mercredi 15 juillet 2009

La crise n’est pas une crise de sous-consommation



La crise est celle du libéralisme répètent les plus radicaux des courants de la gauche traditionnelle. Chez Besancenot, on s’aventure même jusqu’à dire qu’il s’agit d’une crise du capitalisme. Reste à s’entendre sur la nature et la portée de cette crise. Dans Le cauchemar de Marx[1], j’ai eu l’occasion de revenir sur la théorie des crises, en insistant sur un point : « ces crises ne sont pas, ou du moins pas principalement, des crises de surproduction de marchandises destinées à être consommées (ce ne sont pas des crises de sous-consommation) mais des crises de surproduction du capital : la crise survient parce qu’il y a trop de capitaux qui ne trouvent pas à se mettre en œuvre au taux moyen de profit de la période antérieure. » (p.93) Les thèses sous-consommationnistes sont très largement admises à gauche. Même les plus radicaux comme Alain Bihr ou Michel Husson considèrent que la crise a pour cause l’excès de plus-value dans le partage entre plus-value et salaire. Bref, si on satisfait les revendications ouvrières en augmentant le pouvoir d’achat, si on redistribue les richesses, on pourra voir redémarrer la machine économique. C’est encore une analyse de ce genre qui sous-tend les discours syndicaux.
Ce diagnostic est  erroné, bien qu’il ait pour lui une apparente simplicité fort séduisante : si les ouvriers gagnaient mieux leur vie, ils pourraient consommer plus et offriraient ainsi des débouchés solvables à la production capitaliste. On en vient à se demander  pourquoi les capitalistes, aveuglés par leur cupidité, se sont d’eux-mêmes précipités dans cette crise de surproduction, alors qu’un compromis salarial leur aurait évité tous ces désagréments ! Mais si la sous-consommation ouvrière était la cause de la crise de surproduction, le mode de production capitaliste serait en crise permanente et les phases d’expansion seraient inconcevables. En effet, le profit capitaliste n’est possible que précisément parce que la valeur de la force de travail (qui fixe plus moins le salaire) est inférieure à la valeur des marchandises qu’une force de travail peut produire pendant le temps où elle est utilisée. Pour qu’il y ait production de plus-value et donc profit capitaliste, il faut que les ouvriers « ne consomment pas assez ». Ajoutons que la pérennité du système exige que les capitalistes ne consomment pas tout le profit en jets privés et fiestas pharaoniennes : la prodigalité n’est pas une vertu capitaliste, car le capitaliste, en bon fonctionnaire du capital doit d’abord être économe pour garantir la poursuite, sur une échelle toujours élargie, de l’accumulation.
En réalité, la crise amorcée avec l’affaire de « subprimes » n’est pas due à une excès de plus-value et à un problème de sous-consommation mais bien à la rareté croissante de la plus-value et à une surconsommation. Sans entrer dans les détails, il suffit de dire que les subprimes sont une des multiples formes du capital fictif qui ont pris une extension maximale au cours des dernières décennies. Le capital « fictif », tel que Marx l’analyse, est représenté par les créances échangeables contre des engagements futurs de trésorerie dont la valeur est entièrement dérivée de la capitalisation de revenu anticipé sans contrepartie directe en capital productif.
Le « capital fictif » se fonde sur une opération intellectuelle rétrospective, qui suppose une inversion des moyens et des fins. Marx l’explique (Capital, Livre III, V) : « Le revenu monétaire est d’abord transformé en intérêt, et, à partir de là, on trouve également le capital qui en est la source. » Marx se contente ici de décrire le fonctionnement concret du mode de production capitaliste. Ainsi le prix de vente d’un bien immobilier est-il calculé en considérant que ce bien est un capital portant intérêt, ce dernier étant représenté par le loyer. Mais ce processus a une conséquence importante : « toute somme de valeur apparaît comme capital, dès lors qu’elle n’est pas dépensée comme revenu ; elle apparaît comme somme principale par contraste avec l’intérêt possible ou réel qu’elle est à même de produire. » L’exemple de la dette de l’État est particulièrement éclairant quant aux conséquences de ce processus : « L’État doit payer chaque année, à ses créanciers une certaine somme d’intérêts pour le capital emprunté. Dans ce cas le créancier ne peut pas résilier son prêt, mais il peut vendre sa créance, le titre qui lui en assure la propriété. Le capital lui-même a été consommé, dépensé par l’État. Il n’existe plus. » Ce que possède le créancier, c’est (1) un titre de propriété, (2) ce qui en découle, savoir un droit à un prélèvement annuel sur le produit des impôts, et (3) le droit de vendre ce titre. « Mais dans tous ces cas, le capital qui est censé produire un rejeton (intérêt), le versement de l’État, est un capital illusoire, fictif. C’est que la somme prêtée à l’État, non seulement n’existe plus, mais elle n’a jamais été destinée à être dépensée comme capital. » Pour le créancier, prêter de l’argent à l’État pour obtenir une part du produit de l’impôt ou prêter de l’argent à industriel moyen intérêt ou encore acheter des actions en vue de toucher des dividendes, ce sont des opérations équivalentes. « Mais le capital de la dette publique n’en est pas moins purement fictif, et le jour où les obligations deviennent invendables, c’en est fini même de l’apparence de ce capital. »
La dette publique n’est pas la seule forme de capital fictif. Le « capital monétaire fictif » comprend toutes les variétés de titres monétaires portant intérêt dans la mesure où ils circulent à la Bourse ainsi que les actions à quoi faut ajouter les multiples « nouveaux produits financiers » dont développement sans frein intervient précisément parce que la plus-value se fait rare et qu’on en anticipe la production.[2]
Louis Gill n’hésite pas à renverser la théorie sous-consommationniste et fait remarquer que : « La première puissance économique du monde, celle des États-Unis où la crise actuelle a été déclenchée, a été depuis au moins les quinze dernières années le lieu du déploiement, non pas d’une sous-consommation, mais d’une forte surconsommation, en particulier de biens importés, qui a entraîné un déficit chronique de sa balance courante des paiements avec l’étranger. » (« À l’origine des crises : surproduction ou sous-consommation ? », à paraître dans la revue brésilienne O Olho da História).
Les théories sous-consommationnistes ont « l’avantage » de prolonger l’illusion que le capitalisme peut se réformer, et que l’accumulation peut reprendre … si on sort du « libéralisme ». Les plus farouches « révolutionnaires » partagent ce fond commun avec les sociaux-démocrates invétérés. De fait, moyennant des destructions massives de forces productives – comme celles qui se produisent aujourd’hui par la mise en jachère d’une grande quantité de forces de travail (près de 100.000 chômeurs supplémentaires chaque mois en France) – le capitalisme peut retrouver l’an prochain … ou beaucoup plus tard, une nouvelle forme de croissance. Pour reposer à nouveau et sur une échelle élargie la même question.
Les thèses sous-consommationnistes constituent le complément de l’idéal du « développement illimité des forces productives ». La crise du capitalisme viendrait de ce qu’il ne parvient pas à développer de manière illimitée la production et que ses crises, dues à la goinfrerie de la classe dirigeante, viendraient interrompre un cercle vertueux production-consommation. Cette perspective est une illusion mortelle. Le développement capitaliste rencontre nécessaire des limites qui ne sont pas ou pas seulement les limites des ressources physiques de la planète – un problème sur lequel se développent beaucoup de controverses un peu oiseuses – mais les limites structurelles du mode de production capitaliste lui-même. La crise actuelle exacerbe d’ores et déjà les tensions entre les diverses fractions du capital à l’échelle mondiale et nous rappellent que les conflits entre les puissances dominantes ne sont que mis en sommeil. Comme Lénine, dans L’impérialisme stade suprême du capitalisme, l’affirmait il n’y aura ni développement pacifique de la mondialisation capitaliste, par les simples lois de la libre concurrence, ni la constitution d’un « super-impérialisme » capable d’imposer une réédition de la « pax romana » à la terre entière.
Bref, la crise nous impose une double rupture: rupture avec les conceptions dominantes tant chez les libéraux que chez les sociaux-démocrates et leurs alliés de la gauche radicale, rupture avec l’illusion « marxiste » du développement illimité des forces productives. Nous y revenons dans un prochain article.
Denis Collin (9 mai 2009)






[1]Denis Collin, Le cauchemar de Marx, Max Milo, 2009
[2]Pour plus de développements, voir Le cauchemar de Marx, p. 103 et sq. et la postface à la seconde édition de mon Comprendre Marx (A. Colin, juin 2009)

jeudi 2 juillet 2009

Croire et savoir

Si Platon en quelque sorte fonde la philosophie en faisant de la distinction entre croire et savoir, il faut d’abord souligner combien est ambigu, dans la philosophie platonicienne, ce que nous traduisons par croyance. La doxa désigne la croyance, l’opinion, le jugement, le sentiment, tous termes qui possèdent en français des usages différents mais peuvent aussi être employés comme synonymes : « à mon avis », « selon mon sentiment », « selon mon opinion », « je crois que », « je juge que » : ce sont autant d’expressions pratiquement interchangeables et pourtant nous ne dirions que croyance, opinion, sentiment, jugement, etc., sont des synonymes.

I.     Sortir de la caverne

A.  La distinction fondamentale

Ainsi l’opposition entre savoir et croyance (ou entre savoir et opinion) n’est pas l’opposition entre savoir et ignorance, ni entre vérité et erreur. Je peux avoir raison – opiner justement – sans pour autant être en possession d’un véritable savoir. Il y a des croyances vraies et des croyances fausses. Et, par conséquent, le problème de la distinction du savoir et de la croyance va doubler de celui de discrimination entre la croyance vraie et la croyance fausse.
Dans le Gorgias, Socrate introduit (454c) la distinction entre croire et savoir. Cette distinction est posée d’une manière assez simple : il peut y avoir des croyances fausses mais pas de savoir faux. Si je crois que « p », je tiens « p » pour vrai mais j’admets en même temps qu’il en pourrait être autrement. Si je sais que « p », cela revient à affirmer catégoriquement « p » est vrai.
Si la croyance peut être vraie ou fausse, cela ne tient pas au tant au fait qu’elle est un mode de connaissance imparfait qu’aux objets même de la croyance. La croyance porte sur les paroles et sur les apparences sensibles qui sont des signes équivoques des choses et nullement les choses elles-mêmes, dans leur réalité éternelle. Les réalités sensibles sont changeantes et pour cette raison rien d’absolument certain ne peut être prédiqué à leur sujet. L’eau est liquide, mais s’il fait froid, elle devient solide. Que peut-on dire de l’eau ? Qu’elle est liquide ou qu’elle est solide ?
Les paroles peuvent rapporter ces réalités changeantes et donc n’avoir pas plus de valeur de vérité que les impressions. Mais elles peuvent aussi donner lieu aux malentendus. Comme les mots sont souvent équivoques, l’un emploie un mot dans un sens et l’autre dans un sens différent. Selon un exemple qui est repris dans la République (479b) et dans le Théétète (154c), une même chose peut être à la fois deux plus grande et deux fois plus petite (qu’autre chose). Ce genre de jugement est bien proche, ainsi que le dit Glaucon, des « jeux de mots équivoques qu’on lance dans les banquets » (République, 479b).
Enfin paroles et signes véhiculent des croyances non vérifiées. Archélaos le tyran est heureux : voilà ce qui semble puisqu’il a tous les pouvoirs et c’est ce que rapporte la rumeur. Mais qu’il soit heureux, Socrate affirme qu’on n’en peut rien savoir tant qu’on ne sait pas comment il est moralement, quel est son sens de la justice (Gorgias, 470d-e).
Face aux opinions, il doit exister un savoir irréfutable, à la validité éternelle. Socrate affirme, concernant le bonheur et la justice, que sa position est irréfutable, puisque « on ne réfute jamais la vérité » (473b). Les sophistes prétendent que tout argument peut être réfutable. Puisqu’il n’y a que des opinions, relatives à chaque individu, puisqu’il n’y a que des croyances, toutes peuvent être réfutées et ces réfutations seront réfutées à leur tour. La connaissance philosophique doit sortir de cette indétermination. Toute opinion n’est pas sophisme, mais, par définition, l’opinion se soumet à la contestation. Inversement, on ne discute pas que deux et deux sont quatre.
Si on est sous le règne de l’opinion, le gouvernement de la Cité est soumis aux caprices de l’opinion changeante, aux surenchères des beaux parleurs. Et progressivement, la vie politique sombre dans le chaos, la guerre civile qui laissera bientôt la place au pire des régimes, la tyrannie. Inversement, si la cité est gouvernée par ceux qui connaissent le véritable bien, alors ceux-ci seront éduqués à avoir le jugement droit. Ainsi la distinction croire/savoir a-t-elle non seulement une valeur gnoséologique mais aussi et peut-être surtout une valeur éminemment politique.
Enfin, au-delà des croyances individuelles, il existe nécessairement une vérité objective. En effet, « si les sentiments humains n’avaient rien de commun entre eux, s’ils étaient spécifiques à tel ou tel individu, si chacun de nous éprouvait ses propres impressions différentes de celles des autres hommes, on aurait du mal à faire connaître à son voisin ce qu’on ressent. » (481cd) Qu’il y ait des vérités communes possibles est la première condition d’une véritable communication. La dialectique philosophique est orientée vers la vérité, alors que rhéteur pratique la parole comme un combat : c’est l’éristique où le dialogue ne vise à qu’à terrasser l’adversaire par divers procédés. Dénuée de la force de la vérité, les opinions ou les croyances ont besoin de combattants pour qu’elles puissent triompher.

B.  La définition de la connaissance comme croyance.

Le Théétète reprend dans le détail la discussion du Gorgias sur la nature du savoir. Il ne s’agit plus maintenant d’opposer un peu dogmatiquement le savoir et l’opinion mais d’essayer d’obtenir une définition du savoir rationnel. Socrate dialoguant avec le jeune mathématicien Théétète – à qui la tradition attribue des travaux sur les nombres irrationnels – va tester successivement trois définitions du savoir : (1) le savoir, c’est la sensation ; (2) le savoir, c’est la croyance vraie ; (3) le savoir, c’est la croyance vraie accompagnée d’un discours de justification. La première hypothèse – que Socrate attribue à Héraclite et à Protagoras est réfutée avec un grand luxe d’arguments – que nous laisserons de côté ici puisqu’ils ne concernent pas directement notre propos – même si l’opinion concerne d’abord les choses sensibles.
Cet état, c’est « juger » au sens d’avoir une opinion (et non au sens de discriminer). C’est l’équivalent pour l’âme de ce qu’est sentir pour le corps. Or il y a des opinions vraies et des opinions fausses. Donc si savoir et opiner sont la même chose, il faut distinguer les opinions vraies des opinions fausses, car la seule définition qu’on puisse donner est : le savoir, c’est l’opinion vraie.
Les longs et souvent tortueux raisonnements (188a-191b) exposent ce qui « tracasse » Socrate. Si on se tient sur le plan strict de l’opinion ou de la croyance, il ne peut plus y avoir d’opinion fausse qu’il n’y a de sensation fausse. La sensation en elle-même est en effet vraie – à condition de  distinguer la sensation de l’objet de la sensation. Si je dis que je ressens comme une piqûre d’aiguille dans le gros orteil, cette sensation est d’une vérité indiscutable. Je ne peux pas dire que je ressens un piqûre d’aiguille et que cette sensation est fausse ! De même, si je dis que je crois que p ; il est absolument vrai que je crois que p. Je ne peux dire « je crois que p, mais p est faux ». Bref, l’opinion fausse en elle-même ne peut pas être pensée !
Comment apprenons-nous ce que nous ne savons pas ? Socrate utilise la fameuse métaphore de la cire : est contenu en nos âmes un bloc malléable de cire. Apprendre c’est mémoriser et cet acte est comme fixer une empreinte dans la cire. L’opération d’identification consiste alors à comparer la perception (le Socrate que voit Théétète) avec l’empreinte qu’a laissée Socrate dans la cire. Quel genre d’empreinte ? Socrate donc comme exemple la signature que l’anneau laisse dans la cire. Cette empreinte est donc une signature qui permet d’authentifier (une lettre par exemple). L’oubli, c’est le fait que cette empreinte a été effacée. La connaissance consiste toujours à faire coïncider l’empreinte dans la cire et la sensation. Et l’opinion fausse serait seulement cette non-coïncidence, ce qui n’explique pas grand-chose.

C.  Histoires de colombes et de ramiers

Pour sortir de ces difficultés, Socrate utilise une autre métaphore célèbre, celle du colombier, ou de la volière (197-a). Il s’agit d’élucider le sens de l’expression « avoir le savoir de … » ou « avoir une science de … ». On peut poser que « Savoir = avoir de la science » et donc que cela suppose qu’on a acquis de la science. Mais on peut avoir acquis quelque chose sans l’avoir : j’ai acquis un manteau mais je l’ai laissé chez moi, donc je ne l’ai pas ! De même, j’ai acquis les oiseaux qui sont dans le colombier, je les ai à portée de la main, mais je peux très bien n’en avoir aucun actuellement. L’âme est comparée à une volière dans laquelle les oiseaux sont les idées qui vont isolément ou en bandes (197d). Pour les enfants, la volière est vide.
Avoir acquis, c’est avoir une capacité : j’ai appris la grammaire et je l’ai toujours même quand je dors et que je ne m’en sers pas. Avoir, c’est tenir l’oiseau dans sa main, c'est-à-dire utiliser effectivement le savoir. Comment puis-je savoir si je sais le latin ? En traduisant Cicéron ! Mais comment savoir que j’utilise la bonne idée. Si les idées sont des oiseaux, comme savoir quand j’ai besoin de l’oiseau « onze » que c’est bien lui qu’il faut attraper dans l’opération « 7+4 » et non l’oiseau « douze ».
Supposons que j’attrape l’oiseau sauvage que je mets dans la volière, cela revient à « j’apprends pour acquérir un savoir ». J’attrape l’oiseau dans la volière pour le tenir dans ma main : j’use du savoir. Il faut encore apprendre pour ne pas se tromper d’oiseau. Faut-il donc dire que j’apprends ce que je sais déjà ? C’est impossible. Donc, il faut s’en tenir à la théorie de l’erreur d’identification : j’ai pris  « un ramier à la place d’une colombe » (199b).
Mais peut-on admettre qu’on puisse être ignorant de tout alors que la science est présente ? Cela revient à admettre qu’on peut savoir tout en étant ignorant et voir en étant aveugle ! Théétète suppose que parmi les oiseaux « science » volaient des oiseaux « non-science » et donc l’opinion fausse serait d’avoir attrapé un oiseau « non-science » (200-a). Si chaque idée (chaque connaissance) est un oiseau, il me faut encore une idée pour distinguer les colombes des ramiers. Mais cette idée est aussi un oiseau. Comment distinguer cet oiseau, comment savoir s’il est lui-même une colombe ou un ramier ? Cette hypothèse nous ramène au point de départ : celui qui attrape une absence de science croit avoir une science. Faudra-t-il admettre qu’il y a encore une science et une absence de science permettant de reconnaître les sciences et les absences de science ?
La conclusion est tout simplement qu’il est impossible de savoir ce qu’est l’opinion fausse avant de savoir ce qu’est la science ou le véritable savoir ! Autrement dit, la définition du savoir comme opinion ou comme jugement vrai est une définition circulaire.

D.  Le jugement vrai accompagné d’une justification

On doit alors explorer une dernière hypothèse (201d) : le savoir est l’opinion accompagnée de définition, car ce dont il n’y a pas de définition n’est pas objet de savoir. Cette définition est très largement reprise dans la philosophie analytique, sous une autre traduction : la connaissance est une croyance vraie et justifiée. On la trouve chez C.S. Peirce ou chez Bertrand Russell (Problèmes de philosophie, Payot, 1989, Chap. XIII).
Ce qui est objet de science, c’est ce qui peut être défini. C’est donc sur la question de la définition que va porter l’enquête. Immédiatement se pose un problème : si on veut définir chaque terme, on remonte nécessairement à des premiers termes non définis mais simplement nommés (201e). Ces premiers éléments ne pourraient donc pas être connus mais seulement sentis (202b). Ils ne seraient donc pas objet de science ou de savoir véritable. Autrement dit, pour ce qui des premiers éléments, ceux à partir desquels sont définis les autres, ils peuvent être l’objet d’une opinion droite mais pas d’une science puisqu’il n’y a de science que des composés. Ainsi la science se fonderait sur l’opinion ! Comment les éléments pourraient-ils donc être non connus alors que leurs composés sont connus ? (202e)
Un nouveau modèle va être proposé, celui de l’écriture des mots au moyen de lettres. Les lettres sont non définies alors que les syllabes le sont par les lettres (SO = S + O). La syllabe S est seulement un sifflement de la langue (dont c’est bien la sensation qui est la caractéristique de l’élément).  Problème : Je connais SO donc je connais S et O ensemble. Mais comment donc pourrais-je ne les point connaître séparément ?
Une autre solution pourrait consister à considérer que le tout est différent des parties, forme une unité. Mais si le tout forme une unité, il n’a pas de parties ! En distinguant le tout et le total (redéfini comme le nombre total des parties) on aboutit cependant à ce que cette distinction n’a pas de sens  et que le composé n’est pas composé puisqu’il ne peut plus être défini par ses parties et que par conséquent il a la même forme que l’élément (205d). Troisième difficulté : c’est l’élément qui est le plus clairement connu (206a). Donc la thèse qui dit que le composé est connu et l’élément non ne peut être acceptée. L’expérience de l’apprentissage de la lecture ou de la musique pourrait montrer au contraire que nous avons une connaissance des éléments plus claire que celle des composés. (206b)
En quoi consiste la justification qui, jointe à l’opinion vraie, ferait d’elle un savoir ? Ce ne peut être le discours dans lequel s’exprime l’opinion vraie (206d). La définition pourrait être : « rendre apparente sa propre pensée au moyen de la voix ». Mais si on admet cette définition, toute personne qui a une opinion droite a aussi une science puisque tout le monde peut énoncer son opinion droite.
Ce ne peut pas être un dénombrement correct des composants élémentaires (207a). Connaître un chariot, ce serait alors en énoncer la liste des pièces. Mais connaître Théétète, est-ce énoncer les lettres du nom ? On peut connaître une liste des éléments sans encore connaître la chose : ainsi quand on apprend à écrire. Donc, il y a une opinion droite accompagnée de définition qui n’est pas encore science.
Ce n’est pas non plus un énoncé du caractère distinctif (208c). Cette définition est tout aussi inconsistante : L’opinion droite suppose en effet la différence : je reconnais Théétète à son nez aplati … et pourtant ce n’est une science ! Donc la définition de la science comme opinion droite accompagnée de l’énoncé de la différence propre de son objet, est creuse. La définition de la science comme doxa vraie accompagnée d’une justification ne convient pas plus que les précédentes.
Il est donc impossible, quelle que soit la manière dont on s’y prend de définir la science par l’opinion. Science et opinion sont fondamentalement étrangère l’une à l’autre. Le Théétète ne fournit que cette définition négative de la science. Mais il donne aussi une affirmation importante : si l’opinion n’est pas la science, il reste qu’il y a des opinions droites, des jugements corrects, qui apparaissent comme des intermédiaires entre le savoir et l’ignorance.

II.   La science dogmatique

A.  La connaissance infaillible est possible

Il y a quelque chose de curieux dans la conception platonicienne de la distinction savoir/doxa, c’est qu’elle n’est absolument pas dogmatique. Si l’opinion n’est pas savoir, le savoir lui-même reste problématique. La philosophie de Platon reste toujours beaucoup plus une philosophie critique qu’une philosophie systématique au sens où l’entendrons les philosophes modernes – typiquement Leibniz. C’est ce qui explique que l’école de Platon, l’Académie, prendra un tour, avec Carnéade, résolument sceptique.
À l’inverse, les Stoïciens semblent soutenir une conception radicalement dogmatique du savoir. Les hommes disposent naturellement des moyens d’atteindre la vérité. Sans doute est-il difficile d’attribuer la même position à tous les Stoïciens et l’on doit distinguer les premiers Stoïciens grecs (Chrysippe, Zénon) des Stoïciens tardifs. Il reste qu’il y a une ligne directrice : il est possible d’avoir du monde une connaissance infaillible.
S’opposant à tous les arguments sceptiques ou platoniciens, les Stoïciens affirment que les sens peuvent nous donner une connaissance infaillible. Rapportant leur position, Cicéron affirme ainsi : « leurs jugements sont si clairs et si certains  que si le choix était donné à notre nature et si un dieu lui demandait si elle se contente d’avoir les sens intacts et sains ou si elle réclame quelque chose de mieux, je ne vois pas ce qu’elle pourrait souhaiter de plus. » (Premiers Académiques, II, VII, 19)
Il ne s’agit pas, cependant, de suivre la doctrine épicurienne selon laquelle les sens sont infaillibles et que seul notre jugement peut errer : « Je ne suis pas homme à dire que tout ce qui nous paraît est tel qu’il nous paraît. » Pour que les sens nous livrent la vérité des choses, il faut, primo, qu’ils soient sains et, secundo, qu’aucun obstacle ne s’interpose et les empêche d’agir. Enfin, avec de l’exercice, nous pouvons améliorer notre perception : « combien de choses que nous ne voyons pas, voient les peintres dans les creux et dans les reliefs ! » (20)
Ces données sensorielles sont élaborées par notre esprit qui dispose de « notions imprimées en nous » (21) qui permettent de passer de la sensation aux objets qui ne sont pas directement perçus par les sens. Encore une fois, sauf cas pathologique, ces notions sont vraies, sans quoi nous ne pourrions pas les utiliser. L’esprit humain a donc « une grande aptitude à la connaissance des réalités et à la constance dans la vie » (X, 31).
Il y a donc une marque de la vérité, la clarté de la perception et l’esprit doit donner son assentiment à l’évidence. On trouve ici une thématique que reprendront Descartes et Spinoza, chacun à sa manière. Cette perception claire et à laquelle l’esprit donne son assentiment, les Stoïciens la nommaient « katalèpsis », ce que Cicéron traduisait par « compréhension » et que les auteurs contemporains rendent plutôt par « cognition ». Cette cognition est « vraie et fidèle » et « la nature nous l’a donnée comme norme ».

B.  Science, cognition et opinion

Une sensation à laquelle l’esprit a donné son assentiment, qu’il a certifiée comme vraie, une cognition n’est pas encore une véritable connaissance scientifique. Ce qui donne lui donnera le statut de connaissance scientifique, c’est sa capacité à résister à tous les raisonnements qui pourraient lui être opposés. Selon Cicéron, Zénon plaçait la cognition entre le savoir scientifique et l’ignorance. Voici comme Sextus Empiricus (in Contre les professeurs, cf. Long et Sedley, II, p.212) présente les rapports entre science, cognition et opinion : « Les Stoïciens disent qu’il y a trois choses qui sont liées les unes aux autres, le savoir scientifique, l’opinion et la cognition qui est située dans l’entre-deux. Le savoir scientifique est une cognition qui est sûre et ferme et que la raison ne peut ébranler. L’opinion est un assentiment faible et faux. La cognition est ce qui est dans l’entre-deux, c’est l’assentiment propre à une impression cognitive ; et une impression cognitive, selon eux, est une impression qui est vraie et qui ne saurait devenir fausse. De ces trois états, ils disent que le savoir scientifique ne se trouve que chez les sages, que l’opinion ne se trouve que chez les mauvais, que la cognition est commune aux deux groupes et qu’elle est le critère de la vérité. »
L’opinion, c’est donc le non-savoir par excellence. Elle découle d’une faiblesse de l’esprit qui donne son assentiment sans raison ou pour des raisons fausses. Or il est toujours au pouvoir de l’homme de ne pas tomber dans l’opinion. Pour éviter de donner son assentiment à une impression « in-cognitive », il faut faire montre d’une disposition à « l’absence de précipitation ». La précipitation consiste au contraire à  donner son assentiment à une impression avant d’avoir pu s’assurer qu’il s’agit bien d’une impression cognitive.

C.  L’embarras du Stoïcisme

Ainsi, les Stoïciens ne reconnaissent pas l’existence d’opinions vraies et sur ce point ils s’opposent clairement à Platon et Aristote. On pourrait penser qu’il s’agit d’une question de terminologie et le statut intermédiaire de la cognition correspondrait à celui de l’opinion droite chez Platon. Cependant ce rapprochement est peu justifié, car il ne viendrait certainement pas à l’esprit de Platon de définir l’opinion droite comme « la norme de la vérité ». Il est à remarquer que l’opposition radicale entre science et opinion ou croyance, telle que la pensent les Stoïciens trouvera des puissants échos dans la pensée moderne, chez les rationalistes classiques et leurs successeurs. La thèse stoïcienne de l’impression cognitive ne doit en effet par conduire à faire des Stoïciens des sortes d’empiristes. La connaissance n’est l’empreinte que les évènements extérieurs forment sur notre esprit. La connaissance réside dans l’activité même de l’esprit qui seul peut reconnaître une impression cognitive d’une impression non cognitive. Hegel note l’embarras du stoïcisme quand il est interrogé sur le critère de la vérité. Pour le stoïcisme, en effet, « c’est dans l’adéquation à la raison que sont censés consister le vrai et le bien. Mais cette identité de la pensée à soi-même, une fois de plus, n’est que la pure forme dans laquelle rien ne se détermine ; c’est pourquoi les grands mots universels, le vrai et le bien, la sagesse et la , auxquels il est contraint s’en rester, incitent certes en général à la l’élévation, mais comme dans les faits ils ne peuvent parvenir à aucune extension du contenu, ils ont tôt fait de provoquer l’ennui. » (Phénoménologie de l’esprit, IV, 134, trad. J.P. Lefebvre)

III. Le scepticisme

A.  L’absolue inquiétude dialectique

Avec le scepticisme, dit Hegel, la philosophie se trouve « l’absolue inquiétude dialectique ». Selon plusieurs doxographes, le grand maître du scepticisme, Pyrrhon, soutenait que « nous sommes ainsi faits que nous ne connaissons rien », car « les choses sont également indifférentes, non évaluables, indécidables » et « pour cette raison, nos sensations et nos opinions ne nous donnent ni la vérité ni la fausseté » (cf. Long et Sedley, I, p.41). Il ne s’agit pas de mettre en cause la faiblesse des sens ou de telle ou telle faculté cognitive en particulier – le thème de la faiblesse des sens est archi-connu. Il s’agit de comprendre que ce sont les choses qui, par nature, sont indéterminables.
La croyance peut-être considérée comme une erreur (elle est un assentiment faux) ou comme un mode incomplet du vrai, un intermédiaire entre savoir et ignorance (il lui manque ce qui fait le vrai, savoir les raisons inattaquables) ; on peut même considérer que les hommes ne peuvent pas aller au-delà de la croyance, que leurs savoirs les plus assurés ne sont que des formes de croyance sophistiquées. Mais dans tous ces derniers cas, on admet qu’il y a une réalité des choses à laquelle un savoir idéal, celui d’un sage ou celui d’un dieu, pourrait accéder. Dans le pyrrhonisme, c’est cette réalité déterminable des choses qui est refusée. Si la tour est ronde  vue de loin et carrée quand je m’approche, ce n’est parce que mes sens sont faibles mais parce qu’il est impossible de déterminer ce qu’est cette tour ! Considérer que les choses sont soit accessibles soit inaccessibles, c’est encore les déterminer d’une certaine manière et se trouver confronté à la réfutation classique : affirmer qu’il n’y pas de  vérité, c’est encore affirmer une vérité et c’est donc se contredire. Mais telle n’est pas la position des pyrrhoniens : « aucun d’eux n’a dit que toutes choses sont tout à fait insaisissables, ni qu’elles sont saisissables, mais ils disent tous qu’elles ne sont pas plus de telle sorte que de telle autre, ou que parfois elles sont de telle sorte et parfois non, ou que pour l’un elles sont ainsi, pour un autre non ainsi, et pour un autre encore totalement inexistantes. » (Long et Sedley, p. 63)
Sextus Empiricus, l’auteur des Esquisses pyrrhoniennes, classe les philosophes en trois catégories : les dogmatiques qui prétendent avoir trouvé la vérité, ce qui prétendent qu’elle est insaisissable (Carnéade et l’Académie) et enfin ceux qui cherchent la vérité. On peut ainsi définir le scepticisme par une triple orientation : « zététique » (la recherche), « éphectique » (la suspension du jugement) et enfin « aporétique » (pratiquant le doute).

B.  La suspension du jugement

La pensée des pyrrhoniens est donc fondamentalement aporétique. Elle peut exposer diverses hypothèses mais aucune n’est décidable. Il ne reste donc qu’à suspendre son jugement, pratiquer l’épokhè. Les modes de suspension du jugement sont détaillés par Sextus Empiricus. Il s’agit d’exposer les différentes raisons que nous avons de ne pas juger à partir de ce qui nous apparaît. Comment pouvons dire que les choses sont de telle ou telle sorte que la saisie des couleurs, des sons, etc., dépend à l’évidence de la constitution physique de l’être qui reçoit ces impressions. Les hommes différent des autres espèces animales qui, elles-mêmes, diffèrent toutes entre elles. En outre les hommes diffèrent entre eux et ne perçoivent pas les mêmes choses de la même façon. Les choses elles-mêmes sont perçues de manière différente selon les circonstances, la distance à laquelle on les observe, etc.. Nous percevons toujours des choses mélangées à d’autres et donc leurs effets combinés mais nullement les choses en elles-mêmes. Les choses existent les unes relativement aux autres et donc il est impossible d’affirmer quoi que ce soit dans l’absolu.
Toutes ces raisons conduisent à considérer que si nous pouvons décrire les apparences pour nous, il est impossible d’en déduire un jugement. Il faut donc se régler sur les apparences, mais en sachant que ces apparences sont toujours relatives. Le scepticisme, ainsi va bien au-delà du pyrrhonisme. Il ouvre sur un relativisme qui est une des dimensions importantes de la pensée contemporaine et sur un perspectivisme – il n’y a pas de réalité mais seulement des points de vue – dont Nietzsche sera l’un des meilleurs défenseurs.
Dans le scepticisme, dit Hegel, la conscience de soi « fait l’expérience de sa propre liberté ». Dans la remise en cause question de toute croyance, la pensée s’émancipe du donné, du pré-jugé, du poids de ce qui n’est pas elle. C’est pourquoi Kant définit la philosophie par sa dimension « zététique ». Mais le scepticisme traditionnel suppose l’acceptation des normes sociales : puisque tout jugement doit être suspendu, je n’ai pas plus à juger les conventions acceptées généralement par mes contemporains et la sagesse veut que je m’y conforme – une position que reprend clairement Descartes dans le Discours de la méthode. La nouveauté du scepticisme contemporain tient à ce qu’il conduit à réfuter toute norme à valeur universelle, au nom de son relativisme et à questionner le pouvoir de la raison elle-même, à travers les mises en cause de la valeur de la science.

Bibliographie

Platon La République, GF-Flammarion, 2002, traduction nouvelle de Georges Leroux.

lundi 1 juin 2009

Après la vertu

Une remarque sur le livre d'Alasdair MacIntyre

Dans le dernier chapitre d'Après la  pose la question de ses rapports avec Marx et le marxisme. Après avoir fort justement remarqué que "le marxisme cache en son sein un certain individualisme radical" (254), il souligne combien la perspective de l'individu libre définie dans le Capital ressemble à une sorte de "Robinson socialisé".  fut trotskyste avant de renoncer au militantisme politique pour se consacrer à la philosophie. Je cite ici un long passage de la dernière page de son livre, qui me semble très pertinent et que je ne suis pas loin de partager:
Un marxiste qui prendrait au sérieux les derniers écrits de Trotsky serait poussé à un pessimisme étranger à toute la tradition marxiste et il cesserait en grande partie d'être marxiste. Il ne verrait plus aucun ensemble de structure économiques et politiques susceptible de remplacer les structures du capitalisme avancé. Cette conclusion rejoint bien sûr la mienne. Selon moi,  le marxisme est épuisé en tant que tradition politique, ce dont témoigne l'infinie variété des allégeances politiques rivales qui portent aujourd'hui la bannière marxiste (cela n'implique nullement que le marxisme ne soit pas encore l'une des plus riches sources d'idées sur la société moderne), mais je crois que cet épuisement est commun à toutes les traditions de notre culture. (...)
Il est toujours dangereux d'établir des parallèles trop précis entre deux périodes historiques: les plus trompeurs sont ceux qui comparent notre époque en Europe et en Amérique du Nord avec la décadence de l'empire romain. Il existe pourtant des ressemblances. Un tournant capital dans le chute de Rome est le moment où les hommes de bonne volonté cessèrent d'étayer l'imperium et d'identifier la continuation de la civilité et de la   avec le maintien de cet imperiumSans en être toujours conscients, ils se consacrèrent dès à la construction de nouvelles communautés où la vie  pouvait être soutenue et ainsi permettre à la  et à la civilité de survivre à la barbarie à venir. Si mon exposé de notre condition  est correct, il faut conclure que nous sommes, nous aussi, parvenus à ce tournant. Nous devons nous consacrer à la construction de formes locales de communautés où la civilité et la vie intellectuelle et pourront être soutenues à travers les ténèbres qui nous entourent déjà. Si la tradition des vertus a pu survivre aux horreurs des ténèbres passés, tout n'est pas perdu. Cette fois, pourtant, les barbares ne nous menacent pas aux frontières; ils nous gouvernent déjà depuis quelques temps.
 [ajouter] voit juste. Le cycle du progressisme est en train de s'achevee et ordre politique. Si le républicanisme moderne est conséquent, c'est plutôt de ce côté qu'il doit se tourner. Bien sûr les conséquences à en tirer sont assez considérables. J'y reviendrai.


Alasdair  [ajouter], Après la ,1981,1984, traduction française de Laurent Bury, PUF, 1997, réédition "Quadrige", 2006.


mardi 12 mai 2009

Sur le concept de communisme

Un texte de Costanzo Preve dédié à Georges Labica (1930-2009)


Georges Labica
1. Dans une correspondance épistolaire sur le réseau avec Attilio Mangano, publiée sur son blog (ripensaremarx.splinder.com), Gianfranco La Grassa (à partir de maintenant GLG) admet ouvertement ne plus pouvoir se dire « communiste », être anticapitaliste sans communisme, et en substance il admet ne plus avoir de concept du communisme.
Il s’agit d’une confession qui lui fait honneur. Du moment que GLG est un véritable spécialiste de Marx et non un bavard confusionniste, il est clair qu’il ne peut plus se contenter d’affirmations anti-éducatives de type narcissiste-existentialiste à la Pietro Ingrao, pour qui communiste est celui qui « se sent communiste » ou « se déclare communiste ». Sur de telles bases, même le fou de l’asile qui déclare être Napoléon devrait aussi être véritablement Napoléon. S’il y avait en Italie une discussion marxiste sérieuse, au lieu seulement des blogs autoréférentiels en lutte sectaire réciproque, l’aveu de GLG ferait discuter. Ceci, évidemment, ne peut arriver. Qu’importe, moi, je le discuterai.
2. Selon le Dictionnaire Critique du Marxisme (en langue française) de Labica et Bensussan, à l’entrée « Communisme », on peut lire quelques intéressantes conceptualisations :
(a) Jusqu’à L’idéologie allemande de 1845, Marx n’use jamais du terme « communisme », mais du terme « socialisme ». Dans ce contexte historique, le communisme était seulement la répartition égalitaire des biens et Marx la critique dans les Manuscrits de 1844 avec la curieuse expression de « propriété privée générale ».
(b) Dans les Manuscrits de 1844, Marx pense encore le socialisme dans des termes « conviviaux » et communautaires d’une assemblée réunie autour d’un repas commun fraternel (d’où « compagnon », cum-pane, celui qui rompt le pain ensemble avec moi). Les origines communautaires conviviales du terme communisme en 1844 sont philologiquement documentées et qui veut séparer communisme et communautarisme doit détruire toute la documentation existante.
(c) Dans les Manuscrits de 1844 il y a une centralité du concept d’aliénation. Comme c’est connu, il y a des écoles marxistes (parmi lesquelles l’école l’althussérienne de GLG) qui voudraient se défaire de ce concept « juvénile ». D’autre écoles, comme la mienne, ont à ce propos une opinion opposée et en soutiennent la permanence et la centralité pour toute la vie de Marx. Une des raisons (non la seule) pour quoi je la tiens pour centrale est que chez Marx la critique du concept abstrait d’aliénation est inséparable du concept concret de division du travail. Et un communisme qui laisse la division du travail exactement comme elle est aujourd’hui me semble vraiment peu un “communisme”, et bien plus une ingénierie sociale de type positiviste.
(d) Dans L’Idéologie Allemande de 1845 nous avons la coprésence, qui n’est pas due au hasard, de deux concepts nouveaux. D’un côté, le concept de mode de production capitaliste, dont jusqu’en 1845 manquait tant le concept que le nom. De l’autre côté, le concept de communisme non comme idéal à réaliser, mais comme le mouvement réel qui abolit l’état de choses présent. Le véritable « matérialisme historique » naît ainsi seulement en 1845 à travers la connexion dialectique organique du mode de production capitaliste, des contradictions de ce mode de production (bourgeoisie et prolétariat, forces productives et rapports de production, etc.) et du communisme comme mouvement réel.
(e) Dans le Capital, chapitre sur le fétichisme de la marchandise, Marx pense le capitalisme par différence et par contraste avec les robinsonnades, le “sombre” monde féodal et l’exploitation agraire familiale, à travers la représentation « d’une réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs et dépensant d’après un plan concerté leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social. (…) Les rapports sociaux des hommes dans leurs travaux et avec les objets utiles qui en proviennent restent ici simples et transparents dans la production aussi bien que dans la distribution. »[1]
Résumons : si les mots ont un sens, le communisme résulte des trois concepts de  ( de travail,  de production,  de distribution), de plan (c’est-à-dire de prévalence du plan sur le marché) et enfin de transparence (les rapports sociaux communistes sont « transparents » et ne sont pas, au contraire, rendus obscurs par le fétichisme de la marchandise, dû lui-même à l’aliénation des produits du travail, et, comme on le voit, je réfute radicalement la lecture d’Althusser et de GLG de la séparation entre le concept d’aliénation et le concept de fétichisme de la marchandise, que je considère inversement comme des concepts interconnectés, logiquement et historiquement).
(f) Dans les écrits aux alentours des années 1870 et de la Commune de Paris, Marx montre que pour lui le communisme est « l’association des producteurs ». Cette association des producteurs a deux bases, la réappropriation du surplus social approprié par les classes exploiteuses et la démocratie directe des producteurs eux-mêmes. Marx voit comme liées la démocratie directe et l’extinction de l’État, parce que pour lui la démocratie directe est incompatible avec la permanence de l’État, aussi « démocratisé » qu’il puisse être.
(g) Dans la Critique du programme de Gotha de 1875, Marx distingue deux phases du passage au communisme, la première phrase (de chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail) et la seconde phase (de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins). Il s’agit d’une distinction très connue, en général connue même des débutant dans l’étude du marxisme.
Dans l’interprétation classique du marxisme, la première phase a été appelée « socialisme » et la seconde « communisme ». Grâce aux travaux de la tendance maoïste occidentale (Althusser, Bettelheim, Natoli, etc.) on est certain que cette distinction est inexacte. Le socialisme, en fait, n’est pas pour Marx un mode de production autonome mais simplement la transition du capitalisme au communisme, dans laquelle perdure la lutte des classes entre bourgeoisie et prolétariat autour des « deux lignes » du parti (théorie de la révolution culturelle de Mao Tsé-toung et du maoïsme européen).
Le discours devrait être beaucoup plus long et mieux articulé, mais contentons-nous pour l’instant de ces sept points introductive. Et par-dessus tout, commentons-les de manière libre et dépourvue de préjugés.
3. Pour qui connaît la philosophie de Hegel et n’en parle pas seulement par « ouï-dire » comme un ivrogne dans une auberge, il est évident que le communisme de Marx ne se « superpose » pas à l’histoire comme un projet rationnel abstrait, mais émerge du développement des déterminations dialectiques (dans le sens de déterminations du fini qui renvoie à autre chose que lui-même), et par conséquent il est contenu dans le capitalisme comme sa possibilité ontologique objective.
Qui connait la Phénoménologie de l’esprit, et ne crache pas dessus sans la connaître, seulement par « ouï-dire », y reconnaîtra la théorie du Savoir Absolu de Hegel, pour qui « la force de l’esprit est plutôt celle de rester égal à lui-même dans son extériorisation ». Si nous cherchons à déduire le communisme non seulement d’une possibilité objective qui n’est nécessitée par rien de contraignant (le dynamei onaristotélicien), mais d’une nécessité historique qui prend la forme (folle) d’une loi naturelle positiviste, nous finissons évidemment dans une impasse.
La « science » ainsi entendue ne pourra jamais déduire scientifiquement le passage du capitalisme au communisme.
4. La faillite de tous les « scientismes », de Lucio Colletti à Gianfranco La Grassa, est donc inscrite depuis le début dans le caractère erroné de leurs présupposés. Et comme je ne m’étonne pas du tout  que Colletti, plein de sa stupide rancune contre Hegel, bien meilleur que lui, soit finalement passé de Marx à Popper, de la même manière, je ne m’étonne pas que Gianfranco La Grassa, sur la base du fait que le communisme est aussi aléatoire que la chute d’une météorite, affirme dans sa correspondance avec Mangano que « croire au communisme est comme croire en Dieu » et que la croyance dans le communisme est une simple manière de donner un sens à sa propre vie, analogue de ce point de vue à la croyance chrétienne.
Ceux qui veulent fonder le communisme sur la science scientifique épurée de l’horrible triade irrationaliste philosophie-idéalisme-humanisme, sur laquelle, à l’inverse, je fonde rationnellement mon communisme, je le revendique et je l’en vante, arrivent nécessairement à l’excommunication de Pascal, c’est-à-dire à la foi communiste assimilée à la foi en Dieu.
Est-ce que je m’étonne ? Mais pas même en rêve ! Depuis plusieurs années j’en suis arrivé à la conclusion calme et prudente (faillible et provisoire comme toutes les conclusions) que le pire irrationalisme, celui qui est incurable (et incurable parce qu’il ne sait pas socratiquement qu’il ne sait pas) est l’arrogance scientiste, celle-ci qui se décharge dans la haine envers la philosophie, l’humanisme et l’idéalisme, le communautarisme, la décroissance, etc. À la fin, son délire scientiste lui fond entre les mains comme la glace au soleil et il doit parler d’abord du communisme aléatoire comme la chute d’une météorite et ensuite de la foi dans le communisme comme quelque chose de semblable et même d’égal à la foi en Dieu.
Tout ceci mérite d’autres commentaires brefs.
5. Dit de manière synthétique, le paradigme de théorique de GLG peut être résumé ainsi : l’analyse du mode de production capitaliste est une science alors que le communisme est une religion.
Ce modèle théorique n’a rien à faire avec celui de Marx. Notez bien : je n’ai pas dit qu’il est une interprétation discutable de Marx. Des interprétations de Marx il y en a des centaines. Par exemple, mon interprétation de Marx (Costanzo Preve) est une interprétation discutable : Marx est le troisième grand penseur idéaliste après Fichte et Hegel ; chez Marx le matérialisme a seulement un statut métaphorique complémentaire mais non fondateur : l’art, la religion, la philosophie, ne sont pas des superstructures ; l’État ne s’éteindra pas non plus dans le communisme ; l’humanisme est partie intégrante de la pensée de Marx ; le communautarisme est à la base du concept de communisme, etc. C’est le cas de dire : plus discutable que ça !
Et cependant, pour discutable qu’elle soit, mon interprétation est en tout conforme au projet de Marx, fondé sur le fait de tenir ensemble capitalisme et communisme et dans la pensée du communisme à partir du capitalisme, non comme son issue nécessaire (pour user du langage positiviste erroné de Marx et  Engels : comme un « processus de l’histoire naturelle »), mais comme son issue ontologique possible (le dynamei on aristotélicien, l’experimentm mundi de Bloch, l’ontologie de l’être social de Lukacs, etc.).
Si inversement on arrive au dualisme, totalement séparé, de l’analyse du mode de production capitaliste comme science et du communisme comme religion, alors on est complètement en dehors de Marx.
Notez-le bien. Pour moi cette affirmation ne comporte absolument aucune condamnation moraliste indignée ni une excommunication des groupuscules fous et sectaires. Simplement, je constate où nécessairement doit arriver le long cri de haine et de mépris envers la philosophie, l’idéalisme et l’humanisme.
La confession de GLG (le communisme est comme la foi en Dieu) ne me scandalise pas, en effet. Simplement, il me plait de la voir écrite noir sur blanc, parce qu’elle représente une confirmation retentissante de ce que je pense depuis au moins vingt ans de tous les paradigmes antiphilosophiques et antihumanistes du communisme. Les graves tombent gravitationnellement. Les marxismes scientistes et antiphilosophiques tombent eux aussi gravitationnellement.
6. Après cinquante années de recherches sérieuses et originales sur Marx et le marxisme, notre GLG est arrivé à deux conclusions sur le communisme. Premièrement, le communisme est une foi religieuse et existentielle comparable à la foi en Dieu.  Il y a celui qui a la fortune de l’avoir et celui qui, hélas (ou heureusement, parce qu’il est « wébériennement » plus désenchanté) ne l’a pas. Deuxièmement, l’advenue du communisme dans l’histoire humaine est un phénomène purement aléatoire, comparable à la chute d’une météorite.
Voyons comment le maître de GLG, Louis Althusser, se représente le communisme dans une conférence à Terni (cf.  Repubblica et Manifesto, 5/4/1980), peu de temps avant sa catastrophe bien connue. Devant un plateau de petits sots bouleversés « de gauche », le maître franco-taôiste soutient dans l’ordre les thèses suivantes (je me limite malheureusement aux seules thèses rapportées par les journalistes médiocres présents).
Il est nécessaire de jouer en se débarrassant de toutes les partitions.
Le socialisme historique construit jusqu’ici est de la « merde » (sic !)
Après cette merde, cependant, grâce à la résistance ouvrière constituante, viendra l’anarchisme social.
Quand au communisme, pour l’heure il est vivant chez les enfants qui jouent heureux et indisciplinés dans leur cour.
Le communisme en outre ne signifie pas du tout « socialisation », parce que socialiser est une chose terrible, un « tendance du capitalisme » et il est besoin le cas échéant de « désocialiser ».
Dans une entrevue concédée par Lucio Colletti, ce dernier rapporte qu’il a dîné avec Althusser dans un « petit restaurant vietnamien », qu’ils ont discuté du marxisme et qu’Althusser lui aurait dit que le marxiste qui lui semblait le plus prometteur et pertinent était l’Italien Antonio Negri, dit Toni Negri, devenu depuis internationalement fameux avec ses deux œuvres écrites avec Michael Hardt, Empire et Multitude, desquelles, par pudeur, je ne parlerai pas, mais que je tiens pour le pire au sens absolu de ce qui a été publié dans la conjoncture  historique (provisoire) de la dernière décennie.
Un bref commentaire. La sympathie d’Althusser pour Negri (je considère comme fiable le témoignage de Colletti) n’est pas un hasard, car tous les deux s’accordent pour décliner théoriquement le communisme dans les termes de l’anarchisme, c’est-à-dire de l’extinction de l’État. Ne pouvant cependant pas « démontrer » cette thèse (précisément l’extinction de l’État), thèse effectivement indémontrable (et on peut voir, outre Preve, Danilo Zolo, Domenico Losurdo et de très nombreux autres) ils doivent se replier sur des métaphores tout à fait littéraires, comme des bambins heureux qui jouent sans surveillance dans leur cour, ou bien comme des « multitudes constituantes ». Negri lui-même, après la mort d’Althusser, a confirmé de manière répétée son adhésion au soi-disant « matérialisme aléatoire », c’est-à-dire à la théorie du communisme pensé comme la chute d’une météorite. On a ainsi la configuration d’une véritable école vénéto-marxiste, qui va de Padoue (Toni Negri) à Conegliano Veneto (Gianfranco La Grassa ).
Inversement, je suis d’accord avec Althusser sur les points (a) et (e). Il est besoin en effet aujourd’hui de faire du marxisme en jetant dehors de toutes partitions. Mon défunt ami Jean-Marie Vincent l’a dit de manière encore plus précise dans un essai fondamental soutenant qu’il est nécessaire de « se débarrasser du marxisme » entendu comme la tradition séculaire 1890-1990. Très bien dit. Personnellement, voilà au moins vingt ans que je cherche à le faire. En outre, il est parfaitement vrai que sans désocialiser la socialisation capitaliste (en particulier la pire de ces socialisations culturelles, la socialisation de la soi-disant « culture de gauche »), il n’y a aucun sens à parler de communisme. Je suis en revanche en désaccord avec les points (b), (c) et (d). J’accorde le fait que les enfants essoufflés qui jouent au ballon sont l’image du bonheur, mais ce type d’extase (sortir de soi-même, ek-statis) ne doit pas être assimilé à l’association des producteurs qui, pour Marx, est le concept du communisme. L’association des producteurs peut se révéler pédante, ennuyeuse et difficile. La félicité à mon avis se cherche et se trouve ailleurs. La félicité est une dimension privée. Seule la justice est une dimension publique. Un peu de philosophie grecque ne ferait pas de mal.
7. À qui veut continuer sur la route des multitudes constituantes à l’intérieur d’un empire déterritorialisé sans plus aucun État national,  de l’anarchisme social magiquement sans la charge minimum de démonstration rationnelle sur une base historique, de la foi dans le communisme pensée selon le modèle de la foi en Dieu, du communisme pensé sur le mode aléatoire comme une chute de météorite, du communisme esthétique comme félicité présente des enfants excités qui jouent au ballon dans une cour, des désormais insupportables déclarations de haine envers la philosophie, l’idéalisme et l’humanisme, etc., à celui là est conseillé d’interrompre tout de suite  la lecture. Contra negantes principia ­ - disait Hegel – non est disputandum.
Qui veut en revanche tourner la page est prié de lire avec une extrême attention les paragraphes qui viennent.
8. Il n’est pas vrai que les choses sont « complexes ». La soi-disant « complexité » est un mythe de la caste universitaire, la même qui a réduit la philosophie à la « citatiologie ». La « citatiologie » est le seul paramètre académique pour les concours universitaires, à partir du moment où la philosophie a été privée de tout rôle fondateur dans la compréhension de la société et de l’histoire. Platon, Aristote, Spinoza, Kant, Hegel et Marx auraient été inexorablement recalés à un concours universitaire, parce qu’ils ont écrit sans citer personne. La citation peut être parfois utile, mais, c’est comme le vinaigre balsamique, une goutte suffit.
On dira que ceci valait seulement pour les grands et que maintenant cela ne vaut plus. Maintenant, sans « citatiologie », on est expulsé de la république des doctes. Idioties. Lukacs écrit (Pensiero Vissuto, Editori Riuniti, Roma 1983, p.44)[2]: « Sur moi, Bloch a eu une énorme influence. C’est lui en fait qui m’a convaincu avec son exemple qu’il était possible de philosopher à la manière traditionnelle. Jusqu’à ce moment, je m’étais immergé dans le néokantisme de mon temps, et maintenant que je rencontrais en Bloch le phénomène de quelqu’un qui philosophait comme si la philosophie moderne tout entière n’existait pas et qu’il était possible de philosopher à la manière d’Aristote et de Hegel. » Ici, Lukacs touche à un point essentiel.  Il ne s’agit pas de se donner, de manière mégalomaniaque, l’illusion de pouvoir arriver au niveau d’Aristote et de Hegel. Il s’agit de philosopher à la manière d’Aristote et de Hegel sans la stupide rhétorique de la complexité et sans croire qu’on peut « démontrer » quelque chose de manière érudite et citatiologique. Il ne s’agit certes pas de haïr le cirque universitaire et ses rites « citatiologiques », mais de comprendre que ce cirque est totalement insignifiant pour la discussion philosophique des contenus.
9. Hostile au « citationnisme » inutile et pléonastique, alibi pour androïdes académiques privés d’idées originales, je commencerai cette fois avec une citation, et avec une citation d’une partie de la première des Thèses sur Feuerbach, écrite par Marx au printemps 1845 à Bruxelles et dont Engels a donné une publication posthume en 1888. Elle dit :
« Le défaut principal, jusqu’ici, de tous les matérialismes (y compris celui de Feuerbach) est que l’objet (Gegenstand), la réalité effective, la sensibilité, n'est saisi que sous la forme de l’objet (Objekt) ou de l'intuition ; mais non pas comme activité sensiblement humaine, comme pratique, non pas de façon subjective. »[3]
J’omets le reste, secondaire et non essentiel. Mon ami défunt Georges Labica, maître aimé et ami fraternel, a dédié un commentaire analytique aux Thèses sur Feuerbach qu’il vaudrait la peine de reprendre, ce que je ne peux pas faire pour des raisons de place. Si on le faisait, il en émergerait l’interprétation connue du marxisme comme « philosophie de la praxis », inaugurée en Italie par le livre de Giovanni Gentile de 1899 sur la Philosophie de Marx (livre qu’en son temps Lénine apprécia dans la traduction française, au point de conseiller à sa sœur de le traduire en russe), qui fut le modèle repris substantiellement par Gramsci dans ses Quaderni del carcere, très bien commentés en langue française par André Tosel.
Et toutefois j’en donnerai tout de suite mon interprétation, théorétique et non citatiologique.
10. Avant tout un nécessaire acte brechtien de distanciation.  La première thèse sur Feuerbach de Marx se base sur deux pittoresques équivoques de Marx. Il n’est pas besoin en effet de penser que Marx est le fils de Dieu qui ne se trompe jamais. Marx a commis quelques erreurs, par exemple, dans l’interprétation de Hegel et c’est seulement récemment, avec la chute de la Sainte Inquisition du communisme étatique et partisan qu’il a été permis de commencer précautionneusement de le dire (cf.  Roberto Fineshi, Marx et Hegel, Carrocci, Roma, 2006).
Il est évidement qu’ici Marx cherche à fonder une philosophie de la praxis, qu’il explicitera dans la onzième et dernière thèse sur Feuerbach, savoir : « Les philosophes ont seulement interprété le monde de différentes manières, il s’agit de la transformer. »[4] Il est intéressant que Engels en 1888 ait interpolé, en l’inventant, un aber inexistant dans le texte original, pour quoi la phrase sonne ainsi : « les philosophes ont jusqu’à présent interprété le monde de différentes manières. Il s’agit au contraire de la transformer. » Engels a mis son bébé “au contraire” (aber) en parfaite bonne foi. Mais pour un siècle, les idiots incurables travestis en « vrais marxistes » ont mis en avant la démentielle conception activiste qui oppose l’interprétation à la transformation, comme si on pouvait transformer quelque chose sans l’avoir préalablement interprété correctement. Il s’agit d’une pathologie nommée « dromomanie », typique de ceux qui ne parviennent jamais à resté en place et s’agitent continuellement.  Une grande partie de l’histoire du marxisme est une histoire de dromomanie hystérique. Mais passons au commentaire de la première thèse sur Feuerbach.
À cette fin, il faut dire qu’il y a tout de suite deux véritables erreurs à relever. En premier, il n’est pas vrai du tout que le matérialisme de Feuerbach soit à inscrire dans les matérialismes contemplatifs qui considèrent la réalité en termes abstraits d’objet (Objekt), et non d’obstacle qui se tient face à notre praxis (Gegenstand). Il n’est pas vrai du tout que Feuerbach ne conçoit pas la réalité comme activité humaine et comme praxis subjective. C’est exactement le contraire. Feuerbach conçoit la praxis humaine comme vecteur humaniste fondamental de désaliénation de l’homme, le seul moyen de remettre sur ses pieds la théologie qui n’est autre que l’anthropologie placée sur la tête. Le manque de générosité de Marx vis-à-vis de Feuerbach est criant, même s’il est compréhensible pour un homme qui n’a pas encore trente ans et qui doit effectuer le freudien meurtre du père (et même de deux pères, Hegel et Feuerbach). En second lieu (et ici nous sommes au sommet du théâtre philosophique de l’absurde), Marx relève que « le côté actif fut développé de façon abstraite, en opposition au matérialisme, par l'idéalisme - qui naturellement ne connaît pas l'activité réelle effective, sensible, comme telles. »   Que l’idéalisme, inauguré en 1794 par Fichte (cf.  La doctrine de la science) traite abstraitement le côté actif, et naturellement ne connaît pas l’activité réelle et sensible comme telle, est une pure invention polémique du jeune Marx. Le Je de Fichte est une métaphore philosophique unifiée sous forme d’un concept unitaire transcendantal-réflexif de l’humanité entière, pensée comme vecteur dynamique transformateur du Non-Je, c’est-à-dire des obstacles continus que l’humanité trouve devant elle comme obstacle (Gegenstand) à son incessante activité méliorative, ce qui est exactement ce que Marx considère comme nécessaire pour passer de l’interprétation du monde à sa transformation. Et il en résulte un sympathique paradoxe selon lequel le matérialisme que Marx cherchait existait depuis un demi-siècle (1794-1844) et c’est justement l’idéalisme de Fichte.
11. Bertolt Brecht, dans Dialogues de réfugiés, dit que celui qui est privé de sens de l’humour ne devrait pas s’occuper de philosophie. Brecht interprète en effet la dialectique hégélienne comme la manifestation philosophique du sens de l’humour, dans la forme de l’identité des opposés et de la continuelle transformation d’un opposé dans l’autre et vice-versa. Pour l’essentiel, Brecht a raison.  Et c’est en effet le point le plus haut de l’histoire du théâtre de l’absurde le fait que Marx croie avoir découvert en 1845 une chose déjà amplement découverte par Fichte en 1794, et appelle « matérialisme » rien de moins que le modèle classique de l’idéalisme, croyant évidemment que le matérialisme consiste dans le fait de ne pas croire en Dieu ou dans le primat de l’infrastructure sur la superstructure. De cette manière, sous le nom de « matérialisme », utilisé en un sens purement métaphorique, sont simplement interpolés l’ et le structuralisme, sous un autre nom. Mais on ne s’arrête pas ici : cela ne fait que commencer.
12. En simplifiant brutalement, mais en même temps en ne m’excusant pas du tout de cette simplification, et même en la revendiquant comme le légitime orgueil de l’innovateur, je ne pense que la logique historique du marxisme (l’histoire logique et non l’histoire historique effective) peut être résumée de manière dialectique en trois moments. En disant « dialectique », j’entends la seule dialectique moderne qui existe, la dialectique triadique de Hegel, parce qu’il n’en existe pas d’autre. Pour parler bref, la soi-disant « dialectique négative » d’Adorno n’est pas à mon avis une vraie dialectique, mais simplement une rousseauiste « furie de disparition », qui ne se détermine jamais substantiellement et temporellement et, partant, ne se déterminant jamais spatialement et temporellement, n’est pas une vraie dialectique, parce que la dialectique doit toujours se déterminer dans un fini spatio-temporel, qui, étant une détermination finie, comme toutes les déterminations renvoie à autre chose qu’à soi, et pour cette raison est proprement dialectique (cf.   Fernando Vidoni, Dialettiche nel pensiero contemporaneo, Canova, Trevisa, 1996).
Il y a eu une dialectique antique (Platon). Mais la dialectique moderne, construite sur la base historique et non géométrique-pythagoricienne, par Hegel, est triadique, comme l’est du reste la Trinité Chrétienne, qui, philosophiquement représente la fin de la pensée antique et la naissance de la pensée « moderne » dans un sens évidemment figuré et métaphorique.
Pour parler brièvement, on peut interpréter la dialectique triadique de Hegel de la manière que l’on veut, comme thèse-antithèse-synthèse, ou comme moment abstrait-dialectique-spéculatif, ou encore comme logique de l’être-de l’essence-du concept.
Faites comme il vous plaira pourvu que vous compreniez la logique dialectique de cette exposition dialectique de l’histoire logique-transcendantale de la pensée de Marx.  
13. J’ai affirmé dans le paragraphe précédent que l’unique dialectique moderne est triadique, et seulement triadique, entendue comme sécularisation rationnelle idéaliste de la Trinité chrétienne la précédant, ce qui suppose la compréhension difficile mais nécessaire que, à la différence des Juifs et des Musulmans, qui croient en Dieu, les chrétiens ne croient pas véritablement en Dieu (comme le répètent en cœur les sots et les désinformés) mais dans la Trinité, qui est une chose bien différente. De ceci dépend la reconnaissance du caractère cognitif de la religion dans la forme de la représentation (Vorstellung), nié par tous les confusionnistes positivistes, empiristes, laïcistes, athées de diverses variétés. Mais passons outre ou, comme dit le patriote du risorgimento condamné à être fusillé, tiremm innanz (« Continuons » en napolitain, NDT). Fidèle à la méthode triadique, j’exposerai la logique historique du projet de Marx en trois moments, A, B et C.
(A) Dans son premier moment, la pensée de Marx se manifeste dans la forme d’une philosophie de la praxis, ou plus exactement dans la forme d’une philosophie de l’unité de la théorie et de la praxis, c’est-à-dire d’un idéalisme fichtéen qui se croit matérialiste. Il s’agit du jeune Marx de 1841 à 1848 environ. Au XXe siècle, cette philosophie de la praxis intégrale est relativement et on la trouve presque seulement chez l’Italien Antonio Gramsci et chez l’Allemand Karl Korsch (en laissant de côté ici les différences significatives entre eux deux). À mon avis, Georges Labica peut être défini comme un représentant, à la fin du XXe siècle, de cette ligne de pensée et ceci explique sa valorisation d’Antonio Labriola (comme l’a soutenu André Tosel dans son émouvante nécrologie).
(B) Et toutefois, bien vite cette version de la philosophie de la praxis est investie par le positivisme et par son influence prépondérante. À partir des années 50 du XIXe siècle, l’objet qui, auparavant, était un Gegenstand, devient à tous égards un Objekt, en l’espèce le mode de production capitaliste entendu comme objet de connaissance « neutre », c’est-à-dire objet de science positiviste, même reverni en apparence d’une « dialectique » inoffensive. La science positiviste, comme on le sait, est entièrement tirée du modèle des sciences naturelles et ceci explique la domination du concept de « loi scientifique », totalement incompatible avec une philosophie de la praxis. Le premier représentant de cette tendance est le second Marx (1850-1883), suivi par Engels, en passant par le matérialisme dialectique et par le marxisme dit « officiel » (mais partagé philosophiquement par tous les hérétiques, de Rosa Luxemburg à Amedeo Bordiga et Léon Trotsky), et en terminant chez les fanatiques de la science sans bases philosophiques (Galvano Della Volpe, Louis Althusser, Gianfranco La Grassa). C’est véritablement cette tendance qui aujourd’hui semble entrée dans une crise théorique profonde (apologie de l’aléatoire, pouvoir constituant de la multitude, communisme comme bonheur des enfants, comme chute d’une météorite ou comme croyance en Dieu, etc.). Pourtant, et je suis modérément pessimiste, son pouvoir inertiel a encore devant lui de nombreuses décennies.
(C) La synthèse de philosophie subjectiviste de la praxis et de philosophie objectivistes de la (présumée et inexistante) science est à mon avis une ontologie de l’être social, dont la formulation de Lukacs ne doit pas être entendue comme définitive mais comme initiale et provisoire.
Toutefois, c’est un premier point de départ. Il est tout à fait normal qu’aujourd’hui elle soit oubliée, dans une époque de repentance, de destitution moraliste du XXe siècle entendu comme le siècle des utopies totalitaires et des idéologies meurtrières, d’apologie du fragment, du postmoderne, du relativisme et du nihilisme faible et tranquillisant.
L’ontologie de l’être social, ainsi que nous l’a transmise en héritage le dernier Lukacs, est insuffisante.  Mais c’est un premier pas, digne d’être élaboré et amélioré. En tout cas, seulement sur cette voie peuvent être dépassés (dans le sens de la Aufhebung, le dépassement-conservation de Hegel) le moment de la praxis et le moment de l’illusion positiviste infondée du marxisme comme science.
L’illusion positivisme de la transformation du marxisme en science positive-prédictive sur une base déterministe et nécessitariste, justement parce qu’elle est infondée et illusoire, doit à la longue se transformer elle-même dialectiquement en son contraire, c’est-à-dire une apologie de l’aléatoire, de la séparation entre concept scientifique du capitalisme et comme foi et espérance en l’existence de Dieu.
Occupons-nous en brièvement.
14. La conclusion de la première période de la pensée marxienne comme idéalisme de l’unité théorie-praxis, avec le primat de la praxis sur la théorie, un idéalisme qui se croyait subjectivement un matérialisme, peut être située dans les deux années 1848-1849 et dans la défaite du cycle révolutionnaire en Europe. Cela n’a donc rien à voir avec un « changement dans le programme de recherche de Marx », pour user du jargon épistémologique des professeurs d’université. Il s’agit d’un pas obligé. La révolution « pratique » s’éloignait, le Gegenstand se révélait plus « dur » que ce qu’on avait pensé précédemment, et le moment était arrivé de commencer à penser le capitalisme comme Objekt et non plus comme Gegenstand.
Était arrivé le moment de l’élaboration de cet objet de pensée appelé « mode de production capitaliste » que l’école d’Althusser et de La Grassa mit ensuite au centre de la considération « scientifique » du présent historique. Les thèses théoriques comme l’humanisme et contre la catégorie d’aliénation n’étaient absolument pas nécessairement pour exagérer l’importance centrale de la catégorie de mode de production et elles s’expliquent seulement à l’intérieur de la conjoncture idéologique française des douze années 1956-1968 et de la lutte sectaire d’Althusser contre Garaudy, Sève et Sartre. Le fait que Gianfranco La Grassa ait prolongé ce scénario conflictuel pendant près d’un demi-siècle est seulement un épiphénomène de sectarisme. Cela n’aurait pas été nécessaire. On peut tranquillement souligner la centralité de la catégorie de mode de production sans cris de haine continus et réitérés pour la philosophie et l’humanisme. Mais ceci nous invite à ouvrir une parenthèse.
15.  Le marxisme est-il un humanisme ? Question inutile et insensée. Cependant en voulant donner une réponse, elle est élémentaire et requiert de savoir compter jusqu’à deux. Du point de vue du modèle épistémologique d’explication des faits sociaux et de leur rapport réciproque, le marxisme n’est pas un humanisme mais un structuralisme. Il ne trouve pas son fondement théorique dans le concept philosophique d’Homme (avec une majuscule) mais dans le concept de mode de production social, qui, à son tour, existe seulement dans la connexion dialectique de trois composants interconnectés (développement des forces productives sociales, rapports sociaux de production, formations idéologiques de légitimation du pouvoir et/ou stratégie d’opposition à celui-ci). Il s’agit d’une évidence absolue.
Inversement, du point de vue de la fondation philosophique de la légitimité de la critique du capitalisme, le marxisme est un humanisme intégral, parce que l’Homme (métaphore de toute l’humanité pensée comme un seul concept unitaire de type transcendantal-réflexif) est le seul Sujet capable de projeter de manière collective et communautaire le dépassement du mode de production capitaliste ou d’un autre mode de production de classe. Aucun autre « sujet » n’en peut être capable (providence divine, développement de la technologie, automatisme de l’économie, écroulement et crises cycliques de la production, etc.).
Le problème est donc d’une solution très facile.  Il ne l’est pas cependant pour les contempteurs enragés de la philosophie comme savoir fondationnel, qui acceptent la philosophie de mauvais cœur, seulement comme clarification épistémologique et gnoséologique de la science de la nature conçue comme unique idéation cognitive légitime du monde. Cependant, on assemble ainsi la chaîne destructive et autodestructive du matérialisme dialectique (Staline), du galiléisme moral (Della Volpe), de la théorie des ensembles théoriques (Althusser) et de toutes les nombreuses autres variantes de l’illusion utopiquede la fondation scientifique de la déduction du communisme directement des « lois naturelles » des tendances de la production capitaliste, entièrement désubjectivisée et objectivée.
À la fin de ce parcours utopique-scientifique, s’y tiennent les bambins communistes qui jouent essoufflés et heureux, les météorites aléatoires qui tombent sur terre, la croyance en Dieu et autres bizarreries semblables.
16. Il y a un paradoxe dans l’histoire du marxisme, qu’il est nécessaire de maîtriser rationnellement. Si on le fait, alors s’ouvrent des voies pour une solution nouvelle du problème de la compréhension des raisons de l’anticapitalisme. L’anticapitalisme, en effet, est très souvent une attitude légitime et rationnelle qui est soutenue et défendue sur la base de véritables sottises extrémistes qui éloignent toutes les personnes normales et attirent seulement les sots, les fanatiques et les illuminés. Tous les marxistes qui, par leur action, ont démenti l’inutile modèle scientifique du passage automatiques  interne du capitalisme au communisme, de Lénine en 1917, à Staline en 1929, à Mao Tse Toung en 1949, à Fidel Castro en 1959, etc., ont systématiquement maintenu dans leurs appareils partisans, idéologiques, scolaires et universitaires la sottise positiviste de l’évolution fatale du capitalisme au communisme sur la base de la « nécessité des processus de l’histoire naturelle ». Pourquoi ?
Il est difficile d’expliquer le pourquoi des idioties. Mais l’analogie avec les religions peut nous aider. La religion, fruit légitime de la pensée humaine (tout à fait indépendant du fait qu’un individu singulier y croit ou non) qui ne s’éteindra pas avec la vulgarisation de l’astrophysique ou du darwinisme, et qui est un bien qui ne s’éteint pas, remplit des fonctions structurelles pour la reproduction sociale, comme la réponse à la question du sens de la vie individuelle des personnes particulièrement sensibles et plus encore comme la stabilisation « métaphysique » de l’éthique communautaire de solidarité et de secours mutuel. Et pourtant cette fonction rationnelle doit être nécessaire soutenue par des faits incroyables comme le sang de San Gennaro, les bergères de Lourdes et de Fatima qui voient la madone qui leur parle en dialecte gascon ou portugais, etc. En théorie, on pourrait avoir seulement l’élément rationnel de la solidarité communautaire sans avoir aussi nécessairement les miracles totalement incroyables. En pratique, il n’en est pas ainsi. Qui veut l’élément rationnel doit aussi prendre l’élément miraculeux. Quelque chose de semblable est arrivé pour le communisme. En théorie, il n’y aurait aucun besoin de l’élément de la religion positiviste, c’est-à-dire le stupide scientisme qui prétend tirer l’effondrement du capitalisme de l’automouvement interne de l’économie fétichisée. Les raisons pour s’opposer au capitalisme, il y en a et elles sont abondantes. Évidemment, il y a un pourcentage de crétins qui doivent pouvoir croire que le socialisme se fonde sur une science.
Les théoriciens positivistes se querelles ensuite – comme le font régulièrement tous les théologiens – pour savoir si ce modèle de science devrait être galiléen, newtonien, positiviste pur, tiré de la crise des sciences du début du XXe siècle, wébérien, etc.
17. À l’inverse, le vieux Karl Marx (1818-1883) n’a jamais mis en cohérence ni systématisé son modèle théorique (et de là naît la légitimité de toutes les interprétations successives), le code marxiste systématisé en doctrine cohérente fut mis sur pied conjointement par Engels et Kautsky pendant les deux décennies 1875-1895. Ces deux décennies correspondent exactement à la grande dépression (1873-1896) en Europe. Il s’agit d’une des périodes les plus contre-révolutionnaires de l’histoire européenne tout entière. Colonialisme, impérialisme, racisme, antisémitisme, etc. Le « marxisme » est fils de la contre-révolution qui a suivi la boucherie de la Commune de Paris (1871).
Ceci explique pourquoi, en présence d’une contre-révolution en acte, le code marxiste se soit réfugié par compensation dans un modèle positiviste de révolution en puissance. Ici il nous faudrait Freud, mais le vieux Sigmund est peu évoqué par les marxistes qui craignent que son regard ne plonge dans leurs névroses et leurs psychoses. Le penseur anticapitaliste important de la période 1889-1914 qui ait su radicalement réfuter le code positiviste a été Georges Sorel, l’unique et véritable défenseur de la philosophie de la praxis de Marx et, en effet, ce n’est pas un hasard s’il a été marginalisé et poussé en dehors du mouvement ouvrier organisé. Mais Sorel n’était pas un « irrationaliste ». Simplement son concept de science dont il n’était pas du tout dépourvu (c’était un ingénieur retraité parfaitement informé de la science de son temps) était dérivé de Bergson, scientifique de formation lui aussi, et non du modèle déterministe et mécaniste du positivisme universitaire allemand. Ce « marxisme » (Erich Matthias, Kautskj e il kautskismo, De Donato, Bari, 1971) était seulement le revers idéologique d’une pratique politique et syndicale opportuniste de la social-démocratie allemande. La défaite de Sorel est, à ce propos, tout à fait significative. Le fait que Sorel s’en soit pris à la caste métaphysique des « intellectuels » plutôt qu’aux simples travailleurs montre qu’il avait su isoler le noyau de la question. Le poisson commence toujours à pourrir par la tête. Dans les mêmes années Robert Michels arrivait plus ou moins aux mêmes conclusions.
18. Il est donc nécessaire de changer radicalement de route. La tentation scientiste est une illusion. Qui la poursuit, même de bonne foi et avec une conviction sincère, finira par créer le dualisme insoluble entre la science du mode de production capitaliste et la religion du communisme, avec tous ses dérivés (enfants heureux qui jouent au ballon, anarchisme social des multitudes, chute des météorites, foi en Dieu et recherche du sens de la vie, etc.) Il est besoin, évidemment, de relégitimer la vieille définition du communisme de Marx en termes de libre association des producteurs, dans laquelle la « production » n’est pas seulement textile, métallurgique ou nucléaire, mais est tout autant « production » de recherche scientifique, d’art, de religion, de philosophie. Le mot « production » est le meilleur parce que sans production de biens et de services, l’espèce humaine ne pourrait même pas se « reproduire ». Mais la libre association des producteurs est possible seulement à l’intérieur d’une  des producteurset, à mon avis, la  des producteurs présuppose le maintien soit de la famille soit de l’État national avec toutes les garanties que l’on peut concevoir pour les minorités.
Cependant s’ouvrirait ici une série de problèmes qui ne peuvent être discutés dans ce lieu. À son époque, Franco Fortini utilisa la métaphore de l’ouverture de la « chaîne des pourquoi ». Et en effet, si on ouvre la chaîne des pourquoi, elle ne peut être arrêtée sur commande et procédera tant qu’on ne sera pas arrivé au dernier anneau de la chaîne elle-même. Et le dernier anneau est toujours provisoire dans l’espace et dans le temps, et correspond exactement à ce que Hegel appelait « détermination » (Bestimmung).
L’héritage de Marx est au-delà de l’opposition abstraite entre idéalisme et matérialisme. L’héritage de Marx est humaniste. L’héritage de Marx est philosophique. L’héritage de Marx est communautaire, la  nationale y compris. Qui veut prendre la route de la météorite le peut bien. Mais sans nous.

Costanzo Preve - Turin, février 2009.

(Traduit de l'italien par Denis Collin)

[1] K. Marx, Capital, I,I,IV. Traduction de J. Roy – in Oeuvres I, la Pléiade, p. 613
[2] cf. Pensée vécue, mémoire parlée, L’Arche, 1986
[3] Texte allemand : „Der Hauptmangel alles bisherigen Materialismus (den Feuerbachschen mit eingerechnet) ist, dass der Gegenstand, die Wirklichkeit, Sinnlichkeit nur unter der Form des Objekts oder der Anschauung gefasst wird; nicht aber als sinnlich menschliche Tätigkeit, Praxis, nicht subjektiv.
[4] Texte allemand : „Die Philosophen haben die Welt nur verschieden interpretiert, es kömmt drauf an, sie zu verändern.“


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