lundi 29 novembre 2010

Contre le cynisme libéral, fonder la politique sur la morale

à propos du dernier livre d'Yvon Quiniou, par Tony Andréani

L’ambition  de la politique. Changer l’homme ?
De Yvon Quiniou, L’Harmattan, Collection Raison mondialisée, 270 pages, 26 euros.

Au moment où fleurissent les critiques du néo-, ce livre va plus loin : il engage la contre-offensive au fond. L’idéologie dominante n’a eu de cesse de séparer la politique de la , en la réduisant à une bonne « gouvernance » censée favoriser le bien-être général en laissant jouer les intérêts à travers les mécanismes du marché (l’intérêt personnel, on le sait, est le postulat de toute la dite science économique et de ses prolongements). Toute tentative pour faire de la  en politique est, pour elle, une construction indue, parce qu’elle empiète sur la liberté des individus, et dangereuse, car, en prétendant changer l’homme par nature égoïste, elle conduit au totalitarisme. Elle déclare l’individu entièrement responsable de son sort, et, dans le même mouvement, cantonne la  à la sphère individuelle, et ramène la justice à une forme de charité. Quant elle invoque les droits de l’homme, elle oublie ceux du citoyen, dans toute leur extension. Le résultat est sous nos yeux : une profonde défiance et un grand dégoût envers la politique. Or le marxisme est ici pris à contre-pied, parce qu’il a aussi pensé la politique surtout en termes de gestion des intérêts et qu’il a vu dans la  et dans le Droit des masques des rapports sociaux. C’est tout cela qui a conduit Yvon Quiniou à développer, avec force arguments, des thèses qu’il est difficile de résumer ici, mais dont on va donner un aperçu.
Il faut absolument distinguer la  de l’éthique. L’éthique désigne les valorisations qui sont issues de la vie (dans toutes ses dimensions) et qui sont réfléchies dans des sagesses, ces conseils pour bien vivre que chaque philosophie a voulu prodiguer. La politique ne saurait intervenir en ce domaine, car c’est celui du singulier et du facultatif : on ne discutera pas des goûts et des couleurs, on écartera donc définitivement l’idée que le politique définisse nos « vrais » besoins (c’est une  concession qu’il faut faire au ). La  en revanche s’occupe de l’Universel : elle énoncer des règles formelles et obligatoires (ainsi du respect de la personne humaine), assorties de sanction, et c’est bien Kant qui fournit le modèle de leur énonciation. La politique dépend de cette , car c’est elle qui lui donne tout son sens. Si cette distinction est essentielle, il reste à répondre aux objections, et ce sont les réponses qui font la force et l’originalité des propos de Quiniou. On n’en retiendra ici que quatre. Une telle  est généralement qualifiée d’idéaliste. Pas du tout, rétorque-t-il, du point de vue matérialiste qui est le sien (et qui est au fondement des sciences) : la  est, comme l’a soutenu Darwin, un fait d’évolution constatable. Elle l’est aussi historiquement : il y a bien un progrès moral dans l’histoire de l’humanité, comme en témoigne la lente progression des droits humains (par exemple de l’égalité homme/femme). Une telle  serait angélique, alors que s’impose le pessimisme anthropologique (qui pourrait s’appuyer sur Nietzsche ou Freud, que Quiniou a beaucoup lus). Mais peu importe : à supposer même qu’elle s’appuie sur l’intérêt bien compris, la  objective, celle qui s’occupe du contenu et non de l’intention, est la condition du vivre ensemble et le vecteur de l’émancipation (au surplus l’expérience quotidienne atteste la réalité des « sentiments moraux »). Mais si la politique ne se mêle pas de l’éthique (du « bon », du « bien-être »), ne va-t-elle pas se révéler impuissante à changer le cours des choses, et, a fortiori, à améliorer l’homme ? Voici la réponse : la politique n’a pas à intervenir dans le contenu de nos vies, mais à nous fournir les conditions, et seulement les conditions, d’un choix informé et donc de la réalisation de nos potentialités. C’est pourquoi elle va s’attacher avant tout à la transformation des conditions économiques et sociales, puisque ce sont elles qui sont les plus déterminantes (reste à démontrer en quoi le communisme, qui ne viendra pas tout seul, est la meilleure solution). Dernière objection, et la plus grave : que faire si les hommes ne veulent pas devenir sujets de leur propre vie, mais sont heureux dans la servitude volontaire ? Et la réponse : seul le mouvement de la démocratie peut leur donner envie d’en sortir, mais une politique de la  peut, par l’éducation critique, les y aider.
Ce bref aperçu donne une idée de la puissance argumentative du livre. Un livre difficile, car il déploie une riche analytique conceptuelle. Mais cette dernière est indispensable pour démêler l’écheveau des confusions où se perdent les discussions d’aujourd’hui. Un livre désormais incontournable.

Tony Andréani


mercredi 10 novembre 2010

Encore une fois sur la "Phénoménologie de l'esprit"

Je livre ci-dessous quelques remarques sur les passages numérotés 25 et 26 de la préface de la Phénoménologie de l'esprit. La "Phéno" a la réputation d'être un livre illisible tant sont grandes les difficultés de compréhension en certains passages. Les traductions les plus connues (Hyppolite, Lefebvre, Bourgeois) ont leurs méritent et leurs défauts et il faudrait sans doute lire les 3 versions - et sans doute aussi celles que je ne connais pas. Il existe également de nombreux commentaires (notamment ceux d'Hyppolite, de Bourgeois ou les éclaircissements qu'apporte J-P. Lefebvre dans l'édition bilingue GF de la "Phéno". Pour ne rien dire des cours de Kojeve qui ont tant fait pour l'introduction ou la réintroduction de Hegel en France (quelle que soit l'appréciation que l'on porte sur les interprétations de Kojeve).

mardi 5 octobre 2010

La valeur du modèle républicaniste

Contribution à une théorie de l'émancipation

La valeur essentielle du modèle républicain nous semble résider dans ses pouvoirs critiques et sa capacité à fournir les linéaments de la reconstruction d’une pensée politique de l’émancipation humaine. Si on veut bien admettre que la question proprement politique, celle de l’État est bien le point d’achoppement de la critique marxiste du mode de production capitaliste[1], le républicanisme poussé jusqu’au bout, c’est-à-dire radicalisé dans ses conséquences politiques et socio-économiques permet de reprendre la question de l’émancipation là précisément où le marxisme historique l’avait laissée. 

Le marxisme historique a été incapable de produire une théorie de l’État satisfaisante parce qu’il postule que tout État est un instrument de domination d’une classe sur une autre et n’est que cela. Cette constatation s’étend jusqu’à « l’État ouvrier », l’État de la « dictature du prolétariat », censé être l’instrument de domination de la classe majoritaire, celle des prolétaires, sur la classe minoritaire des capitalistes. On peut, certes, constater sans difficulté que l’État sert le plus souvent la classe dominante. Mais c’est une tautologie : si la classe dominante est dominante, c’est précisément parce qu’elle domine et qu’elle domine donc aussi l’État et donc peut s’en servir pour ses propres buts de domination. On n’en peut donc pas déduire qu’il est de l’essence de l’État d’être un appareil de domination. Presque tous les États en effet ont d’autres fonctions que d’assurer la défense des intérêts de la classe dominante. Aucun État ne peut subsister durablement s’il ne peut se présenter au moins partiellement comme le garant de l’intérêt général, en tout cas aucun État démocratique.  L’école publique, la santé, la défense et l’ordre public, par exemple, sont des fonctions que tout État doit assurer. Ces fonctions sont évidemment utiles à la classe dominante, mais elles ne sont pas moins utiles aux classes dominées !
Nous ne pouvons développer ici une critique d’ensemble de la théorie marxiste standard de l’État, mais il nous semble qu’une perspective renouvelée d’émancipation sociale doit tirer un trait définitif sur le « dépérissement de l’État ». Le républicanisme, à l’inverse, permet de penser un État qui ne serait pas un instrument de domination mais au contraire un instrument de protection contre la domination ; donc, naturellement, les dominés devraient être enclins à donner leur appui à une telle organisation du pouvoir politique. Partant de ce constat très général, nous voudrions montrer ici que le langage républicain de la liberté comme non-domination permet de reformuler pratiquement les idéaux traditionnels du mouvement ouvrier, c’est-à-dire principalement des courants marxistes ou anarcho-syndicalistes, c’est-à-dire des courants qui ne se proposaient pas seulement de négocier une place un peu moins mauvaise dans le système capitaliste mais voulaient le renverser pour passer à « l’expropriation des expropriateurs » (Marx) et à « l’abolition du salariat et du patronat » (Charte d’Amiens de la CGT, 1905). 
Une première question doit être clarifiée. Le républicanisme, comme on l’a vu, met au premier plan la liberté comme non-domination. Or c’est précisément cette idée de la liberté qui constitue selon nous le courant le plus profond et encore aujourd’hui le plus prometteur de ce que fut le mouvement ouvrier[2]. Le socialisme ou le communisme (laissons de côté la distinction compliquée entre ces deux termes), s’ils sont nés sur le terreau de la misère de la classe ouvrière, ne se proposent pas comme but d’égaliser les revenus[3] ou de lutter contre les trop grandes inégalités ou de demander un supplément de justice sociale (ou même de charité comme on le voit aujourd’hui dans les programmes sociaux-démocrates impossible à distinguer de ceux de la démocratie chrétienne). Il s’agit bien d’en finir avec la domination. Si on veut bien admettre que le capital n’est pas une chose mais un rapport social, le problème n’est pas que le capitaliste soit plus riche que l’ouvrier mais que le rapport entre le capitaliste et l’ouvrier soit un rapport dans lequel l’ouvrier vendant sa force de travail se vend en même temps lui-même et devient, même si c’est pour un temps plus ou moins limité, la « chose » du capitaliste, la « ressource humaine » comme on le dit dans le langage du management, sans même se rendre compte de la portée et de l’obscénité de cette expression. L’exploitation capitaliste n’a rien à voir avec le fait que l’ouvrier ne reçoit pas le « produit intégral de son travail » : une société communiste ne donnerait pas non plus à chacun le produit intégral de son travail, car une partie de la production doit être réservée pour les investissements, une autre pour la prévoyance et une autre pour couvrir les besoins généraux de la société. L’exploitation capitaliste est ce rapport dans lequel la puissance personnelle du travailleur est transformée en puissance objective du capital, ce rapport dans lequel la vie du travailleur est une marchandise qui est engloutie par le capital comme un élément de la reproduction. L’aliénation (une thématique qui domine les premiers écrits de Marx) et l’exploitation sont une seule et même réalité. Mettre fin à l’exploitation, c’est donc sortir de la domination en restaurant « la propriété individuelle du travailleur », pour reprendre une expression de Marx.
D’un point de vue républicaniste conséquent, c’est-à-dire celui qui pose la question générale de la domination et pas seulement celle de la domination politique, il est évident qu’il y a antinomie entre un système social qui repose sur la domination et l’idéal républicain. Philip Pettit rappelle d’ailleurs combien toute la tradition populaire du mouvement ouvrier « a souvent exprimé l’aspiration à un statut associé à la liberté comme non-domination. »[4] Les chants révolutionnaires en témoignent : de « Debout ! les damnés de la terre » à « Nous sommes des hommes et non des chiens », de L’Internationale à la Jeune garde, c’est la revendication de la dignité et de la liberté qui domine. Le solide mépris qui entoure, dans la tradition du syndicalisme révolutionnaire les « valets » et les « larbins » comme autant de formes de soumission va dans le même sens.
La manière de répondre à cette antinomie entre capitalisme et liberté est double.
On peut, premièrement, soutenir que la clé du problème est dans le fait que le contrat de travail est un contrat de soumission et que, par conséquent, un État républicain, sans intervenir dans la structure sociale elle-même, doit protéger les travailleurs contre les effets en termes de domination du « libre jeu » du marché du travail. Les « libéraux », partisans de la liberté comme non interférence soutiennent qu’entre un employeur et un employé existe un contrat libre et que l’ingérence (ou l’interférence) de l’État dans cette relation est un négation de la liberté. Comme le fait remarquer Pettit, l’action collective des ouvriers pour obtenir un meilleur salaire est déjà une négation de cette liberté libérale, alors qu’inversement « l’idéal républicain de la liberté comme non-domination donne un fondement à des protestations de ce genre [celles qui dénoncent la domination sous le masque du contrat libre], mais il aurait également permis aux socialistes de justifier le recours à l’arme de la grève, qui est le seul instrument de lutte auquel les ouvriers soient en mesure de recourir. »[5]
Ensuite, on se demandera jusqu’où s’étendent ces protections. La limitation de la journée de travail, les cotisations obligatoires à un régime de protection sociale, les garanties contre les licenciements arbitraires constituent le socle du droit du travail tel qu’il a été effectivement conquis dans la plupart des pays capitalistes à régime démocratique. On note qu’il y a cependant des écarts importants d’un pays à l’autre. La protection sociale est optionnelle aux États-Unis puisqu’elle dépend entièrement des employeurs et des accords qu’ils ont signés (ou non) avec les organisations syndicales. Le salaire minimum est loin d’être la loi générale en Europe, etc. Prenons un exemple simple. Même s’il est garanti contre les licenciements arbitraires (CDI) le salarié ne dispose d’aucun moyen de contrôle sur les orientations stratégiques du capitaliste. En  du droit de propriété, le CA au nom des actionnaires valide la stratégie de l’équipe dirigeante. Si cette stratégie conduit l’entreprise dans une impasse (menace de faillite), elle fait généralement payer les frais de sa propre incompétence aux salariés par des licenciements et des « plans sociaux ». Les rapports de domination apparaissent alors dans toute leur force puisque la vie du salarié est placée directement sous la dépendance d’une décision sur laquelle il n’a aucun moyen d’agir légalement (la grève dans une entreprise qui va fermer est généralement un acte de désespoir). Donc la loi ne peut que limiter la domination capitaliste et non la supprimer. Il s’agit ensuite de savoir si c’est une domination inéliminable que nous devons tolérer en l’aménageant au mieux ou si, au contraire, un gouvernement républicain doit s’engager dans une voie plus radicale. Enfin, il faut reconnaître que les lois sociales constituent des limitations sévères à la liberté du capitaliste d’employer comme il l’entend l’argent dont il a la propriété légale. Ainsi les lois sociales protégeant les travailleurs sont déjà un coup porté à la propriété capitaliste et c’est pourquoi elles sont l’objet d’une incessante guérilla entre salariés et patrons. 
En second lieu, en effet, il apparaît qu’une interprétation plus radicale du républicanisme pourrait conduire dans la voie de réformes profondes mettant en cause le fonctionnement structurel de l’économie capitaliste. Philip Pettit est d’ailleurs bien conscient de cette implication possible du républicanisme puisqu’il soutient que l’idéal républicain est tout à fait adapté pour attirer les socialistes et rappelle que les socialistes ont souvent fait appel cet idéal pour « produire des effets révolutionnaires ». Un républicanisme conséquent pourrait œuvrer en vue de limiter drastiquement les rapports de production capitalistes, voire de les supprimer complètement. Si être libre, c’est n’avoir pas de maître (dominus), une société véritablement républicaine devrait être suffisamment égalitaire pour que les relations maîtrise/servitude (dont le salariat généralisé n’est que la dernière forme historique) n’y trouvent plus de place. Rousseau le disait déjà pour qui l’une des clauses garantissant la pérennité du contrat social était « que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre. »[6] C’est pourquoi l’idéal républicain classique était celui du travailleur indépendant, la condition de travailleur dépendant étant réputée rendre inapte à la citoyenneté. Les politiques se réclamant du républicanisme ont ainsi été traditionnellement des défenseurs de l’artisan, du paysan ou du commerçant traditionnels – au moins l’ont-ils été en paroles. Mais il ne paraît pas très réaliste de vouloir retourner à un idéal de producteurs libres, qui n’a jamais existé véritablement, sauf dans les interstices de la société féodale puis dans celles du mode de production capitaliste. L’industrie moderne (c’est-à-dire depuis au moins quatre siècles) suppose la réunion dans le même procès de fabrication de très nombreux travailleurs. Pour concilier la propriété personnelle du travailleur et la socialisation de la production, il n’est pas d’autre solution que le transfert de la propriété aux « producteurs associés », formule générique de Marx dont la forme concrète la plus naturelle est la coopérative ouvrière de production.
La nationalisation des grands moyens de production et d’échange, qui a été longtemps la revendication clé des programmes socialistes et communistes (elle figurait en très bonne place parmi les mesures phares du programme commun de la gauche avant 1981) doit être soigneusement distinguée des formes de l’appropriation sociale ou de la propriété communautaire que sont les SCOP, par exemple. En effet, la nationalisation inclut un transfert de pouvoir entre les mains de l’État et du gouvernement qui contredit le principe républicain de séparation et même de dispersion des pouvoirs. Ce n’est certainement pas un hasard si la caste bureaucratique au pouvoir en URSS depuis le début des années 20 et qui soutenait Staline a dû, pour établir sa domination, faire une véritable « révolution dans la révolution » en mettant brutalement fin à la NEP, en collectivisant toutes les terres et instaurant la planification centrale – toutes mesures qui n’avaient jamais figuré dans les programmes marxistes ou socialistes antérieurs.
La nationalisation totale de l’économie ne doit pas être confondue avec l’existence de vastes services publics (appartenant à l’État ou aux collectivités locales). Ces services publics (éducation, santé, transport, télécommunications) doivent être seulement conçus comme des biens primaires ouverts à tous sans condition (une composante des « biens sociaux primaires » dans la théorie de la justice de Rawls). Ils incluent une composante plus ou moins vaste de gratuité et de distribution des richesses non à pas à chacun selon son travail mais à chacun selon ses besoins. 
Il faut enfin souligner que l’on ne met en cause ici que la propriété privée des moyens de production dès lors qu’elle exprime un rapport de domination, ce qu’est typiquement le capital, rapport social de domination entre celui qui dispose des moyens du travail et celui que ne peut que « vendre sa peau » comme le dit Marx. Spécifions les raisons et les déterminations de ce refus de la propriété capitaliste.
En premier lieu, la liberté comme non-domination exige que celui qui veut travailler de manière complètement indépendante le puisse et donc l’appropriation sociale des grands moyens de production et d’échange est compatible avec le maintien d’une assez large petite propriété privée – bien que l’on puisse raisonnablement penser que, dans une société qui crée un environnement favorable à la coopération, les avantages du travail en commun et de l’existence d’un collectif de travail apte à s’organiser lui-même l’emportent le plus souvent sur la volonté farouche d’indépendance. En ce qui concerne la propriété de la terre, on peut s’en tenir à un vieux principe qui dit que la terre appartient à tous (Spinoza dans le Traité politique estime que le gouvernement démocratique exige la suppression de la propriété immobilière). Cela n’empêche nullement qu’une terre à exploiter soit louée par l’État à celui qui la travaille par des baux à très long terme.
En second lieu, la question de la propriété privée individuelle des biens nécessaires à la vie, y compris le logement n’entre pas dans le cadre des préoccupations dont nous venons de parler. La non-domination exige que chacun puisse dispose d’un lieu « à soi », d’un lieu intime inviolable, par exemple d’un lieu dont il ne puisse pas être expulsé et d’un lieu qu’il ne soit pas contraint de partager avec d’autres. Si la tradition républicaine antique fait de la vie publique la vie vertueuse par excellence, la question de l’articulation entre le commun et l’intime mériterait d’être approfondie. 
On pourrait imaginer que les deux hypothèses, l’hypothèse basse, réformiste, et l’hypothèse haute de marche vers l’abolition du salariat et du patronat coexistent, au moins pendant une longue période de transition. Il y a, dans la critique libérale du « constructivisme politique », des points pertinents : un gouvernement républicain radical, un gouvernement œuvrant pour une république sociale, devrait se garder de vouloir modeler la société sur un schéma a priori. Les « modèles de socialisme »[7] sont des modèles à valeur heuristiques, pas les plans tout faits pour la société future. Par conséquent, c’est l’expérience qui permettra de vérifier la validité de certains modèles, comme c’est de l’expérience que nous pouvons d’ores et déjà dire que la transformation des rapports sociaux de production est non seulement souhaitable mais aussi possible.
Nous devons cependant admettre que les travailleurs, à la différence des années 70, ne manifestent pas un grand civisme « économique » et semblent accepter la condition salariale de travailleur subordonné en cherchant seulement à conserver leur emploi, sans plus remettre en cause la propriété capitaliste[8]. La crise et la fragilisation croissante du salariat au cours des dernières décennies expliquent pour une grande part cette attitude. Il appartiendrait donc à un gouvernement républicain de prendre les mesures propices au développement d’une intervention plus directe des travailleurs dans l’organisation de la production.
Quelles que soient cependant les issues qu’empruntera le mouvement social dans les années à venir, il reste que les républicains ne peuvent se satisfaire d’une situation dans laquelle les citoyens se désintéressent massivement de la participation directe à la vie publique et ce désintérêt est étroitement corrélé au fait que la seule perspective qui semble s’offrir soit la prolongation indéfinie du capitalisme. C’est particulièrement vrai depuis que les socialistes ont ouvertement renoncé au socialisme sous quelque forme que ce soit. Un renouveau de l’esprit républicain exige donc un mouvement social et politique d’ensemble, un de ces grands bouleversements historiques dans lesquels l’esprit de la  se réforme, en retournant aux principes comme l’aurait dit Machiavel. 
Si le républicanisme peut reprendre à compte, de manière réaliste, les objectifs traditionnels du socialisme (d’avant le social-) et du communisme (d’avant le stalinisme), il en diffère cependant sur de plusieurs points que nous voudrions souligner. Adopter le point de vue républicaniste signifie nécessairement renoncer à la « dictature du prolétariat », non seulement sous les formes tyranniques qu’elle a connues dans le communisme historique du XXe siècle, mais aussi sous ses formes plus « libertaires » ou radicales du conseillisme. Transférer la totalité du pouvoir à des conseils exerçant une démocratie directe (ainsi que le proposent de nombreux groupes issus du communisme de gauche ou du trotskisme) est tout à la fois très utopique et dangereux. Utopique, car les formes de démocratie directe, si précieuses soient-elles dans les périodes d’ébullition révolutionnaire, ne peuvent se prolonger durablement parce qu’il est impossible que tout le monde s’occupe tout le temps des affaires politiques, parce qu’il faut aussi travailler, gagner sa vie, prendre soin de ses enfants, etc. Si bien que la démocratie directe se transforme rapidement en champ clos des affrontements entre militants professionnels. Enfin des formes de démocratie directe ou semi-directe peuvent exister au niveau local, leur centralisation à l’échelon national pose des problèmes insurmontables et la démocratie directe a tôt de se transformer en une démocratie représentative avec un nombre de degrés électifs bien plus grand que dans les démocraties parlementaires où les députés sont élus au suffrage direct. Les « coordinations » qui ont joué un grand rôle dans les mouvements étudiants des années 70 et 80 attestent que la démocratie directe peut être facilement manipulable par des groupes minoritaires bien organisés. Philip Pettit a raison d’insister sur le fait que « les instruments auxquels l’État républicain a recours doivent être, autant que possible, non manipulables. »[9]. Ce qui est vrai du républicanisme en général, y compris le républicanisme « bourgeois » qui pourrait se satisfaire d’un aménagement politique de la société capitaliste et de l’économie de marché, doit l’être a fortiori de la part de courants qui se réclament d’une protection contre la domination et d’une liberté effective des citoyens bien plus exigeantes.
Mais outre le fait qu’elle est difficile à faire vivre réellement et durablement, la démocratie directe est aussi dangereuse parce qu’elle fait peser presque immédiatement le danger d’être une tyrannie de la majorité : l’expérience historique enseigne que le pouvoir de la majorité est finalement un « empire d’hommes » comme les autres et non l’empire de la loi. Kant pensait même que la démocratie était par essence une tyrannie puisqu’elle est une organisation politique dans laquelle celui qui fait la loi est aussi celui qui l’exécute. Alors que le socialisme et le communisme traditionnels refusaient la séparation des pouvoirs et avouaient leurs préférences pour une assemblée unique concentrant le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, un peu sur le modèle de la dictature jacobine de 1793-1794, le républicanisme inclut au minimum les règles traditionnelles de la séparation des pouvoirs et la protection des droits individuels. Au demeurant un programme républicaniste sérieux pourrait commencer par exiger le retour à ces principes là où ils sont officiellement en vigueur mais battus en brèche en pratique – il n’est pas compliqué de montrer que la Constitution française a une vision très lâche de la séparation des pouvoirs, mais des constats du même genre pourraient être faits en Grande-Bretagne où le Parlement est soumis de plus en plus directement aux empiètements de l’exécutif.
Mais on peut aller un peu plus loin et suivre Philip Pettit quand il affirme que la simple séparation fonctionnelle des pouvoirs ne suffit pas et qu’il faut rechercher la dispersion des pouvoirs. Cela implique la méfiance à l’égard d’un appareil d’État tout puissant qui gouverne par l’intermédiaire de commissaires non élus, bras armés du pouvoir central. Une large décentralisation et le développement de pouvoirs locaux s’inscrivent pleinement dans la perspective républicaniste. La défense des droits des communes à se gouverner elles-mêmes rejoint aussi quelques-unes des intuitions de Marx et Engels quand ils proposaient de soutenir le programme politique de réforme des institutions proposé par Clemenceau dans les années 1880.[10] Le bicamérisme trouve d’ailleurs sa justification dans cette décentralisation. L’existence d’une « chambre haute » censée modérer les ardeurs de la « chambre basse » renvoie à une conception aristocratique de la république, propre à conforter les positions de pouvoir des classes dominantes. Mais que le pouvoir parlementaire (représentant la  dans son unité) soit contrebalancé par une assemblée représentant les collectivités locales et donc le territoire, c’est une proposition conforme aux idéaux républicains.
Philip Pettit soutient que la république est « un idéal communautaire », c’est-à-dire que l’État républicain a pour fonction de promouvoir un certain bien commun, à l’opposé des conceptions libérales qui font de l’État uniquement le moyen par lequel peuvent être réglés, selon des procédures déterminées, les conflits entre des individus rivaux ou, au mieux, indifférents les uns aux autres. Si l’État républicain promeut un certain bien commun, il est donc le porteur d’une certaine « conception englobante » du bien, pour rependre la terminologie de Rawls. Ce qui ne va pas sans poser de très nombreuses difficultés. L’idéal du socialisme et du communisme traditionnels était fortement internationaliste et n’accordait pas une grande importance aux divisions de l’humanité selon les nations, les cultures et les religions. Les religions classées dans la catégorie « opium du peuple » étaient censées disparaître à brève échéance. Les prolétaires n’ayant pas de patrie, les frontières nationales étaient perçues comme des survivances dont les capitalistes se servaient pour opposer entre eux les prolétaires. Quant aux cultures, l’eurocentrisme originel du mouvement ouvrier lui faisait identifier la culture avec la culture des Lumières telle qu’elle s’était épanouie en Europe occidentale. On sait comment ces utopies et cet universalisme abstrait se sont brisés au cours du XXe siècle. La liberté comme non-domination doit accepter que les peuples restent différents et soient à attachés à leurs traditions, à leur culture dans ce qu’elle a de spécifique et à leurs conceptions de la religion. On devrait peut-être même accepter qu’à l’intérieur d’un territoire donné, certaines communautés puissent préserver leurs propres coutumes ou, en tout cas, puissent vivre selon les modalités qui leur semblent les plus conformes à l’idée qu’ils se font de la vie bonne – un peu comme les Amish aux États-Unis. En même temps, un gouvernement républicain se doit de protéger les individus contre la domination impliquée parfois par les appartenances communautaires – par exemple protéger les jeunes filles contre les mariages arrangés selon la tradition. Les débats confus sur le port ou non du « foulard » dit « islamique » renvoient à cette difficulté de concilier deux exigences qui, en elles-mêmes, ne sont pas contradictoires mais, dans la réalité quotidienne entrent assez souvent en conflit.
Dans une grande mesure, ces conflits « communautaires » auraient dû se régler « à l’amiable », comme ils se sont réglés pendant des décennies quand les paysans déracinés ou les immigrés intégraient les communautés ouvrières, soudées par des pratiques d’échange et de lutte communes. Mais le triomphe de ce qu’on a appelé  ou néolibéralisme a fait exploser les anciennes communautés de travailleurs, celles qui faisaient « la classe ouvrière », et domine aujourd’hui une idéologie qui transforme les individus en rivaux, avec qui on n’est plus lié que par le « donnant-donnant ». Du même coup les crispations communautaristes se sont développées, combinées très curieusement avec la nouvelle idéologie de l’affirmation du sujet-roi affirmant ses singularités à la face du monde et réclamant le respect de la part de tous les autres : de la « gay pride » à la fierté de porter le voile, il y a une continuité complète, comme il y a complémentarité entre le « tout au marché » d’un côté et la substitution des luttes sociétales aux luttes sociales dans la gauche et « l’extrême nouvelle gauche ». 
L’idéal républicain, compris de manière conséquente conduit donc à la mise en œuvre des revendications sociales traditionnelles du socialisme et du communisme, mais inversement donc, le républicanisme, le « vivere civile » cher à Machiavel, ne peut retrouver sa force que si sont réhabilitées des vertus communautaires radicalement antagoniques avec l’évolution de la société capitaliste contemporaine. Bref, la république ne peut être que la république jusqu’au bout, la « république sociale » mise en avant pour la première fois par les ouvriers parisiens en 1848 et dont la Commune de Paris fut selon Marx la forme enfin trouvée.
 
 
 
 
 


[1] Voir Denis Collin, Comprendre Marx, Armand Colin, 2006.
[2] Nous employons le passé, car l’existence actuelle de ce mouvement ouvrier comme mouvement politique indépendant est très problématique, compte tenu de l’effondrement ou de la décrépitude de ses partis traditionnels, communistes et socialistes, et de l’incapacité des groupes radicaux à en prendre la relève effective.
[3] Marx est explicite sur ce point. Il polémique contre le « bon sens grossier qui transforme la différence de classe en grosseur de porte-monnaie » (La critique moralisante et la  critique, in Œuvres, tome III, édition Gallimard, La Pléiade, p. 766).
[4] Pettit, Républicanisme, une théorie de la liberté et du gouvernement, traduit de l’anglais par Patrick Savidan et Jean-Fabien Spitz, Gallimard, 2004, p.187. Alors que les républicanistes comme Skinner insistent plutôt sur la compatibilité du républicanisme avec la « liberté négative au sens de Berlin, Pettit, au contraire, propose un modèle républicaniste qui donne une large place aux « droits-créances » et à la possibilité offerte à chacun de réaliser les potentialités qui sont en lui grâce à l’action de l’État.
 
[5] Pettit, op. cit. p.186
[6] Rousseau, Contrat Social, I, chap. XI
[7] Voir les travaux de Tony Andréani sur ce sujet notamment Le socialisme est (à) venir2. Les possibles (Syllepse, 2003)
[8] De nombreuses grèves des années 70 avaient posé la question de l’appropriation sociale, comme la fameuse de grève de Lip à Besançon, où les ouvriers remirent la production en marche sous le contrôle du comité de grève.
[9] Pettit, op. cit. p.228
[10] Voir J. Texier, Révolution et démocratie chez Marx et Engels, PUF, 1998, collection « Actuel Marx Confrontation ».

lundi 4 octobre 2010

Du mauvais usage de Marx et de Spinoza

Réflexions sur un livre de Frédéric Lordon

Frédéric Lordon, Capitalisme et servitude. Marx et Spinoza. Édition de la fabrique, 2010. Voilà un livre dont on aimerait dire seulement du bien. Essayer de construire une analyse générale de la domination et de la domination dans le mode de production capitaliste, tenter de comprendre par quels mécanismes le capitalisme obtient la soumission et même le consentement des salariés, c’est là un bon programme. Si, en plus, la perspective est celle d’une sortie du salariat, d’une réappropriation « par en base » de leurs propres vies par les dominés, se groupant volontairement des associations de producteurs que Lordon baptise « récommune », sur le modèle de « république », la chose commune étant la mise en commun des forces sur la base de fins partagées ; et si, en plus, ce communisme, comme seule alternative au totalitarisme capitaliste, ne reconduit pas l’utopie et admet la persistance du politique et du conflit, on est comblé. La convergence avec les perspectives défendues par exemple dans Le cauchemar de Marx semble à première vue vraiment profonde. Mais « le diable est dans les détails » et c’est dans les détails que gisent des désaccords profonds.
Le premier concerne le spinozisme de Lordon, un spinozisme réduit le plus souvent à la mécanique du désir, un spinozisme qui vise à disqualifier les notions d’aliénation telles qu’on les retrouvera chez Marx et dans la théorie critique. L’aliénation ne peut être admise par un spinoziste, nous dit Lordon, parce qu’elle supposerait une puissance humaine non actualisée et que pour Spinoza puissance et acte sont identiques. À voir! Il est tout de même frappant de voir que Lordon n’évoque jamais ou presque jamais « l’utile propre » concept pourtant central dans l’éthique spinoziste. Désirer ce qui est conforme à l’utile propre (qui est aussi ce que dicte la raison) n’est pas du tout la même que désirer ce qui naît des rencontres occasionnelles des corps et peut entraîner des affects néfastes à l’individu lui-même. Désirer une nourriture variée pour reconstituer les diverses parties de son corps et désirer se saouler avec du mauvais vin, ce sont deux désirs radicalement différents que Spinoza ne tient jamais pour équivalents et il est tout à fait acceptable de caractériser le désir de l’ivrogne d’aliénation sans renoncer pour autant à Spinoza. Mais Lordon qui ne jure que par Althusser et renvoie ad patres tout ce qui est « pré-althussérien » (cf. p. 101), bannit le concept d’aliénation au nom d’un spinoziste expurgé par une opération qui ressemble un peu à celle pratiquée par Althusser sur l’oeuvre de Marx. Que Lordon oublie également la cinquième partie de l’éthique, l’amour intellectuel de Dieu et la béatitude, me semble également révélateur de cette utilisation vraiment douteuse de Spinoza, de cette fabrication d’un spinozisme « matérialiste » qui viendrait remplacer le vieux matérialisme dialectique hors service.
Mais laissons les querelles en spinozisme. Quand Lordon parle de Marx, il n’y va pas de main morte. De Marx, il garde la lutte de classes mais supprime la loi de la valeur et la théorie de l’exploitation! Rien que ça. Plus exactement il veut redéfinir la théorie de l’exploitation comme étant « du ressort d’une théorie politique de la capture » (p. 153) –une très vieille affaire qui remonte au célèbre Dühring – remplaçant « la théorie marxienne de la valeur objective ». Je ne sais où Lordon a vu une « théorie marxienne de la valeur objective. Sans doute confond-il Marx et Ricardo... Bref, il garde Marx mais sans Marx ! Quand, vers la fin, il félicite Postone pour son travail sur Marx, c’est à se demander s’il l’a lu puisque Postone précisément met la théorie de la valeur au centre de sa reconstruction de Marx. Mais, enfin, quand Lordon écrit: « Du moment d’ailleurs où, pour être ‘l’homme du capital’, le dirigeant d’entreprise lui-même est devenu un salarié, la théorie marxienne originelle s’est trouvée en difficulté » (p. 197) Lordon montre qu’il n’a jamais lu Marx mais selon des résumés pour étudiants en sciences économiques. Faut-il rappeler les innombrables passages où Marx étudie la séparation entre le possesseur du capital et le dirigeant du processus de production, ou encore la définition du capitaliste comme fonctionnaire du capital. Quiconque est un minimum familier de l’oeuvre de Marx sait tout cela mais Lordon pas!
Ce livre, truffé de citations de Spinoza et usant de métaphores tirées du calcul des vecteurs (pour faire savant, nous avons droit à la colinéarisation des désirs) laisse finalement le lecteur sur sa faim. Peu d’analyse de la réalité du capitalisme aujourd’hui, pas de discussion sérieuse des issues possibles, bref un exercice un peu gratuit et une contribution à la propagation des contresens faits sur Marx.

mercredi 25 août 2010

Temps, travail et domination sociale

Un important livre de Moishe Postone

Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, éditions « Mille et un nuits », 2009, traduit de l’anglais par Olivier Galthier et Luc Mercier (première édition américaine, 1993). Voici un livre important enfin accessible aux lecteurs francophones. Postone propose une réinterprétation de Marx, en opposition radicale avec le marxisme traditionnel, appuyée sur une lecture serrée des Grundrisse et du Capital, notamment le livre I, première section, consacrée à la marchandise et section IV. À la différence des interprètes qui usent des Grundrisse contre le Capital (Negri, par exemple) et ceux qui s’occupent du Capital en délaissant lesGrundrisse (ce que j’ai sans doute eu trop tendance à faire), Postone propose de lire conjointement ces deux œuvres, prenant les « linéaments » que sont les Grundrisse comme clé interprétative du Capital. Mostone s’inscrit dans la longue lignée (maintenant) de ceux qui veulent débarrasser Marx du fardeau du marxisme, non pour livrer le « vrai Marx », non pour faire un « retour à Marx », mais pour mettre en lumière une lecture féconde de celui que Michel Henry appelle « l’un des plus grands philosophes de tous les temps ».
Moishe Postone part de la critique des présupposés du marxisme traditionnel et c’est ce qui constitue l’objet de sa première partie. Pour résumer son propos en voici deux extraits :
Le marxisme traditionnel remplace la critique marxienne des modes de production et de distribution par une critique du seul mode de distribution et substitue à sa théorie de l’auto-abolition du prolétariat une théorie de l’auto-réalisation du prolétariat. La différence entre les deux formes de critique est profonde : ce qui dans l’analyse de Marx est l’objet essentiel de la critique du capitalisme devient le fondement social de la liberté pour le marxisme traditionnel. (p.110)
Ou encore ceci :
Pour Marx, l’abolition du capital est la condition nécessaire de la dignité du travail car c’est seulement ainsi qu’une autre structure du travail social, un autre rapport entre travail et loisirs et d’autres formes de travail individuel pourront devenir socialement généraux. La position traditionnelle donne de la dignité au travail fragmenté et aliéné. Il est fort possible qu’une telle dignité, qui se trouve au cœur des mouvements ouvriers classiques, ait été un élément important pour l’estime de soi des travailleurs et qu’elle ait constitué un puissant facteur de démocratisation et d’humanisation des sociétés capitalistes industrialisées. Mais l’ironie de cette position, c’est qu’elle pose implicitement la perpétuation d’un tel travail et de la forme de croissance qui lui est liée comme nécessaires à l’existence humaine. (pp. 112-113)
Ce renversement du marxisme traditionnel a conséquences décisives que Postone explorera dans sa troisième partie et dans sa conclusion. La première est que la philosophie de Marx n’est pas une conception transhistorique de l’histoire universelle, mais une théorie du mode de production capitaliste et de ses contradictions, et seulement cela ; la deuxième est le prolétariat n’est pas le sujet de l’histoire, le seul « sujet », c’est le capital en tant que forme des rapports sociaux éminemment contradictoires ; la troisième, enfin, réside dans la possibilité de faire de Marx une arme de guerre contre les théories de la croissance et donc contre le marxisme productiviste du développement illimité des forces productives, sans pour autant avaliser les thèses de la décroissance qui se situent dans la même problématique (fausse) que ce qu’elles prétendent combattre. Le marxisme traditionnel, en se « plaçant du coté du travail » reste finalement dans des formes de conscience aliénée qui sont celles que produit le rapport capitaliste. Il n’est donc pas étonnant
Dans un deuxième temps, Postone montre que, en dépit d’efforts louables, les théoriciens de l’école de Francfort ne parviennent pas à sortir des cadres du marxisme traditionnel. Il y a une exception, toutefois : Marcuse (cf. p. 134) au sujet duquel Postone fait une intéressante mise au point :
Le dépassement du travail aliéné comme condition de l’émancipation se retrouve au cœur de la pensée de Herbert Marcuse, qui fut l’un des premiers à reconnaître l’importance tant des Manuscrits de 1844 que des Grundrisse. Comme un néglige souvent la dimension historique de l’analyse de Marcuse, on attribue à ses positions un degré de romantisme plus élevé que ce n’est le cas en réalité. (p.556)
Postone montre que la tentative de la « théorie critique » pour dépasser les limites du marxisme traditionnel échoue parce que ses présupposés ne sont pas véritablement questionnés comme il l’aurait fallu. Le tournant pessimiste de Pollock ou de Horkheimer s’explique par le fait que, analysant le développement du capitalisme bureaucratique et de la rationalisation croissante de la vie sociale, dans une optique issue de la sociologie de Weber, ils en viennent à penser que les contradictions entre prolétariat et bourgeoisie ne sont plus porteuses d’un potentiel émancipateur – la classe ouvrière serait intégrée au système capitaliste. Selon Postone, autant les penseurs de la « théorie critique » ont raison de mettre en cause les impasses du marxisme traditionnel dans l’analyse des sociétés capitalistes post-libérales, autant ils se trompent sur le fond dans la compréhension qu’ils ont de Marx, restant prisonniers justement des enseignements du marxisme traditionnel.
La troisième partie procède à la reconstruction de la théorie marxienne. Il s’agit de saisir la logique très paradoxale du capital. Et pour cela comprendre ce qui véritablement la spécificité des sociétés dominées par le mode de production capitaliste :
L’une des caractéristiques du capitalisme est que ses rapports sociaux fondamentaux sont sociaux d’une manière très particulière. Ils n’existent pas en tant que rapports ouvertement interpersonnels, mais comme un ensemble quasi indépendant de structures qui s’opposent aux individus, comme une sphère de nécessité « objective » impersonnelle et de « dépendance objective ». En conséquence, la forme de domination sociale propre au capitalisme n’est pas ouvertement sociale et personne… (p.188)
Ou encore, de manière plus résumée :
la domination objective, abstraite, impersonnelle, propre au capitalisme est, semble-t-il, intrinsèquement liée à la domination des individus par leur travail social. (p.189)
Que ce soit là la question centrale de la domination dans le mode de production capitaliste, le sait qui a lu sérieusement le Capital. Et quand Marx veut définir les objectifs sociaux généraux, qu’il résume ailleurs sous le mot « communisme », il affirme
La liberté ne peut consister qu’en ceci : les producteurs associés — l’homme socialisé — règlent de manière rationnelle leurs échanges avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges ; (Capital, livre III, conclusion)
J’ai analysé ailleurs ce texte (voir notamment La conclusion du livre III du Capital ) sur lequel Postone s’étend, lui aussi, dans des termes assez proches des miens. Le problème est donc de comprendre comment les hommes peuvent être soumis à des rapports sociaux qui sont le produit de leur propre activité. Postone souligne le caractère inédit de cette situation dans l’histoire humaine. Dans les sociétés anciennes, l’esclavagisme antique ou le féodalisme, la domination est une domination personnelle, claire et pensée comme telle et pour laquelle il faut d’ailleurs trouver toutes sortes de justifications. L’esclave est dominé par son maître, le serf par le seigneur, etc. Dans le mode de production capitaliste, la domination est « abstraite ». Or cette domination abstraite n’est compréhensible que si on comprend ce qu’est la catégorie de valeur. On retombe ici sur les très vieilles discussions portant sur la lecture du Capital et la compréhension exacte de la signification de son « ordre d’exposition ». Qui a lu le Capital le sait : Marx ne commence ni par le travail, ni par la production, ni par rien de ce qui constitue l’abécédaire du « matérialisme historique ». Il commence par la marchandise, « cellule de la société bourgeoise », et, de plus, il commence par une série de développements qui font immanquablement penser à la théorie hégélienne de la mesure, un procédé dont Marx dit dans la préface à la seconde édition allemande qu’il était une sorte de coquetterie avec Hegel. Mais au-delà de la vieille, trop vieille affaire du rapport de Marx à Hegel, il s’agit de tout autre chose qu’une coquetterie – sur ce point, Postone a achevé de me convaincre, alors que j’étais resté sur une position très ambiguë dans mon livre sur La théorie de la connaissance chez Marx.
Voyons plus précisément le problème. Il y a une première lecture qui fait de l’analyse de la marchandise l’exposé des bases d’une société pré-capitaliste, de libres producteurs échangeant leurs produits sur le marché (selon le fameux schéma M-A-M). Puis, Marx montrerait comme on passe de cette circulation simple des marchandises à la circulation du capital (A-M-A’). Bref, l’ordre d’exposition du Capital serait un ordre historique: 1) les producteurs indépendants et la circulation des marchandises ; 2) l’expropriation des producteurs indépendants et la domination des capitalistes ; 3) si tout va bien, « expropriation des expropriateurs ». Il y a suffisamment de raisons, à la lecture du Capital et des textes qui le précèdent pour comprendre que cette lecture est erronée. La deuxième lecture est celle proposée par Althusser – notamment dans l’introduction qu’il écrit pour la publication chez Flammarion du livre I du Capital. Cette première section serait trop hégélienne, il faut la sauter et éventuellement y revenir après, car l’essentiel serait dans l’analyse du mode de production, le concept de « mode de production » étant le noyau du marxisme comme science. Cette deuxième approche a eu le mérite de montrer que quelque chose ne « collait » pas dans l’interprétation traditionnelle du problème. Mais c’est pour tomber à son tour dans la même incompréhension de la méthode d’exposition adoptée par Marx.
La forme marchandise ne doit pas être conçue comme une forme transhistorique. Il faut au contraire partir de son plein développement dans le mode de production capitaliste pour en saisir l’essence. Et c’est à partir d’elle que peuvent être expliqués caractères déterminants du capital. Cette forme ne peut atteindre son plein développement que dans une société où domine non pas le travail en général mais le « travail abstrait ». Postone accorde à cette notion de « travail abstrait » une importance majeure en soulignant combien elle s’oppose à la notion de travail en général. Le marxisme traditionnel ne considère pas le travail dans le mode de production capitaliste comme différent essentiellement du travail dans les autres formes de société, il vise seulement à montrer qu’il est la « vraie » source de la valeur et à lui restituer toute sa place. C’est cette conception que Postone renverse. Il montre ensuite comment ce travail abstrait institue un autre type de temps, un « temps abstrait ». On trouvera de nombreuses considérations passionnantes sur les rapports entre temps abstrait et temps historique ou encore sur les formes de conscience qui lui sont liées. De là Postone passe à un examen critique minutieux des thèses de Habermas, notamment telles qu’elles sont exposées dans Connaissance et intérêt et dans la Théorie de l’agir communicationnel.
La dernière partie, poursuivant la « reconstruction de la critique marxienne », s’intéresse à la trajectoire du capital. Il s’agit de montrer où réside la contradiction fondamentale. Et là encore Postone part de ce qui devrait être bien connu de tous les lecteurs de Marx : le travail n’est pas la seule source de richesse et et richesse et valeur ne peuvent être confondus. Là encore, c’est le caractère exceptionnel du mode de production capitaliste qui doit être souligné : « le capitalisme marque une rupture qualitative avec toutes les autres formes historiques de vie sociale. » (p.398)
La contradiction fondamentale est la suivante : dans le mode de production capitaliste, la richesse s’identifie à la valeur et la grandeur de la valeur est « seulement fonction de la dépense de travail en tant que mesurée par une variable indépendante (le temps abstrait) » (p. 425). Or la dynamique de la production de la valeur pousse à l’augmentation de la productivité du travail (ce que Marx analyse comme plus-value – ou survaleur – relative). Mais au final, l’augmentation de la productivité, si elle procure un avantage temporaire à la fraction du capital qui en bénéficie, n’augmente pas la valeur. Si on produit deux fois plus de toile en une heure, la valeur du mètre de toile a tout simplement diminué de moitié ! Il suffit d’ailleurs, soit dit en passant, de partir de là pour comprendre le fond de l’actuelle crise de mode de production capitaliste, ce qui évitera de passer son temps à courir après des fantômes, la spéculation, les spéculateurs, les « subprimes », etc., tour à tour mis en cause comme responsables de la crise. L’augmentation de la productivité augmente la richesse mais pas la valeur. La dynamique même du capitalisme sape la base sur laquelle repose le capitalisme. Postone insiste : si évidemment l’antagonisme prolétaires/capitalistes joue un rôle central, ce n’est pas de cet antagonisme que peut sortir une perspective de renversement du mode de production capitaliste. La raison en est que :
le lutte de classes et le système structuré par l’échange marchand ne reposent pas sur des principes opposés ; ce type de lutte ne représente pas une perturbation dans un système par ailleurs harmonieux. Elle est, au contraire, inhérent à une société constituée par la marchandise comme forme totalisante et totalisée. (p.466)
Prolétaires et capitalistes n’existent que dans leur relation réciproque, au fond comme les deux pôles de cette forme générale qu’est le capital. Le capital ne peut être aboli que si est aboli ce qui le produit, à savoir le « travail abstrait », c’est-à-dire le travail salarié source de la valeur. Et de ce point de vue, les formes précises de la propriété sont plutôt indifférentes. Le marxisme traditionnel qui envisage la société socialiste comme une sociétés de travailleurs salariés par un employeur unique, l’État,reste donc à l’intérieur du cadre de soumission à la loi de la valeur et, donc au travail aliéné. De même, la contradiction n’est pas entre des forces productives dont la dynamique propre, fondée sur le travail et la coopération, entreraient en contradiction avec des rapports de production. Les rapports de production, selon la théorie de Marx, ne sont absolument pas extérieurs aux forces productives. L’idée que le socialisme libéreraient des forces productives bridées par la propriété privée des moyens de production n’a, elle non plus, aucun rapport direct avec la pensée de Marx (telle qu’elle s’expriment dans le Capital).
Selon la théorie critique élaborée par Marx, abolir l’aveugle processus accéléré de « croissance » économique et de transformation socio-économique sous le capitalisme, ainsi que la nature porteuse de crise de ce processus, exigerait l’abolition de la valeur. Dépasser ces formes aliénées impliquerait nécessairement d’établir une société fondée sur la richesse matérielle, une société où la productivité augmentée conduirait à une augmentation correspondante de la richesse sociale. (p.461)
Il faudrait également évoquer les longs développements que Postone consacre à la production industrielle et au type de division du travail qu’elle suppose. Il achève de mettre en pièce cette théorie des forces productives neutres et d’une division « technique » du travail que l’on pourrait séparer de la division sociale du travail et des formes de l’aliénation.
Sur quoi tout cela débouche-t-il ? Sur quelques axes de réflexion fondamentaux. Le prolétariat n’est pas le Sujet du processus historique, ni sous sa forme restreinte de classe ouvrière « productive », ni sous sa forme large de salariat. Le seul « Sujet » historique est le capital et c’est à partir de la compréhension de son développement immanent que l’on peut penser son dépassement. Ce que le développement du capital ouvre, c’est une possibilité, celle de son dépassement en renversant la valeur, c’est-à-dire la domination des hommes par leur propre travail social, et, à partir de là, une révolution radicale dans ce que l’on appelle « travail ». Il ne s’agit pas de la « croissance illimitée des forces productives » … ni de la « décroissance », mais d’une autre croissance, celle des possibilités pour les humains de se débarrasser aussi loin que possible, des formes harassantes, abrutissantes du travail, de ne plus être ligoté par une division du travail de plus en plus poussée et donc la possibilité d’une véritable libération – dont le capitalisme garde l’idée sous une forme parfaitement aliénée :
le rêve contenu dans la forme capital, c’est celui d’une illimitation absolue, d’une idée de la liberté comme libération complète à l’égard de la matière, de la nature. Ce « rêve du capital » est devenu le cauchemar pour cela et ceux que le capital s’évertue à libérer : la planète et ses habitants.
L’humanité ne peut s’éveiller complètement de cet état de somnambulisme qu’en abolissant la valeur. Cette abolition entraînerait la nécessité qu’a la productivité d’augmenter sans cesse...(p.561)
Le travail de Moische Postone est loin de régler toutes les questions. L’auteur donne d’ailleurs un certain nombre de pistes de recherches qu’il faudrait poursuivre. Mais c’est, en tout cas, une œuvre majeure qui devraient être lue et débattue d’abord par tous ceux qui se sont mis à l’école de Marx mais aussi par tous ceux qui refusent l’ordre existant, sentent que son développement sans frein menace l’humanité, mais traitent Marx en chien crevé parce qu’ils ne connaissent de ce penseur éminent que la vulgate dont Postone montre brillamment l’inanité.


mardi 24 août 2010

La pensée-marchandise

à propos d'un livre d'Alfred Sohn-Rethel


Alfred Sohn-RethelLa pensée-marchandise, avec une introduction d’Anselm Jappe, éditions du Croquant, 2010. Il s’agit en fait d’un recueil d’essais : « Forme marchandise et forme de pensée. Essai sur l’origine sociale de l’entendement pur » (1961) ; « Éléments d’une théorie historico-matérialiste de la connaissance » (1965); « Travail manuel et travail intellectuel » (1970, pour la première version parue dans L’Homme et la Société. La thèse centrale développée dans les trois essais est d’essayer de construire une théorie matérialiste de la connaissance en montrant comment les catégories de la pensée sont le produit le plus élaboré des rapports sociaux. Ainsi la pensée abstraite occidentale, avec le rôle qu’elle accorde aux mathématiques et à l’entendement pur serait le produit de la généralisation de l’échange marchand à travers la médiation de l’argent. L’abstraction, soutient l’auteur n’est pas d’abord un processus de pensée mais un processus réel : l’échange marchand est « l’abstraction réelle. » Et pour comprendre cela l’auteur nous invite à partir de la première section du Capital et de l’analyse de la marchandise. Cependant Sohn-Rethel prend ses distances avec la « théorie travail de la valeur » (pour parler comme Jacques Bidet) et tend à faire de l’échange marchand une catégorie transhistorique – l’origine, selon lui, se situe dans la Grèce du VIIe siècle (av. JC) quand les marchés commencent à se généraliser grâce à la frappe de la monnaie. C’est bien là que se situe le problème principal: Sohn-Rethel ne comprend pas clairement ce que signifie l’analyse de la marchandise comme « cellule » de la société bourgeoise (selon l’expression de Marx) et c’est sur ce point que se situent les principales divergences entre Sohn-Rethel et les partisans de la « critique de la valeur » comme Jappe ou Postone. En tout cas un livre à lire qui confirme la fertilité théorique de l’école de Francfort et l’intérêt qu’il y a à y retourner.

lundi 9 août 2010

Entretien avec Florian Delorme

Les matins d'été de France Culture

Invité de France-Culture, le 9/8/2010, dans l'émission "Les matins d'été".


Pour écouter l'émission, cliquer ici

mardi 3 août 2010

La conscience de classe

Un commentaire de Histoire et conscience de classe de Lukacs.

Par Vito Letizia/ Un commentaire de Histoire et conscience de classe de Lukacs. - La conscience de classe (pp. 67-107, éditions de Minuit, trad. K Axelos et J. Bois)

À partir d’un excellent exposé de la pensée de Engels sur la contradiction entre les motifs qui font que les hommes agissent et les forces historiques qui font surgir de tels motifs, Lukacs va au-delà et construit un édifice de défenses sur un sujet qui n’a retenu l’attention ni de Marx ni d’Engels: la “conscience de classe”. Ce nouveau thème acquit de l’intérêt avec la victoire des bolchéviks en Russie et les inévitables comparaisons entre le parti russe et les partis sociaux-démocrates en Europe Occidentale. À tous ceux qui étaient pleins des promesses pour l’avenir de la révolution d’octobre, il semblait que les bolchéviks avaient atteint un “niveau de conscience” supérieur capable d’éclairer le chemin pour le socialisme. Cette espérance, frustrée par la suite, exige des hommes d’aujourd’hui qui vivent à la toute fin de la retraite de la révolution russe, un réexamen des anciens mythes sur le “niveau de conscience bolchévik”. D’une certaine manière, à l’époque de Lukacs, le nouveau débat fut mal engagé. Marx, probablement, aurait préféré discuter pour savoir quelle mesure le parti bolchévik victorieux était l’expression consciente du processus historique, plutôt que de savoir si la direction du parti bolchévik avait atteint un niveau de conscience supérieur ou inférieur à celui des autres partis ouvriers. Mais Lukacs, suivant une tendance du moment, venue de Russie, préféra centrer son attentions sur la “conscience de classe” entendue comme le degré de compréhension du processus historique par les membres du parti dirigeant de la révolution. Et, suivant ce chemin, il en tira quelques conclusions intéressantes, mais aussi téméraires.

Dans sa première partie, le texte commence avec une apparente prudence, dans une certaine mesure superficielle!
“l’essence du marxisme scientifique consiste à reconnaître l’indépendance des forces motrices réelles de l’histoire par rapport à la conscience (psychologique) que les hommes en ont.” (p. 68)
La phrase ne semble pas relever quelque chose de réellement essentiel dans la pensée de Engels, puisque Lukacs nous dit ici que les forces motrices de l’histoire n’ont rien à voir avec les idées que les hommes se font à leur sujet, ce qui est simplement le rejet de l’idéalisme.
D’un autre côté, dire que les hommes ont une conscience “psychologique”, en d’autres termes, une conscience naturellement humaine de rien moins que “des forces motrices de l’histoire” est d’une présomption intrépide. Individuellement (psychologiquement), le maximum auquel puissent arriver les hommes est une claire compréhension de leurs intérêts dans les relations sociales à l’intérieur desquelles ils sont insérés par le processus historique. Les forces motrices de ce processus, cependant, ne deviennent visibles que quand apparaît un mouvement ouvrier organisé qui met en question ces relations. Ce mouvement est la conscience du processus historique et non les idées que les individus s’en font.
Ensuite, Lukacs tente de faire un exposé des fondements et des caractéristiques de la conscience de classe. Et il commence en tentant de définir la conscience de classe en général :
“Cette conscience n’est donc ni la somme ni la moyenne de ce que les individus qui forment la classe, pris un par un, pensent, ressentent, etc. Et cependant, l’action historiquement décisive de la classe comme totalité est déterminée en dernière analyse par cette conscience et non par la pensée, etc., de l’individu: cette action ne peut être connue qu’à partir de cette conscience. (p.73)
Ici, il dit, en premier lieu, que la caractéristique fondamentale de la conscience de classe consiste n’est pas d’être la somme ou la moyenne des consciences individuelles, sans dire quelle est la caractéristique fondamentale.
En second lieu, il dit que l’action historique décisive est “déterminée” par cette conscience de classe (qui n’est ni la somme ni la moyenne des individus). Ne serait-il pas mieux d’inverser le sens de la phrase? Il serait plus en accord avec la pensée de Marx de dire que c’est l’action historique qui détermine (il serait mieux de dire “fait surgir”) la conscience de classe et non le contraire.
Parce que c’est l’action des capitalistes, en tant qu’acheteurs de la force de travail, qui conditionne leur conscience bourgeoise, même si celle-ci se présente rarement comme conscience de classe bourgeoise. Également, c’est l’action des travailleurs, dans leur résistance à la pression du capital, assoiffé de profit, qui fait surgir la conscience de classe prolétarienne. Et cette dernière conscience est, nécessairement, de classe parce que c’est seulement collectivement que les ouvriers atteignent la capacité de résister à la pression du capital.
 “La vocation d’une classe à la domination signifie qu’il est possible, à partir de ses intérêts de classe, à partir de sa conscience de classe, d’organiser l’ensemble de la société conformément à ses intérêts.” (p. 75)
Les matérialistes devraient éviter l’habitude – héritée de l’idéalisme – d’attribuer des vocations à des entités collectives comme, par exemple, la classe ouvrière. Les bourgeois ne dominent jamais la société capitaliste par vocation. Ils ont besoin d’un État qui domine les classes subalternes, pour exercer la coercition indispensable au bon fonctionnement des rapports de production capitalistes. Chaque bougeois, et même une majorité de bourgeois, pourrait avoir une vocation pour la vie monacale, mais ceux qui veulent mettre en valeur le capital ont besoin de dominer et de contraindre directement ou en mettant à leur service un État coercitif.
Les travailleurs, parce qu’ils forment une classe dominée, sont déjà conduits de force à une vie ascétique et ils sont obligés de lutter constamment contre l’augmentation de leurs privations. Dans le même temps, selon Marx, la production coopérative moderne, parce qu’elle a atteint un niveau de productivité qui la rend peu pénible, pourrait fonctionner sans exploitation de l’homme par l’homme. Il y a aussi sa conviction que les travailleurs, au cas où ils se débarrasseraient du pouvoir du capital, n’auraient pas besoin de s’ériger en classe dominante qui ferait fonctionner l’économie sous son contrôle. Cela signifie que les travailleurs parvenus au pouvoir par une révolution victorieuse
- n’auraient pas besoin d'un État coercitif pour défendre leurs intérêts collectifs, seule serait nécessaire une coercition restreinte à la défense de la révolution ;
- ce qui explique que, dans la société capitaliste, même quand ils obtiennent un avantage dans le combat social, ils ne se donnent pas l’objectif d'organiser une nouvelle domination de classe.
Tout cela signifie, en utilisant le langage de Lukacs, que la vocation à la domination n’a aucun motif matériel dans la classe ouvrière. Et, dans le cas de la bourgeoisie, bien que nous pouvons dire, avec Lukacs , qu’elle cherche à organiser l'ensemble de la société selon ses intérêts, on ne peut pas dire qu’elle le fasse à partir de sa “prise de conscience de classe”. Parce que l'inverse est vrai : c'est à partir de son mouvement pour imposer et défendre les rapports de production capitalistes que la bourgeoisie développe une vocation pour imposer un système de domination de classe.
“Quand la crise économique finale du capitalisme a commencé, le destin de la révolution et avec lui celui de l’humanité) dépend de la maturité idéologique du prolétariat et de sa conscience de classe.” (p. 95 – les italiques sont de Lukacs)
En 1918, la conscience de classe des bolchéviks, de laquelle dépendait, selon Lukacs, “le destin de l’humanité”, eut comme principale utilité de les lancer dans une guerre suicidaire contre une révolution paysanne russe. En 1920, Lukacs n’a pas pu voir les conséquences de cette orientation. Cependant, le matérialisme, tel que Marx l’a pensé, permet de voir la révolution comme un processus nécessaire, et non comme la réalisation d’une destinée. On doit admettre que c’est vraiment très difficile de voir, durant la tourmente révolutionnaire de 1917-1920, la réalisation de ce que pensait d’une révolution qui procède par avancées et par reculs partiels, accompagnant l’apparentissage politique des masses – beaucoup plus que par le renforcement idéologique – tendant pour cela à une forme permanente, par des vagues successives jusqu’à ce que les derniers exploités et opprimés prennent la parole et montent au premier plan de la scène politique.
Dans cette époque convulsive, il devait même être très difficile de voir que les paysans, en lutte pour s’arracher à leur servitude séculaire étaient certainement parmi les derniers exploités de la société russe. Étant donné que le Parti bolchévik, en tant que représentant indirect du prolétariat industriel russe, était en mauvaise position pour appréhender ce que signifiait sa “conscience de classe prolétarienne” spécifiquement russe, cela n’a pas aidé à sauver les deux révolutions concommittantes, la révolution sociale urbaine et la révolution paysanne. Et dans la chaleur des évènements, il doit avoir été impossible de voir que sauver seulement la révolution “socialiste” des prolétaires était impossible, du moment qu’il est impossible d’arrêter une révolution à un point quelconque, choisi par une direction quelconque, même la plus avancée. Le processus révolutionnaire ira nécessairement jusqu’à son terme ou régressera. Parce que ceux qui sont satisfaits par les conquêtes déjà réalisées ne représenteront jamais les opprimés.
“Cette même structure de la conscience, sur laquelle repose la mission historique du prolétariat, le fait qu’il renvoie au-delà de la société existance, produit en lui la dualité dialectique. Ce qui, chez les autres classes, apparaissait comme opposition entre l’intérêt de classe et l’intérêt de la société, entre l’action individuelle et ses conséquences sociales, etc., comme limite externe de la conscience, est transféré maintenant, comme opposition entre l’intérêt momentané et le but final, à l’intérieur de la conscience de classe prolétarienne.” (p.98)
Même en acceptant, par commodité, l’expression « mission historique du prolétariat », on ne peut pas dire que cette mission « repose sur sa conscience de classe ». Elle repose sur sa situation centrale dans le processus historique, mu par les contradictions croissantes que la défense de la rentabilité du capital va accumuler jusqu’à atteindre l’explosion sociale. Ce sont les consciences de toutes les classes sociales qui se forment et reposent sur ce processus. À partir de là, le problème majeur de ce passage de Lukacs est la thèse selon laquelle à « l’intérieur de la conscience de classe prolétarienne » se développerait une « opposition entre intérêts momentanés et objectif final ». Si cela veut dire quelque chose d’intelligible, ce ne peut être que ceci : en un moment surgira une opposition entre la perspective à long terme (vue comme socialiste par un noyau dirigeant) et les intérêts momentanés des travailleurs dans le processus révolutionnaire. Partant, on doit comprendre que le processus révolutionnaire initiera, « à l’intérieur » de la conscience de classe des travailleurs, une opposition entre « finalistes » et « immédiatistes », ces derniers devant être corrigés par ceux qui sont plus intéressés au futur qu’au présent de la révolution. Malheureusement, l’histoire l’a montré, le futur désiré par tous les « finalistes » connus jusqu’à aujourd’hui, n’est pas ce que la classe ouvrière ou l’humanité désirent ardemment. La longue expérience humaine, postérieure à l’époque révolutionnaire de Lukacs indique probablement qu’il existe une opposition très importante, à l’extérieur de la conscience de classe, entre l’objectif final des appareils politiques des travailleurs et le processus historique poussé par le mouvement de la classe prolétarienne.
Cette scission (Zwiespalt) précisément offre pourtant un moyen de comprendre que la conscience de classe n’est pas la conscience psychologique des prolétaires individuals ou la conscience psychologique (de masse) dans leur ensemble […] mais le sens devenu conscient de la situation historique de classe. (pp.98-99)
Enfin, la solution au dilemme entre intérêt momentané et intérêt final : la conscience de classe, selon Lukacs, serait, ni dans la conscience individuelle, ni dans la conscience de la masse, mais dans la conscience du sens (souligné par lui) de la situation historique, ou de la route prise par le mouvement historique. On peut dire que la lutte des travailleurs contre le capital donne un sens au processus historique, dans ce cas, le sens d’un dépassement du mode de production capitaliste. La lutte des travailleurs, toutefois, acquiert seulement une dimension historique quand elle est de masse et il n’est pas raisonnable de prétendre que la masse rendue furieuse par les abus de l’exploitation capitaliste perçoit la fin ultime de sa lutte. Ce type d’idée est plus le propre des intellectuels et, en général, elle est mélangée avec des attentes et des projets discutables. Pour quoi ceux qui donnent un objectif « final » au conflit social auraient-ils une conscience de classe meilleure que les plus exploités qui risquent leur vie dans le conflit ? La confiance dans la naïve conscience exprimée comme aspiration générale à rabaisser le pouvoir du capital est à la fois plus proche de la pensée de Marx et plus prudente.
« Le conseil ouvrier qu’il ne faut jamais confondre avec sa caricature opportuniste, est une des formes pour lesquelles la conscience de classe prolétarienne a lutte inlassablement depuis sa naissance. Son existence, son continuel développement, montrent que le prolétariat est déjà au seuil de sa propre conscience, et, par suite, au seuil de la victoire. Car le conseil ouvrier est le dépassement économique et politique de la réification capitaliste. (p. 106)
Apparemment, Lukacs se réfère ici aux conseils ouvriers des révolutions en Russie et en Allemagne (pour cette dernière, les Räte de fin 1918). Il aurait fallu donner une indication de lieu et de temps sur ce que seraient ces conseils opportunistes auxquels il se réfère. Toutefois, il reste informé que les ouvriers des conseils non-opportunistes seraient « au seuil de sa propre conscience », déjà en train de dépasser la réification capitaliste. Comment le sait-il ? Aujourd’hui, il est connu que ce n’est pas ce qui se passait, ni en Allemagne, ni en Russie.
« La lutte pour cette société, dont la dictature du prolétariat aussi n’est qu’une simple phase, n’est pas seulement une lutte contre l’ennemi extérieur, la bourgeoisie, mais en même temps une lutte du prolétariat contre lui-même : contre les effets dévastateurs et dégradants du système capitaliste sur la conscience de classe. Le prolétariat n’a arraché la victoire véritable que lorsqu’il a surmonté ces effets en lui-même. La séparation des différents secteurs qui devraient être réunis, les différents niveaux de conscience auxquels le prolétariat est actuellement parvenu dans les différents domaines, permettent de mesurer exactement le point qui a été atteint et ce qui reste à conquérir. » (p. 106-107)
La première partie de ce passage présente une idée qui se déclare comme une espèce de marque déposée des lukacsiens : que la lutte pour la société à laquelle vise la dictature du prolétariat exigerait un combat du prolétariat contre lui-même. Ceci, dit en 1920, sonne comme une théorie ad hoc pour justifier la répression des travailleurs en Russie. Mais en voulant faire entrer cette idée, d’une certaine manière, dans le matérialisme historique, on pourrait dire que le parti, étant, pour le moins par définition (sinon toujours de fait) la partie lap lus avancée du prolétariat, doit lutter contre la partie arriérée pour la défense ou  pour la poursuite de la révolution. Le problème de cette explication est qu’elle pose, à la place du processus historique réel, un processus théorique. Pourquoi attribuer à une courant du parti dirigeant de la révolution (en supposant que seul existe un courant « certain »), le monopole de l’élaboration théorique, en réservant aux tendances restantes du prolétariat le simple apprentissage des idées salvatrices, à défendre à tout prix.
Il n’y a rien ici qui entrer dans la méthode de Marx pour qui le processus révolutionnaire qui ouvre le chemin au socialisme est, nécessairement, un processus pratique des travailleurs en libre coopération. Ensuite, selon cette méthode, l’humanité pourrait seulement se hisser au-dessus du mode de production actuel au moyen de l’activité de ceux qui travaillent et créent librement. Lukacs avait même le droit de se tromper avec la défense intransigeante de la ligne politique d’un parti supposé apte à guider le prolétariat sur le bon chemin. Aujourd’hui, c’est inadmissible. Les faits postérieurs ont déjà suffisamment prouvé que le processus historique n’a pas de guide infaillible.
La deuxième partie de cet extrait aggrave encore les problèmes de la première, en différenciant divers « niveaux de conscience » du prolétariat qui seraient les résultats des « effets dévastateurs et dégradants du système capitaliste sur la conscience de classe. » Ce qui est grave ici, c’est l’aspect condamnatoire de la différenciation des niveaux de conscience, vision qui permet une définition des prolétaires comme conscience « dégradée », probablement récupérable seulement par un sévère « rééducation ». Marx avait certes vu une dégradation dans le comportement du lumpenprolétariat, mais chez les prolétaires il voyait seulement la dégradation de leur vie matérielle et la destruction de leur vie familiale ; en outre, il vit le plus ou moins grand degré de développement de l’organisation des travailleurs. Et il attribuait la désorganisation d’une partie du prolétariat au degré initial de développement des contradictions du capitalisme et non à une plus grande détérioration de la personnalité de certains groupes d’exploités. Et de plus, serait-ce par hasard les travailleurs désorganisés qui souffrent des effets dégradants du capitalisme ? Et pas les directions des organisations ouvrières traitres ? Dans la société capitaliste, personne ne peut se tenir pour juge des effets dégradants du système sur la conscience des autres. Et, une fois le pouvoir bourgeois renversé, c’est le degré d’auto-organisation des opprimés qui étaient les plus destitués de leur âme propre (« les plus aliénés » NDT ?) par la violence du capital qui donneront la mesure du processus de construction d’une nouvelle société d’hommes libres.

(Traduit du portugais - Brésil)


lundi 28 juin 2010

Commentaire sur "Comprendre Marx"

Je publie ici bien volontiers le long commentaire critique que Vito Letizia a écrit à propos de mon "Comprendre Marx" (A.Colin, 2006-2009). Vito Letízia est professeur au département d’économie de la PUCSP (Sao Paolo). Il est membre du comité éditorial de O Olho da História Crítica Marxista.Il a consacré une bonne partie de sa vie au militantisme dans les mouvements politiques et sociaux. Parmi ses article les plus importants: A moderna elite golpeada: a curta história do neoliberalismo na versão Collor (1993), A era dos retrocessos: as esquerdas e as guerras no século XX (1995), Conquistas sociais versus neoliberalismo: o povo francês trava a primeira grande batalha (1996), A era dos extremos de Eric Hobsbawm (1996), A mundialização do capital de François Chesnais(1997), Afganistão: a revolução às avessas (2001). Il est l’auteur de longues études inachevées comme A difícil construção do saber econômico (2003),Movimento das contradições na evolução do valor segundo Marx (2003), A terceira oportunidade imperial americana (2003),China: o salto para o capitalismo(2006), Enfrentando a grande crise (2010), Sobre História e consciência de classe (2010). (Denis Collin)
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Denis Collin est certainement le lecteur qui aujourd’hui saisit le mieux l’ensemble de l’œuvre de Marx, et ce pour plusieurs raisons, la principale étant son engagement personnel dans le mouvement social s’inscrivant dans le sillage des combats menés par Marx au XIXe siècle. Car Collin refuse de se soumettre au principe d’injustice sur lequel se fonde la société capitaliste. Une des autres qualités de son analyse est le regard critique qu’il pose sur l’interprétation orthodoxe des adeptes du courant de pensée tracé dans l’ancienne Union Soviétique, un regard que vient appuyer une vaste culture philosophique. Ce point de vue conduit Collin à opposer frontalement la pensée de Marx à ce qu’il appelle le « marxisme », dont il explore les principaux éléments au long de son ouvrage.

Il s’agit d’abord de la théorie de l’aliénation, sur laquelle tant d’encre a été versé à la seconde moitié du XXe siècle alors qu’elle n’avait pas été un sujet de grande importance pour Marx et les marxistes de la seconde moitié du XIXe siècle. Collin la replace dans le contexte des débats de Marx et des jeunes hégéliens, en remarquant qu’elle disparaît presque complètement dans le Capital. Après s’être interrogé sur tous les sens que peut revêtir la notion d’aliénation chez Hegel, Collin démontre que le Marx de la maturité préférait la traiter sous l’angle de l’exploitation. C’est une idée intéressante, même si elle contrarie une certaine persistance chez Marx à employer tout au long sa vie le vocabulaire de Hegel.
En deuxième lieu, du matérialisme dialectique, lui aussi peu présent dans les derniers travaux de Marx. Certes, le matérialisme dialectique a toujours été l’aiguille la plus pointue sous le pied des maîtres à penser de milliers de militants d’organisations politiques, des décennies durant, qui souvent ne savaient que faire de cette notion, qui ne représentait pour eux qu’une répétition du schéma tracé par Engels dans Anti-Dühring et en une diatribe rituelle contre « l’idéalisme bourgeois », car la révolution qu’ils prêchaient était grosso modo à la société capitaliste ce qu’est le Jour du Jugement Final à la vie pratique des chrétiens. Au fond, nombre de ces maîtres à penser n’étaient que de simples athées, du style suranné du XVIIIe siècle. Mais la voie qu’a suivie Collin pour en finir une fois pour toutes avec la farce pédante du « matérialisme dialectique » traditionnel a sans doute été trop radicale, car il s’évertue à faire table rase de la dialectique dont se réclamait Marx. Ce radicalisme est poussé à l’extrême lorsque Collin définit Marx en tant que matérialiste « nominaliste ». Certes, cette approche théorique à ses raisons d’être. Cependant, s’il est vrai que les fameuses « lois » du matérialisme dialectique posées par Engels, et apparemment acceptées par Marx, constituent trop un calque du modèle hégélien, cela ne veut pas dire pour autant qu’il faut tout bonnement et simplement se débarrasser de la dialectique. Un nominalisme marxiste auquel on aurait ôté le principe de la contradiction comme moyen de définir les éléments du réel ne saurait fonctionner. Car coller aux individus vivants ne conduit pas automatiquement à l’explication matérialiste de la diversité de la vie réelle. Marx devait avoir une bonne raison de ne pas s’opposer au matérialisme dialectique tel que l’exposait Engels, même s’il l’a sans doute jugé insuffisant.
Troisième point, le matérialisme historique. Collin remet en cause avec justesse une grande partie des liens que le « marxisme » établit entre forces productives, structure sociale et luttes politiques, en acceptant néanmoins certaines idées de Marx, telles que les « liens intimes » unissant les forces productives et les rapports sociaux. Ce débat a fait fureur au XXe siècle et le matérialisme historique fait toujours l’objet de critiques. Le plus gros problème de cette discussion tient peut-être au fait que Marx n’a pas jugé nécessaire de démontrer certains rapports qui semblaient alors évidents aux matérialistes. Une lacune en a résulté, qui plus tard a été comblée par la vulgate soviétique. Mais Collin préfère démolir jusqu’à la dernière pierre la version orthodoxe du matérialisme historique, sans grand souci des distinctions.
Quatrièmement, l’économie politique de Marx, que Collin juge plus juste d’appeler « philosophie de l’économie », ce qui ne manque pas de pertinence étant donné que la prétention d’ériger la critique de l’économie politique de Marx au rang de « nouvelle science économique » est certainement vaine. Ce point de vue présente toutefois des aspects discutables en raison des économistes sur lesquels s’appuie Collin. Ils s’entendent tous bien plus en économie classique qu’en pensée de Marx. L’interprétation du Capital par des économistes de métier est d’ailleurs devenue un lieu commun depuis que l’œuvre de Marx a intégré le cursus de nombreuses universités. Or la compréhension des idées exposées dans le Capital ne s’est guère améliorée depuis.
En cinquième et dernier lieu, les questions historiques. Il s’agit ici du problème majeur que présente le livre de Collin. Et ce en raison de deux aspects. Le premier, et le moins important, est la forte accentuation sur la composante nominaliste du matérialisme de Marx, au point de rendre impossible une définition claire des classes sociales et de faire disparaître sa théorie de l’État. L’autre problème qui se pose, le plus important, est le lien direct que Collin établit entre Marx et Lénine, et qui le conduit à expliquer les fourvoiements de la Révolution russe par les failles de l’œuvre de Marx. Mais ce n’est pas à Marx qu’il faut adresser ce reproche, lui qui a développé sa pensée en Occident. Lui-même restait prudent quant à la portée de ses pronostics en des sociétés qu’il connaissait peu ou prou. Et il aurait peut-être dû faire preuve d’une prudence redoublée. Collin se trompe en voyant en Lénine un fidèle interprète et exécuteur de la pensée de Marx, sans aucune réserve, afin d’en faire ressortir les « failles » par rapport à des événements ayant eu lieu postérieurement dans le monde byzantin.
Afin de bien saisir ces problématiques, il est indispensable de reprendre un à un les points développés dans l’ouvrage de Collin, à commencer par le matérialisme.
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L’excès de zèle nominaliste dans l’interprétation du matérialisme de Marx apparaît dès le début de l’ouvrage, où Collin critique une phrase de Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, d’Engels, en lui opposant une phrase de L’Idéologie allemande, de Marx.
Commentaires de chaque citation par Collin :
Engels (p. 56) : « La grande question fondamentale de toute philosophie et spécialement de la philosophie moderne est celle du rapport de la pensée à l’être. »
Collin : « Ceux qui considèrent la nature comme l’élément primordial sont des matérialistes, dit encore Engels... Mais ce matérialisme reste encore largement spéculatif... Il est spéculatif en ce qu’il procède des idées générales, des concepts, dont le mouvement propre est censé expliquer le réel... »
Marx (p. 61) : « La première présupposition de toute histoire humaine, c’est, naturellement, l’existence d’individus humains vivants. [...] Toute historiographie doit partir de ces bases naturelles et de leur modification par l’action des hommes au cours de l’histoire. »
Collin (p. 62) : « Marx ne se situe pas du point de vue de l’observateur extérieur qui étudie l’espèce humaine dans l’ensemble du monde vivant : de ce point de vue de Sirius, en effet, on peut bien distinguer les hommes des animaux “par tout ce que l’on voudra”... Autrement dit, Marx affirme, presque explicitement, la priorité logique et ontologique de l’individu sur l’espèce, du particulier sur le général. Mais il y a, dans cette réduction de l’individu quelque chose d’autre : il faut saisir l’individu “subjectivement”, c’est-à-dire à partir de sa propre activité et non comme un objet passif, un “atome” social. »
Marx semble cependant ne pas avoir vu ce dilemme entre l’accent sur l’individu ou sur l’espèce. Donner la priorité à cette dernière peut s’avérer inévitable, par exemple, lorsqu’il faut séparer les problèmes humains des questions qui intéressent les chimpanzés. Si l’on va un peu plus loin, définir l’unité humaine minime réelle « ontologiquement » n’est pas une affaire simple. Pour cerner l’individu « à partir de sa propre activité », il faut tenir compte du fait qu’il n’y a activité humaine que dans une interaction aux autres ; et, en tant qu’individu humain, il est lui-même cette interaction. Parce que, hors d’elle, l’individu est une abstraction, excepté en tant que base à des travaux d’anatomie. L’unité humaine de base, en tant qu’unité sociale réelle, est donc plus qu’un corps physique individuel et ses activités vitales. Le point de départ minimum de « l’être » humain est la cellule des parents et des proches où les individus se forment et avec laquelle ils coopèrent pour subsister. Et ceci, même si l’on fait abstraction des liens de cette subsistance avec le marché mondial, est déjà bien plus qu’un « individu vivant singulier ».
La critique à l’égard d’Engels est donc infondée, selon laquelle son matérialisme serait « largement spéculatif », car il s’agit d’idées générales (comme « l’espèce humaine ») au lieu de choses concrètes (comme « les individus vivants »). Au bout du compte, la question du « rapport de la pensée à l’être » relève du rapport entre ce que les hommes pensent d’une part et le monde réel d’autre part. Et l’élément de base de cette question est le rapport entre ce que les hommes pensent de leur origine et la modeste réalité de leur naissance historique. Bien longtemps avant que l’humanité civilisée ne commence à se répandre tel un parasite sur la surface du globe, avant même que n’apparaisse l’espèce humaine elle-même, il y avait de la terre, il y avait de la flore et de la faune, bien réelles, qui ont par la suite donné les conditions à l’apparition de cette espèce particulière de primate.
Cette espèce s’est « civilisée » en se divisant en exploiteurs et en exploités, et comme les exploiteurs ne travaillent pas, ils ont peu à peu vu la terre, la flore et la faune comme une pure extériorité à eux. Et comme tout exploiteur tend à s’attribuer des pouvoirs surnaturels, ils ont commencé à penser que cette extériorité venait d’un être supérieur, semblables à eux et à leur société, qui serait une création plus parfaite que la nature, se concrétisant en normes, en lois, en chefs et en subalternes, et ignoraient que leur société n’avait de vie réelle que grâce au travail des exploités. Admettre cela, c’est la base du matérialisme cohérent, que l’on exalte l’espèce humaine ou que l’on voie en elle le fléau qui est à l’origine de la désertification de la planète. Le matérialisme d’Engels (qui tout comme Marx exaltait l’espèce) part des évidences présentées par la science de son temps pour affirmer que l’univers naturel précède et conditionne la vie humaine. Pour Engels, ceci est important afin d’affirmer que la vie intelligente est précédée et conditionnée par la vie pratique qui transforme la nature, car c’est le travail des salariés qui fait exister la société capitaliste. Traduire cela de façon à exclure le terme « espèce humaine » n’aide pas à mieux comprendre l’idée, même si la composante nominaliste du matérialisme de Marx permet d’éviter de réduire l’espèce humaine à une idée générale désincarnée.
Ensuite Collin remet en cause le lien que Marx établit entre forces productives et rapports de production, rejoignant ainsi le courant hétérogène de critiques du matérialisme historique apparu dans la période de déclin de l’orthodoxie « marxiste ». La tendance prédominante de ce courant d’idées consistait à mettre les causes de la ruine de l’État soviétique sur le compte des erreurs commises par Marx au XIXesiècle au lieu de les chercher dans l’histoire européenne, et notamment russe, du XXe siècle. Toutefois, même s’il s’associe à cette tendance, Collin fait une interprétation relativement positive d’un célèbre passage de Misère de la philosophie.
Marx (p. 85) : « les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives. En acquérant de nouvelles forces productives, les hommes changent leur mode de production, et en changeant le mode de production, la manière de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux. Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur, la société avec le capitaliste industriel. »
Collin (p. 85) : « Les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives. Soit. Mais cela signifie qu’il y a deux réalités distinctes, ‘rapports sociaux’ d’un côté, ‘forces productives’ de l’autre... »
Il ne s’agissait cependant pas pour Marx de « deux réalités intimement liées » parce qu’il voyait la nécessaire primauté temporelle des forces productives par rapport aux rapports de production, sans oublier qu’il se référait aux forces productives de l’homme. Le fait est qu’il était le témoin de l’essor impérialiste des puissances industrielles et qu’il a dû se rendre compte de l’importance de la supériorité technologique qui a autorisé aux « civilisés » des tueries sans bornes pour soumettre la Terre entière à leur exploitation. Certes, Marx ne prenait pas au sérieux l’ancien proverbe « l’homme est le loup de l’homme ». Mais peut-être a-t-il envisagé que les pouvoirs des hommes de l’âge de la pierre taillée sur la nature n’eurent pas été suffisant pour leur permettre l’exploitation du travail de leur semblable, même si ces hommes se traitaient sans doute avec beaucoup de rudesse. C’est pourquoi le rapport de production à l’âge de pierre ne pouvait aller au-delà de la coopération égalitaire dans la chasse et dans la défense contre les prédateurs.
Les forces productives de l’homme consistent dans la capacité humaine à produire en se servant de moyens de transformation de la nature. Il faut que ces moyens atteignent un certain degré de développement pour qu’un individu puisse subvenir régulièrement à ses besoins et à ceux des individus inactifs qui l’entourent. La généralisation de cette possibilité a signifié l’avènement de l’âge de la chasse à l’homme et de nouveaux rapports de production basés sur l’exploitation du travail humain. À partir de cette époque, les collectivités humaines ont commencé à se scinder en exploitants et exploités. Et ainsi, les nouvelles expériences de vie ont montré à beaucoup que les loups sont au fond de bien gentilles créatures.
Mais quelles que soient les conjectures d’où il est parti, Marx a pu assister de son vivant au développement d’un haut degré d’efficacité des moyens de transformation de la nature sous le capitalisme industriel et la lente formation postérieure d’un marché de travail régulier, au moyen d’une longue campagne de guerre sociale contre les misérables résistants à l’entrée aux usines. Par ailleurs, la forme nécessairement coopérative de la production capitaliste a conduit Marx à supposer que cela donnait à l’humanité la possibilité de fonder un système de coopération libre. Cette supposition ne pouvait cependant être validée par les fragiles coopératives ouvrières de l’époque de Marx. Collin laisse toutefois entendre qu’il accepte la supposition indémontrable de la possibilité d’un futur système de coopération libre, mais refuse l’idée que les rapports d’exploitation capitalistes aient demandé préalablement un haut degré de développement de la capacité humaine à transformer la nature.
Mais Marx semble avoir jugé superflu de démontrer longuement le fonctionnement du processus de création de la forme particulière d’exploitation de l’homme par l’homme du capitalisme industriel, lancé par le développement des moyens de transformation de la nature ayant rendu possible la prédominance de la production coopérative dans les grandes usines. D’autant plus que, si l’on y réfléchit bien, cela n’avait en somme rien d’une découverte extraordinaire au XIXe siècle, où la dissémination d’usines sombres et de quartiers ouvriers misérables choquait les esprits romantiques d’Europe.
Donnant suite à cette polémique, Collin entre sur le terrain des rapports entre structure et superstructure sociale.
Collin (p. 91) : « 1/ La ‘base’ conditionne la superstructure. Conditionne et non ‘détermine’ si on prend ‘déterminer’ au sens strict…
(p. 92) « 2/ La politique s’explique, en dernière analyse ou en dernière instance, par les luttes sociales... On connaît les analyses de Max Weber sur les rapports entre l’éthique protestante et ‘l’esprit du capitalisme’. Mais que les aspirations sociales nouvelles aient emprunté la voie du retour à la lecture augustinienne de l’enseignement chrétien, cela n’était nullement ‘déterminé’ par les rapports économiques et sociaux de l’époque... »
Cette sorte d’argumentation donne l’impression que Collin a momentanément cédé à la tendance à chercher des poux à Marx, typique des critiques des années 1970. C’est du moins ce que semble refléter l’exemple du choix doctrinaire augustinien de Luther, formulé (page 92) pour prétendre démontrer que Marx ne peut expliquer tous les détails de la vie politique par les luttes sociales. Mais pourquoi le matérialisme historique devrait-il expliquer les élucubrations de Luther ? Seule la biographie personnelle et l’analyse psychologique peuvent expliquer pourquoi une ancienne idée est ravivée par une personnalité religieuse ou politique. Marx n’a pas prétendu expliquer pourquoi Luther avait adopté la thèse augustinienne de la prédestination des âmes, mais il pouvait expliquer pourquoi les rapports de domination sociale de l’époque de Luther poussaient le mouvement des idées des peuples d’Europe du Nord à rejeter le catéchisme diffusé par le pape. Il y a tout à parier que si les idées de Saint Augustin avaient constitué la doctrine officielle de la papauté, Luther aurait cherché à se fonder sur un autre père de l’Église ou aurait échoué.
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En passant de la critique de la théorie politique à la critique de la théorie de la révolution, Collin s’aventure dans le terrain fatal des prévisions de Marx sur la révolution sociale, que ce dernier pensait voir mûrir au long de sa vie. Le processus n’a pas abouti, c’est pourquoi, après sa mort, Marx est passé pour beaucoup de critiques, dont de nombreux qui se disaient ses tenants, pour un mauvais prophète. Ce n’est pas exactement ce que dit Collin, mais plutôt que Marx n’explique pas pourquoi les révolutions ayant eu lieu après sa mort se sont déroulées dans des conditions différentes de celles qu’il avait prévues, d’une façon complètement imprévue.
Collin (p. 92-3) : « ‘L’humanité ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre’. Voilà pourquoi il est à jamais impossible de sauter par-dessus les étapes historiques... La révolution sociale a d’abord éclaté dans des pays où le MPC était loin d’avoir développé toutes les forces productives qu’il pouvait contenir – Russie, Chine etc. – et le socialisme ou la première phase du communisme y a pris un visage qui eût certainement horrifié Marx. Nous verrons que l’histoire du siècle passé a pourtant bien confirmé les grandes intuitions de Marx mais sous des formes si inattendues et souvent si contraires à ses espérances qu’il serait de la plus grande mauvaise foi d’y voir une validation expérimentale du schéma fondamental du matérialisme historique. »
Hélas, ici non plus les exemples ne sont pas bons. Affirmer que la révolution sociale dans des pays où les forces productives capitalistes n’étaient pas pleinement développées, comme la Russie ou la Chine, ne valide pas le « schéma fondamental du matérialisme historique » revient à dire que les peuples de ces pays se sont révoltés contre l’exploitation capitaliste, ce qui impliquerait l’existence préalable d’un mouvement à prédominance antibourgeoise. Or les faits sont différents. Les peuples de ces pays se sont révoltés contre l’oppression d’un État tsariste en Russie et contre l’État vassal des puissances étrangères en Chine. Et il n’est pas vrai non plus que ces pays soient arrivés au « socialisme ou la première phase du communisme », même avec un visage « qui eût certainement horrifié Marx ».
Pour appliquer le matérialisme historique aux faits, il faut éclaircir ces derniers un minimum. En laissant de côté les aspects complexes que présente la Chine pour l’Occident, il faut préciser que la Russie non seulement a été loin d’arriver au socialisme, mais surtout qu’elle a connu une régression sociale. Et les facteurs historiques de ce recul sont à chercher dans les racines tartaro-byzantines de l’Empire russe, où la révolution sociale urbaine s’est conjuguée à une révolution paysanne. En raison de facteurs externes à l’histoire de l’Occident, ignorés de Marx, la direction du prolétariat russe a, dès son ascension au pouvoir, abandonné sa théorie mal ficelée de la « révolution démocratique des ouvriers et des paysans », pour s’opposer à la révolution paysanne qui avait rendu la victoire possible. Marx a toujours pensé la révolution sociale comme un soulèvement général de la classe exploitée majoritaire. Détail qui a cependant échappé à la direction bolchevique, qui a agi comme si le prolétariat urbain minoritaire (près de 2,5% de la population) avait pu conduire d’une main de fer le peuple russe au socialisme, en s’offrant le luxe de considérer les plus de 80% de paysans opprimés depuis des siècles comme des contre-révolutionnaires, bien qu’ils aient pris part à la révolution. Un tel volontarisme, propre à l’intelligentsia russe (explicable par la rupture brutale avec ses racines byzantines sous le joug de la dynastie Romanov), a ramené le processus révolutionnaire à une guerre sociale menée par une élite de militants acharnés pour imposer au nom du prolétariat un projet mirobolant de socialisme ascétique (au diapason de la tâche héroïque de la minorité « porteuse du socialisme ») à la masse paysanne, qui s’était justement révoltée pour s’affranchir du joug de l’autocratie tsariste.
Ensuite, les difficultés croissantes du projet des bolcheviks, qui déliraient sur l’arrivée au « communisme » en 1920, ont forcé le système répressif « temporaire » (que Lénine a jugé nécessaire pendant au moins quinze ans) à fonder un nouvel État autocratique. Et c’est ce processus, et pas seulement la misère et l’isolement de la Russie, qui a interrompu le processus révolutionnaire et a plongé le pays dans un système de gestion sociale voué à l’échec, car moins libre et moins efficace que le capitaliste.
Quelle place occupe la pensée de Marx dans cet épisode tragique du XXe siècle ? Même si l’on admet que son matérialisme historique est une théorie très vague, on ne peut voir dans le « schéma » de Marx (comme le dit Collin) le fondement de la thèse léniniste de la nécessité d’un état-major de révolutionnaires professionnels pour commander la marche de l’humanité vers le socialisme et justifier son inévitable séquelle : la remise de tous les droits politiques de la masse travailleuse à un corps de gardiens des « intérêts historiques du prolétariat ».
Il y a également la question, de moindre importance, de l’apparente croyance de Collin dans les fausses difficultés de la théorie de la valeur de Marx, découvertes par une longue lignée de penseurs, partisans et sympathisants attirés par la planification économique soviétique, qui, comme on pourrait s’y attendre, ont vécu et sont morts perplexes face à l’inapplicabilité de cette théorie au « socialisme réellement existant » (inexistant) en URSS.
Collin (p. 136) : « Reste à comprendre les rapports entre valeurs et prix et à expliquer comment on passe de l’un à l’autre. Marx en donne l’esquisse dans les manuscrits du Capital qui forment les livres II et III, mais il ne s’agit que d’esquisses et non de la solution complète du problème. Paul Mattick souligne l’origine de la difficulté :
(p. 137) « Cette détermination du prix par la valeur ne peut pas être démontrée empiriquement ; on ne peut que la déduire du fait que toutes les marchandises sont les produits du travail, de quantités de travail différentes, et de la répartition nécessairement proportionnelle de l’ensemble du travail social. »
Si l’on fait abstraction des marchandises qui ont un prix mais pas de valeur (comme la terre en friche), la détermination des prix par les valeurs est donnée par le fait que toutes les marchandises ordinaires sont le produit du travail humain. Ce fait essentiel est parfaitement démontrable empiriquement : les innovations techniques entraînant la réduction du temps de travail socialement nécessaire font baisser le prix de toute marchandise, excepté si entrent en jeu d’autres facteurs, eux aussi identifiables.
Ce que Mattick ne réussit pas à démontrer empiriquement, c’est la valeur d’une marchandise à partir de la connaissance de son prix. Il devrait savoir que le temps de travail nécessaire pour produire une marchandise ne joue que sur son prix, qui ne correspond généralement pas à sa valeur. Il se trouve que la déduction d’une valeur (rapport entre efforts humains) à partir d’un prix (rapport entre marchandise et argent) ne serait facile que si l’argent permettait des échanges entre producteurs indépendants. Dans le capitalisme industriel, cependant, les marchandises se présentent comme des produits du capital, dont les prix (les prix de production en l’occurrence) reflètent le besoin de rémunérer le capital, et non pas de rémunérer l’effort humain. C’est pourquoi, bien que la détermination des prix par les valeurs soit toujours en vigueur, elle ne se manifeste aujourd’hui que lorsque le mouvement d’une valeur force un prix à changer dans le même sens ; mais une valeur stable n’est pas automatiquement révélée par le prix qu’elle est censée déterminer, sauf la valeur du produit social, qui par définition est égale à la somme totale des prix des marchandises du même produit social.
Les difficultés auxquelles se heurte Mattick pour faire le rapport entre valeurs et prix sont partagées par de nombreux économistes spécialistes du marxisme. Ce sont des entraves que leur pose leur propre tendance à penser que la détermination des prix par les valeurs devrait se démontrer empiriquement, sans pour autant prendre en compte le fait que les prix comprennent une « productivité » attribuée au capital. Certains (Lipietz, Morishima, etc.) prétendent même résoudre le problème en remplaçant la démonstration empirique par des formules mathématiques qui seraient à même de traduire par des rapports entre les efforts humains les rapports entre « efforts » du capital inclus dans les prix du commerce.
Les préoccupations majeures de Collin concernent sans aucun doute l’utilité de la pensée de Marx dans la société actuelle. Et sa tendance est de la considérer utile à condition d’y corriger certains défauts hérités du mouvement des jeunes hégéliens. Ce type de préoccupation apparaît bien dans le commentaire d’un passage du Capital :
Marx (p. 154) : « L’appropriation capitaliste, conforme au mode de production capitaliste, constitue la première négation de cette propriété privée qui n’est que le corollaire du travail indépendant et individuel. Mais la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature. C’est la négation de la négation. Elle rétablit non la propriété privée du travailleur, mais sa propriété individuelle, fondée sur les acquêts de l’ère capitaliste, sur la coopération et la possession commune de tous les moyens de production, y compris le sol. »
Collin : « Tout ce passage est remarquable à plus d’un titre, et pas seulement par cette reprise de la formule de la négation de la négation...
(p. 155) « Premier problème : si cette métamorphose de la propriété sociale s’accomplit avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature, on se demande quel rôle peut bien jouer l’action politique. Le communisme – en tant que parti politique – est l’expression consciente d’un processus qui se déroule sous nos yeux, répète Marx. Mais quel rôle peut bien jouer la conscience dans un processus naturel ? »
Les critiques de ces passages de Marx sont exagérées. Ils ne font pas de lui un fataliste, de même qu’ils n’ont pas conduit les marxistes du XIXe siècle à remettre leur vie à la destinée. Quand Marx évoque une certaine inexorabilité des changements sociaux, il présuppose un certain degré d’irrationalité dans le processus historique. On ne peut échapper à ce présupposé. Au cours de l’actuelle préhistoire de l’humanité (si l’on considère qu’une future histoire humaine est possible), les hommes agissent généralement aussi irrationnellement que les araignées (bien que Marx n’eût sans doute pas été d’accord à l’égard des araignées). Les hommes font de la politique de la même façon qu’ils subsistent, poussés par leurs besoins matériels et leurs ambitions dont la satisfaction est inévitablement conflictuelle dans la société de classes. Et ils le font la plupart du temps sans objectif final viable sur le plan collectif, et sans se rendre compte des contradictions que ne font qu’accumuler les solutions individuelles qu’ils trouvent à leurs problèmes. Si un jour les expropriateurs deviennent expropriés, ils ne le seront sûrement pas à la suite de grandes mobilisations clairement orientées vers l’instauration d’une forme supérieure de propriété des modes de production. Il est ô combien plus probable qu’ils le seront en raison de mobilisations se bornant à des objectifs immédiats, contre l’exploitation et pour plus de droits pour les travailleurs.
Et quand Marx dit que le parti du prolétariat est l’expression consciente du processus historique, il se réfère au fait qu’il exprime une volonté commune de combattre le capital ; et c’est en cela que les exploités existent en tant que classe, jouant un rôle dans l’histoire humaine. La conscience du processus historique, c’est ce type d’organisation, en ce qu’il définit la contradiction qui meut ce processus vers un au-delà du capitalisme. Voilà ce que l’on peut appeler le processus historique, tout simplement. Brandir l’objectif de la société communiste n’unifie pas les travailleurs (quelle société communiste ?) ; et ceux qui se fixent cet objectif ne sont pas pour autant plus conscients que les travailleurs ordinaires, simplement décidés à s’organiser contre le capital.
Collin conclut son analyse du Capital en le définissant, avec Michel Henry, comme ouvrage de « philosophie de l’économie ». C’est acceptable, à condition de ne pas y voir sa volonté de détacher les propositions théoriques du Capital de la perspective historique de dépassement du mode de production capitaliste.
Collin (p. 156) : « Les conclusions du Capital en termes de perspectives historiques sont des extrapolations, liées à une philosophie de l’histoire et une espérance qui ne dépendent pas logiquement des propositions théoriques qui commandent l’analyse du MPC. Si on veut à tout prix que Le Capital soit l’exposé rigoureux d’une nouvelle science, c’est assurément une faiblesse qui a contribué à jeter le doute sur l’ensemble de l’œuvre. Mais cette manière d’interpréter Le Capital, bien que fortement encouragée par Marx lui-même, n’est peut-être pas la bonne puisqu’elle revient à reconduire l’idée qu’on peut trouver une “loi de Newton” des sociétés humaines et que la dynamique des structures économiques est l’ultime raison qui conduit les affaires humaines. Si on admet au contraire, comme nous l’avons soutenu, que ce n’est pas la structure économique [qui] explique l’activité humaine, mais au contraire l’activité des individus socialement liés par des rapports déterminés qui explique la structure économique, et qu’il s’agit dans Le Capital de produire une philosophie de l’économie, pour reprendre l’expression de Michel Henry, alors l’œuvre de Marx remplit sa fonction. »
On ne peut malheureusement pas dire que l’analyse de Marx serait meilleure s’il s’était limité à l’étude de « l’activité des individus socialement liés par des rapports déterminés ». Il faudrait dire de quels rapports il s’agit et quelles sont les contradictions qui y sont à l’œuvre.
De plus, affirmer que chez Marx « la dynamique des structures économiques est l’ultime raison qui conduit les affaires humaines », que la structure économique explique l’activité humaine, c’est en faire une lecture à l’envers. Les faits économiques dont s’occupe Marx sont les activités humaines, qui s’expliquent par les contradictions qui les meuvent. Marx commence l’analyse du capital par la marchandise. Mais qu’est-ce qui fait exister la marchandise si ce n’est le rapport social (de valeur) entre les choses qui matérialisent les rapports de subsistance entre hommes opposés en tant que producteurs privés ? Et qu’est-ce que Marx définit comme « structure économique », si ce n’est essentiellement le rapport antagonique entre propriétaires des modes de production et propriétaires de la force de travail ?
S’il y a quelque chose de comparable à une « loi de Newton » des sociétés humaines complexes, c’est leur scission en des partialités antagoniques. De cette scission découlent les contradictions qui meuventces sociétés. Et les tendances de l’économie présentent une inexorabilité semblable à celle des lois de la nature parce que les hommes des sociétés de classes sont des animaux sociaux entretenant des rapports pour subsister tels des êtres à l’état de nature. Cette vie animale insérée dans les sociétés humaines est le fondement des rapports de production capitalistes qui constituent la matière de l’économie de Marx.
En revanche, Collin voit juste en ce qui concerne la « science économique » : il est vrai que Marx n’a pas fondé de nouvelle science, tout simplement parce qu’il ne peut y avoir de science économique dans le capitalisme. Sur la fausse base des rapports de production « libres », la bourgeoisie ne peut développer que des savoirs spécialisés, pouvant à la rigueur être utiles aux patrons et aux gestionnaires de l’État bourgeois, mais auxquels il manque les fondements théoriques suffisant pour en faire une science.
La critique de l’économie politique de Marx ne permet que de :
  • comprendre pourquoi le savoir économique bourgeois n’est pas une science,
  • dévoiler le mouvement social qui rend les crises capitalistes inévitables,
  • comprendre en quoi le mode de production capitaliste n’est qu’un épisode de l’histoire humaine.
La bourgeoisie ne peut fonder une économie scientifique parce que la société capitaliste, comme la république imaginaire de Platon, repose sur l’occultation de la contradiction qui la meut. Le conflit entre capital et force de travail doit forcément être tenu pour un fait anormal pour que le rapport de production capitaliste puisse être vu comme un fait naturel. Et il ne peut également y avoir de « science économique marxiste » parce qu’une science sociale ne peut se développer que dans l’étude de la société réelle. Et la seule société réelle pouvant faire l’objet d’études systématiques reste, au moins depuis le XVIIIe siècle, la société capitaliste.
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Dans l’élan de sa diatribe contre l’interprétation orthodoxe du matérialisme historique, Collin oublie parfois de préciser si ses critiques sont adressées aux « marxistes » ou à Marx lui-même. Par exemple, quand il évoque la prétention « d’expliquer la superstructure par l’infrastructure socioéconomique » jusqu’aux moindres comportements individuels.
Collin (p. 157-8) : « Si nous suivons le schéma du matérialisme historique il nous faut tenter d’expliquer la ‘superstructure’ politique par ‘l’infrastructure’ socio-économique. Si ce schéma est valable, nous ne pouvons comprendre l’État qu’en partant de l’analyse des classes sociales : les formes d’État et de gouvernement peuvent être déduites causalement à partir de l’exposée du schéma de la production et des intérêts de classe. Plus : si le ‘matérialisme historique’ dans sa version épurée de 1844-5 reste vrai, alors on doit admettre que l’ensemble des comportements politiques ou culturels sont conditionnés, en dernière instance par la situation de classe des individus. En moyenne et sur le long terme, les individus sont amenés à agir en fonction de leur situation de classe et de la compréhension qu’ils ont de leurs intérêts sociaux. »
Les détails qu’il veut déduire ici du texte de Marx dépassent les limites du raisonnable. Affirmer que les idées de Marx sur la lutte des classes doivent expliquer le comportement de chaque individu particulier est un moyen sûr de « prouver » que les classes sociales n’existent pas. Le fait qu’un individu soit né dans une classe sociale donnée n’est qu’un des éléments de sa biographie. Les innombrables influences et conflits traversant une vie varient fortement d’un individu à l’autre dans une société complexe. Marx ne part que d’un fait social, qui est la division de la société en classes opposées. On ne peut échapper à cette opposition, aussi variées que soient les expériences vécues par les individus, car leur comportement ne peut pas ne pas refléter les contradictions de la société où ils vivent. De telles contradictions peuvent aussi bien les conduire à resserrer leurs liens avec leur classe qu’à se retourner contre elle. Et cette incertitude des comportements individuels ne saurait se régler au moyen de statistiques du genre : « en moyenne et à long terme, les individus sont conduits à agir en fonction de leur situation de classe ». Les individus sont conditionnés par l’environnement social de leur époque et leurs changements de comportement suivent les conflits sociaux, ou chacun prend place comme il le peut et comme il lui plaît. Le matérialisme historique de Marx ne sert pas à expliquer le comportement de chaque individu ; mais il sert à expliquer les mouvements d’ensemble qui changent l’histoire.
Collin parvient à prouver que le matérialisme historique hérité du « marxisme » se heurte à d’insurmontables difficultés à définir la classe sociale selon Marx, mais il ne voit pas dans les écrits de Marx la solution à ces entraves. Face à cela, il est inutile de continuer à discuter dans le détail les termes du débat actuel sur l’introuvable classe ouvrière dans le capitalisme contemporain. Mais Collin ne résiste pas à la tentation de fustiger les définitions les plus sophistiquées des « marxistes ».
Collin (p. 170) : « Certains marxistes tentent de se tirer d’affaire en ayant recours à un schéma hégélien – ou plutôt pseudo-hégélien – distinguant la ‘classe en soi’ et la ‘classe pour soi’. Une classe aurait une existence objective, déterminée par une certaine structure socio-économique, et deviendrait consciente d’elle-même, ‘pour soi’ en se dotant d’organisations qui expriment cette conscience collective.”
Certes, Marx a employé les expressions « classe en soi » et « classe pour soi » dans L’Idéologie allemande, puis a changé de langage, mais on ne peut pas dire qu’il soit revenu sur le sens qu’il leur avait donné. Or les « marxistes », selon Collin, disent que « classe en soi » est l’existence objective de la classe, « déterminée » par la « structure socio-économique », et que « classe pour soi » est la conscience collective exprimée par l’organisation de partis du prolétariat. Une telle interprétation se rapproche davantage du structuralisme que de Marx.
Une classe sociale, au sens voulu par Marx, naît d’une contradiction. Par exemple, les serfs du Moyen Âge en Occident étaient pour la plupart à l’origine des paysans libres qui s’étaient appropriés les terres de l’ancien Empire romain d’Occident à la suite des invasions barbares. Plus tard, quand ils ont commencé à payer en produits et en services (faute d’argent) la protection et l’administration de la justice fournies par le représentant nommé par le roi ou par un grand seigneur, ils n’ont pas pensé que cela les priverait de liberté. Mais le processus historique de constitution du féodalisme occidental a peu à peu transformé ces paiements en « obligations » par la suite imposées par la violence. De cet assujettissement de l’homme est née la classe servile, au moment où la force est devenue le moyen ordinaire permettant de remplir ces obligations. Pour ainsi dire, suivant l’expression du jeune Marx, la classe servile « en soi » est née de l’assujettissement des paysans par la force.
À la différence des rapports serviles du passé, le rapport salarial capitaliste ne repose pas sur la contrainte directe, mais sur la nécessité de vendre de la force de travail. Avant que cette nécessité ne s’impose de soi, la bourgeoisie a eu elle aussi recours à la violence pour recruter de la main-d’œuvre, en se servant d’une législation répressive et de work houses. Mais avec la stabilisation du marché de travail « libre », où les lois contre le « vagabondage » sont devenues obsolètes (contrairement aux lois contre l’organisation ouvrière indépendante et les grèves), s’est consolidé le système d’échange de force de travail contre l’accès régulier à des moyens de subsistance. Malgré cela, le sentiment que demander un emploi était l’humiliation de l’affamé a perduré longtemps. Au XIXe siècle, il orientait la classe moyenne dépourvue de capital vers des métiers dits « libéraux » (essentiellement dans les domaines du droit et de la médecine) ou vers des postes dans l’appareil d’État. Puis avec l’essor de la société salariale moderne, ce rapport humiliant est devenu presque invisible, étant donné que les propres enfants de la bourgeoisie sont fiers de leur carrière de salariés qualifiés. Mais cela a également rendu pratiquement invisible la classe ouvrière du capitalisme arrivé à l’âge mûr. Et c’est normal. Le désir de l’emploi cache aux dépourvus de capital le rapport social qui les oblige à vendre de la force de travail pour leur subsistance. Mais c’est cette contradiction (entre ceux qui doivent subvenir à leurs besoins et ceux qui accumulent du capital) qui entraîne l’existence de la classe ouvrière « en soi » du capitalisme.
À cela il faut ajouter que plus récemment, la quasi-invisibilité de la contrainte sous-jacente à la vente de la force de travail a été déformée par la nouvelle croyance, propagée au cours des Trente Glorieuses, que le capitalisme et le plein emploi étaient compatibles indéfiniment. Cette croyance a fini par devenir pratiquement une idée reçue grâce à la collaboration des appareils corporatistes qui ont remplacé les partis de la classe ouvrière existants avant 1917. Pour cette raison, un grand consensus s’est formé autour du don gratuit d’aides fiscales à la bourgeoisie afin de soutenir le plein emploi, éternisant ainsi l’exploitation des travailleurs. Il s’agit ainsi d’un renversement du sens du mouvement des travailleurs de l’époque de Marx, où la création d’un parti mobilisait les travailleurs directement contre le capital et contre ce qu’ils appelaient la « servitude industrielle ». Aujourd’hui, organiser un parti ne suffit plus. La classe ouvrière (quel que soit le sens actuel du terme) ne pourra renaître comme force sociale indépendante que lorsque ceux qui ont besoin d’un salaire pour vivre affirmeront que le capital ne doit pas forcément exister pour que l’humanité subsiste, et qu’ils reverront dans les capitalistes leurs ennemis, qui pompent la richesse sociale en leur faveur et exercent des pouvoirs abusifs. Voilà ce qui ferait réapparaître une classe ouvrière opposée à la domination bourgeoise. Nul besoin de l’appeler une « classe pour soi ». Il suffit de savoir que la seule organisation de la lutte pour l’emploi et un meilleur salaire fait exister la classe ouvrière, mais que la « conscience collective » qui en découle n’est qu’une conscience corporatiste.
Les difficultés à définir une classe sociologiquement tendent à augmenter à mesure que l’on gravit les échelons sociaux. C’est ce qui se produit quand Collin tente – après avoir tenté inutilement de dénicher la classe ouvrière – de définir la classe bourgeoise. Cette nouvelle tentative échoue vite elle aussi, bien qu’elle s’appuie sur une citation du Capital, car le passage cité ne donne que le squelette d’une classe sociale déjà définie et pas la méthode permettant de dégager une définition.
Collin (p. 175) : « Il pourrait sembler que la classe bourgeoise trouve facilement une définition objective.
(p. 176) « Prenons la définition que donne Marx en conclusion du livre III du Capital. La classe capitaliste (ou bourgeoisie) est composée de ceux qui vivent de la plus-value. Cela comprend évidemment au premier chef les capitalistes industriels, ainsi que leurs chargés de pouvoir... Mais on peut également admettre que vivent de la plus-value tous ceux dont les activités sont considérées comme les faux frais du capital : fonctionnaires, policiers, membres des sociétés de gardiennage, etc. On soutiendra pourtant difficilement qu’un gendarme de base ou un concierge font partie de la classe dominante. »
Résoudre le problème soulevé par Collin suivant la méthode de la lanterne de Diogène s’avère déjà assez difficile quand il s’agit d’identifier une classe sociale exploitée. Quant à cerner la classe dominante, cela relève de l’impossible. Les classes sociales sont par définition des partialités, qui naissent de la scission des sociétés en exploiteurs et en exploités. En ce qui concerne plus particulièrement la bourgeoisie capitaliste, la classe consiste essentiellement dans les propriétaires des terres, des modes de production et du capital monétaire, qui vivent de rentes, de profits et d’intérêts. On peut y soustraire les travailleurs les mieux payés qui reçoivent des dividendes et un salaire à condition qu’ils aient besoin de travailler en tant que salariés pour vivre décemment. Mais il y a des cas intermédiaires difficiles à saisir, outre les membres évidents de la bourgeoisie liés au mouvement ouvrier (fait pouvant être d’autant plus ordinaire en temps de conflit social aigu), statistiquement indéfinissables. Ce qui prouve uniquement que les statistiques sont insuffisantes pour définir une classe sociale selon Marx.
La scission des sociétés en exploiteurs et exploités, d’où découlent les castes, les ordres et les classes, n’est jamais pleinement reconnue par les exploiteurs puisque la classe dominante tend à présenter l’existence de l’exploitation comme un « fait naturel » et qu’elle réussit le plus souvent à diffuser largement cette idée parmi les classes subalternes. Dans la société capitaliste, l’égalité juridique bourgeoise facilite énormément cette mystification. Mais ce qui brouille le plus les frontières de la classe bourgeoise, c’est le fait qu’elle est toujours entourée d’une myriade de valets, de parasites, d’hommes de main, de déclassés et de bureaucrates, appartenant ou non à l’appareil d’État, outre les innombrables travailleurs normaux mais dévots du rapport salarial, tous autant qu’ils sont, indispensables au bon fonctionnement de la domination bourgeoise. Si l’on braque la lanterne sur un individu à la fois, on ne saura jamais où commence et où finit la classe bourgeoise. Mais si la guerre sociale, toujours latente, se déclenchait brusquement, cette nébuleuse se disperserait, la bourgeoisie découvrirait alors qu’elle est une classe sociale distincte (et plus uniquement des « hommes ordinaires », riches parce qu’ils « travaillent ») et tous sauraient qui est la classe bourgeoise.
Du difficile problème de la définition des classes sociales, Collin passe à l’insoluble mystère du passage du capitalisme à une possible société sans exploitation. À l’époque de Marx, on savait comment serait une révolution anticapitaliste parce qu’il y avait de forts mouvements sociaux allant dans ce sens. Tous les partis sociaux-démocrates importants proclamaient la nécessité de la fin du système salarial. Puis la régression de la Révolution russe a enrayé ce processus entamé en Occident. Aujourd’hui, aucun mouvement social important ne vise une forme d’organisation de la production différente du système salarial capitaliste. Cela ne veut pas dire que le capitalisme va perdurer éternellement mais que l’on ne peut plus savoir actuellement de quelle façon il prendra fin. Collin s’interroge sur ce problème en comparant des parties de l’œuvre de Marx portant sur des sujets différents.
Collin (p. 181) : « Pour le lecteur du Capital familier du marxisme – celui qui se décide à ouvrir Marx, plus ou moins frotté de marxisme – il reste une dernière énigme : on n’y trouve ni la ‘mission historique de la classe ouvrière’ ni la ‘dictature du prolétariat’, deux formules courantes du lexique marxiste révolutionnaire. Mais, à côté du travailleur apparaît une autre figure, celle du producteur et quand il s’agit de penser l’organisation du futur, c’est à eux que Marx passe la main. Or les producteurs, un des termes dont les occurrences sont les plus nombreuses dans Le Capital, sont tout sauf une classe sociale et, cependant, c’est leur association qui est la formule-clé de la révolution sociale à venir. »
Il y a ici confusion sur des moments différents du processus historique : le moment de la constitution du prolétariat comme classe opposée à la domination bourgeoise et le moment postérieur à la rupture de cette domination. Ce n’est qu’à ce second moment, après la chute du pouvoir bourgeois, où au moins quand apparaît un rapport de forces favorable au prolétariat, que peut démarrer le processus d’organisation des travailleurs en producteurs libres, rendant possible la construction d’un nouveau mode de production. Opposer ces deux moments n’a pas de sens.
Et il ne faut pas y mêler les méprises sur l’expression « mission historique de la classe ouvrière ». Cette expression a pris un sens tragique en 1917, où une minorité d’intellectuels et d’anciens prolétaires, après s’être installée au pouvoir, a constitué une corporation autocratique et s’est donné la mission de mettre la population entière dans le lit de Procuste auquel elle a donné le nom de « communisme ». Mais cette tragédie n’invalide pas le fait incontestable que, dans le processus de renversement du capitalisme, seul le prolétariat peut tenir le rôle qui lui est propre, tout simplement parce que le renversement d’un système de domination ne pourra jamais être le fait des dominateurs eux-mêmes. Seuls les dominés peuvent s’en charger. Cela tombe sous le sens. Et cela signifie seulement que la mise en marche des exploités sera un facteur nécessaire au processus de renversement de la domination capitaliste. Cette évidence a d’abord ouvert la brèche aux discours de foire, voire à des discours sérieux sur un certain rôle historique du prolétariat. Après 1917 cependant, le terme « mission historique » s’est chargé d’une connotation idéaliste de « devoir à accomplir » sur ordre de « l’Histoire ». Mieux vaut l’abandonner pour ne pas mettre Marx en mauvaise compagnie.
En 1856, lors de la grande révolte chinoise des Taiping, Marx a écrit que la Grande Muraille serait vite couverte de l’inscription « liberté, égalité, fraternité ». Il est à noter que Marx, malgré le peu d’informations dont il disposait sur la Chine, savait au moins qu’on ne pouvait y attendre des transformations sociales qui aillent plus loin que la Révolution française. Après 1917 cependant, des « marxistes » sont apparus qui avaient d’autres idées. Ils se fixèrent la mission en Chine de mettre en place un communisme de caserne, et en Europe de garder le parlementarisme bourgeois, en réduisant ainsi les partis ouvriers à des organisations corporatistes, légitimées par certains acquis sociaux. Mais Collin pense que c’est dans la « pensée historique » de Marx qu’il faut chercher l’explication à ces faits étranges.
Collin (p. 189) : « Certes, l’histoire du XXe siècle pose à la pensée historique de Marx des questions redoutables : après 1917, toutes les révolutions victorieuses durablement ne laissent à la classe ouvrière aucun rôle réel. »
Si les révolutions ayant suivi celle de 1917 n’ont laissé aucun rôle réel à la classe ouvrière, le mystère est dévoilé à l’analyse de l’évolution des partis ouvriers d’Occident, en fonction des séquelles de la régression entraînée par la Révolution russe.
Marx a peu examiné les rapports entre classe et parti. Mais quand bien même il aurait consacré sa vie à ce sujet, pour appliquer ses conclusions à la Russie tsariste, il lui aurait manqué l’étude du monde byzantin et asiatique, qu’il n’a pas examiné, bien qu’il ait appris le russe. Pour cette raison, sa théorie n’explique pas l’évolution du parti ouvrier né dans cet État d’origine tartaro-byzantine ayant connu une expansion au cours de l’empire byzantin-asiatique sans jamais avoir été une . La section russe de la IIe Internationale exprimait l’influence du marxisme européen occidental sur une classe ouvrière extrêmement minoritaire, entourée d’une vaste population paysanne encore soumise en grande partie à des rapports serviles. Autant de différences par rapport aux conditions vécues par les partis ouvriers contemporains d’Europe occidentale qui ne permettent pas que l’on retrouve dans l’œuvre de Marx toutes les explications de l’évolution du parti dirigeant de la Révolution russe.
En Europe de l’Ouest, la victoire bolchevique a eu un grand impact sur les partis ouvriers, qui ont connu un essor soudain lors de la ruine économique de la Grande Guerre et que ce triomphe révolutionnaire a enthousiasmés. Tous se sont mis à théoriser sur les événements de 1918-21, voyant dans la régression russe une épopée, et dans les pas suivants de la descente vers l’abîme de la « nuit du siècle », de « grandes conquêtes sociales ». Mais avec le temps et la fin de la ruine économique dans l’Europe d’après-guerre, on a assisté à un rejet naturel des réalités peu attrayantes de la nouvelle autocratie « communiste », un rejet qui a fini par s’enraciner chez les hommes de bon sens d’Europe de l’Ouest, où la vie présentait une plus grande liberté et de meilleures conditions qu’à l’Est.
Ainsi est né le mystère d’une classe ouvrière qui n’est jamais parvenue à mener un ample mouvement social contre le capitalisme. Il ne s’agit pas ici de faire l’examen détaillé des luttes sociales du bref XXesiècle, mais le fait est qu’à partir des années 1920, tous les plus grands partis ouvriers d’Occident se sont bornés à mener une lutte dite « de classe », en réalité corporatiste, qui a enfermé le mouvement ouvrier occidental pendant soixante-dix ans dans un faux dilemme : soit limiter ses aspirations à l’amélioration du rapport salarial capitaliste, soit risquer de tomber dans le peu fiable communisme oriental. Finalement, à la fin du siècle, la chute de l’URSS a fait découvrir à tous le fond commun sous-jacent au « communisme » et au socialisme bourgeois : la vie sociale et politique inexorablement encadré dans le marché de travail et dans le marché politique de la « démocratie » électorale impuissante contre le capital. Ainsi, tandis qu’en Occident tout fonctionnait comme s’il n’y avait pas de vie intelligente au-delà de l’horizon du capital, les peuples de Russie et d’Europe de l’Est, dans leur adhésion enthousiaste au capitalisme, faisaient le bilan historique définitif des « acquis de la Révolution d’octobre ».
Il ne suffit pas de chercher des erreurs et des lacunes – qui existent – dans les écrits de Marx pour dévoiler le mystère de la faible participation du prolétariat industriel, en particulier dans les pays capitalistes centraux, lors des révolutions suivant celle de 1917. Il faut se rappeler que la méthode de Marx exige également une analyse concrète du processus historique.
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Collin remet presque entièrement en cause la théorie de l’État de Marx, une théorie que lui et de nombreux autres depuis Poulantzas jugent pratiquement inexistante. Il conteste point par point un passage célèbre de L’Idéologie allemande.
Marx (p. 200) : « Il s’ensuit que toutes les luttes au sein de l’État, la lutte entre la démocratie, l’aristocratie et la monarchie, la lutte pour le suffrage etc., ne sont que les formes illusoires – le général étant toujours la forme illusoire du communautaire – dans lesquelles les luttes des différentes classes sont menées entre elles [...] ; et il s’ensuit en outre que toute classe qui aspire à la domination – même si cette domination a pour condition, comme c’est le cas pour le prolétariat, l’abolition de toute l’ancienne forme de la société et de la domination en général – doit d’abord s’emparer du pouvoir politique afin de présenter à son tour son intérêt comme l’intérêt général, ce à quoi elle est contrainte dès le début. »
Collin (p. 200-201) : « Le politique est le royaume de l’illusion, un théâtre d’ombre où les intérêts des classes en lutte s’expriment déguisés sous des faux universels. La réalité, ce sont les intérêts individuels dont les individus partent toujours. Cette dernière formulation n’est pas sans poser des questions difficiles. S’il n’y a que des intérêts particuliers, il n’y a donc pas d’intérêt de classe au sens strict. Par exemple – pour revenir à une question que nous avons abordée au chapitre précédent –, il n’y a pas d’intérêt de classe ouvrière qui puisse exister indépendamment de l’intérêt de chaque ouvrier pris individuellement. Bref, l’intérêt de classe, si on suit cette logique, n’est pas un intérêt collectif, mais rien d’autre qu’un intérêt particulier individuel et qui prend la forme (illusoire) d’un intérêt universel. L’intérêt de classe n’est rien d’autre que la logique des rapports dans lesquels chaque individu est engagé. »
Collin remet en question l’affirmation que la  incarnée par l’État est illusoire. Mais comment la société scindée en classes opposées peut-elle être une  réelle ? Toute société divisée en exploiteurs et en exploités ne peut perdurer que sous la forme d’un État à la fois garant de ces rapports d’exploitation et représentation légitime de l’ensemble de la société. Mais la maintenue de cette façon est inévitablement illusoire en ce qu’elle abrite des intérêts inconciliables. Ce qui n’empêche pas qu’éventuellement se manifestent de forts sentiments de  (), en cas d’agression extérieure ou de catastrophe naturelle.
De l’idée de  illusoire, Collin déduit que selon Marx la politique est le « royaume de l’illusion ». Comme si les illusions politiques rendaient la propre politique illusoire. Le fait que de nombreux travailleurs vivent dans l’illusion que leurs intérêts coïncident avec ceux de l’État bourgeois n’empêche pas que les débats politiques, même sur le terrain électoral, peuvent avoir une importance réelle, puisque selon le moment et les circonstances, ils peuvent entraîner des changements dans le rapport de forces entre les classes.
Ensuite, Collin cite Engels pour contester le rapport entre le dépérissement de l’État et la fin de la division de la société en classes antagoniques.
Engels (p. 205) : « Mais avec les différences dans la répartition apparaissent aussi les différences de classes. La société se divise en classes privilégiées et en classes désavantagées, exploiteuses et exploitées, dominantes et dominées, et l’État auquel les groupes naturels de communautés d’une même tribu avaient abouti dans leur évolution, simplement, au début, afin de veiller à leur intérêt commun (par exemple l’irrigation en Orient) et pour assurer leur défense contre l’extérieur, a désormais tout autant pour fin de maintenir par la violence les conditions de vie et de domination de la classe dominante contre la classe dominée. »
Collin (p. 206) : « Essayons d’expliciter ce qu’Engels veut dire ici :
- L’État apparaît avant la division de la société en classes antagonistes. Il naît avec les premières formes de division du travail et remplit alors des fonctions utiles à toute la société, une société dans laquelle il est encore possible de parler ‘d’intérêts communs’. Remarquons tout de suite que si c’est là la bonne interprétation de la pensée d’Engels – et peut-être aussi de celle de Marx puisque celui-ci a approuvé le livre d’Engels – alors la thèse du dépérissement de l’État concomitant au dépérissement de la division de la société en classes antagonistes bat de l’aile... En tout cas, l’État en général n’est pas nécessairement l’instrument de la domination d’une classe sur un autre.
- Avec le développement des antagonismes de classes, l’État devient de plus en plus l’organe de domination d’une classe. Et c’est pourquoi l’État capitaliste est, lui, un pur instrument de domination de classe. Cet État ne peut rien faire d’autre que de défendre les intérêts de la classe capitaliste. »
L’hypothèse d’Engels sur le processus évolutif de l’État, allant des « groupes naturels », où il veille à « l’intérêt commun », à l’État des sociétés divisées en « classes privilégiées et en classes désavantagées », où il « a désormais tout autant pour fin de maintenir par la violence les conditions de vie et de domination de la classe dominante », n’a pas à être tout à fait juste pour que la théorie fonctionne. Mais il est important de souligner que dans le texte d’Engels, il est écrit que l’État des sociétés de classes a tout autant pour fin de maintenir la domination des classes privilégiées. L’expression « tout autant » indique implicitement que l’État qui maintient la domination est également garant de l’intérêt commun. Tout État, le plus despotique fût-il, veille également aux intérêts communs de la majeure partie de la société, sinon il ne perdure pas. Qu’Engels ait imaginé un type d’État primitif veillant uniquement aux intérêts communs n’a pas d’importance. Il faut juste remarquer que ce serait tout au plus une espèce de pré-État, non contraignant, parce que ne se fondant pas encore sur l’opposition des classes.
La grande différence entre le fait qu’une société soit divisée ou non en classes antagoniques est la nécessité absolue d’un appareil de coercition aux fonctions restreintes. Si Engels l’avait signalé, on envisagerait plus clairement la possibilité d’une future espèce de post-État non contraignant, ou du moins ne constituant pas un appareil contraignant autonome par rapport à la société, au cas où l’humanité parvienne à une société non scindée en classes antagoniques.
Contre Engels et Marx, Collin prône la permanence de l’État dans toutes les formes de sociétés, passées et futures, qu’il y ait ou non une division en classes antagoniques. Il serait plus aisé de le suivre s’il distinguait différentes formes d’État dans les sociétés où il y aurait ou non des classes antagoniques. Malheureusement, Collin n’insiste que sur la nécessité de l’État dans tous les cas en essayant de le démontrer par la présentation de coïncidences d’intérêts entre les classes sociales.
Collin (p. 215) : « L’État reste un enjeu d’affrontements sociaux et politiques, une cristallisation des rapports de force, mais aussi, sous certains aspects, le défenseur des intérêts communs de toutes les classes de la société, car de tels intérêts communs existent que cela plaise ou non – par exemple, les pauvres comme les riches ont un intérêt à ne pas être soumis à l’arbitraire de celui qui possède provisoirement la force, par exemple l’arbitraire d’un gangster qui vous dévalise. En vérité, ce constat d’évidence n’échappe pas à Marx, bien qu’il ait beaucoup de mal à le reconnaître. Par exemple, quand le gouvernement britannique finit par instituer une loi limitant la journée de travail, réglemente le travail des enfants et, plus généralement, met en place toute une série de dispositions protectrices pour la classe ouvrière, Marx a tendance à considérer que, dans ce cas, l’État protège les intérêts à long terme de la classe capitaliste, contre la cupidité des capitalistes du moment qui ruinait physiquement la classe ouvrière. Mais alors on doit considérer que les intérêts à long terme de la classe capitaliste et les intérêts immédiats de la classe ouvrière peuvent coïncider. »
L’argument que l’État sera toujours nécessaire pour réprimer les violences contre les plus faibles ne tient pas. Une force armée garante de la sécurité et des libertés individuelles ne doit pas forcément être une institution superposée à la société – elle peut consister en une garde commandée par des juges de paix.
En outre, des coïncidences d’intérêts entre classes différentes peuvent se présenter à des occasions fort diverses, même entre classes antagoniques, comme cela se produit lors de catastrophes naturelles ou d’agressions extérieures. Mais les lois réglementant le travail ne servent pas d’exemple à ces convergences. Ces lois révèlent très clairement les rapports de forces parce que la doctrine défendue jusqu’à aujourd’hui par la théorie économique bourgeoise est celle du contrat « libre » du salaire et des conditions de travail. Si cette doctrine n’est pas pleinement en vigueur dans tous les pays, cela est dû uniquement à de fortes résistances sociales. Et l’on constate aujourd’hui qu’il a suffit qu’apparaisse un rapport de forces sociales défavorable aux salariés pour que le temps de travail et les salaires redeviennent élastiques, même dans les pays où les lois de travail semblaient solides. Un autre point est le recours des travailleurs à l’État bourgeois pour faire respecter la législation acquise. Il s’agit toujours du seul recours disponible pour les individus ou les groupes de travailleurs isolés afin d’essayer de faire respecter leurs droits, tant que le rapport de forces sociales permet de les faire respecter.
Tout ceci ne signifie pas que l’État bourgeois soit un espace de pouvoir librement disputable par la classe dominante et la dominée. Toutes les disputes sociales et politiques sont strictement encadrées par le mode bourgeois d’appropriation du sol, de la richesse et de la force de travail, c’est-à-dire par les droits du capital (mode de contrôle nécessaire des trois « facteurs de production » que sont la terre, le capital et le travail). Ce cadre, quelle que soit la forme qu’il revêt dans chaque pays, ne peut être remis en cause par la classe dominée, qui l’est pour cette raison même, et non pas parce qu’on lui interdit le recours aux lois de l’État bourgeois. Il n’est que la révolution sociale qui permette de remettre en cause les rapports de propriété et les droits qui maintiennent le pouvoir du capital sur les hommes.
Comme on pourrait s’y attendre, Collin condamne véhément l’idée de la « dictature du prolétariat ». Cette condamnation fait pratiquement l’objet d’un consensus depuis la chute du mur de Berlin. Cependant, il serait intéressant de préciser ce que l’on condamne, car la majorité condamne l’interprétation léniniste de cette formule (pour ne pas parler de la version néotsariste de Staline) en croyant condamner une idée de Marx. Et Collin, dans se soucier des détails, se met à démolir les passages cités ci-après des polémiques de Marx et Engels avec les lasalliens et les anarchistes.
Marx (p. 224) : « Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, par suite, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail corporel ; quand le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre mais encore le premier besoin de la vie ; quand avec l’épanouissement universel des individus, les forces productives se seront accrues et que toutes les sources de la richesse jailliront avec abondance – alors seulement on pourra s’évader une bonne fois de l’étroit horizon du droit bourgeois, et la société pourra écrire sur ses bannières : ‘De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins’. »
Engels (p. 224-5) : « Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des processus de production. L’État n’est pas ‘aboli’, il s’éteint. Voilà qui permet de juger la phrase creuse sur ‘l’État populaire libre’, tant du point de vue de sa justification temporaire comme moyen d’agitation que du point de vue de son insuffisance définitive comme idée scientifique ; de juger également la revendication de ceux qu’on appelle les anarchistes, d’après laquelle l’État doit être aboli du jour au lendemain. »
Collin (p. 225) : « Ces deux extraits se complètent et sur cette question il ne fait aucun doute qu’Engels interprète correctement la pensée de Marx. Le problème est que cette position est aberrante, au sens strict du terme, car elle l’éloigne sérieusement du cours suivi par la pensée de Marx (mais aussi celle d’Engels) et qu’elle consiste en un mélange d’utopie et de radicalisme verbal très étrange. »
On pourra admettre que la prévision d’un État dépérissant est une idée aberrante comparée à d’autres éléments de la production intellectuelle de Marx, mais dans un sens différent de celui indiqué par Collin. En fin de compte, la discussion de cette idée, qui porte sur un processus à vérifier lors de la seconde phase du communisme, contredit la résistance habituelle de Marx à décrire de manière précise l’hypothétique organisation de l’humanité une fois qu’elle sera libérée de toute tutelle. Il serait sans doute plus cohérent de signaler que, lorsque l’âge de la société scindée en exploiteurs et exploités sera achevé, disparaîtront également les conditions qui ont donné origine au type d’État propre aux sociétés de classes, et que celui-ci aura un autre contenu, qui, n’étant plus la contradiction entre les classes, pourra être à nouveau la contradiction entre l’homme et la nature, c’est-à-dire une institution organisatrice, pour la première fois véritablement neutre, de l’activité collective de subsistance matérielle.
On peut aussi admettre qu’il est peut-être incorrect d’appeler ce processus « l’extinction de l’État », mais de toute manière, cette nouvelle institution étatique au contenu nouveau n’aurait plus la fonction d’assurer les rapports d’exploitation et d’oppression.
De telles précisions cependant n’intéressaient guère Marx et Engels, qui ne souhaitaient pas s’empêtrer dans des discussions sur l’avenir de l’humanité. En discutant avec les lasalliens et les anarchistes, tous deux souhaitaient, d’une part, rejeter un programme de lutte sociale limité par des espoirs de collaboration ou de « neutralité » de l’État bourgeois et, de l’autre, réfuter la possibilité d’abolir l’État « du jour au lendemain ». En opposition à ces alternatives, Marx a lancé la formule de la « dictature révolutionnaire du prolétariat » en la présentant comme une nouvelle forme d’État qui succéderait à l’État bourgeois immédiatement après sa chute. Jusqu’en 1871, l’hypothèse anarchiste paraissait utopique. Mais quand les communards lui ont donné une forme précise, Marx l’a acclamée sans réserve. Puis quand le mouvement ouvrier européen a fondé des partis puissants, dont les représentants parlementaires ont gagné une forte influence politique, Marx et Engels ont mis le modèle de 1871 au second plan pour garder la possibilité de création d’une nouvelle forme d’État révolutionnaire par le prolétariat industriel le plus développé de la fin du siècle. On voit très bien ici la cohérence avec la pratique de leur vie, plus que dans les prévisions retentissantes qu’ils avaient lancées dans leurs polémiques.
Une autre idée aberrante de Marx, selon Collin, est que le travail deviendrait dans la société communiste (phase II) la première nécessité de l’homme. Collin réfute cette idée en citant des passages du livre III du Capital.
Marx (p. 225-6) : « À la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc, par sa nature même au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite.
(p. 226) « C’est au-delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté, qui cependant ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération. »
Collin (p. 226) : « Conclusion prosaïque, loin de l’utopie de la Critique du Programme de Gotha. Le travail n’est pas le premier besoin, il est une réalité contradictoire : il n’y a pas d’émancipation sans travail et en même temps il n’y a de véritable émancipation qu’en dehors du temps de travail. »
Marx lui-même est sans aucun doute le coupable de la confusion qu’il crée en ne faisant pas clairement la distinction entre le travail en tant qu’activité humaine vitale et le travail en tant qu’activité pénible de l’homme exploité. Ce que l’on peut dire en faveur de Marx, c’est qu’en parlant du travail comme première nécessité de l’homme, il ne prévoyait pas le futur, mais exposait le sens premier du travail humain en tant qu’activité créatrice de l’homme, avant de ne devenir qu’un moyen de survie des prolétaires humainement relégués des sociétés de classes.
Si l’homme a deux bras et non pas quatre pattes, c’est parce que ses rapports à la nature ne se sont pas limités à se déplacer et à mordre les aliments ; s’il a des mains capables de réaliser des opérations complexes, c’est parce qu’il a développé une activité mentale de plus en plus complexe, plus tard désignée sous le nom de « travail ». C’est en ce sens que le travail coopératif est la première nécessité qui a fait – et qui jusqu’à aujourd’hui continue à faire – exister l’homme comme animal social ; raison pour laquelle l’inactivité (absence d’activité productive réelle) défait la solidarité humaine de la classe oisive vivant de l’exploitation du travail d’autrui.
La question de la liberté est autre. Elle concerne les rapports que l’homme établit en tant qu’animal politique. Les hommes n’ont pas besoin de se libérer de leurs rapports à la nature. Mais il faut qu’ils se libèrent des exploiteurs du travail. Car la liberté n’est exercée que lorsque les hommes établissent des rapports avec les autres en tant qu’égaux, et non pas dans les rapports à la nature, où ils ne peuvent qu’exercer leur pouvoir sur elle. Par ailleurs, lorsqu’il affirme que la réduction de la journée de travail est la condition fondamentale pour parvenir au « véritable règne de la liberté », Marx se réfère au fait qu’il n’est pas possible de parvenir au règne de la liberté en revenant au communisme primitif mais en « se fondant sur ce règne de la nécessité », autrement dit en se fondant sur le pouvoir de transformation de la nature atteint sous le capitalisme, condition indispensable pour que l’homme puisse étendre l’exercice de sa liberté. D’où le corollaire évident de l’impossibilité d’y parvenir par le biais de la simple réduction de la journée de travail dans le capitalisme.
De la critique des phrases « aberrantes » de Marx, Collin passe à la critique des phrases « utopiques ». Ici l’origine du problème ne se trouve pas dans les confusions terminologiques de Marx mais dans une interprétation trop littérale de ses écrits.
Collin (p. 227) : « Utopique, la perspective tracée par Marx et Engels, l’est clairement, ne serait-ce que par la reprise de la formule de Saint-Simon, passer de l’administration des hommes à l’administration des choses.
« Elle l’est tout autant par les perspectives concernant l’organisation du travail. Que peut vouloir dire l’idée que les individus ne seront plus asservis à la division du travail ? Marx a montré (à la suite de Smith) que la division du travail et la coopération dont elle est l’autre face sont les principales des forces productives. Comment peut-on espérer faire jaillir l’abondance de la forme coopérative en renonçant à la division du travail ? On peut, comme Marx le disait ironiquement dans L’Idéologie allemande, être chasseur le matin, pêcheur l’après-midi et ‘critique critique’ le soir ! Mais cette faible division du travail est encore pensable dans une société de chasseurs-cueilleurs, mais certainement pas dans une société développée... »
La preuve la plus nette que Marx refuse de s’ériger en architecte de la société communiste est le célèbre passage de L’Idéologie allemande sur l’homme de cette société qui chasserait le matin et pêcherait l’après-midi. Hélas, d’aucuns insistent à prendre ce passage au pied de la lettre. Mais l’image fantastique même d’une société supposée ultra-avancée s’occupant de chasse et de pêche devrait au contraire éveiller le soupçon que Marx l’a justement choisie pour ne pas qu’on la prenne pour un projet réel. Sinon, quelle autre lecture ? Marx prévoyait-il l’arrivée de domestiques extraterrestres prêts à résoudre tous les problèmes pratiques des communistes chanceux s’adonnant aux loisirs de la chasse et de la pêche ? Il y a fort à parier que non. La véritable difficulté de certaines phrases de Marx ne réside pas en elles mais dans la tendance qu’ont certains lecteurs à y chercher un projet de société communiste. Mais Marx, qui n’a jamais fait preuve d’indulgence envers les rêveurs d’utopies, n’allait jamais plus loin que la création de quelques images vagues de la société sans classes. Le sens le plus plausible de ce passage célèbre, qui évoque l’homme libéré de sa condition de « serf », est d’exalter l’esprit humain universel, affranchi de la mesquinerie de ceux qui ne savent voir le monde que du fond de leur spécialité professionnelle. Marx supposait à l’évidence que la simple complexification des services et des activités collectifs, aussi bien en fonction de l’étendue des connaissances scientifiques nécessaires que de la diversification de leurs applications pratiques, n’empêcherait à personne d’être « critique critique » le soir.
Non seulement Collin prend au sérieux toutes les phrases de Marx sur le futur de l’humanité, mais il prétend également distinguer deux projets de société, un pour chaque « phase » du communisme, des projets qui n’étaient en fait pour Marx que des conjectures sur un processus de transition du capitalisme vers la société sans classes qui, on l’espérait, serait appelée à lui succéder.
Collin (p. 228) : « Au total donc, la pensée politique de Marx souffre d’incontestables faiblesses et contradictions. On peut admettre le communisme ‘phase I’ parce qu’il se situe encore dans la lignée d’une pensée démocratique radicale qui n’est finalement pas très éloignée de Jean-Jacques Rousseau et des penseurs les plus avancés des Lumières. En revanche, le communisme ‘phase II’, loin d’en être le prolongement logique en apparaît comme la négation... »
Le problème principal de ce commentaire est d’exiger le même degré de précision tant des mentions aventurées de Marx à une hypothétique « phase communiste II » que des conjectures les plus prudentes sur la société transitoire post-bourgeoise. Il est vain de vouloir que Marx donne au XIXe siècle des précisions sur la forme d’organisation de l’humanité dans la « phase supérieure du communisme », si aujourd’hui encore la phase qui la précède n’est pas même en vue à l’horizon.
Formuler un projet de société communiste « phase II » imaginaire est un objectif diamétralement opposé à la méthode de Marx. Un tel objectif orientait les socialistes utopiques, pas Marx. Mais nombreux ont été les détracteurs de l’œuvre de Marx qui ont profité de ses phrases sur la société du futur pour y déceler « des faiblesses et des contradictions », ainsi qu’ils l’ont fait à l’égard d’Alec Nove et de certains réformateurs de l’économie soviétique. Il semble que Collin soit tombé dans la même tentation même s’il n’est pas détracteur de Marx puisqu’il est prêt à admettre le « communisme phase I ». La seule difficulté est que cette phase succédant immédiatement la chute du pouvoir bourgeois n’a elle non plus pas fait l’objet du moindre projet chez Marx !
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L’injustice la plus grave que commet Collin est sans doute sa condamnation des leçons de la Commune de Paris de 1871 défendues par Marx. Non pas parce que ses arguments ne sont pas bons en soi, mais parce qu’ils se fondent sur l’hypothèse que Lénine, Trotski et d’autres dirigeants bolcheviks ont méticuleusement appliqué les leçons tirées de la Commune par Marx, ce qui est une présomption extrêmement éloignée de la réalité, même si Lénine, avant de prendre le pouvoir, a pratiquement paraphrasé Marx et Engels dans son célèbre ouvrage L’État et la Révolution. Pour discuter ce problème, il faut commencer par une longue citation du livre.
Collin (p. 228) : « Bien qu’elle ne constitue en elle-même un argument irréfutable, l’expérience historique, principalement celle des débuts de la révolution russe, permet de mieux appréhender quelques-unes des conséquences des impasses de la pensée de Marx sur la question de l’État. L’expérience russe puis soviétique est d’autant plus intéressante que la révolution bolchévique, dans l’esprit de ses principaux dirigeants, doit mettre en pratique les principes théoriques que Lénine a reconstruits dans L’État et la Révolution. Pour Lénine et Trotski, la révolution russe constitue ainsi une mise à l’épreuve des leçons que Marx tire de la Commune de Paris. Cette mise à l’épreuve se révèle catastrophique pour ce pan de la pensée de Marx et pour le marxisme révolutionnaire traditionnel...
(p. 229) « La première grande leçon de la Commune est que la classe ouvrière ne peut pas seulement s’emparer du pouvoir d’État bourgeois mais doit en briser la machine. Or l’expérience devait conduire les dirigeants révolutionnaires à réviser drastiquement cette leçon de Marx et du Lénine de L’État et la Révolution. La guerre civile devait conduire à la reconstruction d’une armée des plus classiques – au lieu du ‘peuple en armes’ – avec la restauration des grades et d’une discipline qui reprenaient purement et simplement l’ancienne armée tsariste... L’appareil d’État tsariste, à peine repeint en rouge : c’est ainsi que Lénine qualifiera l’État de la Russie soviétique encore prise dans la tourmente révolutionnaire. Vision lucide qui oblige à réviser la thèse selon laquelle l’État n’est que l’appareil d’oppression d’une classe sur une autre...
« L’antiparlementarisme de La Guerre civile en France est récupéré par Lénine qui insiste sur la nécessaire ‘suppression du parlementarisme’... Il s’agit purement et simplement de supprimer toute forme constitutionnelle du pouvoir politique (notamment toute forme reposant sur la séparation des pouvoirs) au profit d’une organisation ultra-démocratique dans laquelle ceux qui décident exécutent. En pratique, ces assemblées agissantes (les soviets en Russie) deviennent très vite la couverture des spécialistes de l’action, c’est-à-dire des minorités agissantes et leur caractère ultra-démocratique se renverse en son contraire. Et, comme l’avaient bien vu les penseurs classiques, l’absence de séparation des pouvoirs transforme la démocratie en tyrannie, et même pas en ‘tyrannie de la majorité’ car la pyramide élective des conseils de base jusqu’au soviet suprême aboutit de fait à [un] système encore plus sélectif, encore moins représentatif que les systèmes censitaires traditionnels.
(p. 230) « L’abolition de la séparation entre l’État et le peuple – la fin de la vieille distinction entre État et ‘société civile’ – constitue la dernière grande leçon marxienne de la Commune. Elle est longuement développée par Lénine. On peut la lire de manière ironique, lorsque Lénine écrit : ‘Du moment que c’est la majorité du peuple qui mate elle-même ses oppresseurs il n’est plus besoin d’un pouvoir spécial de répression !’ Comment expliquer que les mêmes hommes qui soutenaient cette thèse ‘démocratique’ ont construit un appareil d’État dans lequel le ‘pouvoir spécial de répression’ a atteint un développement presque illimité ? Une réponse en peut être trouvée dans la volonté de ne plus considérer l’État et la société comme deux sphères séparées. Lénine disait que le gouvernement ouvrier, c’est la cuisinière au gouvernement, mais il se réalisera en mettant la police politique dans la cuisine des appartements communautaires...
« Ne développons plus. La question de l’État est le véritable point aveugle de la pensée marxienne. »
Pour commencer, les grandes leçons de la Commune de 1871 ont été données par le peuple en révolte. Marx n’a fait que soutenir avec enthousiasme les innovations politiques des révolutionnaires parisiens. Peut-être avec trop d’enthousiasme, mais Marx ne s’est jamais érigé en docteur ès droit constitutionnel face au communards.
La première grande leçon des communards – la nécessité de briser la machine de l’État bourgeois – est un fait inévitable dans toute révolte sociale profonde. Une fois la tempête passée, il est vain de se demander ce qu’aurait dû faire le peuple. Et le cas russe n’a pas été différent sur ce point. L’État tsariste a été entièrement démoli au cours de la double révolution de 1917 et il ne faut pas juger le peuple russe pour ses actes. Puis les bolcheviks ont jugé nécessaire de reconstruire une armée de type bourgeois. Collin conclut qu’ils en ont fait ainsi parce que la leçon de la Commune était inapplicable. On notera qu’ils n’ont pas exactement reconstruit une armée de type bourgeois mais tsariste, au-dessus des institutions de l’État soviétique, avec le comité central bolchevique à la place du tsar. L’Armée rouge a été depuis sa naissance un État bolchevique dans l’État révolutionnaire russe. Plus tard, Trotski a écrit que seule une armée de type bourgeois pourrait remporter la guerre civile de 1918-20. S’il se peut que cela soit vrai, cela reste impossible à prouver a posteriori. Et rien ne prouve que seule une armée de type bourgeois totalement réfractaire aux organes de pouvoir créés par la révolution puisse remporter la guerre civile. Finalement, l’histoire n’a que trop prouvé que les bolcheviks n’avaient pas été aussi sages que le voulait Trotski. Mais quelle est la leçon que l’on tire de la Commune dans cette sombre histoire ?
La deuxième grande leçon de la Commune de Paris – son « antiparlementarisme » – est fausse. Ce que la Commune de 1871 a fait, c’est essentiellement d’avoir recréé la Commune insurrectionnelle parisienne de 1792 en y ajoutant quelques innovations dictées par les nouvelles circonstances. Il est impensable que Marx défende le parlementarisme de Versailles contre la démocratie radicale de la Révolution française réinventée dans le Paris de 1871. Et c’est une fausse accusation de dire que la victoire de la Commune a signifié la fin des institutions républicaines. Celles-ci ont changé, mais toutes les libertés civiles et individuelles ont été maintenues. En outre, la prétendue « erreur » de la Commune de Paris – la fusion des pouvoirs législatif et exécutif – n’a pas été copiée par Lénine, et n’a donc pas joué sur le processus révolutionnaire russe. Les bolcheviks ont gouverné seuls, au moyen du Conseil des Commissaires du Peuple (auto-investi de pouvoirs extraordinaires), en ignorant pratiquement le Comité exécutif central de Russie, qui était l’organe suprême permanent, législatif-exécutif (suivant la Constitution de 1918), élu par le Congrès panrusse des soviets. Bien au contraire de ce que dit la légende, les révérences des bolcheviks à la Commune de Paris n’ont pas correspondu à leur pratique. Et la grande marque de cette pratique, qui a été l’institution du Parti bolchevique comme pouvoir suprême de facto, au-dessus des organes de pouvoir créés par la révolution, n’a absolument rien à voir avec les leçons de la Commune.
La troisième grande leçon de 1871 – l’abolition de la séparation entre l’État et le peuple – est très mal expliquée par Lénine. Il suggère qu’il est possible de maintenir l’État et le peuple côte à côte, en coexistence harmonieuse. Si l’État est un organisme engendré par le conflit social, son rôle répressif est par définition incontournable. Cela n’empêche pas la majeure partie du peuple de souhaiter que l’État continue à tenir ce rôle, mais empêche absolument l’État de se confondre avec le peuple. On ne peut parler d’union du peuple avec l’État que si celui-ci périt ; mais on parlera alors d’un peuple sans État. Et s’il y a une chose qui ne s’est jamais produite en Russie, c’est justement le dépérissement de l’État. Lénine est d’ailleurs fort ironique lorsqu’il dit que « du moment que c’est la majorité du peuple qui mate ses oppresseurs, il n’est plus besoin d’un pouvoir spécial de répression », si l’on considère que le pouvoir spécial de répression n’a cessé de croître tout au long de son gouvernement.
Marx ne se demanderait jamais abstraitement si la meilleure forme de représentation populaire est le suffrage universel ou une pyramide de soviets ; il accepterait ce que crierait le peuple en révolte. Mais accepterait-il la dissolution de l’Assemblée constituante de Russie de janvier 1918 ? Rosa Luxemburg, elle, ne l’a pas acceptée. Doit-on pour autant la juger moins marxiste que Lénine, uniquement parce que la révolution a échoué en Allemagne ? Quoi qu’il en soit, il faut au moins accorder à Marx qu’il ne confondrait pas soviets étroitement chapeautés et représentation populaire.
Dans ses conclusions, Collin dresse un bilan négatif de ce qu’il appelle le « communisme historique » (« réellement existant »), bilan évident de nos jours, mais il établit un lien direct fort discutable entre ce faux communisme et la pensée de Marx.
Collin (p. 235) : « Marx a tenté de penser le communisme d’une manière radicalement nouvelle en le posant comme le corollaire nécessaire du développement du MPC... Le communisme précapitaliste était pensé comme la fin de l’histoire ou même comme l’anti-histoire, celui de Marx est le commencement de la véritable histoire, celle où les hommes ne seront plus soumis à la puissance des produits de l’activité mais pourront conduire librement cette activité.
« De ce point de vue le communisme historique du XXe siècle, le marxisme réellement existant, pourrait-on dire, constitue bien, comme le dit Costanzo Preve, un “retour refoulé”. Retour du religieux d’abord : l’histoire tient la place des dieux providentiels.
(p. 236) « Retour également de la conception platonicienne du philosophe-roi : pour que la cité soit parfaite, il ne faut évidemment en laisser l’organisation et la direction au hasard des élections démocratiques. Seuls sont propres à la tâche de diriger ceux qui possèdent le vrai savoir du bien et du mal et des fins suprêmes du processus historique. C’est pourquoi les textes de Marx sont transformés en éléments d’une doctrine intangible. Il est cependant difficile de ne pas lier le communisme de Marx et ce communisme historique. »
Certes, le communisme historique peut être considéré comme un retour à la religiosité, la politique y étant placée sous le commandement des missionnaires de la foi dans le « prolétariat » ; ou peut-être un retour au platonisme de la doctrine intangible, que seuls les « parfaits » peuvent connaître entièrement. Mais si de tels retours constituent bien le portrait de la version byzantine de la pensée de Marx, forgée en Russie de 1918 à 1922, il ne s’agit aucunement des idées de Marx, dont les racines s’enfoncent en Occident, où bouillonnaient les idées de la Révolution française, et en particulier dans sa terre natale, la Rhénanie, qui avait fait partie de la France napoléonienne.
Quant au lien entre le communisme de Marx et le communisme historique, il est hélas tout à fait vrai. Il est impossible de séparer la Russie « communiste » de la pensée de Marx, tout simplement parce que c’est une idée populaire toute faite par des millions de communistes, socialistes, partisans, sympathisants et « défenseurs critiques » de l’URSS. Mais cette idée reçue, comme toute autre, n’est pas éternelle, et se trouve aujourd’hui dépouillée de la charge émotionnelle qui avait fait des bolcheviks les champions de l’interprétation de la pensée de Marx. Une telle équivoque était naturelle tant que l’avenir de l’URSS restait incertain. Après l’étonnante reconversion instantanée du peuple russe au capitalisme sauvage, pourtant, impossible de garder Lénine et Trotski sur ce trône, tandis que l’on peut sans aucun doute laisser Staline sur le trône de l’État néotsariste qu’il a créé et sous lequel ont été exterminés les bolcheviks idéalistes.
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En ce XXIe siècle, la fin de l’hégémonie du « marxisme-léninisme » sur le legs de Marx permettra peut-être de sortir de l’amnésie générale et de reconnaître le rôle essentiel qu’ont joué Marx et Engels dans la formation et les trajectoires du mouvement ouvrier occidental. C’est là, et non pas en Russie, que Marx a laissé la marque de sa vie militante. C’est à partir du développement extraordinaire de la social-démocratie allemande que de nouveaux partis associés à la IIe Internationale ouvrière ont gagné de l’influence sur toute la vie spirituelle européenne, en particulier dans la zone franco-germanique, en constituant nettement des cellules de contre-pouvoir au sein des États bourgeois occidentaux. Il s’agissait de partis de classe, chacun étant la partie antibourgeoise organisée de ces pays, disputant la représentation des intérêts de la société européenne toute entière. S’ils ont échoué en 1914, c’est parce que certaines failles les ont fait s’étendre de façon disparate, confondant en un même corps les tendances aussi bien révolutionnaires que nationalistes « progressistes ». Et dans cette distorsion, la responsabilité de Marx et d’Engels est énorme, la social-démocratie d’Occident étant la réalisation pratique de leur pensée triomphante.
Cette responsabilité n’est pas à mettre sur le compte des premiers écrits du jeune Marx, inconnus ou peu lus avant 1917. Elle se doit au regard favorable de Marx et d’Engels à l’égard de l’expansion impérialiste européenne du XIXe siècle. Marx a affirmé que la domination anglaise jouait un rôle progressiste en Inde. Ils ont tous deux soutenu l’agression anglaise contre l’Égypte en 1882, y compris contre l’opinion de sociaux-démocrates allemands outrés. Leur justification est bien connue : l’imposition de rapports capitalistes en Orient permettrait d’en finir avec ses siècles de retard. Ce retard aurait pourtant pu être rattrapé par le seul biais du commerce, sans domination directe, comme ce fut le cas au Japon. À l’époque, on ne pouvait encore savoir que l’impérialisme serait un facteur de perpétuation du retard en Orient. Et le pire n’était pas l’effet de l’impérialisme en Orient, mais bien plus l’effet sur la société européenne, où la glorification des « victoires » coloniales barbares ne s’est heurtée à aucune résistance de poids. Marx et Engels peuvent être responsabilisés de l’impuissance du mouvement antimilitariste qui est apparu à la jeunesse de la social-démocratie allemande. Par conséquent, en 1914, où toute la violence qui avait décimé des centaines de milliers de personnes en Asie et en Afrique s’est retournée contre les propres peuples des gouvernements meurtriers, le prolétariat européen s’est retrouvé politiquement démuni. Si les conquêtes européennes en Orient et en Afrique étaient valables, comment le combat pour un lopin « bien mérité » de ces conquêtes ne l’était-il pas lui aussi ?
La social-démocratie d’Europe de l’Ouest était condamnée à l’impuissance en 1914 ; et la social-démocratie russe s’est condamnée elle-même à l’échec en 1917, pour des raisons qui ne concernent Marx et Engels. Cela veut dire que Lénine n’a pas été le sauveur des révolutionnaires européens ; mais cela signifie également que la « faillite » de la IIe Internationale décrétée par Lénine n’aurait pas nécessairement été irréversible si Lénine avait échoué en Russie. Mais, soutenu par l’autorité de sa victoire, il a eu le pouvoir de lancer des ultimatums acceptés par des millions de travailleurs, barrant ainsi la route à la reconstruction unitaire du mouvement ouvrier en Europe de l’Ouest.
Depuis lors, on n’a plus jamais revu la classe ouvrière existante à l’époque de Marx et d’Engels. Elle est devenue un groupe social défini statistiquement et auquel les « marxistes » ont attribué des propriétés miraculeuses. Et c’est là le mal le plus grave des failles de l’action de Marx en Europe de l’Ouest. En réalité, le mouvement ouvrier de l’époque de Marx avait lui aussi des limites définies par la société ; mais c’était un mouvement de classe antibourgeois, qui portait la bannière des grandes aspirations de la société : le rejet des rapports de production bourgeois régis par des « lois naturelles » et la mise à terre des pouvoirs politiques aristocratiques et autoritaires préservés par la bourgeoisie après 1848. Ce rapport du mouvement ouvrier avec la société a cessé d’exister après 1917. Et avec la suprématie généralisée de la petite éthique justifiant le crime au nom de « l’Histoire », les nouveaux partis ouvriers en ont été réduits à l’état d’appareils en guerre intestine permanente pour le contrôle de la « classe » : d’un côté, une troupe disciplinée en défense de l’insoutenable communisme oriental ; de l’autre, un appareil mesquin en défense de l’emploi et du salaire du capital. Pendant ce temps-là, la définition de la classe ouvrière que se disputaient les « marxistes » s’évanouissait en des constructions théoriques bâties sur la lie de Marx.
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Pour conclure de manière équilibrée, il faut préciser que tous les commentaires formulés ici ne diminuent en rien l’importance du livre de Collin, au contraire peut-être. Il s’agit en tout cas d’une lecture indispensable pour ceux qui souhaitent prendre part au débat actuel sur la pensée de Marx. Collin reprend avec justesse tous les enjeux importants de ce débat et, malgré ses divergences avec Marx, il lui donne un rôle-clé dans les discussions actuelles sur l’avenir de la société capitaliste. Au bout du compte, c’est dans ce futur que les idées réellement impérissables de Marx seront reconnues, au long des batailles pour l’humanité.

Vito Letizia, 30.03.2010


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