mercredi 28 avril 2010

Le stoïcisme, une philosophie morale pour gros temps... introduction


Dans les situations difficiles, quand on doit affronter l’adversité et le malheur, on nous recommande d’être stoïques (tel Zénon!), ou encore d’être « philosophes » (comme si c’était la même chose) et aujourd’hui d’être « zen », concession nécessaire à la mondialisation morale ! Mais la philosophie stoïcienne est autre chose de ces mots passe-partout.
Fondamentalement, c’est une philosophie de la vertu. On va voir que ce mot pose quelques problèmes. Car pour les Stoïciens la vertu a un autre nom : liberté, une liberté qui n’est pas la licence mais accompagne nécessairement l’accomplissement de nos devoirs moraux, de notre métier d’homme.
Le mot vertu est généralement considéré comme la traduction latine du grec arétè qui désigne le mérite ou la qualité par quoi on excelle. Le mot latin est cependant plus connoté : la virtus, c’est la qualité propre au vir, c'est-à-dire à l’homme mâle. Et cette qualité est d’abord le courage ; d’ailleurs celui qui virtuosus  est valeureux. Avant que notre virtuosité ne désigne une habileté toute particulière dans les arts. Mais c’est encore ce premier sens latin qu’a la virtu chez Machiavel. La vertu du stratège réside dans sa capacité à conduire l’armée à la victoire et la vertu du cordonnier réside dans la qualité de ses chaussures.
On pourrait dire que, de même que nous ne cherchons pas ce qui est bon à ceci ou cela, mais le bien suprême, la vertu correspondante ne sera pas la vertu de ceci ou cela mais la vertu suprême de l’homme, l’excellence dans le genre de vie en général. Mais cette nouvelle définition ne nous avance guère. Elle est même franchement pléonastique : le souverain bien réside dans l’excellence ! On s’en serait douté. En quoi réside donc l’excellence de l’homme ? Il est assez facile d’admettre qu’il y a une excellence en telle ou telle domaine, l’excellence du stratège comme celle du cordonnier. Mais l’existence d’une excellence de l’homme en général est déjà plus problématique.
La philosophie stoïcienne, des philosophes grecs comme Chrysippe (280-206 ac) ou Zénon (335-262 ac), ou qu’il s’agisse des Latins comme Épictète (50-125 dc), Sénèque (4-65 dc) ou Marc-Aurèle (121-180 dc), mettent en place une armature théorique imposante qui converge vers la solution de ce problème de philosophie pratique.
Note bibliographique:
Des stoïciens anciens, nous restent que des fragments – collationnés notamment dans le 2e tome du recueil de Long et Sedley, consacré aux philosophies hellénistiques (traduction en GF) ou encore ce que nous dit Cicéron (notamment dans la 2e partie du « De la nature des dieux » qu’on trouve dans le recueil Gallimard consacré aux stoïciens.
Pour les Latins, nous avons des textes nombreux et correctement établis. Les œuvres de Sénèque ou d’Épictète (Le Manuel) sont faciles à trouver, tout comme les Pensées pour moi-même de Marc-Aurèle. Ce sont des œuvres d’une lecture relativement aisées, une philosophie à destination non pas du spécialiste mais de tout honnête homme qui veut vivre bien.

II     La liberté et la vertu stoïcienne

A          Vertu, vice, indifférence

Les Stoïciens distinguent :
       les choses bonnes, les vertus,
       les choses mauvaises, les vices,
       et les choses indifférentes comme la richesse, la santé ou le plaisir.
Les deux premières catégories peuvent être dites bonnes ou mauvaises car elles dépendent de nous, alors que celles de la troisième catégorie sont dites indifférentes car elles ne contribuent ni au bonheur ni au malheur.
Comment distinguer maintenant les choses bonnes des mauvaises ?
Le critère est très simple : est bon (a une valeur positive) tout ce qui est conforme à la nature, est mauvais ce qui est contraire à la nature.
Reste ensuite à déterminer en quoi consiste la conformité à la nature, ce qu’on verra plus loin. En tout cas, une première définition du bonheur peut être donnée : vivre bien c’est vivre en état d’indifférence à l’égard des choses indifférentes. Ainsi la santé du corps étant au nombre des choses indifférentes, le sage doit apprendre à être indifférent à la souffrance. Et s’il est dans une bonne santé éclatante, il ne doit point s’en réjouir ni y accorder du prix.
La détermination des choses indifférentes permet de cerner le noyau irréductible de la pensée stoïcienne : le bonheur et le malheur ne résident, respectivement que dans la vertu et dans le vice.
Il y a cependant un problème difficile. Si la vertu consiste dans la conformité à la nature et que l’impulsion première et naturelle de chaque animal est de conserver lui-même, ne pas prendre soin de sa santé, c’est aller contre la nature. Ainsi Stobée affirme :
« sont conformes à la nature les choses suivantes : la santé, la force, le bon fonctionnement des organes des sens et les choses semblables »[1].
Les choses extérieures ne sont donc indifférentes que par rapport à la vie bonne – le bonheur ne réside ni dans le confort, ni dans le plaisir, ni dans la santé, etc. – mais elles ne sont pas indifférentes au regard de la conformité à la nature et de nos impulsions et répulsions. Donc à l’égard des choses indifférentes il est possible de choisir celles qui sont les meilleures pour la vie.
Pourtant, cette attitude n’est justifiée que tant qu’on est dans l’ignorance de son propre destin. Ainsi Épictète affirme-t-il que Chrysippe avait raison de dire :
« Tant que l’issue est douteuse, je m’attache toujours aux objets les plus propres à me faire atteindre mes fins naturelles ; car Dieu m’a fait tel que je choisis ces objets. Mais si je savais que le Destin veut que je sois actuellement malade, j’aurais la volonté de l’être. »[2]
La connaissance du destin implique le consentement au destin, et alors les choses indifférentes véritablement en accord avec la nature sont celles qui concourent à la réalisation du destin. C’est que « l’exil, la prison et la mort ne sont pas des maux », selon Épictète. Les choses indifférentes n’étant pas nôtres, nous devons nous entraîner à n’y point porter attention.

B Le bien

S’exercer à être indifférent aux choses indifférentes, consentir au destin, c’est devenir capable de percevoir l’essence du véritable bien.
Cette perception du bien est en notre pouvoir puisque nous disposons  de la plus éminente des qualités, d’une parcelle de la divinité en nous qu’est la faculté de juger –
« la seule faculté capable de se connaître elle-même et ainsi de s’approuver et de se désapprouver »[3].
Cette faculté permet « l’usage correct des représentations ».
Le corps ne peut être libre et sans entraves, mais les dieux nous ont donné le meilleur d’eux-mêmes,
« cette puissance de vouloir et de ne pas vouloir, de rechercher et d’éviter, et, en général, le pouvoir d’user des représentations. »[4]
L’homme est ainsi un être double :
       entièrement déterminé en tant qu’il est un corps appartenant à l’ordre du monde
       et entièrement libre en tant qu’esprit ou faculté des représentations.
Si nous recherchons le bonheur ou plutôt le « contentement », il s’en déduit que cela ne pourra être en changeant l’ordre du monde, puisque ce n’est pas en notre pouvoir et que, comme les blés sont faits pour être fauchés, nous sommes condamnés à mourir. Le contentement ne peut être atteint qu’en agissant sur nos représentations, puisque cela seul est en notre pouvoir. C’est pourquoi le premier précepte que l’homme raisonnable se donne est de vouloir l’ordre établi par la providence.
On rétorquera que c’est une liberté singulièrement limitée, la liberté de vouloir ce qui est, une volonté facile à satisfaire ! Épictète répond à l’objection. Définir l’homme libre comme celui à qui tout advient selon sa volonté », c’est là pure folie et « liberté et folie ne vont pas ensemble »[5]. Les choses autour de nous sont comme elles sont par nature et vouloir les conformer à notre volonté.
L’exercice de la liberté humaine, conforme à la raison, c’est-à-dire à la nature humaine, consiste donc à se changer soi-même en vue de vivre conformément à l’ordre naturel.
La liberté, entendue en ce sens, est donc la vertu suprême et c’est dans cette exercice de la liberté que réside le bien véritable. Ainsi le sage peut-il
« être libre, aussi bien sur le trône que dans les chaînes »[6],
ainsi que le dit Hegel qui ajoute :
« le stoïcisme est la liberté qui provient toujours immédiatement d’elle-même et revient dans la pure universalité de la pensée ; qui ne pouvait surgir comme forme universelle de l’esprit que dans un temps d’universelle crainte et servitude, mais aussi de culture universelle qui avait fait monter la pratique formative jusqu’à la pensée. »
La liberté stoïcienne est immédiatement la liberté subjective – celle de l’esprit – c’est pourquoi elle provient immédiatement d’elle-même ; elle ne passe pas par les médiations du politique et du droit – le droit qui définit la liberté de la personne  ou la « personnalité » au sens juridique et le politique qui définit celle du citoyen. Et elle revient dans la pure universalité de la pensée parce qu’elle est purement intérieure – et donc indifférente aux conditions particulières de son effectivité. Et ce genre de liberté ne pouvait éclore que dans l’universelle crainte – la décomposition de la cité grecque antique – et de l’universalité « abstraite » qui était celle de l’empire romain. La liberté stoïcienne est donc la pensée de son temps, l’expression rationnelle de l’époque antique. Mais c’est aussi pourquoi, si on adopte l’explication de Hegel, nous ne pouvons plus être stoïciens, nous qui sommes installés dans la liberté effective de l’État rationnel.

III  La communauté du genre humain

L’indifférence stoïcienne ne doit pas être comprise comme indifférence à l’égard des autres. Vouloir l’ordre du monde, c’est vouloir ce qui est par nature. Or les hommes forment naturellement une communauté et par conséquent nos actes doivent être réglés par ce souci de la communauté du genre humain. De cela s’ensuivent des devoirs précis. Ainsi selon Cicéron
« On doit donc avoir en tout un seul but : identifier son intérêt particulier à l’intérêt général ; ramener tout à soi, c’est dissoudre complètement la communauté des hommes. »[7]
Suivons dans le détail l’argumentation.
L’intérêt particulier doit être identifié à l’intérêt général, dit Cicéron. L’intérêt particulier doit, en réalité, être subordonné à l’intérêt général. La condamnation de l’égoïsme est trop générale en philosophie morale pour qu’on s’en tienne à cette simple remarque. Ici, le particulier est subordonné au général comme la partie l’est au tout. Le monde constitue dans la physique stoïcienne une totalité vivante, c’est-à-dire dont toutes les parties sont liées, différenciées mais liées par une « sympathie » générale.
Si la nature prescrit de prendre soin d’un homme pour cette seule raison qu’il est homme, il faut bien que, selon la nature aussi, il y ait un intérêt commun à tous ; s’il en est ainsi, nous sommes tous tenus par une seule et même loi naturelle, et, en conséquence, il est interdit par la loi naturelle d’attenter aux droits d’autrui : or le premier antécédent est vrai, donc le dernier conséquent l’est aussi.
La démonstration de la thèse est d’abord exposée sous une forme logique propre aux techniques de l’argumentation stoïcienne.
Remarquons la prémisse, non discutée, admise comme une évidence : la nature nous commande de prendre soin d’autrui. C’est la sympathie universelle entre toutes les parties de la totalité qu’on doit tenir pour vraie. De cette prémisse, Cicéron conclut que mon intérêt ne doit jamais entrer en conflit avec celui de tous les autres. Le principe de justice « A chacun ce qui lui est dû » a ainsi un fondement dans la connaissance de l’ordre naturel. Chez les Stoïciens, comme chez la plupart des philosophes antiques, le droit est en son fondement un droit naturel.
Cicéron poursuit :
car il est absurde de dire, comme certains, que l’on n’enlèvera rien à un père ou un frère dans son propre intérêt, mais que pour le reste des citoyens, c’est une autre affaire : les gens qui parlent ainsi décident qu’ils n’ont point de lien de droit avec leurs concitoyens, qu’ils ne forment avec eux aucune société en vue de l’utilité commune : pareille opinion rompt avec toute association civile.
C’est une des thèses classiques de la pensée humaniste. Ce que Cicéron dit ici, Montesquieu le redira :
« Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût préjudiciable à ma famille, je la rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l’Europe, ou bien qui fût utile à l’Europe et préjudiciable au genre humain, je la regarderais comme un crime. » (Mes pensées)
Et Montesquieu donne la raison de cette position : « je suis homme avant d’être Français, je suis nécessairement homme et je ne suis Français que par hasard. » La conséquence directe de la théorie stoïcienne reprise par Cicéron est que l’homme est d’abord « citoyen du monde ». Ce cosmopolitisme se distingue de la conception aristotélicienne de la Cité, bien que la conception aristotélicienne du droit soit aussi une conception fondée sur le droit naturel.
« Mais dire qu’il faut bien tenir compte de ses concitoyens, mais non des étrangers, c’est détruire la société du genre humain, et avec elle supprimer la bienfaisance, la libéralité, la bonté, la justice ».
La démarche de Cicéron est parfaitement rigoureuse : de même que les intérêts de la famille sont subordonnés aux intérêts de l’ensemble de la communauté nationale (ou de la République), de même les intérêts de la communauté nationale sont subordonnés aux intérêts généraux de l’humanité. L’étranger est donc ainsi un sujet de droit puisque nous avons nécessairement des devoirs envers lui.
La négation de l’universalité humaine est inadmissible car
« pareille négation doit être jugée comme une impiété envers les dieux immortels ; car c’est eux qui ont institué entre les hommes cette société que l’on renverse ».
L’appel aux dieux pour justifier la loi naturelle est une des caractéristiques des théories du droit naturel. Si la nature est modèle, c’est parce qu’elle est l’expression directe de la loi divine. La société étant instituée entre tous les hommes par les dieux est sacrée. Cette identité entre loi divine et loi de nature, fondatrice de l’universalité de la communauté humaine se retrouve dans le christianisme, première religion qui se donne le monde comme arène (katholikos veut dire universel). Et c’est pourquoi il y a aura souvent une grande continuité entre stoïcisme et christianisme.
La communauté du genre humaine doit être maintenue par l’observation de nos devoirs « car le lien le plus étroit de cette association, c’est la pensée qu’il est plus contraire à la nature, étant homme, de dérober le bien d’un homme pour son avantage personnel que de s’exposer à tous les contretemps qui peuvent atteindre notre corps, nos biens extérieurs et même notre âme, sans injustice de notre part : car cette seule vertu est la reine et la maîtresse de toutes les vertus. » Dernière partie de l’argumentation : c’est la justice qui est la reine et la maîtresse de toutes les vertus. Elle a une double définition : celle qui est implicite au début du texte, « à chacun son dû » et celle qui est affirmée maintenant : il vaut mieux souffrir et subir l’injustice que la commettre, pour reprendre la leçon de Socrate face à Gorgias. Donc la véritable justice ne peut se limiter à réclamer son dû, à appliquer formellement le principe d’égalité. La véritable justice s’accomplit dans l’amour du prochain, cet amour qui nous conduit à souffrir nous-mêmes plutôt qu’à voir l’autre souffrir. La justice n’est donc pas une symétrie des égoïsmes, un égoïsme compensé et bien pesé. Il ne suffit pas d’avoir le droit pour soi pour être juste. Être juste c’est d’abord prendre soin du droit des autres, quitte à ce que mon propre droit soit négligé.
Ainsi la recherche de la vie bonne n’est-elle pas réductible à la recherche d’un bien pour soi. Elle débouche sur une doctrine des devoirs à vocation universaliste puisque mon propre bien est inséparable du bien de cette communauté du genre humain à laquelle j’appartiens.

IVProblèmes et critiques du stoïcisme

A          Critiques non pertinentes

On ne peut nier la grandeur de la philosophie stoïcienne ; ce qu’elle exige de nous en est presque surhumain. C’est donc qu’elle porte en elle une vision élevée de l’homme et de sa dignité. La volonté libre, c’est la part divine qui est nous répète Épictète et par elle nous pouvons vivre comme des dieux.
Le qualificatif « surhumain » n’est pas employé ici par hasard. Nietzsche concentre ses attaques contre les Stoïciens en qui il voit le prototype de celui qui dit non à la vie, de l’homme du ressentiment. Attaque injuste s’il en est. Le consentement à ce qui est, n’est-ce pas un grand oui à la vie, telle qu’elle est, avec ses souffrances ? Le sage stoïcien n’éprouve justement aucun ressentiment contre qui que ce soit et contre quoi que ce soit : celui qui dit du mal de moi, celui qui me blesse ne le fait pas par méchanceté mais seulement par ignorance du véritable bien. Le ressentiment est un trouble de l’âme que chacun doit pouvoir dominer.
Si on cherche dans l’histoire de la philosophie une figure du Surhomme nietzschéen, il en est sûrement peu qui soient aussi ressemblantes que celle du sage disciple de Zénon et Chrysippe. Nous revenons plus loin la critique nietzschéenne.
On reproche parfois au stoïcien son fatalisme et l’espèce d’indifférence aux affaires du monde qui en découlerait. Si tout est écrit dans le grand rouleau, comme dirait Jacques le Fataliste devisant avec son maître dans le roman de Diderot, à quoi bon, alors, se donner la peine de l’action ? Ce reproche est, au moins en partie, injuste. Marc-Aurèle donne l’exemple de cette non-indifférence stoïcienne à l’égard du politique. Faire son « métier d’homme », c’est assumer son devoir de citoyen, à quelque place que le sort nous ait mis. Si la philosophie est l’activité propre au loisir, « le sage doit aussi le quitter pour s’occuper des affaires publiques » affirme Cicéron[8], ce qui est la conséquence directe de la thèse de la communauté du genre et de la sociabilité naturelle de l’homme. En réalité, et de manière apparemment inattendue si on s’en tient aux généralités sur la soumission au « fatum », le stoïcisme est une politique – c’est peut-être même une de ses différences majeures avec l’épicurisme qui, lui, est clairement anti-politique.

B Le dualisme

Il reste que la philosophie stoïcienne pose plusieurs problèmes. Le premier tient au dualisme fort qu’elle présuppose. Si nous sommes entièrement soumis au destin en tant que nous sommes des êtres naturels qui peuvent échapper aux lois de la nature, comment pouvons-nous, dans le même temps, être des esprits absolument maîtres d’eux-mêmes ?
Un tel dualisme devrait être fondé métaphysiquement – un peu comme il l’est chez Descartes – mais il ne l’est pas chez les Stoïciens qu’on peut qualifier de monistes matérialistes en matière d’ontologie et dont on a vu plus haut le nécessitarisme radical.
Spinoza, dont les ancrages stoïciens sont fort nombreux, est beaucoup plus conséquent : l’homme n’est pas un « empire dans un empire » et nos pensées ne sont pas plus en notre pouvoir que les affects de notre corps. On y revient plus loin. Quoi qu’il en soit, cette déconnexion radicale du corps et de l’âme, de la nécessité naturelle et de la volonté de l’esprit est difficile à accepter. Par quel mystère la pensée aurait-elle les moyens de s’opposer aux emballements du corps ? Par la simple force de la raison, répondrait un Stoïcien. À quoi Montaigne, qui pourtant subit fort l’influence de cette doctrine, répond dans l’Apologie de Raymond Sebon :
« Notre esprit est un outil vagabond, dangereux et téméraire : il est malaisé d’y joindre l’ordre et la mesure. »[9]
En effet,
« les secousses et ébranlements que notre âme reçoit par les passions corporelles, peuvent beaucoup en elle, mais encore plus les siennes propres, auxquelles elle est si fort en prise qu’il est à l’aventure soutenable qu’elle n’a aucune autre allure et mouvement que du souffle de ses vents, et que, sans leur agitation, elle resterait sans action comme un navire en pleine mer que les vents abandonnent de leur secours. »[10]
Ainsi, même si une certaine autonomie ou une certaine maîtrise de notre corps était possible, l’esprit n’en continuerait pas moins à baguenauder en se moquant des préceptes stoïciens. Et d’ailleurs « toute connaissance s’achemine en nous par les sens : ce sont nos maîtres »[11]. Et voici l’expérience décisive :
« Qu’on loge un philosophe dans une cage de menus filets de fer clairsemés qui soit suspendue au haut des tours de Notre-Dame de Paris, il verra par raison évidente qu’il est impossible qu’il en tombe, et si, ne se saurait garder (s’il n’a accoutumé le métier des recouvreurs) que la vue de cette hauteur extrême ne l’épouvante et ne le transisse. Car nous avons assez affaire de nous assurer aux galeries qui sont en nos clochers, si elles sont façonnées à  jour, encore qu’elles soient de pierre. Il y en a qui n’en peuvent pas seulement porter la pensée. Qu’on jette une poutre entre ces deux tours, d’une grosseur telle qu’il nous la faut à nous promener dessus : il n’y a sagesse philosophique de si grande fermeté qui puisse nous donner courage d’y marcher comme nous le ferions si elle était à terre. »[12]
Il y a, dans cette méthode critique, quelque chose qui rappelle le procédé de Diogène le Cynique. À qui prétendait qu’on pouvait nier la réalité du monde extérieur à la connaissance, Diogène assénait un coup de bâton. Celui qui affirme l’autonomie de la raison par rapport aux passions, le voilà suspendu entre les tours de Notre-Dame, en proie à un vertige contre lequel la raison ne peut rien. Dans les deux cas, c’est l’épreuve des faits, dans sa propre chair, qui tranche les apories philosophiques.

C Le mépris du corps et la critique nietzschéenne

Une deuxième objection, découlant de la première, tient à l’attitude générale à l’égard du corps, de la souffrance et de la vie. C’est un des points sur lesquels se concentre la critique de Nietzsche. « Le stoïcisme, c’est la tyrannie de soi » affirme-t-il.[13] Si c’est le cas, c’est d’abord le corps qui est mis en servitude. Confronté au problème du plaisir, le stoïcien prend une attitude radicalement opposée à celle des épicuriens.
Ainsi Épictète s’exprime ainsi :
« Faut-il nous fier à une chose instable ? – Non. – Le plaisir est-il une chose stable ? – Non. – Enlève donc ; jette hors de la balance ; chasse-le très loin du pays des biens ».[14]
Les biens du corps ne sont pas de véritables biens ; les maladies ne sont pas à craindre, puisqu’elles sont l’occasion de mettre à l’épreuve sa propre sagesse et ne font qu’annoncer la séparation de l’âme et du corps, qui n’est pas à craindre. À la différence de certaines pratiques mystiques, il n’y a pas dans le stoïcisme d’exercices de mortification, mais seulement un entraînement à mépriser la chair et ce qui peut l’atteindre. Ainsi de même que le plaisir n’est pas un bien, la douleur n’est pas un mal, elle est « un produit de l’opinion et non de la nature »[15].
Nietzsche, dans un passage du Zarathoustra, attaque les « contempteurs du corps ». Il commence par un argument ironique :
« J’ai un mot à dire à ceux qui méprisent le corps. Je ne leur demande pas de changer d’avis ni de doctrine, mais de se défaire de leur propre corps – ce qui les rendra muets. »[16]
Nietzsche soutient un monisme radical, qu’on pourrait qualifier de matérialiste, bien qu’il refuse lui-même cette caractérisation :
« l’homme éveillé à la conscience et à la connaissance dit : “je suis tout entier corps et rien d’autre ; l’âme est un mot qui désigne une partie du corps.” »
Alors que l’éthique stoïcienne fait du « moi » le maître, Nietzsche réduit le « moi » à « un bien petit instrument, un jouet de la grande raison ». C’est pourquoi le moi est sous la domination du Soi :
« Par-delà tes pensées et tes sentiments mon frère, il y a un maître puissant, un sage inconnu qui s’appelle le Soi. Il habite ton corps, il est ton corps. »
C’est le Soi commande la souffrance comme la jouissance que le Moi ne peut que ressentir presque passivement. Et c’est pourquoi
« jusque dans votre folie et dans votre mépris, contempteurs du corps, vous servez votre Soi. Je vous le dis, c’est votre Soi qui veut mourir et se détourne de la vie. »
Dans des termes presque freudiens, avant la lettre, Nietzsche lit donc la pulsion de mort, l’auto-destructivité dans le mépris du corps, mais aussi l’envie :
« il y a jalousie inconsciente dans le regard louche de votre mépris. »
Pour autant, Nietzsche ne se fait pas le défenseur de l’hédonisme face un stoïcisme qu’il amalgame souvent avec l’ascétisme chrétien. Si le stoïcisme est un grand « oui » à la destinée, Nietzsche lui oppose un grand « oui » à la vie. Un grand « oui » aux passions qui « ont fini par devenir des vertus »[17], un consentement aussi bien au plaisir qu’à la douleur. Car l’anti-stoïcisme de Nietzsche est aussi un anti-épicurisme : la douleur n’est jamais mauvaise par elle-même, elle peut être un bien pour la vie. C’est pourquoi, dans un autre discours, Zarathoustra s’emporte contre les « prédicateurs de mort ».
Pourtant la critique de Nietzsche n’est peut-être pas aussi pertinente qu’elle pourrait sembler. S’il démasque dans le refus de la sensualité une sensualité refoulée et encore plus puissante, et dans la pitié ou la compassion un autre déguisement de cette « chienne Sensualité », il confond trop vite stoïcisme et ascétisme chrétien.
À plusieurs reprises, Épictète prend appui sur l’exemple de Diogène le Cynique dont il vante la pureté des mœurs. Or le mépris de Diogène pour le confort, la douceur d’un bon lit ou l’agrément d’une bonne table n’ont précisément rien à voir avec le mépris du corps. Hercule est le modèle des Cyniques et le mode de vie de Diogène est au contraire celui qui met en évidence la puissance du corps qui n’a pas besoin des adjuvants d’une vie de luxe à qui on doit sacrifier sa liberté. Dans le stoïcisme, ne pourrait-on pas lire quelque chose de semblable ? Si la maladie ne trouble pas le sage, c’est parce qu’il est assez fort pour la supporter et pour accueillir la douleur tranquillement.
Mais comme Nietzsche devait bien savoir tout cela, on peut se demander dans quelle mesure son Surhomme, celui dont Zarathoustra annonce la venue, est peut-être un double du sage stoïcien. C’est une question assez complexe. La critique du stoïcisme est un leitmotiv de l’œuvre de Nietzsche qui en dénonce la méchanceté, ou caractérise la sagesse comme une « cachette de philosophe face à l’esprit »[18]. « Incurables du mépris de soi-même », « incurables vaniteux », ce sont pourtant ceux-là même qu’il arrive à Nietzsche d’admirer :
« Qu’on ne se méprenne pas sur ce que je dis : ce sont de tels ennemis nés de l’esprit qui donnent parfois le rare fragment d’humanité qui est honoré par les peuples sous le nom de saints »[19].
Le stoïcisme est souvent vu comme une discipline qui produit des hommes au-dessus du vulgaire et du balourd. Ainsi, en mettant sur la même plan le stoïcisme, Port-Royal et le puritanisme, Nietzsche voit dans ces écoles une « longue privation de liberté de l’esprit », une « contrainte méfiante dans la communicabilité des pensées », etc.. Et, cependant :
Toute cette violence, cet arbitraire, cette dureté, cette horreur, cette contre-raison s’est avérée le moyen d’élever la vigueur, la curiosité impitoyable et la subtile mobilité de l’esprit européen : étant admis qu’à cette occasion également, une quantité irremplaçable de force et d’esprit dut se voir broyer, étouffer, corrompre (car ici comme partout, la « nature » se montre comme elle est, dans toute sa magnificence prodigue et indifférente, qui révolte, mais qui est noble).[20]
Cette attitude ambivalente de Nietzsche envers le stoïcisme justifie donc entièrement le rapprochement esquissé plus haut. Il reste quelques différences fondamentales qui font la spécificité de Nietzsche et interdisent qu’on le ramène sans autre forme de procès dans le chemin de la tradition. Si la pensée du temps comme éternel retour, cette pensée à laquelle conduit l’itinéraire initiatique de Zarathoustra, peut encore rapprocher Nietzsche des stoïciens, le rapport entre temps et volonté les distingue clairement.
Il ne s’agit pas d’affirmer platement que tout ce qui arrive est « nécessité », « destin », ce qui est moins vouloir qu’un anéantissement du vouloir (« D’anciennes et de nouvelles tables »), mais il faut créer une nécessité à partir du sens qu’on donne à sa vie dans l’instant et l’avenir ouvert par l’instant présent. Il ne s’agit pas pour autant d’affirmer la liberté contre la nécessité, puisque le débat s’épuise alors dans un combat sans fin […]. À la liberté de la volonté telle que la conçoit traditionnellement la philosophie, c’est-à-dire la « liberté de » (frei wovon), Nietzsche oppose la « liberté pour » (frei wozu), l’accomplissement d’une oeuvre par laquelle l’homme donne un sens, donc une règle à sa vie, et se conquiert en même temps qu’il se dépasse[21]
Il n’y a pas chez Nietzsche d’intériorisation intellectuelle de la volonté souveraine, comme chez les Stoïciens. La volonté est effet, et non source. Elle résulte de l’effort, des multiples efforts des multiples parties de l’individu.

D         Contradictions du fatalisme

Une troisième objection réside dans l’incohérence fondamentale du fatalisme.
En caricaturant à peine, on pourrait représenter l’homme selon les Stoïciens comme une marionnette agie par les forces de la destinée ; à l’intérieur de la marionnette, est logé un esprit qui doit apprendre à prendre son parti de sa prison. Mais pour être cohérent, le stoïcisme doit exclure toute possibilité d’action de l’esprit sur le corps et réduire la volonté à la puissance de dominer mes propres pensées.
Dès lors quelques-uns des préceptes les plus fameux des Stoïciens deviennent franchement absurdes. « Le pied, lui aussi, s’il avait conscience, aurait la volonté de se salir dans la boue »[22] affirme Épictète. Mais comment dès lors énoncer des prescriptions ou déterminer une théorie des devoirs. Si la volonté se borne à vouloir ce qui arrive, l’homme qui se prépare à tuer devrait simplement consentir à son destin d’assassin ! Et si Épictète enseigne la philosophie, son enseignement n’est pas vrai, mais simplement le consentement qu’Épictète a donné à la destinée qui devait lui faire prononcer ces paroles-là et non d’autres. Bref, le fatalisme se détruit de lui-même.
Il faut donc prendre le consentement stoïcien au destin d’une manière plus raisonnable et corriger la formule « vouloir ce qui arrive » par « vouloir seulement ce qui est possible », une formule qu’Épictète emploie très souvent, et la compléter par « consentir à ce qui est inéluctable ».
Mais sous cette forme raisonnable, le stoïcisme a perdu beaucoup de son originalité. « Vouloir l’impossible », cela ne peut être dit que comme une formule de rhétorique ou une fanfaronnade ; une volonté raisonnable ne peut vouloir que le possible. Et consentir à l’inéluctable est un précepte de bon sens : il s’agit de s’efforcer de ne point trop souffrir quand nous sommes frappés par le sort.
En vérité, la doctrine du « fatum » stoïcien est un peu plus subtile que cela.
Les Stoïciens critiquent « l’argument paresseux », c’est-à-dire l’argument selon lequel puisque tout ce qui doit arriver arrivera, il n’est rien à faire qu’à attendre dans l’inaction que les choses fatales se produisent.
Voici un exemple de raisonnement « paresseux » exposé par Chrysippe[23] :
« Si cette proposition : tu guériras de cette maladie a été vraie de toute éternité, tu guériras que tu aies appelé ou non le médecin ; si cette proposition a été fausse de toute éternité, tu ne guériras pas, que tu l’appelles ou non, etc. »
L’argument paresseux repose sur la confusion entre les assertions isolées (par exemple : Socrate mourra tel jour) et les assertions liées : si on dit qu’Oedipe naîtra de Laïos on ne peut pas dire qu’Oedipe naîtra de Laïos qu’il ait ou non des rapports avec sa femme ! S’il est fatal que Laïos engendre Œdipe, il est « confatal » que Laïos ait des rapports avec sa femme. Donc s’il est fatal que tu guérisses, il est non moins fatal que tu doives appeler le médecin.
La doctrine du fatum a une fonction stratégique dans la pensée stoïcienne, en ce sens qu’elle est une autre manière de formuler le causalisme et l’impossibilité  des évènements contingents – une impossibilité aussi bien logique que physique. La polémique des Stoïciens contre la doctrine épicurienne de la « déclinaison des atomes » est très claire.
En admettant que les atomes suivent un mouvement aléatoire, un mouvement sans cause naturelle, Épicure veut justifier la liberté, contre la doctrine des « physiciens » – dit-il dans la Lettre à Ménécée. Les Stoïciens y voient une théorie incohérente.[24] Néanmoins, comme ils doivent admettre une certaine forme de liberté, il faut trouver le moyen de concilier liberté et destin. Aristote avait déjà soumis cette question à une discussion serrée, qu’il conclut ainsi :
ce n'est pas l'effet de la nécessité que toutes les choses sont ou deviennent ; en fait , tantôt on a affaire à une véritable indétermination et alors l'affirmation ou la négation ne sont pas plus vraie, ni plus fausse l'une que l'autre, tantôt la tendance dans une direction donnée est plus forte et plus constante, bien qu'il puisse arriver que ce soit l'autre qui l'emporte et non pas elle.[25]
Pour justifier cette position, qui admet la contingence des futurs, Cicéron invoque la raison suivante dans le discours qu’il prête à ses partisans :
« Si tout arrive par le destin, tout arrive par une cause antécédente ; si la tendance arrive ainsi, il en est de même de toutes les conséquences de la tendance, donc des assentiments ; mais si la cause de la tendance n’est pas placée en nous, la tendance elle-même n’est pas plus en notre pouvoir ; s’il en est ainsi, les effets de la tendance ne sont pas en notre pouvoir ; donc ni les assentiments ni les actions ne sont en notre pouvoir. D’où il résulte que les ni les éloges ni les blâmes ni les honneurs ni les supplices ne sont justes. »[26]
Si nous sommes soumis au destin, nous n’avons donc pas plus le pouvoir de donner ou de ne pas donner notre assentiment au destin et donc toute morale est privée d’objet, y compris donc la morale stoïcienne.
Comment Chrysippe se sort-il de ces complications ?
Il va distinguer plusieurs sortes de causes.
Les auteurs anciens donnent des versions différentes de cette théorie stoïcienne. Tenons-nous en à celle que rapporte Cicéron, qui tient dans la distinction entre les causes « parfaites et principales » et les causes « auxiliaires et prochaines ». Les causes antécédentes ne sont pas forcément les causes parfaites et principales, mais seulement les causes prochaines. Donc si la cause antécédente n’est pas en notre pouvoir, il ne s’ensuit pas que la volonté n’est pas en notre pouvoir. Si on pousse un cylindre qui commence à rouler, dit Chrysippe, on lui fait commencer son mouvement sans lui donner la propriété de rouler. De la même manière nos représentations mentales ne dépendent pas de nous (comme la forme du cylindre ne dépend pas de la volonté de celui qui le pousse) mais il dépend de nous de donner ou non notre assentiment à ces représentations (comme il dépend de nous de pousser ou non le cylindre qui se déplacera ensuite de son propre mouvement).[27]
Les explications de Chrysippe ne sont pas très convaincantes et n’ont guère convaincu les Anciens[28] et la doctrine du fatum devient singulièrement floue.
Cependant, on arrive au résultat qu’on ne peut donc pas tirer de la doctrine du fatum des raisons pour ne rien faire. Au contraire. Suivre l’ordre de la nature, c’est non seulement consentir à ce qui est nécessaire dans les choses hors de nous, mais aussi consentir à l’accomplissement du devoir qui nous échoit. Enfin, précisément parce qu’il y a un destin, la sagesse consiste à saisir le moment opportun que le destin présente à l’homme. Le fatalisme, qui est plutôt un nécessitarisme se combine dont avec cette vertu grecque qui consiste à savoir choisir le bon moment, le kairos, pour agir.

ELe problème du suicide

Une des particularités les plus remarquables de la philosophie stoïcienne est son attitude à l’égard du suicide.
De fait, elle est la seule des grandes doctrines philosophiques à avoir défendu le suicide comme étant l’acte d’un sage.
« Souvent le convenable pour le sage est de s’écarter de la vie, alors qu’il est au comble du bonheur » dit Cicéron.[29]
Le suicide n’est donc pas un moyen de fuir les malheurs d’une vie insupportable ; il est fondamentalement un acte de liberté puisqu’il concerne le sage « au comble du bonheur ».
En effet, selon la doctrine stoïcienne, la prolongation du bonheur n’ajoute rien au bonheur. En effet si le bonheur réside dans la vertu, celle-ci n’est pas au nombre des choses qui peuvent être augmentées ou diminuées. Il en résulte qu’on ne gagne rien à augmenter le temps du bonheur ni à raccourcir celui du malheur. Donc le malheureux doit continuer de vivre (car sa mort ne changerait rien à son malheur) et le sage heureux peut mourir en choisissant ainsi le meilleur moment.
On le voit, la doctrine stoïcienne du suicide n’a rien à voir avec ce qui se discute de nos jours sous le thème de l’euthanasie ou du droit à mourir dans la dignité.
Nous sommes utilitaristes : l’euthanasie (suicide assisté) est défendue comme un moyen pour minimiser la douleur alors que les arguments stoïciens vont exactement en sens inverse : il s’agit de mettre fin à sa vie quand elle a atteint sa pleine réalisation.
Il reste que cette doctrine du suicide qui rencontra des adeptes chez les Romains est tout à fait exceptionnelle dans l’histoire de la philosophie. Non seulement, elle est un point de discorde majeur entre les éthiques chrétiennes et stoïciennes qui pourtant présentent de nombreuses affinités, mais encore la plupart des philosophes condamnent sans réserve le suicide.
Spinoza s’oppose presque point par point à la doctrine stoïcienne selon laquelle il faut nous préparer à mourir, car la pensée de la mort est nécessairement une pensée inadéquate et, par conséquent, la méditation du sage est essentiellement une méditation de la vie.
Pour Kant, il va de soi que le suicide est moralement interdit puisque l’impératif catégorique étant un impératif universel, il commande de respecter « en ta propre personne comme en celle des autres hommes » l’humanité. Les devoirs qui s’imposent à l’égard d’autrui s’imposent à l’égard du sujet lui-même. Comme je dois respecter les autres, je dois me respecter moi-même. Et comme le meurtre est un interdit universel, le meurtre de soi-même tombe sous le coup de cet interdit. Nous verrons cependant que cet extension à soi-même des devoirs à l’égard d’autrui reste problématique.
Diderot, qui étudie avec beaucoup de bienveillance la philosophie de Sénèque, fait cette remarque :
« Ce n’était ni par dégoût, ni par ennui, que les anciens se donnaient la mort ; c’est qu’ils la craignaient moins que nous, et qu’ils faisaient moins de cas de la vie. »[30]
C’est une remarque profonde : elle signifie que la grandeur et presque l’héroïsme stoïciens correspondaient à une période où la vie humaine était loin de posséder la valeur qu’elle a pour nous.
Si nous ne pouvons plus guère être des stoïciens de stricte obédience, c’est peut-être tout simplement parce qu’il y a un certain progrès moral et non parce que nous ne pourrions plus nous hisser sur les hauteurs où Épictète, Marc Aurèle et Sénèque nous convient.
L’idée d’un progrès moral est, certes, discutable : en quoi les doctrines morales contemporaines sont-elles plus élevées que celles de Socrate, d’Aristote ou des Stoïciens ? Sans aucun doute, cette question n’a pas de réponse.
Mais l’ethos du monde contemporain, cette morale effective que revendiquent généralement les hommes et les femmes d’aujourd’hui, est meilleur que celui des Grecs et des Romains qui trouvaient normales l’exposition des enfants nouveaux-nés[31], la mise à mort des gladiateurs dans les jeux du cirque et, bien souvent, l’utilisation de l’assassinat politique comme une manière de régler les conflits.
Non seulement l’éthique chrétienne reconnaît le caractère sacré de l’enfant, mais encore, depuis les Lumières[32] nous avons – très progressivement – pris l’habitude de considérer que même la mise à mort légale des criminels était immorale.
Ce progrès est cependant fort instable. Peut-être même, ayant réprimé notre propension naturelle au meurtre, les explosions de violence se font-elle plus destructrices. L’extermination des Juifs d’Europe, point culminant des folies meurtrières du XXe siècle reste à bien des égards une énigme. Dans L’avenir d’une illusion, Freud soutient que la formation du surmoi est le patrimoine le plus précieux de la civilisation. Si, comme on peut le faire sans trop forcer les textes, on identifie le surmoi à la « conscience morale », à cette morale commune à laquelle nous obéissons sans trop y penser, alors l’histoire du XXe siècle, du moins dans sa première moitié, apparaît comme dominée par la destruction du surmoi, libérant d’autant plus violemment les forces antisociales que celles-ci avaient été comprimées[33].


[1] in Long et Sedley : Les philosophies hellénistiques, traduction J.Brunschwig et P.Pellegrin, GF-Flammarion, 2001, tome II, les Stoïciens, page 417
[2] Épictète : Entretiens, II ,vi, 9 in Les Stoïciens, La Pléiade, Gallimard, 1962, page 894.
[3] Épictète, op. cit. I,i,1, page 808
[4] op. cit. I,i,12, page 809
[5] op. cit. I, xii, 9-10, page 838
[6] Hegel : Phénoménologie de l’esprit, IV, 132, traduction JP Lefebvre, Aubier, 1991, page 160
[7] Cicéron : Des devoirs, III,vi, in Les Stoïciens, page 194
[8] Cicéron : Tusculanes, V, xxv, 72 in Les Stoïciens, page 387
[9] Montaigne, Apologie de Raymond Sebon, in Essais, livre II, op. cit. p.429
[10] op. cit. page 436
[11] op. cit. page 451
[12] op. cit. page 457
[13] Par-delà Bien et Mal, §9, trad. Patrick Wotling , in Œuvres, Flammarion, 2000, collection « Mille et une pages ».
[14] Épictète, op. cit., II, xi, 19-21, page 908
[15] Cicéron : Des fins des biens et des maux, III, xiii, 42, in Les Stoïciens, page 277
[16] Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Geneviève Bianquis, in Œuvres, p.348
[17] op. cit., « Des passions de joie et de douleur », page 350.
[18] Nietzsche, La Gai Savoir, §359, trad. Patrick Wotling, in Œuvres p. 281
[19] ibid.
[20] Nietzsche, Par-delà Bien et Mal, §188, trad. Patrick Wotling, p. 721
[21] Éric Dufour: « Itinéraire initiatique et éternel retour dans Ainsi parlait Zarathoustra », in L’enseignement philosophique, N°5, Mai-juin 2001
[22] Épictète, op. cit. II, vi, page 894
[23] voir Cicéron : Traité du destin, XIII, 29-30, in Les Stoïciens, page 484
[24] voir Cicéron : op. cit. XX,46, page 491
[25] Aristote : De l’interprétation, 19a – Trad. Tricot – Vrin, 1989
[26] Cicéron :Traité du destin, XVII,39, op. cit. page 488
[27] voir Cicéron, op. cit. XVIII-XIX, 42,43, pages 488-490
[28] voir Plutarque : Les contradictions des Stoïciens.
[29] Cicéron : Des fins des biens et des maux, III, xviii, 60, in Les Stoïciens, page 284
[30] Denis Diderot : Essais sur les règne de Claude et de Néron. Livre second, §24 in Œuvres Tome I, Philosophie, page 1141 ; collection Bouquins, Robert Laffont, édition établie par Laurent Versini.
[31] En Grèce comme à Rome, le père reconnaissait ou non l’enfant qui venait de naître. Il pouvait arriver que le père le refuse et l’expose : l’enfant était exposé dans la rue jusqu’à ce qu’une bonne âme – ou un marchand d’esclaves – le recueille ou qu’il passe de vie à trépas.
[32] C’est à partir du XVIIIe siècle qu’on abolit la torture. C’est un homme des Lumières, Cesare Beccaria, qui écrira le premier grand livre pour l’abolition de la peine de mort, Des délits et des peines.
[33] Les analystes du nazisme dans la lignée de l’école Francfort voient dans le nazisme l’incarnation des ravages de la structure psychique autoritaire – découlant de l’hypertrophie du surmoi. On pourrait soutenir le point de vue inverse : dans le crime nazi et la participation de masse à l’exécution de ce crime, il y a la jouissance de celui qui peut enfin se débarrasser des contraintes qu’imposent la morale et la loi sociale.

dimanche 4 avril 2010

Pourquoi lutter contre les inégalités?

Un essai de Jean-Fabien Spitz

Jean-Fabien Spitz (*), Pourquoi lutter contre les inégalités ? (Bayard, 2009, collection « Le temps d’une question »). 
L’auteur part de l’exposé de la doctrine « social-démocrate » concernant les inégalités : les inégalités injustes sont celles qui viennent de la naissance et elles méritent d’être compensées par un système de transferts des revenus des individus les plus défavorisés vers les moins défavorisés. Le but est de réaliser une égalité des chances qui permettent réellement aux individus de se réaliser sans être handicapés par leur origine sociale défavorisée ou sans bénéficier indûment des avantages de l’héritage social. Il ne s’agit donc pas de supprimer les inégalités mais seulement celles qui découlent d’avantages indus. En même temps, cette véritable égalité des chances conduirait à une société plus égalitaire au sens que s’y estomperaient les différences de classe mais pas nécessairement les inégalités entre individus. Cette doctrine s’est imposée progressivement pendant un siècle environ, que ce soit à travers la social-démocratie en Europe ou à travers le  de gauche aux États-Unis. Mais elle est entrée en crise parce que le modèle de la redistribution semble avoir perdu une bonne partie de sa légitimité, notamment en raison du gonflement d’une classe moyenne qui prend une part de plus en plus grand dans la redistribution, sans avoir l’impression d’avoir été privilégiée par la naissance. Face à cette crise de son propre modèle, la social-démocratie semble avoir renoncé et s’être largement ralliée au modèle libéral-capitaliste ce qui fait qu’il n’y a plus aujourd’hui aucune différence sérieuse entre la droite et la gauche. Alors que les théoriciens « conservateurs » ou de « droite » appuient leur contre-offensive contre les conceptions égalitaristes de la justice sociale sur les notions de choix, de mérite et de responsabilité, le plus souvent la gauche social-démocrate rejette ces concepts comme non pertinents. L’auteur estime au contraire qu’il est nécessaire de les prendre au sérieux : « L’ambition est de désarmer ces concepts de la force corrosive qu’ils possèdent sur les idées progressistes en montrant que cette force n’existe que lorsqu’ils sont dans un état de complète inarticulation. » Ils perdent cet effet quand ils sont correctement analysés : « Ces concepts ont un sens, mais c’est de manière indue […] qu’on les insère dans une théorie politique qui prétendrait valider un certain mode de répartition des ressources. » (p.14)
Après avoir analysé les impasses de l’égalitarisme social-démocrate traditionnel, l’auteur examine les théories de la justice qui prétendent se fonder sur la responsabilité, les choix ou le mérite et montre qu’elles transfèrent dans le domaine de la justice sociale, c’est-à-dire de la théorie politique des concepts qui n’ont de valeur que dans le champ moral : « la responsabilité est une notion  dont l’introduction dans la théorie politique aboutirait à une gigantesque régression par rapport au mouvement intellectuel qui a permis d’accéder à l’idée que, dans une société complexe, les interdépendances et les connexions sont telles qu’il devient impossible de prétendre que quiconque est en un sens pertinent responsable de la situation qui est la sienne. » (pp.185-186). Contre cette régression, l’auteur en appelle, par exemple, aux analyses de Léon Bourgeois, théoricien républicaniste du tournant du dernier siècle, dont l’œuvre a été mise en valeur dans un ouvrage précédent (Jean-Fabien Spitz, Le moment républicain en France, Gallimard, « Nrf-essais », 2005).
L’auteur consacre de longues et subtiles analyses à des auteurs principalement anglo-saxons, pas toujours connus et encore moins traduits chez nous, mais qui montrent la richesse d’un débat philosophique dont malheureusement nous n’avons guère d’équivalent chez nous. Il en déduit une définition de l’ethos de la justice et des principes de justice : il s’agit de traiter tous les participants comme ayant une valeur égale – et donc de ne pas admettre que certains soient réduits à l’état de moyens de la satisfaction des autres. À la différence des conceptions purement libérales individualistes de la justice sociale – ce qu’est, à certains égards la théorie de Rawls – l’auteur soutient qu’ « une société juste est une société dominée par l’ethos de la  » (p.161). Dans une telle conception, les transferts sociaux sont justifiés non en vue d’une égalisation des conditions sociales originelles, à titre de compensation d’inégalités injustes et d’avantages indus, mais comme condition permettant à l’égalité l’autonomie de tous les participants au contrat social et la jouissance d’une liberté comme non-domination.
L’intérêt majeur de ce livre est sans doute d’obliger les théoriciens de la gauche à repenser entièrement leurs conceptions de l’égalité et de la justice sociale, s’ils ne veulent pas purement et simplement abandonner ces questions en se concentrant sur des gadgets comme la « démocratie participative » ou sur des terrains communs avec la droite libérale comme celui des questions sociétales. Il contraindra également à la réflexion ceux qui se contentent de réaffirmer le dogme et rêvent de retourner aux types de politiques et de rapports sociaux qui prévalaient dans les décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale.
Il y a déjà pas mal de temps, j’avais attiré l’attention sur le fait que le succès des idées « néolibérales » tenait précisément au fait que la gauche avait été incapable de prendre au sérieux les revendications de liberté et d’autonomie au sein du procès de travail : « le  apparaît comme le libérateur, le défenseur des conquêtes de la modernité. » (D. Collin, La fin du travail et la mondialisation. Idéologie et réalité sociale. L’Harmattan, 1997, p.46). J’ai eu l’occasion de revenir sur ces questions à plusieurs reprises par la suite (notamment dans  et Justice sociale, Seuil, 2001, particulièrement le chapitre VII consacré à la critique de l’idéologie social-démocrate keynésienne et dans Revive la République, Armand Colin, 2005). En tirant les conséquences de ce faisceau de réflexion, on doit dire clairement de l’égalité n’est pas la finalité mais seulement un moyen d’une société qui permet l’épanouissement individuel de chacun et protège la liberté comme non domination. Par conséquent, le point focal n’est donc pas tant l’inégalité en général mais l’ensemble des structures de domination, au premier point le rapport capitaliste qui n’est rien d’autre que la domination du capital sur le travail. On retrouvera par ce détour les réflexions de Marx critiquant le principe d’égalité comme principe du « droit bourgeois » (cf. Critique du programme de Gotha), le principe de la société communiste étant la libération des individus.


(*) Jean-Fabien Spitz, outre son travail philosophique propre, est également un traducteur qui met à la disposition du lecteur français des ouvrages venus du monde anglo-saxon parmi les importants. Ainsi il a publié une traduction du Républicanisme. Une théorie du gouvernement et de la liberté de Philip Pettit (Gallimard, nrf, 2004) et plus La  souveraine de Ronald Dworkin (Bruylant, 2008). Que J-F Spitz soit remercié de permettre une plus large diffusion de ces ouvrages et, on peut rêver, leur discussion publique.

samedi 3 avril 2010

Un si fragile vernis d'humanité

Un livre de Michel Terestchenko

Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité. Banalité du mal, banalité du bien (La Découverte, 2005, collection « Recherches - MAUSS ». ISBN 2-7071-4612-9) : Voilà un livre philosophique bien impur qui mêle l’analyse des doctrines morales classiques (La Rochefoucauld, Hutcheson, Shaftsbury, Kant, Sidgwick, Lévinas), le récit et le témoignages historiques (Franz Stangl, le chef du camp d’extermination de Treblinka, le couple Trocmé et des habitants du Chambon-sur-Lignon, Giorgio Perlasca, sauveur des Juifs de Budapest) et les compte-rendus des travaux de psychologie expérimentale (la fameuse expérience de Milgram sur la soumission à l’autorité, l’expérience de la « prison de Stanford », etc.). Le propos de l’auteur est cependant parfaitement clair. Il s’agit de réfuter l’opposition égoïsme/altruisme comme problématique fondamentale de la philosophie . Les « moralistes » classiques qui ramènent toutes nos conduites – y compris celles qui sont en apparence les plus altruistes – à l’égoïsme et à l’amour-propre qui ne se confond pas avec les intérêts matériels. L’auteur souligne que cette thèse est d’une part l’une des plus faciles à accepter – car tout le monde trouve normal et naturel de rechercher son bien propre – et en même temps l’une des plus infalsifiables au sens poppérien du terme. À l’opposé, il est impossible de faire du comportement absolument désintéressé, du sacrifice total de soi, le prototype du comportement moral. Ce qui intéresse l’auteur, ce sont précisément tous ces cas où se mêlent altruisme et égoïsme, en proportions variables. L’un des intérêts de l’ouvrage de Terestchenko est qu’il montre combien les comportements moraux sont inséparables de la manière dont les individus sont insérés dans des relations sociales déterminées – Franz Stangl et André Trocmé sont tous deux des croyants. Mais le premier veut faire carrière, il entre dans la police autrichienne et se fait ensuite admettre au service des nazis après l’Anschluss et finira, sans l’avoir vraiment voulu, parce que, dit-il, il ne pouvait « pas faire autrement », comme l’un des grands criminels nazis, responsable direct, en un an et demi, de la mise à mort de 900.000 personnes (l’estimation basse donne 2000.000 de Juifs gazés à Treblinka entre 1941 et 1943). Trocmé devient pasteur et défenseur de la non-violence et à la tête de la  du Chambon-sur-Lignon – un village des Cévennes, majoritairement protestant – il va organiser le sauvetage de plus de 5000 Juifs. Mais l’auteur refuse cependant tout déterminisme social, même si le type d’éducation, la manière dont les valeurs morales sont transmises, jouent un rôle essentiel.
Montrant comment les grandes doctrines morales classiques (tant l’impératif moral kantien que l’utilitarisme de Sidgwick) sont impuissantes à définir véritablement ce qu’est la moralité et à en comprendre les ressorts, l’auteur substitue à l’opposition égoïsme/altruisme l’opposition entre l’absence à soi et la présence à soi. L’individu obéissant qui devient un tueur de masse (comme dans l’histoire du 101e bataillon de réserve de la police allemande, l’un des groupes les plus tristement célèbres de la « shoah par balles ») est un individu absent à soi. Il est déterminé par les circonstances et s’y laisse porté. Le « juste », celui qui ouvre sa porte au persécuté parce qu’il ne pouvait « rien faire d’autre », n’a pas réfléchi préalablement à ce que la raison dictait (soit en  de l’impératif catégorique, soit en  du principe d’utilité). Il ne se laisse pas porter par le circonstances.
La lecture de Michel Terestchenko pourrait éclairer et être éclairée à la lumière de Hegel. Présence à soi et absence à soi, c’est bien une autre manière de formuler le concept d’aliénation comme « Entfremdung ». Dans sa critique des morales abstraites enracinées dans le sujet pur, on pourrait retrouver aussi la critique hégélienne de l’abstraction de la Moralität et la défense d’une  spontanée, enracinée dans l’éducation et l’ethos social, ce qu’est la Sittlichkeit qui va bien au-delà de la légalité abstraite.

samedi 27 mars 2010

Longévité d'une imposture

À propos de Foucault

Jean-Marc Mandosio : Longévité d’une imposture – Michel Foucault, suivi de Foucaultphiles et foucaulâtres, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, Paris, 2010. Ce petit livre se veut une contribution à la critique de ces « jargonneurs philosophiques » qui eurent leur heure de gloire en France et que les Anglo-saxons appellent French theory. L’auteur a une double ambition : montrer l’inconsistance théorique de la pensée de Foucault et démonter la statue du rebelle.

La première de ces ambitions n’est qu’esquissée. L'auteur rappelle fort justement combien la théorie des épistémès, qui s’appuie sur une idée floue de l’époque et de la période, est obligée de faire violence à l’histoire et aux faits. Cette théorie qui fit la gloire de Foucault dans Les mots et les choses fut péniblement corrigée dans L’archéologie du savoir avant d’être abandonnée par son auteur. L’auteur ne fait qu’indiquer les réfutations par les historiens de ces analyses alors même qu’on fait mérite à Foucault d’avoir fait entrer l’histoire et les archives au cœur même de la pensée philosophique. De la deuxième grande phase de la pensée de Foucault, celle qui s’articule sur les notions de « biopouvoir » et de « gouvernementalité », l’auteur ne fait qu’en souligner quelques confusions et banalités, mais manque évidemment une critique méthodique qui reste (peut-être) à faire. L’auteur fait un rapprochement intéressant : il faudrait poursuivre avec Foucault le travail déjà commencé par Sokal et Bricmont à propos de quelques spécimens de la « french theory » - il faudrait d’ailleurs y ajouter l’utilisation extravagante des mathématiques et de la théorie des ensembles par Badiou.
La deuxième des ambitions de l’auteur concerne le Foucault personnage public et figure éminente de la contestation de l’ordre établi dans les années 70. Mandosio procède à une salutaire opération vérité. Il rappelle que Foucault se montra toujours soucieux de sa carrière académique et administrative. Membre de la « commission Fouchet », mère de toutes les réformes de l’enseignement de la Ve République, il ne rallia le gauchisme qu’à la fin 68, à son retour de Tunisie où il enseignait. Suivant toutes les modes, il se rallia à la mode « mao » en devenant directeur du département de philosophie de l’Université ghetto de Vincennes (l’os à ronger que le pouvoir gaulliste jeta, après 68, aux gauchistes de tous poils, surtout mao-délirants avec une pincée de trotskysme). Il se rallia ensuite aux « droits de l’homme » en apportant son soutien aux « nouveaux philosophes » (BHL, Glucksmann, et tutti quanti) pour devenir à partir de 1978 le premier d’une longue lignée d’admirateurs, non pas de la révolution iranienne, mais du prétendu « chiisme révolutionnaire ». Il est resté relativement distant du pouvoir socialiste en 1981 – celui-ci ne lui ayant offert qu’un poste d’attaché culturel à New-York alors qu’il aurait souhaité être nommé ambassadeur...
Mandosio note ironiquement que « Foucault représente avec Pierre Bourdieu (professeur tout comme lui au Collège de France), la figure désormais fort répandue d’un intellectuel “engagé” dont la carrière académique n’a pas entamé la crédibilité contestataire – du moins aux yeux de ceux qui portent ces deux auteurs au pinacle dans la littérature consacrée aux mouvements sociaux » (10). L’auteur complète son travail par quelques pages consacrées aux disciples du maître. Il montre la filiation foucaldienne chez le prophète badiousien Mehdi Belhadj Kacem mais aussi dans la revue Tiqqun et la prose de L’insurrection qui vient attribuée à Julien Coupat et à son « comité invisible ». Spécialistes d’une rhétorique obscure, tous ces rebelles sont en vérité toujours « dans l’air du temps ». Il s’agit d’une fausse radicalité, radicalité verbale et purement médiatique. Et effectivement les médias font ce qu’il faut pour assurer la promotion de ce genre de rébellion si nécessaire au bon fonctionnement du mode de production capitaliste. L’auteur narre l’impossibilité dans laquelle s’est trouvé Filippo La Porta de publier en Italie son Foucault : par deux fois son livre, après avoir été approuvé pour le comité éditorial s’est trouvé bloqué par les services marketing des maisons-mères des éditeurs auxquels il avait confié son manuscrit. Mais laissons le mot de la fin à l’auteur qui nous livre un savoureux exemple de la « foucaulâtrie » :
« Post-scriptum. La publication du dernier volume des cours de Foucault a donné lieu à de nouveaux déferlements d’idolâtrie. À cette occasion, les bornes du ridicule, et même de l’indécence, ont été franchies par un certain Stéphane Legrand dans le journal Le Monde. Ce disciple extatique présente en effet Foucault comme un martyr de la philosophie, qui faisait ses cours au Collège de France « dans une constante souffrance », tant « il jugeait pénibles » sa « position magistrale » et son statut d'intellectuel vedette. Il est vrai que « le dispositif était impitoyable ». Rendez-vous compte : « Foucault aura enseigné vingt-six heures par an (à l'exception de 1977) » ! Dans un « cadre privilégié », qui plus est ! Il ne fait aucun doute qu'être si bien installé « dans la plus prestigieuse institution universitaire de France » devait être une véritable torture pour « ce penseur des marges, de la folie et de la délinquance ». On se demande évidemment, s'il trouvait si pesante la condition « du professeur, qui ne peut que faire passer une tradition d'une conscience à l'autre, moyennant quelques émoluments — sans risque ni éclat », pourquoi il ne la quitta pas pour s'en aller mener une vie plus éclatante et plus risquée. Mais justement, précise Legrand, « telle fut peut-être sa manière d'être courageux : assumer jusqu'au bout une telle “contradiction performative”, ce type de parole dans laquelle le contenu de ce qui est dit est en contradiction avec la manière dont cela est dit, où le sujet qui parle est contesté, voire aboli, par la teneur de son propre discours : je vais vous enseigner pourquoi il faudrait enseigner autrement que je ne puis le faire ».
Je dois avouer que cette description de la Passion du philosophe, crucifié en public pendant ses vingt-six heures de cours annuelles, m'a arraché des larmes. C'est en tout cas une belle leçon de courage et de ténacité pour tous les exploités, les laissés-pour-compte, les désespérés de la vie, qui pourraient être tentés de se plaindre de leur sort : vous ne connaissez pas votre bonheur ! Imaginez la « constante souffrance » que vous éprouveriez si vous étiez professeur au Collège de France ! » (pp. 109/110)

vendredi 12 mars 2010

« Nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature »

Si on veut dater le monde dans lequel nous vivons, un monde dominé par le mode de production capitaliste, on peut suivre Fernand Braudel : dans son ouvrage monumental, Civilisation matérielle, économie, capitalisme, il situe le tournant entre le XVet le XVIIIe siècle. Sur le plan de l’histoire des idées, on peut, non sans arbitraire, fixer plus précisément les choses. Il y a, au XVIIe siècle deux auteurs, un Anglais et un Français, qui expriment avec une clarté absolue le programme scientifique, politique et économique du monde moderne : Descartes dans son Discours de la méthode (1637) et John Locke dans son Traité du gouvernement civil (1689)Locke est sans doute le véritable fondateur du  et l’inspirateur des pères de la constitution américaine. Mais le véritable noyau dur de son ouvrage est le passage sur la propriété (dans le chapitre V) : Locke y explique que, dans l’état de nature la propriété est limitée à l’étendue de terre que l’individu peut travailler et aux produits dont il peut faire usage. Mais l’invention de « l’argent monnayé » qui concomitante à celle de l’état civil permet de franchir une fois pour toutes ces limitations. Car « dans les gouvernements où les lois règlent tout, lorsqu’on y a proposé et approuvé un moyen de posséder justement, et sans que personne puisse se plaindre qu’on lui a fait de tort, plus de choses qu’on en peut consumer pour sa subsistance propre, et que ce moyen d’est l’or et l’argent, lesquels peuvent demeurer entre les mains d’un homme sans que ce qu’il en a, au-delà de ce qui lui est nécessaire, soit en danger de se pourrir et de déchoir, le consentement mutuel et unanime rend justes les démarches d’une personne qui, avec des espèces d’argent agrandit, étend, augmente ses possessions autant qu’il lui plaît ». Là où la nature nous limite, les artifices humains (gouvernement civil et monnaie) ouvrent à l’accumulation illimitée de la richesse.
Bien que Locke sur le plan métaphysique comme sur celui de la théorie de la connaissance soit souvent aux antipodes de Descartes, il me semble qu’on ne peut éviter de mettre en rapport cet appel à l’accumulation illimitée de la richesse avec les dernières pages du Discours de la méthode, publié un demi-siècle auparavant. Il faut citer ce passage extraordinaire, où Descartes, après établi une nouvelle méthode pour atteindre la certitude objective, examine les avantages qu’on en pourra tirer. En effet, dit Le discours de la méthode, « il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie; et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie; car même l'esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s'il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusques ici, je crois que c'est dans la médecine qu'on doit le chercher. »Domination de la nature et accroissement illimité de la richesse, voilà l’équation du monde qui est le nôtre. Descartes et Locke sont de grands penseurs parce qu’ils saisissent ce qui sourd tout juste à leur époque et ils en projettent la ligne de développement. Le capitalisme est le mode de production qui accomplit à merveille ce double objectif. La mécanique même de la reproduction du capital suppose une reproduction toujours élargie, une accumulation du capital. La « croissance » est la condition de vie ou de mort du mode de production capitaliste : le capital produit de la plus-value, mais celle-ci n’est pas faite pour être consommée improductivement, elle doit être réinvestie pour produire encore et toujours plus de plus-value. C’est cette dynamique qui distingue fondamentalement le capitalisme de toutes les formations sociales antérieures. Mais cette accumulation illimitée du capital, à son tour exige que soient développées les forces de production du travail, cette «  infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre » dont parle Descartes. La manufacture (qui se contente de regrouper sous un même toit les anciens corps de métier) va bientôt céder la place à la fabrique moderne fondée le développement des machines mues par l’énergie de la vapeur. Cette accumulation de richesses demande aussi que de nouveaux espaces soumis à la production capitaliste soient ouverts en permanence. Les cinq derniers siècles montrent, sans qu’il soit besoin d’insister, les grandes lignes de ce développement. La Terre, tout entière, est soumise à l’industrie humaine et la population humaine a explosé. Les deux grands ressorts qui ont poussé la croissance sont là : toujours plus loin, et toujours plus nombreux, plus de besoins à satisfaire et plus de main-d’oeuvre à incorporer dans l’immense usine mondiale.
On ne peut qu’être saisi de vertige devant ce développement. De vertige ou d’admiration : l’éloge le plus dithyrambique du capitalisme se trouve dans les premières pages du Manifeste communiste de Marx. Mais ce développement illimité ne cesse de rencontrer des limites, des obstacles qu’il renverse pour les retrouver devant lui, plus formidables encore. J’ai expliqué ailleurs pourquoi, cependant, on ne peut pas penser le capitalisme comme une histoire sans fin (cf. Le cauchemar de Marx). Je voudrais seulement dire ici quelques mots de l’objectif cartésien de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». On remarquera que Descartes dit « comme » : en bon chrétien, il ne pouvait dire « nous rendre maîtres et possesseurs de la nature », car Dieu est seul dans ce rôle et l’homme, fait à l’image et la ressemblance de Dieu ne peut donc être que « comme maître et possesseur ». Mais cette précision n’atténue en rien la dimension prométhéenne du projet cartésien. Évidemment, en général, et Descartes le sait bien, nous ne serons jamais les maîtres et possesseurs de la nature dont la puissance surpasse infiniment la puissance de l’homme. D’autant que Descartes, fidèle disciple de Galilée, appartient à un monde où l’on a découvert que la Terre n’était qu’une petite planète gravitant autour d’un étoile parmi des myriades dans un univers infini. Le propos de Descartes est plus précis : il s’agit 1° de jouir sans peines des fruits de la terre ; 2° de garantir la santé du corps et 3° de « trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusques ici » et « c'est dans la médecine qu'on doit le chercher. »
Il y a dans ces quelques phrases les grandes lignes d’une utopie qui ne cessera de hanter les chantres de l’industrialisme autant que les socialistes utopiques ou les marxistes. L’endroit où l’on peut « jouir sans aucune peine des fruits de la terre »: ce n’est rien d’autre que le paradis terrestre, le monde d’avant la chute. Si la santé est le plus grand de tous les biens, la science permettra-t-elle d’éliminer ce mal qu’est la mort ? Enfin Descartes esquisse une hypothèse extraordinaire : grâce à la médecine, on peut espérer améliorer l’esprit humain, c’est-à-dire rendre les hommes meilleurs. J’insiste sur cette utopie cartésienne, car nous voyons bien que c’est elle qui sert d’horizon, d’espérance aux Lumières et aux positivistes du XIXE siècle, et c’est encore elle qui légitime toutes les aventures techno-industrielles les plus risquées de notre époque. Mais il s’agit bien d’une utopie. On a beaucoup brocardé, au cours des dernières décennies, l’utopie communiste, responsable, dit-on, des plus grandes tragédies. Mais l’utopie communiste – c’est-à-dire l’utopie de ce communisme particulier qu’a été le communisme du XXe siècle – n’est qu’une variante de l’utopie sur laquelle est fondée toute la modernité.
Il y a sur le plan philosophique le plus fondamental, quelque chose qui rend le programme de maîtrise de la nature difficile à comprendre. Il repose, en effet, sur une métaphysique qui place l’homme en extériorité par rapport à la nature. Là encore, il faudrait aller au fond des présuppositions sur lesquelles se fonde la philosophie du sujet (le fameux « ego cogito ») et la recherche de la certitude dans l’objet qui structure la pensée de Descartes. Disons seulement que c’est à cause cet arrachement de l’homme à la nature qu’il est conduit à considérer la nature comme un simple instrument à disposition de l’action technique guidée par la science. Mais l’homme est et reste un être naturel, un être différent des autres naturels les plus proches – et encore il faudrait mesurer précisément cette différence – mais il est un être naturel, même si ses capacités créatrices lui donnent la possibilité et même l’obligent à réaménager à sa façon (et il y a des très différentes) sa place dans la nature et ses rapports avec son habitation. Si on se place de ce point de vie, c’est-à-dire si on refuse cet arrachement du moi, la question réelle qui se pose n’est donc pas celle de la maîtrise de la nature, mais plutôt celle qu’on pourrait appeler la question de l’habitation de la nature.
Pourquoi maintenant peut-on considérer que le programme de Descartes est une utopie ? La première raison que l’on peut avancer tient au rapport entre connaissance scientifique et activité technique. Nous avons pris la mauvaise habitude d’identifier ou au moins de fusionner science et technique. Mais la science ne peut avoir d’applications techniques systématiques que dans la mesure où elle permet des prévisions et des prédictions. « Le grand livre de la nature est écrit en langage mathématique », dit Galilée et pour cette raison il devient possible non seulement de simplifier notre connaissance de la nature en la ramenant à des lois mathématiques mais encore de construire des dispositifs dont on peut définir les lois d’évolution. La physique mathématique est ainsi conçue comme la reine des sciences et c’est d’elle viendront les applications les plus remarquables. Mais le doute quant à la toute puissance de la science conçue sur le modèle de la physique mathématique s’est insinué depuis longtemps déjà. On connaît de nombreux systèmes physiques (même assez simples) dont les évolutions à long terme sont imprévisibles. On parle parfois de systèmes chaotiques bien qu’il s’agisse d’un chaos déterministe. Dans les systèmes intrinsèquement complexes, comme les êtres vivants, il est encore plus difficile de prédire les effets combinés à long terme d’une action intentionnelle. Descartes qui pensait que le vivant pouvait se ramener à du purement mécanique pouvait concevoir la médecine comme un prolongement de la mécanique mais nous ne le pouvons plus guère. La vérité est que, comme le disait Husserl dans La crise des sciences européennes, la physique mathématique ne nous fait connaître qu’une mince couche superficielle du réel. Il y a donc d’abord une surestimation manifeste de notre pouvoir de connaître et de notre capacité à transformer cette connaissance en prédictions.
Certes, nous ne pouvons pas fixer à l’avance les limites de nos connaissances. Mais le programme de la maîtrise de la nature dès lors que l’on a affaire à des systèmes complexes semble se heurter à l’impossibilité d’éliminer l’inattendu et en particulier l’inattendu désagréable ou catastrophique. On vend les OGM au motif qu’ils permettraient de « nourrir la planète ». Sans doute nourrissent-ils les firmes du type Monsanto. La planète, c’est une autre affaire. Quand bien même nous serions assurés qu’ils sont absolument sans nocivité pour la santé, l’expérience nous apprend que les gains de productivité ne sont pas au rendez-vous et que l’inattendu ne cesse de se produire, comme les 80 000 ha de maïs sans grain en Afrique du Sud l’an passé. Paradoxalement, nous pourrions dire que le programme de maîtrise de la nature induit des comportements à l’égard de la vie absolument irrationnels. Sans qu’on puisse développer dans le cadre restreint qui est le nôtre, posons que le programme de maîtrise de la nature est un programme qui substitue le mort au vivant. Les biotechnologies devraient bien plutôt s’appeler « thanato-technologies ».
Il peut sembler étrange de caractériser de cette manière la tentative que nous ne cessons de renouveler de triompher des forces de la mort. Car les technologies qui visent à mettre la vie en coupe réglée se proposent bien de rendre nos vies meilleures et de plus en plus longues. L’agroalimentaire, la biologie et la médecine doivent collaborer en vue d’une prolongation indéfinie de la vie humaine. Il y a là un problème difficile : d’une part, naturellement nous désirons vivre et notre effort pour prolonger notre propre vie s’identifie avec notre être propre. Mais d’un autre côté nous nous savons mortels et nous savons que nous devons nous faire à l’idée qu’il nous faudra mourir, comme nous devons faire face à la mort des proches. Dans les milieux des biologistes et des médecins, les avis sont partagés. Les uns pensent que la durée de la vie est à peu près programmée et que si le nombre des centenaires va exploser, il est peu probable que la durée maximale de la vie augmente de manière significative. Les chances de passer les 110 ans semblent minces. D’autres pensent que nous allons trouver les moyens pour atteindre des âges beaucoup plus élevés, de l’ordre de 150 ans. Mais, quoi qu’il en soit, la question de la mortalité de l’être humain est inéliminable. Mais en attendant nous payons d’un prix élevé cette obsession de la prolongation de la vie, cette volonté absurde d’éliminer la mort.
Il nous faut aussi considérer l’autre extrémité de la vie, puisque selon Hannah Arendt, c’est peut-être plus la natalité que la mortalité qui caractérise l’être humain. Là aussi on voit se déployer dans toutes ses dimensions même et surtout les plus inquiétantes le programme de maîtrise de la nature. Nous ne voulons plus être simplement des procréateurs. Les enfants s’appellent maintenant « projet parental » et c’est à la réussite de ce projet parental qu’est vouée l’AMP. De la lutte contre l’infertilité et des diverses méthodes pour satisfaire le désir d’enfant on est passé au choix du sexe de l’enfant, un choix fait massivement dans certains pays comme l’Inde grâce à la combinaison des techniques de détection précoce du sexe et à la banalisation de l’IVG. Un eugénisme sournois commence à envahir tout ce qui tourne autour de la naissance. Ainsi Francis Crick déclare en 1998: « Il faudra que certains aient le courage d'intervenir sur la lignée germinale sans être sûr du résultat. De plus, et personne n'ose le dire, si nous pouvions créer des êtres humains meilleurs grâce à l'addition de gènes (provenant de plantes ou d'animaux), pourquoi s'en priver ? Quel est le problème ? ». Henri Atlan a consacré voilà quelques années un livre à la perspective de « l’utérus artificiel » nous invitant à considérer que la faisabilité de cette méthode de reproduction des humains par ectogenèse n’est qu’une question de quelques décennies et qu’il faut seulement nous y préparer. Au secours d’Atlan, ont déjà été publiés des livres nous invitant à considérer l’ectogenèse comme un bienfait qui délierait enfin le lien (réactionnaire) que la nature a mis entre la femme et la procréation.
D’autres prophètes nous annoncent la venue du « transhumain », d’un être amélioré continûment par des artifices techniques : implantation de « puces » informatiques dans le cerveau, par exemple. D’autres ont la recette de l’immortalité : des cellules pour conserver l’ADN et le stockage informatique du contenu de la conscience permettraient de recréer l’individu qui vient de mourir. Il y a, là-dedans beaucoup de science-fiction délirante, beaucoup de franches absurdités (comment stocker un contenu de conscience, le « moi » sur un disque dur ?) mais tout cela découle en ligne directe du programme scientifique qui anime notre soif de connaissance depuis le XVIIe siècle. Nous voyons quels abîmes s’ouvrent sous nos pieds. Le programme de maîtrise de la nature atteint son point ultime : l’homme affirme sa prétention à se faire lui-même. Il se veut « causa sui », cause de soi-même, une expression qui jadis désignait Dieu (cause de lui-même et cause de toutes choses).
Au total donc, ce qui, fondamentalement, caractérise le projet de maîtrise de la nature, c’est sa démesure, ce que les Grecs anciens nommaient « hubris » et cette démesure n’est pas accidentelle mais elle en constitue dimension la plus essentielle. On cite souvent une phrase qu’on attribue à Socrate mais qui était, dit-on, inscrit sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes : « Connais-toi toi-même ». Mais ce n’est certainement une invite à se lancer dans une entreprise d’introspection psychologique, ni à prendre derechef rendez-vous avec son psy. Il s’agit fondamentalement de connaître sa mesure, et donc de développer la capacité à se réfréner soi-même, à se gouverner (ce que les Grecs nommaient « katechein ») afin d’empêcher la ruine commune qui ne manquerait d’arriver selon l’ordre du temps si l’action humaine ne reste pas dans la juste mesure (« metron »). C’est cette notion de « juste mesure » qui commande toute l’éthique d’Aristote, lorsqu’il soutient qu’elle est la véritable , parce qu’elle tient le « juste milieu » entre l’excès et le défaut. C’est encore cette notion qui commande l’opposition aristotélicienne entre l’économique – l’activité orientée vers la satisfaction des besoins humains – et la chrématistique – l’activité en vue de l’enrichissement illimité. Et c’est encore cette juste mesure qui définit la place des artifices humains, c’est-à-dire le rapport des techniques à la nature.
Aristote définit indirectement l’art ou la technique en ces termes : « l’art, dans certains cas parachève ce que la nature n’a pas la puissance d’accomplir, dans d’autres cas il imite la nature » (Physique, II, 8, 199-a). Par exemple, la cité est naturelle en ce qu’elle permet l’épanouissement de la nature humaine, mais elle est aussi, à certains égards, artificielle car elle a besoin pour exister de l’action volontaire des hommes. Le législateur, par exemple, est la cause des plus grands biens, dit Aristote (Politique, I, 2), parce qu’il est l’agent qui accomplit ce que la nature demande. L’art du médecin consiste à apporter des soins, mais ceux-ci ne guérissent pas ; ils ne font que suppléer à la nature qui, seule, guérit. En vérité, il en va peut-être ainsi dans toutes les productions : c’est seulement en suivant la nature que l’homme peut en modifier les effets.
Mais l’art est aussi imitation de la nature, dit Aristote. Puisque la nature est raison, l’homme ne peut que se mettre à son école. Cette thèse n’est pas une règle esthétique (l’artiste doit copier la nature) alors qu’il s’agit à l’évidence d’autre chose. Elle peut s’interpréter autrement : tout art (et pas seulement les beaux arts !) doit imiter les procédés par lesquels la nature produit les réalités du monde. Il y a aussi un autre aspect : si l’art est imitation, c’est-à-dire Mimesis, il est aussi un moyen de dissimulation, une ruse. Pour se déguiser, il faut imiter. Et ici Mimesis et Mêtis pourraient se rejoindre. L’ingéniosité d’Ulysse construisant son cheval de Troie est tout entière dans ce rapprochement : la « machine » (la ruse) d’Ulysse est un cheval artificiel, un cheval de bois qui doit imiter un véritable cheval. L’imitation a donc un double visage : d’un côté la reproduction selon des normes fixes – comme celles qui président à la poiésis de l’artisan – et d’autre part l’ingéniosité. Dans la tekhnê, il y a bien cette tentative humaine de ruser avec la nature – songeons à cette ruse qui permet de faire voler des objets plus lourds que l’air !
Tout cela est trop bref. Mais il semble clair que nous avons besoin d’une nouvelle éthique, une éthique adaptée aux temps qui sont les nôtres et que nous devons nous défaire de l’optimisme utopique qui a nourri la pensée scientifique, technique et politique depuis quatre ou cinq siècles. Sans doute, nourrissons-nous souvent des craintes irraisonnées devant l’avenir. Mais ces craintes irraisonnées sont peut-être tout simplement le revers de la confiance aveugle dans le programme de la maîtrise. Nous croyons être les maîtres et nous découvrons que nous ne le sommes pas et nous nous retrouvons dans une situation proprement infantile – la détresse de l’enfant, la Hilflosigkeit de Freud, est la conséquence paradoxale de son fantasme de toute puissance.
Il ne s’agit pas non plus de rêver d’un illusoire retour à quelque chose qui n’a jamais existé, une harmonie originelle entre l’homme et la nature. Tous les êtres vivants sont plus ou moins adaptés à leur environnement et tous ont à se protéger de prédateurs, de conditions climatiques défavorables, etc. L’homme de ce point de vue n’est pas aussi exceptionnel qu’on l’a trop souvent dit. La nature n’est pas aisée à habiter pour ce primate sans poils, à la mâchoire trop étroite, et qui a eu la mauvaise idée d’aller s’installer sous des cieux pas toujours très cléments. Si ni l’harmonie ni la maîtrise ne sont possible, reste à composer avec la nature. Renoncer au programme de la maîtrise, ce n’est pas renoncer à la science ni à la raison, c’est au contraire redonner à la science des objectifs raisonnables.

(Intervention conférence « développement durable » - UCANSS – 11 mars 2010)

dimanche 7 mars 2010

Le concile de Londres (II) Susan Buck-Morss ou le "communisme" revigoré par la théologie islamique

Je poursuis ma lecture des actes du "colloque de Londres" tenu en mai 2009 sous la direction d'Alain Badiou. Le texte de Susan Buck-Morss, intitulé « La seconde fois comme une farce … – Pragmatisme historique et présent inactuel », est un texte plutôt confus. Les références multiples et le balayage à grands traits de l'histoire du communisme du XXe siècle n'aident guère. On ne saisit pas très bien son propos, sinon que le problème semble être celui du sauvetage du passé comme condition pour remettre sur le tapis la question de la révolution – elle critique ou du moins considère comme totalement dépassé le passage du 18 brumaire où Marx dit, évangéliquement, qu’il faut laisser les morts enterrer leurs morts.
Pour faire comprendre son propos, S.B-M reprend l’histoire de Malcolm X qui fit son Hajj (son pèlerinage à la Mecque) en 1964, ce qu’elle pense comme une évolution politique remarquable qu’elle qualifie ainsi : c’est le passage à la stratégie « d’une transcendance de la race par l’universalité de l’Islam ». Elle cherche ensuite toutes les traces (bien maigres !) d’un Islam de gauche, analogue à la théologie de la libération, mais les trouve essentiellement dans une génération qui a été active dans les années soixante, une génération à la « faible force messianique ». Elle loue ensuite Badiou pour son invention de l’événement [on fera humblement remarquer qu'on trouve développé ce concept chez Hannah Arendt pour qui l’événement est une catégorie centrale], mais reproche à Badiou d’être trop occidental avec ses géniales analyses de l’événement qu’est la conversion de saint Paul sur son chemin de Damas. Pour dépasser le caractère limité de Badiou, elle propose une lecture du théoricien de l’islamisme radical Sayyid Qutb, auteur de Jalons sur la Route de l’Islam. Elle propose d’écarter comme relevant des attaques « ad hominem » les critiques qu’on pourrait faire à cet auteur lorsqu’il dénonce le jazz « bruyant » des « Nègres » qui « stimule leurs désirs sexuels » [Elle considère donc comme tout à fait sans importance que le théoricien de l’Islamisme radical soit un raciste qui reprend à son compte tous les clichés les plus éculés du racisme anti-Noirs]. Elle soutient ensuite ceci : « L’utilisation renouvelée de l’Islam par le chiite Shari’ati [Qutb est sunnite] et son interprétation à gauche l’intègrent pleinement à cette puissante constellation politique des penseurs qui, selon les propres mots de Qutb, envisagent la religion non pas simplement comme une croyance mais comme une pratique politique, “un ultime serment pour la libération de l’homme de la domination de son prochain”. » (p.110)
Effectivement, la religion est bien une pratique politique mais en tant qu’elle est une pratique politique, elle est l’apprentissage de la soumission (c’est ce que veut dire le mot « islam ») à l’ordre établi. Si je pense que Dieu est le seul maître du monde, la domination d’une autre n’est plus qu’une domination fictive : le tyran ne m’opprime pas vraiment, puisque c’est la volonté de Dieu que ce tyran opprime et donc me voilà d’un seul coup idéalement libéré du tyran… Mais ce raisonnement élémentaire, qu’on pourrait lire dans La Sainte Famille est totalement ignoré de Mme S.B-M et de l’école de Badiou. Comme ils s’en tiennent à la religion comme « pratique politique », la religion est donc à sa manière une pratique « matérialiste ». La suite montre bien l’ambiance idéologique de ce « concile de Londres » et le type de pensée politique qui se forme dans le sillage du « Maître ».
« Si dans notre soi-disant Occident, nous en restons à nos histoires occidentales, si nous nous satisfaisons de critiquer nos critiques ou de ressusciter les penseurs poussiéreux de notre passé pour un présent post-laïc où le pouvoir révolutionnaire de la religion aurait été muselé, si nous ne sauvons pas les moments progressistes des écrivains religieux d’aujourd’hui – Qutb, Shari’ati et bien d’autres ». Clairement, cela signifie que l’âge laïque a énervé le caractère révolutionnaire des religions et nous sommes maintenant dans un âge « post-laïc » (?) où il faut essayer de redonner toute leur place aux écrivains religieux, surtout les non-Occidentaux (S. B-M) le précise un peu plus loin, au lieu de revenir à nos auteurs poussiéreux (S.B-M ne dit pas de qui il s’agit mais le contexte laisse entendre qu’il s’agit de la tradition des Lumières, Marx inclus).
S.B-M tient cependant à préciser qu’elle n’approuve pas tout ce qu’écrit Qutb ni qu’elle glorifie la révolution iranienne à la manière de Foucault … mais c’est pour préciser que sa position est « plus radicale ». Il s’agit de défendre « le noyau radical de la religion » et ce noyau radical, tel que le pense Qutb est précisément la Chari’a ! Ce que S.B-M essaie de balayer d'une formule ambiguë: «En terme de pragmatisme historique, ce n'est pas sa reprise de la Chari'a mais son sauvetage du cœur révolutionnaire de la théologie qui fait l'universalité radicale de la position de Qutb.» (p.110) Quel est le «cœur révolutionnaire de la théologie», S.B-M est étrangement muette sur cette question, mais ce «cœur révolutionnaire» semble en tout cas compatible avec la Chari'a et cette dernière, dont les prescriptions sont mises en œuvre par l'Arabie Saoudite, le Soudan et quelques autres lieux aussi sympathiquement révolutionnaires, semble une affaire secondaire pour notre auteure.
À la fin se protéger des critiques, S.B-M affirme cependant : « Il est de notre ressort d’inaugurer un terrain théorique dans lequel les femmes afghanes peuvent manifester ouvertement contre les lois islamistes qui entravent leur autonomie, sans que cette action soit appropriée par l’hégémonie occidentale. » (p.113) Comme affirmation de faux-cul, on fait difficilement mieux. Comment lutter contre les lois islamistes s’il faut défendre « le noyau radical » de l’Islam, Chari’a inclue ? Et que sont ces lois limitant l’autonomie ? S.B-M se garde bien d’en citer une seule ! Enfin qu’est-ce que cette hégémonie occidentale ? Celle des USA ou celle des droits de l’homme ? L’hégémonie occidentale des USA s’accommode parfaitement du « noyau radical » de la religion, par exemple en Arabie Saoudite … ou dans les universités anglaises qui admettent sans difficulté niqab et hidjab. L’idée de la « relativité des droits de l’homme » - en gros des trucs bons pour les « poussiéreux » penseurs occidentaux est par contre la ligne de défense de tous les régimes antidémocratiques, de l’Indonésie à la Chine en passant par Singapour.

La position défendue ic est donc très clairement une position religieuse: le communisme de S.B-M est une théologie et pas n'importe quelle théologie, une théologie islamique. Je laisse de côté les conséquences politiques de cette prise de position. Elle confirme, sur le plan théorique, ce que montrait déjà l'article introductif d'Alain Badiou. L'hypothèse communiste dont il fut question à Londres fut bien l'hypothèse de Dieu.
7/3/2010

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...