mardi 15 septembre 2009

Le mythe de la croissance illimitée des forces productives

Dans un précédent article, j’ai montré le lien existant entre les analyses erronées de la crise comme crise de sous-consommation et l’illusion d’une possible croissance illimitée des forces productives. Pour le marxisme orthodoxe, la condamnation du capitalisme découle de son incapacité supposée à continuer, à partir d’un certain stade, de développer les forces productives. Au contraire, le communisme, libéré de ces entraves est censé permettre l’avènement d’une société d’abondance, débarrassée de la nécessité de répartir des ressources rares et offrant « à chacun selon ses besoins ». Dans Le cauchemar de Marx[1], je soutiens que cette perspective communiste orthodoxe repose sur une triple utopie, l’utopie du dépérissement de l’État, l’utopie de la fin du travail et l’utopie de la croissance illimitée des forces productives.
Pour s’en tenir au dernier aspect, trois raisons majeures nous contraignent à nous débarrasser de cette vieille lune. La première raison tient à son caractère manifestement irréaliste. Les apôtres du capitalisme naissant pensaient la Terre illimitée ou peu s’en faut et donc l’appropriation de ses richesses était ouverte à tous sans restriction (voir Locke). Le marxisme orthodoxe a fait sienne cette perspective en la combinant à une dimension prométhéenne – l’industrie nous permettrait d’accomplir le programme de Descartes de nous « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Mais la Terre est limitée et nous avons peu de chances de nous rendre maîtres des autres planètes ! Les ressources à notre disposition ne sont pas inépuisables – même si les limites restent bien difficiles à préciser – et nous devrons apprendre à gérer prudemment des ressources rares, à être économes.
Les économistes bourgeois, occupés par la poursuite illimitée de l’accumulation du capital, ont oublié ce sens premier de l’économie. Si l’économie, par son étymologie, est la bonne gestion de la maisonnée, alors elle doit être entièrement tournée vers l’usage. Plus un appareil ou un meuble est robuste et plus il peut durer et moins il demande à être renouvelé : vérité d’évidence qui contredit le lien qu’on fait trop vite entre richesse et production. Pour faire de la croissance illimitée des forces productives un impératif catégorique, il faut refouler cette évidence et masquer le lien profond qui unit production et destruction. Dans la crise actuelle, il y a certains éléments sous-consommationnistes : l’industrie automobile connaît des difficultés sérieuses depuis au moins  six ou sept ans parce que les automobiles sont devenues plus fiables, parce que l’amélioration de sécurité routière restreint les besoins de renouvellement et parce que les clients sont moins sensibles aux progrès purement cosmétiques, aux gadgets et performances inutiles. Cet exemple montre qu’un progrès réel dans la satisfaction des besoins humains conduit souvent à un restreindre l’expansion de la production...
En second lieu, on remarquera que le moteur même du mode de production capitaliste est la poursuite illimitée de l’accumulation du capital ce qui implique la production toujours croissante de richesses et donc le développement illimité des forces productives. Si on veut, le capitalisme est « progressiste » et même révolutionnaire parce que, comme Marx le disait, le capitaliste est l’agent fanatique de la production pour la production. Les destructions massives auxquelles procède le capitalisme, la dévalorisation permanente du capital productif, l’obsolescence toujours plus rapide de marchandises sont les conditions de ce développement. Si on pense que le moteur de la civilisation humaine est le développement des forces productives, alors il faut aussi admettre que les thuriféraires du capitalisme ont raison : il n’y a pas de meilleure machine à produire toujours plus que le mode de production capitaliste. Il en est une preuve a contrario : le mouvement ouvrier, par son action même, est un frein au développement illimité des forces productives. Le combat séculaire des ouvriers n’est pas un combat pour travailler plus mais un combat pour travailler moins – la lutte des classes se concentre, selon Marx, dans la lutte pour la diminution de la journée légale de travail. Ce n’est pas un combat pour augmenter les productivité du travail mais au contraire un combat pour limiter les cadences (« à bas les cadences infernales ! »), un combat pour défendre l’emploi et donc les postes de travail existants contre la rationalisation capitaliste. Tous les chercheurs qui ont réfléchi sur les problèmes posés aux coopératives ouvrières arrivent aux mêmes constats : ces organisations dans lesquelles la direction appartient aux ouvriers ont une tendance systématique à la sous-capitalisation puisque, entre les besoins de l’accumulation et les revendications ouvrières, elles tranchent plus souvent en faveur de ces dernières – c’est une des raisons qui rendent difficile l’existence des coopératives ouvrières dans un environnement capitaliste. Les marxistes orthodoxes qui raisonnent en « ingénieurs sociaux » (à la manière des héritiers de Saint-Simon) considèrent que c’est le rapport capitaliste qui pousse les ouvriers à s’opposer à la croissance de la productivité et que dans une économie collectiviste la croissance de la productivité ne connaîtrait pas de frein : le marxisme est spontanément stakhanoviste ! Mais si on pense, comme Marx et à l’encontre du marxisme, que le communisme ne consiste pas à appliquer des plans idéaux mais se contente d’être l’expression du mouvement existant réellement, alors on doit constater que c’est un mouvement de résistance à la croissance de la productivité du travail. Aussi loin que l’on remonte, la volonté prométhéenne de domination de la nature n’a jamais fait partie des objectifs du mouvement syndical. Celui-ci se contente de réclamer des conditions de vie et de travail décentes et, à la croissance illimitée des forces productives, les ouvriers ont toujours préféré du temps libre pour cultiver leur jardin, aller à la pêche ou partager des moments de plaisir avec les amis.
Enfin, et c’est peut-être le plus important, la question est de nature éthique. Une existence vouée à la production sur une échelle toujours plus large est une existence dans laquelle les moyens ont remplacé la fin. La richesse matérielle devient l’objectif de la vie au lieu d’être simplement un réquisit d’un vie confortable et de l’indispensable liberté de l’esprit qu’exige toute vie heureuse. Il n’est pas question de donner des leçons de vie frugale ni de prôner le dépouillement à la manière de François d’Assise – je laisse l’idéal du fratello à Antonio Negri et ses amis. Quand des centaines de millions d’humains manquent du strict nécessaire, la croissance des moyens d’éducation, de santé, d’alimentation, de logement, etc., reste un objectif majeur. Pour le garantir, l’un des premiers moyens serait d’ailleurs de mettre fin à l’effroyable gaspillage qu’entraine le mode de production capitaliste – aux USA, un quart de la nourriture produite et préparée finit dans les poubelles et tous les pays avancés sont sur la même ligne avec le triomphe de l’alimentation industrielle. Mais une fois assurées les conditions d’une vie décente (le « common decency » d’Orwell, reprise par Michéa), il convient de déterminer quels sont les objectifs raisonnables que nous pouvons nous fixer en commun en ce qui concerne le développement de la vie matérielle.
Tant que la vie sociale se réduit aux rapports marchands et que la liberté n’existe que dans la liberté de choisir entre vingt marques de céréales pour son petit déjeuner – ainsi que l’affirmait jadis un commissaire européen – tout appel à l’auto-limitation apparaîtra soit comme du prêchi-prêcha soit comme une nouvelle forme de cette « dictature sur les besoins » qui caractérisait les pays du « socialisme réellement existant » au siècle dernier. Au contraire, dans une société basée sur la propriété commune des principaux moyens de production et d’échange, il devient possible de régler de la manière la plus économique les rapports de l’homme avec la nature et donner la place première au libre développement de l’individualité, c’est-à-dire à l’élargissement continu des sphères d’activité dans lesquelles l’homme est à lui-même sa propre fin, c’est-à-dire celles qui sont propres à l’esprit. En ce sens, le communisme à venir serait d’abord un idéal éthique accompagnant une transformation radicale des rapports sociaux et des rapports de propriété : non pas le retour à une mythique communauté conviviale du passé, mais la marche vers une société digne du niveau atteint par nos connaissances. Non pas la restriction de la liberté, non la liberté absurde de l’homme réifié dans la société marchande, mais la liberté réelle du progrès de la raison, de la culture et de la véritable richesse de l’individu qui n’est rien d’autre que l’ensemble de ses relations sociales.

Denis COLLIN


[1]Denis Collin, Le cauchemar de Marx, Max Milo, 2009 . Voir en particulier les chapitres XII et XIII.

samedi 5 septembre 2009

Rêve et cauchemar: retour sur Marx et le capitalisme

Interview parue dans "Les Lettres Françaises" du 5 septembre 2009

Lettres françaises. A contrario de toute une vulgate actuelle, dans ton dernier livre tu n’évoques pas Marx sous le signe du « retour » mais du « cauchemar ». Notre monde est devenu ce qui, pour Marx, aurait été un cauchemar s’il avait pu l’observer de ses propres yeux. Qu’entends-tu par là ? 
Denis Collin. Les rêves, quand ils se réalisent, tournent souvent au cauchemar ! Nous le savons tous d’expérience. Le cauchemar de Marx, je l’entends en trois sens. D’abord, les prédictions de Marx concernant l’évolution du capitalisme se sont largement réalisées et nous avons le monde actuel et les dangers qui pèsent sur le futur de la culture et même de l’espèce humaine. Ensuite, les tentatives de « construire le socialisme », c’est-à-dire de mettre en oeuvre les idées prêtées à Marx, ont vite tourné au cauchemar. Enfin, les derniers mois ont montré que finalement Marx pouvait rester le cauchemar des classes dominantes !

LF. La réalité de la mondialisation du capital prolonge donc des tendances immanentes au capitalisme sous des formes extrêmement perverties. La question de l’État est significative des logiques actuelles à la fois régressives et contradictoires. Ainsi la prédiction marxiste d’un dépérissement de l’État se réalise mais de manière inattendue…
Denis Collin
. Effectivement, au cours des trois ou quatre dernières décennies, a dominé une idéologie du dépérissement de l’État, partagée aussi bien par les « libéraux » que par les sociaux-démocrates. Et ce n’était pas qu’une idéologie. On a tenté et on tente encore de mettre en place des institutions supra-étatiques pour une « gouvernance mondiale », sous l’égide cependant de l’État le plus fort, les USA. On prétendait passer ainsi du « gouvernement des hommes à l’administration des choses », selon une formule de Saint-Simon reprise par Marx et Engels… Mais la crise remet les choses à l’endroit : on retourne aux États nations, les seules réalités effectives. La « gestion » de la crise par les puissances européennes le montre à l’envi.

LF. Un des points d’achoppement de la théorie marxienne est le rôle de la classe ouvrière, classe des « damnés de la terre » et sujet révolutionnaire par excellence chez Marx et Engels. Plus d’un siècle et demi d’histoire du mouvement d’ouvrier semble inciter à un autre jugement…
Denis Collin
. Oui, il y a une contradiction formidable : là où la classe ouvrière est puissante et où les « conditions objectives » semblaient mûres pour la révolution sociale, la domination capitaliste est restée globalement assez stable et la lutte de classes ne s’est jamais transformée en lutte révolutionnaire, mais seulement en lutte pour améliorer le sort des travailleurs au sein même de la société capitaliste. Finalement les classes ouvrières ont souvent lié leur sort à celui de leurs capitalistes… Et là où on a eu des révolutions, la classe ouvrière n’y a joué qu’un rôle marginal, la direction échouant à l’intelligentsia et aux éléments de la bureaucratie d’État (y compris militaires), les paysans formant la masse de manoeuvre (Chine, etc.). 

LF. Marx ne concevait pas le prolétariat dans un sens ouvriériste mais comme une classe comprenant toutes les puissances sociales de la production, - du manoeuvre à l’ingénieur-, puissances tendanciellement unifiés par les processus de centralisation et de concentration du capital. Cette conception est-elle toujours tenable alors que la petite bourgeoisie traditionnelle disparaît et qu’émergent de nouvelles couches moyennes? 
Denis Collin. Il y a beaucoup de confusions sur cette affaire. Dans un précédent livre (Comprendre Marx chez A. Colin), j’avais montré qu’il n’y a pas une théorie des classes un tant soit peu consistante chez Marx et aucune définition précise de la classe ouvrière, du prolétariat, etc. Chez Marx, dans le Capital, le véritable « sujet » de la révolution sociale, c’est-à-dire de « l’expropriation des expropriateurs », ce sont les « producteurs associés », c’est-à-dire tous ceux qui jouent un rôle nécessaire dans la production, et cela va de l’agent d’entretien au directeur. L’idée de Marx était que le détenteur de capital était de plus en plus en dehors du procès de production et de plus en plus parasitaire, puisque son travail d’organisation et de direction était effectué par des salariés fonctionnaires du capital. Ensuite, à partir de la social-démocratie s’est inventé autre chose : l’idée que la classe ouvrière (séparée de toutes les autres classes de la société, ne formant au fond qu’une masse réactionnaire, comme le pensaient les partisans de Lassalle dans la SPD) devenait la classe rédemptrice. Mais ça, ça ne découle pas de la théorie de Marx. C’est une nouvelle religion pour classes dominées… et qui doivent le rester, comme le dit très bien mon ami Costanzo Preve. Le vrai problème, c’est qu’une classe dominée transformée en classe dominante est une contradiction dans les termes ! Le prolétariat est défini pas sa soumission à la domination. La « dictature du prolétariat » est aussi impossible à concevoir qu’un cercle carré.

LF. Si le jugement de Marx sur le mode de production capitaliste est validé au contraire de ses prédictions sur la création d’un véritable sujet révolutionnaire, il faut admettre que les traces d’un futur communiste ne sont pas inscrites dans les pores du réel. Comment, dans ce cas, entamer la transition au communisme sans les présupposés envisagés par Marx ? Quels seraient les acteurs de cette transformation révolutionnaire ? Sur quels aspects de la réalité pourraient-ils s’appuyer pour entamer le renversement du système, tant au niveau politique, économique que culturel ? 

Denis Collin. C’est un peu plus compliqué. Toute la dynamique du capitalisme appelle le communisme, non pas comme son développement « naturel », mais comme la réponse aux crises profondes et à la destruction du sens même de la vie humaine qu’implique la transformation de toute richesse et de toute valeur en marchandise. Il y a des mouvements de résistance anti-systémiques qui entraînent des fractions de toutes les classes de la société, à partir de motivations différentes mais qui peuvent converger vers un communisme non utopique.

LF. Le communisme, comme société post-capitaliste, ne sort pas non plus indemne de la critique de certaines illusions de Marx. Tu parles à ce propos de l’abandon de trois utopies… 
Denis Collin. Le communisme dans sa seconde phase, tel que le définissent Marx en 1875 et la tradition marxiste, c’est le développement illimité des forces productives, l’abondance et la fin du travail (à chacun selon ses besoins), l’extinction de l’État. En fait, ce communisme-là, c’est du pur christianisme millénariste. Le développement des forces productives est limité par la capacité de la planète (et nous n’en avons pas d’autre accessible). L’abondance est, pour cette raison, une rêverie creuse. Et la fin de l’État supposerait que les deux précédentes utopies soient réalisables. Mais une fois ces utopies abandonnées, il reste pas mal de choses à faire et des transformations sociales radicales sont possibles, qui ne feront pas de ce monde un paradis mais éviteront qu’il ne se transforme en enfer.

Le Cauchemar de Marx. Le capitalisme est-il une histoire sans fin ?, de Denis Collin. Éditions Max Milo, 320 pages, 24, 90 euros. Entretien réalisé par Baptiste Eychart


jeudi 27 août 2009

La contradiction et la puissance du négatif

Vue de loin, l’opposition entre la philosophie antique et médiévale et la philosophie moderne est frappante. Alors que la première part du bien et du bon pour lutter contre le mouvement qui emporte tout, contre la corruption générale, la seconde part du mal comme ce par quoi seulement le bien peut advenir. Alors que les Anciens voyaient la nature le modèle à suivre, les Modernes n’y voient plus qu’un état originaire témoin de la chute et c’est la sortie de l’état de nature qui ouvre la voie à la rédemption. Alors que le Méphisto de Goethe affirme “ Je suis l’esprit qui toujours nie ”, le progrès historique et moral de l’humanité va bientôt apparaître, avec Hegel et Marx, comme l’expression manifeste de cette puissance du négatif. Ainsi la raison historique se manifeste-t-elle pour Hegel à travers son contraire, le déchaînement des passions, la haine et la destruction.

Texte de Hegel : La raison dans l’histoire

Les mobiles historiques

(…) Or la première image que nous offre l’histoire est celle des actions humaines telles qu’elles dérivent des besoins, des passions, des intérêts, de l’idée que les hommes s’en font, des buts qu’ils s’assignent, de leur caractère et de leurs qualités. Si bien que, dans ce spectacle de l’activité, ce sont ces besoins ces passions, ces intérêts, etc., qui apparaissent comme les seuls mobiles biles. I1 est vrai que les individus se proposent aussi des fins générales et veulent faire le Bien, mais leur vouloir est ainsi fait que le Bien qu’ils veulent faire est d’une nature plutôt limitée. Il en est ainsi du noble amour de la patrie, qui peut fort bien être un pays insignifiant au regard du monde et de la finalité générale du monde. Et il en va de même pour tout ce qui relève de l’honnêteté en général : l’amour de la famille, la fidélité aux amis, etc. En bref, toutes les vertus s’évanouissent ici. La destination de la raison est certes réalisée dans ces sujets vertueux et le cercle de leur activité, mais il s’agit de quelques individus isolés qui paraissent insignifiants par rapport à la masse de l’espèce humaine, et l’espace où se déploient leurs vertus est relativement restreint. Les passions, en revanche, les fins de l’intérêt particulier, la satisfaction de l’amour‑propre, sont la puissance la plus grande. Leur force réside en ceci, qu’elles ne respectent aucune des bornes que le droit et la moralité veulent leur imposer. De surcroît, la force naturelle de la passion est plus apparentée à la nature humaine que l’apprentissage long et artificiel du sens de l’ordre et de la modération, du droit et de la moralité.
Lorsque nous considérons ce spectacle des passions et les conséquences de leur déchaînement, lorsque nous voyons la déraison s’associer non seulement aux passions, mais aussi et surtout aux bonnes intentions et aux fins légitimes, lorsque l’histoire nous met devant les yeux le mal, l’iniquité, la ruine des empires les plus florissants qu’ait produits le génie humain, lorsque nous entendons avec pitié les lamentations sans nom des individus, nous ne pouvons qu’être remplis de tristesse à la pensée de la caducité en général. Et étant donné que ces ruines ne sont pas seulement l’œuvre de la nature, mais encore de la volonté humaine, le spectacle de l’histoire risque à la fin de provoquer une affliction  et une révolte de l’esprit du bien, si tant est qu’un tel esprit existe en nous. On peut transformer ce bilan en un tableau des plus terrifiants, sans aucune exagération oratoire, rien qu’en relatant avec exactitude les malheurs infligés à la , l’innocence, aux peuples et aux états et à leurs plus beaux échantillons. On en arrive à une douleur profonde, inconsolable que rien ne saurait apaiser. Pour la rendre supportable ou pour nous arracher à son emprise, nous nous disons : Il en a été ainsi ; c’est le destin ; on n’y peut rien changer; et fuyant la tristesse de cette douloureuse réflexion, nous nous retirons dans nos affaires, nos buts et nos intérêts présents, bref, dans l’égoïsme qui, sur la rive tranquille, jouit en sûreté du spectacle lointain de la masse confuse des ruines. Cependant, dans la mesure où l’histoire nous apparaît comme l’autel où ont été sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse des États et la  des individus, la question se pose nécessairement de savoir pour qui, à quelle fin ces immenses sacrifices ont été accomplis. C’est par cette question que nous commençâmes notre méditation. Or dans tous les faits troublants qui peuplent ce tableau, nous ne voulons voir que des moyens au service de ce que nous affirmons être la destination substantielle, la fin ultime absolue ou, ce qui revient au même, le véritable résultat de l’histoire universelle. Nous avons généralement évité de nous engager dès le commencement dans la voie des réflexions, de passer directement de l’image des faits particuliers à leur sens général. D’ailleurs ces réflexions sentimentales n’ont aucun intérêt à s’élever au‑dessus de ces considérations et des sentiments qui en dérivent, et résoudre réellement les énigmes de la Providence dont nous avons fait état. Il leur convient plutôt de se complaire mélancoliquement dans les sublimités vides et stériles que leur inspire ce premier bilan négatif. Revenons donc au point de vue qui est le nôtre : les éléments que nous indiquerons fourniront l’essentiel pour la. réponse aux questions que notre tableau de l’histoire n’aura pas manqué de poser.

Passions et intérêts

Notons, en premier lieu, que ce que nous avons appelé principe, fin ultime, détermination, en soi, ou bien nature et concept de l’esprit n’est qu’une généralité, une abstraction. Le principe, comme la maxime ou la loi, est quelque chose d’intérieur et de général; en tant que tel, quelque vrai qu’il soit en lui-même, il n’est pas entièrement réel. Les buts, les maximes, etc., se trouvent d’abord dans notre pensée, dans nos intentions intérieures ou bien dans des livres, mais n’existent pas encore dans la réalité. Ce qui est en soi est une possibilité, un pouvoir‑être, mais qui n’est pas parvenu encore à l’existence. Pour qu’il soit une réalité, un second moment doit s’adjoindre : la mise en acte, la réalisation, qui a son principe dans la volonté, dans l’activité en général de l’homme dans le monde. C’est seulement par cette activité que ces concepts et ces déterminations existant en soi s’accomplissent et se réalisent.
Les lois et les principes ne vivent pas et ne s’imposent pas immédiatement d’eux-mêmes. L’activité qui les rend opératoires et leur confère l’être, c’est le besoin de l’homme, son désir, son inclination et sa passion. Pour que je fasse de quelque chose une oeuvre et un être, il faut que je sois intéressé. Je dois y participer et Je veux que l’exécution me satisfasse, qu’elle m’intéresse. “ Intérêt ” signifie “ être dans quelque “ chose ”, une fin pour laquelle je dois agir doit aussi, d’une manière ou d’une autre, être aussi ma fin personnelle. Je dois en même temps satisfaire mon propre but, même si la fin pour laquelle j’agis présente encore beaucoup d’aspects qui ne me concernent pas. C’est là le deuxième moment essentiel de la liberté: le droit infini du sujet de trouver la satisfaction dans son activité et son travail. Si les hommes doivent s’intéresser à une chose, il faut qu’ils puissent y participer activement. Il faut qu’ils y retrouvent leur propre intérêt et qu’ils satisfassent leur amour‑propre. Ici il faut dissiper un malentendu : On a raison d’employer le mot intérêt dans un sens péjoratif et de reprocher à un individu d’être intéressé. On veut dire par là qu’il ne cherche que son bénéfice personnel, sans se soucier de la fin générale sous le couvert de laquelle il cherche son profit, et même en la sacrifiant à celui‑ci. Mais celui qui consacre son activité à une chose n’est pas seulement intéressé en général, mais s’y intéresse : la langue rend exactement cette nuance. Il n’arrive donc rien, rien ne s’accomplit, sans que les individus qui y collaborent ne se satisfassent aussi. Car ce sont des individus particuliers, c’est-à-dire des hommes dont les besoins, les désirs et les intérêts en général sont particuliers, tout en étant foncièrement les mêmes que ceux des autres. Parmi ces intérêts il faut compter non seulement l’intérêt de leur besoin et de leur volonté propre, mais aussi celui de leur réflexion, de leur conviction ou tout au moins de leur opinion, si toutefois le besoin du raisonnement, de l’entendement et de la raison s’est déjà éveillé. Les hommes exigent aussi que la, cause pour laquelle ils doivent agir, leur plaise; que leur opinion lui soit favorable : ils veulent être présents dans l’estimation de la valeur de la cause, de son droit, de son utilité, des avantages qu’ils pourront récolter. C’est là un caractère essentiel de notre époque : les hommes ne sont guère plus conduits par l’autorité ou la confiance ; c’est seulement en suivant leur jugement personnel, leur conviction et leur opinion indépendantes qu’ils consentent collaborer à une chose.
(extrait de “ La raison dans l’histoire ” - UGE 10/18 – Traduction de Kostas Papaioannou)

La ruse de la raison

Le déchirement de la conscience de soi

La philosophie de Hegel renverse les problématiques philosophiques classiques. La passion constitue, pour la tradition, le négatif par excellence : elle est en effet la dépossession de soi-même, la soumission de la raison à une puissance extérieure, mais aussi une “ maladie ” et une “ gangrène de la raison pratique ” (Kant). La raison s’y oppose point par point, puisque seule elle est la source de la liberté humaine. Mais Hegel, en bon “ fonctionnaire de l’esprit universel ”, enregistre les changements dans les conceptions que se font les philosophes et, au-delà d’eux, les sociétés les plus avancées.  Avec Machiavel, la politique devait se débarrasser de la théologie et de la  moralisante – la  abstraite chez Hegel – si elle voulait être efficace et permettre la paix civile effective. Avec tous les philosophes du contrat social, ce sont les intérêts égoïstes qui constituent la base stable possible d’un bon gouvernement. Avec les économistes classiques ou avec Montesquieu, le commerce motivé uniquement par l’appât du gain devient l’élément civilisateur majeur. Mais chez eux tous, le mal n’est jamais vraiment un mal ; il n’est qu’un défaut qui s’annule de lui-même, un manque créateur. Chez Hegel, on ne retrouve plus vraiment cet optimisme à tout crin. La puissance du négatif ne peut s’accomplir que par un retournement ou plus exactement une négation de cette négation.
Si on y réfléchit, cette idée que le bien advient par le mal et par le retournement du mal, cette idée de la puissance du négatif s’accomplissant jusqu’à la négation de la négation, s’accorde avec la tradition chrétienne. La justice de Dieu dans le monde passe par le mal. Il faut que Judas trahisse Jésus et que, par là, le fils de Dieu (fils de l’homme) soit mis à mort pour que le rachat des péchés soit possible (Leibniz). Cette mise à mort, sacrilège suprême, déicide, apparaît comme le moment nécessaire pour la “ bonne nouvelle ” soit donnée à toute l’humanité, cette bonne nouvelle qui annonce : “ Heureux les affligés, car ils seront consolés! / Heureux les débonnaires, car ils hériteront la terre! / Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés! ” (Matthieu, 5).
Car c’est bien à cette source qu’on doit comprendre la pensée hégélienne du mal. “ En tant qu’il est substance, l’esprit est l’inflexible et juste identité à soi-même ; mais en tant qu’être pour soi, cette substance est la bonté dissoute, qui se sacrifie, en laquelle chacun accomplit son œuvre propre, déchire l’être universel et en prend sa part. ” (Phénoménologie de l’esprit, VI, trad. JP Lefebvre) Le “ mouvement et l’âme ” de l’esprit est là tout entier. Sans quoi il ne serait qu’“ essence morte ” dit encore Hegel. La bonté doit se sacrifier – c’est le sens du sacrifice du Fils – et chacun doit prendre sa part de l’universel, c'est-à-dire que le particulier “ déchire ” l’universel, mais c’est seulement dans ce déchirement du monde éthique en l’au-delà et l’ici-bas que va advenir “ la conscience de soi effective de l’esprit absolu ”. L’analyse des grandes tragédies grecques d’Œdipe et d’Antigone peut servir de fil directeur pour comprendre comment, selon Hegel, par cette déchirure peut se constituer la moralité effective, la Sittlichkeit.
Nous partons du royaume éthique, “ monde immaculé que ne souille aucune scission ”, celui que donne la famille. La loi humaine et la loi divine y sont à la fois séparées et réunies immédiatement. Tant que l’individu est simplement un membre de la famille, tant qu’il n’existe pas pour lui même, mais seulement comme “ ombre ineffective ”, la paix règne dans le royaume éthique. Mais l’individu doit agir pour lui-même que c’est l’acte qui en “ trouble la tranquillité de l’organisation et du mouvement ”. La conscience de soi veut entrer dans son droit et c’est seulement par l’acte que cela se peut faire, “ l’acte qui est le Soi-même effectif ”. Dans l’acte, les lois divine aussi bien qu’humaine semblent s’annuler. C’est la “ terrible nécessité du destin ” qui prend le dessus, ce destin où s’abîment les deux consciences de soi de l’homme et de la femme (père et mère) pour qu’advienne l’être pour soi absolu de la conscience de soi purement individuelle. D’où procède ce mouvement ? Il se déploie à parti du royaume souci éthique. Œdipe quitte ceux qu’il croit être ses parents pour éviter d’être conduit au double crime prédit par l’oracle. Antigone choisit la loi des dieux contre l’ordre de Créon. Pour Hegel, ce conflit n’est pas la collision du devoir et de la passion – car la passion peut être un devoir – ni la collision d’un devoir avec un autre devoir – collision comique qui verrait un absolu habité d’une opposition. Œdipe et Antigone savent ce qu’ils ont à faire. En effet, “ la conscience éthique sait ce qu’elle a à faire et elle est bien décidée à appartenir à une loi, que ce soit la loi divine ou la loi humaine. ” Mais ce passage à l’acte, parce qu’il signifie que la conscience se décide pour l’une ou l’autre loi, la loi divine ou la loi humaine, la place “ comme dans une malheureuse collision du seul devoir et de l’effectivité dépourvue de droit ”. Et donc “ tout ceci fait naître chez la conscience l’opposition de ce qui est su et de ce qui n’est pas su, de même que cela fait naître dans la substance, celle du conscient et de l’inconscient ; et le droit absolu de la conscience de soi éthique entre en conflit avec le droit divin de l’essence. ”
Ainsi la conscience de soi “ pose elle-même la scission ” dès qu’elle passe à l’acte et l’acte fait qu’elle devient faute. Car “ l’agir est lui-même cette scission qui consiste à se poser, soi pour soi, et à poser face à ce soi une effectivité étrangère ; qu’il y ait semblable effectivité relève de l’agir lui-même et est son fait. C’est pourquoi il n’est d’innocent que l’inactivité, comme celle de l’être d’une pierre, mais même celle d’un enfant ne l’est pas. ” Œdipe est coupable par le simple fait qu’il est conscient de soi et donc agit, choisit la loi humaine et sa force propre contre le destin dicté par les Dieux. Antigone est coupable de choisir une loi divine qui l’amène une “ effectivité sans droit ”. Hegel donne la clé du mystère : “ ce n’est pas tel individu singulier qui agit, qui est coupable ” car cet individu n’est que “ le moment formel de l’agir ”. L’action n’est claire que d’un côté, celui de la décision en général. Elle se trouve toujours en face de quelque chose qui lui est étranger. D’un côté l’action est savoir – je sais ce que je décide de faire – mais elle n’est pas encore effectivité et son effectivité est toujours du non su, car “ l’effectivité garde caché en soi l’autre côté étranger au savoir et ne se montre pas à la conscience telle qu’elle est en soi et pour soi ” – le sens et la portée de mon acte, ce qu’il est en lui-même, cela je ne le sais pas au moment où j’agis. Dans le drame d’Œdipe, l’effectivité “ ne montre pas au fils le père dans celui qui l’a insulté et qu’il tue ”. Dans l’action conscient et inconscient sont donc nécessairement liés. Et ainsi, il y a “ aux trousses de la conscience de soi éthique une puissance occulte qui ne se montre qu’une fois l’acte commis ”. Mais c’est seulement dans l’acte accompli que s’éteint l’opposition entre le su et le non su, que l’inconscient est rattaché au conscient : “ commettre l’acte, c’est mettre en mouvement l’immobile, faire devenir ce qui était encore seulement enfermé dans sa virtualité. ”
Cette analyse très générale permet de comprendre la philosophie hégélienne de l’histoire. La faute et même le crime – celui d’Œdipe ou celui d’Antigone – sont les résultats nécessaires de cette séparation dans l’agir humain entre le su et le non su et seule l’action, avec toutes conséquences peut faire venir au grand jour ce qui n’était que virtuel. La tragédie de la destinée individuelle devient ainsi le moment par lequel l’esprit accomplit sa propre destinée. Et c’est bien pourquoi rien n’est plus étranger à la compréhension de l’histoire humaine que le jugement du moralisme abstrait, de celui qui ne veut pas sortir du royaume paisible et immobile de la bonne conscience éthique, de celui qui veut garder à tout prix l’innocence, mais une innocence qui peut seulement être celle de la pierre.

Du dépouillement à la révolution

Marx opère une rupture radicale avec le hégélianisme. Pourtant, la philosophie de l’histoire n’est pas exempte de reprises fortes – souvent revendiquées – de la téléologie historique hégélienne. Alors que Hegel part de l’analyse de la conscience de soi, Marx part de l’analyse du travail en tant que rapport de l’homme à lui-même. La contradiction se développe dans la propriété entre le travail, source subjective de la propriété (voir Locke) et perte de la propriété et le capital, travail objectif ou plutôt objectivé et perte du travail. Mais cette contradiction est un “ état dynamique qui avance vers la solution du conflit ” et ainsi “ le dépassement de l’aliénation de soi suit la même voie que l’aliénation de soi ” (Communisme et propriété, in Ébauche d’une critique de l’économie politique, manuscrits de 1844, Œuvres II, La Pléiade). Reste à comprendre cette voie de l’aliénation de soi qui n’est que l’expression philosophique du mouvement de la grande industrie et du développement capitaliste.
Tout d’abord, au sein de la propriété privée, dans laquelle les rapports entre les hommes s’établissent uniquement par l’intermédiaires des choses sur un marché, loin que la production satisfasse les besoins humains d’une manière humaine, domine au contraire la recherche d’un besoin toujours nouveau engendrant un nouveau sacrifice. Chacun cherche à placer l’autre dans une nouvelle dépendance. “ Ainsi avec la masse des objets, l’empire d’autrui croît au détriment de chacun. ” (Besoin, Luxe et misère, op. cit.) L’homme se vide ainsi de son humanité et tous les besoins sont remplacés par le besoin insatiable d’argent et “ la démesure effrénée devient sa véritable norme ”. Dans les rapports sociaux structurés par la propriété privée, le développement du raffinement de la civilisation produit d’un autre côté “ la sauvagerie bestiale ”. L’accumulation de la richesse produit l’accumulation de la pauvreté, l’accumulation des besoins produit “ la simplicité totale, grossière et abstraite du besoin ” qui marque la condition de l’ouvrier. Développant philosophiquement ce que les analyses d’Engels – notamment La situation de la classes laborieuses en Angleterre – avaient établi, Marx décrit un prolétariat dont l’aliénation est absolue. Il est dépouillé de son humanité elle-même : “ La lumière, l’air, la propreté animale la plus élémentaire cessent d’être un besoin pour l’homme ”. Ce processus de dégradation est parachevé par le développement du machinisme : “ la simplification de la tâche grâce à la machine est mise à profit pour faire de l’enfant – de l’être qui n’a pas encore achevé ni sa croissance ni sa formation – un ouvrier qui, à son tour, devient un enfant délaissé. La machine prend avantage de la faiblesse de l’homme pour réduire l’homme faible à l’état de machine. ”
Ainsi, la production capitaliste produit l’homme comme marchandise et comme un homme déshumanisé. Mais c’est dans cette aliénation complète, cette dépossession de soi que le prolétaire va pouvoir se poser comme l’antagoniste absolu de la propriété capitaliste. Parce qu’il est dépossédé de tout, il n’a plus aucune attache avec le système de la propriété et peut donc se dresser face à lui comme son ennemi le plus radical. Parce qu’il est privé de toutes les caractéristiques spécifiques qui font la richesse de la vie individuelle, parce qu’il est réduit à l’état de marchandise, il est donc devenu du même coup l’homme en général, l’être générique, c'est-à-dire que le genre humain lui-même se trouve entièrement dans la figure du prolétaire. Le développement de la contradiction incluse dans la propriété privée conduit à la constitution du prolétariat qui apparaît d’abord comme la chute de l’humanité, la face noire du progrès. Mais l’histoire ne s’arrête pas en chemin. Ce développement du prolétariat comme négation de l’humanité conduit à la négation de la négation, c'est-à-dire au communisme qui réconcilie l’individu avec le genre, le travailleur avec travail et la propriété individuelle avec la propriété de tous.
Cette première forme de la pensée de Marx renvoie à quelque chose de bien connu : le prolétariat est le Christ rédempteur. Comme le dit Michel Henry, le prolétariat “ doit aller jusqu'au fond de la souffrance et du mal, jusqu’au sacrifice de son être, donner sa sueur et son sang et finalement sa vie même, pour parvenir, à travers cet anéantissement complet de soi, qui est une négation de la vie, à la vie véritable qui laisse là toute finitude et toute particularité, qui est une vie totale et le salut lui-même. ” (Karl Marx, I, Une philosophie de la réalité, Gallimard, 1976, réédité dans la collection Tel, 1991, p143) Ainsi, “ le prolétariat n’est qu’un substitut du Dieu chrétien, l’histoire qu’il promeut et va accomplir n’est que la transcription d’une histoire sacrée. ” (op. cit. page 144)

Aliénation et exploitation

Marx n’en reste pas à cette conception, marquée de bout en bout par une critique qui se tient encore sur le terrain légué par l’idéalisme allemand et la pensée religieuse – telle que Luther l’a rénovée. Réglant ses comptes avec son “ ancienne conscience philosophique ” dans L’Idéologie Allemande (1845), il se place désormais sur un terrain d’où la métaphysique a été exclue, sur le terrain de la science historique et de la critique de l’économie politique. Pourtant, sous une autre forme, c’est la même question qui est posée. La source de l’aliénation est maintenant identifiée : il s’agit de l’exploitation capitaliste, elle-même résultat d’un développement historique déterminé. Et la division de la propriété entre ses deux faces antagonistes porte un nom peu philosophique : lutte de classes. Mais un sociologue ou un historien s’en tiendrait là, à la description des processus socio-historiques fondamentaux. Marx va bien au-delà puisque la question qui travaille son œuvre scientifique n’est pas une question scientifique mais la recherche des raisons qui justifient le combat pour en finir avec l’exploitation de l’homme par l’homme, pour sortir de cette préhistoire de l’humanité dans laquelle les individus sont dominés par la puissance aveugle des rapports sociaux.
Il faut donc repartir de l’analyse de la structure fondamentale du mode de production capitaliste. Le point de départ de l’analyse est la marchandise, “ cellule de la société bourgeoise ”, dit Marx. Une marchandise se présente d’emblée comme l’unité d’une contradiction. La marchandise n’est pas une simple chose, elle est une “ chose métaphysique ” car elle est, en même temps, valeur d’usage, une chose qui n’a de valeur que parce qu’elle permet de satisfaire un besoin particulier, subjectif, et valeur d’échange, objective, c'est-à-dire que chose abstraite – ce ne sont pas ses qualités particulières qui comptent – qui peut-être échangée sur le marché contre n’importe quelle autre marchandise de même valeur. Ainsi le rapport des hommes avec les choses – rapport naturel – se transforme-t-il en rapport entre les hommes par l’intermédiaire des choses qu’ils ont produites et qu’ils échangent. Selon quel rapport les marchandises s’échangent-elles ? Marx reprend et développe la solution de ses prédécesseurs, les économistes classiques : c’est le temps de travail social incorporé dans chaque marchandise qui détermine sa valeur. Donc les marchandises se mesurent les unes par rapport aux autres dans une marchandise particulière qui sert d’équivalent général, l’argent et elles s’échangent à leur valeur. Le cycle de l’échange marchand, celui de la satisfaction des besoins peut se résumer : Je dispose d’une marchandise X (que j’ai fabriquée par exemple) et j’ai besoin de Y (dont je ne dispose pas et que je ne sais pas fabriquer. J’échange donc ce que je possède contre une certaine somme d’argent qui me permettra à son tour d’obtenir une certaine quantité de Y. Comme personne n’est volé, dans cette échange aucune valeur ne s’est créée : M-A-M, marchandise, argent, marchandise de même valeur, telle est la formule.
Mais le capitalisme n’est pas le marché. Le capitaliste est celui qui dispose d’une certaine quantité d’argent A, avec laquelle il va se procurer des marchandises, M, qu’il revendra pour une certaine A’, telle que A’>A, autant que possible. La différence A’-A s’appelle plus-value – notons-la pl. L’argent n’est du capital que si, en circulant, il s’accroît d’une plus-value. Or, nous l’avons vu, sur le marché, aucune valeur ne se crée, puisque, en moyenne, les marchandises s’échangent à leur valeur. Par conséquent, la création de la plus-value ne va pas se faire dans la sphère de la circulation, mais dans celle de la production. Pour que l’argent fonctionne comme capital, il faut que l’argent serve à payer des marchandises qui entrent dans le processus de production. Avec son argent, notre capitaliste va payer des matières premières, des machines et des salaires. En consommant ces “ ingrédients ”, il va produire des marchandises nouvelles dont la valeur doit être supérieure  de pl à la valeur des marchandises consommées. Comment cela est-il possible ? Dans la valeur du produit, on retrouve la valeur des matières premières, la valeur compensant l’usure des machines et le travail. Les deux premières ne font que subir une modification de forme et cela ne peut pas créer de valeur. La seule partie du capital qui produit de la valeur est celle qui est échangée contre le salaire. En effet, selon Marx, le capitaliste en employant un ouvrier n’achète pas du temps de travail, mais la force de travail de l’ouvrier. Comme toute marchandise, la force de travail est vendue à sa valeur, c'est-à-dire au temps de travail social qui lui y incorporé – la valeur des marchandises pour assurer l’entretien et la reproduction de cette force de travail. Admettons que chaque jour, il soit nécessaire de dépenser 4 heures de travail social pour compenser la valeur de cette force de travail. Mais au bout de 4 heures, l’ouvrier n’est pas quitte. Le capitaliste a acheté une force de travail, c’est une marchandise qu’il a payée et il a le droit d’en disposer comme il l’entend. Il va donc la faire travailleur pendant toute la journée (disons 8 heures). Ainsi pendant sa journée de travail, l’ouvrier a passé 4 heures pour compenser son salaire et 4 heures qui sont du travail qui appartient au capitaliste, mais qui ne lui a pas coûté un seul centime. Ces 4 heures de travail gratis sont la plus-value et le mécanisme par lequel ce travail gratis, ou surtravail, est extorqué à l’ouvrier, Marx l’appelle exploitation. Soit pl la plus-value (résultant du surtravail), c le capital constant (machines et matières premières nécessaires à la production) et v le capital variable (correspondant aux salaires). Le capitaliste achète A = c + v. Il obtient une marchandise M. En consommant cette marchandise, dans le procès de production, il obtient M ' = c + v + pl. En vendant M ' il obtient A '. Le cycle du capital s'écrit donc : A – M {production} M ' – A'. Il apparaît donc que, pour Marx, le capital n'est pas une chose mais un rapport social qui exprime la séparation du producteur et des moyens de production. Ce rapport du capital est donc la matrice qui engendre la lutte entre deux classes fondamentales, prolétariat et bourgeoisie.
De cela découlent plusieurs conséquences. Le travail échappe au producteur. Le produit du travail est accaparé par le propriétaire des moyens de production et ce produit, c'est du capital. Ainsi, le produit du travail de l'ouvrier se dresse face à lui comme son ennemi. La finalité du travail échappe au travailleur dans la division du travail, puisque le travail parcellaire réduit le travailleur à être un auxiliaire du procès de production et non plus tout à la fois son origine et sa fin. Enfin, dans le salariat, le travailleur ne vend pas n'importe quelle marchandise : c'est lui-même. La puissance personnelle (subjective) du travailleur se transforme en puissance objective du capital. C’est donc bien le mécanisme de l’exploitation du travail qui explique l’aliénation du travailleur.

L’histoire avance toujours par le mauvais côté

De cette analyse “ matérialiste ”, Marx va dégager une vision générale du processus historique placée sous le signe de la lutte et du conflit. La structure fondamentale du mode de production capitaliste engendre le conflit entre les classes sociales et ceci indépendamment des intentions ou de la psychologie des acteurs. Si l’ouvrier est transformé en marchandise, le capitaliste lui-même est transformé en simple agent du capital, en “ agent fanatique de la production pour la production ”. Il est également aliéné même si dans cette aliénation il trouve la source de sa puissance. Ce conflit tend nécessairement à se généraliser au fur et à mesure que le mode de production capitaliste se perfectionne, se centralise et se concentre.
Si dans la division du travail (sociale et technique), la force de travail est mutilée retournée contre elle-même. Le travail, tel qu’il est actuellement, est non pas inhumain (il résulte d’une histoire humaine) mais déshumanisant. Il faut donc réconcilier la puissance naturelle de la force de travail et son utilisation humaine (c’est le sens du communisme selon Marx). Marx analyse le développement du mode de production capitaliste comme le processus d’expropriation du travailleur individuel. Cette expropriation, dit Marx, s’accomplit par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste elle-même, à travers la concentration des capitaux. Mais “ la socialisation du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe capitaliste. ” Utilisant la formule hégélienne de la négation de la négation¸ Marx affirme que l’heure de l’expropriation des expropriateurs a sonné. Cette révolution sociale rétablira “ non la propriété privée du travailleur, mais sa propriété individuelle, fondée sur les acquêts de l’ère capitaliste, sur la coopération, sur la propriété commune de tous les moyens de production, y compris le sol. ”
Ce processus, c’est la lutte de classes qui nécessairement doit l’accomplir et le communisme, pour Marx, n’est pas une idée toute faite, un projet utopique, c’est tout simplement le mouvement réel qui abolit l’ordre existant. Et ce processus est inévitable car le mode de production capitaliste ne peut survivre qu’en soumettant toujours plus la masse de la population à sa loi implacable et que, du côté des ouvriers, la résistance aux empiètements continuels du capital devient une question de vie ou de mort. La violence est l’accoucheuse de l’histoire, répète Marx, bien que, dans ses dernières années, il ait sérieusement envisagé une transition pacifique du capitalisme au communisme dont la République démocratique constituerait le moyen terme. Même les évènements en apparence catastrophiques pour le mouvement ouvrier vont être réinsérés dans cette vision d’ensemble. Ainsi, analysant le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte, et les conséquences politiques qui découlent la construction de ce pouvoir exécutif bureaucratique, Marx écrit : “ Mais la révolution est consciencieuse. Elle n’en est encore qu’à la traversée du purgatoire. Elle exécute sa besogne avec méthode. Jusqu’au 2 décembre, elle avait accompli la moitié de ses préparatifs et elle accomplit maintenant l’autre moitié. Elle n’a d’abord parachevé le pouvoir parlementaire que pour pouvoir le renverser. Maintenant qu’elle a atteint ce but, elle parachève le pouvoir exécutif, le réduit à sa plus simple expression, l’isole, le pose en face d’elle-même comme unique objectif, afin de concentrer contre lui toutes ses forces de destruction. Et quand elle aura accompli cette seconde moitié de son travail préparatoire, l’Europe bondira de son siège pour lui crier dans l’allégresse : Bien creusé, vieille taupe ! ”
Comme le mode de production capitaliste produit dans le prolétariat son propre fossoyeur, le prince Louis Napoléon Bonaparte, fossoyeur de la révolution de 1848 est donc transformé ici en agent, inconscient, de la révolution. Décidément, l’histoire avance toujours dans le bon sens, mais toujours par le mauvais côté.

Légitimité du mal ou optimisme historique ?

Dans les philosophies de l’histoire, singulièrement contre celles de Hegel et de Marx, les critiques un peu convenues dénoncent une véritable légitimation du mal ; puisque tout ce qui est réel est rationnel, au fond tout est permis et le pire, même, est le moyen du bien. Le retour au moralisme dans les années 70 et 80 s’est pour l’essentiel fait sous ce signe. Il serait assez facile de montrer en quoi ces accusations relèvent d’une lecture superficielle aussi bien de Hegel que de Marx. On pourrait plus raisonnablement leur reprocher leur indéracinable optimisme historique. Quelles que soient les horreurs de notre monde, nous n’avons aucune raison de perdre espoir car les “ lois de l’histoire ” seront les plus fortes à long terme et du plus profond du mal se lèveront les forces de la rédemption. Dans cette extraordinaire préfiguration du fascisme qu’est Le talon de fer, Jack London imagine sept siècles de dictature avant que les rêves d’émancipation des travailleurs puissent se réaliser ! Le dernier siècle semble avoir battu en brèche cet optimisme historique. Du mal n’est-il pas sorti un mal encore plus grand ?
Cependant, l’accusation lancée contre les philosophies de l’histoire peut se retourner comme un gant. N’est-ce pas parce que notre époque a renoncé à l’optimisme historique, n’est-ce pas parce que, à la dialectique, elle a substitué un scientisme qui rend l’homme prisonnier de lois naturelles éternelles que nous avons pu nous accommoder aussi facilement du mal ? Dans le nazisme, il n’y a plus d’histoire. L’histoire est censée être terminée puisque le grand Reich est là pour mille ans, selon les promesses du Führer. La société doit être ré-enracinée dans la nature, les forts doivent dominer les faibles et ce qui résiste d’humain dans l’humain doit être exterminé. Au contraire, Hegel et Marx pensent la fin de l’histoire devant nous, comme une tâche à accomplir et par conséquent le mal, même si on en comprend l’existence, doit être combattu. Inversement ceux qui pensent l’histoire comme terminée doivent prêcher le consentement au mal et comme dans la novlangue du 1984 d’Orwell, on doit affirmer que “ le bien, c’est le mal ”. Ainsi, par une dernière ruse de la raison, les philosophies qui donnent une fin à l’histoire apparaissent comme l’antidote aux thèses de la fin de l’histoire.

mercredi 26 août 2009

Intelligence artificielle et représentation de l'esprit

Les bêtes peuvent-elles penser ? Voilà une des questions fondamentale que se posent les philosophes du xviie siècle. Descartes y répond clairement : les bêtes ne sont que des machines dénuées de pensée, à la différence des hommes dont les comportements manifestent qu’ils ont une âme. Le développement des technologies de l’informatique nous pose la même question sous une autre forme : les machines peuvent-elles penser ?En mettant au point, pendant la Seconde Guerre mondiale, une machine permettant de décrypter automatiquement les messages de l’armée allemande, le mathématicien Alan Turing a ouvert la voie à l’intelligence artificielle, c'est-à-dire à un ensemble de recherches visant à construire des machines aptes à reproduire (ou à simuler) les comportements humains intelligents. Ces recherches peuvent prendre deux directions : une direction technologique, par des applications informatiques spécifiques (reconnaissance de la voix ou de l’image, traduction automatique, systèmes experts, etc.) ; une direction théorique qui fait de l’ordinateur un modèle permet de comprendre le fonctionnement de l’esprit humain.

Pensée, calcul, logique

On sait depuis longtemps qu’une machine est capable d’effectuer des opérations mathématiques. Hobbes, dans les premières pages du Léviathan, l’affirme sans ambages : “ penser, c’est calculer ”. Pascal et Leibniz sont les inventeurs des machines à calculer modernes. Mais Leibniz ne se contente pas de cela ; il relie cette invention à une conception générale de la pensée : les opérations mathématiques ne sont qu’un cas particulier de la pensée rationnelle et si on peut trouver une représentation de toutes nos pensées dans un langage formel du même type que le langage mathématique, il devrait être possible de calculer avec les pensées de la même façon que nous calculons avec les nombres. Leibniz propose donc d’abord de mettre au point ce genre de langage symbolique des idées, qu’il nomme “ caractéristique universelle ”. Leibniz expose ainsi son projet : “ partout je procède par lettres d'une manière précise et rigoureuse comme dans l'algèbre ou dans les nombres. Si on poursuivait cette méthode, il y aurait moyen de finir bien des controverses et des disputes, en se disant  : comptons  ! On en pourrait encore donner des essais en , et j'en ai dans la jurisprudence. ” (Leibniz à Arnauld - 14 janvier 1688). Gottlob Frege reprendra le projet à travers son “ idéographie ” (Begriffsschrift). Le premier modèle en est “ le langage par formules de l’arithmétique ”, mais lui manquent les “ expressions pour les articulations logiques ”. Il s’agit donc créer un système permettant de “ donner l’expression d’un contenu au moyen de signes écrits et d’une manière plus précise et plus claire que cela n’est possible au regard des mots. ”
La calculabilité de nos pensées demande d’admettre que nos connaissances peuvent être réduites à des propositions atomiques (c'est-à-dire qui ne peuvent être décomposées en propositions plus simples) combinées au moyen des connecteurs logiques. Les raffinements de la logique formelle depuis la fin du xixe siècle ont visé à réaliser ce programme. L’algèbre de Boole (1854) permet de concevoir l’équivalence entre opérations logiques et circuits électriques : les opérations de base de la logique (conjonction, disjonction, négation, implication, etc.) peuvent être représentées par des circuits électriques correctement agencés. L’unité arithmétique et logique d’un ordinateur moderne n’est rien d’autre qu’un ensemble de circuits logiques de ce type. On doit pouvoir généraliser. “ Comme les états internes du programme d’un ordinateur, les pensées se définissent par leurs relations logiques et causales, c’est-à-dire “fonctionnelles”. Il n’est pas essentiel à la pensée qu’elle soit réalisée dans une substance mentale ou physique quelconque, tout comme un programme peut être “implanté” sur des machines de composition matérielle différente. ” (Pascal Engel : article “ Pensée ” dans l’Encyclopédia Universalis)

Raffinements du modèle

Ce modèle, très réducteur, définit ce qu’on appelle la “ théorie computationnelle de l’esprit ”. Évidemment, les ordinateurs actuels et le type de logique formelle dont nous disposons sont très loin de pouvoir représenter l’ensemble des fonctions d’un esprit humain. Mais Paul et Patricia Churchland soutiennent que “ Le cerveau est une sorte d'ordinateur dont les propriétés restent à explorer (…). Le cerveau calcule des fonctions très complexes, bien que d'une façon très différente de celle de l'intelligence artificielle classique. Les cerveaux peuvent être des ordinateurs sans être nécessairement séquentiels ni numériques, sans que le matériel soit dissocié des programmes et sans qu'ils ne manipulent que des symboles. Ce sont des ordinateurs d'un type très différent de ceux que nous utilisons aujourd'hui. ” (Paul et Patricia Churchland : Les machines peuvent-elles penser ? ” in “ Pour la Science ”, mars 1990)
Ainsi on a été contraint de poser que l’esprit n’est rien d’autre que le cerveau et que, par conséquent, on pourrait mieux le comprendre si on était capable de construire une machine bâtie sur les principes de fonctionnement du cerveau. Le modèle connexionniste (souvent assimilé aux “ réseaux de neurones ”) décrit un système constitué d’unités de traitement reliées par des connexions. Chaque unité de traitement reçoit par des connexions des informations d’activation en entrée et envoie à d’autres unités de traitement des informations en sortie. Les connexions sont caractérisées par leur poids qui détermine le niveau de l’activation. Ces réseaux d’unités et de connexions sont des objets mathématiques qui peuvent donc être “ implémentés ” par des programmes d’ordinateurs et peuvent être reliés à des domaines empiriques. Si on assimile les unités de traitement à des neurones et les connexions aux synapses, l’architecture connexionniste peut alors représenter le cerveau humain.
On voit la différence entre les deux approches. Dans la théorie computationnelle classique, on représente les fonctions intellectuelles de l’esprit humain par des opérations logiques qui peuvent être traitées par l’ordinateur. Le fonctionnement réel du cerveau humain est considéré comme secondaire. Dans la deuxième approche, ne cherche pas à représenter la pensée mais à représenter le cerveau, la proposition sous-jacente étant que la pensée n’est rien d’autre que le fonctionnement du cerveau.

Syntaxe et sémantique

Une des critiques majeure adressée à ce modèle par des auteurs comme John R. Searle est que les ordinateurs peuvent simuler certaines fonctions de l’esprit humain mais qu’il n’est pas possible de dire que l’esprit est quelque chose comme un ordinateur parce que les ordinateurs sont des machines syntaxiques alors que les symboles pour un esprit humain ont une signification. C’est l’argument dit de “ la chambre chinoise ” exposé par Searle. Alan Turing avait défini un test permettant de décider si une machine pense : supposons un opérateur humain A dialoguant par une ligne informatique avec un autre opérateur humain B et avec un ordinateur C. Si A ne peut pas distinguer lequel de B et C est un ordinateur, alors on pourra dire que l’ordinateur pense. Searle critique cette vision purement comportementaliste. Il lui oppose l’expérience suivante : supposons que A parle le chinois et envoie à B des idéogrammes chinois. Supposons que B sans savoir le chinois dispose d’un manuel lui permettant seulement de savoir quels symboles peuvent être envoyés en réponse à A. A pourra croire que B comprend le chinois alors que B sait seulement comment manipuler les symboles chinois. C’est la sémantique qui est donc éliminée dans le test de Turing.
Reprenons ce problème différemment. Quand je tape 2+3 sur mon clavier, l’ordinateur ne “ sait ” pas que j’utilise les nombres 2 et 3 et que je désire effectuer une addition. Taper 2+3, ce n’est rien d’autre, “ vu ” de l’ordinateur, qu’actionner des interrupteurs, action qui va déterminer un certain résultat physique, du même genre qu’allumer  une ampoule. Le résultat 5 affiché par l’ordinateur ne signifie donc pas 5, mais seulement positionnement d’une zone mémoire dans un certain état. Les processus physiques qui se produisent dans les circuits de l’ordinateur n’ont l’a signification de l’addition 2+3 que pour l’agent humain qui utilise l’ordinateur. La sémantique reste entièrement du côté de l’esprit humain. L’ordinateur peut simuler des comportements humains intelligents, mais il n’en a pas une représentation.
Dans une lettre au marquis de Newcastle, Descartes pose la question : comment distinguer une bête du genre perroquet ou un automate astucieux d’un individu doué d’une âme. La réponse est claire : “ Enfin, il n’y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu’il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. ” Tant qu’on reste dans des domaines bien définis et utilisant des langages stéréotypés, “ enrégimentés ” comme dirait Putnam, on peut faire en sorte que la machine semble produire des “ signes à propos des sujets qui se présentent ”, mais dès qu’on sort de ces cadres étroits, plus aucune illusion n’est possible sur l’aptitude d’un système algorithmique à penser au sens humain de ce terme.

Critiques de la théorie computationnelle de l’esprit

Pour admettre la théorie computationnelle de l’esprit, il faut donc souscrire entièrement au béhaviorisme, c'est-à-dire à l’idée que l’esprit ne peut être compris que comme une boîte noire dont seuls les comportements extérieurs observables peuvent être des objets pertinents d’investigation scientifique. Or, les individus, en tant qu’ils pensent et parlent, savent bien qu’ils ne sont pas des boîtes noires. Pour l’observateur extérieur, le problème de la conscience peut, à la limite, être éliminé. Mais pour le sujet, c’est évidemment impossible. La théorie computationnelle de l’esprit butte donc sur “ le point de vue de la première personne ”, ou encore sur ce qu’on appelle l’intentionnalité. Les diverses tentatives pour surmonter cette difficulté, soit qu’on affirme que l’intentionnalité est toujours prêtée par un observateur à un sujet, soit qu’on en cherche des formes élémentaires dans les organismes vivants élémentaires, ne parviennent pas à des solutions claires et convaincantes.
Hilary Putnam, un des premiers défenseur de cette théorie computationnelle, en est venu à la rejeter en montrant qu’elle suppose une conception fonctionnaliste de l’esprit. Il montre d’abord que tous les organismes physiques possibles sont susceptibles d’une infinité de “ descriptions fonctionnelles ” et que, donc, le fonctionnalisme n’explique rien – le fonctionnalisme nous ramène en fait aux causes finales de l’aristotélisme classique. Plus fondamentalement, Putnam s’attaque au fond de la théorie computationnelle, mais aussi aux thèses de Searle. Ce dernier, bien que rejetant le modèle de l’ordinateur, ne renonce pas à “ naturaliser ” la conscience ; il rejette le réductionnisme qui réduit la conscience à des états physiques mais proposent de considérer la conscience comme un ensemble de propriétés émergentes à partir de l’évolution biologique, ce qui l’amène à rejoindre les thèses sur le modèle connexionniste de l’esprit. Pour Putnam, c’est le problème qui est, à la racine, mal posé. Quand nous parlons ou pensons, nos paroles ou pensées ont une référence – quand je dis “ le chat est sur le tapis ”, cette phrase a pour référence le fait que le chat est (ou non) sur le tapis. Tous les partisans de la naturalisation de l’esprit doivent parvenir à expliquer que cette référence est une relation physique comme une autre. Mais s’il en est ainsi, dit Putnam, alors nous devons renoncer à la notion même de vérité … à laquelle on ne peut guère renoncer si on veut proposer une compréhension correcte de l’esprit humain. On peut, certes, redéfinir la vérité comme la propriété d’un état neurologique dans lequel nous disposons d’indications fiables quant à notre environnement. On est alors conduit à un relativisme du genre de celui développé par Richard Rorty, mais une telle position philosophique s’oppose radicalement à l’attitude de réalisme scientifique caractéristique des théories computationnelles et fonctionnalistes de l’esprit.
Putnam rappelle que ces questions ont déjà été posées philosophiquement, notamment par Kant quand il aborde le problème du schématisme, c'est-à-dire au mécanisme par lequel l’entendement peut se rapporter aux phénomènes. “ Le schématisme de notre entendement, relativement aux phénomènes et à leur simple forme, est un art caché dans les profondeurs de l'âme humaine et dont il sera toujours difficile d'arracher le vrai mécanisme à la nature ”, dit KantLe paradigme de l’esprit-machine est sans doute une idée utile technologiquement. Elle est encore utile dans la mesure où les simulations que peut effectuer les machines nous obligent à développer la logique et la réflexion sur la connaissance. Mais qu’un ordinateur doté d’un programme adéquat représente un esprit, ce n’est sans doute rien d’autre qu’une de ces idées métaphysiques dont Kant a montré qu’elles outrepassaient les pouvoirs de la raison.

Bibliographie

Collin (Denis): La matière et l'esprit (Armand Colin, 2004)
Descartes (René) : Lettre au Marquis de Newcastle (16 novembre 1646). Œuvres, tome IV, édition Adam et Tannery.
Frege  (Gottlob) : Écrits logiques et philosophiques, traduction de Claude Imbert, Le Seuil, 1971, réédition Points.
Putnam (Hilary) : Représentation et réalité. Gallimard, NRF-Essais, 1990, traduction de Claudine Engel-Tiercelin.
Searle (John R.): La redécouverte de l’esprit. Gallimard, NRF-Essais, 1995, traduction de Claudine Tiercelin


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