lundi 28 juin 2010

Pour une théorie critique de la valeur

à propos du livre d'Anselm Jappe, «Les aventures de la marchandise»


Anselm Jappe : Les aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur. (Denoël, 2003). L’auteur appartient à ce que l’on peut appeler l’école de la critique de la valeur qui regroupe des penseurs rassemblés initialement autour de la revue allemande Krisis ou encore du groupe, issu de Krisis qui publie la revue Exit!. Outre Jappe, on retrouve dans ce courant des auteurs comme Robert Kurz, Norbert Trenkle, Moishe Postone, actuellement professeur à Chicago, ou encore Gérard Briche pour les Français. Le blog Palim-psao se fait le relai régulier de leurs publications.

Les aventures de la marchandise est écrit dans un contexte précis: le début des années 2000 quand les altermondialistes, sous le slogan « Le monde n’est pas une marchandise » semblaient détenir les clés d’une alternative politique sérieuse, après l’effondrement du communisme historique et les triomphes du néolibéralisme initié par Thatcher et Reagan. Ni l’altermondialisme, ni le marxisme traditionnel, tel que les défendent encore, plus ou moins, les trotskystes, ne sont, pour l’auteur, des pensées suffisamment robustes pour comprendre ce qui est en jeu dans l’évolution du mode de production capitaliste à l’échelle internationale. AJ soutient qu’il faut retourner à Marx mais à condition 1° d’historiciser la pensée de Marx et 2° de séparer un Marx exotérique, théoricien bien connu de la modernisation (celui qui fait l’apologie du capitalisme dans les premières pages du Manifeste communiste) et un Marx ésotérique dont il faut tenter de comprendre les catégories fondamentales. L’enjeu de ce travail théorique est clairement identifié:

Il n’y a jamais eu de période dans l’histoire où la volonté consciente des hommes ait eu une telle importance comme elle l’aura pendant la longue agonie de la société marchande. (279)

Et il s’agit de tout repenser :

Beaucoup d’attaques au « nouvel ordre mondial », surtout hors des pays occidentaux, ne rentrent plus dans les schémas classiques de gauche et de droite et servent finalement à tout autre chose qu’à une humanité libérée. (ibid.)

C’est le cas non seulement de toutes sortes d’anti-impérialistes qui s’accomodent au fond très bien du capitalisme mais aussi de mouvements comme ATTAC :

Malgré une certaine rhétorique anticapitaliste occasionnelle, on comprend aisément que la perspective de ce mouvement est totalement réformiste. Sa seule promesse – d’ailleurs irréalisable – est que tout continuera comme avant et qu’on évitera le pire. (264)

C’est également vrai de tous les mouvements qui se prétendent la vraie gauche, 100% à gauche, etc., qui restent tous sans exception enfermés dans la nostalgie de l’âge d’or des « trente glorieuses » et d’un capitalisme régulé dont les conditions tant politiques qu’économiques ont disparu à la fin du siècle dernier. Par conséquent :

Ce n’est pas par un parti pris en faveur du radicalisme ou de l’« utopie », mais par réalisme qu’il faut maintenant envisager des issues radicalement anticapitalistes. Il faut abandonner l’illusion que les problèmes posés par le marché puissent encore trouver des solutions sur le terrain de l’économie de marché elle-même. (255)

C’est parce qu’il a cet objectif proprement politique que l’auteur consacre son dernier chapitre aux « faux amis », parmi lesquels figurent, aux côtés des altermondialistes les amis de Toni Negri et les sectateurs de Empire, dont j’ai eu suffisamment l’occasion de parler...

Voyons donc commener s’organise la démarche théorique de l’auteur. Où donc trouver ce Marx ésotérique ? La réponse proposée tient en peu de mots: l’analyse de la marchandise et la théorie de la valeur. En montrant ce que recèle la première section du livre I du Capital, AJ redécouvrira l’importance cruciale de l’analyse du fétichisme comme concept central des sciences sociales. Je ne peux qu’être d’accord avec Jappe sur tous ces points de départ qui sont ceux-là même que j’avais eu l’occasion de remettre en évidence dans mon livre sur La théorie de la connaissance chez Marx (L’Harmattan, 1996). Cette analyse de la marchandise est sous-estimée voire purement et simplement éliminée dans la tradition marxiste. Soit elle n’est qu’un préliminaire avant d’arriver aux choses sérieuses, c’est-à-dire la transformation de l’argent capital, soit elle est purement et simplement éliminée – Althusser conseillait de lire le Capital en sautant la première section. Or cette analyse de la première section est bien évidemment essentielle puisque la marchandise, cette chose pleine de subtilités métaphysiques, est, selon Marx, la « cellule de la société bourgeoise » qui contient, en germes, tous les développements du mode de production capitaliste.

La double nature de la marchandise (valeur d’usage/valeur d’échange, qualité qui en détermine l’usage et simple quantité) est une contradiction. Elle opère l’abstraction réelle des rapports sociaux. Les individus n’ont plus de rapports que par le médiation de l’échange marchand dont l’argent devient l’expression la plus élevée, la plus raffinée en quelque sorte.

La société marchande est la première société où le lien social devient abstrait, séparée du reste, et où cette abstraction, en tant qu’abstraction devient une réalité. (64)

Si la richesse s’annonce comme une « immense accumulation de marchandises », cette richesse s’exprime en argent et l’auteur souligne que:

L’argent, en tant que forme sociale de la richesse, est incompatible avec toute  réelle qui règle elle-même ses affaires.(60)

Mais cette transformation n’est pas neutre. Elle n’est pas non plus comme le soutient Simmel (cf. Philosophie de l’argent), le procès de civilisation et d’augmentation de la liberté individuelle.

Le renversement entre concret et abstrait que nous avons d’abord observé dans le rapport abstrait entre deux marchandises, se montre maintenant comme loi fondamentale de toute une société, la nôtre, où le concret sert seulement à alimenter l’abstraction dématérialisée, l’argent. (69)

C’est pourquoi la dynamique même d’une société fondée sur ce genre renversement est l’accumulation illimitée d’argent pouvant fonctionner comme capital, c’est-à-dire capable d’auto-valoriser. L’auteur fait remarquer qu’une telle société, pour Marx, n’est pas « injuste » (elle l’est mais comme toutes les autres formations sociales ayant existé auparavant), elle est surtout « folle ».

L’analyse de cette folie conduit AJ à la critique du travail. Il s’en prend à la « vulgate marxiste » pour qui l’essentiel est, « derrière la valeur », l’exploitation du travail par le capital » dont la valeur ne serait qu’un masque. S’appuyant sur les Grundrisse, Jappe soutient que le fond de l’affaire n’est pas « la lutte des classes » mais l’auto-mouvement de la valeur.

Leur propre socialité, leur subjectivité, apparaissent aux hommes comme soumises à l’auto-mouvement automatique d’une chose. Marx exprime ce fait dans la formule que la valeur est un « sujet automate » … (98)

Cette analyse conduit à penser les classes très différemment du marxisme traditionnel :

les classes ne constituent pas un antagonisme absolu : elles sont des formes à l’aide desquelles se réalise le sujet automate. Le travail salarié et le capital n’existent que dans leur opposition réciproque. Elles ne peuvent donc disparaître qu’ensemble. (101)

La vulgate considère au contraire que l’automatisme de la valeur n’est qu’une excuse, une idéologie qui permet à la classe dominante de mieux dominer en manipulant les consciences des dominants. Mais :

En vérité, supposer ces manipulations est, malgré le geste « démystifiant » et « défétichisant », une démarche consolatrice et lénifiante, parce qu’on suppose alors que la société se dirige elle-même et que seuls les dirigeants seraient mal choisis. (100)

Mais ce n’est pas le cas ! Et c’est pour cette raison d’ailleurs que l’utopie d’une société dirigée par la classe subalterne des salariés s’est toujours si mal terminée. Et c’est aussi pourquoi les « partis ouvriers » n’ont jamais poursuivis d’autres buts réels qu’une meilleure intégration de la classe ouvrière à la société capitaliste AJ tire de cela une conclusion radicale :

la critique de la plus-value n’a de sens qu’en tant que critique de la valeur. Il en résulte qu’une abolition de la production de plus-value sans abolition de la production de valeur n’est pas possible. (103)

 

Il est impossible ici de résumer toutes les analyses fort riches de Jappe, celles concernant la crise inéluctable que produira d’effondrement du mode de production capitaliste, crise qui sera d’autant plus terrible que, depuis un siècle, l’extension de la production de valeur, la transformation de toute richesse sociale en marchandise a fait des progrès considérables – si évidemment on peut ici parler de progrès... Il montre que la crise écologique ne peut se comprendre que dans ce cadre – c’est pourquoi tous les écologistes qui réfutent Marx et refusent de partir de l’analyse de la valeur au mieux ne peuvent que mettre un cautère sur une jambe de bois et, le plus souvent, sont transformés en agents supplétifs pour la recherche de nouveaux terrains de mise en valeur du capital. Mais surtout Jappe ramène les questions à l’essentiel 

Au fond toutes les crises du capitalisme sont causées par l’absence d’une , d’une unité sociale. (143)

Et c’est pourquoi « la politique n’est pas une solution », la politique étant entendue comme l’action de l’État pour réorganiser l’économie. Jappe refuse également la conception progressiste de l’histoire et revalorise les mouvements paysans contre la modernité – il s’appuie d’ailleurs sur l’évolution de Marx dans ses dernières années lorsqu’il a été conduit à considérer que la  paysanne russe pouvait une base sérieuse pour passer au socialisme.

On pourrait reprocher à Jappe, comme celui lui a été reproché par Jacques Bidet dans la recension qu’il avait consacrée à ce livre dans Actuel Marx, d’avoir construit une espèce de Marx sur mesure, son « Marx ésotérique » s’appuyant beaucoup sur ces passages hégélianisants des Grundrisse dont on ne retrouve plus trace dans l’édition définitive du livre I du Capital. Tous les marxistes, marxiens et marxisants pensent posséder le vrai morceau de la sainte croix. Malheureusement, avec Marx encore plus qu’avec les philosophes classiques, en raison même du caractère inachevé et très largement chaotique de son œuvre, il est bien difficile de prétendre être le détenteur de la juste interprétation du « vrai Marx ». On peut sans trop de mal se débarrasser du Marx marxiste que lui-même avait déjà réfuté (« moi, je suis pas marxiste ») et ensuite chacun peut librement puiser dans Marx de quoi éclairer notre présent. L’utilisation de Marx par Jappe, si elle n’est pas fidèle aux canons du marxisme universitaire, est féconde et redonne tout son tranchant à la critique de l’économie politique – alors que les économistes se sont évertués à limer dents et griffes du vieux lion à la crinière blanche. Mais Jappe a bien conscience du caractère assez purement théorique de ses analyses. Il nous met en garde contre les faux amis et les vrais ennemis mais quels pas pratiques peuvent être faits pour renverser la production de la valeur et reconstituer une  humaine qui se serait débarrassée du fétichisme de la marchandise, la question nous reste posée.

mercredi 23 juin 2010

Sur les exploitations idéologiques du darwinisme

Sociobiologie, gènes égoïstes et psychologie évolutionniste

L’importance de la théorie darwinienne de l’évolution comme première véritable théorie scientifique de la descendance avec modification ne fais guère de doutes. Comme programme de recherche, l’évolutionnisme a montré sa fécondité et reçu de si nombreuses confirmations qu’on peut considérer dénuée de sens toute polémique à ce sujet. Mais que l’évolution soit un fait indiscutable, cela ne signifie pas que la théorie néo-darwinienne de l’évolution (ou encore théorie synthétique de l’évolution) doive être acceptée comme parole d’évangile. L’évolution n’est peut-être pas gradualiste (cf. la théorie des équilibres ponctués, avancée d’abord par Eldredge et Gould) et la « sélection naturelle » n’est peut-être pas le mécanisme fondamental de l’évolution. Et quels que soient les issues de ces importantes discussions au sein de l’évolutionnisme, cela justifie encore moins les exploitations idéologiques qui en sont faites.

« Dessein intelligent » et autres calembredaines de la même farine

Avant d’en venir aux choses sérieuses, il faut dire deux mots d’une question qui fait beaucoup de bruit … pour rien, comme disait un fameux auteur anglais (Shakespeare). À en croire certains intellectuels français, nous serions menacés par un puissant mouvement créationniste, venus des USA et qui voudrait interdire l’enseignement de Darwin et bloquer la recherche au nom des dogmes chrétiens les plus arriérés. Nous sommes régulièrement conviés à la lutte contre le démon créationniste. Mais ce n’est qu’un tigre en papier ! Ces mouvements sont très minoritaires, ils font beaucoup de bruit dans certains états des USA mais n’ont pas la moindre influence sur les universités et sur la recherche dans ce pays et encore moins ailleurs. Et ce n’est pas demain la veille que ça changera.  Le capitalisme a besoin de la science et les sciences du vivant constituent pour les investisseurs un domaine déjà fort juteux et peut-être encore plus prometteur demain. Ils n’ont aucune espèce d’envie de se priver des opportunités qui s’ouvrent dans ce secteur pour faire plaisir à quelques allumés qui prétendent que la Terre a été créée en sept jours il y a moins de six mille ans. Je sais que les intégristes islamistes et quelques autres affirment que les Américains ne sont jamais allés sur la Lune. C’est le propre de notre monde médiatique de donner un relief inattendu aux lubies les plus étranges.
On me dira que le danger n’est plus dans le créationnisme mais dans sa version pour intellectuels raffinés, le « dessein intelligent » (ID, comme « intelligent design »). Les partisans du « dessein intelligent » ne nient pas l’évolution, mais nient qu’elle puisse s’expliquer par un processus aléatoire de mutation/sélection. Ils estiment que cette évolution est dirigée et que seule une providence divine peut rendre compte de l’apparition de choses aussi complexes qu’un œil (voir par exemple les thèses développées par une biologiste comme Rosine Chandebois, une chercheuse de valeur devenue l’une des vedettes du centre de propagation de l’ID en France, « l’université interdisciplinaire de Paris »).
Là encore, nous sommes face à des théories très minoritaires dans les milieux scientifiques – même si le Pape leur a apporté un soutien bruyant. Elles jouissent d’une certaine audience en France parce que la France a été le pays le plus tardivement darwinien. Jusqu’au début des années 1920, les Académies étaient majoritairement lamarckiennes, c’est-à-dire qu’elles acceptaient l’idée de Lamarck d’une orientation globale de l’évolution. Inversement, le darwinisme n’avait pas droit de cité dans l’enseignement en France alors qu’il était de longtemps très largement accepté dans le monde anglo-saxon et en Allemagne.  Le pouvoir de nuisance de l’ID sur la science française vient sans doute de là, mais, sauf à vouloir à tout prix se faire peur, ce pouvoir de nuisance reste vraiment très limité. J’ajouterai ceci : on peut sans problème superposer une croyance dans la providence divine se manifestant dans l’évolution des espèces et une pratique scientifique impeccable, pourvu qu’on ne mélange pas les deux plans. Il est donc assez facile à comprendre qu’un croyant, dans la vieille tradition de la théologie naturelle, voie dans la prodigieuse aventure du vivant sur Terre la marque même du Créateur.  Dans un de ses derniers livres, Stephen Jay Gould a défendu le principe de « non recouvrement des magistères », fustigeant aussi bien les créationnistes que ceux des savants qui arguent du darwinisme pour soutenir leur . Et je crois que Gould est, dans ce domaine, la sagesse même.
Pour terminer sur l’ID, je voudrais signaler un point assez comique.  Le grand pourfendeur de la religion est Richard Dawkins. Son dernier livre propose même d’ « en finir avec Dieu » et prétend nous asséner toutes sortes de preuves de l’inexistence de Dieu. Mais lui-même est connu pour sa théorie du « gène égoïste », c’est-à-dire une théorie selon laquelle toute l’évolution du vivant s’expliquerait par les stratégies des gènes pour persévérer dans leur être de gènes. Comme j’y reviens à l’instant, je ne développe pas.  Mais Dawkins et ses adulateurs si nombreux chez les rationalistes obtus et les athées de profession, ne se rendent même pas compte que cette prétendue théorie ressuscite Dieu en le logeant dans ces gènes qui seraient des stratèges visionnaires manipulant les vivants à leur insu.
Je reprendrai volontiers à mon compte le slogan qui sert de titre au livre passionnant de deux biologistes français, J-J. Kupiec et P. Sonigo, « Ni dieu ni gène ! » (Seuil, 2003). Ni Staune, fondateur de l’UIP, ni Dawkins, pour revenir à notre sujet.

Problèmes de la théorie de l’évolution

Laissons les pitreries pour revenir aux questions sérieuses. L’expression « théorie de l’évolution » est elle-même une expression douteuse. Nous avons un programme de recherche, initié par Darwin, à l’intérieur duquel s’affrontent plusieurs théories de l’évolution. Entre le gradualisme de la théorie standard (Natura non fecit saltum), celle de Darwin ou d’Ernst Mayr (1904-2005) par exemple, et la théorie saltationniste défendue par Niles Eldredge (né en 1943) et S-J Gould (1941-2002), il y a des divergences extrêmement sérieuses.
Les deux acceptent le principe d’une unité du vivant et de la descendance avec modification, mais comme cela doit-il se passer, c’est une autre paire de manches ! La théorie standard reprend le principe de Darwin qui lui-même vient … d’Aristote : la nature ne fait pas de saut. Gould au contraire considère que les processus naturels combinent des phases longues où il ne se passe rien (stases) et de brusques sauts évolutifs (extinctions massives ou au contraire apparition en grappes de nouvelles espèces) : Gould serait donc plus proche d’une compréhension « dialectique » de la nature.
À ce premier problème (gradualisme ou saltationnisme), on peut en ajouter une deuxième, peut-être plus grave. Dans les années 60, Motoo Kimura, un théoricien japonais de l’évolution avait soutenu que les mutations génétiques sont pour l’essentiel neutres, c’est-à-dire qu’elles ne procurent ni avantage ni désavantage adaptatif et il en concluait que la sélection naturelle n’est pas le facteur fondamental pour expliquer l’évolution. Cette théorie « neutraliste » si elle n’a pas été adoptée en bloc a tout de même eu des prolongements dans certains travaux à l’intérieur de la théorie de l’évolution. Gould a souvent polémiqué contre l’adaptationnisme pur et dur qu’il appelle un « panglossisme », en référence au fameux Docteur Pangloss du Candide de Voltaire.]
Mais surtout c’est le problème de la nature du mécanisme fondamental de l’évolution qui est toujours posé. Dans un livre récent (« What Darwin got wrong ? », 2010) Jerry Fodor et Massimo Piattelli-Palmarini mettent sévèrement en cause l’orthodoxie néo-darwinienne. Ils critiquent l’idée selon laquelle l’évolution s’explique principalement par le processus de mutation/sélection. Ils ne mettent évidemment pas en cause l’existence de ce processus lui-même. Mais ils estiment qu’il n’y a aucune raison de le privilégier parmi un grand nombre d’autres causes possibles de l’évolution. Ils en déduisent ensuite une critique des thèses de Dawkins et des psychologues évolutionnistes. Ils offrent enfin une tentative de comprendre le succès du modèle néo-darwinien. Ainsi que le résume Mary Midely (Guardian, 6/2/2010), l’explication de l’importance de darwinisme dogmatique (largement indépendant de Darwin) :
« pourrait bien être le mythe séduisant qui le soutient. Ce mythe a ses racines dans le darwinisme social victorien, mais aujourd’hui il découle largement de deux livres – Le hasard et la nécessité de Jacques Monod (1971) et Le gène égoïste de Richard Dawkins (1976). Ces deux livres bien sûr contiennent beaucoup de faits biologiques bons et nécessaires.  Mais ce qui en a fait des bestsellers fut au premier chef la peinture sous-jacente et sensationnelle de la vie humaine appelée par leur rhétorique et spécialement par leurs métaphores. Ce drame montre des individus héroïques et isolés, combattant comme des guerriers de l’espace, seuls, dans un cosmos étranger et privé de sens.  Cela fait de ces livres une sorte de bible de l’individualisme, très sympathique pour l’éthos reaganien et thatchérien des années 80.

De la science à l’idéologie

Ce qui nous amène à la question idéologique du darwinisme.
La question des liens entre le darwinisme et les diverses idéologies légitimant la domination capitaliste est posée dès le début. Marx et Engels, tout en mesurant l’important scientifique du travail de Darwin. En 1859, lisant l’Origine des espèces qui vient de paraître, Engels écrit à Marx :
Ce Darwin que je suis en train de lire est tout à fait sensationnel ! Il y avait encore un côté par lequel la téléologie n’avait pas été démolie, c’est maintenant chose faite. (11 /12/1859)
Mais, loin d’être des idolâtres du darwinisme, ils ne manquaient pas de soulever des questions gênantes. Par exemple dans une lettre de Marx à Engels (18/6/1862), on peut lire ceci :
« Il est curieux de voir comment Darwin retrouve chez les bêtes et les végétaux sa société anglaise avec la division du travail, la concurrence, l’ouverture de nouveaux marchés, les "inventions" et la "lutte pour la vie" de Malthus. C’est le bellum omnium contre omnes [la guerre de tous contre tous] de Hobbes, et cela fait penser à la phénoménologie de Hegel, où la société bourgeoise figure sous le nom de "règne animal intellectuel", tandis que chez Darwin, c’est le règne animal qui fait figure de société bourgeoise. »
[Curiosité explicitée dans les écrits préparatoires au Capital, publiés sous titre « Théories sur la plus-value ». Marx y écrit :
Darwin, dans son excellent ouvrage, ne s’est pas aperçu qu’il renversait la doctrine de Malthus, en découvrant la progression géométrique dans le règne animal et végétal. Car la théorie de Malthus repose justement sur le fait qu’il a opposé à la progression géométrique de l’homme de Wallace la chimérique progression arithmétique des animaux et des plantes. Dans l’ouvrage de Darwin, par exemple, sur l’extinction supposée de certaines espèces, on trouve y compris dans le détail (sans parler de son principe fondamental), la réfutation de la théorie de Malthus fondée sur l’histoire naturelle. (Livre IV du « Capital », édition sociales, 1975, tome II, p. 129)
Autrement dit : quand Darwin pense reprendre Malthus, il ne faut pas le croire, car, en pratique, dans son livre il renverse Malthus. Il faut donc juger Darwin sur son travail et non sur ce qu’il en dit, sur ses formules. Marx récidive. En 1869, dans une lettre à Paul et Laura Lafargue :
C’est la lutte pour vie dans la société anglaise – la guerre de tous contre tous, bellum omnia contra   omnes – qui a conduit Darwin à découvrir que la lutte pour la vie est la loi qui prévaut dans le monde « bestial » et végétal. Le darwinisme en revanche considère cela comme une raison déterminante pour ne jamais s’émanciper de sa nature bestiale. (15 février 1869).
Dans une lettre à Kugelmann (27/6/1870), Marx s’en prend à Lange qui transforme l’expression de Darwin « struggle for life » en une « simple formule » passe-partout.
Et Engels en 1875 écrit encore :
« Toute doctrine darwiniste de la lutte pour la vie n’est que la transposition pure et simple, du domaine social dans la nature vivante, de la doctrine de Hobbes : bellum omnium contre omnes et de la thèse de la concurrence chère aux économistes bourgeois, associée à la théorie malthusienne de la population. Après avoir réalisé ce tour de passe-passe […], on retranspose les mêmes théories cette fois de la nature organique dans l’histoire humaine, en prétendant que l’on a fait la preuve de leur validité en tant que lois éternelles de la société humaine. Le caractère puéril de cette façon de procéder saute aux yeux, il n’est pas besoin de perdre son temps à en parler. »]
Donc le darwinisme est correct pour la nature mais il n’est pas possible d’en transférer les grands thèmes aux sociétés humaines.
Or cette lecture « dialectique » de Darwin n’est pas du tout celle qu’en feront plusieurs de ses successeurs au premier desquels son cousin Francis Galton (1822-1911), spécialiste de statistiques appliquées aux traits physiques, psychiques et comportementaux de l’homme, qui va notamment créer une « psychologie différentielle » qu’on retrouvera dans la psychologie évolutionniste contemporaine. À ses contributions mathématiques, Galton ajoute la recherche systématique d'une sélection scientifique de l'élite, principalement au Royaume-Uni. Il est considéré, avec son disciple Karl Pearson, avec qui il fonde un journal consacré à cette étude (Biometrika), comme le fondateur d'une école biométrique et eugénique britannique, appelée au grand succès que l’on sait.
Contemporain de Darwin, il faut évidemment citer Herbert Spencer (1820-1903), le véritable créateur du « darwinisme social » qui soutient que la lutte pour la vie est interne aux espèces. Pour lui, donc,  l’amélioration de l’espèce humaine suppose que cette lutte pour la vie en vue de la sélection des plus aptes puisse se déployer librement. Par conséquent, il faut condamner toutes les mesures d’assistance sociale publiques mais également les comportements charitables.
Pourtant la lecture de Darwin ne peut pas autoriser les interprétations du « darwinisme social ». Darwin affirme la rupture qui s'établit chez l'homme dans le processus de lutte pour la survie, fondée sur l'élimination des faibles. Il y a une sorte de rupture (ou plutôt une évolution de l’évolution qui s’opère avec l’apparition de l’homme.
Contre Darwin, le darwinisme va conquérir très de larges secteurs de l’intelligentsia liée aux classes dominantes. Libérisme sur le plan économique, politique de conquête et racisme d’État en sont les conséquences trop connues. Il est donc arrivé à Darwin, mutatis mutandis, ce qui est aussi arrivé à Marx : le travail scientifique est falsifié pour en faire une idéologie couvrant des conceptions morales et des politiques rigoureusement contraires à l’inspiration originelle de ces auteurs éminents.

La sociobiologie et la psychologie évolutionniste

On pourrait se demander s’il est bien judicieux de mettre la sociobiologie dans une étude consacrée aux mésusages du darwinisme. Le premier traité de sociobiologie, celui d’Alfred Espinas, « Des sociétés animales, étude de psychologie comparée » (1877) n’est pas particulièrement darwinien – bien qu’Espinas fût un traducteur et un défenseur de Spencer. Espinas se contente de soutenir que l’étude des sociétés animales est un bon moyen de connaître les sociétés humaines. S’inspirant de Joseph de Maistre, il dénonce de manière virulente « l’absolu en politique » (Jean-Jacques Rousseau !) et soutient la naturalité des sociétés humaines. Il incarne cette tendance matérialiste scientiste, politiquement réactionnaire, qui a longtemps dominé certains secteurs des sciences en France.
La sociobiologie devait recevoir ses « lettres de noblesses » avec les travaux d’Edward O. Wilson, et son livre « Sociobiologie » publié en 1975. On peut résumer ainsi les deux grandes thèses de la sociobiologie :
1)      La hiérarchie rencontrée dans la plupart des sociétés animales est d'origine génétique. Elle tient à des comportements d'agressivité et de dominance. Biologiquement, certains sujets sont faits pour commander, alors que d'autres sont faits pour obéir. Cela est vrai aussi bien chez les insectes que chez les hommes. La position que chacun occupe dans la hiérarchie sociale n'est que le fruit de la compétition qui sait reconnaître les « meilleurs » des « moins bons » ; elle lui est assignée par la sélection naturelle.
2)      Tous les comportements d'un individu obéissent à une loi fondamentale, diffuser ses propres gènes d'une façon aussi large que possible. Ainsi, l'agressivité (qui conduit à éliminer tout rival sexuel), l'altruisme (qui s'applique aux membres d'une même famille portant certains gènes identiques) ne poursuivent pas d'autre but. Quant à l'altruisme que nous manifestons pour nos amis, il tient au fait que ceux-ci peuvent nous aider à élever notre progéniture et donc à diffuser plus efficacement nos propres gènes. Ainsi, les inégalités sociales, les conflits entre individus, familles ou peuples, les guerres ont des fondements biologiques. Il en est de même dans la différence de statut social entre l'homme et la femme.
Il y a là-dedans                 au moins deux idées qui posent de graves problèmes : d’une part la continuité sociétés animales/sociétés humaines, d’autre part l’idée du contrôle génétique des comportements. Le but de Wilson est d’inciter les chercheurs dans les sciences humaines à réviser radicalement leurs conceptions – et en particulier l’incurable « culturalisme » des anthropologues – en faisant fond sur la théorie darwinienne de l’évolution. Comment introduire le déterminisme biologique dans les sciences sociales ? Comme le fait remarquer Stephen Jay Gould :
Aussi longtemps que les caractéristiques « intéressantes » du comportement humain ne seront pas contrôlées génétiquement, la sociologie n’a pas à redouter de voir son domaine envahi. Par « intéressants », j’entends les sujets le plus souvent discutés par les sociologues et les anthropologues : l’agressivité, la stratification sociale et les différences de comportements entre les hommes et les femmes. Si les gènes se contentent de garantir que nous sommes assez corpulents pour vivre dans un monde dominé par la pesanteur, que nous ayons besoin de dormir, que nous ne sommes pas soumis à la photosynthèse, le domaine du déterminisme biologique sera pratiquement dépourvu d’intérêt. (S.J. Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie, 1977, Pygmalion, 1979).
En s’appuyant sur des hypothèses douteuses et des présuppositions remises en cause sur le plan de la génétique, Wilson soutient que les sociétés humaines sont effectivement gouvernées par des déterminismes génétiques. Bref, « nous sommes faits comme des rats ». Compétition et sélection : on retrouve le monde selon les libéraux … et la nature selon une certaine lecture de Darwin. Les comportements altruistes eux-mêmes peuvent s’expliquer selon ce schéma : le sacrifice de la mère pour ses petits aurait une fonction de maximisation de la descendance et donc une fonction adaptative.

Le gène égoïste

J’ai déjà évoqué Richard Dawkins (né en 1941) et son célèbre gène égoïste (titre d’un livre paru en 1976). Il faut en dire un peu plus maintenant. Dawkins est quelqu’un qui considère la nature avec un double point de vue : celui de l’ingénieur et celui de l’investisseur ou de l’économiste avisé. Pour pouvoir en arriver là il doit opérer une sérieuse pirouette. Il commence par rendre hommage aux principes classiques de la recherche dans les sciences de la nature. Il ne faut pas chercher de valeurs morales dans la nature (« la Nature n'est pas cruelle : elle est simplement d'une indifférence sans pitié. », La loi du gène, in Pour la Science, janvier 1996) Et si
« Notre espèce est toujours en quête de la finalité. Il nous est difficile d'observer quelque chose sans en chercher l'utilité, sans nous demander quelle en est la cause ou la finalité. »,
Il n’est pas très sensé, en effet, de rechercher une finalité dans la nature.  Les galets et le Mont Everest n’ont pas été produits en vue d’une fin. Et Dawkins donne sa propre version de la théorie de Darwin.
Le mécanisme qui a engendré les ailes, les yeux, les becs, les instincts de nidation et tout ce qui touche à la vie en donnant l'impression qu'ils ont été créés dans un dessein déterminé est aujourd'hui bien connu : c'est la sélection naturelle, exposée par Darwin. Darwin a imaginé que les organismes vivant aujourd'hui n'existent que parce que leurs ancêtres possédaient des caractères qui ont favorisé leur survie et celle de leur progéniture ; les individus moins bien adaptés mouraient en laissant moins de descendants, voire aucun. (op. cit.)
Jusqu’ici presque rien à dire. Mais sans crier gare, il va subvertir radicalement les principes qu’il vient de défendre. On le sait, Darwin (qui ignore la génétique) part du point de vue que la sélection naturelle sélectionne les individus – ce sont les individus qui se révèlent plus ou moins aptes à survivre ! Dawkins propose de changer de point de vue et de partir du gène.
Darwin supposait que la sélection naturelle favorise la survie et la reproduction des individus les mieux adaptés. Autrement dit, elle favorise les gènes qui se reproduisent et se transmettent à de nombreuses générations. Bien que ces deux formulations soient équivalentes, le «point de vue du gène» a plusieurs avantages (…) [op. cit.].
Ces deux formulations ne sont pas équivalentes du tout ! C’est même un des importants débats au sein de la théorie de l’évolution, mais Dawkins n’en a cure. Il procède à sa manière coutumière par identification des contraires. Voyons quels sont ces avantages. On les « perçoit clairement si l'on considère deux concepts techniques : l'ingénierie inverse et la fonction d'utilité. »
L'ingénierie inverse est la technique intellectuelle suivante : vous êtes ingénieur, et vous avez devant vous un objet que vous ne connaissez pas. Vous supposez alors que cet objet a été conçu pour exercer une fonction quelconque, et vous le démontez et l'analysez pour tenter dé comprendre le problème qu'il est censé résoudre. Vous vous posez alors des questions telles que : «Si j'avais voulu fabriquer une machine ayant telle fonction, aurais-je réalisé cet objet précis?» ou bien : « Cet objet pourrait-il être une machine qui a telle fonction?» (op. cit.)
Autrement dit, et presque subrepticement, Dawkins renverse le point de causaliste classique pour faire un grand bond en arrière vers le finalisme. Car si la méthode qu’il propose convient fort bien pour les produits de l’activité humaine, fabriqués en vue d’un certain but, se demander à quoi ça sert quand on est face aux phénomènes naturels, y compris les êtres vivants, c’est revenir au précepte aristotélicien selon lequel « la nature ne fait rien en vain » ou encore au finalisme leibnizien avec son Dieu horloger. Ou plutôt ici le Dieu-ingénieur ! Mais comme Dawkins est un athée militant (il prétend même avoir prouvé l’inexistence de Dieu), il va bien falloir qu’autre chose de notre bon vieux Dieu fasse office de grand ordonnateur des cérémonies de la nature.
Passons au deuxième grand avantage :
La fonction d'utilité, d'autre part, est un concept technique d'économistes : un individu maximise sa fonction d'utilité, laquelle représente sa satisfaction. (op. cit.)
Dawkins va proposer diverses « fonctions d’utilité » naturelles pour conclure qu’elles sont toutes fausses. Et finalement nous révéler le grand secret :
La véritable fonction d'utilité de la vie, ce vers quoi tout tend dans la Nature, c'est la survie de l'ADN. Or, celui-ci n'est pas libre : enfermé dans des organismes vivants, il doit employer les moyens d'action qui sont à sa disposition. Les séquences génétiques présentes dans le corps des guépards maximisent leur chance de survie en poussant les guépards à tuer les gazelles. Les gènes présents dans le corps des gazelles accroissent leur chance de survie en poussant leur «machine à survie» vers un but opposé. La même fonction d'utilité   la survie de l'ADN   explique simultanément la «finalité» du guépard et celle de la gazelle. (op. cit.)
À partir de là, il va montrer que tous les phénomènes du vivant peuvent trouver leur explication si on les réduit à la stratégie des gènes cherchant à maximiser leur fonction d’utilité. Le beau plumage de l’oiseau (à moins que ce soit son ramage), c’est le moyen qu’on trouvé les gènes du mâle pour se reproduire en plus grand nombre. Ce gène stratège qui ignore les individus, Dawkins le nomme « gène égoïste » : il est ne pense qu’à lui et le voilà doté des principales qualités de l’intelligence humaine : avoir une finalité, être capable de concevoir des stratégies et avoir même une valeur , même si celle-ci est l’égoïsme. De même que le bonheur des poules importe peu à l’œuf si on imagine que la poule est un moyen ingénieux qu’on trouvé les œufs pour se reproduire, de même on aura du mal à retrouver dans la nature l’harmonie et la beauté qu’y trouvaient les partisans de la théologie naturelle, non pas parce qu’il n’y pas d’ordre mais parce que cet ordre est caché et que cet ordre caché est celui de la concurrence libre et non faussée des gènes égoïstes.
Il est stupéfiant de voir le succès que ces thèses ont pu rencontrer chez de nombreux scientifiques, chez les rationalistes et autres libres penseurs, alors que tous ceux-là auraient dû être avertis des procédés classiques de construction des supercheries superstitieuses, procédés décrits par le menu dans L’Éthique de Spinoza (Appendice de la première partie). Dawkins comme les superstitieux de l’appendice de la partie I de l’Éthique cherche un ordre finalisé dans la nature : c’est le principe de l’ingénierie inverse (Spinoza se moquait de ceux qui pensaient que les poissons sont faits en vue d’être mangés par les gros et l’herbe en vue d’être broutée par les vaches) mais c’est en vérité de principe que Dawkins va essayer d’appliquer de manière plus subtile. 
C’est ici qu’intervient la première abstraction avec la fonction d’utilité et de là tout naturellement on va inventer un être invisible, suffisamment abstrait capable de mettre en œuvre cette fonction d’utilité. Au lieu que l’herbe soit faite pour être broutée par les vaches, c’est le gène de la panse ruminante qui a inventé la vache comme moyen de se reproduire ! Dawkins se ramène à cela ! Si on se place au niveau de la stratégie des gènes égoïstes alors les luttes et les souffrances s’éclairent d’un jour nouveau.
La quantité totale de souffrance qui est vécue chaque année dans le monde naturel défie toute observation placide pendant la seule minute où j'écris cette phrase, des milliers d'animaux sont mangés vivants ; d'autres gémissant de peur, fuient pour sauver leur vie ; d'autres sont lentement dévorés de l'intérieur par des parasites hostiles ; d'autres encore, de toutes espèces, par milliers, meurent de faim, de soif ou de quelque maladie. Et il doit en être ainsi. Si jamais une période d'abondance survenait, les populations augmenteraient jusqu' à ce que l'état normal de famine et de misère soit à nouveau atteint. (op. cit)
Nous sommes soumis à l’ordre des gènes égoïstes qui dictent leur loi et nous ne pouvons rien y faire car, comme l’explique ce passage, quand bien nous pourrions améliorer la situation et diminuer la quantité de souffrance quelque part, l’équilibre naturel ferait bientôt valoir ses droits. Alors égoïsme rationnel, concurrence, fonction d’utilité et ordre naturel immuable : tout le monde reconnaîtra facilement du Alain Minc, du Jacques Attali, du Jean-Marc Sylvestre et autres bourreurs de mou, charlatans et bonimenteurs du capitalisme.

La psychologie évolutionniste

La psychologie évolutionniste s’inscrit dans le prolongement direct de la sociobiologie de Wilson, tout en intégrant quelques éléments des thèses de Dawkins. Le principal outil de propagande en France de la psychologie évolutionniste est le livre de Robert Wright, L’animal moral, psychologie évolutionniste et vie quotidienne et c’est d’abord à travers la revue « Cerveau & psycho » que les analyses en psychologie évolutionniste sont répandues. Pour la critique de ces thèses, il faut lire le petit livre de Susan  [ajouter], La génétique néolibérale, qui reprend point par point des auteurs, le plus souvent américains et non traduits chez nous.
L’idée de base de la psychologie évolutionniste est que les traits comportementaux essentiels de notre espèce ont été sélectionnés au Pléistocène, c’est-à-dire – admirons la précision – entre – 1,8 millions d’années et – 11000 années, dans un environnement que devaient affronter des groupes de chasseurs-cueilleurs. Et ces traits comportementaux sont encodés génétiquement selon un principe, dawkinsien, celui de la maximisation de la diffusion des gènes. De là il découle que nos intentions conscientes, la culture, les religions, les sentiments doivent être compris et expliqués essentiellement comme des manifestations de cette stratégie des gènes égoïstes qui nous manipulent en quelque sorte à notre insu. Si les hommes sont volages (de préférence), c’est parce que leur investissement reproductif est faible (10 minutes douche comprise !) et qu’ils ont intérêt à maximiser les occasions de répandre leurs gènes alors qu’au contraire les femmes doivent être plus réservées car elles ne peuvent avoir qu’un nombre limité d’enfants et qu’elles ont besoin de protection. C’est aussi la raison pour laquelle les femmes choisissent de préférence un mâle disposant de ressources matérielles suffisantes…
On peut poursuivre ainsi sur le même mode jusqu’à l’écœurement. Un psychologue évolutionniste, Buss, soutient qu’il y a une stratégie rationnelle dans la violence et le viol conjugal : le mari empêche ainsi l’infidélité de son épouse et s’assure qu’il ne dépensera pas en vain ses ressources pour entretenir le développement de gènes qui ne sont pas les siens. La logique est poussée à son terme par les Posner, père et fils, des juristes importants aux USA, qui font du clonage le mode reproductif idéal…
Susan  [ajouter] conclut :
Le discours « scientifique » des psychologues évolutionnistes est une fable bricolée avec des analogies fallacieuses entre les espèces et d’innombrables enquêtes menées avec les étudiants ; les recherches sur les langages et les cultures manquent cruellement et ils ne tiennent aucun compte des travaux transculturels, historiques ou paléolithiques ; pour compenser le déni pur et simple d’autres données, ils nous servent une foule de gènes fantaisistes et un conte de fées sur les origines de l’évolution. (p. 133)
Et un peu plus loin :
La psychologie évolutionniste fascine parce qu’elle rassemble en un seul grand récit toutes les croyances de la culture occidentale. (p. 135)
Il n’y a rien à ajouter.

Conclusion

Ce qui est remarquable, c’est que, comparativement aux thèses de type « intelligent design », les diverses élucubrations idéologiques « pan-darwinistes » occupent une place considérable. La recherche en psychologie dans ces directions est largement subventionnée et recoupe aussi l’engouement des gouvernements (et de Michel Onfray) pour les TCC (thérapies comportementales cognitivistes). Des revues grand public diffusent la psychologie évolutionniste (c’est le cas de la revue « Cerveau & Psycho »). Comme ces thèses ont l’air tout à la fois matérialistes et scientifiques, elles peuvent recevoir aussi le soutien appuyé de certains courants de la gauche intellectuelle – je pense ici à l’accueil fait au livre de Dawkins, « The God Delusion » (paru en 2006). On pourrait encore évoquer la migration de l’évolutionnisme darwinien vers des domaines étrangers aux sciences du vivant. Nous avons affaire à des idéologies rationalistes, scientistes, athées, amoralistes et parfaitement obscurantistes et réactionnaires !
Karl Popper avait voulu construire une théorie évolutionniste de la science : les théories scientifiques évolueraient comme les organismes vivants, par conjectures (équivalentes aux mutations) et réfutations (équivalentes à la sélection naturelle). Cette description malheureusement n’explique rien et n’est d’aucune utilité en épistémologie…
Dawkins a essayé d’appliquer sa thèse du gène égoïste à la diffusion des idées. C’est la théorie des « mèmes » ou mémétique. Les mèmes sont des éléments de culture (un concept, une expression) qui se reproduisent et se diffusent s’ils sont bien adaptés ou, au contraire, dépérissent. Dawkins prétend qu’on peut faire une théorie de l’évolution des cultures à partir de cette mémétique.
Disons les choses clairement, ici on nage en plein charlatanisme. L’évolutionnisme comme clé universelle qui permet de tout comprendre selon un même procédé, on se demande bien pourquoi on n’y avait pas pensé plus tôt ! Les Shadocks, les célèbres bestioles de la télévision d’autrefois étaient des techniciens darwiniens dawkinsiens et parfaitement mémétiques, puisque, sachant qu’ils avaient une chance sur un million de réussir le lancer de leur fusée sur la planète Gibi, ils se dépêchaient de très bien rater les 999.999 premiers essais…
[Ce texte reprend la deuxième partie d’une conférence faite à l’Université populaire d’Évreux]

Bibliographie

Richard Dawkins: Le gene égoïste, Odile Jacob, 2003
Richard Dawkins : Pour en finir avec Dieu, Librairie Académique Perrin, 2009
Jerry Fodor, Massimo Piattelli PalmariniWhat Darwin got wrong? (Profile Books, 2010)
Stephen Jay Gould : Darwin et les grandes énigmes de la vie, Seuil, collection « Points », 1984
Stephen Jay Gould : Le pouce du panda, LGF Livre de Poche, 1986
Stephen Jay Gould : Et Dieu dit : « que Darwin soit ! », Seuil, 2000
Susan  [ajouterLa génétique néolibérale. Les mythes de la psychologie évolutionniste, L’éclat, 2010
Steven Pinker : Comprendre la nature humaine, Odile Jacob, 2005
Robert Wright L’animal moral, psychologie évolutionniste et vie quotidienne, Folio-Gallimard, 2005

vendredi 4 juin 2010

Éthique, morale et soins

On trouvera ci-dessous quelques réflexions qui ont servi d'ossature à une conférence donnée à l'Institut de formation en soins infirmiers d'Évreux. La dernière partie, qui porte sur l'euthanasie reprend un article précédemment publié sur ce site. Comme il s'agissait de répondre à des questions posées par les étudiants dans leurs travaux dirigés antérieurs, l'exposé n'est pas construit selon un ordre très harmonieux. Je tiens à signaler, à cette occasion, le grand intérêt que j'ai trouvé à la lecture du livre d'Anne Fagot-Largeault (cité ci-dessous), Médecine et Philosophie. On peut encore écouter les cours d'Anne Fagot sur le site du Collège de France: sa philosophie de la biologie constitue une des interrogations les plus pertinentes qu'il m'ait été donné d'entendre dans ce domaine si essentiel, à cheval entre la science du vivant et la philosophie. Sur la question du soin, je signale aussi l'intéressant colloque donné à l'ENS et dont on trouvera les principes intervention sur le site de diffusion multimedia de l'ENS

Dans le domaine médical, on interroge le philosophe sur les questions d’éthique et il semble que cela soit son principal apport attendu par les praticiens et futurs praticiens. En préliminaire et avant de revenir plus en détail dans ma conclusion sur les rapports entre philosophie et médecine, il faut tout de même signaler que ce n’est pas le seul lien existant entre philosophie et médecine. Il y a au moins un autre domaine, celui qui concerne les questions épistémologiques, c’est-à-dire celles qui tiennent à la connaissance médicale – par exemple la question des causes en médecine est une question fort épineuse. Il ne faudrait pas réduire la philosophie à un supplément d’âme qui viendrait en quelque sorte se surajouter à des disciplines foncières techniques et étrangères à la dimension réflexive propre à la philosophie.

1         La question du relativisme moral

Il faut commencer par cette question, tout simplement parce qu’elle commande largement la suite. Si, en effet, on doit admettre qu’il y a autant de règles morales que d’individus, alors on devra constater qu’aucune  n’est possible ! Il faut comprendre que le relativisme moral autant que cognitif est une position forte, enracinée et totalement en accord avec la façon même dont nous envisageons couramment la vie en société. Il y a cela plusieurs raisons de nature différente :
1)      Depuis le XVIIe siècle, en Europe (et par prolongement aux États-Unis), a été progressivement accepté le principe de la liberté de conscience, c’est-à-dire que l'on admet que la vie sociale est possible entre individus ne partageant pas les mêmes convictions religieuses. La séparation entre la vie religieuse et la vie profane (rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu) s’est affirmée jusqu’à la séparation complète dans le cas français avec la loi de 1905.
2)      Le développement de la science a mis profondément en cause l’autorité religieuse – même si la science n’est pas en elle-même athée – et a accompagné la valorisation d’un esprit critique qui ne tient rien pour assuré. Le progrès de la science apparaît comme la réfutation de tout ce que l’on tenait pour vrai quelques années auparavant. Paradoxalement, les « triomphes » de la science moderne ont engendré, en même temps que le scientisme, un assez large scepticisme.
3)      La démocratie apparaît comme le règne de l’opinion. En démocratie, chacun exprime son opinion et seul compte le nombre et non la qualité des raisonnements. Si chacun peut avoir son opinion quant à la manière de diriger le pays ou de comprendre le bien commun, on ne voit pas pourquoi il n’en irait pas de même en matière de .
En même temps, il apparaît clairement qu’une société ne peut se passer de valeurs morales partagées, d’une  publique commune. Ou alors il faut tout régler par le droit, jusqu’à la vie intime – et c’est dans ce sens que, malheureusement, nous semblons aller aujourd’hui.
Pour éclaircir un peu cette question, il faut faire une différence qui me semble opératoire entre deux dimensions de la  ou de l’éthique. Les dénominations comptent peu, ce qui importe ce sont les contenus. Plusieurs auteurs (et moi-même dans mon livre Questions de ) proposent de réserver le terme d’éthique aux conceptions englobantes du bien et le terme de  à ces règles impératives qui commandent le juste. Cette distinction est déjà chez Kant même si les appellations n’y sont pas clairement définies. Cette distinction ne colle pas avec les pratiques lexicales dans le domaine médical où l’on définit sous le terme d’éthique médicale un certain nombre de règles, une déontologie, qui peuvent et doivent être acceptées par tous, indépendamment des conceptions religieuses ou philosophiques des intervenants et des patients, indépendamment donc de leur conception englobante du bien. Ne nous encombrons pas trop l’esprit avec les problèmes de vocabulaire, donc et essayons de préciser les choses :
1)      Chacun d’entre nous a ou peut avoir une conception globale du bien, c’est-à-dire de la vie qui vaut la peine d’être vécue, du sens que nous donnons à notre propre existence. On peut croire que le but de l’existence humaine ici-bas est de faire le salut de son âme et de ses préparer ainsi à la vie éternelle après la mort ; on peut aussi être un matérialiste pur et dur qui ne voit pas d’autre bien que celui que peut nous apporter notre existence terrestre. On peut penser avec les épicuriens que la vie bonne réside dans le plaisir mesuré et la prudence ou encore qu’elle se confond avec la pratique de la  comme le soutiennent les stoïciens, et ainsi de suite. Au fond, ce qu’ont proclamé les déclarations américaines et françaises des droits de l’homme, c’est le droit qu’a chaque individu de choisir et de réaliser sa propre conception de la vie bonne.
2)      Nous savons cependant que toutes les conceptions du bien ne peuvent pas coexister. John Rawls soutient que seules les conceptions raisonnables du bien doivent être prises en compte.  Les auteurs contemporains parlent de « pluralisme raisonnable ». Mais cette clause est déjà problématique : comment peut-on définir le « pluralisme raisonnable » ? Par exemple, admet-on dans le « pluralisme raisonnable » les conceptions de ceux qui refusent la transfusion sanguine pour des raisons religieuses (« témoins de Jéhovah »). On peut admettre qu’ils la refusent pour eux-mêmes – et encore, cela soulève toutes sortes de difficultés : un témoin de Jéhovah amené inconscient aux urgences et subissant sans son consentement une transfusion pourra-t-il ensuite se retourner contre les médecins et infirmiers qui lui ont sauvé la vie mais violé, sans le savoir, ses convictions religieuses ? Mais aussi et surtout, un témoin de Jéhovah peut-il au nom de ses convictions religieuses s’opposer à une transfusion vitale pour un de ses enfants ? Il est donc bien possible que pour définir ce qu’est le pluralisme raisonnable soit nécessaire une conception substantielle du bien… et ainsi on pourrait tourner en rond.
3)      Entre toutes les conceptions (raisonnables) du bien, on devrait essayer de dégager un noyau commun de règles morales qui pourraient faire l’objet d’un « consensus par recoupement », pour reprendre une expression de John Rawls. Les deux grandes philosophies morales qui se proposent de constituer une telle  publique acceptable par tous sont l’utilitarisme et la philosophie  de Kant. Mais ces deux philosophies aboutissent à des conclusions souvent divergentes et parfois même opposées. Et notamment le champ de l’éthique biomédicale semble bien être un champ de bataille entre ces deux doctrines.
a.       Les utilitaristes soutiennent le principe du « plus grand bonheur du plus grand nombre » et croient trouver là un principe susceptible d’accorder les opinions opposées en matière métaphysique ou religieuse. L’utilitarisme propose de juger qu’une action est bonne si et seulement si elle permet de maximiser le bonheur global (la somme des bonheurs individuels) ou de minimiser la souffrance. Il suppose à la fois une vision altruiste (chacun doit agir en se préoccupant de la collectivité) et la légitimité du sacrifice de certains au profit du plus grand nombre. On examinera les conséquences que cela a sur la question controversée de l’euthanasie.
b.      Les défenseurs d’une conception  kantienne soutiennent que nous ne devons jamais raisonner en fonction des fins escomptées de nos actions mais seulement à partir des principes déterminés a priori par la raison : c’est le fameux « impératif catégorique » de Kant qui a deux formulations principales, dont la deuxième est la plus utilisée dans les discussions autour de l’éthique médicale :
                                                               i.      « Agis comme si tu voulais toujours que la maxime de ton action puisse valoir comme une loi universelle. »
                                                             ii.      « Tu respecteras toujours en ta propre personne comme en la personne de tout autre l’humanité comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen. » Cette deuxième formulation se heurte souvent directement aux règles issues de l’utilitarisme – là encore on le verra sur des exemples précis.
On le voit, dégager une  universelle, acceptable par tous, n’est pas simple ! j’ai longtemps cru qu’on pouvait séparer clairement les deux dimensions de la réflexion , la dimension de la réflexion sur la vie bonne et celle de nos devoirs moraux. Mais je crois de moins en moins que cela soit véritablement praticable, au moins avec la rigueur que défendent les partisans du  politique. Un pluralisme raisonnable définit toujours comme raisonnable ce qui inclut une certaine conception substantielle du bien – par exemple, nous croyons que la tolérance, le respect de la personne sont des vertus et c’est seulement sur ces croyances que nous fondons notre « pluralisme » et nous pensons que ceux ne reconnaissent ces valeurs (par exemple ceux qui nient l’égalité des hommes et des femmes) ne font pas vraiment partie de ce « pluralisme raisonnable ».
Cependant, on ne voit pas vraiment quelle autre méthode pourrait être employée qui nous permette de dégager un consensus autour des valeurs morales fondamentales. Deux philosophes allemands, Apel et Habermas ont proposé une voie un peu semblable qu’ils ont nommée « éthique de la discussion ». Apel et Habermas établissent que les présuppositions pragmatiques de la communication définissent les fondements d’une .
Dans toute discussion pratique, entre individus de bonne foi qui cherchent à prendre une décision se trouvent toujours déjà inclus des principes moraux du type des principes kantiens. Ainsi, selon Habermas, « Dans les argumentations, les participants doivent partir du fait qu’en principe tous les concernés prennent part, libres et égaux, à une recherche coopérative dans laquelle seule peut valoir la force sans contrainte du meilleur argument. »
Les formes de communication sociale les plus exigeantes recèlent donc en elles-mêmes des présuppositions éthiques ou morales qui conduisent à admettre le principe d’universalisation et le principe du respect de chacun comme des principes fondamentaux auxquels on se saurait déroger.
Voici encore ce que dit Habermas.
«En tant que participant à une argumentation, chacun n'est en effet renvoyé qu'à lui-même, tout en restant, cependant, enchâssé dans un contexte universel (...). Dans la discussion, le tissu social de la coappartenance ne se déchire pas, bien que l'accord qui est exigé de tous transcende les limites de chaque  concrète. L'entente réalisée discursivement dépend simultanément du « oui » ou du « non » insubstituable de tout un chacun, et du dépassement de sa perspective égocentrique. Sans la liberté illimitée de la prise de position individuelle à l'égard de prétentions à la validité critiquables, un consentement effectivement obtenu ne peut pas être réellement universel sans la solidarité requise pour que chacun puisse se mettre dans la position de l'autre on ne pourra même pas s'engager dans, une solution mérite un consentement universel. La procédure de la formation discursive de la volonté prend en compte le rapport interne des deux aspects - l'autonomie d'individus insubstituables et leur enchâssement dans des formes de vie intersubjectivement partagées. L'égalité des droits entre individus ainsi que l'égal respect de leur dignité personnelle sont portés par un tissu de relations interpersonnelles et de rapports de réciproques reconnaissances.»
De cette manière les deux auteurs pensent montrer que l'on peut sortir de l’affirmation courante aujourd'hui selon laquelle la  est une affaire privée.

1.1       Éthique de la discussion et vie sociale.

Jürgen Habermas veut maintenir le projet universaliste de la Raison, mais sans revenir aux conceptions métaphysiques et dogmatiques, idéalisme kantien compris ; il part de l’idée de Weber du « désenchantement du monde » : il prend en compte l’effondrement des anciennes garanties extérieures au social qui validaient les discours (par exemple les garanties religieuses).
Habermas montre que les droits et devoirs, tant positifs que négatifs, ne peuvent pas aspirer à une validité « absolue ». Ils doivent toujours être discutés en fonction des conséquences. Une norme sera justifiée moralement si elle est également bonne pour tous.
Or ces normes, en tant qu’elles concernent l’individu, n’existent que dans la socialisation. Et « c’est pourquoi l’intégrité de la personne singulière, qui exige le même respect pour chacun, ne peut être protégée sans qu’en même temps on protège le tissu social constitué par les rapports de reconnaissance réciproque. » Dans les sociétés complexes, les droits et devoirs individuels se transforment en droits et devoirs institutionnels.

1.2       La formation des normes

C’est le processus même de formation des normes qui rend ces normes possibles universellement. Il s’agit de normes formées par la discussion, dans un processus que Habermas nomme agir communicationnel, dont le modèle est fourni par le type de communication qu’idéalement les scientifiques cherchent à établir au sein de leur . Si on entre dans une discussion en vue d’essayer de fixer une norme raisonnable, moralement fondée, on se place nécessairement dans une situation d’argumentation. Or, « personne ne peut sérieusement entamer une argumentation s’il ne suppose pas une situation de parole qui garantisse en principe la publicité d’accès, l’égalité de participation, la sincérité des participants, des prises de position sans contrainte, etc. » Ces présuppositions pragmatiques ont un caractère universel.
L’éthique de la discussion vise, à partir de ces présuppositions, à dégager une règle d’argumentation pour les discussions visant à dégager des normes morales. L’universalité des normes morales et des normes juridiques qui en découlent n’est donc plus dépendante de principes a priori, d’une Raison pure, dégagée de tout contexte empirique. Au contraire, les normes doivent être liées au contexte, puisqu’elles ne valent qu’à partir de la prise en considération des conséquences de leur application. Mais leur universalité peut être garantie par la procédure qui préside à leur élaboration.
La position défendue par Habermas n’est pas une construction abstraite, mais une idéalisation des conditions de la démocratie, dont les progrès moraux et juridiques des pays les plus avancés constituent des exemplifications. On doit ajouter que la direction dans laquelle travaille Habermas s’inscrit dans un courant important de la philosophie contemporaine, qui inclut la « nouvelle rhétorique » de Perelman, mais dont la nouvelle herméneutique fondée sur la  de la , défendue par Ronald Dworkin (né en 1931) n’est pas très éloignée quant à ses préoccupations.

Les deux principes de Habermas

Habermas dégage deux grands principes de l’éthique de la discussion :
·         Principe D : « seules peuvent prétendre à la validité les normes qui pourraient trouver l’accord de tous les concernés en tant qu’ils participent à une discussion pratique. »
·         Principe U : « dans le cas des normes valides, les conséquences et les effets secondaires qui, d’une manière prévisible, découlent d’une observation universelle de la norme dans l’intention de satisfaire l’intérêt de tout un chacun doivent pouvoir être acceptées sans contrainte par tous. »
Ces deux principes déterminent clairement l’objectif et les limites d’une  fondée sur l’éthique de la discussion.
1.       C’est une  de type kantien par son universalisme, son formalisme et son cognitivisme.
2.       Elle se distingue de la  de la Kant en ce sens que les normes morales ne peuvent avoir de validité absolue mais doivent pouvoir découler d’une discussion.
3.       Elle se soucie des conséquences sans pour autant être une  conséquentialiste (du type de l’utilitarisme).
J’ai un peu insisté sur ces questions théoriques très générales parce qu’elles définissent au fond les principes de base généralement adoptés dans les comités d’éthique médicale.
De ce point de vue et pour répondre à une question qui a été posée, il ne peut pas y avoir d’opposition entre la déontologie médicale et les valeurs morales que nous devons admettre socialement.

2         Médecine et philosophie

J’en profite pour répondre ici à la question des rapports entre médecine et philosophie.

2.1       Médecine et « pharmaka »

Car le rapport entre la tekhnê (ou l’art) de la santé, l’art d’utiliser les pharmaka, et la philosophie est presque aussi vieux que la philosophie elle-même. Les médecins se pensent souvent aussi comme des philosophes et les philosophes se décrivent volontiers comme les médecins de l’âme. Arrêtons-nous un moment sur ce « pharmakon » dont le médecin possède la technique. Dans la cité grecque antique, il y a un ou plusieurs individus nommés « pharmakos ».  Ces « pharmakoi » sont d’abord des individus qui sont désignés et en quelque sorte mis en réserve pour être sacrifiés aux dieux en cas de grand malheur collectif. Le « pharmakon » est une substance qui peut être aussi bien bénéfique que maléfique, elle est médicament ou poison, suivant l’usage. Et celui qui est « pharmakao » est d’abord celui qui a l’esprit troublé par un breuvage empoisonné avant d’être celui qui a besoin de remèdes. On voit tout de suite l’ambiguïté inhérente à la maîtrise technique du « pharmakon » ; mais cette ambiguïté est propre à la technique en général. La technique peut servir au bien autant qu’au mal et en elle-même ne peut donc rien décider. Il faut donc non seulement connaître la technique mais encore savoir quel est le bon usage que l’on doit faire de la technique. La médecine comme technique est donc inséparable d’une réflexion proprement philosophique.

2.2       Intimité de la médecine et de la philosophie dans l’histoire

On peut dire qu’en Occident, les premiers médecins furent des philosophes et ce n’est pas par hasard. Si on fait remonter l’origine de la philosophie proprement dite aux présocratiques (appelés ainsi très improprement !), c’est-à-dire à ces penseurs qui entreprirent de rompre avec les explications mythiques de la nature pour leur substituer des constructions rationnelles, ces Thalès, Pythagore, Empédocle, etc., on remarque qu’ils pratiquèrent presque tous la médecine. La tradition des médecins philosophes et des philosophes médecins est très longue. Hippocrate (Ve siècle AC) est à la fois l’inventeur de la médecine au sens où nous l’entendons encore aujourd’hui et le prescripteur de ses règles morales. Galien, médecin fameux du IIe siècle, est aussi philosophe : il a écrit une histoire de la philosophie et un traité de dialectique. Un peu plus tard le philosophe sceptique Sextus est surnommé Empiricus parce que, comme médecin, il suit l’école des médecins qui s’en tiennent à l’expérience des cas particuliers et se méfient des théories générales. Les deux plus grands philosophes du monde musulman médiéval, Avicenne (Ibn Sina) et Averroès (Ibn Rushd) sont aussi des médecins importants, tout comme l’alter ego juif d’Averroès, Maïmonide. C’est encore la médecine qui constitue une des préoccupations centrales de la nouvelle science que veut fonder Descartes. Et plus près de nous, plusieurs philosophes français importants étaient ou sont médecins : Canguilhem, Dagognet, Anne Fagot-Largeault… Une longue tradition qui exprime une intimité essentielle entre ces deux disciplines.

2.3       Le fond de la question : le soin comme attitude  (ou éthique)

Comme le dit Anne Fagot-Largeault, « la médecine est intrinsèquement philosophique ». Il y a une « philosophie implicite de l’acte médical » qui peut se résumer ainsi :
« 1/ Il y a du mal dans le monde ; 2/ on peut y porter remède ; 3/ il faut y porter remède même si les efforts pour y porter remède sont finalement dérisoires, il faut les poursuivre “ pour l’honneur ” » (in Médecine et philosophie p.2).
La question posée porte sur ce que la philosophie peut apporter à la médecine, plus précisément à l’acte du soin. J’ai d’abord envie de la retourner : on ne peut guère philosopher sérieusement sans se poser la question de la médecine. Pourquoi ? Parce que la médecine a affaire au mal et à la mort et que la philosophie commence au fond par là. Inversement, la médecine est dépourvue de sens si elle ne se pose pas d’une manière ou d’une autre la question du sens de la vie et pas simplement la question du bon fonctionnement de la mécanique corporelle.

2.4       La question du soin.

Établir cette intimité, trop souvent oubliée, entre médecine et philosophie, ce n’est pas encore dire que la philosophie peut apporter quelque chose à l’acte de soin. Ce mot « soin », très banal, en apparence est en train de prendre une certaine importance dans le débat politique depuis qu’on y a introduit « l’éthique du care » (cf. déclarations de Mme Aubry).  En tout cas ce mot « soin » a un sens moral précis ; le garagiste n’apporte pas des soins à ma voiture, il l’entretient ou la répare ! Prendre du soin à son travail, c’est autre chose : c’est l’amour du travail bien fait qui fait un travail soigné. Dans le soin, il y a donc une intention qui va au-delà de l’efficacité, une intention orientée vers le bien, quel que soit le sens qu’on donne au mot « bien ». Ce qui est seulement technique (entretien, réparation) vise l’efficace ou l’utile, alors qu’il y a autre chose dans le soin.
Le soin au sens de « care », ça renvoie tout simplement à la charité (caritas). Le mot allemand « Sorge » que l'on traduit en anglais par « care » a une signification plus complexe : il désigne non seulement le soin, mais aussi le fait de rendre nécessaire le soin, l’inquiétude, le souci qui nous conduisent à prendre soin – mon enfant malade me fait du souci. Il y aurait une longue analyse étymologique à faire ici. En tout cas, prodiguer des soins, ce qui est le propre du personnel soignant, c’est bien sûr un geste technique, mais c’est un geste technique entière « encapsulé », « embedded », diraient les Anglo-saxons, dans une attitude . Soigner, c’est donc bien savoir exactement ce qui doit être fait techniquement – quel genre de pansement, à quel endroit faire la piqûre – mais ce qui doit être fait techniquement est commandé par une finalité qui inclut bien autre chose que les lois de la biologie.
Platon, dans les Lois (IV, 719d et sq.) distingue deux sortes de médecins, les médecins libres qui ont appris eux-mêmes leur art et les médecins assistants qui se contentent de suivre les prescriptions de leur maître. Il y a également deux classes de malades, les malades de condition libre et les esclaves. Le plus souvent poursuit l’Athénien (c’est-à-dire Platon),
« ce sont les esclaves qui sont les médecins des esclaves, soit qu’ils courent à droite et à gauche, soit qu’ils restent en permanence dans l’officine ; et, de ces sortes de médecins, aucun ne donne à chacun des serviteurs qu’il soigne aucune explication sur la maladie dont souffre celui-ci, pas plus qu’il ne consent à en recevoir de lui. Mais après avoir fait l’ordonnance que lui dicte sa routine, faisant l’homme qui sait son affaire sur le bout du doigt, avec une arrogance de tyran, il court d’un bond à un autre serviteur malade ; et ainsi il permet à son patron de donner ses soins à d’autres malades. Or, c’est le médecin de condition libre qui, en général, soigne et traite les maladies des gens appartenant à la même condition ; après avoir procédé à un examen du mal depuis son début et, à la fois, selon ce qu’exige la nature d’un tel examen, entrant en conversation, tant avec le patient lui-même qu’avec ses amis, ainsi, en même temps que du malade il apprend personnellement quelque chose, en même temps aussi, dans toute la mesure où il le peut, il instruit à son tour celui qui est en mauvaise santé ; bien plus, il n’aura rien prescrit qu’il n’ait auparavant, de quelque façon, gagné sa confiance. N’est-ce pas alors que, ne cessant de préparer chez le malade un état d’apaisement, il s’efforce d’achever son œuvre en le ramenant à la santé. » (trad. Robin)
Voilà un texte qui nous permet de distinguer deux pratiques de la médecine auxquelles nous sommes encore confrontés, même s’il n’y a plus de condition d’esclave, et que nous sommes tous réputés « de condition libre ». D’un côté la médecine purement technique dans laquelle le patient est considéré comme un objet auquel on applique un savoir technique (le médecin ici n’est pas très différent du garagiste) et de l’autre une médecine qui s’adresse à des sujets parlants, c’est-à-dire à des hommes qui sont, on le sait, des animaux parlants. Le véritable soin s’inscrit donc dans une démarche de parole, dans une relation intersubjective où les deux, le médecin et le malade, s’instruisent mutuellement, c’est-à-dire se placent, sous un certain angle, sur un même plan : ils sont égaux en quelque façon et ce qui différencie les soins apportés à l’homme libre des soins apportés à l’esclave. Or ce qui nous importe ou du moins ce qui devrait nous importer, c’est le genre de soin qu’on apporte aux hommes libres.

2.5       Compassion et soin.

Le soin va souvent avec la compassion. Pour prendre soin de quelqu’un, il semble qu’il faut être capable de « pâtir avec » cette personne, c’est-à-dire en quelque sorte de comprendre sa souffrance de l’intérieur. Cela pose plusieurs problèmes.
Il faudrait distinguer ce que nous avons souvent tendance à confondre. Spinoza distingue la pitié qui est simplement la tristesse contagieuse, la tristesse qui vient de la vue ou de l’imagination des malheurs ou de la tristesse d’un autre, de la Bienveillance.
« Cette volonté, autrement dit cet appétit de faire du bien, qui naît de ce que nous avons pitié de la chose à laquelle nous voulons faire du bien, s’appelle la Bienveillance qui n’est rien d’autre qu’un désir né de la pitié. » (E3P27C3S)
La question soulevée ici est compliquée. En elle-même la pitié est un sentiment triste – je suis triste à cause de la tristesse d’un être que j’aime ou qui m’est indifférent, un sentiment qui se manifeste par hasard – nous prenons en pitié les malheureux que nous rencontrons mais sommes indifférents au sort de tous ceux que nous ne voyons pas… La pitié n’est donc pas le bon moyen d’assurer la cohésion de la société par la justice et la charité. L’idéal est de trouver un ressort rationnel produisant de la bienveillance. Dans une société bien ordonnée, la bienveillance à l’égard du prochain devrait découler de notre sens du devoir civique. Elle procéderait alors non pas de sentiments tristes mais de la compréhension adéquate de ce qui nous est vraiment utile. Bref, nous ne devrions pas faire dépendre le soin des sentiments – d’autant que contradictoirement les soignants doivent éviter, pour poursuivre leur métier, de trop subir passionnellement les souffrances auxquelles ils sont confrontés. Nous devrions plutôt repenser rationnellement le soin, c’est-à-dire le fonder sur une éthique sociale plus large que le milieu de la santé. Or nous avons une contradiction entre une éthique dominante qui prône l’égoïsme rationnel, la concurrence, l’émulation, la propension à considérer les autres comme des rivaux, voire des ennemis, et les exigences de liens communautaires qui nous unissent aux autres membres de la société. Évidemment, ce faisant, nous débordons largement le cadre des problèmes que nous devons traiter ici, mais il paraît clair qu’on ne peut pas parler du soin dans le domaine de la santé sans se demander ce que chacun de nous doit aux autres, en général, et aux nôtres en particulier. Ne serait-ce que parce que le sort du malade n’est pas une affaire à deux, mais une affaire qui se joue avec trois partenaires, le malade, le personnel soignant mais aussi la famille et les proches.

2.6       La justice et le soin.

Le soin pose également des questions de justice. Les soins médicaux sont des biens que nous devrions avoir en abondance pour que la clé de répartition soit le principe du vieil utopiste Saint-Simon, repris par Marx : « À chacun selon ses besoins ». En même temps, dans la mesure où ce principe n’est pas toujours réalisable – par exemple, il y a plus de demandeurs que d’organes disponibles pour les greffes.  La question est alors de trouver quel principe de justice distributive doit être mis en œuvre. On doit aussi considérer le soin comme une réparation nécessaire, due au malade et il entre alors dans la 2e catégorie de la justice aristotélicienne, la justice correctrice, celle qui corrige les dommages subis.

3         Technoscience et éthique.

Évidemment, les développements technoscientifiques entrent fréquemment en conflit avec les préoccupations éthiques. Et c’est vrai dans tous les domaines et pas seulement dans le domaine médical. L’internet, le téléphone mobile et le développement d’une société de la communication générale remettent en cause de manière brutale ou insidieuse les séparations traditionnelles qui structurent les divers compartiments de notre vie – la publicité des « données personnelles » pose de ce point de vue de redoutables questions juridiques mais aussi éthiques. Mais évidemment, c’est dans le domaine médical, à cause de sa matière même que ces tensions sont les plus vives puisque là la technique est directement intriquée avec la question même de la nature humaine.
Le principe de la technoscience est à peu près le suivant : tout ce qui est faisable techniquement doit être fait.

3.1       Nature et fabrication (poiêis et physis)

Pendant très longtemps, les progrès techniques dans le domaine du soin ont semblé n’être que de nouveaux outils augmentant l’efficacité du soin : l’introduction de la médecine pasteurienne, par exemple, diminue considérablement les infections. Mais on est encore dans une définition de la tekhnè (ou l’art) telle que l'on peut la trouver chez Aristote : « l’art, dans certains cas parachève ce que la nature n’a pas la puissance d’accomplir, dans d’autres cas il imite la nature » (Physique, II, 8, 199-a). Le médecin se met à l’école de la nature pour accompagner son action. Nous sommes entrés en médecine comme des autres domaines techniques dans une tout autre situation.
Comprenons bien ce qui est en cause.
Les arbres poussent de leur propre mouvement. Mais les charpentes non ! Comme le dit Aristote : « si l’art de la construction navale était dans le bois, il agirait de la même manière que la nature » (Physique, II, 8, 199-b). Mais précisément l’art de la construction navale n’est pas dans le bois. Il y a donc d’un côté ce qui est engendré et engendre à son tour, tout ce qui est du côté de la nature et de l’autre ce qui est fabriqué et procède de l’activité orientée en vue de certaines fins dont le « fabriquant », l’ouvrier (celui qui œuvre) est conscient. L’artisan peut créer quelque chose par fabrication mais l’homme ne crée pas ses enfants : il se contente de procréer, c’est-à-dire de laisser la nature agir en lui. La poièsis et la physis ne sont pas du tout du même ordre. Entre les deux, un gouffre qui définit la place subordonnée de l’homme.
Mais les techniques du vivant qui se développent prodigieusement aujourd’hui sont peut-être en train d’ébranler ce rapport essentiel et, par conséquent, il est impossible de limiter les questions angoissantes concernant les modifications du génome humain à des questions d’éthique médicale alors même qu’il s’agit de métaphysique. Quand on apprend qu’on a réussi à synthétiser une cellule en laboratoire, on mesure ce qui est en train de se passer et va nous placer devant des questions inédites que les discussions traditionnelles des comités d’éthiques sont à l’évidence incapables d’aborder sérieusement.

3.2       La question de la nature humaine.

Il y a une autre question qui doit être abordée ici, c’est la vieille question de la nature humaine. Y a-t-il une nature humaine qui doit être respectée et ne peut être altérée par les inventions des hommes ou, au contraire, partant de l’idée que l’homme est ce qu’il se fait, qu’il n’y a pas de nature mais des constructions sociohistoriques, etc.  Tant que nous n’avons aucun moyen de modifier le substrat biologique, toutes ces discussions peuvent paraître un peu oiseuses. On peut agiter des phrases paradoxales comme Simone de Beauvoir, « on ne naît pas femme, on le devient », ou comme Sartre pour qui je choisis qui et ce que je suis. Mais le développement à horizon proche de la possibilité de manipulations génétiques, de la création d’humains génétiquement modifiés (des HGM), ouvre un abîme sous nos pieds. Habermas propose de fixer un horizon moral qui lui a été souvent reproché : défendre l’avenir de la nature humaine, c’est-à-dire considérer que nous devons absolument nous interdire d’entrer dans une situation qui déboucherait sur la conception d’une être humain comme produit d'une démarche d’ingénierie et de technique conçue et mise en œuvre par d’autres.
Ce qui est en cause, Habermas le définit ainsi :
À travers la décision irréversible que constitue l’intervention d’une personne dans l’équipement « naturel » d’une autre personne, naît une forme de relation interpersonnelle jusqu’ici inconnue. Ce nouveau type de relation choque notre sensibilité  parce qu’il représente un corps étranger dans des relations de reconnaissance juridiquement institutionnalisées dans les sociétés modernes. Si une personne prend pour une autre personne une décision irréversible, touchant profondément l’appareil organique de cette dernière, alors la symétrie de responsabilité qui existe par principe entre des personnes libres et égales se trouve nécessairement limitée. (J. Habermas, L’avenir de la nature humaine, Gallimard, 2002, p.27)
Habermas met en évidence la naissance d'un nouvel eugénisme, un eugénisme libéral, à l'opposé des méthodes barbares des nazis, mais un eugénisme qui commence à avoir les moyens de ses ambitions. Si la technique nous permet de corriger, dès la conception, tous les " défauts " dont nous héritons naturellement, inévitablement apparaîtra un humain-type, conforme aux normes de qualité " zéro défaut " et du coup les parents qui n'auraient pas pris la peine de se préoccuper de la qualité de leur produit apparaîtront comme des parents indignes et les vies des individus non conformes à la norme seront considérés comme des vies de moindre valeur.
Habermas est confronté à un adversaire de taille : l'utilitarisme qui domine très largement la réflexion en bioéthique. De quel droit s'opposerait-on aux manipulations génétiques qui permettraient la naissance d'un enfant débarrassé des handicaps génétiques que ses parents lui auraient légués en se contentant de procréer selon la méthode naturelle. Plus personne (ou presque) ne proteste contre la vaccination. Pourquoi s'interdirait-on d'intervenir plus en amont ? Habermas montre la différence : ce qui est en cause, ce n'est plus la guérison " post festum " de maladies ou l'intervention préventive sur un sujet dont les caractéristiques génétiques sont fondamentalement dues au hasard ou, en tout cas, sont indépendantes du projet et de la volonté de quiconque. Ce qui s'annonce est d'un tout autre ordre. Il s'agit d'une transformation radicale du rapport de l'homme à sa descendance. Loin de se limiter à la procréation, il se transformerait en véritable " fabricant ", l'enfant deviendrait le simple résultat d'un projet parental auquel il faudrait le comparer, comme nous comparons la réalisation de la maison au projet de l'architecte. L'enfant né du calcul et des combinaisons de la génétique ne serait plus dans le regard de ses parents et dans le sien propre une personne autonome au sens de Kant. Le livre se conclut par cette question : « Est-ce que le premier homme qui déterminera dans son être naturel un autre homme selon son bon vouloir ne détruira pas également ces libertés égales qui existent parmi les égaux de naissance afin que soit garantie leur différence ? »

4         La question de l’euthanasie

4.1       Le droit de mourir

D’un certain point de vue le « droit de mourir » est une évidence absolue. La condamnation  du suicide – de saint Augustin à Kant – au motif que le « tu ne tueras point » s’étend au sujet lui-même peut sembler parfaitement dérisoire. Celui qui veut mettre fin à ses jours peut encore être retenu par la crainte du châtiment éternel (et encore !) mais celui qui ne croit pas au ciel est nécessairement indifférent à ce genre d’injonction. Montaigne, dans un essai du livre II (chap. III), intitulé Coutume de l’île de Céa, le dit sans ambages :
«  le présent que nature nous ait fait le plus favorable, et qui nous ôte tout moyen de nous plaindre de notre condition, c’est de nous avoir laissé la clé des champs. Elle n’a ordonné qu’une entrée à la vie, et cent mille issues. Nous pouvons avoir faute de terre pour y vivre, mais de terre pour y mourir, nous n’en pouvons avoir faute (…) »
Montaigne poursuit : « la mort est la recette à tous les maux » et « la plus volontaire mort est la plus belle. »
Mais d’un autre côté, le « droit à mourir » me semble une expression dépourvue de sens. C’est en effet un droit garanti à tous sans condition et que tous sont contraints d’exercer un jour ou l’autre ! Et la plupart des mortels ont surtout à se plaindre d’être obligés d’user de ce « droit à mourir » un peu plus tôt qu’ils ne le voudraient.
En France, plus de 10.000 personnes exercent volontairement ce droit à mourir chaque année et se suicident sans assistance. C’est deux fois le nombre de morts par accident de la route. Le suicide représente, avec 14% des cas, la deuxième cause de mortalité chez les 18-24 ans. Bien qu’il n’y ait pas de statistique fiable, les syndicats estiment à plus de 300 le nombre annuel de travailleurs qui se suicident faute de pouvoir résister à la pression au travail – des cas récents à Renault, PSA et France Télécom avaient attiré l’attention sur ces drames soigneusement camouflés car ils dévoilent ce qu’est la violence de l’exploitation. Tous ceux-là ont exercé leur « droit à mourir ». À 35 ans l’espérance de vie des cadres dépasse de sept ans celle des ouvriers. Doit-on en déduire que les ouvriers jouissent plus vite, avec plus d’empressement de leur « droit à mourir ». On pourrait empiler les statistiques et se demander, de dehors de toute prise de position  ou juridique sur le « suicide assisté » pour quelle raison notre société et nos hommes politiques (droite et gauche confondues) semblent bien plus préoccupés de hâter la mort que de préserver la vie. À se demander si la pulsion de mort, Thanatos, n’est pas la pulsion dominante de la société capitaliste libérale avancée – trop avancée, comme on le dit d’un aliment qui commence à pourrir...
Mais revenons sur le « droit à mourir ». Il faut ici distinguer ce qui est purement moral et ce qui est proprement légal, c’est-à-dire qui peut avoir force de loi. Si c’est un droit, on peut exiger d’en jouir et il doit y avoir en contrepartie un devoir d’assurer au titulaire du droit à mourir la possibilité d’exercer son droit. Or, un tel droit n’existe pas. Jusqu’à présent sous aucune forme. Le suicide est un fait, mais nullement l’expression d’un « droit » puisque l’exercice de ce droit supprime son titulaire ! Mais si quelqu’un assiste une tentative de suicide, son devoir le plus absolu est d’empêcher par tous moyens à sa disposition d’empêcher le désespéré de parvenir à ses fins. A fortiori, il est évidemment impossible d’exiger de quelqu’un qu’il garantisse ce prétendu droit à mourir en prêtant assistance. Le droit à mourir en général est un galimatias.

4.2       La question de l’euthanasie

On me dira qu’il ne s’agit pas d’un droit à mourir en général mais d’un droit à mourir dans la dignité pour les patients atteints d’un mal incurable. Mais ce n’est pas en rajoutant toutes sortes de qualificatifs et de compléments à une expression au mieux totalement vide que l'on va la rendre plus sensée. Car personne n’est capable de dire ce qu’est « mourir dans la dignité ». Jadis, on pensait que mourir dans la dignité, c’était accueillir le plus sereinement possible la mort. Les souffrances qui précèdent la mort (ou ne la précèdent pas, d’ailleurs) peuvent être terribles pour le mourant mais elles ne rendent pas la mort « indigne ». Une longue agonie ne plonge pas celui qui la subit dans l’indignité. Elle le fait souffrir, peut-être inutilement, mais la dignité n’a rien à voir là-dedans. Seulement l’éternelle souffrance humaine. Alors pourquoi ce jargon incompréhensible ? Pour éviter d’employer le mot tabou d’euthanasie dont les résonances sont assez fâcheuses – nous sommes encore nombreux à entendre « État nazi » quand on prononce le mot « euthanasie », cette prétendue « mort heureuse ». Comme si la mort pouvait être heureuse ! Elle est éventuellement heureuse pour les héritiers, qui vont toucher le magot, pour la famille qui ne supporte plus de rendre visite au parent agonisant, pour le trou de la sécurité sociale, etc. Mais pour le mortel, la mort n’est jamais heureuse et si parfois il l’accueille comme une délivrance, c’est seulement parce qu’elle lui semble un moindre mal, parce qu’il n’a plus la force de vivre, que les causes extérieures ont eu raison de son effort vital, de son conatus comme dirait Spinoza.
Alors que faire face aux souffrances insupportables des malades que l'on a dit condamnés ?
La question de l’euthanasie put se diviser en deux parties :
1)      La question du « droit de mourir », c’est-à-dire celle du « suicide assisté » ;
2)      La question de l’euthanasie des personnes qui ne peuvent plus manifester la volonté de vivre ou de ne pas vivre mais dont « on » (reste à savoir qui) pense que leur vie n’a plus aucun sens.
On ne voit assez facilement que légalement, juridiquement, on ne peut rien faire du tout ! La loi permet de ne pas prolonger les traitements inutiles, elle permet de ne pas maintenir artificiellement en vie un individu déjà mort cliniquement, elle permet au malade de refuser la énième opération inutile et de demander à bénéficier des soins palliatifs. On ne peut rien demander de plus à la loi et surtout pas d’autoriser explicitement « le suicide assisté ». L’expression « suicide assisté » est du reste encore une contradiction dans les termes. « Suicide » veut dire homicide de soi-même. Le suicide assisté est l’homicide de soi-même par un autre ! Quel embrouillamini dans le cerveau des défenseurs de l’euthanasie ! Mais passons. Si on admet un droit à l’euthanasie, il reste à savoir qui va exercer ce droit. Si le corps médical est autorisé à euthanasier les malades, en ce qui me concerne, je ne mets plus les pieds dans un hôpital ! Et pourquoi faudrait-il confier cette « tâche » aux médecins. Soigner est un art difficile mais tuer est à la portée de tout le monde. Donc si la famille qui se plaint de l’agonie qui dure, pourquoi ne procéderait-elle pas au geste fatal ?
Qu’on me comprenne bien : le problème n’est pas celui des dérives éventuelles de ce prétendu droit à l’euthanasie. Le problème, c’est le geste lui-même. Tant qu’il est interdit, est préservé le caractère sacré de la vie et l’interdit absolu du meurtre – interdit fondateur faut-il le rappeler ? Il arrive ensuite que dans certaines circonstances quelqu’un (médecin ou membre de la famille) donne la mort à l’agonisant et alors il doit encore en rendre compte devant la justice. Laquelle n’est pas obligée d’être stupide et doit savoir faire la différence entre le meurtre pour avoir l’héritage et la mort donnée à un être cher qui n’en peut plus de vivre. L’examen des circonstances permet de trancher et éventuellement d’acquitter le prévenu. Mais celui qui donne la mort doit continuer de répondre de ses actes.

4.3       Quelques leçons au-delà de l’euthanasie.

Il y aurait de nombreuses leçons à tirer de cette insistance de nos sociétés à se donner le droit de faire mourir les malades, à trancher entre les vies qui méritent d’être vécues et celles qui ne vaudraient pas la peine d’être vécues. Dans le monde libéral des « sujets-rois », individus absolument souverains, complètement émancipés, la non-maitrise de la vie et de la mort devient insupportable. On proclame le « droit à l’enfant » (un droit absurdissime) et maintenant le droit de mourir. Les liens de ce droit avec l’idéologie libérale-capitaliste dominante sont absolument évidents. Il y a une autre raison : l’idéologie du progrès qui devait nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature », cette idéologie qui soutient la marche en avant de plus en plus destructrice de la société technique industrielle, se heurte de front, dans le malade incurable, à l’irrépressible question de la mort. C’est insupportable et c’est pourquoi il faut à tout prixs éliminer ces témoins gênants de l’échec inévitable des ambitions folles de l’accumulation illimitée du capital.

5         Auteurs cités.

K.O Apel, né en 1922, Éthique de la discussion, Cerf
Ronald Dworkin, né en 1931. Ici, il faut citer Life’s dominion (1993). En français, dernier ouvrage traduit, La  souveraine, Bruylant.
Anne Fagot-Largeault, née en 1938, médecin et philosophe, professeur au collège de France (jusqu’en 2009). Médecine et philosophie, PUF
Jürgen Habermas, né en 1929. L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral, Gallimard. Voir aussi  et communication (Flammarion, collection « Champs »).
John Rawls, 1921-2002. Son œuvre majeure est Théorie de la justice (Seuil, collection « Points »)

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...