : Représentation et réalité. Gallimard, NRF-Essais, 1990, traduction de Claudine Engel-Tiercelin.
Searle (John R.): La redécouverte de l’esprit. Gallimard, NRF-Essais, 1995, traduction de Claudine Tiercelin


Interview avec Pierre-Yves Rougeyron (cercle Aristote)

Pourriez-vous présenter vos travaux et vos inspirations philosophiques ?


Disons qu’il y a trois dimensions dans mon travail. Une première, liée à mon histoire politique personnelle qui se rapporte à la « marxologie ». Ma thèse de doctorat (publiée chez L’Harmattan) portait sur la théorie de la connaissance chez Marx. Je fais partie de ceux qui considèrent, comme Michel Henry, que « le marxisme est l’ensemble des contresens faits sur Marx ». Je suis revenu à Marx encore récemment dans un livre (Comprendre Marx, A. Colin) où j’insiste sur les contradictions contenues dans cet œuvre et son inachèvement radical sur des questions aussi importantes que la question des classes sociales ou la théorie de l’État. Enfin, je crois qu’il faut aller jusqu’au bout du bilan du marxisme et tourner la page des illusions et mystifications qu’il contient – le rôle de la classe ouvrière comme « sujet révolutionnaire » et le communisme conçu comme la parousie, le royaume des bienheureux débarrassés de la contrainte au travail, de la rarement des ressources et de la nécessité de gouverner les hommes ! 

Une deuxième dimension de mes recherches porte sur l’ontologie et la théorie de la connaissance. À l’encontre de ma formation antérieure, j’en suis venu à renoncer à l’idée d’un rapport consubstantiel entre matérialisme philosophique et science. La science postule une sorte d’anti-idéalisme méthodologique, mais rien de plus. Et en tout cas il ne prouve en aucun cas que le matérialisme soit la philosophie adéquate à la science moderne. Disons que je défends un « matérialisme faible », c’est-à-dire refus d’un dieu transcendant, refus d’un « dessein intelligent », refus de penser l’âme séparée du corps, donc une philosophie définie uniquement par ce qu’elle n’est pas. 

La troisième dimension, la plus importante sans doute, de mon travail est centrée sur la philosophie morale et politique. Il me semble indispensable de sortir de l’économisme et du scientisme technocratique et de réhabiliter la dimension normative de la politique, ce qui pose, à nouveaux frais la question de la morale, dans le sens le plus large. Il n’y a pas de vie sociale possible sans le partage d’un certain nombre de valeurs morales communes, sans un ethos ou encore ce que Hegel appelait d’un terme difficile à traduire en français, « Sittlichkeit ». J’ai consacré pas mal de temps aux théories de la justice et en particulier à l’analyse critique de celle de Rawls, précisément parce que ce genre de théorie articule la morale et la théorie politique. Ensuite, si la question clé de la philosophie politique est celle de la liberté (ou encore du pouvoir légitime), celle-ci est inséparable d’une théorie du social, c’est-à-dire de l’analyse des inégalités sociales et de toutes les formes de domination « infra-politiques » et principalement de celles qui naissent des rapports de production et des rapports de propriétés. C’est pourquoi je tente de dégager une synthèse entre l’héritage du républicanisme classique et ce qui nous reste de la pensée de Marx. 

Comment abordez-vous le phénomène national ? 

Tout d’abord, il faut partir d’une idée ancienne, formulée par Aristote, celle que l’homme est un « animal politique », c’est-à-dire qu’il est par nature celui qui est fait pour vivre dans une cité, sous le gouvernement des lois. Une cité, c’est quelque chose qui est délimité, qui a des murs (la « polis » grecque renvoie à un verbe qui veut dire « bâtir des murs ») ; elle est composée de communautés humaines diverses et tous ses membres, doués de parole et de raison, respectent des règles communes, des rapports qui permettent la justice et la concorde entre tous. Une cité se crée, nous dit Aristote, entre des individus qui partagent des valeurs et qui constituent une communauté d’une taille suffisante pour atteindre l’autarcie – ce qui ne signifie pas l’absence de commerce avec d’autres peuples. 

Voilà à mon avis la première source philosophique dans laquelle on peut puiser pour construire un concept de nation. La deuxième est plus ancrée dans l’histoire. L’idée moderne de la nation se crée à la fin du Moyen âge et à la Renaissance. Entre l’Empire (le « saint empereur romain germanique »), la Papauté (qui se veut l’héritière de Rome, en vertu de la pseudo-donation de Constantin) et des principautés éclatées et incapables de se stabiliser, la nation est apparue comme la reconstruction d’un espace politique durable, dans lequel la sûreté des sujets peut être assurée et où le gouvernement (en général un Prince) ne gouverne pas arbitrairement mais en vertu des lois. La liberté au sens moderne du terme et la nation s’affirment corrélativement, contre l’impuissance des petites principautés ou des cités-États comme on en rencontre en Italie au Moyen âge et jusqu’à la Renaissance et contre la soumission au système de l’empire. De ce point de vue l’Union Européenne est loin d’être une nouveauté. C’est le retour au système d’empire sous une forme un peu plus sophistiquée. La démocratie chrétienne y tient le rôle des émissaires pontificaux et le saint empire n’est pas vraiment germanique, étant donné que l’empereur réel bien que non avoué, réside à Washington. 

On peut poser le problème encore autrement. Si on suit le courant principal de la philosophie, il existe quelque chose de commun à tous les hommes, quelque chose qui fait qu’ils forment une espèce humaine ou même comme le dit Cicéron une « société du genre humain ». Bref la morale doit être universaliste et l’universel est l’horizon de toute pensée. On est alors dans une opposition frontale de l’universel comme tel et de la particularité, c’est-à-dire toutes les formes d’existences des communautés humaines singulières (familles, tribus, ethnies, etc.) Mais les communautés particulières, surtout à notre époque, sont toutes des expressions singulières, déterminées d’un même destin humain et inversement l’universel reste une abstraction vide si on ne reconnaît l’universel dans les Nambikwara chers à Lévi-Strauss aussi bien que dans l’Européen branché sur le monde. Le rapport entre universel et particulier doit être conçu comme un rapport dialectique, comme l’unité de l’identité et de la différence, pour parler le langage de la logique de Hegel. Or l’unité des opposés suppose une médiation et la médiation optimale est précisément la nation : elle est particulière puisqu’elle s’enracine dans une « communauté de vie et de destin » pour reprendre la formule d’Otto Bauer et en même temps elle est universelle parce qu’elle repose sur l’action historique consciente des individus et non plus sur les liens du sang et la pure naturalité. 

Comment distingueriez-vous les notions connexes à celle de Nation ? 

En pratique, il n’est pas toujours facile de dire ce qu’est une nation. Marx et Engels opposaient volontiers les nations qui méritaient le soutien des révolutionnaires du monde entier, les Irlandais en lutte contre la domination britannique et les Polonais contre l’ennemi par excellence qu’était l’autocratie tsariste, et, d’autre part, les peuples « sans histoire », voués à disparaître dans la tourmente de l’histoire – ils classaient dans cette rubrique les peuples des Balkans. Beaucoup de partis ou de politiciens préfèrent le peuple à la nation qui a mauvaise réputation. Mais le peuple est une notion bien plus ambiguë. Le peuple désigne les classes populaires par opposition aux « grands » en même temps qu’il désigne tous ceux qui se rattachent à une même histoire. La confusion des deux termes a permis toutes les grandes escroqueries politiques du siècle dernier, les représentants des classes dominantes s’instituant « leaders populaires » - voir le fascisme italien ou le nazisme. Il peut admettre des nations composées de plusieurs peuples : en dépit de sa fin catastrophique, dont il faudrait rechercher les causes complexes, la Yougoslavie a été la tentative de construire une telle nation. Je crois qu’on difficilement nier qu’il y ait une nation algérienne et, en même temps, l’existence d’un peuple berbère est tout aussi peu contestable. On pourrait penser que je chipote. Mais par exemple, aujourd’hui, sur la question européenne, ces distinguos permettent de montrer les ambiguïtés des uns et des autres : souveraineté nationale et souveraineté populaire sont deux expressions qui ne recouvrent pas du tout le même contenu. Le primat accordé à la souveraineté nationale suppose qu’on refuse que les nations européennes soient fondues dans la logique d’empire de l’UE. Au contraire la seule référence à la souveraineté populaire ouvre la voie à toutes sortes d’interprétations comme celles qui réclament la souveraineté du « peuple européen » … et même la transformation du soi-disant « parlement européen » en Assemblée constituante. Il faut également se garder de confondre la nation avec les formes politiques qu’elle peut prendre. Il y a une nation allemande avant la création de l’État national allemand sous l’égide de la Prusse de Bismarck. En dépit de leur caractère fédéral, les USA forment bien une nation … comme les Suisses. On peut dire qu’il y a nation seulement quand une majorité d’individus commencent à vouloir se vivre comme une nation et réclament une existence indépendante. C’est pourquoi les nations sont des faits historiques et non des faits de nature, en dépit de l’étymologie du mot « nation » qui renvoie à naissance et pourrait ainsi s’apparenter à l’ethnie ou à la race dans le sens où on employait ce mot avant que la science biologique du XIXe et du XXe ne vienne lui donner le sens détestable qu’on lui connaît maintenant. 

Pour vous la nation est elle encore pensable à notre époque ? 

Nous sommes en train de vérifier que le fait national est profondément ancré dans les consciences autant que le tissu institutionnel. En Europe même, les revendications nationales ne cessent de miner l’édifice de l’UE. Il faut bien comprendre que chaque nation, même la plus européiste, détermine sa politique européenne comme un élément de sa politique étrangère et en dernière analyse n’œuvre que par rapport à ses intérêts nationaux. Les Polonais sont pro-américains et ne veulent pas suivre l’Allemagne et la France pour raisons strictement polonaises et essentiellement leur hostilité – historiquement compréhensible – à la Russie. On a vu aussi l’Allemagne et la France se faire la guerre par Croates et Serbes interposés pendant le conflit de l’ex-Yougoslavie (les alliances et amitiés traditionnelles ont la vie longue. Pour les dévots de la mondialisation, cette persistance des traditions et des sentiments nationaux est incompréhensible et ils ne peuvent percevoir ce phénomène que comme une survivance du passé¸ vouée à disparaître à l’horizon de la généralisation des individus mobiles et sans appartenance. Mais il n’en est rien. Face aux ravages de la marchandisation du monde, la nation reste le môle de résistance. On ne comprend rien aux crises du Proche et du Moyen Orient si on s’en tient à une lecture purement religieuse. Comme l’a bien montré Georges Corm, cette lecture religieuse est purement idéologique et masque la question nationale. Si on part de la nation, on comprend beaucoup mieux pourquoi des chrétiens comme Michal Aoun se sont alliés au Hezbollah en qui ils ont vu la seule force capable de défendre l’indépendance du Liban. Évidemment, vu d’ici le Hezbollah n’est pas un parti très sympathique et surtout si éloigné de nos critères « politiquement corrects ». Mais s’il ne reste que ce genre d’organisation, c’est aussi parce qu’a été organisée méthodique l’endiguement puis la destruction du nationalisme arabe laïque. L’islamisme radical est le prix à payer pour les crimes des grandes puissances contre les nations pauvres et humiliées du monde arabe d’ailleurs. Cependant, personne ne peut souhaiter un monde de nations hostiles les unes aux autres et ne connaissant d’autre règle que le droit de nature dans sa version hobbesienne. Le droit des nations (le vieux droit des gens) présuppose la renonciation à la guerre de conquête. Revendiquer les droits de la souveraineté nationale, c’est revendiquer le même droit pour toutes les autres nations. Le nationalisme ou le chauvinisme ne sont donc pas des expressions naturelles de la nation, mais des perversions, la perversion narcissique qui consiste à affirmer la supériorité de sa propre nation sur toutes les autres. Hantés par le modèle de la croissance des entreprises capitalistes, beaucoup de bons esprits croient que l’avenir réside dans des « trusts » de nations ou des « fusions-acquisitions ». Au nom du « penser global » ils sont tentés par le gouvernement global. Mais Kant, théoricien du droit cosmopolitique en était déjà venu à la conclusion qu’un gouvernement mondial serait soit tyrannique soit anarchique. On pourrait ajouter que la combinaison de ces deux tares est parfaitement possible, ainsi que l’UE en administre la preuve tous les jours. La seule perspective réaliste est celle d’une association de nations libres – ce que Kant nommait une société des nations qui s’engagent à ne plus jamais de faire la guerre et à respecter leurs frontières. Une telle association n’exclut évidemment pas la coopération économique, des accords de libre-échange et des structures communes pour gérer les affaires communes. Aller au-delà de ces contrats d’associations qui peuvent être à géométrie variable, c’est se condamner à construire des usines à gaz impuissantes. 

Vos paroles sont pleines de bon sens mais beaucoup vous répondrez que le modèle national est facteur de guerre par nature et qu'il suffirait pour s'en convaincre de regarder le XX siècle. Croyez-vous comme Regis Debray que face a cette argumentation il soit possible d'interpréter le XX siècle et ses horreurs non comme le siècle des nations meurtrières mais comme le retour de l'idée d'Empire ? 

Je suis assez d’accord avec cette idée de Régis Debray. On pourrait aussi invoquer Hannah Arendt. On a pas mal parlé de son livre sur le système totalitaire et notamment de la symétrie contestable qu’elle cherche à établir entre les systèmes staliniens et nazis. Mais on a beaucoup moins parlé de la première partie de sa recherche, intitulée « L’impérialisme ». Or pour Arendt, ce qui a rendu possible les systèmes totalitaires du XXe siècle, c’est le développement de l’impérialisme. Mais, pour elle, loin d’être un développement naturel de l’État-nation, l’impérialisme suppose au contraire sa liquidation par la soumission totale de l’État aux intérêts privés. Les guerres du XXe siècle (et celles du XXIe !) sont des guerres pour la domination impériale du monde. On sait bien que la Première guerre mondiale trouve son origine dans les conflits liés au partage du monde entre les grands empires (français, anglais et allemands principalement). La Seconde Guerre mondiale est également une guerre de conquête non pour élargir un État-nation mais pour construire un « Reich » ayant vocation à la domination totale. Arendt fait d’ailleurs remarquer que, fondamentalement, le nazisme n’est une nationalisme allemand exacerbé mais quelque chose de complètement nouveau – les nazis n’affirment pas la supériorité des Allemands puisqu’ils épurent massivement le peuple allemand, mais celle des Aryens… Si on regarde le détail de cette seconde guerre mondiale on voit aussi clairement comment la stratégie des USA n’est pas seulement de vaincre Hitler mais aussi de profiter de la situation pour éliminer ce qui reste de l’Empire de Sa Majesté britannique – la guerre dans le Pacifique illustre assez bien cet aspect des choses. La construction européenne actuelle obéit elle aussi à cette stratégie de l’empire. 

L’idée de l’Europe-forteresse indépendante des USA (c’est-à-dire rivale) et se protégeant contre la Chine et la Russie est une idée très inquiétante. Mais non moins inquiétante est la formation d’un bloc transatlantique qui annexe l’Europe aux USA sur le déclin économique mais encore forts de leur arsenal militaire. Autre point comment interpréter le fait que la gauche soit en grande partie incapable de penser la nation ? Il faudrait ici faire de longs développements. Dans mon dernier livre, « Le cauchemar de Marx », j’ai essayé de rendre compte de la faillite totale du mouvement ouvrier sous ses formes sociales-démocrates et communistes staliniennes. Disons, pour aller vite, que ces partis se sont très tôt adaptés aux formes dominantes du capitalisme : si on maintient pour les dimanches et les jours de fête les sermons sur la société socialiste ou communiste à venir, dans la pratique ces partis reposent sur leur capacité à élargir la place des ouvriers dans la société existante, c’est-à-dire dans une société capitaliste et cela marche d’autant mieux que le capitalisme avec lequel négocie (en le combattant aussi) est puissant. Les « acquis » du socialisme à l’intérieur d’un pays capitaliste s’identifient finalement avec la bonne santé de ce capitalisme-là. C’est pourquoi les partis de la IIe Internationale font bloc chacun avec « son » impérialisme pendant la Première guerre mondiale. Et c’est aussi pour la même raison qu’ils finissent par se rallier à l’impérialisme dominant. Ils deviennent pro-américains et le restent. Ils sont partisans de la construction européenne dans le cadre de l’alliance atlantique. À ce tropisme, il faut ajouter le remords sincère ou non des dirigeants et militants de ces partis qui doivent assumer le passé de leur parti lié aux guerres coloniales. Ils avaient justifié ces guerres (« l’Algérie, c’est la France ! ») au nom de la patrie civilisatrice… Mais cette argument est plutôt une argutie : Guy Mollet justifiait bien le refus de l’indépendance algérienne au nom de l’internationalisme prolétarien et de l’unité des ouvriers des deux côtés de la Méditerranée contre les nationalistes algériens qui la voulaient la briser. En tout cas, la social-démocratie actuelle est pleinement intégrée à la classe capitaliste transnationale (pour reprendre l’expression de Leslie Sklair) et la nation en tant qu’elle est potentiellement porteuse de résistance à ce nouvel « ordre » ne doit donc plus être considérée que comme une survivance folklorique – dans le meilleur des cas. 

Croyez-vous que cela puisse évoluer comme l'ont fait plusieurs intellectuels communistes du moins de formation communiste (Pierre Levy, Georges Labica, voire Henri Pena-Ruiz) ? 

Le parti communiste, sur la question nationale, a longtemps suivi les intérêts diplomatiques et stratégiques de l’URSS. Quand Staline signe un pacte avec Laval (1935), le PCF devient un parti patriotique dans le cadre du Front Populaire. Mais après le pacte Hitler-Staline, on sait que la direction du PCF a fidèlement appliqué une ligne qui faisait des impérialistes anglo-saxons l’ennemi principal. Depuis l’effondrement de l’URSS, le PCF est assez désemparé. Une fraction de ce parti est très pro-UE (Francis Wurtz par exemple) alors qu’inversement d’autres fractions essaient de retrouver un minimum de cohérence programmatique en revenant à la ligne d’union du peuple de France ou même du Conseil National de la Résistance. J’ai suivi avec intérêt le travail de Pierre Levy avec son journal « Bastille-République-Nation ». J’ai bien connu Georges Labica avec qui j’ai eu des échanges très amicaux. Il y a chez ces intellectuels une approche de la question nationale qui me semble, dans l’ensemble, intéressante. Mais je crains que parfois ce retour à la nation se fasse trop souvent comme un retour à la vieille ligne des « deux camps ». En gros, on prend le discours dominant et on en inverse les valeurs. Être contre l’impérialisme américain est une bonne chose, mais faut-il pour autant en déduire que les Tibétains ou les Ouighours sont des écervelés manipulés par les services secrets de Washington ? Je n’ai aucune sympathie pour le gouvernement géorgien actuel, mais il me semble que les aspirations nationales de la Géorgie sont aussi légitimes que celles des pays d’Amérique latine. Que des nations qui ont eu à subir le joug tsariste puis celui du stalinisme cherchent appui auprès de Washington pour protéger leur indépendance, ce n’est pas totalement incompréhensible. La nation, dans son acception démocratique, c’est pour reprendre une formule de Rousseau quand « le peuple se fait peuple » et personne ne peut empêcher un peuple de réclamer son « droit à la nation ». Or je constate que dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, les indignations restent très sélectives. Pour vous la nation restera-t-elle un élément structurant du débat politique ? et si oui comment devrait on poser cette question en évitant ces indignations sélectives ? Il me semble en effet que la question de la nation continuera de structurer pour un moment encore le débat politique. Pour deux raisons : la première en est que les peuples anciennement colonisés – y compris les classes dominantes locales – veulent intervenir pour leur propre compte sur l’arène internationale. Le processus de « mondialisation » contribue à sa manière à cet éveil national. Pour rien dire des anciennes puissances qui veulent retrouver la fierté de leur gloire passée (je pense à la Chine ou à l’Iran). 

La deuxième raison en est que le seul moyen dont disposent les peuples pour lutter contre les effets désastreux de la « mondialisation » reste l’action sur le terrain national. À cela on pourrait ajouter que tout discours pour « sauver la planète » tournera à la pure et simple idéologie s’il ne se bat pas pour « relocaliser » l’économie. Les transports internationaux constituent un des plus gros postes de production de CO2 ! On peut pas être pour la libéralisation du commerce mondial et prétendre qu’on est écologiste… Je ne sous-estime pas les dangers d’un retour en force de nations hostiles les unes aux autres. Si la construction européenne avait un sens, ce serait celui-là : montrer l’exemple d’une coopération entre nations fondées sur un « traité de paix perpétuelle » pour reprendre la vieille formule kantienne, ce qui n’est possible qu’on rompant avec l’OTAN – alors que les traités européens récusent l’idée d’une défense européenne autonome en faisant de l’OTAN le parapluie de l’Europe. Si on se place dans la logique des blocs – et ceux qui cherchent un axe (imaginaire !) Pékin-MoscouTéhéran pour faire face à l’axe atlantique sont dans cette logique de blocs impérialistes – on est dans les indignations sélectives. Exemple tragi-comique, les mêmes qui accusent les islamistes ouïghours, ou les islamistes tchétchènes d’être des agents de l’impérialisme US (ce qu’ils sont peut-être partiellement !) font de l’islamisme le nouveau mouvement révolutionnaire international, substitut d’un prolétariat défaillant… La logique des blocs, c’est le renoncement à la logique et à la raison. 

Denis COLLIN – 29 août 2009

lundi 17 août 2009

Sur l'origine de l'inégalité

À propos de "L'homme et l'inégalité"

Dans L'homme et l'inégalité : L'invention de la hiérarchie à la préhistoire (éditions du CNRS, 2008) Brian Hayden nous livre  une brève synthèse à la question de l'inégalité en s'appuyant non sur des raisons théoriques mais sur des "documents" archéologiques ou ethnologiques. Alors qu'on associe généralement l'inégalité avec la sédentarisation et la révolution néolithique, Hayden montre qu'il faut remonter beaucoup plus loin en arrière et que l'existence d'une importante stratification est perceptible dès le palolithique moyen, chez des groupes de chasseurs-cueilleurs. La seule condition d'apparition d'inégalités sociales est l'existence de surplus alimentaire suffisamment importants pour qu'un groupe restreint puisse convaincre ou contraindre le reste du groupe à travailler pour des productions de prestige à destination des chefs.

Par la même occasion, Hayden réfute les interprétations de l'origine de l'inégalité en termes de pression démographique, par exemple, ou les interprétations fonctionnalistes (l'inégalité profite au groupe et permet de maximiser les ressources). Il défend une interprétation politique de l'origine de l'inégalité: certains individus auraient la capacité d'imposer politiquement (par la capacité de convaincre et de tromper) un système social "transégalitaire". Ces individus, Hayden les définit comme "triple A": avides, agressifs, accumulateurs. Tant que le groupe est confiné dans les conditions de la survie immédiate, sans aucun surplus, les "triple A" ne peuvent s'imposer – à vouloir exploiter les autres, ils risquent tout simplement d'être tués. Mais dès lors que la nourriture est abondante, ils peuvent réussir à faire valoir leur point de vue et leurs intérêts et enclencher un mécanisme d'accumulation ...  dans lequel nous sommes encore! Hayden émet l'hypothèse que 90% des problèmes graves de l'humanité seraient ainsi causés par 10% des individus.

Hayden, s'il donne des faits, ne s'étend pas beaucoup sur les raisons qui expliqueraient que la majorité d'un groupe puisse se laisser tromper et manipuler par des chefs. La superstition est fondée sur la crainte, et ce genre de crainte est, selon Spinoza, "le grand secret du régime monarchique" (cf; "Traité théologico-politique") et sans doute ces phénomènes "idéologiques" expliquent-ils en partie la capacité des "triple A" à manipuler leurs congénères. L'observation, non pas de sociétés disparues, mais de la nôtre permettrait de corroborer cette hypothèse...

La thèse de Hayden, notamment par la place déterminante qu'elle donne à des phénomènes proprement politiques, semble mettre en cause les explications "marxistes" traditionnelles, notamment, pour ce qui concerne la révolution néolithique, le travail de Gordon Childe. Mais peut-être permet-il d'y apporter surtout des correctifs. D'une part, en faisant une place plus importante à l'activité politique, on devrait définitivement tourner la page d'une conception schématique des relations "infrastructure/superstructure". D'autre part, on pourrait se faire à l'idée que les rapports sociaux de domination déterminent le type de développement de la production de la richesse matérielle des sociétés - à l'encontre des explications qui font du développement des "forces productives" le moteur de l'histoire.

mercredi 15 juillet 2009

La crise n’est pas une crise de sous-consommation



La crise est celle du libéralisme répètent les plus radicaux des courants de la gauche traditionnelle. Chez Besancenot, on s’aventure même jusqu’à dire qu’il s’agit d’une crise du capitalisme. Reste à s’entendre sur la nature et la portée de cette crise. Dans Le cauchemar de Marx[1], j’ai eu l’occasion de revenir sur la théorie des crises, en insistant sur un point : « ces crises ne sont pas, ou du moins pas principalement, des crises de surproduction de marchandises destinées à être consommées (ce ne sont pas des crises de sous-consommation) mais des crises de surproduction du capital : la crise survient parce qu’il y a trop de capitaux qui ne trouvent pas à se mettre en œuvre au taux moyen de profit de la période antérieure. » (p.93) Les thèses sous-consommationnistes sont très largement admises à gauche. Même les plus radicaux comme Alain Bihr ou Michel Husson considèrent que la crise a pour cause l’excès de plus-value dans le partage entre plus-value et salaire. Bref, si on satisfait les revendications ouvrières en augmentant le pouvoir d’achat, si on redistribue les richesses, on pourra voir redémarrer la machine économique. C’est encore une analyse de ce genre qui sous-tend les discours syndicaux.
Ce diagnostic est  erroné, bien qu’il ait pour lui une apparente simplicité fort séduisante : si les ouvriers gagnaient mieux leur vie, ils pourraient consommer plus et offriraient ainsi des débouchés solvables à la production capitaliste. On en vient à se demander  pourquoi les capitalistes, aveuglés par leur cupidité, se sont d’eux-mêmes précipités dans cette crise de surproduction, alors qu’un compromis salarial leur aurait évité tous ces désagréments ! Mais si la sous-consommation ouvrière était la cause de la crise de surproduction, le mode de production capitaliste serait en crise permanente et les phases d’expansion seraient inconcevables. En effet, le profit capitaliste n’est possible que précisément parce que la valeur de la force de travail (qui fixe plus moins le salaire) est inférieure à la valeur des marchandises qu’une force de travail peut produire pendant le temps où elle est utilisée. Pour qu’il y ait production de plus-value et donc profit capitaliste, il faut que les ouvriers « ne consomment pas assez ». Ajoutons que la pérennité du système exige que les capitalistes ne consomment pas tout le profit en jets privés et fiestas pharaoniennes : la prodigalité n’est pas une vertu capitaliste, car le capitaliste, en bon fonctionnaire du capital doit d’abord être économe pour garantir la poursuite, sur une échelle toujours élargie, de l’accumulation.
En réalité, la crise amorcée avec l’affaire de « subprimes » n’est pas due à une excès de plus-value et à un problème de sous-consommation mais bien à la rareté croissante de la plus-value et à une surconsommation. Sans entrer dans les détails, il suffit de dire que les subprimes sont une des multiples formes du capital fictif qui ont pris une extension maximale au cours des dernières décennies. Le capital « fictif », tel que Marx l’analyse, est représenté par les créances échangeables contre des engagements futurs de trésorerie dont la valeur est entièrement dérivée de la capitalisation de revenu anticipé sans contrepartie directe en capital productif.
Le « capital fictif » se fonde sur une opération intellectuelle rétrospective, qui suppose une inversion des moyens et des fins. Marx l’explique (Capital, Livre III, V) : « Le revenu monétaire est d’abord transformé en intérêt, et, à partir de là, on trouve également le capital qui en est la source. » Marx se contente ici de décrire le fonctionnement concret du mode de production capitaliste. Ainsi le prix de vente d’un bien immobilier est-il calculé en considérant que ce bien est un capital portant intérêt, ce dernier étant représenté par le loyer. Mais ce processus a une conséquence importante : « toute somme de valeur apparaît comme capital, dès lors qu’elle n’est pas dépensée comme revenu ; elle apparaît comme somme principale par contraste avec l’intérêt possible ou réel qu’elle est à même de produire. » L’exemple de la dette de l’État est particulièrement éclairant quant aux conséquences de ce processus : « L’État doit payer chaque année, à ses créanciers une certaine somme d’intérêts pour le capital emprunté. Dans ce cas le créancier ne peut pas résilier son prêt, mais il peut vendre sa créance, le titre qui lui en assure la propriété. Le capital lui-même a été consommé, dépensé par l’État. Il n’existe plus. » Ce que possède le créancier, c’est (1) un titre de propriété, (2) ce qui en découle, savoir un droit à un prélèvement annuel sur le produit des impôts, et (3) le droit de vendre ce titre. « Mais dans tous ces cas, le capital qui est censé produire un rejeton (intérêt), le versement de l’État, est un capital illusoire, fictif. C’est que la somme prêtée à l’État, non seulement n’existe plus, mais elle n’a jamais été destinée à être dépensée comme capital. » Pour le créancier, prêter de l’argent à l’État pour obtenir une part du produit de l’impôt ou prêter de l’argent à industriel moyen intérêt ou encore acheter des actions en vue de toucher des dividendes, ce sont des opérations équivalentes. « Mais le capital de la dette publique n’en est pas moins purement fictif, et le jour où les obligations deviennent invendables, c’en est fini même de l’apparence de ce capital. »
La dette publique n’est pas la seule forme de capital fictif. Le « capital monétaire fictif » comprend toutes les variétés de titres monétaires portant intérêt dans la mesure où ils circulent à la Bourse ainsi que les actions à quoi faut ajouter les multiples « nouveaux produits financiers » dont développement sans frein intervient précisément parce que la plus-value se fait rare et qu’on en anticipe la production.[2]
Louis Gill n’hésite pas à renverser la théorie sous-consommationniste et fait remarquer que : « La première puissance économique du monde, celle des États-Unis où la crise actuelle a été déclenchée, a été depuis au moins les quinze dernières années le lieu du déploiement, non pas d’une sous-consommation, mais d’une forte surconsommation, en particulier de biens importés, qui a entraîné un déficit chronique de sa balance courante des paiements avec l’étranger. » (« À l’origine des crises : surproduction ou sous-consommation ? », à paraître dans la revue brésilienne O Olho da História).
Les théories sous-consommationnistes ont « l’avantage » de prolonger l’illusion que le capitalisme peut se réformer, et que l’accumulation peut reprendre … si on sort du « libéralisme ». Les plus farouches « révolutionnaires » partagent ce fond commun avec les sociaux-démocrates invétérés. De fait, moyennant des destructions massives de forces productives – comme celles qui se produisent aujourd’hui par la mise en jachère d’une grande quantité de forces de travail (près de 100.000 chômeurs supplémentaires chaque mois en France) – le capitalisme peut retrouver l’an prochain … ou beaucoup plus tard, une nouvelle forme de croissance. Pour reposer à nouveau et sur une échelle élargie la même question.
Les thèses sous-consommationnistes constituent le complément de l’idéal du « développement illimité des forces productives ». La crise du capitalisme viendrait de ce qu’il ne parvient pas à développer de manière illimitée la production et que ses crises, dues à la goinfrerie de la classe dirigeante, viendraient interrompre un cercle vertueux production-consommation. Cette perspective est une illusion mortelle. Le développement capitaliste rencontre nécessaire des limites qui ne sont pas ou pas seulement les limites des ressources physiques de la planète – un problème sur lequel se développent beaucoup de controverses un peu oiseuses – mais les limites structurelles du mode de production capitaliste lui-même. La crise actuelle exacerbe d’ores et déjà les tensions entre les diverses fractions du capital à l’échelle mondiale et nous rappellent que les conflits entre les puissances dominantes ne sont que mis en sommeil. Comme Lénine, dans L’impérialisme stade suprême du capitalisme, l’affirmait il n’y aura ni développement pacifique de la mondialisation capitaliste, par les simples lois de la libre concurrence, ni la constitution d’un « super-impérialisme » capable d’imposer une réédition de la « pax romana » à la terre entière.
Bref, la crise nous impose une double rupture: rupture avec les conceptions dominantes tant chez les libéraux que chez les sociaux-démocrates et leurs alliés de la gauche radicale, rupture avec l’illusion « marxiste » du développement illimité des forces productives. Nous y revenons dans un prochain article.
Denis Collin (9 mai 2009)






[1]Denis Collin, Le cauchemar de Marx, Max Milo, 2009
[2]Pour plus de développements, voir Le cauchemar de Marx, p. 103 et sq. et la postface à la seconde édition de mon Comprendre Marx (A. Colin, juin 2009)

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...