mercredi 19 janvier 2011

Quelques remarques sur la fondation de la morale

(à propos de la discussion entre Denis Collin et Yvon Quiniou par Tony Andréani)


Le premier sujet de la dispute concerne le matérialisme. Je me demande s’il ne vient pas d’une équivoque sur le sens du concept, liée à l’emploi du terme ontologie. Quand Yvon Quiniou utilise ce terme, on peine à le distinguer d’une option métaphysique (énoncer la « vraie réalité » par-delà le monde sensible), alors qu’il s’agit seulement pour lui de s’en prendre à l’idée qu’il y aurait une substance spirituelle irréductible à ce que nous pouvons appréhender avec les moyens de la science, qui sont toujours des moyens matériels. La réalité, en effet, c’est celle qui est au bout de nos instruments et de nos équations. On sait combien cette réalité peut être impalpable par nos sens ordinaires et reposer sur des constructions. Il n’empêche que ce réel résiste à toutes nos fausses conjectures, qu’il y a « ce qui marche » et ce qui « ne marche pas ». Un matérialisme de la praxis donc.
Ceci dit, le choix des lunettes n’a pas trop d’importance dans les sciences physiques, un peu plus dans les sciences biologiques (cf. le darwinisme social qui n’a produit aucune connaissance et n’est qu’une exploitation de la science, mais peut égarer la recherche), mais devient dirimant dans les sciences humaines. Quand, pour échapper à toute tentation métaphysique, Denis Collin propose de considérer la science comme « une construction idéalisée du monde à des fins d’action pratique », cette définition me paraît cependant trop faible, car elle se distingue mal des interprétations, qui sont de nature exégétique, et des idéologies, qui ont aussi une finalité pratique, mais distordent l’activité scientifique.

Le deuxième sujet de dispute concerne le darwinisme et sa genèse du sens moral à travers « l’effet réversif » de l’évolution. S’il est certain que la sélection naturelle a cessé d’agir concernant homo sapiens sapiens, dont les traits génétiques sont restés pratiquement inchangés, le sens de la mutation restera problématique tant qu’on n’aura pas interrogé l’histoire. Or, selon moi, et pour aller vite, cette histoire nous apprend deux choses : 1° il y a bien un certain nombre d’universaux empiriques, dont celui de la socialité constructive de l’être humain (rôle du noyau familial, du Tiers donateur de règles, des communautés de proximité etc. Ici convergent les données de la psychanalyse et de certains travaux de psychologie expérimentale). C’est là la base de la reconnaissance de l’autre comme sujet – quand tout se passe bien. 2° la longue histoire de l’élargissement de l’horizon social, où les autres humains apparaissent d’abord comme des êtres différents, supérieurs ou inférieurs. Tout cela, à mon avis, fournit une base empirique à la  et à son extension vers la conception des droits universels de l’homme. On pourrait dire que la  a cheminé silencieusement, et à travers maintes horreurs et régressions, et jusque sous l’immoralité capitaliste, vers les impératifs kantiens. La  n’a-t-elle pas besoin de cette base anthropologique ? Je ne le crois pas. Il faut que le sujet y soit « intéressé ».
Denis Collin juge dangereuse toute ambition anthropologique de la politique : « ce n’est pas à l’instance collective de choisir quelles potentialités doivent être développées et comment ». Je ne vois pas où est le problème à partir du moment où la politique vise seulement, sur une base aussi scientifique que possible, à mettre en œuvre seulement les conditions d’une autonomie du sujet (je pense par exemple à cette politique du progrès humain telle qu’elle est développée dans l’excellent livre de Jacques Généreux, La Grande Régression) : elle ouvre les choix, elle aide à sortir de la servitude volontaire, mais elle ne dicte en aucun cas une conduite. Vaste sujet…
J’ai enfin des réserves sur le concept de raison, sur lequel Denis Collin et Yvon Quiniou semblent s’accorder. D’une certaine manière c’est aussi un universel empirique : la pensée « concrète » du primitif n’est pas moins rationnelle que celle de nos techniciens. Mais, dès qu’on passe dans le champ des représentations symboliques, tout change d’une société à l’autre. La rationalité occidentale est d’un type bien particulier : elle tend à généraliser une approche mécaniciste, ou en tous cas physicaliste, à tous les domaines de réalité (l’économie néo-classique en est un bel exemple). Aujourd’hui on voit bien qu’il faut changer de paradigmes quand on passe de l’un à l’autre. Tout ceci pour dire qu’il n’y pas de science armée de pied en cap, si ce n’est un « esprit scientifique », et que la science est tout sauf un long fleuve tranquille, même avec des changements de cap. Les Lumières ont ouvert une grande voie, mais l’ont aussi bordée de limites. Je ne crois pas, par exemple, que la neurologie puisse nous apprendre grand-chose sur le fonctionnement cérébral, ni que l’esprit humain puisse fonctionner seulement sur une logique du tiers exclu, ni que la cybernétique puisse épuiser la complexité des éco-systèmes.
 
PS. Pour faire référence à Marx, je signale à mes deux amis que dans l’introduction de De la société à l’histoire (tome 1, p. 99) je m’opposais déjà à ce qu’il existât un matérialisme ontologique chez Marx, une « dialectique de la nature » transposable à l’histoire, et même une « méthode dialectique » commune aux diverses sciences.


lundi 10 janvier 2011

Un autre Marx. Marx après les marxismes

ou "comment se débarrasser du marxisme" par Jean-Marie Vincent

Jean-Marie Vincent, Un autre Marx, éditions Page Deux, collection « Cahiers Libres, 2001. Décédé en 2004, Jean-Marie Vincent fut des philosophes français à l’école de Marx qui ont cherché avec constance à ouvrir des voies nouvelles face aux impasses du marxisme orthodoxe qui dominait non seulement le PCF mais également les divers courants trotskistes. Chez lui, la recherche théorique n’a jamais été séparée de l’action politique. Militant d’une tendance trotskisante du PSU, il a fini par rejoindre la LCR en compagnie de Denis Berger, Christian Leucate et Jacques Kergoat (ce dernier deviendra aussi l’un des fondateurs de la « Fondation Copernic »). Il rompra avec la LCR au début des années 80, à la suite de nombreux désaccords dont le moindre ne fut pas le soutien de la direction de la LCR à l’invasion soviétique de l’Afghanistan, en 1979. Son ouvrage majeur, Critique du travail, est paru en 1987. J-M. Vincent a été fortement marqué par la « théorie critique » (l’école de Francfort de Horkheimer et Adorno) ; cette proximité explique aussi l’attention qu’il a portée à l’œuvre de Max Weber, notamment dans un ouvrage intitulé Max Weber ou la démocratie inachevée (éditions du Félin, 1998). Concernant l’œuvre de Marx, il met l’accent sur la question du fétichisme et sur la critique du travail abstrait et il développe des thèses assez proches de celles que l’on retrouve dans la Wertkritik (la critique de la valeur)dont les travaux d’Anselm Jappe et Moishe Postone sont des représentants marquants.
Un autre Marx est un recueil d’essais et d’interventions couvrant une assez large période et il est bien dommage que l’éditeur n’ait pas cru bon de le mentionner – sauf en trois occasions. Ainsi l’article « Comment se débarrasser du marxisme » avait été publié dans les actes du premier « congrès Marx International » qui s’était tenu en septembre 1995. L’article sur Ernest Mandel parut d’abord dans la revue Critique Communiste de l’hiver 1994-1995. D’autres essais consacrés à l’URSS datent de 1982 et 1983. L’introduction situe le problème posé : nous sommes dans une période où le marxisme semble définitivement obsolète et où, cependant, la théorie de Marx est d’une actualité brûlante. Le développement des médias et des échanges du capital aboutit à ce que « le réel devient en quelque sorte le double de son dédoublement ». Les « effets hallucinatoires » de la marchandise, brillamment analysés par Guy Debord atteignent aujourd’hui à une radicalisation dont la grande crise financière ouverte en 2007 avec la crise des « subprimes » pourrait constituer une autre illustration saisissante. Pour comprendre ce dont il s’agit, on devrait faire fonds sur la théorie marxienne du fétichisme de la marchandise. Or, cette théorie n’a été « retenue par personne », dit J-M. Vincent, même du vivant de Marx. Le seul ouvrage qui discute sérieusement des questions soulevées par Marx n’est pas l’œuvre d’un marxiste ; c’est la Philosophie de l’argent de Georg Simmel, un livre effectivement remarquable que J-M. Vincent remet justement en lumière. L’incompréhension de Marx s’exprime d’abord dans l’économisme dominant chez la plupart des marxistes. Mandel, par exemple, dont J-M. Vincent souligne les qualités révolutionnaires et les « élaborations théoriques remarquables » (p.220) a échoué à construire un marxisme révolutionnaire à la hauteur de notre époque parce qu’il est resté prisonnier des élaborations d’Engels, et a toujours voulu construire une « économie marxistes » concurrente de l’économie bourgeoise et devant affirmer face à elle sa supériorité scientifique – voir justement de Mandel, le Traité d’économie marxiste. J-M. Vincent rappelle qu’au contraire Marx s’est placé d’emblée sur le terrain de la « critique de l’économie politique » et non sur celui de la construction d’une nouvelle économie politique « révolutionnaire ».
En quoi consiste cet économisme du marxisme ? D’une part dans la détermination par l’économique (en dernière instance, pour reprendre une expression d’Engels particulièrement appréciée d’Althusser), d’autre par l’identification de la contradiction principale comme la contradiction entre le développement des forces productives et le maintien des rapports de production. De ces deux thèses découle une apologie du travail : les travailleurs sont les représentants des forces productives et donc naturellement voués à réorganiser la société sur de nouvelles bases, les capitalistes n’étant plus que des parasites et le mode de production capitaliste engendrant le chaos et l’irrationalité. J-M. Vincent démonte cette idéologie qui, d’une part, idéalise la classe ouvrière en négligeant complètement les difficultés extrêmes qu’ont les travailleurs pour se saisir de leur propre réalité de classe en vue d’une réorganisation totale des rapports sociaux, et, d’autre part, a interdit de percevoir ce qui était en cause dans l’économie étatisée de l’URSS et des autres pays dits « socialistes ».
Comment mieux résumer le propos de l’auteur que par le titre de l’avant-dernier essai : « comment se débarrasser du marxisme ? » Se débarrasser du marxisme mais pour retrouver les intuitions et les analyses lumineuses de Marx. J-M. Vincent rappelle que Georges Sorel, repoussé par le dogmatisme du marxisme orthodoxe avait appelé à un « retour à Marx ». J-M. Vincent cependant se méfie du « retour à » : « Il ne faut toutefois pas s’y méprendre, s’il faut revenir à l’œuvre de Marx, ce n’est ni pour qu’elle fournisse des réponses avant qu’on lui pose de nouvelles questions, ni pour qu’elle fournisse un cadre de référence invariable et rassurant. L’œuvre de Marx doit être interrogé, de façon iconoclaste, irrespectueuse, sans lui accorder de privilèges particuliers. Marx, en effet, ne peut être complètement innocent des fourvoiements du marxisme. » (p. 229) Programme théorique que je partage pleinement.
Au total, un ouvrage riche qui peut donner une bonne introduction à la pensée d’un auteur en marge des grands courants et du marxisme orthodoxe et du marxisme universitaire, mais qui développe une pensée forte et originale.

dimanche 2 janvier 2011

Accélération par Hartmut Rosa

Un livre de Hartmut Rosa

Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps. Traduit de l’allemand par Didier Renault, édition La Découverte, collection « Théorie Critique », 480 pages. Sociologue et philosophe, H. Rosa s’inscrit dans le sillage de la théorie critique initiée voilà quatre-vingt ans par l’école de Francfort. Constatant le préférence de la majeure partie de la sociologie du XXe siècle pour les structures statiques, H. Rosa veut faire de la compréhension des structures temporelles le point nodal de la compréhension de notre présent qu’il nomme « modernité tardive ». Nourri des lectures de Marx, Weber et Simmel, il soutient que l’accélération est le trait constitutif de la modernité et que ce trait ne saurait être réduit à l’irruption de la technologie (de la machine à vapeur à l’internet) mais doit être pensé sur un cours beaucoup plus long. Non que tout aille toujours plus vite – de nombreux exemples montrent que ce n'est pas vrai, comme les embouteillages aux périphéries des grandes métropoles (et parfois des plus petites). Cependant le culte du mouvement et la nécessité d’aller toujours plus vite (qui commence par l’accélération des diligences bien avant l’apparition du train !) semble le trait majeur du projet de la modernité qui s’impose dès avant la Renaissance. H. Rosa distingue une période pré-moderne, une modernité classique (celle qu’analysent Marx et Weber) et une modernité tardive. Chacun de ces périodes est caractérisée par des structures temporelles spécifiques.
Voici la synthèse qu’il en donne (p.352)
 
Prémodernité et débuts de la modernité
Modernité « classique »
Modernité tardive
Rythme du changement social endogène
Le changement structurel et culturel reste infé­rieur au rythme de la succession des généra­tions (rythme intragénérationnel)
Le changement structurel et culturel se rapproche d'un rythme « générationnel »
Le rythme du changement culturel et structurel est supérieur à celui de la succession des généra­tions (rythme intragénérationnel)
Indice : les struc­tures familiales et profession­nelles
 
Les structures familiales et professionnelles (la famille étant comprise comme unité écono­mique) restent stables à l'échelle intergénérationnelle
Structures familiales et métiers changent selon le rythme de la succession des générations : «fonder une famille » et « choisir un métier» comme actes individuels et fondateurs de l'iden­tité ; les générations sont les vecteurs de l'innovation
Temps atemporel et« temporalisation du temps » : le rythme, la durée, la séquence et le moment précis des actions et des événéments se décident pendant qu'ils ont lieu
 
Perspective temporelle
Coïncidence de t'espace d'expérience et de l'horizon d'attente (temps cyclique)
 
Disjonction des horizons temporels du passé et de revenir (temps linéaire)
Structures familiales et professionnelles changent à un rythme plus rapide que l'alternance des générations : une succession d'activités (jobs) remplace le métier; une série de « compagnons d'une partie de la vie » remplace le conjoint pour une vie entière
Perspective historique
Perspective historique stable, le temps historique est le temps des « histoires »
Temporalisation de l'histoire : l'histoire devient un processus compréhensible, dirigé et organisable (idée du progrès) ; l'indice directionnel politique est temporel (progressistes/conservateurs); la politique dicte le rythme de l'histoire.
« Fin de l'histoire » comprise comme progrès et comme philosophie de l'histoire ; perte de l'index directionnel politique due au rythme élevé du changement (politique situative) : « détemporalisation de l'histoire »
Perspective de la vie
 
Perspective de vie « situative » et résolution des problèmes (à cause externe) du quotidien sur le fondement d'une « identité substantielle a priori» ; les fluctuations de la vie sont enracinées d'une part de manière exogène, d'autre part aux plans métaphysique et culturel
Temporalisation de la vie : Perspective d'un parcours de vie planifiable et défini narrativement comme histoire d'une évolution, sur la base d'une identité stable et auto- déterminée a posteriori et de sa garantie institu­tionnelle (régime du parcours de vie)
Désinstitutionnalisation du parcours de vie; abandon de l'identité stable au profit d'un « projet de vie » ; identité et conduite de vie « situatives » : « détemporalisation de la vie »
 
 
Cette ambitieuse synthèse s’appuie sur une analyse de l’accélération sociale définie par ses trois dimensions interagissant les unes sur les autres selon un processus de renforcement : accélération technique (notamment au niveau de la production et des transports), accélération du changement social et enfin accélération du rythme de vie. Si le premier aspect est bien connu et facilement perçu par tous, il n’en va pas tout à fait de même du second aspect. H. Rosa propose de définir « l’accélération du changement social comme une augmentation du rythme d’obsolescence des expériences et des attentes orientant l’action et comme un raccourcissement des périodes définies comme appartenant au présent, pour les diverses sphères des fonctions, des valeurs et des actions. » (p. 101). L’accélération du rythme de vie (on n’a plus le temps de ne rien faire …) peut se définir objectivement comme « un raccourcissement ou une densification des épisodes d’action » et subjectivement par « une recrudescence du sentiment d’urgence, de la pression temporelle contrainte engendrant du stress, ainsi que par la peur de ne plus pouvoir suivre. » (p.103)
L’auteur nous propose ensuite une phénoménologie de l’accélération qu’il résume par une métaphore : nous dévalons des pentes qui s’éboulent. Il soutient la thèse que « depuis le début de l’époque moderne, le rythme de vie moyen a continuellement augmenté, même si ce n’est pas de manière linéaire mais par à-coups en permanence alternés de pauses et de modifications de tendances mineures. » (p. 154) Les exemples à l’appui de cette thèse ne manquent pas du zapping aux agendas « overbookés » en passant par le « multitasking » et l’effacement progressif de la séparation entre la vie privée et le travail.
Cette accélération s’auto-entretient : les bouleversements de la production entraînent ceux du changement social qui entraînent ceux du rythme de vie qui à leur tour exigent des progrès techniques… Mais ce cycle d’accélération et de croissance a des moteurs externes. Le premier est le moteur économique et ici l’auteur s’appuie largement sur les analyses de Marx concernant le temps de travail : l’accélération est étroitement liée au mode de production capitaliste. Le deuxième moteur est culturel et découle des promesses de l’accélération : « il suffit de penser à la gigantesque augmentation des options engendrées par les nouveaux médias, par exemple la télévision par câble ou à plus forte raison internet qui ne se contente pas d’accélérer les processus d’information et de communication traditionnels, mais a aussi ouvert de nouveaux espaces de services, de loisirs et de modes de communications – deux exemples qui témoignent de l’augmentation exponentielle de la peur de passer à côté de quelque chose. » (p. 226) Enfin le troisième moteur est sociostructurel et prend en compte la différenciation fonctionnelle croissante des sociétés de la modernité tardive.
H. Rosa montre ensuite les conséquences de l’accélération sur les sujets. On trouvera à ce propos des analyses fouillées qui abordent toutes les dimensions de l’existence depuis les plus triviales jusqu’aux plus élaborées culturellement. Au passage notons par exemple son analyse de la dépression comme maladie typique de la modernité tardive. Mais ce sont les conséquences politiques qui nous arrêterons ici. Après avoir été des éléments moteurs de l’accélération, l’État – notamment par la rationalisation bureaucratique si finement analysée par Weber – et l’armée deviennent aujourd’hui des freins. Ainsi, l’auteur affirme-t-il : « Toutes ces évolutions semblent indiquer que le temps de la poli­tique est révolu. Parce que la politique reste dans son horizon temporel comme dans sa vitesse de travail en retard sur les transfor­mations dans l'économie et la société, elle ne peut plus jouer son rôle (qui lui reste cependant assigné culturellement) pour fixer la cadence de l'évolution sociale ou pour façonner l’histoire. Là où elle maintient son ambition de diriger, elle n'apparaît plus comme un élément de progrès, mais littéralement comme un « frein à la modernisation ». C'est la raison pour laquelle elle figure dans la liste des accélérateurs de la modernité classique qui sont devenus des freins dans la modernité avancée. Pour autant que la distinction entre politique de droite et politique de gauche ait encore un sens, les « progressistes », aujourd'hui, se retrouvent de nos jours davantage du côté des partisans de la décélération parce qu'ils défendent le contrôle politique de l'économie, les processus de négociation politique, de même que la protection de l'environ­nement et des particularités locales — ce qui correspond à une inversion radicale. En effet, les « conservateurs » semblent poursuivre une stratégie d'accélération au détriment de la véritable politique, dans la mesure où ils militent en faveur de l'introduction rapide de nouvelles technologies, de l'abolition des obstacles à la circulation globale, de l'hégémonie du marché et de formes accélérées de prise de décision. » (p.326)
Derrière cette mise en cause du politique, la modernité tardive pourrait bien remettre en cause toutes les promesses de la modernité, fondée sur la double maîtrise de la nature par la science et la technique et des évolutions sociales par la décision politique, cette double maîtrise définissant les conditions de l’autonomie des individus. Où conduit l’accélération ? Laissée à elle-même, l’auteur ne cache pas son pessimisme : renouvelant la perspective déjà tracée par Adorno et Horkheimer dans la Dialectique de la raison, il affirme que l’accélération engendrera toujours plus de souffrance, toujours plus d’aliénation et peut conduire à la catastrophe finale (catastrophe écologique, nucléaire ou autre). H. Rosa considère comme désormais non pertinentes non seulement les perspectives de la théorie critique première manière (celles qui étaient encore liées à l’espérance révolutionnaire prolétarienne) mais aussi de la théorie critique deuxième manière (celles d’Habermas) et également celles de la « reconnaissance » développées par Axel Honneth. Il écarte toutes les solutions réformistes. Il n’y a pas de solution individuelle – les zones de décélération ne peuvent exister qu’à l’intérieur de l’accélération globale et celui qui se soustrairait à cette loi le paierait très cher. Les solutions visant à imposer une régulation étatique de l’accélération sont à la fois utopiques et inefficaces. En passant, H. Rosa règle leur compte aux thèses de Negri et de « Empire » dont il montre qu’elles ne sont que l’accompagnement de la dynamique même du système et le renoncement à l’idéal de l’autonomie. Or c’est précisément à partir de la défense de cet idéal d’autonomie qu’une théorie critique peut prendre appui face à la modernité tardive. Seule solution, face à la catastrophe finale, une révolution radicale que l’auteur évoque sans la préciser plus et qui ne serait pas une perspective beaucoup plus encourageante. Mais cette inquiétude devrait nourrir la réflexion et nous obliger à réfléchir sérieusement aux moyens de contourner une force dont nous commençons à mesurer la réalité.
Au total, un travail critique stimulant qui montre que la veine de la théorie critique n’est pas épuisée, mais qui nous laisse toujours aussi désarmé quant aux solutions. Citant Jameson, H. Rosa note ce paradoxe : nous avons aujourd’hui beaucoup plus de mal à imaginer une alternative révolutionnaire que la continuation catastrophique du capitalisme « libéral ».

lundi 27 décembre 2010

De l’antique morale matérialiste

L'ambition morale de la politique - suite de la discussion

Par Jean-Marie Nicolle,
[Pour poursuivre la discussion ouverte sur L'ambition  de la politique, voici une contribution de mon collègue et ami JM Nicolle. DC]

Je trouve votre débat passionnant, mais très complexe. Ne disposant pas des lectures récentes auxquelles vous vous référez, je ne puis y mêler mon grain de sel qu’avec modestie. Vous voudrez bien me pardonner mes ignorances et mon imprudence. 
L’opposition entre une philosophie matérialiste et la  kantienne ne me paraît pas si insurmontable. Dans sa lettre à Ménécée (vers la fin), Épicure énumère quatre facteurs de l’existence humaine : le destin écrit par les dieux, qu’il écarte d’emblée ; la nécessité naturelle qui ordonne les faits, mais pas tous les faits ; la fortune, heureuse ou malheureuse, qui ne fait que poser les conditions de l’action humaine ; et, enfin, ce que nous voulons faire de ce qui nous arrive. Cette théorie matérialiste n’exclut pas la liberté, et même, exige une , appuyée sur le calcul rationnel, pour déterminer les choix humains. Dans ce cadre, une  séparée de toute considération religieuse, appuyée sur la raison, avec une exigence universaliste, peut fort bien s’apparenter au projet kantien.

C’est Kant qui s’en distingue en réduisant l’épicurisme à une  hétéronome appuyée sur le seul sentiment corporel ; il en fait un hédonisme grossier et il oublie sa dimension politique, certes discrète, mais réelle cependant : il ne peut y avoir de plaisir qu’entre amis. 
Est-il nécessaire de rapporter le matérialisme à un naturalisme fondé sur la théorie de Darwin ? Les risques sont grands, en effet, de glisser dans les mesures scabreuses du darwinisme social. Il ne me paraît pas nécessaire d’invoquer une antinature produite par la nature elle-même, à savoir des règles sociales qui feraient exception à la sauvagerie de la sélection naturelle. Je me souviens des travaux de Konrad Lorenz sur les mécanismes d’inhibition de l’agressivité pour rendre possible la reproduction. Ne voir dans la nature que la sélection naturelle n’est pas plus scientifique qu’y voir à la manière de Rousseau de bons sauvages. Il me semble qu’une  matérialiste a tout à gagner à sortir du naturalisme pour s’enraciner sur le mécanisme. Elle évitera ainsi les tentations de la téléologie. 
On en revient alors au débat hautement métaphysique des rapports entre la matière et l’esprit, débat d’autant plus complexe que l’esprit est indéfinissable, sinon en opposition à la matière, mais puisque c’est l’esprit qui définit la matière, on tourne en rond. « La pensée est matière », affirme Yvon Quiniou, et « c’est un fait scientifiquement avéré ». J’aimerais savoir ce qu’il entend par pensée. J’ignorais que la science l’eût définitivement définie et établie. J’avoue mon vertige. 
Enfin, il y a un grand absent, me semble-t-il : c’est le désir. La question  principale est celle du désir : Que fais-je de mon désir ? Que fais-je du désir des autres ? Si l’on entend par désir toutes les transformations culturelles du besoin (ses artifices, sa médiation par le langage, sa mise en scène par la consommation, son exacerbation par la rivalité, etc.), alors il ne saurait se réduire au seul manque d’un bien matériel (du coup, on retomberait dans le matérialisme le plus vulgaire), mais il devient le problème politique premier : comment faire vivre ensemble des êtres de désir ? La classification des désirs par Epicure n’est pas si rudimentaire qu’il n’y paraît. Ce qu’il appelle l’amitié exige la prise en compte du désir de l’autre, non seulement comme limite à mon propre désir, mais aussi comme condition du mien. C’est dans cette voie que je rechercherais un nouvel impératif catégorique …
J-M Nicolle

jeudi 23 décembre 2010

Réponse d'Yvon Quiniou

à propos de "L'ambition morale de la politique" - réponse d'Yvon Quiniou

Denis Collin débat, avec une rude franchise, des thèses que je soutiens dans mon dernier livre, L’ambition  de la politique. Changer l’homme ? (L’Harmattan, 2010). Etant admis que son commentaire est riche et complet, témoignant ainsi d’une lecture attentive, je lui répondrai avec la même franchise, vu l’importance des enjeux et des différences qui nous séparent, à coté de proximités évidentes mais qui paraissent moindres aujourd’hui qu’autrefois. Je précise que j’ai lu la plupart de ses ouvrages et que j’apprécie son travail d’ensemble et, en premier lieu,  et justice sociale ainsi que La matière et l’esprit, alors que je me sens plus éloigné de ses lectures de Marx (par exemple de son traitement du thème de l’aliénation dans son Comprendre Marx). J’ajoute que mon itinéraire a été l’inverse du sien : je suis parti de la philosophie classique (dans laquelle j’ai baigné comme un poisson dans l’eau) pour parvenir au matérialisme et au marxisme par moi-même (puisqu’ils étaient très peu présentés et valorisés à l’Université, hélas !), ce qui peut expliquer pour une part nos différends. Je n’entrerai pas dans tout le détail de son analyse, mais aborderai les points qui me paraissent essentiels.
1 La question du matérialisme. D. Collin, après l’avoir assumé sous une forme « faible » (= un présupposé méthodologique des sciences, voire leur « horizon ») rompt clairement avec lui désormais, jugeant l’opposition idéalisme/matérialisme dépassée. Et il m’a même affirmé, dans une conversation téléphonique « informelle », qu’il ne comprenait comment la matière pouvait avoir produit la pensée (ou l’esprit). Or cette question du « comment », c’est-à-dire du « comment est-ce possible ? », est une question typiquement spéculative, c’est une question de droit qui a biaisé longtemps la réflexion philosophique, faute d’un développement suffisant des sciences, et qui l’a amenée dans le passé à fournir des réponses fausses à de vraies questions. C’est ainsi que Descartes (en son temps : il n’aurait pas raisonné de la même manière aujourd’hui) a cru pouvoir affirmer l’existence d’une substance pensante distincte du corps, sur la seule base de l’apparence de transcendance que la pensée présente à elle-même quand elle réfléchit sur elle-même ; de même Kant, dans la Critique du jugement, a cru pouvoir déclarer, sur la base d’une approche purement réflexive, qu’aucune science naturelle ne pourrait expliquer mécaniquement le vivant, même si c’était sa tendance inévitable. Or tout cela est ruiné par la science des faits, même si cela blesse le narcissisme des philosophes à l’antique : la théorie de l’évolution, donc à travers elle la biologie, nous démontre que la dérivation de la pensée humaine à partir de la matière en transformation perpétuelle est un fait scientifiquement avéré, et donc que la pensée est  matière, quelle que soit la difficulté que nous ayons à le concevoir quand nous appréhendons le problème sous une forme spéculative ou réflexive, en nous fiant à ce que j’appelle les seules « apparences de la réflexion ». J’ajoute que cette impasse spéculative se retrouve dans la phénoménologie contemporaine avec sa conception d’une conscience absolue soustraite à tout déterminisme biologique, qui en fait le dernier avatar de l’idéalisme spiritualiste, mais sans l’excuse de l’ignorance scientifique. Le problème n’est donc pas de savoir « comment cela est-ce possible ? » puisque cela est (avéré), pour l’essentiel, et que la science nous l’expliquera positivement de mieux en mieux, mais de savoir comment nous allons penser philosophiquement les problèmes qui se posent à nous à partir de cette base ontologique parfaitement prouvée, comme le problème de la , précisément.
2 C’est là que la discussion se complique et que Collin ne veut pas se rendre à l’évidence scientifique, par préjugé philosophique ou, plutôt, philosophiste (voir plus haut ma remarque sur son itinéraire théorique). Le darwinisme existe, le paradigme qu’il constitue est désormais admis par la cité scientifique après un siècle de résistances multiples dans et hors de celle-ci. Je ne comprend donc pas la résistance de Collin à ce paradigme, qu’il cite peu dans ses travaux, dont l’essentiel consiste à affirmer, contre le dogme créationniste, l’existence d’une évolution des espèces, donc leur transformation matérielle les unes dans les autres sur la base de la sélection naturelle, homme inclus. Au-delà, à savoir la question des autres mécanismes susceptibles d’expliquer l’évolution en dehors de ceux mis en avant par Darwin (mutations, rôle des catastrophes, problème de l’hérédité, problème aussi du hasard ou de la contingence, etc.) est une question interne à cette théorie et qui ne la remet absolument pas en cause dans son paradigme de base (voir le numéro de Sciences et avenir Hors Série, n° 134, auquel j’ai participé, qui nous en propose un bilan complet)1. D’où à nouveau cette idée essentielle : si la théorie de l’évolution est vraie dans son paradigme de base, ce qui est le cas, il faut faire preuve d’un peu de modestie, cher philosophe, et  penser avec : le matérialisme, comme ontologie philosophique (distinguée au demeurant de l’) portant sur le rapport matière/pensée (ou esprit) est vrai lui aussi, ce n’est pas une métaphysique (comme l’) arbitraire ou une « interprétation du monde » prenant place dans le jeu indéfini des interprétations du monde entre lesquelles on ne pourrait trancher, c’est une « conséquence de la science » (Patrick Tort) et non seulement un « présupposé méthodologique » ou un « horizon » de celle-ci ! Engels avait d’ailleurs anticipé ce point (mais il avait lu Darwin) avec beaucoup de lucidité, en affirmant que « l’unité réelle du monde consiste dans sa matérialité » et que celle celle-ci ne se démontrait pas spéculativement mais s’établissait « par un long et laborieux développement [] de la science de la nature » (in l’Anti-Dühring). C’est donc dans ce cadre ontologique désormais intellectuellement contraignant qu’il nous faut et que j’ai voulu penser la .
3 C’est ici que mon différend avec D. Collin est le plus fort : pourquoi faudrait-il renoncer au matérialisme pour penser la  ? Car c’est bien le reproche essentiel qu’il me fait puisque, signalant à juste titre l’existence de deux tendances opposées dans mon travail constant depuis des années – la conviction matérialiste, l’attachement à la  –, il les déclare contradictoires (au profit, pour lui, de la seconde) et me reproche de vouloir les concilier, les articuler l’une à l’autre, et de prétendre fonder la  sur une base matérialiste. Il rejoint ainsi un préjugé dominant selon lequel on ne saurait être matérialiste et partisan de la . C’est la conception des spiritualistes (et des religieux), qui n’ont de cesse de dénoncer, au nom du spiritualisme, « l’immoralisme matérialiste » ; mais c’était aussi, en sens inverse (parce qu’au nom de son naturalisme), la position de Nietzsche qui a déconstruit l’idée de  au profit de celle d’éthique, comme cela a été aussi, pour une part, celle de Marx et celle de nombreux marxistes après lui, versant ainsi dans un « immoralisme théorique » que mon livre n’a de cesse de dénoncer en lui-même comme dans ses effets pratiques : peut-on séparer le stalinisme de l’oubli de la  en politique s’agissant des moyens qu’elle emploie, autorisant ainsi la criminalité au service de la révolution ?
D’où la nécessité de se référer, à ce niveau du débat, à nouveau à Darwin et à la manière dont P. Tort a traduit son apport à travers le concept d’ « effet réversif de l’évolution », après un siècle de domination de ce contresens ahurissant qu’a été le « darwinisme social »2. Je ne peux ici développer, mais il faut admettre que ce concept – qui correspond à ce que Darwin a effectivement pensé, dans d’autres termes, dans la Filiation de l’homme – nous indique que la , contrairement à l’idée de sa transcendance que nous suggère l’expérience immédiate que nous en avons et que la conception kantienne n’a fait que rationaliser avec sa supposition idéaliste d’un monde « intelligible », est et n’est qu’un fait d’évolution, relayée par l’histoire (ou la culture) : elle est immanente à la vie empirique dont les transformations progressives ont mis en place une instance qui permet de la juger et de la maîtriser, de maîtriser en particulier la forme sauvage et éliminatrice qu’elle avait chez les animaux. Mais cette immanence n’en supprime pas la spécificité, contrairement à ce que laisse suggérer mon contradicteur en affirmant qu’une référence à Kant est impossible dans ce contexte. D’abord, il se trouve que cette référence est présente dans le texte même de Darwin quand il aborde ce problème dans La filiation de l’homme, prétendant ainsi retrouver Kant sur une base naturaliste. Et ensuite, il faut bien comprendre que la production évolutive d’un « sens  moral » (l’expression est chez Darwin) doit se concevoir comme un phénomène d’émergence, c’est-à-dire comme un effet qui échappe à ses conditions de production, ne se dissout pas en elles tout en étant relié à elles (voir mon article « L’émergence de la  » dans Sciences et avenir Hors Série, n° 139).Cette approche, que D. Collin connaît mais qui ne le convainc pas3, permet de fonder théoriquement la . J’entends par là – et je ne suis pas sûr que Collin ait ici saisi toutes les nuances de ma pensée – que Darwin nous garantit ainsi l’existence de la  sur une base matérialiste, indépendante des croyances religieuses et des constructions idéalistes largement fictives du passé, en nous en montrant l’origine ou la base réelle, naturelle d’abord, culturelle ou historique ensuite (voir la Déclaration de 1789 et la condamnation radicale de l’esclavage qu’elle induit, qui atteste d’une transformation essentielle de la conscience  de l’humanité occidentale par rapport à l’Antiquité, d’origine clairement historique). Point donc n’est besoin de retourner (je ne dis pas recourir) à Kant et à son idéalisme transcendantal (lui nettement métaphysique !) pour être assuré de son existence : le matérialisme darwinien nous permet de comprendre ce qu’un matérialisme spéculatif ou lié à la seule physique laissait incompris ou incompréhensible : la  comme anti-nature issue de la nature elle-même. Je précise que, contrairement à ce que prétend Collin – faute, je le présume, d’avoir lu attentivement P. Tort  –, que la notion d’ « effet réversif de l’évolution » n’implique rien qui ressemble à une quelconque « téléologie » : c’est une effet tendanciel de la sélection naturelle entendue dans son inversion chez l’homme, effet avéré historiquement sur le long terme, mais qui n’a rien de fatal ou d’inéluctable, qui est donc susceptible, comme le dit P. Tort, de « rebroussements », donc de régressions (voir ce qui se passe aujourd’hui dans le monde) et qui laisse place à la contingence ou au hasard : l’évolution naturelle ou historique, même si elle manifeste un progrès à la fois vers la  et, ensuite, dans celle-ci, ne poursuit aucune fin bonne qui serait assurée, du coup, de sa réalisation future : ce sont bien les hommes qui font l’histoire, même s’ils sont soumis à des déterminismes qu’ils ignorent, et ils peuvent momentanément rater ce qu’ils font s’ils n’en prennent pas conscience et ne se saisissent pas de leur capacité de conscience et de connaissance pour orienter positivement leur histoire!
4 Reste que la fondation théorique (ou ontologique) qui, à l’opposé de toute fondation spéculative, coïncide pour moi avec l’explication scientifique (biologique et historique) de la , n’est pas sa fondation pratique, avec les conséquences politiques qui s’ensuivent. Celle-ci est une tache normative – et Collin le reconnaît avec moi – qui consiste à en dégager le principe normatif ultime (ou premier) à l’aide de la raison, à savoir l’Universel tel que Kant l’a formulé. Nous sommes donc d’accord sur ce point fondamental, sauf qu’il faut admettre (voir ce qui précède) que cette raison qu’on peut dire « pratique » ne tombe pas du ciel, qu’elle n’est pas « a priori » ou innée, tout prête à fonctionner, qu’elle a une genèse empirique et qu’elle ne s’approprie que progressivement son contenu moral universaliste (voir la Déclaration de 1789 citée plus haut, puis celle de 1948), en particulier dans la manière dont elle en comprend peu à peu les champs d’application, du politique au social, puis à l’économique – processus dans lequel elle est soumise historiquement à l’idéologie dominante et limitée ou mystifiée par elle. Il n’empêche que c’est une raison qui, bien que soumise aux déterminismes qui l’ont fait apparaître, possède une capacité réflexive qui la rend en quelque sorte libre, capable de juger cette vie dont elle vient et de la maîtriser au nom d’une norme universelle qu’elle énonce. De ce point de vue, il n’y a bien, quant à son principe normatif de base, qu’une  ou pas de  du tout, et c’est ce qui la distingue de l’éthique, nécessairement plurielle (il y a des éthiques comme il y a des idéologies, d’ailleurs intimement mêlées), et là nous sommes pleinement d’accord…comme nous sommes d’accord avec Marcel Conche qui soutient la même thèse (voir Le fondement de la , PUF).
5 Pour autant, ce processus à la fois de compréhension et d’extension de l’Universel moral dans le champ des rapports sociaux et de la politique en général, tel que je le présente et le défends vigoureusement, est-il potentiellement totalitaire comme le reproche m’en est fait ? D. Collin m’intente ici un faux procès et je tiens à montrer qu’il se trompe car l’enjeu est de taille – surtout si l’on remarque que lui aussi est partisan d’une réalisation de la  en politique, laquelle ne saurait être abandonnée à ses errements cyniques et immoralistes dont le monde contemporain, depuis la chute du mur de Berlin, nous offre le triste spectacle. Car il ne s’agit pas du tout, dans ma perspective, de « construire » artificiellement et autoritairement un « homme nouveau » (on sait quelles dérives tragiques ce projet, quand il est mal compris, a données au 20ème siècle dans le camp soviétique et chinois). Pour deux raisons. D’abord, parce que ce qu’il importe prioritairement de changer dans un sens moralement meilleur, c’est la société et non l’homme individuel, même s’il est entendu que le changement dans le premier domaine aura inévitablement des effets sur l’homme lui-même, puisqu’il n’en est pas théoriquement séparable : « En humanisant les circonstances, on humanise l’homme » dit Marx justement (je le cite de mémoire et le transpose un peu), et il y a là une perspective de progrès anthropologique indirect auquel on ne peut qu’acquiescer.Ensuite, parce que tout le fond de ma réflexion repose sur la distinction des champs de l’éthique et de la  et sur l’analyse de leur rapport différencié à la politique, ce qui, précisément, a pour objectif d’empêcher à la racine toute dérive totalitaire de la  en politique ! L’éthique reposant sur le « souci de soi » (j’emprunte cette formule à Foucault, malgré son approche confuse de la  par ailleurs), sur la manière dont l’homme entend organiser sa vie individuelle (pour autant qu’on peut la séparer de celle des autres), est hors , elle ne tombe pas sous la juridiction de cette dernière qui se définit par le « souci de l’autre » ou « des autres ». Une « politique  » telle que je la conçois s’interdit donc d’intervenir dans le domaine de l’éthique individuelle, qui est aussi celui du bonheur personnel, et elle serait elle-même immorale si elle le faisait. C’est dire aussi qu’elle n’a pas à imposer de normes collectives du bonheur individuel, normes qui seraient d’ailleurs difficiles à définir rationnellement vu qu’il n’y a pas de concept universel du bonheur individuel (Kant a dit l’essentiel ici, comme le rappelle mon interlocuteur). Par contre, il est tout aussi évident à mes yeux qu’elle a à s’occuper des formes sociales du malheur, lesquelles sont connaissables et liées à l’injustice : jusqu’à preuve du contraire, la domination politique, l’oppression sociale et l’exploitation économiques ne rendent guère l’homme heureux et c’est un devoir moral de les combattre du point de vue même de la question du bonheur et de l’accès de tous, socialement conditionné, à celui-ci !
Cependant (eh oui !, les choses sont complexes), il y a bien un aspect par lequel la politique doit (impératif moral) se mêler de l’éthique (pourtant hors  et domaine de la souveraineté personnelle) : elle doit contribuer à créer les conditions permettant à chacun de choisir son éthique, à la lumière de laquelle il pourra décider consciemment de la forme de bonheur individuel qui lui convient. Cette « construction » est tout sauf totalitaire : c’est la construction du sujet éthique, la construction (qui est bien, elle, politique ou sociale) d’une capacité de construire sa vie hors de toute pression externe. C’est cela une politique  pensée jusqu’au bout (avec tous ses relais comme l’éducation, la diffusion de la culture, etc.) : c’est une politique d’émancipation mettant fin à l’aliénation, ne disant rien du contenu de vie qui nous convient et des potentialités que nous avons envie d’actualiser, mais nous permettant d’en décider en toute liberté. Comment concevoir que l’émancipation, ainsi pensée, puisse être menacée par le totalitarisme ? Elle en est l’exact contraire !
                                                                                  Yvon Quiniou
 


1 J’en profite pour indiquer que je ne comprends pas non plus le statut « hypothétique » que Collin confère à la science comme l’idée qu’elle serait « une reconstruction idéalisée du monde à des fins d’action pratique ». Cette position, cohérente avec ses autres positions, rejoint la tendance relativiste et constructiviste dominante aujourd’hui dans l’épistémologie ou dans le philosophie des sciences, laquelle fait le désespoir d’un Bouveresse partisan d’un réalisme gnoséologique que je partage pleinement.
2 J’indique au passage que le théoricien du « gène égoïste », R. Dawkins, ne saurait être rangé dans ce camp : le « gène égoïste » n’est pas un gène « de l’égoïsme » et donc une justification biologique de l’égoïsme social puisque, du point de vue même du mécanisme de reproduction et de multiplication des gènes qu’il détermine, il entraîne à des comportement altruistes (entraide, amour familial, etc.) qui servent ce mécanisme !
3 Voir la synthèse lumineuse (même si elle est contestable sur un point important) qu’en a donnée P. Tort dans L’effet Darwin (Seuil).

vendredi 17 décembre 2010

L'ambition morale de la politique. Recension du livre d'Yvon Quiniou

Ce livre est, selon Yvon Quiniou lui-même, le plus ambitieux de ceux qu’il a écrits – on citera ici Problèmes du matérialisme (Méridiens-Klincksieck, 1987), Nietzsche ou l’impossible immoralisme (Kimé, 1993), Figures de la déraison politique (Kimé, 1995), Études matérialistes sur la morale (Kimé, 2002), Athéisme et matérialisme aujourd’hui (Pleins feux, 2004). L’ambition morale de la politique pourrait apparaître comme l’achèvement de cette réflexion commencée depuis un quart de siècle sur les rapports entre morale et politique, conçues d’un point de vue matérialiste. Parce que nous sommes souvent proches – sur la distinction morale/éthique, sur la nécessité de concevoir une « politique morale » (ou une refondation morale de la politique), sur l’importance de la philosophie morale de Kant – il me semble nécessaire de procéder à une lecture critique détaillée de l’ouvrage de Quiniou. Je dis « lecture critique », non pour faire une « bonne critique » ou une « mauvaise critique », comme lors de la sortie d’un film, mais parce qu’il y a entre nous un point critique sérieux, dont nous avons eu l’occasion de débattre rapidement et de manière informelle qui est précisément la question du matérialisme.
Le point de départ de la réflexion d’Yvon Quiniou, point de départ qui devrait être largement partagé est le constat d’une crise profonde, massive, « voire effrayante », « celle de la confiance dans la politique elle-même qui porte à la fois sur son sens et sur ses capacités, et qui est liée à une crise plus globale de la normativité (*), c’est-à-dire des valeurs susceptibles de nous orienter dans notre vie individuelle et, surtout, collective en nous proposant, voire en nous imposant des fins dignes d’être poursuivies. » (11) C’est du reste sur cette question que se clôt son ouvrage dont les deux derniers chapitres s’intitulent respectivement « le communisme est-il possible ? » et « quel progrès pour l’homme ? ». L’auteur sait bien que ces deux questions sont devenues hautement problématiques. Nous ne sommes plus très nombreux à revendiquer et à tenter de maintenir dressé le drapeau du communisme et dans cette petite escouade, il est à craindre que les pires malentendus ne séparent les uns et les autres. À plusieurs reprises, Yvon Quiniou cite Badiou de manière plutôt approbatrice, alors son « hypothèse communiste » est plus un slogan un peu creux qu’une véritable orientation pratique critique. Je crois d’ailleurs que lorsqu’Yvon Quiniou s’appuie sur Axel Honneth et Emmanuel Renault, c’est-à-dire sur des philosophes qui tentent de remettre la question de la reconnaissance au cœur de la philosophie sociale, il tourne radicalement le dos aux spéculations d’Alain Badiou.
Dans cet ouvrage, Yvon Quiniou travaille sur deux niveaux qui constituent en quelque sorte une synthèse de ses travaux antérieurs. D’une part, il cherche un lien entre le matérialisme scientifique dont il se réclame et la morale, et plus exactement une morale universaliste et déontologique d’inspiration fortement kantienne. En second lieu, il veut penser le rapport entre morale et politique : à l’encontre des « réalistes » qui veulent isoler morale et politique, Yvon Quiniou soutient que seule la morale peut fonder la politique, ou du moins une politique « progressiste » et « communiste » aux sens que l’auteur donne à ces deux termes. Selon Yvon Quiniou ces deux niveaux sont étroitement liés, forment en quelque sorte une unité organique.
Commençons par le premier aspect : une morale (kantienne) matérialiste est-elle possible ? La grande distinction dont part Yvon Quiniou oppose éthique et morale – un peu à la manière de Habermas ou encore comme je l’ai fait dans Questions de morale (A. Colin, 2003). Méthodologiquement, cette distinction semble bien fondée. Dans l’édifice plus ou moins harmonieux des normes auxquelles nous tentons d’obéir, il y a bien deux dimensions, la dimension de ce que nous estimons être la vie bonne, celle qui mérite d’être poursuivie – Rawls parlerait de conceptions englobantes ou compréhensives du bien – et la dimension de nos obligations à l’égard des autres, distinctes des choix de la vie bonne. Les éthiques anciennes englobaient ces deux dimensions en un tout cohérent – du moins le pensaient-ils – ce que ne font plus les modernes (peut-être depuis Kant).
Qu’une éthique matérialiste soit possible, cela ne fait guère de doute, si on pense que les valeurs éthiques sont enracinées dans le corps et qu’elles ne sont en dernière analyse qu’une expression des aspirations vitales. Il y a un lien étroit entre la vie, dans sa singularité et les valeurs éthiques auxquelles se rapportent les sujets. S’appuyant sur Nietzsche (dont il avait donné une lecture matérialiste dans un ouvrage précédant), l’auteur soutient que « le lien entre vivre et valoriser apparaît d’emblée dans sa nécessité propre » : « Nietzsche, à nouveau, l’a indiqué, avec sa perspicacité habituelle : ”D’impulsion à se prêter ou à se refuser à quelque chose que n’accompagnerait pas le sentiment de vouloir l’utile, d’éviter le mauvais, d’impulsion exempte d’une sorte de connaissance appréciant la valeur du but, il n’en existe pas chez l’homme”. C’est donc parce qu’il y a mille et une impulsions vitales, mille et une vies, qu’il y a « mille et une fins », mille et une valeurs.., et non l’inverse comme le pense celui qui croit à l’objectivité des valeurs ou des fins qu’il poursuit dans son existence. Les systèmes normatifs sont le décalque déguisé de nos ”passions”, pour employer un terme générique et un peu vague, et non seulement l’effet de notre corps, et il faut savoir en déceler la vérité psychologique pour ne pas se laisser prendre, ici aussi, à la force de leur objectivité apparente. » (20)
Ainsi, il est possible de comprendre les valeurs éthiques à leur fondement vital, et donc une science de l’éthique est possible, bien qu’il n’y ait aucune science éthique, puisque l’éthique renvoie toujours, en dernière analyse, à la vie affective, où, pourrait-on dire au bonheur en tant qu’idéal de l’imagination, pour parler ici en termes kantiens.
À l’opposé de l’éthique, la morale apparaît comme formelle, abstraite et universelle. Dans un passage assez fouillé, l’auteur défend une vision kantienne de la morale, notamment contre toutes les tentatives de « déconstruction » auxquelles elle a été soumise – voir, entre autres, sa réfutation de Foucauld (52-54). Où les choses se compliquent, c’est quand il s’agit d’expliquer la « genèse matérialiste de la morale ». Comme il avait déjà eu l’occasion de le faire à de nombreuses reprises, Yvon Quiniou soutient que c’est le darwinisme qui donne une « théorie scientifique de l’origine naturelle de la morale » (62). Il s’appuie à cet effet sur les travaux de Patrick Tort qui soutient qu’avec l’apparition de l’homme on a un « effet réversif de l’évolution » : « l’évolution produit ce qui s’oppose en un sens à elle, la vie produit un plan de réalité qui en maîtrise le développement sauvage tel qu’il se manifeste chez les espèces antérieures, à savoir la morale qu’on peut considérer comme une antinature produite par la nature elle-même. » (63) Autrement dit la capacité à se conduire de manière altruiste, à faire prévaloir l’universel sur ses intérêts particuliers, bref la capacité à être « kantien » serait un caractère adaptatif propre à homo sapiens (pour autant qu’on puisse se limiter à lui) et ainsi la théorie scientifique darwinienne serait « la fondation réelle de la morale ». La nature cédant la place progressivement à la culture, la fondation naturelle de la morale se serait complétée par une « fondation historique » de la morale. C’est pourquoi Yvon Quiniou se démarque des partisans d’une « morale évolutionniste », admettant l’argument de G.E. Moore sur le « sophisme naturaliste » qui consiste à « prétendre déduire une valeur (ou un ensemble de valeurs) de l’analyse objective des processus naturels alors qu’on l’y a projetée sur la base d’un jugement de valeur effectué préalablement. » (78) Yvon Quiniou a bien raison de se démarquer de ces tentatives : la plus sympathique, celle de Kropotkine, dans L’entraide (1906), révèle de très grandes faiblesses théoriques. Mais la psychologie évolutionniste est brave fille. On lui fait dire à peu près ce que l’on veut ! Les courants dominants dans cette « école » sont beaucoup moins sympathiques que Kropotkine et considèrent que les traits comportementaux essentiels de notre espèce ont été sélectionnés au Pléistocène, c’est-à-dire entre -1,8 millions d’années et -11000 années, dans un environnement que devaient affronter des groupes de chasseurs-cueilleurs. Et ces traits comportementaux sont encodés génétiquement selon le principe de la maximisation de la diffusion des gènes (une idée tirée de la sociobiologie et du « gène égoïste » cher à Dawkins). De là il découle que nos intentions conscientes, la culture, les religions, les sentiments doivent être compris et expliqués essentiellement comme des manifestations de cette stratégie des gènes égoïstes qui nous manipulent en quelque sorte à notre insu. Cette « théorie » a une fonction bien précise : donner une fondation scientifique, naturaliste, du principe de la liberté d’entreprendre et de la concurrence capitaliste comme seul rapport social réel. C’est évidemment purement idéologique et parfaitement indémontrable sur le plan « scientifique ». Mais je crains que l’interprétation du darwinisme par Patrick Tort ne présente exactement les mêmes faiblesses, même si cette interprétation permet, par une sorte de miracle, de réconcilier la morale de Kant et le matérialisme naturaliste.
Dans la construction d’Yvon Quiniou, il y a deux vices de formes essentiels qui fragilisent l’ensemble de l’ouvrage. Le premier concerne ce qu’il reprend à Patrick Tort. L’idée d’un effet « réversif de l’évolution » porte en lui une conception téléologique de l’évolution, une conception certes paradoxale : Tort n’est pas le père Teilhard de Chardin et l’homme n’est pas le point où la chaîne évolutive s’élève vers Dieu ! Mais on n’en est pas si loin : voilà une évolution qui produit son propre dépassement, une sélection naturelle qui s’abolit d’elle-même… C’est trop beau pour être vrai. En vérité toute cette spéculation est parfaitement inutile. Constater que homo sapiens est bien plus intelligent que ses ancêtres qui eux-mêmes étaient déjà bien plus malins que des singes ne nous autorise pas à parler d’une transformation dans le processus évolutif. D’un point de vue darwinien strict, les hommes se débrouillent avec leur équipement intellectuel comme le font tous les animaux et organise ainsi sa survie. Mais que les principes de cette survie soient les « fondations » d’une morale, c’est extrêmement douteux. On pourrait avec autant de raison soutenir que la sélection darwinienne a produit des individus aptes à dominer durablement leurs congénères – il semble bien que les phénomènes de domination n’étaient pas inconnus des peuples de chasseurs-cueilleurs (voir Brian Hayden : L’homme et l’inégalité. L’invention de la hiérarchie durant la préhistoire. Cnrs éditions, 2008). Faire reposer la morale sur des fondations aussi fragiles et des théories aussi hypothétiques et aussi peu vérifiables expérimentalement ne semble pas un très bon calcul.
Le deuxième vice de forme concerne le darwinisme lui-même. Le darwinisme est une théorie scientifique et comme telle il est essentiellement hypothétique. De nombreux chercheurs considèrent que les deux piliers du darwinisme, l’évolution des espèces et la sélection naturelle, ne sont pas nécessairement solidaires : l’évolution semble un fait incontestable – à peu près du même genre que la rotondité et le mouvement de la Terre. Mais les mécanismes évolutifs sont fortement sujets à discussion : le gradualisme du darwinisme orthodoxe a été sérieusement mis en cause par les « saltationnistes » comme Gould, Eldredge ou Lewontin et, en outre, il se pourrait bien que la sélection naturelle ne joue dans l’évolution qu’un rôle secondaire : voir sur ce point « What Darwin got wrong ? » (Profile Books, 2010), un livre dans lequel Jerry Fodor et Massimo Piattelli-Palmarini mettent sévèrement en cause l’orthodoxie néo-darwinienne.
Yvon Quiniou croit rendre la morale plus solide en lui donnant une fondation naturaliste. Il sait bien du reste que procédant ainsi il se fait résolument anti-kantien. Si Kant cherche à fonder la morale dans l’usage pratique de la raison pure et refuse d’y mêler le moindre élément empirique, c’est précisément parce qu’il veut construire un impératif moral catégorique et inconditionné et non une doctrine éthique du bonheur qui serait toujours conditionnée empiriquement. Les étages de fondation historique et pratique qu’Yvon Quiniou intercale entre la théorie darwinienne selon Tort et son kantisme non-transcendantal visent à colmater les brèches d’un édifice dont l’auteur perçoit bien les grandes fragilités. Au point que cette fondation matérialiste de la morale n’est plus d’aucun secours quand Yvon Quiniou aborde la morale et son rapport à la politique. Il sait très bien et le reconnaît plus ou moins implicitement que l’on peut toujours tourner la théorie biologique de l’évolution dans tous les sens, on n’en trouvera jamais une raison de proclamer que les hommes sont libres et égaux et que l’exploitation capitaliste est une abomination morale !
Caractéristique des embarras d’Yvon Quiniou est la distinction importante opérée entre fondation de la morale et fondement.  La fondation est une tentative d’explication objective (j’allais écrire « objectiviste ») des valeurs morales, en premier lieu à partir de l’apparition naturelle d’homo sapiens, et, en deuxième lieu à partir de l’évolution historique. Il s’agit d’une « explication sur le plan des faits », comme le dit Yvon Quiniou. Mais il lui faut ensuite, pour entrer pleinement sur le terrain de la morale, et non s’en tenir sur celui de l’anthropologie ou de la psychologie rationnelle, pour le dire en termes kantiens. « Fonder pratiquement, ce n’est pas expliquer sur le plan des faits : le fondement d’une valeur ou d’un jugement de valeur (moral) ne saurait être assimilé à son origine, à sa cause ou sa base. » (76) Et Yvon Quiniou enfonce le clou : « une science éventuelle de la morale nous en expliquant l’origine et les variations ne saurait rien justifier de son contenu et donc assumer une fonction fondatrice au sens pratique vis-à-vis d’elle. C’est le cas, je tiens à le préciser et à y insister, de l’explication biologique apportée par Darwin, pourtant essentielle quand il s’agit de comprendre son existence, et, on l’a vu, de la fonder théoriquement. » (77) On ne peut être plus clair : Yvon Quiniou rétablit ici dans tous ses droits la séparation kantienne entre raison pure et raison pratique, donc entre l’homme considéré comme objet de connaissance théorique (et tombant dans le champ de l’expérience) et le sujet moral. Il a peut-être raison de le faire, car les bonnes raisons d’être kantien ne manquent pas, mais ce faisant il rompt brutalement avec les présuppositions matérialistes soutenues si péniblement auparavant. Il faut choisir : ou on est matérialiste ou on est kantien, mais un kantisme matérialiste est à peu près comme un cercle carré.(**)
Si je comprends bien la démarche d’Yvon Quiniou, elle s’explique comme celle d’un penseur dont la pensée s’est développée dans deux directions contradictoires. Une direction, la plus ancienne chez lui, qui lui vient de la bonne vieille « dialectique de la nature » et qui consiste à vouloir prouver scientifiquement une doctrine métaphysique comme l’est le matérialisme. Yvon Quiniou pense que la physique est incapable d’accomplir cette tâche (il reconnaît qu’elle est parfaitement compatible avec une métaphysique idéaliste), mais il pense que la biologie et, au cœur de celle-ci, la théorie de l’évolution donnent la preuve enfin trouvée que le matérialisme est vrai. Sur ce plan, je crois qu’il fait radicalement fausse route. Dans mon livre de 2004, La matière et l’esprit (A.Colin) j’en étais venu à l’idée que le seul matérialisme véritablement soutenable était un « matérialisme faible », c’est-à-dire un matérialisme de principe dans les sciences de la nature, laissant ouvert le champ d’une philosophie de l’esprit, irréductible à la matière et aux lois des phénomènes naturels. Ces formulations me semblent même aujourd’hui trop prudentes, trop motivées par la crainte de perdre les derniers restes d’une prétendue « science matérialiste ». En tout cas, si l’esprit n’est pas réductible à la matière en mouvement, le programme de la fondation matérialiste scientifique de la morale est intenable ou alors se réduit à une pure pétition de principe sans la moindre conséquence ni théorique ni pratique. Du reste, si ce programme est intenable, c’est parce que la science n’est pas « matérialiste » : elle est une reconstruction idéalisée du monde à des fins d’action pratique. Et rien d’autre et surtout pas une métaphysique. C’est un point que j’ai commencé de développer ailleurs.
La deuxième direction suivie par Yvon Quiniou est celle d’un retour, à partir de la critique des dogmes du marxisme « amoraliste », vers une morale de type kantien et vers un retour de la morale en politique.  Les marxistes « old fashion » et les matérialistes purs et durs verraient à bon droit dans cette ligne réflexive une capitulation devant l’idéalisme.  Car il y a bien antagonisme entre les deux lignes de recherches qui ont occupé Yvon Quiniou au cours de toutes ces dernières années.  Son Ambition politique de la morale est une tentative de faire tenir ensemble deux tendances inconciliables. Mais autant la première de ces tendances me semble une impasse, autant je partage le souci d’Yvon Quiniou de reposer à nouveaux frais la question des rapports entre morale et politique.
Qu’il y ait fondamentalement une dimension normative dans la politique, c’est évident et Yvon Quiniou le rappelle avec force. Encore faut-il distinguer le politique comme objet d’étude des rapports entre gouvernants et gouvernés et des rapports entre gouvernants eux-mêmes et la politique comme activité pratique.
Yvon Quiniou commence par soutenir qu’il existe une « ambition anthropologique de la politique ».  Il s’agit de rendre l’humanité meilleure. Partant de la critique qu’adresse Hayek à tous les projets de transformation de l’humanité, Yvon Quiniou admet la nécessité de renoncer au projet de « l’homme nouveau » tel que le communisme historique du XXe siècle tenté de le mettre en œuvre. Cependant il en maintient l’idéal moyennant quelques transformations : « S’il faut effectivement renoncer à l’idée d’une transformation totale, imposée et rapide, qui ne ferait que transposer dangereusement en politique l’idée chrétienne d’une régénération radicale de l’homme par le salut, rien ne nous oblige, ni théoriquement ni pratiquement, à abandonner le projet d’une transformation graduelle, démocratiquement proposée et lente, affectant l’homme dans sa vie sociale comme dans sa vie individuelle, et faite de progrès partiels qui, en s’additionnant, peuvent reconfigurer la vie humaine dans le sens d’une plus grande maîtrise d’elle- même. Il suffit, pour en accepter la perspective, d’admettre, conformément à ce qui précède, que nombre de maux dont souffre l’humanité sont l’effet d’une causalité empirique multiple sur laquelle une politique appuyée sur la science a prise, y compris dans des secteurs qui paraîtraient sans lien avec elle, comme le bonheur individuel. » (116) À lui seul cet extrait exigerait de nombreux commentaires. Les termes employés par l’auteur ne dissipent pas les inquiétudes et ne permettent pas répondre aux critiques (« intelligentes » dit Yvon Quiniou) formulées par Hayek. Que la transformation de l’homme par la politique soit lente ou rapide ne change peut-être rien au fond. La politique peut sans doute se donner comme objectif de créer les conditions qui permettent aux individus de développer toutes les potentialités qui sont en eux, mais cette épanouissement lui-même n’est pas une affaire politique, et même « démocratiquement », ce n’est pas à l’instance collective de choisir quelles potentialités doivent être développées et comment. Un projet de « reconfiguration de la vie humaine » est un projet éminemment dangereux. Je n’ai nulle envie de voir le politique reconfigurer ma vie ! On est encore plus inquiet lorsque l’auteur pense que la politique doit s’appuyer sur la science. Il me semble au contraire qu’on ne pourra repenser l’émancipation humaine qu’on rompant une fois pour toutes avec cette véritable plaie qu’a été, sous toutes ses formes, le « socialisme scientifique ».
Certes, Yvon Quiniou ne veut pas de retour à une politique qui contrôle tous les aspects de la vie humaine. C’est pourquoi il s’emploie à distinguer et même à séparer éthique et politique.  La politique cependant a un rôle à jouer dans la construction d’une éthique nouvelle puisqu’il s’agit de produire politiquement une nouvelle forme d’humanité, de produit des « mutations existentielles » (129). Mais il ajoute qu’en un autre sens la politique n’a pas à s’occuper d’éthique et que c’est au contraire le capitalisme qui modèle et nivelle par le bas et par une médiocrité généralisée les existences individuelles.  Mais le ferme propos d’Yvon Quiniou à ce sujet eût gagné à n’être pas précédé par des formules qui rappellent fâcheusement le projet du communisme historique du XXe siècle de façonner un « homme nouveau ».
Yvon Quiniou revient ensuite à la morale kantienne dont il veut montrer qu’elle peut donner les linéaments d’une politique. Il rappelle, à juste titre, que la philosophie morale de Kant commande une philosophie politique – qu’on trouve par exemple dans le Projet de paix perpétuelle (147). C’est le droit qui constitue la médiation entre morale et politique. Je suis bien volontiers le plaidoyer d’Yvon Quiniou au sujet du droit – qu’il refuse énergiquement d’abandonner aux billevesées du « matérialisme historique » qui le classait parmi les « superstructures idéologiques.  S’appuyant sur les propositions de Jacques Bidet dans sa Théorie générale, Yvon Quiniou reprend l’idée du caractère structurant ou « métastructurant » de l’idéal universaliste de liberté et d’égalité, même si cet idéal s’inverse dans le capitalisme.  « C'est ici que nous retrouvons les résultats de notre réflexion antérieure sur la morale : celle-ci est une compétence naturelle de l'homme issue de l'évolution, mais soumise à un processus de développement spécifiquement historique qui la fait progresser vers la conscience de l'Universel comme norme ultime de la conduite individuelle et collective, en dehors donc de toute relativité idéologique. Et c'est en raison de cette compétence normative que les hommes sont amenés, aussi lentement et imparfaitement que l'on voudra, à se poser la question du droit qu'ils ont à agir de telle ou telle manière et à formuler un droit dans lequel la question du droit, entendue comme question de droit dépassant la seule problématique de l'intérêt individuel égoïste, émerge inévitablement et s'y trouve exprimée. Nulle téléologie n'est à l'œuvre ici, nulle profession de foi optimiste, mais une affirmation réflexive tirée de la culture scientifique contemporaine, qui enregistre la réalité de ce « fait moral » que constitue la conscience désormais acquise de l'Universel, donc la réalité historique de cela même qui nous permet de critiquer la réalité historique et d'envisager de l'améliorer. L'homme n'est donc pas seulement un animal idéologique (ce qu'il est incontestablement, avec toutes les duperies involontaires que cela implique), il est aussi un animal moral capable de droit et contraint d'y recourir pour justifier aux yeux d'autrui comme à ses propres yeux ce qu'il fait, même si ce qu'il fait effectivement est très éloigné de ce qu'il prétend faire juridiquement. » (174-175)
L’introduction de la morale dans la politique conduit à revisiter Rousseau en soulignant le lien profond entre la politique rousseauiste et la philosophie morale de Kant. Plus fondamentalement, il s’agit de rappeler que la démocratie est le maillon essentiel de l’émancipation humaine. Yvon Quiniou en profite pour faire justice des accusations stupides portées par des lecteurs ignorants ou malveillants sur La question juive, un court texte de jeunesse de Marx dans lequel il est censé avoir liquidé les droits de l’homme… alors même qu’il se contentait de montrer le caractère atrophié et abstrait de ces droits tant que la société repose sur l’oppression (185-186). Le « droit politique républicain » que revendique Yvon Quiniou renoue explicitement avec les conceptions développées par Ernst Bloch dans Droit naturel et dignité humaine, ce qui suppose une critique serrée du positivisme juridique de Kelsen ou du décisionnisme de Carl Schmitt. Sur ce dernier point, Yvon Quiniou se contente d’une très brève indication, mais c’est effectivement un travail qui devrait être conduit – même si, à l’évidence, il se plaçait hors du propos strict qu’entend tenir Yvon Quiniou dans le présent ouvrage.
Je ne m’étends pas sur les prolongements que l’auteur donne à morale dans le champ social et dans le champ économique car il y a sur ces points un large accord possible entre nous, jusques et y compris dans la mise en cause de la bonne vieille doctrine du dépérissement de l’État, doctrine qu’Yvon Quiniou réfute pour lui substituer une « démocratisation maximale » (240), formule tout de même un peu floue et qui eût nécessité d’être un peu explicitée. L’expérience historique nous a appris que la « démocratisation » est un emballage qui peut cacher les pires marchandises de contrebande ! On regrettera que l’auteur s’en tienne à des proclamations de principe et ne s’intéresse pas aux développements récents du courant républicaniste, y compris le travail de synthèse entre communisme et républicanisme que j’ai mené notamment dans Revive la République (Armand Colin, 2005). Après avoir montré que le concept d’aliénation conserve tout caractère opératoire – ce qui est parfaitement exact, quoique difficile à justifier d’un « point de vue matérialiste » – Yvon Quiniou clôt cette partie sur l’émancipation individuelle comme objectif de la politique.
Il lui faut enfin se confronter à la question de la « possibilité du communisme ». Là, il est évidemment confronté au fameux « bilan » et s’en tient à une explication assez succincte : le communisme au sens de Marx ne pouvait pas marcher dans des pays arriérés comme la Russie de 1917 ou la Chine de 1949. Le problème est tout de même de se demander pour quelle raison, ces pays ont été les seuls où ont réussi des révolutions se réclamant du communisme et pourquoi inversement les pays avancés sont restés insensibles à « l’idéal communiste » : aux États-Unis comme en Grande-Bretagne et comme dans toute l’Europe scandinave, le communisme historique n’a jamais dépassé le stade de groupes marginaux. Les trois seuls grands partis communistes de masse qui auraient pu caresser l’espoir de mener à bien une révolution communiste dans un pays développé (Allemagne, France, Italie) se sont tous les trois effondrés et semblent bien incapables de renaître un jour. Et je vois mal comment l’on pourrait répondre sérieusement à la question de la possibilité du communisme sans se donner la peine de fournir une explication complète de ce fait historique massif. Comme la conscience, telle l’oiseau de Minerve ne s’envole qu’au crépuscule, il serait temps qu’elle s’envole car le crépuscule du communisme historique du 20e siècle est bien avancé !
Il reste, et Yvon Quiniou a raison de conclure là-dessus, que les motivations et les raisons de combattre pour une transformation sociale ne manquent pas. Un nouveau communisme pourrait voir le jour en partant des aspirations à la justice sociale – aspirations qui trouvent leur fondement dans la morale. Il faudrait alors reprendre la discussion sur les théories de la justice (Rawls, Sen, Dworkin, etc.). Mais ceci est une autre histoire. Il faudrait aussi penser sérieusement ce que pose la question du communisme, c’est-à-dire celle du rapport entre le commun et l’individuel, précisément contre l’abstraction individualiste à laquelle le kantisme, laissé à lui-même conduit nécessaire. Je comprends bien qu’Yvon Quiniou n’ait pas développé tout cela. Mais cela, me semble en tout cas bien plus important  et bien plus décisif que de mener l’entreprise hasardeuse d’une fondation darwinienne de la morale dont on se passe fort bien.

Yvon Quiniou : L’ambition morale de la politique. Changer l’homme ? L’Harmattan, 2010, 270 p.

Notes : 
(*) La terminologie générale de « norme » et de « normativité » pose de nombreux problèmes. La subsomption sous le vocabulaire de norme des lois morales, des lois politiques, des règlements des entreprises, des normes commerciales, etc., est peut-être une des figures de l’idéologie contemporaine. L’idée même de crise de la normativité devrait aussi être interrogée. Une normativité édictée par la science n’est-elle pas justement en train de remplacer les lois et les règles anciennes. Voir à sujet Roland Gori, De quoi la psychanalyse est-elle le nom ?, Denoël, 2010.
(**) De la même façon, j’ai soutenu, dès ma thèse sur La théorie de la connaissance chez Marx, que le matérialisme dialectique était une contradiction dans les termes, en montrant notamment comment la dialectique hégélienne de la matière était résolument antimatérialiste. Je suis revenu sur ce thème dans un article pour la revue « Matière première », « La dialectique de la nature contre le matérialisme ». J’ai longtemps hésité sur la manière de sortir de cet imbroglio. Il me semble aujourd’hui que le matérialisme (celui de Lumières, aussi bien que celui d’Engels ou de Plekhanov) doit être abandonné non parce que l’idéalisme serait plus « vrai », mais parce que le raisonnement en termes d’opposition matérialisme/idéalisme est dépourvu de pertinence.

Réponse de Yvon Quiniou

à propos de "L'ambition morale de la politique"

Denis Collin débat, avec une rude franchise, des thèses que je soutiens dans mon dernier livre, L’ambition morale de la politique. Changer l’homme ? (L’Harmattan, 2010). Etant admis que son commentaire est riche et complet, témoignant ainsi d’une lecture attentive, je lui répondrai avec la même franchise, vu l’importance des enjeux et des différences qui nous séparent, à coté de proximités évidentes mais qui paraissent moindres aujourd’hui qu’autrefois. Je précise que j’ai lu la plupart de ses ouvrages et que j’apprécie son travail d’ensemble et, en premier lieu, Morale et justice sociale ainsi que La matière et l’esprit, alors que je me sens plus éloigné de ses lectures de Marx (par exemple de son traitement du thème de l’aliénation dans son Comprendre Marx). J’ajoute que mon itinéraire a été l’inverse du sien : je suis parti de la philosophie classique (dans laquelle j’ai baigné comme un poisson dans l’eau) pour parvenir au matérialisme et au marxisme par moi-même (puisqu’ils étaient très peu présentés et valorisés à l’Université, hélas !), ce qui peut expliquer pour une part nos différends. Je n’entrerai pas dans tout le détail de son analyse, mais aborderai les points qui me paraissent essentiels.

1 La question du matérialisme. D. Collin, après l’avoir assumé sous une forme « faible » (= un présupposé méthodologique des sciences, voire leur « horizon ») rompt clairement avec lui désormais, jugeant l’opposition idéalisme/matérialisme dépassée. Et il m’a même affirmé, dans une conversation téléphonique « informelle », qu’il ne comprenait comment la matière pouvait avoir produit la pensée (ou l’esprit). Or cette question du « comment », c’est-à-dire du « comment est-ce possible ? », est une question typiquement spéculative, c’est une question de droit qui a biaisé longtemps la réflexion philosophique, faute d’un développement suffisant des sciences, et qui l’a amenée dans le passé à fournir des réponses faussesà de vraies questions. C’est ainsi que Descartes (en son temps : il n’aurait pas raisonné de la même manière aujourd’hui) a cru pouvoir affirmer l’existence d’une substance pensante distincte du corps, sur la seule base de l’apparence de transcendance que la pensée présente à elle-même quand elle réfléchit sur elle-même ; de même Kant, dans la Critique du jugement, a cru pouvoir déclarer, sur la base d’une approche purement réflexive, qu’aucune science naturelle ne pourrait expliquer mécaniquement le vivant, même si c’était sa tendance inévitable. Or tout cela est ruiné par la science des faits, même si cela blesse le narcissisme des philosophes à l’antique : la théorie de l’évolution, donc à travers elle la biologie, nous démontre que la dérivation de la pensée humaine à partir de la matière en transformation perpétuelle est un fait scientifiquement avéré, et donc que la pensée est  matière, quelle que soit la difficulté que nous ayons à le concevoir quand nous appréhendons le problème sous une forme spéculative ou réflexive, en nous fiant à ce que j’appelle les seules « apparences de la réflexion ». J’ajoute que cette impasse spéculative se retrouve dans la phénoménologie contemporaine avec sa conception d’une conscience absolue soustraite à tout déterminisme biologique, qui en fait le dernier avatar de l’idéalisme spiritualiste, mais sans l’excuse de l’ignorance scientifique. Le problème n’est donc pas de savoir « comment cela est-ce possible ? » puisque cela est (avéré), pour l’essentiel, et que la science nous l’expliquera positivement de mieux en mieux, mais de savoir comment nous allons penser philosophiquement les problèmes qui se posent à nous à partir de cette base ontologique parfaitement prouvée, comme le problème de la , précisément.
2 C’est là que la discussion se complique et que Collin ne veut pas se rendre à l’évidence scientifique, par préjugé philosophique ou, plutôt, philosophiste (voir plus haut ma remarque sur son itinéraire théorique). Le darwinisme existe, le paradigme qu’il constitue est désormais admis par la cité scientifique après un siècle de résistances multiples dans et hors de celle-ci. Je ne comprend donc pas la résistance de Collin à ce paradigme, qu’il cite peu dans ses travaux, dont l’essentiel consiste à affirmer, contre le dogme créationniste, l’existence d’une évolution des espèces, donc leur transformation matérielle les unes dans les autres sur la base de la sélection naturelle, homme inclus. Au-delà, à savoir la question des autres mécanismes susceptibles d’expliquer l’évolution en dehors de ceux mis en avant par Darwin (mutations, rôle des catastrophes, problème de l’hérédité, problème aussi du hasard ou de la contingence, etc.) est une question interne à cette théorie et qui ne la remet absolument pas en cause dans son paradigme de base (voir le numéro de Sciences et avenir Hors Série, n° 134, auquel j’ai participé, qui nous en propose un bilan complet)1. D’où à nouveau cette idée essentielle : si la théorie de l’évolution est vraie dans son paradigme de base, ce qui est le cas, il faut faire preuve d’un peu de modestie, cher philosophe, et  penser avec : le matérialisme, comme ontologie philosophique (distinguée au demeurant de l’) portant sur le rapport matière/pensée (ou esprit) est vrai lui aussi, ce n’est pas une métaphysique (comme l’) arbitraire ou une « interprétation du monde » prenant place dans le jeu indéfini des interprétations du monde entre lesquelles on ne pourrait trancher, c’est une « conséquence de la science » (Patrick Tort) et non seulement un « présupposé méthodologique » ou un « horizon » de celle-ci ! Engels avait d’ailleurs anticipé ce point (mais il avait lu Darwin) avec beaucoup de lucidité, en affirmant que « l’unité réelle du monde consiste dans sa matérialité » et que celle celle-ci ne se démontrait pas spéculativement mais s’établissait « par un long et laborieux développement []de la science de la nature » (in l’Anti-Dühring). C’est donc dans ce cadre ontologique désormais intellectuellement contraignant qu’il nous faut et que j’ai voulu penser la .
3 C’est ici que mon différend avec D. Collin est le plus fort : pourquoi faudrait-il renoncer au matérialisme pour penser la  ? Car c’est bien le reproche essentiel qu’il me fait puisque, signalant à juste titre l’existence de deux tendances opposées dans mon travail constant depuis des années – la conviction matérialiste, l’attachement à la  –, il les déclare contradictoires (au profit, pour lui, de la seconde) et me reproche de vouloir les concilier, les articuler l’une à l’autre, et de prétendre fonder la  sur une base matérialiste. Il rejoint ainsi un préjugé dominant selon lequel on ne saurait être matérialiste et partisan de la . C’est la conception des spiritualistes (et des religieux), qui n’ont de cesse de dénoncer, au nom du spiritualisme, « l’immoralisme matérialiste » ; mais c’était aussi, en sens inverse (parce qu’au nom de son naturalisme), la position de Nietzsche qui a déconstruit l’idée de  au profit de celle d’éthique, comme cela a été aussi, pour une part, celle de Marx et celle de nombreux marxistes après lui, versant ainsi dans un « immoralisme théorique » que mon livre n’a de cesse de dénoncer en lui-même comme dans ses effets pratiques : peut-on séparer le stalinisme de l’oubli de la  en politique s’agissant des moyens qu’elle emploie, autorisant ainsi la criminalité au service de la révolution ?
D’où la nécessité de se référer, à ce niveau du débat, à nouveau à Darwin et à la manière dont P. Tort a traduit son apport à travers le concept d’ « effet réversif de l’évolution », après un siècle de domination de ce contresens ahurissant qu’a été le « darwinisme social »2. Je ne peux ici développer, mais il faut admettre que ce concept – qui correspond à ce que Darwin a effectivement pensé, dans d’autres termes, dans la Filiation de l’homme – nous indique que la , contrairement à l’idée de sa transcendance que nous suggère l’expérience immédiate que nous en avons et que la conception kantienne n’a fait que rationaliser avec sa supposition idéaliste d’un monde « intelligible », est et n’est qu’un fait d’évolution, relayée par l’histoire (ou la culture) : elle est immanente à la vie empirique dont les transformations progressives ont mis en place une instance qui permet de la juger et de la maîtriser, de maîtriser en particulier la forme sauvage et éliminatrice qu’elle avait chez les animaux. Mais cette immanence n’en supprime pas la spécificité, contrairement à ce que laisse suggérer mon contradicteur en affirmant qu’une référence à Kant est impossible dans ce contexte. D’abord, il se trouve que cette référence est présente dans le texte même de Darwin quand il aborde ce problème dans La filiation de l’homme, prétendant ainsi retrouver Kant sur une base naturaliste. Et ensuite, il faut bien comprendre que la production évolutive d’un « sens  moral » (l’expression est chez Darwin) doit se concevoir comme un phénomène d’émergence, c’est-à-dire comme un effet qui échappe à ses conditions de production, ne se dissout pas en elles tout en étant relié à elles (voir mon article « L’émergence de la  » dans Sciences et avenir Hors Série, n° 139).Cette approche, que D. Collin connaît mais qui ne le convainc pas3, permet de fonder théoriquement la . J’entends par là – et je ne suis pas sûr que Collin ait ici saisi toutes les nuances de ma pensée – que Darwin nous garantit ainsi l’existencede la  sur une base matérialiste, indépendante des croyances religieuses et des constructions idéalistes largement fictives du passé, en nous en montrant l’origine ou la base réelle, naturelle d’abord, culturelle ou historique ensuite (voir la Déclaration de 1789 et la condamnation radicale de l’esclavage qu’elle induit, qui atteste d’une transformation essentielle de la conscience  de l’humanité occidentale par rapport à l’Antiquité, d’origine clairement historique). Point donc n’est besoin de retourner (je ne dis pas recourir) à Kant et à son idéalisme transcendantal (lui nettement métaphysique !) pour être assuré de son existence : le matérialisme darwinien nous permet de comprendre ce qu’un matérialisme spéculatif ou lié à la seule physique laissait incompris ou incompréhensible : la  comme anti-nature issue de la nature elle-même. Je précise que, contrairement à ce que prétend Collin – faute, je le présume, d’avoir lu attentivement P. Tort  –, que la notion d’ « effet réversif de l’évolution » n’implique rien qui ressemble à une quelconque « téléologie » : c’est une effet tendanciel de la sélection naturelle entendue dans son inversion chez l’homme, effet avéré historiquement sur le long terme, mais qui n’a rien de fatal ou d’inéluctable, qui est donc susceptible, comme le dit P. Tort, de « rebroussements », donc de régressions (voir ce qui se passe aujourd’hui dans le monde) et qui laisse place à la contingence ou au hasard : l’évolution naturelle ou historique, même si elle manifeste un progrèsà la fois vers la  et, ensuite, dans celle-ci, ne poursuit aucune fin bonne qui serait assurée, du coup, de sa réalisation future : ce sont bien les hommes qui font l’histoire, même s’ils sont soumis à des déterminismes qu’ils ignorent, et ils peuvent momentanément rater ce qu’ils font s’ils n’en prennent pas conscience et ne se saisissent pas de leur capacité de conscience et de connaissance pour orienter positivement leur histoire!
4 Reste que la fondation théorique (ou ontologique) qui, à l’opposé de toute fondation spéculative, coïncide pour moi avec l’explication scientifique (biologique et historique) de la , n’est pas sa fondation pratique, avec les conséquences politiques qui s’ensuivent. Celle-ci est une tache normative – et Collin le reconnaît avec moi – qui consiste à en dégager le principe normatif ultime (ou premier) à l’aide de la raison, à savoir l’Universel tel que Kant l’a formulé. Nous sommes donc d’accord sur ce point fondamental, sauf qu’il faut admettre (voir ce qui précède) que cette raison qu’on peut dire « pratique » ne tombe pas du ciel, qu’elle n’est pas « a priori » ou innée, tout prête à fonctionner, qu’elle a une genèse empirique et qu’elle ne s’approprie que progressivement son contenu moral universaliste (voir la Déclaration de 1789 citée plus haut, puis celle de 1948), en particulier dans la manière dont elle en comprend peu à peu les champs d’application, du politique au social, puis à l’économique – processus dans lequel elle est soumise historiquement à l’idéologie dominante et limitée ou mystifiée par elle. Il n’empêche que c’est une raison qui, bien que soumise aux déterminismes qui l’ont fait apparaître, possède une capacité réflexive qui la rend en quelque sorte libre, capable de juger cette vie dont elle vient et de la maîtriser au nom d’une norme universelle qu’elle énonce. De ce point de vue, il n’y a bien, quant à son principe normatif de base, qu’une ou pas de  du tout, et c’est ce qui la distingue de l’éthique, nécessairement plurielle (il y a des éthiques comme il y a des idéologies, d’ailleurs intimement mêlées), et là nous sommes pleinement d’accord…comme nous sommes d’accord avec Marcel Conche qui soutient la même thèse (voir Le fondement de la , PUF).
5 Pour autant, ce processus à la fois de compréhension et d’extension de l’Universel moral dans le champ des rapports sociaux et de la politique en général, tel que je le présente et le défends vigoureusement, est-il potentiellement totalitaire comme le reproche m’en est fait ? D. Collin m’intente ici un faux procès et je tiens à montrer qu’il se trompe car l’enjeu est de taille – surtout si l’on remarque que lui aussi est partisan d’une réalisation de la  en politique, laquelle ne saurait être abandonnée à ses errements cyniques et immoralistes dont le monde contemporain, depuis la chute du mur de Berlin, nous offre le triste spectacle. Car il ne s’agit pas du tout, dans ma perspective, de « construire » artificiellement et autoritairement un « homme nouveau » (on sait quelles dérives tragiques ce projet, quand il est mal compris, a données au 20ème siècle dans le camp soviétique et chinois). Pour deux raisons. D’abord, parce que ce qu’il importe prioritairement de changer dans un sens moralement meilleur, c’est la société et non l’homme individuel, même s’il est entendu que le changement dans le premier domaine aura inévitablement des effets sur l’homme lui-même, puisqu’il n’en est pas théoriquement séparable : « En humanisant les circonstances, on humanise l’homme » dit Marx justement (je le cite de mémoire et le transpose un peu), et il y a là une perspective de progrès anthropologique indirect auquel on ne peut qu’acquiescer.Ensuite, parce que tout le fond de ma réflexion repose sur la distinction des champs de l’éthique et de la  et sur l’analyse de leur rapport différencié à la politique, ce qui, précisément, a pour objectif d’empêcher à la racinetoute dérive totalitaire de la  en politique ! L’éthique reposant sur le « souci de soi » (j’emprunte cette formule à Foucault, malgré son approche confuse de la  par ailleurs), sur la manière dont l’homme entend organiser sa vie individuelle (pour autant qu’on peut la séparer de celle des autres), est hors , elle ne tombe pas sous la juridiction de cette dernière qui se définit par le « souci de l’autre » ou « des autres ». Une « politique  » telle que je la conçois s’interdit donc d’intervenir dans le domaine de l’éthique individuelle, qui est aussi celui du bonheur personnel, et elle serait elle-même immorale si elle le faisait. C’est dire aussi qu’elle n’a pas à imposer de normes collectives du bonheur individuel, normes qui seraient d’ailleurs difficiles à définir rationnellement vu qu’il n’y a pas de concept universel du bonheur individuel (Kant a dit l’essentiel ici, comme le rappelle mon interlocuteur). Par contre, il est tout aussi évident à mes yeux qu’elle a à s’occuper des formes sociales du malheur, lesquelles sont connaissables et liées à l’injustice : jusqu’à preuve du contraire, la domination politique, l’oppression sociale et l’exploitation économiques ne rendent guère l’homme heureux et c’est un devoir moral de les combattre du point de vue même de la question du bonheur et de l’accès de tous, socialement conditionné, à celui-ci !
Cependant (eh oui !, les choses sont complexes), il y a bien un aspect par lequel la politique doit (impératif moral) se mêler de l’éthique (pourtant hors et domaine de la souveraineté personnelle) : elle doit contribuer à créer les conditions permettant à chacun de choisir son éthique, à la lumière de laquelle il pourra décider consciemment de la forme de bonheur individuel qui lui convient. Cette « construction » est tout sauf totalitaire : c’est la construction du sujet éthique, la construction (qui est bien, elle, politique ou sociale) d’une capacité de construire sa vie hors de toute pression externe. C’est cela une politique  pensée jusqu’au bout (avec tous ses relais comme l’éducation, la diffusion de la culture, etc.) : c’est une politique d’émancipation mettant fin à l’aliénation, ne disant rien du contenu de vie qui nous convient et des potentialités que nous avons envie d’actualiser, mais nous permettant d’en décider en toute liberté. Comment concevoir que l’émancipation, ainsi pensée, puisse être menacée par le totalitarisme ? Elle en est l’exact contraire !
                                                                                  Yvon Quiniou
 


1 J’en profite pour indiquer que je ne comprends pas non plus le statut « hypothétique » que Collin confère à la science comme l’idée qu’elle serait « une reconstruction idéalisée du monde à des fins d’action pratique ». Cette position, cohérente avec ses autres positions, rejoint la tendance relativiste et constructiviste dominante aujourd’hui dans l’épistémologie ou dans le philosophie des sciences, laquelle fait le désespoir d’un Bouveresse partisan d’un réalisme gnoséologique que je partage pleinement.
2 J’indique au passage que le théoricien du « gène égoïste », R. Dawkins, ne saurait être rangé dans ce camp : le « gène égoïste » n’est pas un gène « de l’égoïsme » et donc une justification biologique de l’égoïsme social puisque, du point de vue même du mécanisme de reproduction et de multiplication des gènes qu’il détermine, il entraîne à des comportement altruistes (entraide, amour familial, etc.) qui servent ce mécanisme !
3 Voir la synthèse lumineuse (même si elle est contestable sur un point important) qu’en a donnée P. Tort dans L’effet Darwin (Seuil).

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