mardi 15 décembre 2009

La ville détruite par le « capitalisme absolu »


I.

Nous sommes dans l’âge du « capitalisme absolu ». L’expression est sans doute discutable puisque l’absolu est l’indéterminé, ce qui à l’évidence n’est pas le cas du capitalisme d’aujourd’hui. Mais elle permet de souligner que, pour la première fois de son histoire, le capitalisme est complètement débarrassé des encombrants fantômes du passé pré-capitaliste – il est, par exemple, en passe de se défaire complètement des entraves religieuses catholiques – et n’a plus à composer avec la force menaçante du mouvement ouvrier. La destruction méthodique de l’État social, « modèle 1945 », en témoigne. De cette situation nouvelle, nous sommes loin d’avoir pris toute la mesure. Elle produit pourtant toutes sortes d’involutions et de renversements dialectiques qui devraient nous obliger à revoir nos idées et nos manières de penser. Les clivages, les systèmes d’opposition qui structuraient la représentation du monde de la majorité des individus, au moins en Europe occidentale et aux États-Unis sont train de s’effacer et laissent place, dans la confusion, à de nouvelles oppositions.
L’opposition ville/campagne fait partie de ces oppositions structurantes de toute l’histoire de la civilisation jusqu’à nos jours. L’apparition de la ville est le plus souvent vue comme un « progrès ». Dans l’opposition ville/campagne, le pôle positif est celui de la ville : il vaut mieux être urbain et faire preuve de civilité qu’être un rustre (un habitant de la campagne – rus, en latin). Le civilisé est celui qui habité dans une cité, alors que le sauvage est l’homme des bois (silva). Marx présente l’opposition de la ville et de la campagne comme résultat de la division du travail, d’où découle l’antagonisme de leurs intérêts. Mais évidemment la ville est du côté du sens de l’histoire, comme l’est le capitalisme qui y trouve l’espace adéquat à son propre développement – alors que la campagne représente le monde d’hier, le monde de ceux qui tournent le dos à l’histoire.
Ce sont effectivement les villes européennes qui ont été le berceau des idées modernes. Toutes les villes sont des lieux d’échange, donc des lieux de circulation des idées, des lieux où les écoles peuvent ouvrir, où les lettrés – d’abord les scribes – peuvent commencer à former une classe nouvelle. Les villes européennes par des voies détournées et fort complexes ont porté l’héritage de la polis grecque autant que celui des villes romaines, conçues comme des copies de Rome avec leurs institutions municipales (sénats, consuls, etc.). Mais cet héritage était déjà chargé d’un nouveau contenu. L’histoire des cités-États italiennes en témoigne : profitant de l’impuissance par neutralisation réciproque des pouvoirs impérial et pontifical, elles ne se sont pas contentées de rejouer les drames des cités antiques, mais elles ont commencé d’inventer cette liberté des Modernes dont la théorie sera faite quelques siècles plus tard. Ce qui est vrai de l’Italie vaut à des degrés divers pour la France ou l’Allemagne: le mouvement des communes libres est véritablement un mouvement européen.
La grande fresque d’Ambrogio Lorenzetti dans la salle du Conseil des Neuf du Palazzo Pubblico de Sienne peut être vue comme le manifeste politique de cet « humanisme civique » qui s’épanouit aux XIVe et XVe siècle. Cette fresque dite « du bon gouvernement » repose sur deux idées maîtresses. En premier lieu, dans l’allégorie du bon gouvernement proprement dite, nous avons une peinture de l’idéal constitutionnel de la cité italienne – car ce qui vaut pour Sienne vaut aussi pour les auteurs florentins ou pour la république de Lucca, par exemple –, un idéal qui combine la soumission à des vertus morales communes, l’égalité des citoyens qui se lient tous volontairement par un fil commun dont l’origine est la sagesse (la « sapienza ») et un pouvoir commun, le véritable corps collectif de la cité, représenté par Lorenzetti sous la forme de la figure royale, c’est-à-dire du détenteur de la « potestas ». En second lieu, sur un autre mur, la grande fresque qui dépeint les effets du bon gouvernement à la ville et à la campagne, a pour fonction de justifier la doctrine civique par ses avantages en termes de bonheur commun. Dans la Sienne idéalisée par l’artiste, on construit partout de nouveaux édifices pour embellir la ville, les ouvriers travaillent, les enfants étudient sous la conduite de leurs maîtres, les places publiques sont les lieux de rencontre et de plaisir des jeunes gens ; les portes de la ville sont grand ouvertes sur une campagne prospère avec laquelle les échanges vont bon train. La ville est bien, selon la thèse aristotélicienne, tout à la fois la véritable source des bonnes mœurs et le lieu où l’homme peut trouver son bonheur véritable, le bonheur de cette vie commune qui suppose en même temps une aisance matérielle honnête et sans excès, à l’image de ces constructions à la fois sobres et harmonieuses de la fresque de Lorenzetti. À une aristocratie pillarde et riche, s’oppose une classe citadine travailleuse et prospère – cette opposition de la richesse et de la prospérité sera l’un des thèmes centraux de la pensée politique de Rousseau.
Mais si le capitalisme est né dans ces villes de l’Italie du Nord et du Centre, cette naissance ne sera qu’un avortement. Le véritable capitalisme, celui qui se fonde sur le commerce lointain et les privilèges royaux, celui qui se développe à partir des conquêtes coloniales consécutives à la « découverte » de l’Amérique, va bientôt signer la fin du rêve italien et faire entrer dans le sommeil de la Belle au Bois dormant les cités construites sur le modèle de Lorenzetti.
Aristote notait que la chrématistique (la recherche de la richesse monétaire pour elle-même) est née, bien qu’étant sa négation, de l’économique, c’est-à-dire l’échange des biens en vue de la satisfaction des besoins. Une transformation « dialectique » que Marx reprend quand il étudie, à partir de la circulation simple la transformation de l’argent en capital. De la même façon, on peut dire que le capitalisme a trouvé dans la ville son berceau nourricier mais bientôt il détruira cette ville traditionnelle, ce lieu de la « civilité » pour faire naître la ville capitaliste, ces « villes tentaculaires » qu’Émile Verhearen décrit avec la précision d’un bon reporter.
Cette transformation a pris du temps mais elle explose maintenant sous nos yeux. Dans un premier temps, avec la révolution industrielle, la saleté, la misère, la pollution sont venues se greffer sur le corps des villes où les bourgeois guindés ont dû apprendre à cohabiter avec « le peuple de l’abîme ». Lieux du conflit social, lieu d’affrontement entre les classes laborieuses et les dominants, ces villes de transition étaient les produits d’un capitalisme qui n’était pas encore complètement chez lui mais devait composer avec les restes de la vieille société dont il était sorti. Le nettoyage et la transformation de fond en comble de la ville se sont engagés à vitesse accélérée dans le dernier demi-siècle.

II.

Les centres-villes sont transformés progressivement en « parcs à thème » : rues piétonnes, façades refaites, monuments historiques restaurés et dûment étiquetés, magasins chics, banques et boutiques « high tech », cafés branchés, c’est l’illusion de la ville d’antan qui se maintient en une espèce de vie artificielle où les classes moyennes supérieures viennent s’ébrouer. La vraie vie commence un peu plus loin.
Première zone : les quartiers de relégation sociale, vestiges de « trente glorieuses », construits d’abord pour loger une classe ouvrière revendicatrice. À présent, ils sont réservés à ces « populations en difficultés » sur lesquelles la bonne conscience (« de gauche ») et les experts en « remédiation » se penchent sentencieusement. Il y reste encore un peu de la ville, pourtant, des rues, des lieux de rencontre, des places. Lieu de bannissement, la « banlieue », même s’il s’agit d’un quartier d’immeubles d’une ville moyenne, reste tant bien que mal un endroit où l’on peut vivre en communauté, même si la cohabitation des communautés et le communautarisme tant décrié créent des tensions permanentes qui tournent si vite au drame.
Deuxième zone : les immenses zones d’achalandage où sont posés un peu au hasard. Des enseignes, les mêmes dans toute la France mais aussi, de plus en plus souvent, dans les autres villes d’Europe. Des rues qui n’en sont pas. Seulement des corridors qui permettent aux automobiles d’aller d’un parking à l’autre. Des magasins qui ne sont que des hangars à l’existence parfois éphémère. À l’intérieur, le bruit, les « jingles »,  les annonces publicitaires. Pour se comprendre, il faut souvent crier. Sociabilité: presque zéro.
Et puis une zone en voie de disparition : la zone industrielle. Les industrialisateurs ont perdu. L’industrie est ailleurs: la moitié des automobiles PSA, les 2/3 des Renault sont produites hors de France, surtout dans les pays à coûts salariaux cassés. Les usines, quand elles se construisent, sont maintenant souvent en rase campagne. Perdues au milieu des champs. Les salariés, au régime du travail posté, s’y croisent. Pas de bistrot où l’on pourrait éventuellement discuter le morceau de gras avec les copains, monter un syndicat, ou plus subversif encore.
Et parmi les dernières zones, les ZRU, zones de rénovation urbaine : ici on casse les immeubles – puis on ira se plaindre de la cruelle et fatale pénurie de logements sociaux. Et puis aussi les zones franches. J’en connais une qui devait réindustrialiser la ville et créer des milliers d’emploi. Des centaines d’hectares de terres agricoles transformées en routes, échangeurs, « pépinières d’entreprises ». Des hôtels sinistres s’y sont installés. Excellents pour celui qui voudrait se suicider et hésiterait encore. Des parcs privés, des clôtures en fer hautes de deux mètres cinquante, à l’intérieur des cubes blanchâtres abritent des bureaux où les professions libérales accourent pour être dégrevées d’impôts locaux : ici un immeuble d’avocats, là un immeuble de médecins et ainsi de suite. Le degré zéro de la ville est atteint. Un urbanisme digne des contre-utopies dont le siècle précédent n’a pas été avare. Les cinéastes (Tati et bien d’autres) nous avaient prévenus et nous y sommes.
Le zonage, c’est-à-dire le quadrillage administratif, technique, social et policier, voilà ce qui remplace la ville. À la place de l’urbanisme qui demandait de l’urbanité, on classe, on discrimine, on organise la ségrégation sociale (avec évidemment des discours contre la ségrégation sociale). Et on installe des caméras de vidéo-surveillance. Droite, gauche, peu importe : tous veillent sur notre sécurité.
Au-delà des zones, il y a les villages pavillonnaires, rêve des petites classes moyennes, des ouvriers qualifiés, des gagnants des trente glorieuses qui n’ont pas encore tout perdu. Repliés sur eux-mêmes, ayant fui « la cité », c’est-à-dire les HLM, et craignant d’y être à nouveau précipités. Le trouillomètre à zéro. Et en ces périodes de densification de l’habitat, de dénonciation des mauvais citoyens qui prennent leur voiture pour aller travailler, ils vont devenir les boucs émissaires du « développement durable ».
Et comme tout cela,  c’est encore trop peu, trop peu pour le cycle d’accumulation du capital, on se prépare à construire, partout où ce sera possible, des mégalopoles. Le « Grand Paris »: dernier projet pharaonique du président de la république, avec l’anneau de métro cher à l’ex-socialiste Blanc. Expropriations, opérations mobilières juteuses en perspective, et, accessoirement, mise sur la touche des collectivités locales au profit de l’alliance de l’exécutif national, de la technocratie et des milieux d’affaire. Le « Grand Paris », qui devrait aller jusqu’au Havre (dixit M. Sarkozy), réalisant enfin la prolongation du boulevard Saint-Michel jusqu’à la mer, voilà le symbole de la nouvelle alliance. Et il fait des émules. Tous les maires se voient à la tête d’u « grand » quelque chose. On a le « Grand Toulouse », le « Grand Nantes », le « Grand Lyon » … et même le « Grand Évreux »! La folie des grandeurs frappe et il n’y a pas de vaccin...
La transformation de la ville en un système multizone a ses conséquences. En argot, quand on dit « c’est la zone », c’est pour signaler que « ça craint ». Et, effectivement, l’explosion de la ville entraîne mécaniquement la disparition des habitudes de l’urbanité. Le zonage fait qu’on n’habite réellement nulle part. On est logé mais on n’habite plus, si habiter c’est vivre dans un endroit où l’on a ses habitudes, où l’on est reconnu et où l’on reconnaît les autres. C’est ainsi que la ville moderne n’est plus le lieu de la civilisation mais celui de l’ensauvagement, propre au triomphe d’un capitalisme qui n’a plus d’autre limite que lui-même.
Dans les milieux « de gauche » ou « progressistes » (tous ces mots sont si usés !), on pense que l’obsession sécuritaire est, pour l’essentiel, une manoeuvre politicienne de la droite en vue de récupérer le vote de la peur : le gouvernement par la crainte est un grand classique. Pourtant, cette vision manipulatoire n’est que partiellement vraie. Le développement des mégalopoles, qui va de pair avec l’isolement croissant des individus, entraîne quasi mécaniquement la nécessité de systèmes de surveillance de plus en plus sophistiqués et rend l’ensemble de la vie sociale, de plus en plus commandée techniquement, d’une extrême sensibilité aux moindres actions délinquantes. Les caméras, les badges électroniques, les moyens de repérage et de contrôle des individus ne sont donc pas des perversions de la technique dues à quelques cerveaux maniaques ou complotant contre la démocratie et liberté. Ils en sont au contraire les résultats naturels d’une société qui fonctionne de plus en plus sur un mode technique et exige des individus un conformisme total et des comportements prévisibles afin de pouvoir gérer au mieux le trafic qui peut être perturbé par le moindre incident – on le sait maintenant : rien n’est plus facile que d’arrêter les trains et créer la panique dans les grands noeuds ferroviaires. Réciproquement, l’isolement individuel et le conformisme de masse secrètent une révolte contre la civilisation conforme aux sombres prédictions de Freud dans Le malaise dans la culture.
Denis Collin – Décembre 2009

dimanche 13 décembre 2009

Manifeste pour une philosophie sociale

Un livre de Franck Fischbach


Existe-t-il une philosophie sociale comme il existe une philosophie politique, une philosophie  ou une philosophie des sciences ? Un colloque universitaire, tenu début décembre 2009 à l’Université Pierre Mendès-France de Grenoble, a tenté de répondre à cette question. Parmi les co-organisateurs de ce colloque, Franck Fischbach, dont le Manifeste pour une philosophie sociale, paru en septembre, définissait en quelque sorte la problématique générale.
Le livre de Franck Fischbach est un manifeste. À la fois un acte de combat et un texte fondateur. Un acte de combat pour faire exister dans notre pays une philosophie qui revienne à la pensée de la « question sociale », et pour nous débarrasser de la soupe aigre et tiédasse de la « philosophie politique » à la Luc Ferry et ses discours creux sur « l’État de droit ». Un texte fondateur, car il s’agit 1° de montrer l’existence de fait d’une philosophie sociale reconnue comme dans d’autres pays comme l’Allemagne – avec, pour ne parler que nos contemporains stricts, la figure d’Axel Honneth, par exemple ; 2° de fonder la légitimité de cette entreprise ; et 3° d’en définir l’objet et les finalités.
Pour comprendre ce qu’est la philosophie sociale, on peut commencer par la distinguer de cette proche parente qui a envahi tout le territoire au cours des dernières décennies, la philosophie politique. Alors que la philosophie politique moderne part « d’un individu indépendant et autonome, considéré comme un agent rationnel et libre, conscient de son intérêt propre », « Il en va tout autrement dans la philosophie sociale : en lieu et place d’un individu rationnel et isolé, elle part d’un individu rationnellement constitué et compris comme étant d’abord et avant tout un être naturel, c’est-à-dire un être de besoins. » (p.50) C’est pourquoi la philosophie sociale est radicalement opposée à « l’hypothèse d’un Moi détaché de tout contexte » – comme dans la fiction du voile d’ignorance rawlsien et Fischbach précise: « pour le dire dans les termes typiques d’une opposition entre les Anciens et les Modernes, la philosophie sociale se range clairement du côté de l’idée ancienne selon laquelle les individus découvrent leurs fins dans la société où ils vivent et elle s’oppose à l’idée moderne selon laquelle les individus choisissent leurs fins indépendamment de tout contexte. » (p.160)
L’orientation philosophique que défend Fischbach est, bien sûr, insérée dans une conjoncture intellectuelle précise. Fischbach pointe du doigt ces « petits maîtres » ont régné ou tenté de régner sur les années 1980 et 1990: « après s’être engouffrés dans l’abaissement théorique sans précédent provoqué par les soi-disant “nouveaux philosophes” dont l’aventure se termine maintenant dans le cynisme d’une adhésion au sarkozysme, ceux qui prétendirent enterrer la génération des Foucault, Deleuze, Derrida, Lyotard, Althusser, Bourdieu, Granel, etc. laisseront les pâles images de leur triste parade médiatique et de leur course effrénée aux honneurs publics, mais pas d’œuvre. » (p.8) Mais cette période est « close », au moins sous la forme de la « philosophie politique dépolitisante » (p.11) qu’elle a prise en France. Contre le normativisme abstrait d’un Ferry qui se demande « qu’est-ce qu’une vie réussie », Fischbach affirme que la question propre à la philosophie sociale est « qu’est-ce qu’une vie mutilée ou aliénée ? » (p.14)
Très paradoxalement, la philosophie sociale est inconnue en France comme discipline partie prenante de la philosophie alors que c’est en France que le terme a été inventé, pendant la révolution française (à Paris, Moses Dobruska publie anonymement en 1793, un ouvrage intitulé Philosophie sociale. Dédiée au peuple français) et c’est en France, notamment à travers le saint-simonisme et son héritage comtien que la philosophie sociale a connu ses premiers développements notoires. Pourtant à la fin du XIXe siècle, c’est la sociologie durkheimienne qui va occuper tout le champ de la philosophie sociale. En Allemagne, au contraire, la sociologie (Simmel, Tönnies, Weber) s’est imposée sans rupture avec la philosophie, bien au contraire et c’est en Allemagne que la philosophie sociale sera la plus vivante et la mieux reconnue institutionnellement avec l’Institut pour la recherche sociale de Francfort, dont les illustres fondateurs sont Adorno et Horkheimer et qui continue de vivre aujourd’hui avec Axel Honneth.
Le livre de Fischbach tente de déterminer la place propre de la philosophie sociale qui n’est ni purement normative comme la philosophie politique contemporaine (Rawls) ni réductible à la sociologie. Des catégories propres à la philosophie sociale, comme celle d’aliénation ou de réification sont des catégories philosophiques – elles sont impensables sans référence à une certaine conception du bien et de la recherche de l’accomplissement humain – mais elles irriguent les sciences sociales qui les utilisent à leur tour pour saisir ce qui s’offre sur le terrain de l’enquête.
La philosophie sociale se sépare de la philosophie politique moderne par ce rapport particulier au concept de la vie bonne : « la philosophie politique classique ayant abandonné la réflexion sur les institutions politiques en tant que conditions d’une vie bonne et accomplie, au profit de la réflexion sur les conditions d’un ordre stable et légitime, le terrain se trouvait dégagé pour une démarche de philosophie sociale qui reprenne cette interrogation à son compte, c’est-à-dire qui reprenne à son compte la question du Salut, mais sous la forme désormais sécularisée des conditions d’une vie bonne et accomplie » (p. 42). Néanmoins cette opposition entre une philosophie sociale héritière d’une tradition « aristotélicienne » et la philosophie politique moderne ne doit pas être considérée de manière trop schématique. Spinoza apparaît ainsi comme une exception dans la philosophie moderne, lui qui « aborde la question politique du régime et de la forme du gouvernement sous l’angle de la question éthique de savoir quel type de vie sociale est promu par tel régime ou tel gouvernement et si cette vie sociale consiste ou non en un développement de la puissance d’agir collective » (p.43).
Si la philosophie sociale naît quand la question du « social » est posée par le développement historique, elle n’est pas une thérapeutique pour calmer les maux sociaux et proposer des remèdes qui rendent acceptable l’ordre existant. Fischbach souligne à maintes reprises combien elle est fondamentalement une philosophie critique qui considère que le point de vue des opprimés ou des plus défavorisés est le seul point de vue pertinent pour analyser adéquatement la totalité sociale. Beaucoup d’autres points mériteraient d’être soulignés : les rapports paradoxaux d’une philosophie sociale « révolutionnaire » avec la pensée « réactionnaire » d’un Bonald et de tous ces courants intellectuels qui voient la société comme une totalité organique ; l’existence d’une philosophie sociale « réformiste » qui se pense essentiellement comme une pédagogie (dont Fischbach analyse quelques exemples français comme celui de Célestin Bouglé) ; la question de l’auto-réflexion de la philosophie sociale (dans la lignée de ce que propose Habermas dans Connaissance et intérêt); etc. Ces quelques thèmes illustrent la richesse des pistes ouvertes par ce livre relativement bref, mais tout à la fois dense et écrit avec la plus grande clarté.

Franck FischbachManifeste pour une philosophie sociale, La Découverte, 2006, 164 pages, 16€


jeudi 26 novembre 2009

Le cauchemar de Marx (recension)

Recension parue dans Actuel Marx par Tony Andréani

Denis Collin, Le cauchemar de Marx. Le capitalisme est-il une histoire sans fin ? Editions Marx Milo, 2009, 318 p.

Auteur de nombreux ouvrages de philosophie (notamment La théorie de la connaissance chez MarxQuestions de La matière et l’esprit), de philosophie politique (  et justice sociale), d’essais politiques (L’illusion plurielleLa fin du travail et la mondialisation,), chroniqueur infatigable de l’actualité politique et sociale (sur le site La sociale), Denis Collin s’attaque, dans son dernier livre, à la grande question à laquelle devraient s’affronter tous les héritiers du marxisme : pourquoi le capitalisme paraît-il une ‘histoire sans fin’, pourquoi le « mouvement réel » n’a-t-il nullement enfanté cette société communiste qu’il semblait, d’après Marx, porter dans ses entrailles ?
Le paradoxe est en effet énorme. Les analyses de Marx sont aujourd’hui encore l’instrument le plus puissant, le plus acéré, pour comprendre la crise majeure que connaît le capitalisme. Collin le montre avec précision et rigueur dans la première partie de son livre, quand il reprend les pages extraordinaires de Marx sur les contre-tendances à la baisse du taux ce profit ou quand il met l’accent sur la théorie de la suraccumulation du capital. Alors il faut expliquer pourquoi le capitalisme néo-libéral a pu prendre un tel essor, et là Denis Collin touche juste : en faisant miroiter l’abondance, en exploitant le désir de liberté tant comprimé par le taylorisme et d’autres disciplines sociales, en révolutionnant en permanence techniques et modes de vie, le capitalisme a repoussé ses limites, abondé dans le fétichisme, créé un nouvelle religion de la marchandise avec la publicité désormais placée au cœur de son fonctionnement.  Tel est le « c      auchemar » de Marx : la dictature du prolériat est devenue celle des fonds de pension.
Or, entre temps, il y a eu ‘les illusions mortelles’ du socialisme et du communisme du siècle passé. C’est l’objet de la deuxième partie du livre, où Denis Collin tente un bilan, particulièrement sévère, de ces expériences, avec des thèses provocantes, appuyées sur de nombreux repères historiques. La social-démocratie n’a en fait, selon lui, jamais voulu dépasser le capitalisme : c’est justement dans la mesure où ces partis étaient des partis ouvriers qu’ils se sont contentés ‘d’organiser l’intégration des ouvriers au sein du mode de production capitaliste’, avant de les délaisser pour défendre les classes moyennes. Quant au ‘socialisme réel’, son échec ne vient pas de ce que la révolution a été prématurée (comment pouvait-elle avoir lieu autrement que dans des maillons faibles du système capitaliste mondial ?), mais de ce qu’il s’est nourri des illusions du communisme selon Marx, partant de l’idée que le développement du salariat conduisait au communisme, alors que le salariat signifiait tout autant la concurrence entre salariés, croyant que la classe dominée, parvenue au pouvoir, ne connaîtrait plus la domination, alors qu’elle a accouché d’une élite de permanents, d’experts et de bureaucratie qui l’a dominée d’une autre façon, et maintenant que que l’Etat pourrait dépérir, alors qu’il ne faisait que le renforcer. A partir de là, Denis Collin revient sur la nature de l’URSS : « ni capitalisme d’Etat, ni socialisme, ni communisme », mais un Etat centralisé, essayant de mettre en œuvre une impossible planification. Cette partie, qui  comporte des arguments très forts (tels que la grande faiblesse de la théorie marxienne de l’Etat, qui certes ne dénie pas l’existence de fonctions d’intérêt général dans le communisme, mais leur retire, avec l’abolition des classes, tout caractère politique), est un peu moins convaincante. L’histoire de la social-démocratie fut plus contrastée. Le « socialisme réel », qu’on ne peut se contenter de caractériser de manière négative, a bel et bien, selon moi, suivi une trajectoire différente de celle du capitalisme et comporté, par-delà des illusions mystificatrices, des éléments de communisme, il est vrai déformés, et les socialismes du XX1° siècle ou bien en gardent des traces, ou bien en renouvellent la perspective. Quoiqu’il en soit, il est bien vrai que l’avenir est sombre.
D’où tout l’intérêt de la troisième partie du livre, intitulée « Comment sortir du cauchemar : le communisme avec ou sans Marx ». Bien qu’il ne s’agisse que d’une esquisse, cette partie est passionnante. Il faut d’abord féliciter Denis Collin d’asseoir le communisme du possible sur une base anthropologique nouvelle, rejoignant tout un courant de pensée qui se fait jour aujourd’hui (par exemple dans un livre comme La dissociété, de Jacques Généreux, bien que ce dernier ne soit pas mentionné), ainsi que sur des principes moraux, qui, loin de s’éloigner de la nature humaine, s’ancrent en elle et donnent toute leur force aux révoltes anti-capitalistes, par exemple dans les revendications concernant la dignité des personnes. Ensuite on peut se retrouver dans les grands traits de ce qu’il appelle un communisme non utopique (avec la reprise des principes de la République, les références à des organisations de travail associé, et une très intéressance discussion sur une autre croissance allant de pair avec des décroissances). Il s’agit dans tous les cas non d’annuler des contradictions profondes, puisqu’elles sont de nature anthropologique, mais de les assumer. Cette repensée, qui n’en est qu’à ses débuts, serait plutôt, selon moi, à inscrire dans la perspective d’un nouveau socialisme que dans celle, devenue sujette à mésinterprétation, du communisme, mais c’est là une question finalement secondaire.
Ce livre, qu’on le critique ou non, est le livre courageux et lucide dont nous avions besoin. Il reste à espérer qu’il suscitera le débat qu’il mérite.


mercredi 25 novembre 2009

Sur la logique de Hegel

Lecture de la science de la logique.

Ces notes écrites en vue d'expliquer un extrait de l'addendum 24 du concept préliminaire de la logique de Hegel (in Encyclopédie des Sciences Philosophiques en abrégé) font partie d'un projet de lecture commentée de l'ensemble de ce texte, projet que j'ai entrepris mais que je livrerai un peu plus tard.

Extrait

On dit ordinairement que la Logique a affaire seulement à des formes et doit emprunter leur contenu ailleurs. Les idées logiques ne sont cependant pas un « seulement » vis-à-vis de tout autre contenu, mais tout autre contenu est seulement un « seulement » vis-à-vis d'elles. Elles sont le fondement étant en et pour soi de tout. - Il faut déjà se tenir à un niveau élevé de la culture pour diriger son intérêt sur de telles déterminations pures. Leur étude menée en et pour elle-même a ce sens en plus, que nous dérivons de la pensée elle-même ces déterminations et voyons d'après elles-mêmes si elles sont des déterminations vraies. Nous ne les accueillons pas de l'extérieur ni ne les définissons ou montrons leur valeur et leur validité en les comparant avec l'aspect selon lequel elles se présentent dans la conscience. Car nous partirions de l'observation et de l'expérience et dirions par exemple : le terme de force, nous avons coutume de l'employer là et pour cela. Une telle définition, nous la qualifions alors d'exacte, si elle s'accorde avec ce qui de son ob-jet se trouve dans notre conscience ordinaire. De cette manière, cependant, un concept n'est pas déterminé en et pour soi, mais d'après une présupposition, laquelle présupposition est alors le critère, la mesure de référence de l'exactitude. Nous n'avons cependant pas à employer une telle mesure de référence, mais à laisser faire pour elles-mêmes les déterminations vivantes en elles-mêmes. Le problème de la vérité des déterminations-de-pensée ne peut que rarement se présenter à la conscience ordinaire, car elles semblent recevoir leur vérité seulement dans leur application à des ob-jets donnés, et il n'y aurait d'après cela aucun sens à s'interroger sur leur vérité en dehors de cette application. Mais ce problème est précisément ce qui importe. A ce sujet, on doit, il est vrai, savoir ce qu'il faut entendre par « vérité ». Habituellement, nous nommons « vérité » l'accord d'un ob-jet avec notre représentation. Nous avons dans ce cas comme présupposition un ob-jet auquel la représentation que nous en avons doit être conforme. – Au sens philosophique, par contre, vérité signifie, si on l'exprime d'une façon générale abstraitement, accord d'un contenu avec lui-même. C'est là ainsi une tout autre signification du terme « vérité » que celle qui a été mentionnée précédemment. Au reste, la signification plus profonde (philosophique) de la vérité se trouve en partie aussi déjà dans l'usage de la langue. Ainsi, par exemple, on parle d'un vrai ami et l'on entend par là un ami dont la manière d'agir est conforme au concept de l'amitié; de même, on parle d'un vrai chef-d'œuvre. Non-vrai a alors le même sens que mauvais, inadéquat en soi-même. En ce sens un mauvais État est un État non-vrai, et ce qui est mauvais et non-vrai, d'une façon générale, consiste dans la contradiction qui se rencontre entre la détermination ou le concept et l'existence d'un ob-jet. D'un mauvais ob-jet de ce genre nous pouvons nous faire une représentation exacte, mais le contenu de cette représentation est quelque chose de non-vrai en soi-même. De telles pensées exactes, qui sont en même temps des non-vérités, nous pouvons en avoir beaucoup dans la tête. - Dieu seul est l'accord véritable du  concept et de la réalité; mais toutes les choses finies ont en elles-mêmes une non-vérité, elles ont un concept et une existence, mais qui est inadéquate à leur concept. C'est pourquoi elles doivent aller au fondement", ce qui manifeste l'inadéquation de leur concept et de leur existence. L'animal en tant qu'être singulier a son concept dans son genre, et le genre se libère de la singularité par la mort.
La considération de la vérité dans le sens explicité ici, celui de l'accord avec soi-même, constitue l'intérêt propre du logique. Dans la conscience ordinaire, le problème de la vérité des déterminations-de-pensée ne se présente pas du tout. La tâche de la Logique, on peut aussi l'exprimer en disant qu'en elle les déterminations-de-pensée sont considérées pour autant qu'elles sont capables de saisir le vrai. Le problème porte ainsi sur le point de savoir quelles sont les formes de l'infini et quelles sont les formes du fini. Dans la conscience ordinaire, on ne voit rien de mal dans les déterminations-de-pensée finies et on les laisse valoir sans plus. Mais toute illusion vient de ce que l'on pense et agit selon des déterminations finies.
Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, Logique, add § 24, II, trad. Bourgeois.

Explication

Quelques mots sur le statut de ce texte. L’Encyclopédie des Sciences Philosophiques en abrégé, telle qu’elle est publiée dans l’édition Bourgeois (Vrin) est écrite sur trois niveaux. Le texte lui-même constitué de paragraphes brefs: il s’agit d’un abrégé et seul l’enchaînement des concepts doit être montré. On a ensuite des remarques, écrites par Hegel aux fins d’explicitation du texte et placées là à titre pédagogique. Hegel les qualifie lui-même d’exotériques. Enfin les addenda qui sont les notes de cours des élèves de Hegel. Là c’est le professeur Hegel qui n’écrit pas mais parle. L’addendum 24 fait partir de cette dernière catégorie, et cela pourrait donner une première explication du caractère apparemment très répétitif du texte.
L’extrait que nous devons maintenant expliquer en détail de prime abord bat en brèche l’idée bien connue, celle que nous-mêmes avons coutume de répéter à nos élèves : la logique n’est qu’un organon, un outil pour la pensée, mais la matière de la pensée est ailleurs. La logique permet de s’assurer de la validité des raisonnements et non de la vérité des conclusions, et ainsi de suite. Synthétisant toute une tradition, Kant présente clairement la logique comme la simple forme de la pensée, indépendamment de sa matière. On peut citer ici la CRP : « il est également clair qu’une logique, en tant qu’elle expose les règles universelles et nécessaires de l’entendement, doit présenter dans ces règles mêmes des critères de la vérité. Car ce qui les contredit est faux puisque l’entendement s’y met en contradiction avec les règles universelles de sa pensée, c’est-à-dire avec lui-même. Mais ces critères ne concernent que la forme de la vérité, c’est-à-dire de la pensée en général ; et s’ils sont, à ce titre, tout à fait justes, ils ne sont pas suffisants. En effet une connaissance a beau être tout à fait conforme à la forme de la logique, c’est-à-dire ne pas se contredire elle-même, elle peut cependant toujours contredire l’objet. Le critère purement logique de la vérité, à savoir l’accord d’une connaissance avec les lois universelles et formelles de l’entendement et de la raison, et donc bien la condition sine qua non, et par conséquent la condition négative de toute vérité ; mais la logique ne saurait aller plus loin, et l’erreur qui atteint non la forme, mais le contenu, la logique ne peut la découvrir au moyen d’aucune pierre de touche. » (Kant : Critique de la raison pure. Introduction à la logique transcendantale) Simple forme, condition nécessaire mais non suffisante, « condition toute négative de la vérité » : toutes ces expressions vont dans le même sens. On pourrait rappeler aussi quelle piètre estime Descartes portait à la logique en tant que telle, tout juste bonne à exposer ce que l’on sait déjà. Seule voix discordante, ou presque, dans cette tradition, celle de Spinoza qui fait de l’accord de la raison avec elle-même le critère le plus fondamental de la vérité. Et bien sûr sur ce point comme sur beaucoup d’autres, c’est la voie qui suit Hegel qui reprend d’une autre manière et en l’approfondissant ce que nous avons déjà pu lire dans l'Éthique.

Les idées logiques

GWFH : On dit ordinairement que la Logique a affaire seulement à des formes et doit emprunter leur contenu ailleurs. Les idées logiques ne sont cependant pas un « seulement » vis-à-vis de tout autre contenu, mais tout autre contenu est seulement un « seulement » vis-à-vis d'elles.
Ce début énonce sous la forme rugueuse hégélienne la thèse (qui est en vérité celle de tout le §24 et pas seulement l’extrait de l’addendum que nous avons à comprendre). La première phrase se comprend d’elle-même. On vient d’en parler à l’instant. Mais la bizarrerie arrive immédiatement après. La construction eût voulu que la deuxième phrase, en contrepoint de la première énonce quelque chose au sujet de la Logique. Mais ce n’est pas du tout le cas. Hegel introduit une catégorie un peu spéciale. Il parle d’idées logiques (logischen Gedanken). On comprend ce que sont les formes logiques (les formes canoniques du syllogisme par exemple, et tout attirail de la « logistique » depuis les Stoïciens jusqu’à Wittgenstein par exemple). Mais les idées logiques ne sont pas les formes logiques et c’est d’autant plus évident que dans la même phrase Hegel parle aussi de formes et que les idées logiques sont explicitement opposées aux formes. Une idée (logique ou pas) est une idée parce qu’elle a un contenu. La phrase un peu tarabiscotée qui suit explicite un peu mieux tout cela – tarabiscotée mais la traduction suit fidèlement le texte – c’est même le propre de la traduction Bourgeois, suivre aussi près que possible le texte allemand. Le chiasme selon lequel elle est construite souligne encore cette opposition idée logique/formes. Les idées logiques ne sont pas un « seulement » vis-à-vis de tout autre contenu, ce que sont, au contraire, les formules de la logique traditionnelle. Ainsi si j’écris « Tous les F sont des G » et « Tous les G sont des H » et donc « Tous les F sont des H », peu importe ce qui instancie F,G et H. Vous pouvez y mettre à la place de F, G et H, Alice, les animaux qui mangent des oeufs et les serpents, et vous obtenez un des fameux exercices de logique tirés du livre de Lewis Carroll. Mais précisément, Hegel nous dit: ce n’est pas de cela qu’il s’agit et par conséquent quand il parle d’idées logiques cela n’a rien à voir avec ce dont parle la logique traditionnelle. Et donc la logique de Hegel n’est pas la logique traditionnelle et pas pour les raisons que l'on donne parfois quand on parle trop vite – Bertrand Russell qui a eu sa phase hégélienne dans sa jeunesse dit quelque part à peu près ceci : si Hegel rejette la logique formelle, celle qui est fondée sur le principe d’identité, ce n’est pas qu’il veut dire que A est non A, mais plutôt parce qu’il pense que l’esprit à autre chose à faire que s’occuper de ce genre de propositions triviales … Bien que Russell dise cela sur le ton de la plaisanterie, il y a quelque chose de vrai là-dedans. La logique hégélienne s’occupe de ces « idées logiques » qui sont autre chose qu’« un « seulement » vis-à-vis de tout autre contenu, mais tout autre contenu est seulement un « seulement » vis-à-vis d'elles. »
Cela veut dire quoi ? Dans la logique traditionnelle – la logique formelle – la forme est une enveloppe extérieure au contenu qui est donné de manière extra-logique. Par exemple dans notre syllogisme carrollien extrait d’Alice, ce n’est pas la logique des propositions qui vous apprend qu’il existe des animaux qui ne sont pas des serpents mais néanmoins mangent des œufs. Ce qui vous l’apprend, c’est seulement l’expérience empirique.
Plus sérieusement, si on veut comprendre pourquoi la logique chez Kant n’est qu’un « seulement » vis-à-vis de tout autre contenu, c’est parce que Kant soutient cette thèse horripilante du caractère extra-logique de l’expérience sensible. Je m’explique. Pour Kant comme pour les empiristes, le réel, d’un certain point de vue échappe à toute démarche rationnelle : on peut logiquement démontrer la possibilité ou l’impossibilité de quelque chose. « Une fourmi de 18 mètres, avec un chapeau sur la tête », ça n’existe pas ! ça n’existe pas parce que, sur terre, un tel animal serait écrasé au sol par la pesanteur. Mais une licorne, ça peut exister – par exemple un rhinocéros peut faire une licorne convenable quoique moins séduisante que les licornes des fables. La réalité ou l’irréalité de la licorne n’est pas une affaire de logique, mais quelque chose qui renvoie à l’hétérogénéité de l’être et de la raison, cette idée qui, selon moi, constitue le véritable nerf de la Critique de la Raison Pure, son « anti-idéalisme » radical. À l’inverse, Parménide, Platon, Descartes et Hegel le disent et le répètent : c’est la même chose que penser et être et Kant leur rétorque obstinément que non, ce n’est pas du tout la même chose que penser et être. Voilà pourquoi, par exemple, Colletti qui est un vigoureux partisan de la rupture entre Marx et Hegel, soutient que le seul philosophe classique allemand chez qui on peut trouver un peu de matérialisme est Kant (voir Le marxisme et Hegel, éditions Complexe).
Revenons maintenant à notre texte. Si Hegel prend pour cible cette idée qu’on pourrait penser les contenus (la matière) indépendamment de la forme logique (le « seulement »), c’est précisément parce qu’il n’accepte pas l’hétérogénéité de la pensée et de l’être. Et voilà pourquoi il inverse la proposition et affirme que le contenu que l'on pourrait affecter à la logique est un « seulement », quelque chose finalement qui peut être relié à cette idée logique mais sans nécessité. Autrement dit, ces idées logiques, elles peuvent être considérées en elles-mêmes ou relativement à un contenu quelconque ; elles peuvent donc être considérées sous l’angle de leurs déterminations intrinsèques ou relativement à leurs propriétés extrinsèques, celles qui découlent de leur lien avec un contenu. J’emploie cette terminologie non-hégélienne à dessein. On aura reconnu la terminologie spinozienne et il me semble que le lien s’impose quand on lit ces premières phrases. J’essaierai de justifier cela un peu plus loin.
Continuons.
Elles [les idées logiques] sont le fondement étant en et pour soi de tout.
La logique, on le voit à nouveau très clairement, ne s’occupe pas seulement (et peut-être même pas du tout) de la forme des raisonnements ou de la validité des démonstrations. Elle conduit au fondement de tout ! Le fondement de tout, qui est « en et pour soi », il est facile à reconnaître: il s’appelle Dieu. Et il est fondement de tout parce qu’il est cause de soi, c’est-à-dire que son essence enveloppe son existence et ainsi de suite. Je fais un clin d’oeil à Spinoza. Mais ce n’est pas à lui que Hegel fait un clin d’œil – bien qu’il pense certainement aussi à lui – mais c’est à l’évangile de Jean qu’on pense nécessairement. Ce « fondement de tout » qui se présente sous forme logique, on en parle dans l’évangile johannique : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu. Il était au commencement près de Dieu. Toutes choses ont été faites par lui et sans lui rien n’a été fait. Ce qui a été en lui était vie et la vie était la lumière des hommes. (…) Et le Verbe s’est fait chair et il a dressé sa tente parmi nous. » Il y aurait ici tout un travail à faire pour montrer le lien entre l’évangile de Jean, le Faust de Goethe, la Phénoménologie et la science de la Logique. Ernst Bloch (voir Sujet-objet, éclaircissements sur Hegel, Gallimard) a montré l’analogie entre la Phénoménologie et le Faust. Or Faust se confronte avec ces premiers versets de l’évangile de Jean. Mais laissons cette étude littéraire de côté. Ce logos qui est au fondement de tout, il est triple: le Verbe est auprès de Dieu et se fait chair dans le Fils. Les idées logiques qui sont, étant en soi et pour soi le fondement de tout, on peut donc supposer qu’il s’agit d’abord de la trinité, forme fondamentale de toute pensée. On est donc plongé ici d’un seul coup de la logique dans la métaphysique hégélienne et l’on peut toucher du doigt ou au moins entrevoir cette thèse fondamentale de l’identité de la logique et de la métaphysique.
Il faut déjà se tenir à un niveau élevé de la culture pour diriger son intérêt sur de telles déterminations pures.
Les idées logiques sont donc des « déterminations pures ». « Pures », cela doit s’entendre comme « non liées à quelque représentation que ce soit », « pures » de telle sorte. Nous avons d’abord des représentations, des sensations, des perceptions, des intuitions, qui sont progressivement déterminées. La détermination pure est donc le résultat du travail de la pensée quand la détermination est dégagée de ce qui, au départ l’avait suscitée. La culture consiste justement à s’élever vers ces déterminations pures. Pour comprendre cela, on peut prendre un exemple. Les enfants apprennent sans doute les éléments de mathématiques à partir de représentations (on apprenait à compter avec des bûchettes, par exemple), mais quand on commence à devenir mathématicien, ces représentations disparaissent et on n’a plus que des « déterminations de pensée » pures. Je peux encore associer le nombre deux à deux tables, deux chaises, etc. mais ou aleph-0, je ne peux les associer à aucune représentation. Ce sont des déterminations de pensée pures et quand je calcule, c’est-à-dire quand j’enchaîne ces déterminations de pensée pures, ces « idées logiques », tout se passe comme si la main et le crayon couraient seuls sur le papier. Dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain, Leibniz évoque «  dans les occasions où les sens n'agissent guère, la plupart de nos pensées sont sourdes pour ainsi dire (je les appelle cogitationes caecas en latin), c'est-à-dire vides de perception et de sentiment, et consistant dans l'emploi tout nu des caractères comme il arrive à ceux qui calculent en algèbre sans envisager que de temps en temps les figures géométriques et les mots font ordinairement le même effet en cela que les caractères d'arithmétique ou d'algèbre. On raisonne souvent en paroles, sans avoir presque l'objet même dans l'esprit. » La pensée pense et c’est tout. Et cette pensée « abstraite » – abstraite seulement de représentation, d’intuition, de sensation – n’est pas une simple forme. Elle est vraie et son caractère apodictique est d’autant plus incontestable qu’elle est abstraite, de la même manière que le théorème de géométrie est vrai dès lors qu’on ne fait plus référence à rien de sensible, à rien qui renvoie à la perception de la figure dessinée au tableau.

La vérité. Critique de la vérité-correspondance

Ce caractère aprioriste de la vérité est développé tout de suite après :
Leur étude menée en et pour elle-même a ce sens en plus, que nous dérivons de la pensée elle-même ces déterminations et voyons d'après elles-mêmes si elles sont des déterminations vraies.
Disons cela autrement : la vérité des déterminations de la pensée ne provient pas d’on ne sait quelle correspondance avec un réel qui lui serait extérieur mais bien de son mouvement interne et c’est seulement d’après ce mouvement interne que la vérité peut être établie. Une pensée vraie contient donc en elle-même, abstraction faite des représentations, sentiments, intuitions, etc., toutes les caractéristiques intrinsèques d’une pensée vraie. Une fois encore je tords le texte de Hegel vers Spinoza, parce qu’il s’agit exactement de la même chose ! [Une remarque en passant : en relisant Spinoza à partir de Hegel, en changeant donc nos points de vue habituels qui consistent à le lire à partir de Descartes, on peut mesurer combien sont erronées les propositions qui définissent le spinozisme comme un « monisme », voire comme un « monisme matérialiste », autant que celles qui défendent le « parallélisme »].
Et si l’on n’avait pas compris, Hegel insiste :
Nous ne les accueillons pas de l'extérieur ni ne les définissons ou montrons leur valeur et leur validité en les comparant avec l'aspect selon lequel elles se présentent dans la conscience.
La vérité, c’est la logique des déterminations-de-pensées (cette logique dont il faut se rappeler qu’elle est découverte sous sa forme achevée dans l’évangile de Jean, la logique triadique) et non quelque correspondance entre les concepts et les représentations qui se trouveraient dans la conscience. Suit un exemple :
Car nous partirions de l'observation et de l'expérience et dirions par exemple : le terme de force, nous avons coutume de l'employer là et pour cela. Une telle définition, nous la qualifions alors d'exacte, si elle s'accorde avec ce qui de son ob-jet se trouve dans notre conscience ordinaire.
Cette illustration apporte quelque chose auquel nous devons faire attention. La théorie de la vérité-correspondance, la doctrine classique de la vérité donc, repose sur l’accord entre la définition (abstraite) et « ce qui de son ob-jet se trouve dans la conscience ordinaire ». Bourgeois écrit « ob-jet » pour traduire Gegenstand – et réserve « objet » pour « Objekt ». L’ob-jet, c’est ce qui se tient en face, en face dans la conscience ordinaire et il y a un bien toujours quelque chose qui se tient de la conscience ordinaire, une représentation puisque c’est de là que part le mouvement de la pensée chronologiquement.
Mais on voit tout de suite que le rapport entre la pensée l’ob-jet qui se trouve dans la conscience ordinaire est en même temps inessentiel, car l’essentiel c’est le rapport de la pensée avec elle-même, en et pour elle-même. Voilà pourquoi :
De cette manière, cependant, un concept n'est pas déterminé en et pour soi, mais d'après une présupposition, laquelle présupposition est alors le critère, la mesure de référence de l'exactitude.
Un concept doit donc se déterminer en et pour lui-même et non d’après une présupposition qui lui serait extérieure. Car si ce n’était pas le cas, nous ne pourrions jamais atteindre de savoir absolu, nous resterions prisonniers de catégories figées et conditionnées de l’entendement. Bref on tomberait dans l’empirisme ou ses dérivés (dont la philosophie critique kantienne fait sans doute partie du point de vue hégélien). Il faudrait ici définir ce qu’est une présupposition. Une supposition est une hypothèse (si on se contente de traduire le grec en latin). Une présupposition au sens de Hegel n’est pourtant pas une hypothèse préalable. Une présupposition est une Voraussetzung. Une Aussetzung est une exposition, une révélation (ou encore une reddition !) : ce qui était dedans, je le mets dehors. Une Voraussetzung, c’est qui est exposé en premier, ce qui vient devant ; on pourrait traduire par « prémisse ». La représentation vient en premier dans le développement qui se passe dans la conscience ordinaire.
Nous n'avons cependant pas à employer une telle mesure de référence, mais à laisser faire pour elles-mêmes les déterminations vivantes en elles-mêmes.
Le concept se détermine donc en quelque sorte de l’intérieur et non dans le rapport à quelque chose qui est « présupposé », c’est-à-dire posé en dehors du mouvement propre de la pensée pensante. « Laisser faire pour elles-mêmes les déterminations vivantes en elles-mêmes » : pour les raisons même que ce texte ne cesse d’exposer, les déterminations ne sont extérieures au concept. Elles sont elles-mêmes « vivantes ». La logique a donc pour tâche de suivre la genèse même des catégories. Par conséquent, les « déterminations-de-pensées » étant vivantes n’ont aucun caractère fixe, elles passent de l’une dans l’autre, s’engendrent mutuellement.

Sortir de la conscience ordinaire. Se hausser à la pensée philosophique

La logique ordinaire par au contraire de déterminations fixes (le principe d’identité, le principe du tiers exclu) et donc nous avons une nouvelle confirmation de la distance qui sépare ce que Hegel entend par Logique et de ce que Aristote ou Kant entendaient sous le même nom.
Le problème de la vérité des déterminations-de-pensée ne peut que rarement se présenter à la conscience ordinaire, car elles semblent recevoir leur vérité seulement dans leur application à des ob-jets donnés, et il n'y aurait d'après cela aucun sens à s'interroger sur leur vérité en dehors de cette application.
Ce qui rend la logique difficile est là : en pratique les « déterminations-de-pensée », les catégories logiques, ne se présentent pas à la conscience ordinaire, ce qui est la conséquence de ce qu’on a vu un peu plus haut en essayer de comprendre ce que pouvait vouloir dire cette abstraction de toute représentation qu’est la pensée pure. Dans la conscience ordinaire, ce sont les représentations qui se présentent les premières et c’est pourquoi elles semblent même être la pensée tout entière. Les « déterminations-de-pensée » n’apparaissent toujours que comme les déterminations de ceci ou de cela. Dans la logique, on suit une démarche complètement différente de la démarche phénoménologique : il s’agit dans cette « première partie de la science » (La Phénoménologie de l’Esprit) de prendre « le chemin consistant à commencer par la première, la plus simple apparition de l’esprit, la conscience immédiate, et à développer sa dialectique jusqu’au point de vue de la science philosophique dont la nécessité est montrée par cette progression » (§25R) Mais ici nous sommes arrivés au « point de vue philosophique » et ce point de vue est celui dans lequel il y a du sens à s’interroger sur les « déterminations-de-pensée » indépendamment de leur application, et c’est même en cela que réside la point de vue philosophique proprement dit. Car :
Mais ce problème est précisément ce qui importe.
Ce qui suppose maintenant qu’on redéfinisse ce qu’on entend par vérité.
À ce sujet on doit, il est vrai, savoir ce qu'il faut entendre par « vérité ». Habituellement, nous nommons « vérité » l'accord d'un ob-jet avec notre représentation. Nous avons dans ce cas comme présupposition un ob-jet auquel la représentation que nous en avons doit être conforme. – Au sens philosophique, par contre, vérité signifie, si on l'exprime d'une façon générale abstraitement, accord d'un contenu avec lui-même. C'est là ainsi une tout autre signification du terme « vérité » que celle qui a été mentionnée précédemment.
Il y a donc deux sens au terme « vérité », le sens entendu « habituellement » et le « sens philosophique ». Le sens habituel est celui de la vieille adéquation entre la chose et la représentation (adequatio rei et intellectus). Ce premier sens suppose l’existence d’un ob-jet, d’un acte de la conscience ordinaire auquel il faut conformer la représentation. Ici, il faudrait aller un peu plus loin dans la compréhension de ce que Hegel nomme « représentation » (Vorstellung). Mais cela ne figure pas encore dans ce texte. Il faudrait pour cela reprendre la Phénoménologie (au demeurant, le §25 renvoie explicitement à la Phénoménologie).Notons cependant que « représentation » procède chez Hegel du même mouvement par lequel nous sentons, intuitionnons, voulons, mais ne s’identifie ni à la sensation, ni à l’intuition ni à la volition. La représentation est ce quelque chose de mental vers lequel pointent la sensation, l’intuition, etc.
Revenons à la vérité. Le sens philosophique, le seul qui importe, est celui dans lequel la vérité est comprise comme l’accord du contenu avec lui-même. Il ne s’agit plus de la vérité d’une idée saisie dans son rapport extrinsèque avec son objet mais de la vérité intrinsèque d’une idée. Ce qu’exposent les exemples simples qui suivent.
Au reste, la signification plus profonde (philosophique) de la vérité se trouve en partie aussi déjà dans l'usage de la langue. Ainsi, par exemple, on parle d'un vrai ami et l'on entend par là un ami dont la manière d'agir est conforme au concept de l'amitié ; de même, on parle d'un vrai chef-d'œuvre. Non-vrai a alors le même sens que mauvais, inadéquat en soi-même.
Si « non-vrai » a le même sens que « inadéquat », on pourrait penser que vrai, au « sens philosophique » est la même chose que « adéquat ». Mais Hegel laisse ce filon. Les exemples qui suivent débouchent sur une conclusion :
En ce sens un mauvais État est un État non-vrai, et ce qui est mauvais et non-vrai, d'une façon générale, consiste dans la contradiction qui se rencontre entre la détermination ou le concept et l'existence d'un ob-jet.
On pourrait croire ici que l'on retrouve la conception de la vérité comme adéquation. Mais ce n’est pas exact. En fait, c’en est l’exact opposé. Il ne s’agit plus de comparer la représentation à l’objet mais l’objet au concept. Il s’agit de comparer l’existence de l’objet au concept, c’est parce que le concept est premier et que donc la vérité se détermine à partir de la pensée et non la pensée à partir du lien aux objets de la représentation. Rappelons-nous : les pensées sont d’abord des « pensées objectives » dont Hegel nous dit en §25 que cette expression désigne la vérité.
D'un mauvais ob-jet de ce genre nous pouvons nous faire une représentation exacte, mais le contenu de cette représentation est quelque chose de non-vrai en soi-même.
Phrase curieuse : une représentation peut être exacte mais non vraie. Exacte en ce sens qu’elle est conforme à son objet, mais non-vraie puisque le vrai est la conformité au concept.
De telles pensées exactes, qui sont en même temps des non-vérités, nous pouvons en avoir beaucoup dans la tête. – Dieu seul est l'accord véritable du concept et de la réalité; mais toutes les choses finies ont en elles-mêmes une non-vérité, elles ont un concept et une existence, mais qui est inadéquate à leur concept.
En fait, pour l’essentiel nous avons « dans la tête » des pensées exactes de la sorte, parce que la vérité est l’absolu. Tout ce passage est encore extraordinairement spinoziste : Dieu seul est l’accord du concept et de la réalité alors qu’en l’homme les idées sont toujours des idées partielles, parce que idées de choses finies, qui ont, en elles-mêmes, leur concept, mais ce concept n’est pas vrai, ou comme dirait Spinoza ces idées tronquées inadéquates en nous sont néanmoins vraies « en Dieu ». Le vrai est le tout, disait déjà la Phénoménologie de l’esprit. Le fini étant « non-tout » est donc « non-vrai » !
C'est pourquoi elles doivent aller au fondement, ce qui manifeste l'inadéquation de leur concept et de leur existence. L'animal en tant qu'être singulier a son concept dans son genre, et le genre se libère de la singularité par la mort.
Ces pensées exactes mais non-vraies ne peuvent cependant pas être séparées de la vérité. Elles sont le point de départ d’un mouvement qui oblige l’esprit à aller jusqu’au fondement. « Aller fondement », c’est en allemand « zugrunde gehen », qui peut vouloir dire « aller au néant ». Ce qui explique l’exemple de l’animal : le genre (le concept) se libère de la singularité par la mort. Ici la suite du raisonnement de Hegel est en suspens. Il faudrait compéter en se demandant où l’homme individuel a-t-il son concept. Il l’a aussi dans le genre, mais par la conscience de soi, en disant « Moi », l’homme pose simultanément le singulier et l’universel (chacun peut dire « moi », donc ce « moi » est à la fois moi et tout homme). C’est une idée que reprendra le jeune Marx: l’homme est l’être générique et l’aliénation sera définie comme la perte de cet être générique. Ici en fait Hegel fait référence à quelque chose qui a été montré au début de l’addendum.
La considération de la vérité dans le sens explicité ici, celui de l'accord avec soi-même, constitue l'intérêt propre du logique.
Cette phrase finalement vient clore le raisonnement sous-jacent qui ne figure pas dans le texte. On passe de la vérité comme accord du concept à la vérité comme accord avec soi-même qu’on se gardera de prendre dans un sens trop psychologisant. En fait on revient à la question de la phénoménologie de l’esprit et du passage de la conscience ordinaire à la conscience philosophique.
Dans la conscience ordinaire, le problème de la vérité des déterminations-de-pensée ne se présente pas du tout.
En effet, dans la conscience ordinaire la représentation se tient indissociable des déterminations de pensée.
La tâche de la Logique, on peut aussi l'exprimer en disant qu'en elle les déterminations-de-pensée sont considérées pour autant qu'elles sont capables de saisir le vrai.
La logique consiste donc à montrer ce que sont ces déterminations de pensée et à déterminer dans quelle mesure elles sont « capables de saisir le vrai ». Encore une fois, nous voyons que la logique n’a pas pour objet la validité des raisonnements mais bien autre chose : le concept et donc son objet propre est d’être une théorie de la vérité.
Le problème porte ainsi sur le point de savoir quelles sont les formes de l'infini et quelles sont les formes du fini. Dans la conscience ordinaire, on ne voit rien de mal dans les déterminations-de-pensée finies et on les laisse valoir sans plus. Mais toute illusion vient de ce que l'on pense et agit selon des déterminations finies.
Puisque, comme on l’a vu plus haut, le non-vrai est lié au fini, la question est bien de savoir distinguer les formes de l’infini de celles du fini. Le fini n’est pas le mal ! Mais c’est seulement la cause de l’illusion.
Au total, nous pouvons ressaisir l’entreprise qu’est la logique dans l’ensemble de la philosophie de Hegel. La phénoménologie de l’esprit conduit à la logique, c’est-à-dire à la connaissance de l’esprit en lui-même – puisque ces déterminations de pensée qui sont l’objet propre de la logique sont les catégories qui permettent de saisir le vrai lui-même, c’est-à-dire l’esprit.

Conclusion de l’explication de ce passage:

Ce passage mériterait d’être lu avec ce qui le précède et ce qui le suit. Il nous place en tout cas au point névralgique de la logique de Hegel, c’est-à-dire de son système philosophique. La vérité est ou plutôt doit être l’objet absolu de la philosophie et non pas seulement le but visé. On peut comprendre aussi le contresens qui consiste à faire du hégélianisme un historicisme. Ce serait plutôt un logicisme radical, à condition d’oublier ce qu’on entend ordinairement par logique (en fait la logistique qui s’est développée à partir de la fin du XIXe et de la Bregriffschrift de Frege) et de considérer les catégories (les déterminations de pensée) comme les objets propres de la philosophie. La vérité consiste donc dans le processus de manifestation de la vérité, c’est-à-dire dans la vie propre des catégories qui trouve son effectivité dans l’histoire (sous sa triple dimension de la formation de l’individualité – de l’être spirituel singulier –, de l’histoire des peuples et enfin de l’histoire de la philosophie.

samedi 21 novembre 2009

La question de l'homoparentalité


Depuis de nombreuses années maintenant le débat sur l’homoparentalité fait régulièrement retour sur la scène publique. C’est l’une de ces questions « sociétales » que l'on considère comme décisives pour mieux éviter de poser la question sociale, une question plus gênante pour le consensus libériste entre la droite et la gauche – je distingue le libérisme qui soutient que l’économie de marché résout toutes les questions sociales du libéralisme politique dont il existe plusieurs versions honorables. La conclusion d’un récent procès qui a donné le droit d’adopter à une institutrice homosexuelle relance le débat. Dans la plus grande confusion puisque se chevauchent deux questions qui ne sont pas nécessairement liées : la question du droit des homosexuels à adopter et la question de l’homoparentalité. De même qu’un(e) célibataire peut adopter, il semble de bon sens qu’on autorise l’adoption par un(e) homosexuel(le). Le tribunal de Besançon dans l’affaire que nous venons de citer s’est d’ailleurs contenté de rappeler ce principe et rien d’autre. La question de l’homoparentalité est une tout autre affaire puisqu’elle vise à faire reconnaître le fait absurde qu’un enfant pourrait avoir une femme comme mère et une autre comme « père » ou que dans un couple masculin l’un des deux hommes jouerait le rôle de « mère ».
Dans Libération en date du 12/11/2009, on peut lire ceci :
Quelles compétences particulières possède donc le conseil général du Jura pour décider si une institutrice, vivant avec sa compagne, peut adopter ou non un enfant ? Cette seule question permet de mesurer l’absurdité du chemin de croix qu’ont dû emprunter durant onze ans Emmanuelle B. et Laurence R. pour faire valoir leur envie de parentalité. La décision du tribunal de Besançon marque au moins une victoire : celle du droit. En France, aucun texte ne s’oppose à l’adoption par une personne homosexuelle. Et les élus du Jura ou d’ailleurs ne devraient pas avoir leur mot à dire. Mais l’arrêt administratif pris mardi ne peut masquer l’immense retard français. Jusque-là, les couples préféraient cacher leur orientation sexuelle pour ne pas risquer de voir leur dossier écarté. On peut espérer désormais que les mentalités évoluent. Mais comment justifier qu’un(e) homosexuel(le) - à l’instar des hétérosexuels non mariés - soit contraint(e) de faire la démarche en célibataire et non en couple ? En janvier 2008, la France a été condamnée pour discrimination sexuelle par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire d’Emmanuelle et de Laurence. Autour de nous, l’Espagne, la Grande Bretagne, mais aussi la Belgique ou le Danemark, ont fait évoluer leur législation. Quoi qu’en dise Nadine Morano, il est urgent que nous changions la loi interdisant l’adoption par les couples homosexuels dans l’Hexagone, dans le cadre d’un vaste débat plus que nécessaire sur l’homoparentalité.
Cet article est un concentré d’idéologie dominante, dominante à gauche, dans la classe médiatique et même dans une partie de la droite dont les porte-parole restent cependant prudents sur ces affaires pour des questions d’opportunité purement électorale. L’auteur de l’article commence par protester contre le fait que c’est un organisme dépendant du Conseil Général, au niveau de la DASS qui doit donner son agrément pour toute adoption. Car évidemment les adoptions ne sont pas votées en délibération du Conseil Général, mais le Président du CG contrôle une organisme qu’il a sous son autorité. Le tribunal administratif de Besançon a cassé la décision prise au niveau du CG et c’est maintenant au Tribunal d’Instance de prononcer le cas échéant l’adoption. Et donc toute la procédure suivie est conforme au droit – qu’une décision administrative puisse être cassée par un tribunal administratif, cela montre que le droit fonctionne encore et on devrait plutôt s’en féliciter. Que le journaliste parle de « chemin de croix » quand il s’agit de la simple application du droit semble assez curieux. Encore un peu et ce monsieur allait accuser les services sociaux de « crime contre l’humanité »! Soit dit en passant, si on peut accuser les services sociaux chargés de l’enfance de quelque chose, ce n’est certainement d’une trop grande sévérité mais bien plutôt d’un trop grand laxisme. Mais ceci est une autre affaire …
Nous arrivons au fond du problème: « l’immense retard français ». C’est la chanson commune droite-gauche chantée depuis des décennies, la chanson du « retard français » et des abominables « exceptions françaises ». En quoi consiste ce « retard français » ? C’est très simple : la France n’autorise pas l’adoption par des couples homosexuels et ce serait la une « discrimination sexuelle », qui s’opposerait à « l’envie de parentalité » d’Emmanuelle et Laurence.
On le sait : depuis que l’on a renoncé à l’égalité (une valeur extrêmement ringarde dans le monde « libéral » où la concurrence doit jouer à tous les étages, où tous les humains sont des rivaux pour la richesse et le pouvoir), la lutte contre les discriminations, remplaçant la lutte contre les inégalités, est devenue le credo des dominants, à commencer par l’actuel président de la République.
Commençons par le commencement : y a-t-il dans la loi française des discriminations contre les homosexuels ? La réponse est « non » et ce depuis la loi du 4 août 1982 où on été abrogée toutes les dispositions introduites par Pétain en 1942 et conservées depuis. Remarquons que la révolution française avait déjà dépénalisé l’homosexualité comme elle a dépénalisé l’inceste (entre adultes consentants) ! Les révolutionnaires de 1789 et 1793 considéraient que la sexualité est une affaire intime et que l’État n’à rien à faire dans les lits des amants, quelles que soient leurs « orientations sexuelles » comme on dit aujourd’hui. Le terme d’inceste est d’ailleurs absent du code pénal. Il constitue seulement une circonstance aggravante en cas d’agression sexuelle, de corruption de mineur, etc. Mais bien évidemment, la loi a continué d’interdire les mariages entre frères et sœurs ou ascendants et descendants. C’est M. Estrosi qui récemment (2004) a voulu faire de l’inceste une infraction particulière. En tout cas, le principe, le seul principe qui juridiquement vaille est celui du droit à l’intimité. On peut faire l’amour à un, deux ou un nombre indéterminé de participants, tant que l’ordre public n’est pas troublé et tant que ne sont impliquées que des personnes majeures et consentantes d’un consentement éclairé, l’État doit s’abstenir de légiférer. Et aujourd’hui il n’y a aucune loi réprimant d’une manière ou d’une autre les relations sexuelles entre personnes du même sexe. Et c’est heureux. Et si les manifestations d’hostilité à l’égard des homosexuels dans la vie civile demeurent, elles ne sont pas plus importantes, et même plutôt moins, que les manifestations de racisme ou toutes les autres formes de mépris à l’endroit de telle ou telle catégorie – les pauvres, les vieux, les gros, etc. Il est plus facile de trouver du travail ou un appartement en étant homosexuel qu’en se prénommant Mohammed.
On pourrait plutôt s’étonner que les orientations sexuelles deviennent des motifs d’exhibition publique. Ainsi la « gay pride », l’endroit du dernier chic où tout le « beau monde » qui compte doit se faire voir, est-elle une des manifestations de l’obscénité générale de nos sociétés. Il n’est pas honteux d’avoir des attirances sexuelles pour les personnes de son sexe – depuis Freud, tout le monde sait cela – mais il n’y a pas non plus de raison d’en être fier ! Il est vrai qu’existe maintenant un « marathon international de la masturbation » et que l'on devrait sur cette lancée, pendant qu’on y est, créer des JO de la partouze par équipes nationales. Les « soupçonneux », ceux dont les mentalités sont encore prisonnières du « retard français » feront remarquer que cet exhibitionnisme général a partie liée avec le business. Il y a, c’est bien connu, un « gay business » mais surtout, toutes catégories confondues, le business du sexe, au niveau international, dépasserait selon certaines estimations les 1000 milliards de dollars, soit plus que l’industrie pharmaceutique … ou l’armement. Sur ces questions, je renvoie au livre de Dany-Robert Dufour, La cité obscène, Libéralisme et pornographie, Denoël, 2009.
Mais, dira-t-on, les homosexuels sont victimes de pratiques discriminatoires devant le mariage. D’abord, j’ai beaucoup de mal à comprendre pourquoi les homosexuels veulent que leurs « orientations sexuelles » reçoivent, si j’ose dire, la bénédiction de l’État par l’intermédiaire du mariage, alors que pendant un siècle et plus, le refus de l’ordre social dominant s’identifiait souvent avec le refus du mariage, symbole de l’embourgeoisement. Il n’est pas si loin le temps où Brassens chantait pour son amante: « J’ai l’honneur de ne pas te demander ta main. Ne gravons pas nos noms au bas d’un parchemin. »
Il n’y a cependant aucune discrimination à l’encontre des homosexuels. Le mariage n’a pas pour fonction de légaliser des relations sexuelles, mais de définir l’ordre de la reproduction et de la transmission de la propriété. En définissant le père comme le mari, le code civil, dit code Napoléon, a bien montré qu’il se moquait de la sexualité et que son seul objet est de déterminer qui détient l’autorité familiale et comment les biens peuvent être transmis. Le mariage est institué pour donner un cadre légal à la procréation et donc c’est nécessairement un mariage entre deux personnes de sexe différent, car, à moins de taxer dame Nature d’homophobie et de pratiques discriminatoires, il reste encore de nos jours impossible qu’un homme tombe « enceint » des œuvres de son compagnon ou qu’un femme puisse accueillir en sa matrice la semence « virile » de sa compagne. La loi de reproduction sexuée est dure mais c’est la loi et pour faire un œuf humain, il faut une ovule et un spermatozoïde, une gamète femelle et un gamète mâle. Doit-on poursuivre les professeurs de sciences naturelles qui continuent d’enseigner cette science retardataire pour « propos homophobes »?
Sans doute le Code civil doit-il prévoir des aménagements particuliers pour les couples homosexuels, notamment ceux qui de longtemps font leur vie ensemble, achètent un appartement, etc., et le PACS a été un premier pas dans cette voie. Le PACS souffre peut-être d’insuffisances. On peut les corriger facilement en aménageant la loi. Mais rien de tout cela ne rend le mariage « hétérosexuel » discriminatoire. De même que l’interdiction de la polygamie n’est pas discriminatoire à l’encontre des polygames … Et pourtant, certaines religions, certaines coutumes nationales admettent et dans certains cas encouragent la polygamie. Les « Jules et Jim » qui aiment la même femme, les « ménages à trois » ne manquent pas et on se gardera bien de porter des jugements moralisateurs quand il s’agit d’affaires amoureuses. Mais personne ne demande la légalisation de la polygamie en France – alors même que la polygamie « de fait » est extrêmement répandue et pas seulement chez les musulmans d’Afrique subsaharienne !
Qu’on me comprenne bien : je ne suis pas dans l’absolu contre le mariage homosexuel. On pourrait décider que le mariage civil est un simple contrat entre deux individus indépendamment de leur sexe et ce serait tout à fait conforme à l’évolution ultra-libérale de nos sociétés, une évolution qui vise à contractualiser toutes les formes de relations sociales. Cette évolution, bien dans l’air du temps, marquerait une nouvelle étape symbolique vers la constitution d’une société d’individus, totalement indépendants, totalement séparés les uns des autres et liés uniquement par des agréments noués en fonction de la recherche par chacun de la maximisation de son utilité ou de son bien-être. Ce qui est très curieux, c’est que des gens (de « gauche ») qui se disent volontiers antilibéraux, sans même bien savoir ce qu’ils entendent par là, militent activement pour une évolution qui signe l’intrusion croissante et hors de toute mesure des valeurs de l’individualisme libéral dans nos sociétés. Mais, quoi qu’il en soit, si on devait autoriser le mariage homosexuel, ce ne serait pas en raison du caractère discriminatoire du mariage sous sa forme actuelle mais en vue d’adapter le droit à une nouvelle société – si on peut encore donner ce nom à ce qui se mijote dans les fourneaux du « capitalisme absolu ».
Pourquoi l’insistance sur le mariage homosexuel, alors ? Tout simplement pour faire reconnaître autre chose qu’une simple union où l’on partage le lit et le réfrigérateur, pour faire reconnaître l’homoparentalité. Là encore, c’est la prétendue discrimination qui est invoquée et là encore on peut facilement remarquer qu’il n’y a aucune discrimination car ce n’est pas loi mais la nature qui empêche les couples homosexuels d’être fertiles. Si les homosexuels veulent à tout prix des enfants, ils peuvent toujours employer la méthode classique et gratuite et se convertir à l’hétérosexualité, « une heure, douche comprise » comme le dit drôlement Élisabeth Levy sur le site « Le Causeur ». Pour réaliser nos buts et atteindre le bonheur, nous sommes fréquemment contraints à subir des épreuves nettement plus désagréables. On nous rétorquera que la bonne comparaison est à faire entre les couples homosexuels et les couples hétérosexuels infertiles. Ceux-ci ont le droit d’adopter – à condition d’être mariés, car les non-mariés, comme les homosexuels ne peuvent faire qu’une procédure d’adoption individuelle – et ceux-là en sont privés. La différence ici est tout symbolique mais les sociétés ne vivent qu’avec des symboles car les hommes ne sont pas des bêtes et la culture humaine c’est précisément cela, l’entrée dans l’ordre symbolique. Un couple hétérosexuel infertile reconnaît que la reproduction est affaire sexuelle. Le père adoptif est un homme et la mère adoptive une femme. Et du même coup, ce couple reconnaît que la société s’articule à la nature pour l’organiser et la discipliner. Inversement, un couple homosexuel exhibe le modèle absurdissime d’une reproduction non sexuée. L’enfant adopté par un couple hétérosexuel sait qu’il est né d’un homme et d’une femme. À l’enfant d’un couple homosexuel, on tente de faire accroire que l’homme et la femme sont la même chose, que les sexes sont indistincts et que la reproduction n’est qu’un pur artifice.
On l’aura remarqué : je ne fais nulle part intervenir les arguments utilitaristes concernant le bien de l’enfant. Un couple d’homosexuels aisés et aimants est sûrement un milieu plus intéressant pour l’enfant que des parents pauvres et alcooliques qui se balancent la vaisselle à la figure – j’ai volontairement repris ces stéréotypes éculés parce que ce sont eux qui se trouvent à l’arrière-plan des arguments utilitaristes si souvent repris par les défenseurs « upper middle class » de l’homoparentalité, des arguments qui sentent mauvais le mépris de classe. Ces arguments utilitaristes sont des arguments ultra-libéraux. C’est au nom du bien de l’enfant que certains économistes ont soutenu qu’il était moralement acceptable d’instaurer un marché de l’adoption. Bertrand Lemennicier, un « libériste » fanatique, professeur à Paris II Panthéon-A    ssas, a soutenu dès 1988 la nécessaire déréglementation et la privatisation de l’adoption. Il reçoit donc aujourd’hui le soutien (implicite et inconscient) de tout ce que la gauche « libérale » et l’ultra-gauche sociétale compte de gens BCBG : le NPA et le Parti de Gauche se prononcent l’un et l’autre pour « le droit à l’homoparentalité » et même le PCF qui fait des efforts désespérés pour faire oublier sa bigoterie d’antan voit dans le jugement de Besançon un progrès vers la reconnaissance de l’homoparentalité.
Le sommet est atteint quand notre journaliste de Libération écrit que Laurence et Emmanuelle ont dû aller devant les tribunaux «  faire valoir leur envie de parentalité ». Depuis plusieurs années ont fleuri les expressions aussi baroques qu’insupportables: « projet parental », « droit à l’enfant » et maintenant c’est devant la justice qu’on fait valoir ses « envies » ! Qu’avoir un enfant soit un projet montre à quel point la rationalité technicienne entrepreneuriale a infesté toute vie humaine normale. Les enfants, normalement, ne sont pas un « projet » comme celui de construire une maison de faire une belle carrière ! Les enfants ne procèdent pas d’une démarche rationnelle par finalité, pour parler le langage de l’individualisme méthodologique. Mais dès lors que les enfants deviennent un « projet parental », la procréation doit obéir aux normes modernes et ainsi se développe progressivement la technicisation de la procréation. Bientôt l’enfant « zéro défaut », normalisé ISO ? On pourrait résumer le projet parental à « Docteur, faites nous ce qu’il y a de mieux », ainsi que Jacques Testart le disait ironiquement en dénonçant les dérives de l’assistance médicale à la procréation (AMP). « Il faudra bien, affirme en 2001 James Watson, codécouvreur avec Crick de la double hélice de l’ADN, que certains aient le courage d’intervenir sur la lignée germinale sans être sûrs du résultat. De plus, personne n’ose le dire, si nous pouvions créer des êtres humains meilleurs grâce à l’addition de gènes (provenant de plantes ou d’animaux), pourquoi s’en priver ? Quel est le problème ? ». Il ajoute : « Je pense que nous devons nous tenir le plus possible à l’écart des règlements et des lois. » Tout est dit : en finir avec la loi !
Si l’expression « projet parental » est insupportable, il n’en va guère mieux avec le « droit à l’enfant ». À qui va donc s’adresser une telle revendication ? Un homme pourra-t-il se plaindre et auprès de qui que son droit à l’enfant n’ait pas été honoré ? On peut réclamer un « droit à l’emploi » car une société bien organisée pourrait sans problème permettre à chaque individu de gagner honnêtement sa vie par son travail. Mais un « droit à l’enfant » ? Et pourquoi pas la multiplication de droits d’un tel genre ? Un tel va se plaindre de ne pas mesurer la taille suffisante pour avoir une chance de faire un champion de basket ? Y a-t-il discrimination quand tout le monde ne bénéficie pas de son droit à devenir une vedette, un chanteur de charme ou un prix Nobel de physique ? La médecine, comme toute technique, imite la nature et y supplée quand elle n’est pas assez puissante, ainsi que le disait Aristote. Mais la médecine ni la société ne peuvent nous garantir un « droit à l’enfant ».
En qu’enfin la justice soit chargée de faire droit à notre « envie de parentalité », cela dépasse toutes les limites de la bêtise. J’ai envie de devenir un virtuose du saxo comme Coltrane ; dois-je m’adresser à la justice et même s’il faut suivre un « chemin de croix » ? En vérité, dans toute cette affaire, c’est le phantasme infantile de toute-puissance qui s’affirme chez des individus qui, pourtant, ne sont plus des petits enfants depuis longtemps. C’est aussi la volonté d’éradiquer la nature sous toutes ses formes : la procréation sans sexe, la scotomisation du père ou de la mère (avec les mères porteuses), la transformation de la loi en pur arrangement conventionnel selon notre bon plaisir : nous avons là quelques-unes des figures de la post-modernité. Pourquoi ont-elles un succès public si massif ? Parce qu’elles entrent en résonance avec l’idéologie et les intérêts matériels des classes dominantes et en même temps avec les phantasmes que toutes les sociétés jusqu’à nos jours s’étaient évertuées à refouler ou à domestiquer et qui aujourd’hui commencent à acquérir « droit de cité » à l’époque de la désinhibition généralisée. Ainsi la chronique judiciaire devient-elle un puissant révélateur du « malaise dans la culture ».

mardi 3 novembre 2009

De la politique à la morale et retour

C’est entendu :  et politique ne peuvent être confondues. La politique  n’est qu’un habillage « politiquement correct » de l’exploitation de l’homme par l’homme (libérale bien sûr) proposée comme seul horizon possible. La politique ne peut sans doute pas se tenir toujours dans les limites étroites de l’impératif catégorique de Kant. Elle ne peut s’en tenir aux maximes universelles alors même qu’elle a toujours affaire à des situations singulières dans lesquelles il faut trancher. Inversement l’exigence  ne peut s’accommoder des inévitables compromis politiques. Des préceptes moraux identiques peuvent justifier des conceptions très différentes de l’action politique et la même politique peut être le point de recouper de conceptions morales parfois opposées. D’où la tentation, celle de Rawls et de disciples ou émules : construire une théorie politique indépendante de toute conception englobante de la vie . Mais on n’a pas attendu Rawls pour en venir là. En vérité toute la pensée éthique moderne cherche à transformer la politique en science, débarrassée des tutelles morales aussi bien que religieuses, pendant qu’on cherchait à « désencastrer » la  de son milieu naturel, l’ethos communautaire d’où elle a surgi. Il s’agit de construire une  individualiste, en ce sens qu’elle ne dépend que de la rationalité individuelle, en l’appuyant sur un principe qu’on pense évident, qu’il s’agisse du principe kantien d’universalisation ou du principe utilitariste de maximisation des plaisirs et de minimisation des peines … ou de tout autre principe de genre. Le  classique ou le  politique moderne partagent cette double exigence.

Il est à craindre qu’il ne s’agisse que d’une chimère. L’individu érigé au rang de maître absolu de lui-même, l’individu qui n’a de comptes à rendre qu’à sa conscience et qui est capable de se donner à lui-même sa propre loi (autonomie), cet individu si génialement pensé par Kant, cet individu que Descartes avait déjà rendu « comme maître et possesseur de la nature », n’est que la figure idéologique de la modernité, une projection dans le ciel de la métaphysique des individus réels qui sont arrachés de force aux conditions de la société traditionnelle ou se jettent à l’aventure pour conquérir le monde, le modeler à leurs mains et soumettre tous ceux qui ne leur ressemblent pas. L’homme idéal, pur être de raison, que les philosophes des Lumières et Kant plus que tous les autres, ont inventé n’est que le visage lumineux, philosophique, du conquistador, du capitaine d’industrie, de l’aventurier et du conquérant colonial, bref de tous ces individus qui se sont affranchis de la tutelle des autorités traditionnelles pour agir selon leur propre raison, même si cette raison leur a dicté des conduites qui eussent horrifié le penseur de Königsberg.
Mon propos n’est pas de reprendre cette réévaluation des Lumières déjà bien entamée par l’école de Francfort et la théorie critique. La « dialectique des Lumières »1 conduit à penser le marquis de Sade comme le contrepoint du chaste Kant. Je voudrais prendre une autre voie qui pourrait être celle d’un retour à Aristote – dans la lignée suivie par Mc Intyre2 – c’est-à-dire la voie qui consiste à rebrousser chemin et à mettre en cause la séparation de la  (individuelle) et de la politique (collective). Plus exactement, il s’agit de penser leur unité dialectique. J’ai eu l’occasion3 de montrer l’impasse dans laquelle s’enfonce Rawls lorsqu’il veut construire une théorie politique indépendante de toutes les conceptions englobantes du bien, parmi lesquelles il fait figurer l’humanisme civique et le républicanisme classique. La théorie procédurale de la justice est semblable au célèbre baron qui voulait s’extirper du marais en tirant sur ses propres bottes : elle présuppose un idéal d’impartialité (et donc d’égale dignité) chez les agents placés sous le voile d’ignorance, ce qui est déjà une conception  et rend illusoire la tentative de construire des principes de justice indépendants des philosophies morales.
Chez Rawls, comme chez son grand adversaire Nozick, on présuppose des individus isolés et indifférents mutuellement. Mais cette présupposition anthropologique, éventuellement utile à titre heuristique, devient franchement nuisible quand elle est maintenue au cœur même d’une théorie politique, puisqu’elle fait reposer le lien social entre les individus uniquement sur le calcul – c’est criant chez Rawls pour qui les principes de justice sont justifiés au moyen d’une pensée opératoire issue de la théorie de jeux. Mais notre rapport aux autres ne dépend pas d’un calcul que nous aurions le loisir d’effectuer ou non. Nous n’existons que par les autres, avec ou sans calcul et notre existence, ce que nous sommes au plus intime de notre conscience résulte de cette entrecroisement de relations qui forme l’identité personnelle d’un individu. En posant des individus isolés et en essayant de reconstruire logiquement le lien social on s’interdit en fait de comprendre ce qui nous amène à concevoir de telle ou telle manière ce lien social.
Toutes les justifications rationnelles de la conception contemporaine dominante des rapports entre  et politique résident dans l’idée d’une société composée d’individus agissant le plus souvent rationnellement en vue de maximiser leur utilité. Cette conception est dominante parce qu’elle ne fait qu’exprimer la perception spontanée que les acteurs ont du lien social dans une société où les rapports sociaux apparaissent comme des rapports de grandeurs entre les choses et où les formes de la coopération sociale sont dissimulées sous la concurrence que se font les individus sur un marché qui inclut le marché du travail. Comprendre ce que Marx veut dire dans le chapitre du livre I du Capital consacré au « fétichisme de la marchandise », c’est comprendre combien est illusoire cette  individualiste prétendument fondée sur l’exercice de la rationalité individuelle.
Inversement, si, comme Marx le propose, nous nous représentons « une réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs, et dépensant, d’après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social », les conceptions morales de ces hommes libres seront immédiatement liées aux impératifs de la vie sociale qui n’apparaîtront plus comme des limites extérieures de leur volonté ou comme des devoirs moraux à opposer à leurs inclinations. La séparation entre une éthique personnelle, où se résument nos conceptions de la vie bonne, et une  sociale rationnelle, délimitant nos devoirs envers autrui, découle des conditions de la vie dans les sociétés dominées par le mode de production capitaliste.
Bref la  est intimement liée aussi bien aux exigences anhistoriques de toute société humaine qu’aux conditions particulières, sociales, politiques et culturelles, du moment et du lieu. Le capitalisme a ceci de particulier que, poussé à la limite, il prétend nous émanciper de toute exigence . Chacun poursuivant ses buts égoïstes concourt à son insu au bonheur commun nous dit une version – légèrement simplificatrice – de la pensée libérale version Adam Smith. Mais la  spontanée du capitalisme est ce que j’ai appelé ailleurs « le social-sadisme ». Dès lors que le  se résume à suivre la ligne de son désir insatiable, tout peut toujours être justifié dès lors que la réussite économique des uns est censée profiter à tous. Il est par conséquent assez naturel que le recours à la  soit récusé par les idéologues qui dominent la production intellectuelle dans les sociétés dominées par le mode de production capitaliste.
Longtemps on a cru - « on », c’est-à-dire essentiellement ceux qui se réclamaient d’une pensée critique « anticapitaliste » – que le capitalisme avait un lien intrinsèque avec la religion et la  moralisante, d’Aristote à Kant, pour aller vite. Mais ceci n’était vrai que tant que le capitalisme n’était pas encore vraiment chez lui, devait se mouler dans les cadres de la vieille société féodale et cléricale et avait besoin de conserver les justifications morales de l’obéissance – avec les contreparties que cela pouvait impliquer. Mais nous n’en sommes plus là. La famille est un obstacle aux impératifs de la « mobilité » imposée par la course frénétique aux surprofits. Les limites que la  religieuse met à l’exploitation du corps et du foetus humains apparaissent comme autant d’entraves insupportables à l’expansion d’un nouveau champ d’accumulation du capital, celui des biotechnologies. Le tourisme sous toutes ses formes, y compris le tourisme sexuel, le spectacle sous toutes ses formes y compris la pornographie, la consommation sous toutes ses formes y compris celles des drogues licites autant qu’illicites sont des secteurs complètement intégrés au fonctionnement d’ensemble du mode de production capitaliste. On voit clairement quelles sont les racines sociales de la dénonciation de la  ou de sa restriction à une «  par agrément » ou à une  minimaliste.
En contrepoint, les revendications morales populaires, souvent traitées avec le plus grand dédain par les esprits forts, doivent être comprises comme des manifestations d’une volonté d’enrayer la marche en avant du « capitalisme absolu ». L’exigence que la loi n’ait pas « deux poids, deux mesures » ou que les élus, « ministres », c’est-à-dire serviteurs de la république, ne puissent exciper de leur position pour réserver des sinécures à leur progéniture, voilà des exigences morales qui présentent une portée politique réelle. Au-delà des événements, on doit reconnaître que Manuel Valls (voir Marianne, 30/10/2009) a raison quand il énumère les questions indissociables de toute tentative de redéfinir une  républicaine : la question du rapport à la vérité, celle de la justice sociale, celle de la responsabilité individuelle et des mœurs. C’est qu’en effet il n’est pas de république sans une  républicaine, non pas une  inquisitoriale qui dicte à chacun ce qu’il doit faire dans sa vie privée, mais un certain sens du devoir et du bien commun, un ethos communautaire en dehors duquel les idéaux républicains (liberté, égalité, fraternité) restent de mots creux.
La  commune permet que la grande masse des citoyens soit attachée à la préservation des institutions politiques républicaines et inversement les institutions républicaines (et notamment les institutions qui expriment le plus complètement l’idée de bien commun, éducation, santé, culture, protection des personnes âgées, etc.) éduquent les citoyens dans le sens de la  commune. Pour refuser le recours à la  en politique, certains commentateurs (plus cultivés que la moyenne, malgré tout) invoquent les pages que Hegel consacre à la « belle âme ». Mais ils oublient que, pour Hegel, le point le plus haut de l’organisation politique n’est pas le système du droit mais la Sittlichkeit, qu’on traduit par éthicité ou « bonnes mœurs ». L’objectif de l’action politique pourrait donc être l’établissement et la conservation des « bonnes mœurs »... Discours peu audible aujourd’hui, notamment dans les milieux « progressistes » - qui ne voudrait pas être progressiste. Discours cependant sur lequel il serait bon de réfléchir un peu plus que l’on ne le fait aujourd’hui.
1T.W. Adorno et M. Horkheimer, La dialectique de la raison, Gallimard, collection « Tel »
2Voir Alasdair Mc Intyre, Après la , PUF, Quadrige
3Voir D. Collin,  et justice sociale, Seuil, « La couleur des idées »

Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...

On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’...