Dans le domaine médical, on interroge le philosophe sur les questions d’éthique et il semble que cela soit son principal apport attendu par les praticiens et futurs praticiens. En préliminaire et avant de revenir plus en détail dans ma conclusion sur les rapports entre philosophie et médecine, il faut tout de même signaler que ce n’est pas le seul lien existant entre philosophie et médecine. Il y a au moins un autre domaine, celui qui concerne les questions épistémologiques, c’est-à-dire celles qui tiennent à la connaissance médicale – par exemple la question des causes en médecine est une question fort épineuse. Il ne faudrait pas réduire la philosophie à un supplément d’âme qui viendrait en quelque sorte se surajouter à des disciplines foncières techniques et étrangères à la dimension réflexive propre à la philosophie.

1         La question du relativisme moral

Il faut commencer par cette question, tout simplement parce qu’elle commande largement la suite. Si, en effet, on doit admettre qu’il y a autant de règles morales que d’individus, alors on devra constater qu’aucune  n’est possible ! Il faut comprendre que le relativisme moral autant que cognitif est une position forte, enracinée et totalement en accord avec la façon même dont nous envisageons couramment la vie en société. Il y a cela plusieurs raisons de nature différente :
1)      Depuis le XVIIe siècle, en Europe (et par prolongement aux États-Unis), a été progressivement accepté le principe de la liberté de conscience, c’est-à-dire que l'on admet que la vie sociale est possible entre individus ne partageant pas les mêmes convictions religieuses. La séparation entre la vie religieuse et la vie profane (rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu) s’est affirmée jusqu’à la séparation complète dans le cas français avec la loi de 1905.
2)      Le développement de la science a mis profondément en cause l’autorité religieuse – même si la science n’est pas en elle-même athée – et a accompagné la valorisation d’un esprit critique qui ne tient rien pour assuré. Le progrès de la science apparaît comme la réfutation de tout ce que l’on tenait pour vrai quelques années auparavant. Paradoxalement, les « triomphes » de la science moderne ont engendré, en même temps que le scientisme, un assez large scepticisme.
3)      La démocratie apparaît comme le règne de l’opinion. En démocratie, chacun exprime son opinion et seul compte le nombre et non la qualité des raisonnements. Si chacun peut avoir son opinion quant à la manière de diriger le pays ou de comprendre le bien commun, on ne voit pas pourquoi il n’en irait pas de même en matière de .
En même temps, il apparaît clairement qu’une société ne peut se passer de valeurs morales partagées, d’une  publique commune. Ou alors il faut tout régler par le droit, jusqu’à la vie intime – et c’est dans ce sens que, malheureusement, nous semblons aller aujourd’hui.
Pour éclaircir un peu cette question, il faut faire une différence qui me semble opératoire entre deux dimensions de la  ou de l’éthique. Les dénominations comptent peu, ce qui importe ce sont les contenus. Plusieurs auteurs (et moi-même dans mon livre Questions de ) proposent de réserver le terme d’éthique aux conceptions englobantes du bien et le terme de  à ces règles impératives qui commandent le juste. Cette distinction est déjà chez Kant même si les appellations n’y sont pas clairement définies. Cette distinction ne colle pas avec les pratiques lexicales dans le domaine médical où l’on définit sous le terme d’éthique médicale un certain nombre de règles, une déontologie, qui peuvent et doivent être acceptées par tous, indépendamment des conceptions religieuses ou philosophiques des intervenants et des patients, indépendamment donc de leur conception englobante du bien. Ne nous encombrons pas trop l’esprit avec les problèmes de vocabulaire, donc et essayons de préciser les choses :
1)      Chacun d’entre nous a ou peut avoir une conception globale du bien, c’est-à-dire de la vie qui vaut la peine d’être vécue, du sens que nous donnons à notre propre existence. On peut croire que le but de l’existence humaine ici-bas est de faire le salut de son âme et de ses préparer ainsi à la vie éternelle après la mort ; on peut aussi être un matérialiste pur et dur qui ne voit pas d’autre bien que celui que peut nous apporter notre existence terrestre. On peut penser avec les épicuriens que la vie bonne réside dans le plaisir mesuré et la prudence ou encore qu’elle se confond avec la pratique de la  comme le soutiennent les stoïciens, et ainsi de suite. Au fond, ce qu’ont proclamé les déclarations américaines et françaises des droits de l’homme, c’est le droit qu’a chaque individu de choisir et de réaliser sa propre conception de la vie bonne.
2)      Nous savons cependant que toutes les conceptions du bien ne peuvent pas coexister. John Rawls soutient que seules les conceptions raisonnables du bien doivent être prises en compte.  Les auteurs contemporains parlent de « pluralisme raisonnable ». Mais cette clause est déjà problématique : comment peut-on définir le « pluralisme raisonnable » ? Par exemple, admet-on dans le « pluralisme raisonnable » les conceptions de ceux qui refusent la transfusion sanguine pour des raisons religieuses (« témoins de Jéhovah »). On peut admettre qu’ils la refusent pour eux-mêmes – et encore, cela soulève toutes sortes de difficultés : un témoin de Jéhovah amené inconscient aux urgences et subissant sans son consentement une transfusion pourra-t-il ensuite se retourner contre les médecins et infirmiers qui lui ont sauvé la vie mais violé, sans le savoir, ses convictions religieuses ? Mais aussi et surtout, un témoin de Jéhovah peut-il au nom de ses convictions religieuses s’opposer à une transfusion vitale pour un de ses enfants ? Il est donc bien possible que pour définir ce qu’est le pluralisme raisonnable soit nécessaire une conception substantielle du bien… et ainsi on pourrait tourner en rond.
3)      Entre toutes les conceptions (raisonnables) du bien, on devrait essayer de dégager un noyau commun de règles morales qui pourraient faire l’objet d’un « consensus par recoupement », pour reprendre une expression de John Rawls. Les deux grandes philosophies morales qui se proposent de constituer une telle  publique acceptable par tous sont l’utilitarisme et la philosophie  de Kant. Mais ces deux philosophies aboutissent à des conclusions souvent divergentes et parfois même opposées. Et notamment le champ de l’éthique biomédicale semble bien être un champ de bataille entre ces deux doctrines.
a.       Les utilitaristes soutiennent le principe du « plus grand bonheur du plus grand nombre » et croient trouver là un principe susceptible d’accorder les opinions opposées en matière métaphysique ou religieuse. L’utilitarisme propose de juger qu’une action est bonne si et seulement si elle permet de maximiser le bonheur global (la somme des bonheurs individuels) ou de minimiser la souffrance. Il suppose à la fois une vision altruiste (chacun doit agir en se préoccupant de la collectivité) et la légitimité du sacrifice de certains au profit du plus grand nombre. On examinera les conséquences que cela a sur la question controversée de l’euthanasie.
b.      Les défenseurs d’une conception  kantienne soutiennent que nous ne devons jamais raisonner en fonction des fins escomptées de nos actions mais seulement à partir des principes déterminés a priori par la raison : c’est le fameux « impératif catégorique » de Kant qui a deux formulations principales, dont la deuxième est la plus utilisée dans les discussions autour de l’éthique médicale :
                                                               i.      « Agis comme si tu voulais toujours que la maxime de ton action puisse valoir comme une loi universelle. »
                                                             ii.      « Tu respecteras toujours en ta propre personne comme en la personne de tout autre l’humanité comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen. » Cette deuxième formulation se heurte souvent directement aux règles issues de l’utilitarisme – là encore on le verra sur des exemples précis.
On le voit, dégager une  universelle, acceptable par tous, n’est pas simple ! j’ai longtemps cru qu’on pouvait séparer clairement les deux dimensions de la réflexion , la dimension de la réflexion sur la vie bonne et celle de nos devoirs moraux. Mais je crois de moins en moins que cela soit véritablement praticable, au moins avec la rigueur que défendent les partisans du  politique. Un pluralisme raisonnable définit toujours comme raisonnable ce qui inclut une certaine conception substantielle du bien – par exemple, nous croyons que la tolérance, le respect de la personne sont des vertus et c’est seulement sur ces croyances que nous fondons notre « pluralisme » et nous pensons que ceux ne reconnaissent ces valeurs (par exemple ceux qui nient l’égalité des hommes et des femmes) ne font pas vraiment partie de ce « pluralisme raisonnable ».
Cependant, on ne voit pas vraiment quelle autre méthode pourrait être employée qui nous permette de dégager un consensus autour des valeurs morales fondamentales. Deux philosophes allemands, Apel et Habermas ont proposé une voie un peu semblable qu’ils ont nommée « éthique de la discussion ». Apel et Habermas établissent que les présuppositions pragmatiques de la communication définissent les fondements d’une .
Dans toute discussion pratique, entre individus de bonne foi qui cherchent à prendre une décision se trouvent toujours déjà inclus des principes moraux du type des principes kantiens. Ainsi, selon Habermas, « Dans les argumentations, les participants doivent partir du fait qu’en principe tous les concernés prennent part, libres et égaux, à une recherche coopérative dans laquelle seule peut valoir la force sans contrainte du meilleur argument. »
Les formes de communication sociale les plus exigeantes recèlent donc en elles-mêmes des présuppositions éthiques ou morales qui conduisent à admettre le principe d’universalisation et le principe du respect de chacun comme des principes fondamentaux auxquels on se saurait déroger.
Voici encore ce que dit Habermas.
«En tant que participant à une argumentation, chacun n'est en effet renvoyé qu'à lui-même, tout en restant, cependant, enchâssé dans un contexte universel (...). Dans la discussion, le tissu social de la coappartenance ne se déchire pas, bien que l'accord qui est exigé de tous transcende les limites de chaque  concrète. L'entente réalisée discursivement dépend simultanément du « oui » ou du « non » insubstituable de tout un chacun, et du dépassement de sa perspective égocentrique. Sans la liberté illimitée de la prise de position individuelle à l'égard de prétentions à la validité critiquables, un consentement effectivement obtenu ne peut pas être réellement universel sans la solidarité requise pour que chacun puisse se mettre dans la position de l'autre on ne pourra même pas s'engager dans, une solution mérite un consentement universel. La procédure de la formation discursive de la volonté prend en compte le rapport interne des deux aspects - l'autonomie d'individus insubstituables et leur enchâssement dans des formes de vie intersubjectivement partagées. L'égalité des droits entre individus ainsi que l'égal respect de leur dignité personnelle sont portés par un tissu de relations interpersonnelles et de rapports de réciproques reconnaissances.»
De cette manière les deux auteurs pensent montrer que l'on peut sortir de l’affirmation courante aujourd'hui selon laquelle la  est une affaire privée.

1.1       Éthique de la discussion et vie sociale.

Jürgen Habermas veut maintenir le projet universaliste de la Raison, mais sans revenir aux conceptions métaphysiques et dogmatiques, idéalisme kantien compris ; il part de l’idée de Weber du « désenchantement du monde » : il prend en compte l’effondrement des anciennes garanties extérieures au social qui validaient les discours (par exemple les garanties religieuses).
Habermas montre que les droits et devoirs, tant positifs que négatifs, ne peuvent pas aspirer à une validité « absolue ». Ils doivent toujours être discutés en fonction des conséquences. Une norme sera justifiée moralement si elle est également bonne pour tous.
Or ces normes, en tant qu’elles concernent l’individu, n’existent que dans la socialisation. Et « c’est pourquoi l’intégrité de la personne singulière, qui exige le même respect pour chacun, ne peut être protégée sans qu’en même temps on protège le tissu social constitué par les rapports de reconnaissance réciproque. » Dans les sociétés complexes, les droits et devoirs individuels se transforment en droits et devoirs institutionnels.

1.2       La formation des normes

C’est le processus même de formation des normes qui rend ces normes possibles universellement. Il s’agit de normes formées par la discussion, dans un processus que Habermas nomme agir communicationnel, dont le modèle est fourni par le type de communication qu’idéalement les scientifiques cherchent à établir au sein de leur . Si on entre dans une discussion en vue d’essayer de fixer une norme raisonnable, moralement fondée, on se place nécessairement dans une situation d’argumentation. Or, « personne ne peut sérieusement entamer une argumentation s’il ne suppose pas une situation de parole qui garantisse en principe la publicité d’accès, l’égalité de participation, la sincérité des participants, des prises de position sans contrainte, etc. » Ces présuppositions pragmatiques ont un caractère universel.
L’éthique de la discussion vise, à partir de ces présuppositions, à dégager une règle d’argumentation pour les discussions visant à dégager des normes morales. L’universalité des normes morales et des normes juridiques qui en découlent n’est donc plus dépendante de principes a priori, d’une Raison pure, dégagée de tout contexte empirique. Au contraire, les normes doivent être liées au contexte, puisqu’elles ne valent qu’à partir de la prise en considération des conséquences de leur application. Mais leur universalité peut être garantie par la procédure qui préside à leur élaboration.
La position défendue par Habermas n’est pas une construction abstraite, mais une idéalisation des conditions de la démocratie, dont les progrès moraux et juridiques des pays les plus avancés constituent des exemplifications. On doit ajouter que la direction dans laquelle travaille Habermas s’inscrit dans un courant important de la philosophie contemporaine, qui inclut la « nouvelle rhétorique » de Perelman, mais dont la nouvelle herméneutique fondée sur la  de la , défendue par Ronald Dworkin (né en 1931) n’est pas très éloignée quant à ses préoccupations.

Les deux principes de Habermas

Habermas dégage deux grands principes de l’éthique de la discussion :
·         Principe D : « seules peuvent prétendre à la validité les normes qui pourraient trouver l’accord de tous les concernés en tant qu’ils participent à une discussion pratique. »
·         Principe U : « dans le cas des normes valides, les conséquences et les effets secondaires qui, d’une manière prévisible, découlent d’une observation universelle de la norme dans l’intention de satisfaire l’intérêt de tout un chacun doivent pouvoir être acceptées sans contrainte par tous. »
Ces deux principes déterminent clairement l’objectif et les limites d’une  fondée sur l’éthique de la discussion.
1.       C’est une  de type kantien par son universalisme, son formalisme et son cognitivisme.
2.       Elle se distingue de la  de la Kant en ce sens que les normes morales ne peuvent avoir de validité absolue mais doivent pouvoir découler d’une discussion.
3.       Elle se soucie des conséquences sans pour autant être une  conséquentialiste (du type de l’utilitarisme).
J’ai un peu insisté sur ces questions théoriques très générales parce qu’elles définissent au fond les principes de base généralement adoptés dans les comités d’éthique médicale.
De ce point de vue et pour répondre à une question qui a été posée, il ne peut pas y avoir d’opposition entre la déontologie médicale et les valeurs morales que nous devons admettre socialement.

2         Médecine et philosophie

J’en profite pour répondre ici à la question des rapports entre médecine et philosophie.

2.1       Médecine et « pharmaka »

Car le rapport entre la tekhnê (ou l’art) de la santé, l’art d’utiliser les pharmaka, et la philosophie est presque aussi vieux que la philosophie elle-même. Les médecins se pensent souvent aussi comme des philosophes et les philosophes se décrivent volontiers comme les médecins de l’âme. Arrêtons-nous un moment sur ce « pharmakon » dont le médecin possède la technique. Dans la cité grecque antique, il y a un ou plusieurs individus nommés « pharmakos ».  Ces « pharmakoi » sont d’abord des individus qui sont désignés et en quelque sorte mis en réserve pour être sacrifiés aux dieux en cas de grand malheur collectif. Le « pharmakon » est une substance qui peut être aussi bien bénéfique que maléfique, elle est médicament ou poison, suivant l’usage. Et celui qui est « pharmakao » est d’abord celui qui a l’esprit troublé par un breuvage empoisonné avant d’être celui qui a besoin de remèdes. On voit tout de suite l’ambiguïté inhérente à la maîtrise technique du « pharmakon » ; mais cette ambiguïté est propre à la technique en général. La technique peut servir au bien autant qu’au mal et en elle-même ne peut donc rien décider. Il faut donc non seulement connaître la technique mais encore savoir quel est le bon usage que l’on doit faire de la technique. La médecine comme technique est donc inséparable d’une réflexion proprement philosophique.

2.2       Intimité de la médecine et de la philosophie dans l’histoire

On peut dire qu’en Occident, les premiers médecins furent des philosophes et ce n’est pas par hasard. Si on fait remonter l’origine de la philosophie proprement dite aux présocratiques (appelés ainsi très improprement !), c’est-à-dire à ces penseurs qui entreprirent de rompre avec les explications mythiques de la nature pour leur substituer des constructions rationnelles, ces Thalès, Pythagore, Empédocle, etc., on remarque qu’ils pratiquèrent presque tous la médecine. La tradition des médecins philosophes et des philosophes médecins est très longue. Hippocrate (Ve siècle AC) est à la fois l’inventeur de la médecine au sens où nous l’entendons encore aujourd’hui et le prescripteur de ses règles morales. Galien, médecin fameux du IIe siècle, est aussi philosophe : il a écrit une histoire de la philosophie et un traité de dialectique. Un peu plus tard le philosophe sceptique Sextus est surnommé Empiricus parce que, comme médecin, il suit l’école des médecins qui s’en tiennent à l’expérience des cas particuliers et se méfient des théories générales. Les deux plus grands philosophes du monde musulman médiéval, Avicenne (Ibn Sina) et Averroès (Ibn Rushd) sont aussi des médecins importants, tout comme l’alter ego juif d’Averroès, Maïmonide. C’est encore la médecine qui constitue une des préoccupations centrales de la nouvelle science que veut fonder Descartes. Et plus près de nous, plusieurs philosophes français importants étaient ou sont médecins : Canguilhem, Dagognet, Anne Fagot-Largeault… Une longue tradition qui exprime une intimité essentielle entre ces deux disciplines.

2.3       Le fond de la question : le soin comme attitude  (ou éthique)

Comme le dit Anne Fagot-Largeault, « la médecine est intrinsèquement philosophique ». Il y a une « philosophie implicite de l’acte médical » qui peut se résumer ainsi :
« 1/ Il y a du mal dans le monde ; 2/ on peut y porter remède ; 3/ il faut y porter remède même si les efforts pour y porter remède sont finalement dérisoires, il faut les poursuivre “ pour l’honneur ” » (in Médecine et philosophie p.2).
La question posée porte sur ce que la philosophie peut apporter à la médecine, plus précisément à l’acte du soin. J’ai d’abord envie de la retourner : on ne peut guère philosopher sérieusement sans se poser la question de la médecine. Pourquoi ? Parce que la médecine a affaire au mal et à la mort et que la philosophie commence au fond par là. Inversement, la médecine est dépourvue de sens si elle ne se pose pas d’une manière ou d’une autre la question du sens de la vie et pas simplement la question du bon fonctionnement de la mécanique corporelle.

2.4       La question du soin.

Établir cette intimité, trop souvent oubliée, entre médecine et philosophie, ce n’est pas encore dire que la philosophie peut apporter quelque chose à l’acte de soin. Ce mot « soin », très banal, en apparence est en train de prendre une certaine importance dans le débat politique depuis qu’on y a introduit « l’éthique du care » (cf. déclarations de Mme Aubry).  En tout cas ce mot « soin » a un sens moral précis ; le garagiste n’apporte pas des soins à ma voiture, il l’entretient ou la répare ! Prendre du soin à son travail, c’est autre chose : c’est l’amour du travail bien fait qui fait un travail soigné. Dans le soin, il y a donc une intention qui va au-delà de l’efficacité, une intention orientée vers le bien, quel que soit le sens qu’on donne au mot « bien ». Ce qui est seulement technique (entretien, réparation) vise l’efficace ou l’utile, alors qu’il y a autre chose dans le soin.
Le soin au sens de « care », ça renvoie tout simplement à la charité (caritas). Le mot allemand « Sorge » que l'on traduit en anglais par « care » a une signification plus complexe : il désigne non seulement le soin, mais aussi le fait de rendre nécessaire le soin, l’inquiétude, le souci qui nous conduisent à prendre soin – mon enfant malade me fait du souci. Il y aurait une longue analyse étymologique à faire ici. En tout cas, prodiguer des soins, ce qui est le propre du personnel soignant, c’est bien sûr un geste technique, mais c’est un geste technique entière « encapsulé », « embedded », diraient les Anglo-saxons, dans une attitude . Soigner, c’est donc bien savoir exactement ce qui doit être fait techniquement – quel genre de pansement, à quel endroit faire la piqûre – mais ce qui doit être fait techniquement est commandé par une finalité qui inclut bien autre chose que les lois de la biologie.
Platon, dans les Lois (IV, 719d et sq.) distingue deux sortes de médecins, les médecins libres qui ont appris eux-mêmes leur art et les médecins assistants qui se contentent de suivre les prescriptions de leur maître. Il y a également deux classes de malades, les malades de condition libre et les esclaves. Le plus souvent poursuit l’Athénien (c’est-à-dire Platon),
« ce sont les esclaves qui sont les médecins des esclaves, soit qu’ils courent à droite et à gauche, soit qu’ils restent en permanence dans l’officine ; et, de ces sortes de médecins, aucun ne donne à chacun des serviteurs qu’il soigne aucune explication sur la maladie dont souffre celui-ci, pas plus qu’il ne consent à en recevoir de lui. Mais après avoir fait l’ordonnance que lui dicte sa routine, faisant l’homme qui sait son affaire sur le bout du doigt, avec une arrogance de tyran, il court d’un bond à un autre serviteur malade ; et ainsi il permet à son patron de donner ses soins à d’autres malades. Or, c’est le médecin de condition libre qui, en général, soigne et traite les maladies des gens appartenant à la même condition ; après avoir procédé à un examen du mal depuis son début et, à la fois, selon ce qu’exige la nature d’un tel examen, entrant en conversation, tant avec le patient lui-même qu’avec ses amis, ainsi, en même temps que du malade il apprend personnellement quelque chose, en même temps aussi, dans toute la mesure où il le peut, il instruit à son tour celui qui est en mauvaise santé ; bien plus, il n’aura rien prescrit qu’il n’ait auparavant, de quelque façon, gagné sa confiance. N’est-ce pas alors que, ne cessant de préparer chez le malade un état d’apaisement, il s’efforce d’achever son œuvre en le ramenant à la santé. » (trad. Robin)
Voilà un texte qui nous permet de distinguer deux pratiques de la médecine auxquelles nous sommes encore confrontés, même s’il n’y a plus de condition d’esclave, et que nous sommes tous réputés « de condition libre ». D’un côté la médecine purement technique dans laquelle le patient est considéré comme un objet auquel on applique un savoir technique (le médecin ici n’est pas très différent du garagiste) et de l’autre une médecine qui s’adresse à des sujets parlants, c’est-à-dire à des hommes qui sont, on le sait, des animaux parlants. Le véritable soin s’inscrit donc dans une démarche de parole, dans une relation intersubjective où les deux, le médecin et le malade, s’instruisent mutuellement, c’est-à-dire se placent, sous un certain angle, sur un même plan : ils sont égaux en quelque façon et ce qui différencie les soins apportés à l’homme libre des soins apportés à l’esclave. Or ce qui nous importe ou du moins ce qui devrait nous importer, c’est le genre de soin qu’on apporte aux hommes libres.

2.5       Compassion et soin.

Le soin va souvent avec la compassion. Pour prendre soin de quelqu’un, il semble qu’il faut être capable de « pâtir avec » cette personne, c’est-à-dire en quelque sorte de comprendre sa souffrance de l’intérieur. Cela pose plusieurs problèmes.
Il faudrait distinguer ce que nous avons souvent tendance à confondre. Spinoza distingue la pitié qui est simplement la tristesse contagieuse, la tristesse qui vient de la vue ou de l’imagination des malheurs ou de la tristesse d’un autre, de la Bienveillance.
« Cette volonté, autrement dit cet appétit de faire du bien, qui naît de ce que nous avons pitié de la chose à laquelle nous voulons faire du bien, s’appelle la Bienveillance qui n’est rien d’autre qu’un désir né de la pitié. » (E3P27C3S)
La question soulevée ici est compliquée. En elle-même la pitié est un sentiment triste – je suis triste à cause de la tristesse d’un être que j’aime ou qui m’est indifférent, un sentiment qui se manifeste par hasard – nous prenons en pitié les malheureux que nous rencontrons mais sommes indifférents au sort de tous ceux que nous ne voyons pas… La pitié n’est donc pas le bon moyen d’assurer la cohésion de la société par la justice et la charité. L’idéal est de trouver un ressort rationnel produisant de la bienveillance. Dans une société bien ordonnée, la bienveillance à l’égard du prochain devrait découler de notre sens du devoir civique. Elle procéderait alors non pas de sentiments tristes mais de la compréhension adéquate de ce qui nous est vraiment utile. Bref, nous ne devrions pas faire dépendre le soin des sentiments – d’autant que contradictoirement les soignants doivent éviter, pour poursuivre leur métier, de trop subir passionnellement les souffrances auxquelles ils sont confrontés. Nous devrions plutôt repenser rationnellement le soin, c’est-à-dire le fonder sur une éthique sociale plus large que le milieu de la santé. Or nous avons une contradiction entre une éthique dominante qui prône l’égoïsme rationnel, la concurrence, l’émulation, la propension à considérer les autres comme des rivaux, voire des ennemis, et les exigences de liens communautaires qui nous unissent aux autres membres de la société. Évidemment, ce faisant, nous débordons largement le cadre des problèmes que nous devons traiter ici, mais il paraît clair qu’on ne peut pas parler du soin dans le domaine de la santé sans se demander ce que chacun de nous doit aux autres, en général, et aux nôtres en particulier. Ne serait-ce que parce que le sort du malade n’est pas une affaire à deux, mais une affaire qui se joue avec trois partenaires, le malade, le personnel soignant mais aussi la famille et les proches.

2.6       La justice et le soin.

Le soin pose également des questions de justice. Les soins médicaux sont des biens que nous devrions avoir en abondance pour que la clé de répartition soit le principe du vieil utopiste Saint-Simon, repris par Marx : « À chacun selon ses besoins ». En même temps, dans la mesure où ce principe n’est pas toujours réalisable – par exemple, il y a plus de demandeurs que d’organes disponibles pour les greffes.  La question est alors de trouver quel principe de justice distributive doit être mis en œuvre. On doit aussi considérer le soin comme une réparation nécessaire, due au malade et il entre alors dans la 2e catégorie de la justice aristotélicienne, la justice correctrice, celle qui corrige les dommages subis.

3         Technoscience et éthique.

Évidemment, les développements technoscientifiques entrent fréquemment en conflit avec les préoccupations éthiques. Et c’est vrai dans tous les domaines et pas seulement dans le domaine médical. L’internet, le téléphone mobile et le développement d’une société de la communication générale remettent en cause de manière brutale ou insidieuse les séparations traditionnelles qui structurent les divers compartiments de notre vie – la publicité des « données personnelles » pose de ce point de vue de redoutables questions juridiques mais aussi éthiques. Mais évidemment, c’est dans le domaine médical, à cause de sa matière même que ces tensions sont les plus vives puisque là la technique est directement intriquée avec la question même de la nature humaine.
Le principe de la technoscience est à peu près le suivant : tout ce qui est faisable techniquement doit être fait.

3.1       Nature et fabrication (poiêis et physis)

Pendant très longtemps, les progrès techniques dans le domaine du soin ont semblé n’être que de nouveaux outils augmentant l’efficacité du soin : l’introduction de la médecine pasteurienne, par exemple, diminue considérablement les infections. Mais on est encore dans une définition de la tekhnè (ou l’art) telle que l'on peut la trouver chez Aristote : « l’art, dans certains cas parachève ce que la nature n’a pas la puissance d’accomplir, dans d’autres cas il imite la nature » (Physique, II, 8, 199-a). Le médecin se met à l’école de la nature pour accompagner son action. Nous sommes entrés en médecine comme des autres domaines techniques dans une tout autre situation.
Comprenons bien ce qui est en cause.
Les arbres poussent de leur propre mouvement. Mais les charpentes non ! Comme le dit Aristote : « si l’art de la construction navale était dans le bois, il agirait de la même manière que la nature » (Physique, II, 8, 199-b). Mais précisément l’art de la construction navale n’est pas dans le bois. Il y a donc d’un côté ce qui est engendré et engendre à son tour, tout ce qui est du côté de la nature et de l’autre ce qui est fabriqué et procède de l’activité orientée en vue de certaines fins dont le « fabriquant », l’ouvrier (celui qui œuvre) est conscient. L’artisan peut créer quelque chose par fabrication mais l’homme ne crée pas ses enfants : il se contente de procréer, c’est-à-dire de laisser la nature agir en lui. La poièsis et la physis ne sont pas du tout du même ordre. Entre les deux, un gouffre qui définit la place subordonnée de l’homme.
Mais les techniques du vivant qui se développent prodigieusement aujourd’hui sont peut-être en train d’ébranler ce rapport essentiel et, par conséquent, il est impossible de limiter les questions angoissantes concernant les modifications du génome humain à des questions d’éthique médicale alors même qu’il s’agit de métaphysique. Quand on apprend qu’on a réussi à synthétiser une cellule en laboratoire, on mesure ce qui est en train de se passer et va nous placer devant des questions inédites que les discussions traditionnelles des comités d’éthiques sont à l’évidence incapables d’aborder sérieusement.

3.2       La question de la nature humaine.

Il y a une autre question qui doit être abordée ici, c’est la vieille question de la nature humaine. Y a-t-il une nature humaine qui doit être respectée et ne peut être altérée par les inventions des hommes ou, au contraire, partant de l’idée que l’homme est ce qu’il se fait, qu’il n’y a pas de nature mais des constructions sociohistoriques, etc.  Tant que nous n’avons aucun moyen de modifier le substrat biologique, toutes ces discussions peuvent paraître un peu oiseuses. On peut agiter des phrases paradoxales comme Simone de Beauvoir, « on ne naît pas femme, on le devient », ou comme Sartre pour qui je choisis qui et ce que je suis. Mais le développement à horizon proche de la possibilité de manipulations génétiques, de la création d’humains génétiquement modifiés (des HGM), ouvre un abîme sous nos pieds. Habermas propose de fixer un horizon moral qui lui a été souvent reproché : défendre l’avenir de la nature humaine, c’est-à-dire considérer que nous devons absolument nous interdire d’entrer dans une situation qui déboucherait sur la conception d’une être humain comme produit d'une démarche d’ingénierie et de technique conçue et mise en œuvre par d’autres.
Ce qui est en cause, Habermas le définit ainsi :
À travers la décision irréversible que constitue l’intervention d’une personne dans l’équipement « naturel » d’une autre personne, naît une forme de relation interpersonnelle jusqu’ici inconnue. Ce nouveau type de relation choque notre sensibilité  parce qu’il représente un corps étranger dans des relations de reconnaissance juridiquement institutionnalisées dans les sociétés modernes. Si une personne prend pour une autre personne une décision irréversible, touchant profondément l’appareil organique de cette dernière, alors la symétrie de responsabilité qui existe par principe entre des personnes libres et égales se trouve nécessairement limitée. (J. Habermas, L’avenir de la nature humaine, Gallimard, 2002, p.27)
Habermas met en évidence la naissance d'un nouvel eugénisme, un eugénisme libéral, à l'opposé des méthodes barbares des nazis, mais un eugénisme qui commence à avoir les moyens de ses ambitions. Si la technique nous permet de corriger, dès la conception, tous les " défauts " dont nous héritons naturellement, inévitablement apparaîtra un humain-type, conforme aux normes de qualité " zéro défaut " et du coup les parents qui n'auraient pas pris la peine de se préoccuper de la qualité de leur produit apparaîtront comme des parents indignes et les vies des individus non conformes à la norme seront considérés comme des vies de moindre valeur.
Habermas est confronté à un adversaire de taille : l'utilitarisme qui domine très largement la réflexion en bioéthique. De quel droit s'opposerait-on aux manipulations génétiques qui permettraient la naissance d'un enfant débarrassé des handicaps génétiques que ses parents lui auraient légués en se contentant de procréer selon la méthode naturelle. Plus personne (ou presque) ne proteste contre la vaccination. Pourquoi s'interdirait-on d'intervenir plus en amont ? Habermas montre la différence : ce qui est en cause, ce n'est plus la guérison " post festum " de maladies ou l'intervention préventive sur un sujet dont les caractéristiques génétiques sont fondamentalement dues au hasard ou, en tout cas, sont indépendantes du projet et de la volonté de quiconque. Ce qui s'annonce est d'un tout autre ordre. Il s'agit d'une transformation radicale du rapport de l'homme à sa descendance. Loin de se limiter à la procréation, il se transformerait en véritable " fabricant ", l'enfant deviendrait le simple résultat d'un projet parental auquel il faudrait le comparer, comme nous comparons la réalisation de la maison au projet de l'architecte. L'enfant né du calcul et des combinaisons de la génétique ne serait plus dans le regard de ses parents et dans le sien propre une personne autonome au sens de Kant. Le livre se conclut par cette question : « Est-ce que le premier homme qui déterminera dans son être naturel un autre homme selon son bon vouloir ne détruira pas également ces libertés égales qui existent parmi les égaux de naissance afin que soit garantie leur différence ? »

4         La question de l’euthanasie

4.1       Le droit de mourir

D’un certain point de vue le « droit de mourir » est une évidence absolue. La condamnation  du suicide – de saint Augustin à Kant – au motif que le « tu ne tueras point » s’étend au sujet lui-même peut sembler parfaitement dérisoire. Celui qui veut mettre fin à ses jours peut encore être retenu par la crainte du châtiment éternel (et encore !) mais celui qui ne croit pas au ciel est nécessairement indifférent à ce genre d’injonction. Montaigne, dans un essai du livre II (chap. III), intitulé Coutume de l’île de Céa, le dit sans ambages :
«  le présent que nature nous ait fait le plus favorable, et qui nous ôte tout moyen de nous plaindre de notre condition, c’est de nous avoir laissé la clé des champs. Elle n’a ordonné qu’une entrée à la vie, et cent mille issues. Nous pouvons avoir faute de terre pour y vivre, mais de terre pour y mourir, nous n’en pouvons avoir faute (…) »
Montaigne poursuit : « la mort est la recette à tous les maux » et « la plus volontaire mort est la plus belle. »
Mais d’un autre côté, le « droit à mourir » me semble une expression dépourvue de sens. C’est en effet un droit garanti à tous sans condition et que tous sont contraints d’exercer un jour ou l’autre ! Et la plupart des mortels ont surtout à se plaindre d’être obligés d’user de ce « droit à mourir » un peu plus tôt qu’ils ne le voudraient.
En France, plus de 10.000 personnes exercent volontairement ce droit à mourir chaque année et se suicident sans assistance. C’est deux fois le nombre de morts par accident de la route. Le suicide représente, avec 14% des cas, la deuxième cause de mortalité chez les 18-24 ans. Bien qu’il n’y ait pas de statistique fiable, les syndicats estiment à plus de 300 le nombre annuel de travailleurs qui se suicident faute de pouvoir résister à la pression au travail – des cas récents à Renault, PSA et France Télécom avaient attiré l’attention sur ces drames soigneusement camouflés car ils dévoilent ce qu’est la violence de l’exploitation. Tous ceux-là ont exercé leur « droit à mourir ». À 35 ans l’espérance de vie des cadres dépasse de sept ans celle des ouvriers. Doit-on en déduire que les ouvriers jouissent plus vite, avec plus d’empressement de leur « droit à mourir ». On pourrait empiler les statistiques et se demander, de dehors de toute prise de position  ou juridique sur le « suicide assisté » pour quelle raison notre société et nos hommes politiques (droite et gauche confondues) semblent bien plus préoccupés de hâter la mort que de préserver la vie. À se demander si la pulsion de mort, Thanatos, n’est pas la pulsion dominante de la société capitaliste libérale avancée – trop avancée, comme on le dit d’un aliment qui commence à pourrir...
Mais revenons sur le « droit à mourir ». Il faut ici distinguer ce qui est purement moral et ce qui est proprement légal, c’est-à-dire qui peut avoir force de loi. Si c’est un droit, on peut exiger d’en jouir et il doit y avoir en contrepartie un devoir d’assurer au titulaire du droit à mourir la possibilité d’exercer son droit. Or, un tel droit n’existe pas. Jusqu’à présent sous aucune forme. Le suicide est un fait, mais nullement l’expression d’un « droit » puisque l’exercice de ce droit supprime son titulaire ! Mais si quelqu’un assiste une tentative de suicide, son devoir le plus absolu est d’empêcher par tous moyens à sa disposition d’empêcher le désespéré de parvenir à ses fins. A fortiori, il est évidemment impossible d’exiger de quelqu’un qu’il garantisse ce prétendu droit à mourir en prêtant assistance. Le droit à mourir en général est un galimatias.

4.2       La question de l’euthanasie

On me dira qu’il ne s’agit pas d’un droit à mourir en général mais d’un droit à mourir dans la dignité pour les patients atteints d’un mal incurable. Mais ce n’est pas en rajoutant toutes sortes de qualificatifs et de compléments à une expression au mieux totalement vide que l'on va la rendre plus sensée. Car personne n’est capable de dire ce qu’est « mourir dans la dignité ». Jadis, on pensait que mourir dans la dignité, c’était accueillir le plus sereinement possible la mort. Les souffrances qui précèdent la mort (ou ne la précèdent pas, d’ailleurs) peuvent être terribles pour le mourant mais elles ne rendent pas la mort « indigne ». Une longue agonie ne plonge pas celui qui la subit dans l’indignité. Elle le fait souffrir, peut-être inutilement, mais la dignité n’a rien à voir là-dedans. Seulement l’éternelle souffrance humaine. Alors pourquoi ce jargon incompréhensible ? Pour éviter d’employer le mot tabou d’euthanasie dont les résonances sont assez fâcheuses – nous sommes encore nombreux à entendre « État nazi » quand on prononce le mot « euthanasie », cette prétendue « mort heureuse ». Comme si la mort pouvait être heureuse ! Elle est éventuellement heureuse pour les héritiers, qui vont toucher le magot, pour la famille qui ne supporte plus de rendre visite au parent agonisant, pour le trou de la sécurité sociale, etc. Mais pour le mortel, la mort n’est jamais heureuse et si parfois il l’accueille comme une délivrance, c’est seulement parce qu’elle lui semble un moindre mal, parce qu’il n’a plus la force de vivre, que les causes extérieures ont eu raison de son effort vital, de son conatus comme dirait Spinoza.
Alors que faire face aux souffrances insupportables des malades que l'on a dit condamnés ?
La question de l’euthanasie put se diviser en deux parties :
1)      La question du « droit de mourir », c’est-à-dire celle du « suicide assisté » ;
2)      La question de l’euthanasie des personnes qui ne peuvent plus manifester la volonté de vivre ou de ne pas vivre mais dont « on » (reste à savoir qui) pense que leur vie n’a plus aucun sens.
On ne voit assez facilement que légalement, juridiquement, on ne peut rien faire du tout ! La loi permet de ne pas prolonger les traitements inutiles, elle permet de ne pas maintenir artificiellement en vie un individu déjà mort cliniquement, elle permet au malade de refuser la énième opération inutile et de demander à bénéficier des soins palliatifs. On ne peut rien demander de plus à la loi et surtout pas d’autoriser explicitement « le suicide assisté ». L’expression « suicide assisté » est du reste encore une contradiction dans les termes. « Suicide » veut dire homicide de soi-même. Le suicide assisté est l’homicide de soi-même par un autre ! Quel embrouillamini dans le cerveau des défenseurs de l’euthanasie ! Mais passons. Si on admet un droit à l’euthanasie, il reste à savoir qui va exercer ce droit. Si le corps médical est autorisé à euthanasier les malades, en ce qui me concerne, je ne mets plus les pieds dans un hôpital ! Et pourquoi faudrait-il confier cette « tâche » aux médecins. Soigner est un art difficile mais tuer est à la portée de tout le monde. Donc si la famille qui se plaint de l’agonie qui dure, pourquoi ne procéderait-elle pas au geste fatal ?
Qu’on me comprenne bien : le problème n’est pas celui des dérives éventuelles de ce prétendu droit à l’euthanasie. Le problème, c’est le geste lui-même. Tant qu’il est interdit, est préservé le caractère sacré de la vie et l’interdit absolu du meurtre – interdit fondateur faut-il le rappeler ? Il arrive ensuite que dans certaines circonstances quelqu’un (médecin ou membre de la famille) donne la mort à l’agonisant et alors il doit encore en rendre compte devant la justice. Laquelle n’est pas obligée d’être stupide et doit savoir faire la différence entre le meurtre pour avoir l’héritage et la mort donnée à un être cher qui n’en peut plus de vivre. L’examen des circonstances permet de trancher et éventuellement d’acquitter le prévenu. Mais celui qui donne la mort doit continuer de répondre de ses actes.

4.3       Quelques leçons au-delà de l’euthanasie.

Il y aurait de nombreuses leçons à tirer de cette insistance de nos sociétés à se donner le droit de faire mourir les malades, à trancher entre les vies qui méritent d’être vécues et celles qui ne vaudraient pas la peine d’être vécues. Dans le monde libéral des « sujets-rois », individus absolument souverains, complètement émancipés, la non-maitrise de la vie et de la mort devient insupportable. On proclame le « droit à l’enfant » (un droit absurdissime) et maintenant le droit de mourir. Les liens de ce droit avec l’idéologie libérale-capitaliste dominante sont absolument évidents. Il y a une autre raison : l’idéologie du progrès qui devait nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature », cette idéologie qui soutient la marche en avant de plus en plus destructrice de la société technique industrielle, se heurte de front, dans le malade incurable, à l’irrépressible question de la mort. C’est insupportable et c’est pourquoi il faut à tout prixs éliminer ces témoins gênants de l’échec inévitable des ambitions folles de l’accumulation illimitée du capital.

5         Auteurs cités.

K.O Apel, né en 1922, Éthique de la discussion, Cerf
Ronald Dworkin, né en 1931. Ici, il faut citer Life’s dominion (1993). En français, dernier ouvrage traduit, La  souveraine, Bruylant.
Anne Fagot-Largeault, née en 1938, médecin et philosophe, professeur au collège de France (jusqu’en 2009). Médecine et philosophie, PUF
Jürgen Habermas, né en 1929. L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral, Gallimard. Voir aussi  et communication (Flammarion, collection « Champs »).
John Rawls, 1921-2002. Son œuvre majeure est Théorie de la justice (Seuil, collection « Points »)