vendredi 17 décembre 2010

L'ambition morale de la politique. Recension du livre d'Yvon Quiniou

Ce livre est, selon Yvon Quiniou lui-même, le plus ambitieux de ceux qu’il a écrits – on citera ici Problèmes du matérialisme (Méridiens-Klincksieck, 1987), Nietzsche ou l’impossible immoralisme (Kimé, 1993), Figures de la déraison politique (Kimé, 1995), Études matérialistes sur la morale (Kimé, 2002), Athéisme et matérialisme aujourd’hui (Pleins feux, 2004). L’ambition morale de la politique pourrait apparaître comme l’achèvement de cette réflexion commencée depuis un quart de siècle sur les rapports entre morale et politique, conçues d’un point de vue matérialiste. Parce que nous sommes souvent proches – sur la distinction morale/éthique, sur la nécessité de concevoir une « politique morale » (ou une refondation morale de la politique), sur l’importance de la philosophie morale de Kant – il me semble nécessaire de procéder à une lecture critique détaillée de l’ouvrage de Quiniou. Je dis « lecture critique », non pour faire une « bonne critique » ou une « mauvaise critique », comme lors de la sortie d’un film, mais parce qu’il y a entre nous un point critique sérieux, dont nous avons eu l’occasion de débattre rapidement et de manière informelle qui est précisément la question du matérialisme.
Le point de départ de la réflexion d’Yvon Quiniou, point de départ qui devrait être largement partagé est le constat d’une crise profonde, massive, « voire effrayante », « celle de la confiance dans la politique elle-même qui porte à la fois sur son sens et sur ses capacités, et qui est liée à une crise plus globale de la normativité (*), c’est-à-dire des valeurs susceptibles de nous orienter dans notre vie individuelle et, surtout, collective en nous proposant, voire en nous imposant des fins dignes d’être poursuivies. » (11) C’est du reste sur cette question que se clôt son ouvrage dont les deux derniers chapitres s’intitulent respectivement « le communisme est-il possible ? » et « quel progrès pour l’homme ? ». L’auteur sait bien que ces deux questions sont devenues hautement problématiques. Nous ne sommes plus très nombreux à revendiquer et à tenter de maintenir dressé le drapeau du communisme et dans cette petite escouade, il est à craindre que les pires malentendus ne séparent les uns et les autres. À plusieurs reprises, Yvon Quiniou cite Badiou de manière plutôt approbatrice, alors son « hypothèse communiste » est plus un slogan un peu creux qu’une véritable orientation pratique critique. Je crois d’ailleurs que lorsqu’Yvon Quiniou s’appuie sur Axel Honneth et Emmanuel Renault, c’est-à-dire sur des philosophes qui tentent de remettre la question de la reconnaissance au cœur de la philosophie sociale, il tourne radicalement le dos aux spéculations d’Alain Badiou.
Dans cet ouvrage, Yvon Quiniou travaille sur deux niveaux qui constituent en quelque sorte une synthèse de ses travaux antérieurs. D’une part, il cherche un lien entre le matérialisme scientifique dont il se réclame et la morale, et plus exactement une morale universaliste et déontologique d’inspiration fortement kantienne. En second lieu, il veut penser le rapport entre morale et politique : à l’encontre des « réalistes » qui veulent isoler morale et politique, Yvon Quiniou soutient que seule la morale peut fonder la politique, ou du moins une politique « progressiste » et « communiste » aux sens que l’auteur donne à ces deux termes. Selon Yvon Quiniou ces deux niveaux sont étroitement liés, forment en quelque sorte une unité organique.
Commençons par le premier aspect : une morale (kantienne) matérialiste est-elle possible ? La grande distinction dont part Yvon Quiniou oppose éthique et morale – un peu à la manière de Habermas ou encore comme je l’ai fait dans Questions de morale (A. Colin, 2003). Méthodologiquement, cette distinction semble bien fondée. Dans l’édifice plus ou moins harmonieux des normes auxquelles nous tentons d’obéir, il y a bien deux dimensions, la dimension de ce que nous estimons être la vie bonne, celle qui mérite d’être poursuivie – Rawls parlerait de conceptions englobantes ou compréhensives du bien – et la dimension de nos obligations à l’égard des autres, distinctes des choix de la vie bonne. Les éthiques anciennes englobaient ces deux dimensions en un tout cohérent – du moins le pensaient-ils – ce que ne font plus les modernes (peut-être depuis Kant).
Qu’une éthique matérialiste soit possible, cela ne fait guère de doute, si on pense que les valeurs éthiques sont enracinées dans le corps et qu’elles ne sont en dernière analyse qu’une expression des aspirations vitales. Il y a un lien étroit entre la vie, dans sa singularité et les valeurs éthiques auxquelles se rapportent les sujets. S’appuyant sur Nietzsche (dont il avait donné une lecture matérialiste dans un ouvrage précédant), l’auteur soutient que « le lien entre vivre et valoriser apparaît d’emblée dans sa nécessité propre » : « Nietzsche, à nouveau, l’a indiqué, avec sa perspicacité habituelle : ”D’impulsion à se prêter ou à se refuser à quelque chose que n’accompagnerait pas le sentiment de vouloir l’utile, d’éviter le mauvais, d’impulsion exempte d’une sorte de connaissance appréciant la valeur du but, il n’en existe pas chez l’homme”. C’est donc parce qu’il y a mille et une impulsions vitales, mille et une vies, qu’il y a « mille et une fins », mille et une valeurs.., et non l’inverse comme le pense celui qui croit à l’objectivité des valeurs ou des fins qu’il poursuit dans son existence. Les systèmes normatifs sont le décalque déguisé de nos ”passions”, pour employer un terme générique et un peu vague, et non seulement l’effet de notre corps, et il faut savoir en déceler la vérité psychologique pour ne pas se laisser prendre, ici aussi, à la force de leur objectivité apparente. » (20)
Ainsi, il est possible de comprendre les valeurs éthiques à leur fondement vital, et donc une science de l’éthique est possible, bien qu’il n’y ait aucune science éthique, puisque l’éthique renvoie toujours, en dernière analyse, à la vie affective, où, pourrait-on dire au bonheur en tant qu’idéal de l’imagination, pour parler ici en termes kantiens.
À l’opposé de l’éthique, la morale apparaît comme formelle, abstraite et universelle. Dans un passage assez fouillé, l’auteur défend une vision kantienne de la morale, notamment contre toutes les tentatives de « déconstruction » auxquelles elle a été soumise – voir, entre autres, sa réfutation de Foucauld (52-54). Où les choses se compliquent, c’est quand il s’agit d’expliquer la « genèse matérialiste de la morale ». Comme il avait déjà eu l’occasion de le faire à de nombreuses reprises, Yvon Quiniou soutient que c’est le darwinisme qui donne une « théorie scientifique de l’origine naturelle de la morale » (62). Il s’appuie à cet effet sur les travaux de Patrick Tort qui soutient qu’avec l’apparition de l’homme on a un « effet réversif de l’évolution » : « l’évolution produit ce qui s’oppose en un sens à elle, la vie produit un plan de réalité qui en maîtrise le développement sauvage tel qu’il se manifeste chez les espèces antérieures, à savoir la morale qu’on peut considérer comme une antinature produite par la nature elle-même. » (63) Autrement dit la capacité à se conduire de manière altruiste, à faire prévaloir l’universel sur ses intérêts particuliers, bref la capacité à être « kantien » serait un caractère adaptatif propre à homo sapiens (pour autant qu’on puisse se limiter à lui) et ainsi la théorie scientifique darwinienne serait « la fondation réelle de la morale ». La nature cédant la place progressivement à la culture, la fondation naturelle de la morale se serait complétée par une « fondation historique » de la morale. C’est pourquoi Yvon Quiniou se démarque des partisans d’une « morale évolutionniste », admettant l’argument de G.E. Moore sur le « sophisme naturaliste » qui consiste à « prétendre déduire une valeur (ou un ensemble de valeurs) de l’analyse objective des processus naturels alors qu’on l’y a projetée sur la base d’un jugement de valeur effectué préalablement. » (78) Yvon Quiniou a bien raison de se démarquer de ces tentatives : la plus sympathique, celle de Kropotkine, dans L’entraide (1906), révèle de très grandes faiblesses théoriques. Mais la psychologie évolutionniste est brave fille. On lui fait dire à peu près ce que l’on veut ! Les courants dominants dans cette « école » sont beaucoup moins sympathiques que Kropotkine et considèrent que les traits comportementaux essentiels de notre espèce ont été sélectionnés au Pléistocène, c’est-à-dire entre -1,8 millions d’années et -11000 années, dans un environnement que devaient affronter des groupes de chasseurs-cueilleurs. Et ces traits comportementaux sont encodés génétiquement selon le principe de la maximisation de la diffusion des gènes (une idée tirée de la sociobiologie et du « gène égoïste » cher à Dawkins). De là il découle que nos intentions conscientes, la culture, les religions, les sentiments doivent être compris et expliqués essentiellement comme des manifestations de cette stratégie des gènes égoïstes qui nous manipulent en quelque sorte à notre insu. Cette « théorie » a une fonction bien précise : donner une fondation scientifique, naturaliste, du principe de la liberté d’entreprendre et de la concurrence capitaliste comme seul rapport social réel. C’est évidemment purement idéologique et parfaitement indémontrable sur le plan « scientifique ». Mais je crains que l’interprétation du darwinisme par Patrick Tort ne présente exactement les mêmes faiblesses, même si cette interprétation permet, par une sorte de miracle, de réconcilier la morale de Kant et le matérialisme naturaliste.
Dans la construction d’Yvon Quiniou, il y a deux vices de formes essentiels qui fragilisent l’ensemble de l’ouvrage. Le premier concerne ce qu’il reprend à Patrick Tort. L’idée d’un effet « réversif de l’évolution » porte en lui une conception téléologique de l’évolution, une conception certes paradoxale : Tort n’est pas le père Teilhard de Chardin et l’homme n’est pas le point où la chaîne évolutive s’élève vers Dieu ! Mais on n’en est pas si loin : voilà une évolution qui produit son propre dépassement, une sélection naturelle qui s’abolit d’elle-même… C’est trop beau pour être vrai. En vérité toute cette spéculation est parfaitement inutile. Constater que homo sapiens est bien plus intelligent que ses ancêtres qui eux-mêmes étaient déjà bien plus malins que des singes ne nous autorise pas à parler d’une transformation dans le processus évolutif. D’un point de vue darwinien strict, les hommes se débrouillent avec leur équipement intellectuel comme le font tous les animaux et organise ainsi sa survie. Mais que les principes de cette survie soient les « fondations » d’une morale, c’est extrêmement douteux. On pourrait avec autant de raison soutenir que la sélection darwinienne a produit des individus aptes à dominer durablement leurs congénères – il semble bien que les phénomènes de domination n’étaient pas inconnus des peuples de chasseurs-cueilleurs (voir Brian Hayden : L’homme et l’inégalité. L’invention de la hiérarchie durant la préhistoire. Cnrs éditions, 2008). Faire reposer la morale sur des fondations aussi fragiles et des théories aussi hypothétiques et aussi peu vérifiables expérimentalement ne semble pas un très bon calcul.
Le deuxième vice de forme concerne le darwinisme lui-même. Le darwinisme est une théorie scientifique et comme telle il est essentiellement hypothétique. De nombreux chercheurs considèrent que les deux piliers du darwinisme, l’évolution des espèces et la sélection naturelle, ne sont pas nécessairement solidaires : l’évolution semble un fait incontestable – à peu près du même genre que la rotondité et le mouvement de la Terre. Mais les mécanismes évolutifs sont fortement sujets à discussion : le gradualisme du darwinisme orthodoxe a été sérieusement mis en cause par les « saltationnistes » comme Gould, Eldredge ou Lewontin et, en outre, il se pourrait bien que la sélection naturelle ne joue dans l’évolution qu’un rôle secondaire : voir sur ce point « What Darwin got wrong ? » (Profile Books, 2010), un livre dans lequel Jerry Fodor et Massimo Piattelli-Palmarini mettent sévèrement en cause l’orthodoxie néo-darwinienne.
Yvon Quiniou croit rendre la morale plus solide en lui donnant une fondation naturaliste. Il sait bien du reste que procédant ainsi il se fait résolument anti-kantien. Si Kant cherche à fonder la morale dans l’usage pratique de la raison pure et refuse d’y mêler le moindre élément empirique, c’est précisément parce qu’il veut construire un impératif moral catégorique et inconditionné et non une doctrine éthique du bonheur qui serait toujours conditionnée empiriquement. Les étages de fondation historique et pratique qu’Yvon Quiniou intercale entre la théorie darwinienne selon Tort et son kantisme non-transcendantal visent à colmater les brèches d’un édifice dont l’auteur perçoit bien les grandes fragilités. Au point que cette fondation matérialiste de la morale n’est plus d’aucun secours quand Yvon Quiniou aborde la morale et son rapport à la politique. Il sait très bien et le reconnaît plus ou moins implicitement que l’on peut toujours tourner la théorie biologique de l’évolution dans tous les sens, on n’en trouvera jamais une raison de proclamer que les hommes sont libres et égaux et que l’exploitation capitaliste est une abomination morale !
Caractéristique des embarras d’Yvon Quiniou est la distinction importante opérée entre fondation de la morale et fondement.  La fondation est une tentative d’explication objective (j’allais écrire « objectiviste ») des valeurs morales, en premier lieu à partir de l’apparition naturelle d’homo sapiens, et, en deuxième lieu à partir de l’évolution historique. Il s’agit d’une « explication sur le plan des faits », comme le dit Yvon Quiniou. Mais il lui faut ensuite, pour entrer pleinement sur le terrain de la morale, et non s’en tenir sur celui de l’anthropologie ou de la psychologie rationnelle, pour le dire en termes kantiens. « Fonder pratiquement, ce n’est pas expliquer sur le plan des faits : le fondement d’une valeur ou d’un jugement de valeur (moral) ne saurait être assimilé à son origine, à sa cause ou sa base. » (76) Et Yvon Quiniou enfonce le clou : « une science éventuelle de la morale nous en expliquant l’origine et les variations ne saurait rien justifier de son contenu et donc assumer une fonction fondatrice au sens pratique vis-à-vis d’elle. C’est le cas, je tiens à le préciser et à y insister, de l’explication biologique apportée par Darwin, pourtant essentielle quand il s’agit de comprendre son existence, et, on l’a vu, de la fonder théoriquement. » (77) On ne peut être plus clair : Yvon Quiniou rétablit ici dans tous ses droits la séparation kantienne entre raison pure et raison pratique, donc entre l’homme considéré comme objet de connaissance théorique (et tombant dans le champ de l’expérience) et le sujet moral. Il a peut-être raison de le faire, car les bonnes raisons d’être kantien ne manquent pas, mais ce faisant il rompt brutalement avec les présuppositions matérialistes soutenues si péniblement auparavant. Il faut choisir : ou on est matérialiste ou on est kantien, mais un kantisme matérialiste est à peu près comme un cercle carré.(**)
Si je comprends bien la démarche d’Yvon Quiniou, elle s’explique comme celle d’un penseur dont la pensée s’est développée dans deux directions contradictoires. Une direction, la plus ancienne chez lui, qui lui vient de la bonne vieille « dialectique de la nature » et qui consiste à vouloir prouver scientifiquement une doctrine métaphysique comme l’est le matérialisme. Yvon Quiniou pense que la physique est incapable d’accomplir cette tâche (il reconnaît qu’elle est parfaitement compatible avec une métaphysique idéaliste), mais il pense que la biologie et, au cœur de celle-ci, la théorie de l’évolution donnent la preuve enfin trouvée que le matérialisme est vrai. Sur ce plan, je crois qu’il fait radicalement fausse route. Dans mon livre de 2004, La matière et l’esprit (A.Colin) j’en étais venu à l’idée que le seul matérialisme véritablement soutenable était un « matérialisme faible », c’est-à-dire un matérialisme de principe dans les sciences de la nature, laissant ouvert le champ d’une philosophie de l’esprit, irréductible à la matière et aux lois des phénomènes naturels. Ces formulations me semblent même aujourd’hui trop prudentes, trop motivées par la crainte de perdre les derniers restes d’une prétendue « science matérialiste ». En tout cas, si l’esprit n’est pas réductible à la matière en mouvement, le programme de la fondation matérialiste scientifique de la morale est intenable ou alors se réduit à une pure pétition de principe sans la moindre conséquence ni théorique ni pratique. Du reste, si ce programme est intenable, c’est parce que la science n’est pas « matérialiste » : elle est une reconstruction idéalisée du monde à des fins d’action pratique. Et rien d’autre et surtout pas une métaphysique. C’est un point que j’ai commencé de développer ailleurs.
La deuxième direction suivie par Yvon Quiniou est celle d’un retour, à partir de la critique des dogmes du marxisme « amoraliste », vers une morale de type kantien et vers un retour de la morale en politique.  Les marxistes « old fashion » et les matérialistes purs et durs verraient à bon droit dans cette ligne réflexive une capitulation devant l’idéalisme.  Car il y a bien antagonisme entre les deux lignes de recherches qui ont occupé Yvon Quiniou au cours de toutes ces dernières années.  Son Ambition politique de la morale est une tentative de faire tenir ensemble deux tendances inconciliables. Mais autant la première de ces tendances me semble une impasse, autant je partage le souci d’Yvon Quiniou de reposer à nouveaux frais la question des rapports entre morale et politique.
Qu’il y ait fondamentalement une dimension normative dans la politique, c’est évident et Yvon Quiniou le rappelle avec force. Encore faut-il distinguer le politique comme objet d’étude des rapports entre gouvernants et gouvernés et des rapports entre gouvernants eux-mêmes et la politique comme activité pratique.
Yvon Quiniou commence par soutenir qu’il existe une « ambition anthropologique de la politique ».  Il s’agit de rendre l’humanité meilleure. Partant de la critique qu’adresse Hayek à tous les projets de transformation de l’humanité, Yvon Quiniou admet la nécessité de renoncer au projet de « l’homme nouveau » tel que le communisme historique du XXe siècle tenté de le mettre en œuvre. Cependant il en maintient l’idéal moyennant quelques transformations : « S’il faut effectivement renoncer à l’idée d’une transformation totale, imposée et rapide, qui ne ferait que transposer dangereusement en politique l’idée chrétienne d’une régénération radicale de l’homme par le salut, rien ne nous oblige, ni théoriquement ni pratiquement, à abandonner le projet d’une transformation graduelle, démocratiquement proposée et lente, affectant l’homme dans sa vie sociale comme dans sa vie individuelle, et faite de progrès partiels qui, en s’additionnant, peuvent reconfigurer la vie humaine dans le sens d’une plus grande maîtrise d’elle- même. Il suffit, pour en accepter la perspective, d’admettre, conformément à ce qui précède, que nombre de maux dont souffre l’humanité sont l’effet d’une causalité empirique multiple sur laquelle une politique appuyée sur la science a prise, y compris dans des secteurs qui paraîtraient sans lien avec elle, comme le bonheur individuel. » (116) À lui seul cet extrait exigerait de nombreux commentaires. Les termes employés par l’auteur ne dissipent pas les inquiétudes et ne permettent pas répondre aux critiques (« intelligentes » dit Yvon Quiniou) formulées par Hayek. Que la transformation de l’homme par la politique soit lente ou rapide ne change peut-être rien au fond. La politique peut sans doute se donner comme objectif de créer les conditions qui permettent aux individus de développer toutes les potentialités qui sont en eux, mais cette épanouissement lui-même n’est pas une affaire politique, et même « démocratiquement », ce n’est pas à l’instance collective de choisir quelles potentialités doivent être développées et comment. Un projet de « reconfiguration de la vie humaine » est un projet éminemment dangereux. Je n’ai nulle envie de voir le politique reconfigurer ma vie ! On est encore plus inquiet lorsque l’auteur pense que la politique doit s’appuyer sur la science. Il me semble au contraire qu’on ne pourra repenser l’émancipation humaine qu’on rompant une fois pour toutes avec cette véritable plaie qu’a été, sous toutes ses formes, le « socialisme scientifique ».
Certes, Yvon Quiniou ne veut pas de retour à une politique qui contrôle tous les aspects de la vie humaine. C’est pourquoi il s’emploie à distinguer et même à séparer éthique et politique.  La politique cependant a un rôle à jouer dans la construction d’une éthique nouvelle puisqu’il s’agit de produire politiquement une nouvelle forme d’humanité, de produit des « mutations existentielles » (129). Mais il ajoute qu’en un autre sens la politique n’a pas à s’occuper d’éthique et que c’est au contraire le capitalisme qui modèle et nivelle par le bas et par une médiocrité généralisée les existences individuelles.  Mais le ferme propos d’Yvon Quiniou à ce sujet eût gagné à n’être pas précédé par des formules qui rappellent fâcheusement le projet du communisme historique du XXe siècle de façonner un « homme nouveau ».
Yvon Quiniou revient ensuite à la morale kantienne dont il veut montrer qu’elle peut donner les linéaments d’une politique. Il rappelle, à juste titre, que la philosophie morale de Kant commande une philosophie politique – qu’on trouve par exemple dans le Projet de paix perpétuelle (147). C’est le droit qui constitue la médiation entre morale et politique. Je suis bien volontiers le plaidoyer d’Yvon Quiniou au sujet du droit – qu’il refuse énergiquement d’abandonner aux billevesées du « matérialisme historique » qui le classait parmi les « superstructures idéologiques.  S’appuyant sur les propositions de Jacques Bidet dans sa Théorie générale, Yvon Quiniou reprend l’idée du caractère structurant ou « métastructurant » de l’idéal universaliste de liberté et d’égalité, même si cet idéal s’inverse dans le capitalisme.  « C'est ici que nous retrouvons les résultats de notre réflexion antérieure sur la morale : celle-ci est une compétence naturelle de l'homme issue de l'évolution, mais soumise à un processus de développement spécifiquement historique qui la fait progresser vers la conscience de l'Universel comme norme ultime de la conduite individuelle et collective, en dehors donc de toute relativité idéologique. Et c'est en raison de cette compétence normative que les hommes sont amenés, aussi lentement et imparfaitement que l'on voudra, à se poser la question du droit qu'ils ont à agir de telle ou telle manière et à formuler un droit dans lequel la question du droit, entendue comme question de droit dépassant la seule problématique de l'intérêt individuel égoïste, émerge inévitablement et s'y trouve exprimée. Nulle téléologie n'est à l'œuvre ici, nulle profession de foi optimiste, mais une affirmation réflexive tirée de la culture scientifique contemporaine, qui enregistre la réalité de ce « fait moral » que constitue la conscience désormais acquise de l'Universel, donc la réalité historique de cela même qui nous permet de critiquer la réalité historique et d'envisager de l'améliorer. L'homme n'est donc pas seulement un animal idéologique (ce qu'il est incontestablement, avec toutes les duperies involontaires que cela implique), il est aussi un animal moral capable de droit et contraint d'y recourir pour justifier aux yeux d'autrui comme à ses propres yeux ce qu'il fait, même si ce qu'il fait effectivement est très éloigné de ce qu'il prétend faire juridiquement. » (174-175)
L’introduction de la morale dans la politique conduit à revisiter Rousseau en soulignant le lien profond entre la politique rousseauiste et la philosophie morale de Kant. Plus fondamentalement, il s’agit de rappeler que la démocratie est le maillon essentiel de l’émancipation humaine. Yvon Quiniou en profite pour faire justice des accusations stupides portées par des lecteurs ignorants ou malveillants sur La question juive, un court texte de jeunesse de Marx dans lequel il est censé avoir liquidé les droits de l’homme… alors même qu’il se contentait de montrer le caractère atrophié et abstrait de ces droits tant que la société repose sur l’oppression (185-186). Le « droit politique républicain » que revendique Yvon Quiniou renoue explicitement avec les conceptions développées par Ernst Bloch dans Droit naturel et dignité humaine, ce qui suppose une critique serrée du positivisme juridique de Kelsen ou du décisionnisme de Carl Schmitt. Sur ce dernier point, Yvon Quiniou se contente d’une très brève indication, mais c’est effectivement un travail qui devrait être conduit – même si, à l’évidence, il se plaçait hors du propos strict qu’entend tenir Yvon Quiniou dans le présent ouvrage.
Je ne m’étends pas sur les prolongements que l’auteur donne à morale dans le champ social et dans le champ économique car il y a sur ces points un large accord possible entre nous, jusques et y compris dans la mise en cause de la bonne vieille doctrine du dépérissement de l’État, doctrine qu’Yvon Quiniou réfute pour lui substituer une « démocratisation maximale » (240), formule tout de même un peu floue et qui eût nécessité d’être un peu explicitée. L’expérience historique nous a appris que la « démocratisation » est un emballage qui peut cacher les pires marchandises de contrebande ! On regrettera que l’auteur s’en tienne à des proclamations de principe et ne s’intéresse pas aux développements récents du courant républicaniste, y compris le travail de synthèse entre communisme et républicanisme que j’ai mené notamment dans Revive la République (Armand Colin, 2005). Après avoir montré que le concept d’aliénation conserve tout caractère opératoire – ce qui est parfaitement exact, quoique difficile à justifier d’un « point de vue matérialiste » – Yvon Quiniou clôt cette partie sur l’émancipation individuelle comme objectif de la politique.
Il lui faut enfin se confronter à la question de la « possibilité du communisme ». Là, il est évidemment confronté au fameux « bilan » et s’en tient à une explication assez succincte : le communisme au sens de Marx ne pouvait pas marcher dans des pays arriérés comme la Russie de 1917 ou la Chine de 1949. Le problème est tout de même de se demander pour quelle raison, ces pays ont été les seuls où ont réussi des révolutions se réclamant du communisme et pourquoi inversement les pays avancés sont restés insensibles à « l’idéal communiste » : aux États-Unis comme en Grande-Bretagne et comme dans toute l’Europe scandinave, le communisme historique n’a jamais dépassé le stade de groupes marginaux. Les trois seuls grands partis communistes de masse qui auraient pu caresser l’espoir de mener à bien une révolution communiste dans un pays développé (Allemagne, France, Italie) se sont tous les trois effondrés et semblent bien incapables de renaître un jour. Et je vois mal comment l’on pourrait répondre sérieusement à la question de la possibilité du communisme sans se donner la peine de fournir une explication complète de ce fait historique massif. Comme la conscience, telle l’oiseau de Minerve ne s’envole qu’au crépuscule, il serait temps qu’elle s’envole car le crépuscule du communisme historique du 20e siècle est bien avancé !
Il reste, et Yvon Quiniou a raison de conclure là-dessus, que les motivations et les raisons de combattre pour une transformation sociale ne manquent pas. Un nouveau communisme pourrait voir le jour en partant des aspirations à la justice sociale – aspirations qui trouvent leur fondement dans la morale. Il faudrait alors reprendre la discussion sur les théories de la justice (Rawls, Sen, Dworkin, etc.). Mais ceci est une autre histoire. Il faudrait aussi penser sérieusement ce que pose la question du communisme, c’est-à-dire celle du rapport entre le commun et l’individuel, précisément contre l’abstraction individualiste à laquelle le kantisme, laissé à lui-même conduit nécessaire. Je comprends bien qu’Yvon Quiniou n’ait pas développé tout cela. Mais cela, me semble en tout cas bien plus important  et bien plus décisif que de mener l’entreprise hasardeuse d’une fondation darwinienne de la morale dont on se passe fort bien.

Yvon Quiniou : L’ambition morale de la politique. Changer l’homme ? L’Harmattan, 2010, 270 p.

Notes : 
(*) La terminologie générale de « norme » et de « normativité » pose de nombreux problèmes. La subsomption sous le vocabulaire de norme des lois morales, des lois politiques, des règlements des entreprises, des normes commerciales, etc., est peut-être une des figures de l’idéologie contemporaine. L’idée même de crise de la normativité devrait aussi être interrogée. Une normativité édictée par la science n’est-elle pas justement en train de remplacer les lois et les règles anciennes. Voir à sujet Roland Gori, De quoi la psychanalyse est-elle le nom ?, Denoël, 2010.
(**) De la même façon, j’ai soutenu, dès ma thèse sur La théorie de la connaissance chez Marx, que le matérialisme dialectique était une contradiction dans les termes, en montrant notamment comment la dialectique hégélienne de la matière était résolument antimatérialiste. Je suis revenu sur ce thème dans un article pour la revue « Matière première », « La dialectique de la nature contre le matérialisme ». J’ai longtemps hésité sur la manière de sortir de cet imbroglio. Il me semble aujourd’hui que le matérialisme (celui de Lumières, aussi bien que celui d’Engels ou de Plekhanov) doit être abandonné non parce que l’idéalisme serait plus « vrai », mais parce que le raisonnement en termes d’opposition matérialisme/idéalisme est dépourvu de pertinence.

Réponse de Yvon Quiniou

à propos de "L'ambition morale de la politique"

Denis Collin débat, avec une rude franchise, des thèses que je soutiens dans mon dernier livre, L’ambition morale de la politique. Changer l’homme ? (L’Harmattan, 2010). Etant admis que son commentaire est riche et complet, témoignant ainsi d’une lecture attentive, je lui répondrai avec la même franchise, vu l’importance des enjeux et des différences qui nous séparent, à coté de proximités évidentes mais qui paraissent moindres aujourd’hui qu’autrefois. Je précise que j’ai lu la plupart de ses ouvrages et que j’apprécie son travail d’ensemble et, en premier lieu, Morale et justice sociale ainsi que La matière et l’esprit, alors que je me sens plus éloigné de ses lectures de Marx (par exemple de son traitement du thème de l’aliénation dans son Comprendre Marx). J’ajoute que mon itinéraire a été l’inverse du sien : je suis parti de la philosophie classique (dans laquelle j’ai baigné comme un poisson dans l’eau) pour parvenir au matérialisme et au marxisme par moi-même (puisqu’ils étaient très peu présentés et valorisés à l’Université, hélas !), ce qui peut expliquer pour une part nos différends. Je n’entrerai pas dans tout le détail de son analyse, mais aborderai les points qui me paraissent essentiels.

1 La question du matérialisme. D. Collin, après l’avoir assumé sous une forme « faible » (= un présupposé méthodologique des sciences, voire leur « horizon ») rompt clairement avec lui désormais, jugeant l’opposition idéalisme/matérialisme dépassée. Et il m’a même affirmé, dans une conversation téléphonique « informelle », qu’il ne comprenait comment la matière pouvait avoir produit la pensée (ou l’esprit). Or cette question du « comment », c’est-à-dire du « comment est-ce possible ? », est une question typiquement spéculative, c’est une question de droit qui a biaisé longtemps la réflexion philosophique, faute d’un développement suffisant des sciences, et qui l’a amenée dans le passé à fournir des réponses faussesà de vraies questions. C’est ainsi que Descartes (en son temps : il n’aurait pas raisonné de la même manière aujourd’hui) a cru pouvoir affirmer l’existence d’une substance pensante distincte du corps, sur la seule base de l’apparence de transcendance que la pensée présente à elle-même quand elle réfléchit sur elle-même ; de même Kant, dans la Critique du jugement, a cru pouvoir déclarer, sur la base d’une approche purement réflexive, qu’aucune science naturelle ne pourrait expliquer mécaniquement le vivant, même si c’était sa tendance inévitable. Or tout cela est ruiné par la science des faits, même si cela blesse le narcissisme des philosophes à l’antique : la théorie de l’évolution, donc à travers elle la biologie, nous démontre que la dérivation de la pensée humaine à partir de la matière en transformation perpétuelle est un fait scientifiquement avéré, et donc que la pensée est  matière, quelle que soit la difficulté que nous ayons à le concevoir quand nous appréhendons le problème sous une forme spéculative ou réflexive, en nous fiant à ce que j’appelle les seules « apparences de la réflexion ». J’ajoute que cette impasse spéculative se retrouve dans la phénoménologie contemporaine avec sa conception d’une conscience absolue soustraite à tout déterminisme biologique, qui en fait le dernier avatar de l’idéalisme spiritualiste, mais sans l’excuse de l’ignorance scientifique. Le problème n’est donc pas de savoir « comment cela est-ce possible ? » puisque cela est (avéré), pour l’essentiel, et que la science nous l’expliquera positivement de mieux en mieux, mais de savoir comment nous allons penser philosophiquement les problèmes qui se posent à nous à partir de cette base ontologique parfaitement prouvée, comme le problème de la , précisément.
2 C’est là que la discussion se complique et que Collin ne veut pas se rendre à l’évidence scientifique, par préjugé philosophique ou, plutôt, philosophiste (voir plus haut ma remarque sur son itinéraire théorique). Le darwinisme existe, le paradigme qu’il constitue est désormais admis par la cité scientifique après un siècle de résistances multiples dans et hors de celle-ci. Je ne comprend donc pas la résistance de Collin à ce paradigme, qu’il cite peu dans ses travaux, dont l’essentiel consiste à affirmer, contre le dogme créationniste, l’existence d’une évolution des espèces, donc leur transformation matérielle les unes dans les autres sur la base de la sélection naturelle, homme inclus. Au-delà, à savoir la question des autres mécanismes susceptibles d’expliquer l’évolution en dehors de ceux mis en avant par Darwin (mutations, rôle des catastrophes, problème de l’hérédité, problème aussi du hasard ou de la contingence, etc.) est une question interne à cette théorie et qui ne la remet absolument pas en cause dans son paradigme de base (voir le numéro de Sciences et avenir Hors Série, n° 134, auquel j’ai participé, qui nous en propose un bilan complet)1. D’où à nouveau cette idée essentielle : si la théorie de l’évolution est vraie dans son paradigme de base, ce qui est le cas, il faut faire preuve d’un peu de modestie, cher philosophe, et  penser avec : le matérialisme, comme ontologie philosophique (distinguée au demeurant de l’) portant sur le rapport matière/pensée (ou esprit) est vrai lui aussi, ce n’est pas une métaphysique (comme l’) arbitraire ou une « interprétation du monde » prenant place dans le jeu indéfini des interprétations du monde entre lesquelles on ne pourrait trancher, c’est une « conséquence de la science » (Patrick Tort) et non seulement un « présupposé méthodologique » ou un « horizon » de celle-ci ! Engels avait d’ailleurs anticipé ce point (mais il avait lu Darwin) avec beaucoup de lucidité, en affirmant que « l’unité réelle du monde consiste dans sa matérialité » et que celle celle-ci ne se démontrait pas spéculativement mais s’établissait « par un long et laborieux développement []de la science de la nature » (in l’Anti-Dühring). C’est donc dans ce cadre ontologique désormais intellectuellement contraignant qu’il nous faut et que j’ai voulu penser la .
3 C’est ici que mon différend avec D. Collin est le plus fort : pourquoi faudrait-il renoncer au matérialisme pour penser la  ? Car c’est bien le reproche essentiel qu’il me fait puisque, signalant à juste titre l’existence de deux tendances opposées dans mon travail constant depuis des années – la conviction matérialiste, l’attachement à la  –, il les déclare contradictoires (au profit, pour lui, de la seconde) et me reproche de vouloir les concilier, les articuler l’une à l’autre, et de prétendre fonder la  sur une base matérialiste. Il rejoint ainsi un préjugé dominant selon lequel on ne saurait être matérialiste et partisan de la . C’est la conception des spiritualistes (et des religieux), qui n’ont de cesse de dénoncer, au nom du spiritualisme, « l’immoralisme matérialiste » ; mais c’était aussi, en sens inverse (parce qu’au nom de son naturalisme), la position de Nietzsche qui a déconstruit l’idée de  au profit de celle d’éthique, comme cela a été aussi, pour une part, celle de Marx et celle de nombreux marxistes après lui, versant ainsi dans un « immoralisme théorique » que mon livre n’a de cesse de dénoncer en lui-même comme dans ses effets pratiques : peut-on séparer le stalinisme de l’oubli de la  en politique s’agissant des moyens qu’elle emploie, autorisant ainsi la criminalité au service de la révolution ?
D’où la nécessité de se référer, à ce niveau du débat, à nouveau à Darwin et à la manière dont P. Tort a traduit son apport à travers le concept d’ « effet réversif de l’évolution », après un siècle de domination de ce contresens ahurissant qu’a été le « darwinisme social »2. Je ne peux ici développer, mais il faut admettre que ce concept – qui correspond à ce que Darwin a effectivement pensé, dans d’autres termes, dans la Filiation de l’homme – nous indique que la , contrairement à l’idée de sa transcendance que nous suggère l’expérience immédiate que nous en avons et que la conception kantienne n’a fait que rationaliser avec sa supposition idéaliste d’un monde « intelligible », est et n’est qu’un fait d’évolution, relayée par l’histoire (ou la culture) : elle est immanente à la vie empirique dont les transformations progressives ont mis en place une instance qui permet de la juger et de la maîtriser, de maîtriser en particulier la forme sauvage et éliminatrice qu’elle avait chez les animaux. Mais cette immanence n’en supprime pas la spécificité, contrairement à ce que laisse suggérer mon contradicteur en affirmant qu’une référence à Kant est impossible dans ce contexte. D’abord, il se trouve que cette référence est présente dans le texte même de Darwin quand il aborde ce problème dans La filiation de l’homme, prétendant ainsi retrouver Kant sur une base naturaliste. Et ensuite, il faut bien comprendre que la production évolutive d’un « sens  moral » (l’expression est chez Darwin) doit se concevoir comme un phénomène d’émergence, c’est-à-dire comme un effet qui échappe à ses conditions de production, ne se dissout pas en elles tout en étant relié à elles (voir mon article « L’émergence de la  » dans Sciences et avenir Hors Série, n° 139).Cette approche, que D. Collin connaît mais qui ne le convainc pas3, permet de fonder théoriquement la . J’entends par là – et je ne suis pas sûr que Collin ait ici saisi toutes les nuances de ma pensée – que Darwin nous garantit ainsi l’existencede la  sur une base matérialiste, indépendante des croyances religieuses et des constructions idéalistes largement fictives du passé, en nous en montrant l’origine ou la base réelle, naturelle d’abord, culturelle ou historique ensuite (voir la Déclaration de 1789 et la condamnation radicale de l’esclavage qu’elle induit, qui atteste d’une transformation essentielle de la conscience  de l’humanité occidentale par rapport à l’Antiquité, d’origine clairement historique). Point donc n’est besoin de retourner (je ne dis pas recourir) à Kant et à son idéalisme transcendantal (lui nettement métaphysique !) pour être assuré de son existence : le matérialisme darwinien nous permet de comprendre ce qu’un matérialisme spéculatif ou lié à la seule physique laissait incompris ou incompréhensible : la  comme anti-nature issue de la nature elle-même. Je précise que, contrairement à ce que prétend Collin – faute, je le présume, d’avoir lu attentivement P. Tort  –, que la notion d’ « effet réversif de l’évolution » n’implique rien qui ressemble à une quelconque « téléologie » : c’est une effet tendanciel de la sélection naturelle entendue dans son inversion chez l’homme, effet avéré historiquement sur le long terme, mais qui n’a rien de fatal ou d’inéluctable, qui est donc susceptible, comme le dit P. Tort, de « rebroussements », donc de régressions (voir ce qui se passe aujourd’hui dans le monde) et qui laisse place à la contingence ou au hasard : l’évolution naturelle ou historique, même si elle manifeste un progrèsà la fois vers la  et, ensuite, dans celle-ci, ne poursuit aucune fin bonne qui serait assurée, du coup, de sa réalisation future : ce sont bien les hommes qui font l’histoire, même s’ils sont soumis à des déterminismes qu’ils ignorent, et ils peuvent momentanément rater ce qu’ils font s’ils n’en prennent pas conscience et ne se saisissent pas de leur capacité de conscience et de connaissance pour orienter positivement leur histoire!
4 Reste que la fondation théorique (ou ontologique) qui, à l’opposé de toute fondation spéculative, coïncide pour moi avec l’explication scientifique (biologique et historique) de la , n’est pas sa fondation pratique, avec les conséquences politiques qui s’ensuivent. Celle-ci est une tache normative – et Collin le reconnaît avec moi – qui consiste à en dégager le principe normatif ultime (ou premier) à l’aide de la raison, à savoir l’Universel tel que Kant l’a formulé. Nous sommes donc d’accord sur ce point fondamental, sauf qu’il faut admettre (voir ce qui précède) que cette raison qu’on peut dire « pratique » ne tombe pas du ciel, qu’elle n’est pas « a priori » ou innée, tout prête à fonctionner, qu’elle a une genèse empirique et qu’elle ne s’approprie que progressivement son contenu moral universaliste (voir la Déclaration de 1789 citée plus haut, puis celle de 1948), en particulier dans la manière dont elle en comprend peu à peu les champs d’application, du politique au social, puis à l’économique – processus dans lequel elle est soumise historiquement à l’idéologie dominante et limitée ou mystifiée par elle. Il n’empêche que c’est une raison qui, bien que soumise aux déterminismes qui l’ont fait apparaître, possède une capacité réflexive qui la rend en quelque sorte libre, capable de juger cette vie dont elle vient et de la maîtriser au nom d’une norme universelle qu’elle énonce. De ce point de vue, il n’y a bien, quant à son principe normatif de base, qu’une ou pas de  du tout, et c’est ce qui la distingue de l’éthique, nécessairement plurielle (il y a des éthiques comme il y a des idéologies, d’ailleurs intimement mêlées), et là nous sommes pleinement d’accord…comme nous sommes d’accord avec Marcel Conche qui soutient la même thèse (voir Le fondement de la , PUF).
5 Pour autant, ce processus à la fois de compréhension et d’extension de l’Universel moral dans le champ des rapports sociaux et de la politique en général, tel que je le présente et le défends vigoureusement, est-il potentiellement totalitaire comme le reproche m’en est fait ? D. Collin m’intente ici un faux procès et je tiens à montrer qu’il se trompe car l’enjeu est de taille – surtout si l’on remarque que lui aussi est partisan d’une réalisation de la  en politique, laquelle ne saurait être abandonnée à ses errements cyniques et immoralistes dont le monde contemporain, depuis la chute du mur de Berlin, nous offre le triste spectacle. Car il ne s’agit pas du tout, dans ma perspective, de « construire » artificiellement et autoritairement un « homme nouveau » (on sait quelles dérives tragiques ce projet, quand il est mal compris, a données au 20ème siècle dans le camp soviétique et chinois). Pour deux raisons. D’abord, parce que ce qu’il importe prioritairement de changer dans un sens moralement meilleur, c’est la société et non l’homme individuel, même s’il est entendu que le changement dans le premier domaine aura inévitablement des effets sur l’homme lui-même, puisqu’il n’en est pas théoriquement séparable : « En humanisant les circonstances, on humanise l’homme » dit Marx justement (je le cite de mémoire et le transpose un peu), et il y a là une perspective de progrès anthropologique indirect auquel on ne peut qu’acquiescer.Ensuite, parce que tout le fond de ma réflexion repose sur la distinction des champs de l’éthique et de la  et sur l’analyse de leur rapport différencié à la politique, ce qui, précisément, a pour objectif d’empêcher à la racinetoute dérive totalitaire de la  en politique ! L’éthique reposant sur le « souci de soi » (j’emprunte cette formule à Foucault, malgré son approche confuse de la  par ailleurs), sur la manière dont l’homme entend organiser sa vie individuelle (pour autant qu’on peut la séparer de celle des autres), est hors , elle ne tombe pas sous la juridiction de cette dernière qui se définit par le « souci de l’autre » ou « des autres ». Une « politique  » telle que je la conçois s’interdit donc d’intervenir dans le domaine de l’éthique individuelle, qui est aussi celui du bonheur personnel, et elle serait elle-même immorale si elle le faisait. C’est dire aussi qu’elle n’a pas à imposer de normes collectives du bonheur individuel, normes qui seraient d’ailleurs difficiles à définir rationnellement vu qu’il n’y a pas de concept universel du bonheur individuel (Kant a dit l’essentiel ici, comme le rappelle mon interlocuteur). Par contre, il est tout aussi évident à mes yeux qu’elle a à s’occuper des formes sociales du malheur, lesquelles sont connaissables et liées à l’injustice : jusqu’à preuve du contraire, la domination politique, l’oppression sociale et l’exploitation économiques ne rendent guère l’homme heureux et c’est un devoir moral de les combattre du point de vue même de la question du bonheur et de l’accès de tous, socialement conditionné, à celui-ci !
Cependant (eh oui !, les choses sont complexes), il y a bien un aspect par lequel la politique doit (impératif moral) se mêler de l’éthique (pourtant hors et domaine de la souveraineté personnelle) : elle doit contribuer à créer les conditions permettant à chacun de choisir son éthique, à la lumière de laquelle il pourra décider consciemment de la forme de bonheur individuel qui lui convient. Cette « construction » est tout sauf totalitaire : c’est la construction du sujet éthique, la construction (qui est bien, elle, politique ou sociale) d’une capacité de construire sa vie hors de toute pression externe. C’est cela une politique  pensée jusqu’au bout (avec tous ses relais comme l’éducation, la diffusion de la culture, etc.) : c’est une politique d’émancipation mettant fin à l’aliénation, ne disant rien du contenu de vie qui nous convient et des potentialités que nous avons envie d’actualiser, mais nous permettant d’en décider en toute liberté. Comment concevoir que l’émancipation, ainsi pensée, puisse être menacée par le totalitarisme ? Elle en est l’exact contraire !
                                                                                  Yvon Quiniou
 


1 J’en profite pour indiquer que je ne comprends pas non plus le statut « hypothétique » que Collin confère à la science comme l’idée qu’elle serait « une reconstruction idéalisée du monde à des fins d’action pratique ». Cette position, cohérente avec ses autres positions, rejoint la tendance relativiste et constructiviste dominante aujourd’hui dans l’épistémologie ou dans le philosophie des sciences, laquelle fait le désespoir d’un Bouveresse partisan d’un réalisme gnoséologique que je partage pleinement.
2 J’indique au passage que le théoricien du « gène égoïste », R. Dawkins, ne saurait être rangé dans ce camp : le « gène égoïste » n’est pas un gène « de l’égoïsme » et donc une justification biologique de l’égoïsme social puisque, du point de vue même du mécanisme de reproduction et de multiplication des gènes qu’il détermine, il entraîne à des comportement altruistes (entraide, amour familial, etc.) qui servent ce mécanisme !
3 Voir la synthèse lumineuse (même si elle est contestable sur un point important) qu’en a donnée P. Tort dans L’effet Darwin (Seuil).

lundi 29 novembre 2010

Contre le cynisme libéral, fonder la politique sur la morale

à propos du dernier livre d'Yvon Quiniou, par Tony Andréani

L’ambition  de la politique. Changer l’homme ?
De Yvon Quiniou, L’Harmattan, Collection Raison mondialisée, 270 pages, 26 euros.

Au moment où fleurissent les critiques du néo-, ce livre va plus loin : il engage la contre-offensive au fond. L’idéologie dominante n’a eu de cesse de séparer la politique de la , en la réduisant à une bonne « gouvernance » censée favoriser le bien-être général en laissant jouer les intérêts à travers les mécanismes du marché (l’intérêt personnel, on le sait, est le postulat de toute la dite science économique et de ses prolongements). Toute tentative pour faire de la  en politique est, pour elle, une construction indue, parce qu’elle empiète sur la liberté des individus, et dangereuse, car, en prétendant changer l’homme par nature égoïste, elle conduit au totalitarisme. Elle déclare l’individu entièrement responsable de son sort, et, dans le même mouvement, cantonne la  à la sphère individuelle, et ramène la justice à une forme de charité. Quant elle invoque les droits de l’homme, elle oublie ceux du citoyen, dans toute leur extension. Le résultat est sous nos yeux : une profonde défiance et un grand dégoût envers la politique. Or le marxisme est ici pris à contre-pied, parce qu’il a aussi pensé la politique surtout en termes de gestion des intérêts et qu’il a vu dans la  et dans le Droit des masques des rapports sociaux. C’est tout cela qui a conduit Yvon Quiniou à développer, avec force arguments, des thèses qu’il est difficile de résumer ici, mais dont on va donner un aperçu.
Il faut absolument distinguer la  de l’éthique. L’éthique désigne les valorisations qui sont issues de la vie (dans toutes ses dimensions) et qui sont réfléchies dans des sagesses, ces conseils pour bien vivre que chaque philosophie a voulu prodiguer. La politique ne saurait intervenir en ce domaine, car c’est celui du singulier et du facultatif : on ne discutera pas des goûts et des couleurs, on écartera donc définitivement l’idée que le politique définisse nos « vrais » besoins (c’est une  concession qu’il faut faire au ). La  en revanche s’occupe de l’Universel : elle énoncer des règles formelles et obligatoires (ainsi du respect de la personne humaine), assorties de sanction, et c’est bien Kant qui fournit le modèle de leur énonciation. La politique dépend de cette , car c’est elle qui lui donne tout son sens. Si cette distinction est essentielle, il reste à répondre aux objections, et ce sont les réponses qui font la force et l’originalité des propos de Quiniou. On n’en retiendra ici que quatre. Une telle  est généralement qualifiée d’idéaliste. Pas du tout, rétorque-t-il, du point de vue matérialiste qui est le sien (et qui est au fondement des sciences) : la  est, comme l’a soutenu Darwin, un fait d’évolution constatable. Elle l’est aussi historiquement : il y a bien un progrès moral dans l’histoire de l’humanité, comme en témoigne la lente progression des droits humains (par exemple de l’égalité homme/femme). Une telle  serait angélique, alors que s’impose le pessimisme anthropologique (qui pourrait s’appuyer sur Nietzsche ou Freud, que Quiniou a beaucoup lus). Mais peu importe : à supposer même qu’elle s’appuie sur l’intérêt bien compris, la  objective, celle qui s’occupe du contenu et non de l’intention, est la condition du vivre ensemble et le vecteur de l’émancipation (au surplus l’expérience quotidienne atteste la réalité des « sentiments moraux »). Mais si la politique ne se mêle pas de l’éthique (du « bon », du « bien-être »), ne va-t-elle pas se révéler impuissante à changer le cours des choses, et, a fortiori, à améliorer l’homme ? Voici la réponse : la politique n’a pas à intervenir dans le contenu de nos vies, mais à nous fournir les conditions, et seulement les conditions, d’un choix informé et donc de la réalisation de nos potentialités. C’est pourquoi elle va s’attacher avant tout à la transformation des conditions économiques et sociales, puisque ce sont elles qui sont les plus déterminantes (reste à démontrer en quoi le communisme, qui ne viendra pas tout seul, est la meilleure solution). Dernière objection, et la plus grave : que faire si les hommes ne veulent pas devenir sujets de leur propre vie, mais sont heureux dans la servitude volontaire ? Et la réponse : seul le mouvement de la démocratie peut leur donner envie d’en sortir, mais une politique de la  peut, par l’éducation critique, les y aider.
Ce bref aperçu donne une idée de la puissance argumentative du livre. Un livre difficile, car il déploie une riche analytique conceptuelle. Mais cette dernière est indispensable pour démêler l’écheveau des confusions où se perdent les discussions d’aujourd’hui. Un livre désormais incontournable.

Tony Andréani


mercredi 10 novembre 2010

Encore une fois sur la "Phénoménologie de l'esprit"

Je livre ci-dessous quelques remarques sur les passages numérotés 25 et 26 de la préface de la Phénoménologie de l'esprit. La "Phéno" a la réputation d'être un livre illisible tant sont grandes les difficultés de compréhension en certains passages. Les traductions les plus connues (Hyppolite, Lefebvre, Bourgeois) ont leurs méritent et leurs défauts et il faudrait sans doute lire les 3 versions - et sans doute aussi celles que je ne connais pas. Il existe également de nombreux commentaires (notamment ceux d'Hyppolite, de Bourgeois ou les éclaircissements qu'apporte J-P. Lefebvre dans l'édition bilingue GF de la "Phéno". Pour ne rien dire des cours de Kojeve qui ont tant fait pour l'introduction ou la réintroduction de Hegel en France (quelle que soit l'appréciation que l'on porte sur les interprétations de Kojeve).

mardi 5 octobre 2010

La valeur du modèle républicaniste

Contribution à une théorie de l'émancipation

La valeur essentielle du modèle républicain nous semble résider dans ses pouvoirs critiques et sa capacité à fournir les linéaments de la reconstruction d’une pensée politique de l’émancipation humaine. Si on veut bien admettre que la question proprement politique, celle de l’État est bien le point d’achoppement de la critique marxiste du mode de production capitaliste[1], le républicanisme poussé jusqu’au bout, c’est-à-dire radicalisé dans ses conséquences politiques et socio-économiques permet de reprendre la question de l’émancipation là précisément où le marxisme historique l’avait laissée. 

Le marxisme historique a été incapable de produire une théorie de l’État satisfaisante parce qu’il postule que tout État est un instrument de domination d’une classe sur une autre et n’est que cela. Cette constatation s’étend jusqu’à « l’État ouvrier », l’État de la « dictature du prolétariat », censé être l’instrument de domination de la classe majoritaire, celle des prolétaires, sur la classe minoritaire des capitalistes. On peut, certes, constater sans difficulté que l’État sert le plus souvent la classe dominante. Mais c’est une tautologie : si la classe dominante est dominante, c’est précisément parce qu’elle domine et qu’elle domine donc aussi l’État et donc peut s’en servir pour ses propres buts de domination. On n’en peut donc pas déduire qu’il est de l’essence de l’État d’être un appareil de domination. Presque tous les États en effet ont d’autres fonctions que d’assurer la défense des intérêts de la classe dominante. Aucun État ne peut subsister durablement s’il ne peut se présenter au moins partiellement comme le garant de l’intérêt général, en tout cas aucun État démocratique.  L’école publique, la santé, la défense et l’ordre public, par exemple, sont des fonctions que tout État doit assurer. Ces fonctions sont évidemment utiles à la classe dominante, mais elles ne sont pas moins utiles aux classes dominées !
Nous ne pouvons développer ici une critique d’ensemble de la théorie marxiste standard de l’État, mais il nous semble qu’une perspective renouvelée d’émancipation sociale doit tirer un trait définitif sur le « dépérissement de l’État ». Le républicanisme, à l’inverse, permet de penser un État qui ne serait pas un instrument de domination mais au contraire un instrument de protection contre la domination ; donc, naturellement, les dominés devraient être enclins à donner leur appui à une telle organisation du pouvoir politique. Partant de ce constat très général, nous voudrions montrer ici que le langage républicain de la liberté comme non-domination permet de reformuler pratiquement les idéaux traditionnels du mouvement ouvrier, c’est-à-dire principalement des courants marxistes ou anarcho-syndicalistes, c’est-à-dire des courants qui ne se proposaient pas seulement de négocier une place un peu moins mauvaise dans le système capitaliste mais voulaient le renverser pour passer à « l’expropriation des expropriateurs » (Marx) et à « l’abolition du salariat et du patronat » (Charte d’Amiens de la CGT, 1905). 
Une première question doit être clarifiée. Le républicanisme, comme on l’a vu, met au premier plan la liberté comme non-domination. Or c’est précisément cette idée de la liberté qui constitue selon nous le courant le plus profond et encore aujourd’hui le plus prometteur de ce que fut le mouvement ouvrier[2]. Le socialisme ou le communisme (laissons de côté la distinction compliquée entre ces deux termes), s’ils sont nés sur le terreau de la misère de la classe ouvrière, ne se proposent pas comme but d’égaliser les revenus[3] ou de lutter contre les trop grandes inégalités ou de demander un supplément de justice sociale (ou même de charité comme on le voit aujourd’hui dans les programmes sociaux-démocrates impossible à distinguer de ceux de la démocratie chrétienne). Il s’agit bien d’en finir avec la domination. Si on veut bien admettre que le capital n’est pas une chose mais un rapport social, le problème n’est pas que le capitaliste soit plus riche que l’ouvrier mais que le rapport entre le capitaliste et l’ouvrier soit un rapport dans lequel l’ouvrier vendant sa force de travail se vend en même temps lui-même et devient, même si c’est pour un temps plus ou moins limité, la « chose » du capitaliste, la « ressource humaine » comme on le dit dans le langage du management, sans même se rendre compte de la portée et de l’obscénité de cette expression. L’exploitation capitaliste n’a rien à voir avec le fait que l’ouvrier ne reçoit pas le « produit intégral de son travail » : une société communiste ne donnerait pas non plus à chacun le produit intégral de son travail, car une partie de la production doit être réservée pour les investissements, une autre pour la prévoyance et une autre pour couvrir les besoins généraux de la société. L’exploitation capitaliste est ce rapport dans lequel la puissance personnelle du travailleur est transformée en puissance objective du capital, ce rapport dans lequel la vie du travailleur est une marchandise qui est engloutie par le capital comme un élément de la reproduction. L’aliénation (une thématique qui domine les premiers écrits de Marx) et l’exploitation sont une seule et même réalité. Mettre fin à l’exploitation, c’est donc sortir de la domination en restaurant « la propriété individuelle du travailleur », pour reprendre une expression de Marx.
D’un point de vue républicaniste conséquent, c’est-à-dire celui qui pose la question générale de la domination et pas seulement celle de la domination politique, il est évident qu’il y a antinomie entre un système social qui repose sur la domination et l’idéal républicain. Philip Pettit rappelle d’ailleurs combien toute la tradition populaire du mouvement ouvrier « a souvent exprimé l’aspiration à un statut associé à la liberté comme non-domination. »[4] Les chants révolutionnaires en témoignent : de « Debout ! les damnés de la terre » à « Nous sommes des hommes et non des chiens », de L’Internationale à la Jeune garde, c’est la revendication de la dignité et de la liberté qui domine. Le solide mépris qui entoure, dans la tradition du syndicalisme révolutionnaire les « valets » et les « larbins » comme autant de formes de soumission va dans le même sens.
La manière de répondre à cette antinomie entre capitalisme et liberté est double.
On peut, premièrement, soutenir que la clé du problème est dans le fait que le contrat de travail est un contrat de soumission et que, par conséquent, un État républicain, sans intervenir dans la structure sociale elle-même, doit protéger les travailleurs contre les effets en termes de domination du « libre jeu » du marché du travail. Les « libéraux », partisans de la liberté comme non interférence soutiennent qu’entre un employeur et un employé existe un contrat libre et que l’ingérence (ou l’interférence) de l’État dans cette relation est un négation de la liberté. Comme le fait remarquer Pettit, l’action collective des ouvriers pour obtenir un meilleur salaire est déjà une négation de cette liberté libérale, alors qu’inversement « l’idéal républicain de la liberté comme non-domination donne un fondement à des protestations de ce genre [celles qui dénoncent la domination sous le masque du contrat libre], mais il aurait également permis aux socialistes de justifier le recours à l’arme de la grève, qui est le seul instrument de lutte auquel les ouvriers soient en mesure de recourir. »[5]
Ensuite, on se demandera jusqu’où s’étendent ces protections. La limitation de la journée de travail, les cotisations obligatoires à un régime de protection sociale, les garanties contre les licenciements arbitraires constituent le socle du droit du travail tel qu’il a été effectivement conquis dans la plupart des pays capitalistes à régime démocratique. On note qu’il y a cependant des écarts importants d’un pays à l’autre. La protection sociale est optionnelle aux États-Unis puisqu’elle dépend entièrement des employeurs et des accords qu’ils ont signés (ou non) avec les organisations syndicales. Le salaire minimum est loin d’être la loi générale en Europe, etc. Prenons un exemple simple. Même s’il est garanti contre les licenciements arbitraires (CDI) le salarié ne dispose d’aucun moyen de contrôle sur les orientations stratégiques du capitaliste. En  du droit de propriété, le CA au nom des actionnaires valide la stratégie de l’équipe dirigeante. Si cette stratégie conduit l’entreprise dans une impasse (menace de faillite), elle fait généralement payer les frais de sa propre incompétence aux salariés par des licenciements et des « plans sociaux ». Les rapports de domination apparaissent alors dans toute leur force puisque la vie du salarié est placée directement sous la dépendance d’une décision sur laquelle il n’a aucun moyen d’agir légalement (la grève dans une entreprise qui va fermer est généralement un acte de désespoir). Donc la loi ne peut que limiter la domination capitaliste et non la supprimer. Il s’agit ensuite de savoir si c’est une domination inéliminable que nous devons tolérer en l’aménageant au mieux ou si, au contraire, un gouvernement républicain doit s’engager dans une voie plus radicale. Enfin, il faut reconnaître que les lois sociales constituent des limitations sévères à la liberté du capitaliste d’employer comme il l’entend l’argent dont il a la propriété légale. Ainsi les lois sociales protégeant les travailleurs sont déjà un coup porté à la propriété capitaliste et c’est pourquoi elles sont l’objet d’une incessante guérilla entre salariés et patrons. 
En second lieu, en effet, il apparaît qu’une interprétation plus radicale du républicanisme pourrait conduire dans la voie de réformes profondes mettant en cause le fonctionnement structurel de l’économie capitaliste. Philip Pettit est d’ailleurs bien conscient de cette implication possible du républicanisme puisqu’il soutient que l’idéal républicain est tout à fait adapté pour attirer les socialistes et rappelle que les socialistes ont souvent fait appel cet idéal pour « produire des effets révolutionnaires ». Un républicanisme conséquent pourrait œuvrer en vue de limiter drastiquement les rapports de production capitalistes, voire de les supprimer complètement. Si être libre, c’est n’avoir pas de maître (dominus), une société véritablement républicaine devrait être suffisamment égalitaire pour que les relations maîtrise/servitude (dont le salariat généralisé n’est que la dernière forme historique) n’y trouvent plus de place. Rousseau le disait déjà pour qui l’une des clauses garantissant la pérennité du contrat social était « que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre. »[6] C’est pourquoi l’idéal républicain classique était celui du travailleur indépendant, la condition de travailleur dépendant étant réputée rendre inapte à la citoyenneté. Les politiques se réclamant du républicanisme ont ainsi été traditionnellement des défenseurs de l’artisan, du paysan ou du commerçant traditionnels – au moins l’ont-ils été en paroles. Mais il ne paraît pas très réaliste de vouloir retourner à un idéal de producteurs libres, qui n’a jamais existé véritablement, sauf dans les interstices de la société féodale puis dans celles du mode de production capitaliste. L’industrie moderne (c’est-à-dire depuis au moins quatre siècles) suppose la réunion dans le même procès de fabrication de très nombreux travailleurs. Pour concilier la propriété personnelle du travailleur et la socialisation de la production, il n’est pas d’autre solution que le transfert de la propriété aux « producteurs associés », formule générique de Marx dont la forme concrète la plus naturelle est la coopérative ouvrière de production.
La nationalisation des grands moyens de production et d’échange, qui a été longtemps la revendication clé des programmes socialistes et communistes (elle figurait en très bonne place parmi les mesures phares du programme commun de la gauche avant 1981) doit être soigneusement distinguée des formes de l’appropriation sociale ou de la propriété communautaire que sont les SCOP, par exemple. En effet, la nationalisation inclut un transfert de pouvoir entre les mains de l’État et du gouvernement qui contredit le principe républicain de séparation et même de dispersion des pouvoirs. Ce n’est certainement pas un hasard si la caste bureaucratique au pouvoir en URSS depuis le début des années 20 et qui soutenait Staline a dû, pour établir sa domination, faire une véritable « révolution dans la révolution » en mettant brutalement fin à la NEP, en collectivisant toutes les terres et instaurant la planification centrale – toutes mesures qui n’avaient jamais figuré dans les programmes marxistes ou socialistes antérieurs.
La nationalisation totale de l’économie ne doit pas être confondue avec l’existence de vastes services publics (appartenant à l’État ou aux collectivités locales). Ces services publics (éducation, santé, transport, télécommunications) doivent être seulement conçus comme des biens primaires ouverts à tous sans condition (une composante des « biens sociaux primaires » dans la théorie de la justice de Rawls). Ils incluent une composante plus ou moins vaste de gratuité et de distribution des richesses non à pas à chacun selon son travail mais à chacun selon ses besoins. 
Il faut enfin souligner que l’on ne met en cause ici que la propriété privée des moyens de production dès lors qu’elle exprime un rapport de domination, ce qu’est typiquement le capital, rapport social de domination entre celui qui dispose des moyens du travail et celui que ne peut que « vendre sa peau » comme le dit Marx. Spécifions les raisons et les déterminations de ce refus de la propriété capitaliste.
En premier lieu, la liberté comme non-domination exige que celui qui veut travailler de manière complètement indépendante le puisse et donc l’appropriation sociale des grands moyens de production et d’échange est compatible avec le maintien d’une assez large petite propriété privée – bien que l’on puisse raisonnablement penser que, dans une société qui crée un environnement favorable à la coopération, les avantages du travail en commun et de l’existence d’un collectif de travail apte à s’organiser lui-même l’emportent le plus souvent sur la volonté farouche d’indépendance. En ce qui concerne la propriété de la terre, on peut s’en tenir à un vieux principe qui dit que la terre appartient à tous (Spinoza dans le Traité politique estime que le gouvernement démocratique exige la suppression de la propriété immobilière). Cela n’empêche nullement qu’une terre à exploiter soit louée par l’État à celui qui la travaille par des baux à très long terme.
En second lieu, la question de la propriété privée individuelle des biens nécessaires à la vie, y compris le logement n’entre pas dans le cadre des préoccupations dont nous venons de parler. La non-domination exige que chacun puisse dispose d’un lieu « à soi », d’un lieu intime inviolable, par exemple d’un lieu dont il ne puisse pas être expulsé et d’un lieu qu’il ne soit pas contraint de partager avec d’autres. Si la tradition républicaine antique fait de la vie publique la vie vertueuse par excellence, la question de l’articulation entre le commun et l’intime mériterait d’être approfondie. 
On pourrait imaginer que les deux hypothèses, l’hypothèse basse, réformiste, et l’hypothèse haute de marche vers l’abolition du salariat et du patronat coexistent, au moins pendant une longue période de transition. Il y a, dans la critique libérale du « constructivisme politique », des points pertinents : un gouvernement républicain radical, un gouvernement œuvrant pour une république sociale, devrait se garder de vouloir modeler la société sur un schéma a priori. Les « modèles de socialisme »[7] sont des modèles à valeur heuristiques, pas les plans tout faits pour la société future. Par conséquent, c’est l’expérience qui permettra de vérifier la validité de certains modèles, comme c’est de l’expérience que nous pouvons d’ores et déjà dire que la transformation des rapports sociaux de production est non seulement souhaitable mais aussi possible.
Nous devons cependant admettre que les travailleurs, à la différence des années 70, ne manifestent pas un grand civisme « économique » et semblent accepter la condition salariale de travailleur subordonné en cherchant seulement à conserver leur emploi, sans plus remettre en cause la propriété capitaliste[8]. La crise et la fragilisation croissante du salariat au cours des dernières décennies expliquent pour une grande part cette attitude. Il appartiendrait donc à un gouvernement républicain de prendre les mesures propices au développement d’une intervention plus directe des travailleurs dans l’organisation de la production.
Quelles que soient cependant les issues qu’empruntera le mouvement social dans les années à venir, il reste que les républicains ne peuvent se satisfaire d’une situation dans laquelle les citoyens se désintéressent massivement de la participation directe à la vie publique et ce désintérêt est étroitement corrélé au fait que la seule perspective qui semble s’offrir soit la prolongation indéfinie du capitalisme. C’est particulièrement vrai depuis que les socialistes ont ouvertement renoncé au socialisme sous quelque forme que ce soit. Un renouveau de l’esprit républicain exige donc un mouvement social et politique d’ensemble, un de ces grands bouleversements historiques dans lesquels l’esprit de la  se réforme, en retournant aux principes comme l’aurait dit Machiavel. 
Si le républicanisme peut reprendre à compte, de manière réaliste, les objectifs traditionnels du socialisme (d’avant le social-) et du communisme (d’avant le stalinisme), il en diffère cependant sur de plusieurs points que nous voudrions souligner. Adopter le point de vue républicaniste signifie nécessairement renoncer à la « dictature du prolétariat », non seulement sous les formes tyranniques qu’elle a connues dans le communisme historique du XXe siècle, mais aussi sous ses formes plus « libertaires » ou radicales du conseillisme. Transférer la totalité du pouvoir à des conseils exerçant une démocratie directe (ainsi que le proposent de nombreux groupes issus du communisme de gauche ou du trotskisme) est tout à la fois très utopique et dangereux. Utopique, car les formes de démocratie directe, si précieuses soient-elles dans les périodes d’ébullition révolutionnaire, ne peuvent se prolonger durablement parce qu’il est impossible que tout le monde s’occupe tout le temps des affaires politiques, parce qu’il faut aussi travailler, gagner sa vie, prendre soin de ses enfants, etc. Si bien que la démocratie directe se transforme rapidement en champ clos des affrontements entre militants professionnels. Enfin des formes de démocratie directe ou semi-directe peuvent exister au niveau local, leur centralisation à l’échelon national pose des problèmes insurmontables et la démocratie directe a tôt de se transformer en une démocratie représentative avec un nombre de degrés électifs bien plus grand que dans les démocraties parlementaires où les députés sont élus au suffrage direct. Les « coordinations » qui ont joué un grand rôle dans les mouvements étudiants des années 70 et 80 attestent que la démocratie directe peut être facilement manipulable par des groupes minoritaires bien organisés. Philip Pettit a raison d’insister sur le fait que « les instruments auxquels l’État républicain a recours doivent être, autant que possible, non manipulables. »[9]. Ce qui est vrai du républicanisme en général, y compris le républicanisme « bourgeois » qui pourrait se satisfaire d’un aménagement politique de la société capitaliste et de l’économie de marché, doit l’être a fortiori de la part de courants qui se réclament d’une protection contre la domination et d’une liberté effective des citoyens bien plus exigeantes.
Mais outre le fait qu’elle est difficile à faire vivre réellement et durablement, la démocratie directe est aussi dangereuse parce qu’elle fait peser presque immédiatement le danger d’être une tyrannie de la majorité : l’expérience historique enseigne que le pouvoir de la majorité est finalement un « empire d’hommes » comme les autres et non l’empire de la loi. Kant pensait même que la démocratie était par essence une tyrannie puisqu’elle est une organisation politique dans laquelle celui qui fait la loi est aussi celui qui l’exécute. Alors que le socialisme et le communisme traditionnels refusaient la séparation des pouvoirs et avouaient leurs préférences pour une assemblée unique concentrant le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, un peu sur le modèle de la dictature jacobine de 1793-1794, le républicanisme inclut au minimum les règles traditionnelles de la séparation des pouvoirs et la protection des droits individuels. Au demeurant un programme républicaniste sérieux pourrait commencer par exiger le retour à ces principes là où ils sont officiellement en vigueur mais battus en brèche en pratique – il n’est pas compliqué de montrer que la Constitution française a une vision très lâche de la séparation des pouvoirs, mais des constats du même genre pourraient être faits en Grande-Bretagne où le Parlement est soumis de plus en plus directement aux empiètements de l’exécutif.
Mais on peut aller un peu plus loin et suivre Philip Pettit quand il affirme que la simple séparation fonctionnelle des pouvoirs ne suffit pas et qu’il faut rechercher la dispersion des pouvoirs. Cela implique la méfiance à l’égard d’un appareil d’État tout puissant qui gouverne par l’intermédiaire de commissaires non élus, bras armés du pouvoir central. Une large décentralisation et le développement de pouvoirs locaux s’inscrivent pleinement dans la perspective républicaniste. La défense des droits des communes à se gouverner elles-mêmes rejoint aussi quelques-unes des intuitions de Marx et Engels quand ils proposaient de soutenir le programme politique de réforme des institutions proposé par Clemenceau dans les années 1880.[10] Le bicamérisme trouve d’ailleurs sa justification dans cette décentralisation. L’existence d’une « chambre haute » censée modérer les ardeurs de la « chambre basse » renvoie à une conception aristocratique de la république, propre à conforter les positions de pouvoir des classes dominantes. Mais que le pouvoir parlementaire (représentant la  dans son unité) soit contrebalancé par une assemblée représentant les collectivités locales et donc le territoire, c’est une proposition conforme aux idéaux républicains.
Philip Pettit soutient que la république est « un idéal communautaire », c’est-à-dire que l’État républicain a pour fonction de promouvoir un certain bien commun, à l’opposé des conceptions libérales qui font de l’État uniquement le moyen par lequel peuvent être réglés, selon des procédures déterminées, les conflits entre des individus rivaux ou, au mieux, indifférents les uns aux autres. Si l’État républicain promeut un certain bien commun, il est donc le porteur d’une certaine « conception englobante » du bien, pour rependre la terminologie de Rawls. Ce qui ne va pas sans poser de très nombreuses difficultés. L’idéal du socialisme et du communisme traditionnels était fortement internationaliste et n’accordait pas une grande importance aux divisions de l’humanité selon les nations, les cultures et les religions. Les religions classées dans la catégorie « opium du peuple » étaient censées disparaître à brève échéance. Les prolétaires n’ayant pas de patrie, les frontières nationales étaient perçues comme des survivances dont les capitalistes se servaient pour opposer entre eux les prolétaires. Quant aux cultures, l’eurocentrisme originel du mouvement ouvrier lui faisait identifier la culture avec la culture des Lumières telle qu’elle s’était épanouie en Europe occidentale. On sait comment ces utopies et cet universalisme abstrait se sont brisés au cours du XXe siècle. La liberté comme non-domination doit accepter que les peuples restent différents et soient à attachés à leurs traditions, à leur culture dans ce qu’elle a de spécifique et à leurs conceptions de la religion. On devrait peut-être même accepter qu’à l’intérieur d’un territoire donné, certaines communautés puissent préserver leurs propres coutumes ou, en tout cas, puissent vivre selon les modalités qui leur semblent les plus conformes à l’idée qu’ils se font de la vie bonne – un peu comme les Amish aux États-Unis. En même temps, un gouvernement républicain se doit de protéger les individus contre la domination impliquée parfois par les appartenances communautaires – par exemple protéger les jeunes filles contre les mariages arrangés selon la tradition. Les débats confus sur le port ou non du « foulard » dit « islamique » renvoient à cette difficulté de concilier deux exigences qui, en elles-mêmes, ne sont pas contradictoires mais, dans la réalité quotidienne entrent assez souvent en conflit.
Dans une grande mesure, ces conflits « communautaires » auraient dû se régler « à l’amiable », comme ils se sont réglés pendant des décennies quand les paysans déracinés ou les immigrés intégraient les communautés ouvrières, soudées par des pratiques d’échange et de lutte communes. Mais le triomphe de ce qu’on a appelé  ou néolibéralisme a fait exploser les anciennes communautés de travailleurs, celles qui faisaient « la classe ouvrière », et domine aujourd’hui une idéologie qui transforme les individus en rivaux, avec qui on n’est plus lié que par le « donnant-donnant ». Du même coup les crispations communautaristes se sont développées, combinées très curieusement avec la nouvelle idéologie de l’affirmation du sujet-roi affirmant ses singularités à la face du monde et réclamant le respect de la part de tous les autres : de la « gay pride » à la fierté de porter le voile, il y a une continuité complète, comme il y a complémentarité entre le « tout au marché » d’un côté et la substitution des luttes sociétales aux luttes sociales dans la gauche et « l’extrême nouvelle gauche ». 
L’idéal républicain, compris de manière conséquente conduit donc à la mise en œuvre des revendications sociales traditionnelles du socialisme et du communisme, mais inversement donc, le républicanisme, le « vivere civile » cher à Machiavel, ne peut retrouver sa force que si sont réhabilitées des vertus communautaires radicalement antagoniques avec l’évolution de la société capitaliste contemporaine. Bref, la république ne peut être que la république jusqu’au bout, la « république sociale » mise en avant pour la première fois par les ouvriers parisiens en 1848 et dont la Commune de Paris fut selon Marx la forme enfin trouvée.
 
 
 
 
 


[1] Voir Denis Collin, Comprendre Marx, Armand Colin, 2006.
[2] Nous employons le passé, car l’existence actuelle de ce mouvement ouvrier comme mouvement politique indépendant est très problématique, compte tenu de l’effondrement ou de la décrépitude de ses partis traditionnels, communistes et socialistes, et de l’incapacité des groupes radicaux à en prendre la relève effective.
[3] Marx est explicite sur ce point. Il polémique contre le « bon sens grossier qui transforme la différence de classe en grosseur de porte-monnaie » (La critique moralisante et la  critique, in Œuvres, tome III, édition Gallimard, La Pléiade, p. 766).
[4] Pettit, Républicanisme, une théorie de la liberté et du gouvernement, traduit de l’anglais par Patrick Savidan et Jean-Fabien Spitz, Gallimard, 2004, p.187. Alors que les républicanistes comme Skinner insistent plutôt sur la compatibilité du républicanisme avec la « liberté négative au sens de Berlin, Pettit, au contraire, propose un modèle républicaniste qui donne une large place aux « droits-créances » et à la possibilité offerte à chacun de réaliser les potentialités qui sont en lui grâce à l’action de l’État.
 
[5] Pettit, op. cit. p.186
[6] Rousseau, Contrat Social, I, chap. XI
[7] Voir les travaux de Tony Andréani sur ce sujet notamment Le socialisme est (à) venir2. Les possibles (Syllepse, 2003)
[8] De nombreuses grèves des années 70 avaient posé la question de l’appropriation sociale, comme la fameuse de grève de Lip à Besançon, où les ouvriers remirent la production en marche sous le contrôle du comité de grève.
[9] Pettit, op. cit. p.228
[10] Voir J. Texier, Révolution et démocratie chez Marx et Engels, PUF, 1998, collection « Actuel Marx Confrontation ».

lundi 4 octobre 2010

Du mauvais usage de Marx et de Spinoza

Réflexions sur un livre de Frédéric Lordon

Frédéric Lordon, Capitalisme et servitude. Marx et Spinoza. Édition de la fabrique, 2010. Voilà un livre dont on aimerait dire seulement du bien. Essayer de construire une analyse générale de la domination et de la domination dans le mode de production capitaliste, tenter de comprendre par quels mécanismes le capitalisme obtient la soumission et même le consentement des salariés, c’est là un bon programme. Si, en plus, la perspective est celle d’une sortie du salariat, d’une réappropriation « par en base » de leurs propres vies par les dominés, se groupant volontairement des associations de producteurs que Lordon baptise « récommune », sur le modèle de « république », la chose commune étant la mise en commun des forces sur la base de fins partagées ; et si, en plus, ce communisme, comme seule alternative au totalitarisme capitaliste, ne reconduit pas l’utopie et admet la persistance du politique et du conflit, on est comblé. La convergence avec les perspectives défendues par exemple dans Le cauchemar de Marx semble à première vue vraiment profonde. Mais « le diable est dans les détails » et c’est dans les détails que gisent des désaccords profonds.
Le premier concerne le spinozisme de Lordon, un spinozisme réduit le plus souvent à la mécanique du désir, un spinozisme qui vise à disqualifier les notions d’aliénation telles qu’on les retrouvera chez Marx et dans la théorie critique. L’aliénation ne peut être admise par un spinoziste, nous dit Lordon, parce qu’elle supposerait une puissance humaine non actualisée et que pour Spinoza puissance et acte sont identiques. À voir! Il est tout de même frappant de voir que Lordon n’évoque jamais ou presque jamais « l’utile propre » concept pourtant central dans l’éthique spinoziste. Désirer ce qui est conforme à l’utile propre (qui est aussi ce que dicte la raison) n’est pas du tout la même que désirer ce qui naît des rencontres occasionnelles des corps et peut entraîner des affects néfastes à l’individu lui-même. Désirer une nourriture variée pour reconstituer les diverses parties de son corps et désirer se saouler avec du mauvais vin, ce sont deux désirs radicalement différents que Spinoza ne tient jamais pour équivalents et il est tout à fait acceptable de caractériser le désir de l’ivrogne d’aliénation sans renoncer pour autant à Spinoza. Mais Lordon qui ne jure que par Althusser et renvoie ad patres tout ce qui est « pré-althussérien » (cf. p. 101), bannit le concept d’aliénation au nom d’un spinoziste expurgé par une opération qui ressemble un peu à celle pratiquée par Althusser sur l’oeuvre de Marx. Que Lordon oublie également la cinquième partie de l’éthique, l’amour intellectuel de Dieu et la béatitude, me semble également révélateur de cette utilisation vraiment douteuse de Spinoza, de cette fabrication d’un spinozisme « matérialiste » qui viendrait remplacer le vieux matérialisme dialectique hors service.
Mais laissons les querelles en spinozisme. Quand Lordon parle de Marx, il n’y va pas de main morte. De Marx, il garde la lutte de classes mais supprime la loi de la valeur et la théorie de l’exploitation! Rien que ça. Plus exactement il veut redéfinir la théorie de l’exploitation comme étant « du ressort d’une théorie politique de la capture » (p. 153) –une très vieille affaire qui remonte au célèbre Dühring – remplaçant « la théorie marxienne de la valeur objective ». Je ne sais où Lordon a vu une « théorie marxienne de la valeur objective. Sans doute confond-il Marx et Ricardo... Bref, il garde Marx mais sans Marx ! Quand, vers la fin, il félicite Postone pour son travail sur Marx, c’est à se demander s’il l’a lu puisque Postone précisément met la théorie de la valeur au centre de sa reconstruction de Marx. Mais, enfin, quand Lordon écrit: « Du moment d’ailleurs où, pour être ‘l’homme du capital’, le dirigeant d’entreprise lui-même est devenu un salarié, la théorie marxienne originelle s’est trouvée en difficulté » (p. 197) Lordon montre qu’il n’a jamais lu Marx mais selon des résumés pour étudiants en sciences économiques. Faut-il rappeler les innombrables passages où Marx étudie la séparation entre le possesseur du capital et le dirigeant du processus de production, ou encore la définition du capitaliste comme fonctionnaire du capital. Quiconque est un minimum familier de l’oeuvre de Marx sait tout cela mais Lordon pas!
Ce livre, truffé de citations de Spinoza et usant de métaphores tirées du calcul des vecteurs (pour faire savant, nous avons droit à la colinéarisation des désirs) laisse finalement le lecteur sur sa faim. Peu d’analyse de la réalité du capitalisme aujourd’hui, pas de discussion sérieuse des issues possibles, bref un exercice un peu gratuit et une contribution à la propagation des contresens faits sur Marx.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...