jeudi 31 mars 2011

Qu'est-ce qu'une éducation républicaine?

Introduction : philosophie et république, une longue tradition
La question de l’éducation comme question politique est au centre des philosophies, antiques, chez Platon comme chez Aristote, autant que modernes, chez Rousseau ou chez Hegel. L’éducation platonicienne est le plan de formation des gardiens, ceux qui auront pour tâche de veiller à la conservation de la justice dans la cité. Chez Rousseau, l’Émile vient mettre la dernière pièce à la construction théorique constituée par le Discours sur les sciences et les arts (constat de la corruption de la société présente), le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (construction historico-anthropologique de l’inégalité sociale et nécessité d’un nouveau contrat social) et le Contrat social (qui expose le concept d’une société juste où la liberté est garantie). L’Émile veut former un citoyen et définit également les grands traits d’une religion qui pourrait fonctionner comme la religion civique dont le Contrat Social annonce la nécessité. Chez Hegel, également, la question de l’éducation dans ses rapports avec l’État joue un rôle important. Il suffit de citer ce passage qui pourrait presque être écrit aujourd’hui.
Hegel constate :

« qu’il est très difficile de tracer une limite exacte entre les droits des parents et ceux de la société civile. En matière d’éducation, les parents sont généralement convaincus de leur droit absolu de faire tout ce qui est en leur pouvoir. Ce sont toujours eux qui déploient une résistance farouche aux entreprises de l’éducation publique, ce sont eux qui parlent et vocifèrent contre les éducateurs et les écoles, tout simplement parce que ces derniers ne sont pas conformes à leurs préjugés. En dépit de ces vociférations, la société détient le droit d’agir comme bon lui semble à partir de principes éprouvés ; elle a le droit de forcer les parents à envoyer leur progéniture à l’école, de prémunir leurs enfants contre la variole en les faisant vacciner, etc. Les controverses qui partagent la France pour ou contre l’enseignement libre, c’est-à-dire conforme aux préjugés des parents et l’enseignement contrôle par l’État fournissent ici un exemple excellent. » (Philosophie du Droit §239 add.)
Le républicanisme français du XIXe et du début du XXe siècle en fait le socle de la République. Au contraire, de nos jours, la finalité de l’éducation semble beaucoup plus centrée sur la réussite individuelle dans le cadre d’une égalité des chances toujours plus difficile à cerner. La crise patente de l’école pose à nouveau frais la question des rapports entre éducation et république. Trop souvent cette crise est abordée sous l’angle de la pure déploration (« tout fout l’camp » ! ou « c’était mieux dans le temps ») ce qui ouvre la voie à d’interminables polémiques – par exemple celles qui concernent la baisse ou hausse du niveau. Pour éviter de s’enliser dans ces chemins sans issue, il me semble nécessaire de reprendre la question sur le fond, c’est-à-dire en partant de la philosophie et spécialement de la philosophie politique républicaniste (le mot « républicain » est en France d’usage si vaste qu’il en a perdu une partie de son contenu ; « républicaniste » renvoie au contraire à un courant bien précis de la philosophie politique, rénové et rajeunit au cours des dernières années.
En premier lieu, j’essaierai de distinguer éducation et instruction, une distinction qui me semble indispensable si l’on veut délimiter les tâches qui incombent proprement au politique, celles qui renvoient à la responsabilité des citoyens, en tant que parents ou en tant que simple membre de la société civile.
En second lieu, je montrerai que la conception républicaniste de la liberté comme non-domination implique un certain de nombre de tâches politiques incombant à l’État mais aussi aux citoyens raisonnables.
En troisième lieu, je rappellerai comment le gauchisme antirépublicain a, de fait, labouré le terrain de la destruction de l’école républicaine mais aussi, plus largement, a rendu plus difficile toute éducation (et ici je ne parle pas seulement de l’instruction publique).

Éduquer et instruire

Qu’est-ce qu’éduquer ?

Étymologie

La racine latine « duc » renvoie à « duk  » ou « deuk » = conduire. Ce qui peut être conduit c’est aussi ce qui est ductile (ex : un métal ductile). Même famille : andouille ! L’éducation serait-elle faite pour fabriquer des andouilles ?
En haut allemand « zuckan = tirer. En allemand « duk » donne « Zug » (le train) ou « Zucht » (l’éducation). En anglais « tow » = remorquer et « tug » = tirer.
Éduquer c’est donc :
  • agir sur quelqu’un pour qu’il arrive à un endroit où il ne pourrait pas aller seul.
  • Cette action, c’est tirer vers ou montrer le chemin.
  • Cette personne sur laquelle on agit doit être « ductile » C’est bien ce que suppose l’éducation :
Ceux qui doivent être éduqués sont ceux qui ne sont pas encore en civilisés (prêts à vivre en cité, ce qui est la destinée de l’homme).
Ils doivent être éducables ! Leur esprit est supposé suffisamment malléable pour cela. Éduquer c’est donc aussi former (= donner forme, en allemand « bilden »).
L’éducation a un double aspect. Elle montre un chemin qu’il suffit de suivre par soi-même. Le « teatcher » anglais est celui qui « dik » (= montre) [à ne pas confondre avec le professeur qui est celui qui parle !]. Mais d’un autre côté, éduquer, c’est tirer de force. Les wagons n’ont pas le choix et ne vont pas de leur propre mouvement là où le train les conduit !

Que vise l’éducation ?

Elle vise :
  • La mise en conformité : être éduqué, c’est avoir de bonnes manières, être apte à vivre en société en suivant ses règles.
  • Développer des aptitudes particulières. Ex : éducation physique, éducation musicale.
  • L’autonomie. Celui qui est éduqué peut se débrouiller seul.
L’éducation est distincte du dressage (qui ne vise que les aptitudes particulières et l’obéissance passive).
L’éducation est censée assurer le passage de l’être naturel à l’être social (de culture). Le « rustre » (celui qui vit à la campagne par opposition à celui qui est urbain) est aussi celui qui manque d’éducation.
L’éducation vise donc à permettre (1) la vie des individus dans la cité et (2) la prospérité et le développement de la cité.

Instruire c’est autre chose

Si on cherche on ouvre un bon Gaffiot, et on trouve dans la racine « instruct…» tout ce qui a affaire avec le rangement, l’ordonnancement, la construction. C’est aussi la racine « STER » qui renvoie à l’idée d’entasser des matériaux.
Pour s’instruire, il faut suivre les instructions du maître, de celui qui vous instruit. Il faut donc un minimum d’éducation – apprendre à obéir aux adultes ! Et le processus d’instruction est lui-même éducatif. À l’école, l’enfant apprend à se tenir en place, à se redresser – ne pas être avachi sur son pupitre d’écolier – et du même coup à s’élever. C’est d’ailleurs pourquoi l’enfant à l’école est un élève : un élève pour s’élever !
Donc, pour éviter les faux débats, il y a bien un lien entre éduquer et instruire et la séparation entre les deux n’est pas aisée à faire. Cependant, instruire c’est bien autre chose qu’éduquer. On peut être éduqué (être poli, éduqué à faire son travail, etc.) sans être pour autant instruit. Celui qui est instruit au contraire n’a été pas simplement l’objet d’un conditionnement pour être adapté à la vie sociale, pour être conduit par les conducteurs ! Il dispose des outils que lui a donné son instruction. Il a une forme, une structure propre.
Éduquer/instruire : en allemand, ça donne l’opposition Erziehung/Bildung. La « Bildung » est la formation mais aussi et surtout ce qu’en français nous appelons « culture ».
Car instruire, c’est aussi cela : cultiver. Non pas façonner mais travailler pour aider les dispositions naturelles à s’épanouir – ce sont les Latins qui passent de la culture des champs à la culture de l’esprit.
Qu’est-ce qu’un homme cultivé ? Schiller avait essayé de donner une réponse à cette question dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1795). Mais la définition qu’il en donne identifie peut-être un peu trop culture et esthétique. En tout cas, la culture suppose le contact, et plus que le contact avec les grandes œuvres de l’art humain. Léo Strauss dans son texte assez connu sur l’éducation libérale dit : « l’éducation libérale consiste à écouter la conversation des plus grands esprits entre eux. » Il me semble que cette une assez bonne définition de l’instruction, de la « Bildung » que tout citoyen éclairé doit posséder : être capable d’écouter la conversation des plus grands esprits.
Évidemment, pour être à même de suivre cette conversation, il est nécessaire de posséder des rudiments et parfois un peu plus que des rudiments des grandes disciplines qui forment depuis le Moyen Âge la charpente des études : la grammaire et la mathématique, l’astronomie, la logique, la philosophie … Sans doute le « trivium » et le « quadrivium » devraient-ils être remaniés mais on voit bien que l’essentiel y figurait déjà pour assister à la conversation des grands esprits.

Républicanisme, éducation et instruction

Ces définitions admises, nous pouvons maintenant voir comment la question de l’éducation et celle de l’instruction doivent être abordées du point de vue républicaniste.

Contre l’éducation révolutionnaire

Évidemment de nombreuses théories politiques admettent que l’éducation et l’instruction sont des fonctions politiques. Adam Smith accorde une grande place à l’éducation que la société doit fournir à ses membres. Même un libéral comme Hayek considère qu’il est du devoir des pouvoirs publics d’assurer une instruction de bon niveau. Cela ne tranche évidemment pas la question de savoir qui doit en avoir la charge effective et sous quelles modalités.
Il y a une hypothèse et une hypothèque qu’il faut commencer par éliminer. Celle qui ferait de l’éducation le moyen de transformation de la société, le moyen de faire advenir « l’homme nouveau ». Dans la pensée progressiste issue des Lumières, il y a cette idée qu’un plan d’éducation pourrait être le levier d’une transformation de l’individu et par là de la société. À quoi Marx répondait : « Qui va éduquer les éducateurs ? » La réponse allait venir de ces courants issus de l’association de Ferdinand Lassalle qui jouèrent un rôle si important dans la construction de la SPD : la bureaucratie instruite du Parti est l’éducateur de la classe ouvrière. Une thèse que Lénine reprend dans Que faire ? et qui d’une manière ou d’une autre a constitué l’un des aspects les plus terrifiants des régimes dits « socialistes » du XXe siècle. En URSS, bien sûr, mais aussi en Chine, le paroxysme étant atteint avec la révolution culturelle. Mais c’est évidemment avec les Khmers rouges que la volonté de faire un homme nouveau a atteint ses plus hautes dimensions criminogènes. On n’oubliera pas aussi que l’un des livres de Che Guevara s’intitulait L’homme nouveau… même si la rééducation à la cubaine n’a eu l’ampleur de ce qu’on a connu dans le communisme asiatique…
Hannah Arendt a réfuté de manière définitive l’idée d’une éducation progressiste au sens d’une éducation qui aurait pour fonction de faire des enfants et des jeunes gens les agents d’une transformation sociale. L’école n’a pas pour fonction de transformer le monde, rappelle-t-elle.
Il me semble que le conservatisme, pris au sens de conservation, est l’essence même de l’éducation, qui a toujours pour tâche d’entourer et de protéger quelque chose – l’enfant contre le monde, le monde contre l’enfant, le nouveau contre l’ancien, l’ancien contre le nouveau. Même la vaste responsabilité du monde qui est assumée ici implique une attitude conservatrice. Mais cela ne vaut que dans le domaine de l’éducation ou plus exactement dans celui des relations entre enfants et adultes, mais non dans celui de la politique où tout se passe entre adultes et égaux. En politique, cette attitude conservatrice – qui accepte le monde tel qu’il est – ne peut mener qu’à la destruction, car le monde dans ses grandes lignes comme dans ses moindres détails, serait irrévocablement livré à l’action destructrice du temps sans l’intervention d’êtres humains décidés à modifier le cours des choses et à créer du neuf.
Arendt ajoute :
Le problème est tout simplement d’éduquer de façon telle qu’une remise en place demeure effectivement possible, même si elle ne peut jamais être définitivement assurée. Notre espoir réside toujours dans l’élément de nouveautés que chaque génération apporte avec elle ; mais c’est précisément parce que nous ne pouvons placer notre espoir qu’en lui que nous détruisons tout si nous essayons de canaliser cet élément nouveau pour que nous, les anciens puissions décider de ce qu’il sera. C’est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice ; elle doit protéger cette nouveauté et d’introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux qui, si révolutionnaire que puissent être ses actes, est, du point de vue de la génération suivante, suranné et proche de la ruine. (pp. 246-247)
On pourrait faire remarquer que la gauche pédagogique a pris un parti exactement inverse : ayant renoncé depuis longtemps à modifier l’état de choses existant dans le monde, elle s’est attachée avec une constance digne d’une meilleure cause à détruire ce qui dans l’école permettait de conserver et de protéger. En faisant de l’enfant citoyen avant l’âge, elle a contribué à sa manière à transformer les citoyens en enfant. En voulant révolutionner l’école, elle s’est attachée empêcher toute révolution dans la société. Et on peut dire qu’elle y est parvenue.
Pour les enfants devenus adultes puissent se poser la question de la transformation du monde, encore faudrait-il qu’ils aient la connaissance de ce monde à transformer :
il faudrait bien comprendre que le rôle de l’école est apprendre aux enfants et de bons de, et non pas leur inculquer l’art de vivre. Étant donné que le monde est vieux, toujours plus vieux que le, le fait d’apprendre est inévitablement tourné vers le passé sans tenir compte de la proportion de notre vie qui sera consacré au présent. Deuxièmement, la ligne qui sépare les enfants des adultes devrait signifier qu’on ne peut ni éduquer les adultes ni traiter et les enfants comme des grandes personnes. Mais il ne faudrait jamais laisser cette ligne devenir un mur qui isole les enfants de la  des adultes, comme s’il n’existait pas dans le même monde et comme si l’enfance était une phase autonome dans la vie d’un homme, et comme si l’enfant était un état humain autonome capable de vivre selon ses lois propres. (p. 250)
Là encore, il est facile de voir comment la société moderne a rigoureusement inversé l’ordre normal des choses. Les adultes sont systématiquement traités comme des enfants qui ont besoin d’être éduqués tout au long de leur vie et à qui on doit commander comment il doit se comporter non seulement au regard de la loi commune mais au regard de leur vie privée (campagne antitabac, prévention des risques, contrôles systématiques). Inversement l’apologie de l’enfance comme une sorte d’idéal de vie (« les enfants ne mentent jamais » ainsi que l’affirmait la ministre à l’éducation scolaire, Mme Royal), l’institution de  d’enfants comme modèle de citoyenneté avec la réforme Jospin et tous les développements pédagogiques enregistrés depuis 1989 indiquent clairement refaire de l’enfance à l’état autonome, qui se prolonge d’ailleurs assez tard (tous enfants jusqu’à 25 ans et plus) et que les enfants non plus à devenir adultes mais c’est au contraire aux adultes devenir enfants. Cette idéologie est significativement partagée par les familles politiques dominantes qu’elles soient de droite ou de gauche, et même l’extrême gauche. Il suffit de s’interroger sur les programmes politiques développés aussi bien par le parti communiste le parti de gauche, le NPA, que le PS et la grande majorité des partis de droite pour voir quel est le point commun : la révolution permanente à l’école qui a pour contrepartie un conservatisme destructeur sur le plan social et politique.

Principes républicanistes

La question de l’éducation au sens large et de l’instruction publique en particulier doit être posée d’une manière totalement différente du point de vue républicaniste. Pour commencer il faut rappeler ce qui caractère le républicanisme comme doctrine politique. C’est d’abord et avant tout une conception particulière de la liberté.
Les philosophes de la république de l’Antiquité considéraient la liberté presque uniquement sous l’angle de la participation à la vie politique de la cité, à la fois un devoir et le moyen par excellence de la réalisation. L’homme libre est celui qui n’a pas de maître et le seul pouvoir qu’il reconnaisse est celui de la loi.
Contre le républicanisme antique et toutes les formes de « liberté positive » - pour reprendre ici une expression d’Isaiah Berlin, les libéraux défendent les libertés négatives. Les seules libertés défendables sont, en gros, les « droits-titres » de 1789. Il faut être prudent sur l’emploi des termes, car il y a un  républicain. Mais en gros, on peut suivre la classification de Berlin largement reprise par les auteurs contemporains.
Le républicanisme moderne, « machiavélien » ou « néo-romain » pour reprendre des dénominations popularisées par les auteurs anglais comme Quentin Skinner ou Pocock, est une synthèse de ces deux approches, une synthèse fondée sur un double rejet :
  • Rejet du républicanisme antique : les citoyens ne veulent pas nécessairement exercer le pouvoir ; ils veulent surtout ne pas être dominés
  • Rejet du  : la liberté n’est pas que ce que laisse la loi ; c’est la liberté par la loi.
La liberté républicaine est la liberté comme non-domination.
Dans la conception républicaniste, l’éducation est une ressource contre la domination. Ce qui entraine de très nombreuses conséquences.

L’instruction pour tous, une loi libératrice

Le «  propriétaire », celui qui considère que les ingérences de l’État doivent être évitées là où l’indépendance des individus peut décider sans porter de dommages aux autres individus, est généralement favorable à la liberté de l’enseignement. Le républicanisme au contraire, considère que la loi doit protéger la liberté des enfants contre la domination, c’est-à-dire en premier lieu interdire le travail des enfants, leur garantir une instruction publique solide, non soumise aux intérêts des puissances financières dominantes et destinée à leur assurer les conditions de l’autonomie et de la participation à leur propre culture et à la culture des autres peuples.
Garantir les conditions de l’autonomie, c’est d’abord et avant tout garantir la transmission du savoir hérité et de la tradition dans laquelle ils s’inscrivent. Ce qui implique, premièrement, que l’instruction est obligatoire et qu’elle ne peut pas être laissée à l’arbitraire individuel des particuliers, fussent-ils les parents. En second lieu, l’autonomie suppose que l’instruction n’a pas comme finalité première de garantir l’adaptation des enfants et des adolescents aux nécessités de l’emploi en la structure sociale existante. Les programmes scolaires doivent donc être conçus en fonction de l’idéal du citoyen éclairé qui est à la base du républicanisme et non en fonction des avantages économiques que le système socio-économique pour attirer de la formation des jeunes gens qui se préparent à entrer sur ce qu’on appelle le « marché de l’emploi ». De ce point de vue, le républicanisme assume totalement l’idéal classique des humanités. C’est seulement à partir de l’assimilation de cet idéal, que l’adolescent puis le jeune homme ou la jeune fille pourront entreprendre, pour leur propre compte, la critique de la culture héritée et de la société dans laquelle il se trouve en quelque sorte jetés sans l’avoir voulu. Quand nous parlons ici de critiques, il faut évidemment l’entendre dans le sens le plus large, qui inclut la possibilité ouverte à chacun de rejeter mais aussi d’accepter cet héritage qui est celui de l’histoire du peuple partie prenante de la  républicaine.
Ce qui a fait la force de l’école de la IIIe République, c’est précisément d’avoir assuré cette unification de la tradition la plus ancienne (celle des études classiques, celle de l’enseignement du latin et du grec, celle d’une culture littéraire et philosophique désintéressée, celle d’une culture scientifique entièrement tournée vers la science pour la science) et de la tradition issue de la révolution de la liberté et de l’égalité en droit de tous.
Enfin, cette instruction publique dont l’accès égal pour tous et garantie par la loi, est évidemment une instruction laïque, non pas au sens de l’antireligieuse de areligieuse, mais au sens où elle enseigne aucun dogme particulier, ni celui des catholiques ni celui des libres-penseurs, mais permet à chacun de construire sa propre pensée en puisant dans le vaste héritage culturel de la .
Ici, il faut faire une digression concernant une question soulevée de manière polémique au cours des dernières années, celle de l’enseignement du fait religieux. Nous sommes en effet devant un paradoxe qui veut que d’un côté toute une partie de l’enseignement de l’histoire est entièrement soumis au dogme religieux et que de l’autre côté immense majorité des enfants, des lycéens, des étudiants, sont devenus incapables d’avoir accès à l’héritage philosophique, littéraire, artistique qui est le nôtre. Concernant le premier versant de ce paradoxe, il suffit de dire que l’essentiel de l’histoire qui est une histoire religieuse. On enseigne aux enfants de sixième le récit biblique, celui-ci par d’Abraham pour aller jusqu’à la naissance du Christ, comme un récit historique, soumis aux conditions de vérification de la science historique. Or, quiconque a étudié un minimum cette histoire, c’est bien que la Bible est un récit mythique dont la vérité historique n’est pas plus élevée que celle de l’Iliade et de l’Odyssée ou du Mahabharata. Ici, le critère de laïcité de l’enseignement est ouvertement violé sans que cela ne préoccupe trop les autorités et, il faut bien le dire, une bonne part du corps des enseignants en histoire. D’un autre côté, et pour prendre l’autre versant du paradoxe soulevé plus haut, comment est-il possible de comprendre Racine ou Pascal en ignorant ce qu’est le jansénisme et en n’ayant aucune idée des discussions théologiques à l’intérieur même du christianisme. Il en va de même avec l’histoire du protestantisme, qui n’est évidemment pour une histoire religieuse en tant que telle, mais qui est tout simplement de l’histoire. On peut encore évoquer la monumentale inculture concernant l’islam, pour ne rien dire de l’hindouisme ou du confucianisme. Sur ce plan, les positions de Régis Debray concernant l’enseignement du fait religieux à l’école mériteraient d’être entendues.
Concernant la question de l’instruction, le républicanisme que je soutiens pourrait apparaître comme conservateur, voire restaurationniste. Mais à la différence des courants conservateurs, qui considérait que l’éducation humaniste était réservée à une élite destinée à participer au renouvellement des élites et qui tenait pour absurde l’idée d’enseigner le latin à ceux qui ne deviendraient qu’ouvriers ou employés, le républicanisme, en tant qu’il part de l’égalité des droits et non de l’utilité sociale, c’est-à-dire d’un point de vue déontologique et non conséquentialiste, est pour permettre à tous d’accéder à cet enseignement d’élite.
Si on reprend la définition de l’éducation libérale donnée par Leo Strauss, comme étant la possibilité de s’instruire en assistant au dialogue des grands esprits, la conception républicaniste de l’instruction publique pourrait bien n’être qu’une généralisation de l’éducation libérale.

Instruction et éducation

Si maintenant, au-delà de la question précise de l’instruction, on passe à la question de l’éducation, nous sommes obligés de définir les rôles respectifs de la puissance publique et des familles. Le républicanisme doit protéger les enfants contre la domination des adultes. Ce qui ne veut pas dire que les enfants jouisse des mêmes libertés que les adultes, ce qui serait absurde, mais que les ingérences des adultes dans leur vie d’enfant ne doivent pas être arbitraires mais guidées uniquement par le souci du bien propre des enfants. On pourrait reprendre ici les idées directrices développées par Jean-Jacques Rousseau dans l’Émile ou les propositions de Kant concernant l’éducation à la liberté. Jean-Jacques Rousseau par exemple, soutient que l’éducation est d’abord essentiellement une éducation négative, c’est-à-dire une éducation qui se donne pour objectif de protéger l’enfant contre le mal sans lui inculquer un bien qu’il n’est pas en mesure d’assimiler librement.
Il est évidemment impossible d’entrer dans le détail, mais ces lignes directrices devraient permettre de délimiter le champ d’intervention éventuelle de la puissance publique dans la protection de l’enfance. On peut admettre, par exemple, que des adultes entrent librement dans des sectes puisque les adultes sont censés être apte à se déterminer eux-mêmes sans que l’État vienne leur dire quelle conception englobante de la vie qu’ils doivent adopter. Le problème se pose évidemment en ce qui concerne les enfants qui peuvent élever dans ses actes à l’égard des autres enfants de leur âge et à l’écart des formes normales de socialisation. On pourrait faire valoir que la différence entre les sectes et une éducation religieuse ordinaire n’est pas toujours clairement établie. Il reste que le jeune enfant élevé dans la religion catholique ou la religion juive ou ce que l’on veut grandit, s’éduque, se forme pour l’essentiel dans un milieu où il n’est pas coupé les des autres enfants d’une autre religion ou n’étant éduqué dans aucune religion. Ce qui l’évidence n’est pas le cas des enfants embrigadés dans les sectes.
Si les droits des parents en matière d’éducation doivent être respectés, c’est avant tout en tant que ces droits sont essentiellement des devoirs. Les parents ne sont pas propriétaires des enfants, ils ne sont que ceux à qui incombe naturellement le devoir de les aider à entrer dans la vie sociale, à être institués, c’est-à-dire à apprendre à se tenir debout.
Ce point étant posé, il reste que les garanties publiques concernant l’éducation sont seulement des garanties négatives. Il y a une instruction publique, mais pas une éducation publique. Les parents restent les premiers éducateurs : on pourrait invoquer une espèce de « droit naturel », mais c’est surtout l’irréductible pluralité des individus qui ne peut guère exister que sous cette forme – à l’encontre des conceptions qui veulent faire de l’État l’éducateur comme dans l’éducation des gardiens platoniciens.
Il y un dernier point très polémique au sujet duquel une discussion serrée ne pourra être évitée : c’est ce qu’on appelle aujourd’hui, d’un terme un peu barbare, « parentalité ». Le  contemporain considère que les choix de vie des parents ou futurs parents doivent devenir d’une manière ou d’une autre des impératifs juridiques partagés par toute la société. En particulier les libéraux qu’il y a une sorte de discrimination dans l’interdiction d’adoption par des couples homosexuels, en l’état actuel de la loi. On fera remarquer il n’y a pas interdiction faite aux homosexuels d’adopter des enfants, mais la loi ne reconnaît comme père et mère que des individus de sexe opposé. Sans entrer dans le détail de ces discussions compliquées, il me semble que la position actuelle de la loi est la sagesse même. Si on admet que les structures de la parenté sont le lieu où s’articule la nature et la culture, le droit ne peut que prendre en compte ce fait de nature qui est qu’un homme et une femme sont nécessaires pour faire un enfant et que l’enfant en état de droit accordé aux parents ni le résultat d’un « projet parental », mais qu’il est bien une personne existant par elle-même et ayant le droit avoir un père et une mère, c’est-à-dire deux individus de sexe opposé représentant pour lui la division de l’humanité en sexes condition nécessaire de sa reproduction.
La position que je soutiens ici pourra peut-être paraître très conservatrice. Elle me semble découler cependant de l’idée républicaine selon laquelle le corps politique n’est pas simplement une association d’individus passant des contrats les uns avec les autres selon leur libre arbitre, ce que Pierre Legendre appelle le sujet-roi, mais au contraire un « empire de la loi » qui seule peut garantir la liberté individuelle.

La question des inégalités sociales et le critique de l’école.

Du point de vue républicaniste, il est évident que la cohésion de la  politique et le respect des droits de chacun supposent une relative égalité des conditions, c’est-à-dire une égalité qui ne se limite pas à l’égalité de droit, laquelle s’accommode fort bien des plus grandes inégalités de fait. C’est ce qu’il faut examiner accusations adressées à l’école selon laquelle elle ne ferait que reproduire et renforcer les inégalités sociales. Bref l’égalitarisme républicain traditionnel, lié à ce qu’on a appelé « méritocratie républicaine » ne serait qu’une idéologie, une représentation inversée de la réalité : derrière l’égalité se cacherait le maintien et le renforcement des inégalités sociales.

La critique radicale de l’institution scolaire

Le point de départ permettant de comprendre l’égalitarisme scolaire traditionnel est condamné par nos modernes pédagogues au motif qu’il dénie la réalité des différenciations dans les publics scolaires en voulant donner à tous indistinctement le même enseignement. L’égalitarisme serait en fait le moyen le plus insidieux d’entériner l’inégalité et de défendre les privilèges.
Ainsi, l’idéologie scolaire actuelle s’est d’abord constituée comme une critique radicale de l’institution scolaire républicaine. Aux critiques conservatrices dirigées on a vu au cours des années 60 se substituer une critique « révolutionnaire ». Les œuvres phares ici sont les travaux des sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dont le premier livre, Les Héritiers (1964), va fournir le soubassement intellectuel d’une bonne partie de la critique gauchiste en 1968. Ce qui était au départ une étude limitée au milieu étudiant va devenir une théorie générale de l’éducation dans « La reproduction » (1970). De manière schématique mais sans trop déformer la pensée des auteurs, on peut résumer ainsi les thèses essentielles de ces auteurs :
  • Loin de réaliser l’idéal d’égalité des chances, l’école «  égalitaire «  en apparence ne fait que reproduire la division de la société en classes. Sans le dire, l’enseignement dispensé à l’école est un enseignement qui reproduit les rites, utilise le langage, s’appuie sur les façons de vivre des classes dominantes et par conséquent ne peut que reproduire les inégalités.
  • L’école accomplit d’autant mieux cette fonction de reproduction qu’elle dénie sa propre réalité. Ainsi, si l’enfant des classes populaires échoue, il ne peut pas mettre cet échec sur le compte d’une injustice mais ne doit s’en prendre qu’à lui-même.
  • Par conséquent le rapport pédagogique entre l’enseignant et l’élève est un rapport de domination. Il repose sur une violence symbolique : « toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique en tant qu’imposition par un pouvoir arbitraire d’un arbitraire culturel ».
  • Cette violence symbolique ajoute du pouvoir au pouvoir et en ajoute d’autant plus que le fondement du pouvoir est dissimulé par cette violence symbolique.
Ce qui se développe, c’est une conception « objectiviste » – c’est peut-être le propre de la sociologie. Elle se préoccupe ni des finalités de l’enseignement, ni des valeurs qui doivent être défendues, ni – et cela peut sembler paradoxal, mais c’est une constante de la sociologie bourdivine – des revendications des dominés et de leurs luttes. Des notions telles que « domination », « violence symbolique », « capital symbolique », étendues à l’infini dissolvent toute analyse sociale en un enchevêtrement de dominations en tout genre, sans la moindre hiérarchie ni la moindre possibilité de définir ce qu’on pourrait en tirer. Si toute action pédagogique est domination et même violence, que nous reste-t-il à faire sinon à saborder l’instrument de cette violence symbolique qu’est l’école.
La conception bourdivine de la domination est radicalement indéterminée. Philosophiquement, on se retrouve en deçà d’Aristote qui séparait les dominations paternelles (celle du père exercée dans l’intérêt de ses enfants et motivées par le sentiment naturel) des dominations despotiques (celle du maître sur ses esclaves qui a une domination totale dans laquelle l’esclave est seulement le moyen au service de maître.) Elle réduit ainsi le maître (magister) au seigneur possesseur d’esclaves (dominus). Du même coup, les enseignants sont enrôlés dans les classes dominantes – la petite noblesse d’État, faisait fi de la longue union, singulièrement en France, des enseignants au mouvement ouvrier, syndical et politique. La sociologie est ainsi devenue une arme contre la politique.
Une deuxième source des théories « modernes » de l’école peut être trouvée chez les disciples d’Althusser, notamment Beaudelot et Establet. Pour Althusser, l’école faisait partie des « appareils idéologiques d’État » (AIE). Sommairement, il s’agit de ceci : la domination de la classe bourgeoise se fait selon deux méthodes : la violence et le consensus. Pour l’exercice de la violence, on aura recours aux appareils répressifs (police, armée) et pour le consensus aux AIE. Les AIE sont donc ainsi des moyens de reproduction de la société de classe et de sa division. Ainsi Beaudelot et Establet décrivaient, dans L’école capitaliste en France, les résultats du fonctionnement de l’appareil scolaire : il assure 1/ une distribution matérielle, une répartition des individus aux deux pôles de la société ; et 2/ une fonction politique et idéologique d’inculcation de l’idéologie bourgeoise.
On pourrait montrer par de nombreux exemples à quelles conclusions conduit cette théorie. Ainsi Baudelot & Establet polémiquant contre le plan Langevin/Wallon, s’en prennent à la culture générale comme « moyen de la collaboration de classes » ; ils se prononcent pour la destruction de l’école en tant qu’institution séparée de la production, etc. Cette théorie qui se proclame marxiste toutes les cinq lignes n’a évidemment que des rapports très lointains avec celle de Marx. Il suffit de dire ici que la reproduction de la division de la société en classes, pour Marx, est tout simplement le processus par lequel se produit et se reproduit le capital et par conséquent c’est l’ouvrier qui en acceptant d’être exploité par son patron reproduit chaque jour, chaque heure, chaque minute et chaque seconde le capital et les classes sociales.
Tant du côté de la sociologie bourdivine que des disciplines d’Althusser, on voit clairement comment une critique dite « d’extrême gauche » pouvait fournir les ingrédients idéologiques aux mains de destructeurs de l’école. Toutes les réformes entreprises contre l’école dans les années 70 ont d’ailleurs reçu de ces « gauchistes » de tout poil un soutien direct : face aux luttes des étudiants, des enseignants, tous ces gens répondaient qu’il était hors de question de défendre « l’école bourgeoise », que les querelles sur les réformes universitaires étaient des querelles au sein de la classe dominante et que la seule chose à faire était de transformer l’université en « base rouge » – c’était la grande époque de la folie maoïste.
La critique de l’école est passée à droite !

Équité contre égalité

À la place de la révolution culturelle et des bases rouges, on va s’intéresser au nouveau problème des années 80, la gestion de la pauvreté et de l’exclusion – soit dit en passant, on va donc progressivement remplacer une vision politique et syndicale revendicative de droits par une «  vision humanitaire « . Dans le domaine scolaire, c’est la question de l’échec scolaire qui vient au premier plan. La théorie gauchiste va se modifier mais sans abandonner sa problématique centrale, la critique de l’égalité comme un égalitarisme injuste. En effet, puisque l’école traditionnelle est la même pour tous, elle donne la même chose à ceux qui disposent d’un héritage culturel et social confortable et à ceux qui sont en difficulté, qui sont nés dans des milieux sociaux défavorisés et donc ne peut que reproduire la situation d’inégalité en l’aggravant. L’échec scolaire a donc sa cause première dans les handicaps socioculturels. L’école traditionnelle dissimule cette cause en mettant tous les élèves sur un pied d’égalité. On ne peut remédier à cela qu’en rompant résolument avec l’égalitarisme scolaire et en fondant l’enseignement sur « l’hétérogénéité des publics ». 
À l’égalité républicaine, il faudra donc substituer l’équité, mauvaise traduction du « fair » américain, c’est-à-dire en fait une forme de « positive action » telle que les démocrates américains l’ont mise en pratique en faveur (ou parfois plutôt en défaveur) des minorités raciales. Il faudrait entrer dans les détails de la mise en œuvre de cette politique bien connue qui commence par le zonage (ZEP, zones sensibles) qui trouve son correspondant dans l’ensemble de la politique sociale et spécialement de la politique de la ville. Il faudrait s’interroger plus longuement sur ce quadrillage du territoire avec les éléments d’une politique de développement séparé qui s’y dessinent sous couvert d’intégration.
Il y a ici quelque chose d’essentiel à noter : toutes ces théories (de Bourdieu à Meirieu !) se donnent pour des « théories de gauche ». Critique de la domination, critique du capitalisme, critique des inégalités au nom de la justice sociale, tout cela a une couleur nette. On sait bien que l’attachement profond de notre pays à l’école laïque et à ses traditions a interdit pendant longtemps tous les gouvernements de droite de parvenir à leurs fins : des coups ont été portés, mais ils sont restés relativement limités. Il fallait donc que la destruction de l’école publique soit légitimée autrement et que ce soit de l’intérieur même de son propre camp que surgissent ses pires ennemis.

Comment poser la question des inégalités

Il faut répondre à plusieurs questions :
  1. L’école peut-elle corriger les inégalités sociales ? On peut répondre en deux temps :
    1. L’école peut corriger les inégalités face au savoir et à la culture engendrées par les inégalités sociales ; l’instruction fait partie des « capabilités » – pour reprendre ici la terminologie d’Amartya Sen – et elle augmente donc la liberté de ceux qui en ont bénéficié (au premier chef leur liberté d’agir sur le plan politique contre les injustices sociales dont ils sont les victimes).
    2. Mais l’école ne peut pas corriger les inégalités sociales qui naissent sur le terrain de la structure socio-économique, pour la bonne raison que les inégalités sociales n’ont pas leur origine dans l’excellence des parcours scolaire. Pour autant la classe dominante ne peut pas se désintéresser de l’école.
      1. Dans l’instruction minimale pour tous, elle trouve d’abord la formation d’une main-d’œuvre relativement qualifiée qui lui est nécessaire. Jules Ferry ne s’en cachait, comme il ne se cachait pas de faire de l’école un moyen de pacifier et de domestiquer la classe ouvrière – comme tous les bourgeois il était obsédé par cette identification courante au XIXe siècle entre les classes laborieuses et les classes dangereuses.
      2. La classe dominante a besoin d’un « ascenseur social ». Les théoriciens italiens des élites (Pareto et Mosca) avaient souligné la nécessité de la circulation des élites comme moyen de stabiliser l’élite. C’est d’autant plus vrai dans le mode de production capitaliste où l’argent est le seul signe d’appartenance à la classe dominante. L’argent est démocratique – il faut lire Simmel pour s’en convaincre – à la différence des systèmes fondés sur l’appartenance à une caste ou à une lignée. Dans le mode de production capitaliste, c’est le capital qui distribue et redistribue sans cesse les positions sociales et, conformément au génie propre de ce système, il est nécessaire d’avoir un certain vivier de futurs capitalistes. De ce point de vue, on doit prendre au sérieux les discours gouvernementaux, de gauche et de droite, en faveur de la démocratisation de l’accès aux filières d’élites avec des programmes particuliers pour l’accueil des pauvres méritants dans les écoles les plus prestigieuses où se forme l’élite dominante : « sciences po » Paris, HEC. Au-delà de l’esbroufe et des opérations de communication, on doit savoir distinguer un souci réel : l’espoir d’ascension sociale est absolument nécessaire, faute de quoi les éléments les plus doués parmi les jeunes des classes pauvres pourraient bien être tentés de reprendre le chemin de la révolution.
      3. Ajoutons que si l’école ne peut pratiquement rien contre les inégalités sociales, la persistance et l’aggravation de ces inégalités mine l’école, de l’intérieur.
  2. Faut-il se battre pour l’égalité des chances ? à droite, comme à gauche, l’égalité des chances apparaît comme le slogan moderne, social et républicain (on reconnaît « égalité »). Il faut bien dire que l’égalité des chances n’a absolument de rien de républicain, quand bien même l’école parviendrait par un miracle extraordinaire à assurer cette fameuse « égalité des chances » entre tous les jeunes qu’elle est chargée d’instruire.
    1. Le mercredi 17/12/2008 dans un amphi de l’école Polytechnique, le président de la république affirmait « L’égalité réelle des chances, c’est d’abord par l’école qu’elle passe ». C’est au même moment qu’on apprenait qu’il tentait de faire bombarder son fils Jean, 23 ans, péniblement en 2e année de droit, à la tête de l’établissement public de la Défense. on pourrait donc dire que « l’égalité des chances » vantée par nos dirigeants est une mystification et qu’il faut une « véritable égalité des chances ». Mais comment réaliser cette égalité des chances dans une société fondamentalement inégalitaire ? Dans une société égalitaire le problème ne se poserait et dans une société inégalitaire il faudrait organiser l’école sur des inégalités inversées et on retombe sur les problèmes énoncés plus haut.
    2. C’est que « l’égalité des chances » est en elle-même à mettre en question. Car elle reconduit la théorie de la vie sociale comme une compétition dont il faudrait organiser la loyauté et l’impartialité. Autrement la revendication de « l’égalité des chances » est une revendication typiquement « libérale », pourrait-on dire, si le mot n’avait tant galvaudé. Elle suppose des individus isolés, soucieux de leur propre bien et indifférent au bien des autres (non envieux). Admettons que les inégalités scolaires aient disparu, il resterait que le nombre de places à l’X ou à l’ENA serait toujours limité. Supposons qu’il y ait 1000 candidats pour 100 postes, égalité des chances ou pas, il y aurait 900 malchanceux ! ou 900 candidats qui n’auraient qu’à s’en prendre qu’à eux-mêmes… Les concours comme tous les autres formes de sélections des élites et de répartition des charges et emplois liés à des avantages particuliers ne sont que des techniques de sélection – plus pertinentes que le piston ou de jouer la place au bras de fer – mais seulement des techniques de sélection nécessairement inégalitaires. L’égalité des chances n’est qu’une forme de l’égalité libérale, liée à la sélection naturelle – comme le dit fort justement Rawls.
    3. Ce qui est conforme au principe républicain, en tant qu’il valorise les idéaux communautaires, c’est la possibilité pour tous d’accéder à la grande culture réservée aujourd’hui aux membres de la classe dominante. On pourrait classer ce genre d’égalité dans celui qu’Amartya Sen nomme « égalité des capabilités ». Tout le monde ne peut pas devenir énarque (heureusement !), mais il vaut mieux avoir des ouvriers instruits que des ouvriers privés d’instruction.
  3. Que faire du mérite ? L’école républicaine est liée, en France au moins, à l’idée du mérite républicain. Contre les principes héréditaires de l’Ancien Régime et contre la cooptation entièrement entre les mains des classes dirigeantes, la réussite scolaire est considérée comme le véritable mérite, permettant de distribuant positions et récompenses, selon les principes de la justice distributive aristotélicienne. Or cette notion de mérite ne va pas de soi.
    1. Aristote lui-même notait qu’on ne s’entend généralement pas sur ce qui doit être nommé mérite (dans l’Ancien régime, la naissance formait l’essentiel du mérite). Augustin refuse radicalement la notion de mérite : le mérite revient à Dieu et non à l’individu. Cette critique augustinienne du mérite est reprise par John Rawls : pour lui, les inégalités dans la distribution qui peuvent être utiles socialement (il y a un côté « utilitariste » dans l’approche rawlsienne) ne renvoient pas au mérite car, au fond, personne n’a mérité ses mérites. L’élève méritant qui par son travail et sa volonté compense l’absence de dons innés ou de ressources culturelles familiales n’a pas mérité ses qualités de travailleur. Comme les dons innés, elles découlent du jeu de la loterie des dons naturels. Loin de récompenser le mérite, le principe de différence rawlsien est une sorte de « socialisation » des dons individuels.
    2. Il faut ici se contenter de reprendre la mise au point de Jean-Fabien Spitz. Contre la critique rawlsienne du mérite, Spitz soutient que « si les individus ne méritent pas leurs talents parce que ceux-ci sont arbitrairement logés en eux, pourquoi la société dont ils sont membres les mériterait-elle ? Pourquoi pas l'humanité entière ? Après tout, la présence des individus talentueux dans certaines sociétés est aussi arbitraire que la présence des talents eux-mêmes dans certains individus. »
    3. Spitz soutient : « C'est pourquoi il faut une autre idée pour légitimer la redistribution sans recourir à une notion qui, comme celle de destin partagé, entre en contradiction avec le caractère contractuel de la société : l'égalité, non pas des chances, mais des ressources. Une société libre ne peut recueillir l'adhésion de ses membres que si ses principes traitent chacun d'entre eux avec un respect égal, sans aucun privilège ni discrimination. En apparence, cela implique l'égalité des droits, mais pas la redistribution des ressources ni la tentative pour les égaliser autant que cela est compatible avec l'impératif de l'efficacité. Mais ce n'est qu'une apparence, car traiter des individus avec un respect égal, c'est considérer que les choix des uns et des autres possèdent une valeur égale, et c'est donc nécessairement veiller à ce que les moyens dont ils disposent à la fois pour faire leurs choix et pour poursuivre leurs buts soient aussi égaux que possible. Il ne s'agit pas de donner à chacun une chance égale d'atteindre ses fins, mais de donner à tous les mêmes moyens pour les atteindre, car toutes sont d'une importance égale. Au-delà, la tâche d'une puissance publique légitime est de garantir à tous les moyens d'une autonomie effective, non seulement en termes de revenu, mais en termes de statut, de moyens de se défendre contre la domination et la dépendance. »
    4. La position de Spitz permet de maintenir l’idée de mérite : tous les individus doivent contribuer en raison de leurs moyens à l’existence d’une puissance publique apte à donner les moyens égaux pour tous de réaliser ses propres fins. Mais on ne peut pas supprimer la notion de mérite.

  (Ce texte est issu d'une conférence faite devant l'association Philopop au Havre en mars 2011)

lundi 31 janvier 2011

Vie et mort du marxisme au XXe siècle ?


 Quand la philosophie peint son gris sur gris, c’est qu’une figure de la vie est devenue vieille, et on ne peut pas la rajeunir avec du gris sur gris mais on peut seulement la connaître ; la chouette de Minerve ne prend son vol qu’à la tombée du crépuscule. » (Hegel, Principes de la philosophie du droit)
Cette figure de la vie du XXe siècle, devenue vieille et qu’on ne peut pas rajeunir, mais seulement connaître, c’est le marxisme. Le XXe siècle a été largement dominé par le marxisme, idéologie de puissants mouvements sociaux, puis d’États redoutables. Le marxisme a imposé ses cadres de pensée (y compris à ses adversaires !). Il a été tellement prégnant qu’il est encore fréquent d’entendre des gens dire qu’il faut relire Marx alors qu’ils n’en ont pas lu plus de quelques lignes ou alors quelques pages d’un manuel de marxisme, ces innombrables versions des catéchismes de marxisme diffusés par tous les partis qui se plaçaient sous sa bannière. Mais la fin du XXe siècle a été marquée par la décomposition du marxisme à la fois parce que les États dits « socialistes » se sont effondrés ou se sont transformés de l’intérieur en États capitalistes « ordinaires », parce que les grands partis marxistes ont vu leur influence marginalisée (qu’on songe aux partis communistes en France et en Italie) et parce que plus personne (hormis quelques groupuscules) ne revendique comme le corpus doctrinal marxiste mis au point à la fin du XIXe siècle et qui fut longtemps le bagage commun des sociaux-démocrates (le marxisme est proprement l’invention de la social-démocratie allemande !), des PC de la IIIe internationale, des trotskistes et de quelques autres encore.
Connaître ce qui ne peut pas être rajeuni : il fut un temps où le 2e best-seller mondial après la Bible était le Manifeste communiste. C’est un temps dont les moins de 20 ans n’ont même pas l’idée.  Mais le changement a été brutal et massif et cela mérite explication. C’est ce qu’on va essayer de faire au cours de cette conférence.
Quelques précisions liminaires :
1)      je parle ici du marxisme et non de Marx. Le marxisme est sinon mort, du moins agonisant. Mais Marx se porte très bien. On s’est avisé il y a peu d’années que cet obscur philosophe né à Trier en Allemagne et mort à Londres pourrait bien être encore celui qui nous permet le mieux de comprendre notre présent et explorer notre avenir. Je veux simplement donner un exemple : est paru récemment un livre brillant d’un sociologue allemand, Harmunt Rosa consacré à L’accélération et sous-titré « une critique sociale du temps ». Ce livre est consacré à l’analyse de l’accélération à laquelle sont soumis la société et les individus dans la société contemporaine, faisant la synthèse de nombreuses recherches sur cette question cruciale du temps, mais son centre nerveux en est le chapitre 8 consacré aux forces motrices de l’accélération sociale et qui montre comment l’analyse marxienne du travail (conversation du temps en valeur) donne une clé essentielle pour saisir cette accélération. Inutile de multiplier les exemples. Je m’en tiens à une règle simple : Marx disait « je ne suis pas marxiste » ! Moi non plus. Je tiens pour indiscutable la définition donnée par Michel Henry : le marxisme est l’ensemble des contresens faits sur Marx.
2)      Il faut distinguer le marxisme des mouvements sociaux qui se sont appropriés (à leur manière) l’idéologie marxiste. Pour faire une comparaison : entre le catholicisme romain version Alexandre Borgia (par exemple) ou version concile de Trente, et les paysans allemands révoltés derrière Thomas Münzer, il y a un point commun, les uns et autres prétendent agir au nom du Christ et des Évangiles. Mais ça s’arrête là. Et même Luther, qui dénonçait les turpitudes de l’Église, exhortera les princes allemands à écraser comme des chiens les paysans. De la même façon, entre le marxisme populaire des ouvriers ou des paysans en lutte et le marxisme des bureaucrates sociaux-démocrates qui organisent l’assassinat de Rosa Luxemburg ou le marxisme de Staline et de ses agents dans les partis communistes, il y a un clivage, un clivage de classe pourrait-on dire ! Il reste que, de même que le christianisme populaire des paysans allemands leur interdisait de comprendre la nature réelle du conflit dans lequel ils étaient engagés, de même le marxisme populaire fut une forme tronquée, inadéquate de la conscience sociale.
Ces considérations faites, je vais procéder ainsi :
1)      Retracer les grandes étapes de la formation, de la domination et du déclin du marxisme.
2)      Expliquer en quoi le marxisme a été une idéologie et ce que cela signifie.
3)      Procéder à un rapide état des lieux aujourd’hui. 

I.                   Les grandes étapes de l’histoire du marxisme

A.     L’invention du marxisme orthodoxe

Au commencement était le mouvement ouvrier, né des mutuelles, des coopératives, des syndicats, des sociétés secrètes (comme la Ligue des Justes, un petit groupe que Marx et Engels transformeront en « Ligue des communistes »). La première association internationale des travailleurs regroupait des courants très bigarrés, proudhoniens français, syndicalistes anglais, coopérativistes, mazziniens italiens, etc. Il ne venait à l’idée de personne que cette association créée en 1864 lors d’un meeting en solidarité avec les peuples polonais et irlandais en lutte contre leurs oppresseurs respectifs (russes et anglais) pût avoir une idéologie unique, une explication unique de l’histoire et une philosophie de la nature et de la science que tous eussent dû adopter.  Les communistes au sens que Marx donnait à ce terme étaient une toute petite minorité et ils ne se définissaient par une idéologie, mais par un programme politique dont le manifeste de 1848 avait donné les principes. Il n’était ni question de matérialisme, ni de matérialisme historique ni de matérialisme dialectique ou que sais-je encore.  Dans cette AIT, il y eut bien un « parti Marx », c’est-à-dire une fraction de partisans des idées politiques de Marx, une fraction plus ou moins informelle – il n’y avait pas de cartes de membre ni de séances d’initiation pour appartenir au « parti Marx ». Le « parti Marx » était défini essentiellement par opposition à deux autres courants :
1)      Les anarchistes à qui Marx reprochait leur anarchisme, c’est-à-dire leur refus d’une organisation centralisée en vue de la conquête du pouvoir politique.
2)      Les mazziniens qui confondaient la lutte des ouvriers pour leur propre émancipation et la lutte nationale et prônaient souvent des méthodes conspirationnistes.
Le marxisme orthodoxe naît beaucoup plus tard, entre 1880 et 1900 et pour l’essentiel en dehors de Marx qui meurt en 1883.
Théoriquement, Kautsky en Allemagne, Plekhanov en Russie, avec l’aide et sous le haut patronage d’Engels, mirent au point le corps de doctrine qui devait cimenter « idéologiquement » le mouvement, le « marxisme orthodoxe ».  Cette doctrine repose sur trois piliers :
-          une philosophie, le « matérialisme dialectique », une invention de Engels qui vise à transformer la critique marxienne de la philosophie idéaliste en un nouveau système philosophique qui ferait la synthèse du matérialisme prêté aux scientifiques et de la dialectique hégélienne.
-          Une conception « scientifique » de l’histoire, le « matérialisme historique » résumée le plus souvent par suite des cinq stades, les cinq grands modes de production, qu’est censée parcourir l’histoire universelle, despotisme asiatique, esclavagisme antique, féodalisme, capitalisme et communisme. Cette conception garantit aux croyants qu’ils sont dans le train qui roule à toute allure vers le communisme.
-          Une stratégie politique : la conquête du pouvoir d’État par la classe ouvrière organisée en parti. Les divergences tactiques – sur la question de l’alliance avec les partis « bourgeois » radicaux en vue de défendre la démocratie et corrélativement le problème épineux de la participation ministérielle – ne mettent pas en question ce postulat, au moins jusqu’à la seconde guerre mondiale et la guerre froide et c’est ce qui explique la rhétorique alambiquée d’un Léon Blum distinguant l’occupation du pouvoir et l’exercice du pouvoir.
Engels a joué dans le marxisme un rôle analogue à celui de Paul de Tarse dans l’histoire du christianisme, ainsi que dit Costanzo Preve. Loin d’avoir été le vulgarisateur de la pensée de Marx, il a inventé lui-même quelque chose d’assez nouveau : un système doctrinal éloigné sur le fond des orientations et des préoccupations de Marx. Maximilien Rubel a montré avec une grande précision comment s’est montée de la légende de Marx et quel a été le rôle fondateur d’Engels.
Engels est l’inventeur du marxisme, mais un inventeur cultivé qui a des idées pénétrantes sur l’histoire, l’économie, les langues, la stratégie militaire. C’est un esprit éclectique dont on peut lire avec profit son « Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État ». Mais dès L’Anti-Dühring il a le projet de fabriquer une doctrine unifiée, prétendant à la science qui pourra englober toutes ces recherches. Il invente le « socialisme scientifique », terminologie qu’on chercherait en vain chez Marx – quand Marx parle du « socialisme scientifique », il s’agit de la doctrine de certains de ses adversaires : Karl Grün, apôtre du « socialisme vrai » voyait dans Saint-Simon le véritable père du « socialisme scientifique ».  Le « socialisme scientifique » est donc le premier des concepts absurdes, fondés sur des contresens et que l’on présentera comme la quintessence de la pensée de Marx.
C’est ensuite à Kautsky en Allemagne, à Plekhanov en Russie, de forger la doctrine complète que Kautsky lui-même nommera « marxisme orthodoxe ». En France, ce seront Longuet et Lafargue puis Guesde et les guesdistes qui se feront les propagandistes du marxisme. Pour la petite histoire, c’est à propos de Lafargue et Longuet, par ailleurs ses deux gendres, que Marx disait « moi, je ne suis pas marxiste. »
Explication de l’histoire à partir des processus économiques (l’économisme), philosophie matérialiste « moniste », conception « étapiste » de l’histoire, nécessité d’un parti fort, discipliné et centralisé, perspective d’une société collectiviste : toute la doctrine qui sera la doctrine officielle du communisme du XXe siècle est déjà là.  On n’a pas encore les expressions « matérialisme dialectique », « matérialisme historique », mais le contenu y est. On oublie trop souvent que le modèle du parti bolchevik de Lénine était la social-démocratie allemande et notamment les exposés doctrinaux de Kautsky sur ce sujet. En ce qui concerne le modèle de société à construire, là aussi tout était dans les brochures de vulgarisation de partis socialistes de la IIe internationale.  Dans son livre, « L’utopie collectiviste. Le grand récit socialiste sous la Deuxième internationale » (PUF, 1984), Marc Angenot analyse ces ouvrages et brochures dans lesquelles les socialistes d’avant la première mondiale racontaient la société du futur. Et on y trouve à peu près tout ce qui servira de modèle à l’Union Soviétique (salariat généralisé, rôle des cadres, collectivisme total) et on doit souligner que la rupture entre la social-démocratie « marxiste » et le communisme historique n’est pas très importante.

B.     De la social-démocratie au marxisme-léninisme

La première guerre mondiale entraînant l’explosion de la social-démocratie internationale, le marxisme est refondé avec la IIIe internationale et les partis communistes. Formellement la SPD reste « marxiste » - elle ne renoncera au marxisme qu’en 1958 lors du congrès de Bad-Godesberg.  Le SPÖ développe de son côté un marxisme propre, « l’austro-marxisme », sous l’impulsion de Bauer et Adler, une doctrine dont on trouvera des traces beaucoup plus tard, notamment dans certains courants du PSU. De même, en France, la SFIO reste à dominante marxiste.  C’est d’ailleurs au nom de cette tradition marxiste que Blum s’opposera en 1933 à l’offensive des « néos » (Marquet, Déat, Renaudel) qui soutenaient une orientation nationale corporatiste (« ordre, autorité, nation » !) et les conduira les deux premiers à la collaboration avec les nazis.  C’est parce qu’il reste partisan de la « dictature du prolétariat » que Blum développe toute une série de contorsions très sophistiques pour distinguer la prise du pouvoir de l’occupation du pouvoir au moment du front populaire.
Mais le marxisme de la IIe internationale, s’il a gardé une certaine importance dans certains pays (par exemple dans le PS chilien d’Allende) ou s’il a retrouvé un coup de jeune dans le PS d’Épinay, sous l’impulsion notamment du courant du CERES, est devenu de plus en plus une référence purement formelle laissant progressivement la place à des doctrines réformistes qui avaient toujours existé dans le mouvement socialiste mais avaient été marginalisées autour des années 1900.
Il faut également remarquer que la IIe internationale, même si les marxistes y jouaient un rôle décisif avant la 1ère guerre, en raison du poids de la SPD qui était le parti le plus puissant et le modèle à suivre, la IIe internationale n’a jamais été monolithique. Les partis socialistes scandinaves ou le Labour Party sont toujours restés à peu près totalement hermétiques au marxisme !
Avec la formation de l’Internationale Communiste, basée sur la direction – et les subsides – du PCUS et de l’État soviétique, les choses vont vraiment changer. Le marxisme va être codifié par toute une série d’ouvrages chargés d’enseigner la juste pensée. En 1921 paraît le traité de matérialisme historique de N. Boukharine. Staline va bientôt officialiser le dogme en distinguant le matérialisme dialectique, science générale de la nature et de l’homme et le matérialisme historique, théorie de l’histoire. Le marxisme ainsi entendu sera l’objet d’un monopole d’enseignement dans les écoles et les universités soviétiques. Les partis communistes devront à leur tour propager cet enseignement et la conformité à l’orthodoxie est exigée de tous. Véritable science infuse, le marxisme permet de trancher de toutes les questions. Armé du marxisme, Staline va pouvoir trancher dans les querelles portant sur la linguistique ou la génétique (lors de la tristement célèbre affaire Lyssenko), voire la théorie de la relativité un temps condamnée comme « bourgeoise ».
On va mettre en œuvre tous les procédés de l’orthodoxie :
-          Établissement des auteurs canoniques et des œuvres exprimant la vraie foi ;
-          Exigence pour tous les croyants de subir une formation a-critique ;
-          Exigence pour toutes les manifestations de parole publique de références précises aux autorités canoniques. À la place de « Aristoteles dixit » on a « Engels (ou Lénine, ou Staline) dixit ».
-          Mise à l’index des œuvres hérétiques : régulièrement, des thèses philosophiques ou scientifiques sont condamnées officiellement (et ça commence très tôt).
-          L’hérétique peut payer de sa liberté et parfois de sa vie son hérésie.
L’orthodoxie marxiste sévit sans la moindre contestation en URSS. C’est parfois un peu moins net dans les pays satellites. Pour les partis communistes confinés dans l’opposition dans les pays capitalistes, les choses sont un peu plus compliquées. Les politiques d’alliance avec des « forces bourgeoises » ou « sociales-démocrates » vont conduire les PC à faire preuve d’un certain éclectisme et à accepter des formes de pensée qui eussent directement conduit leurs auteurs au goulag en URSS. Le PCF comptait parmi ses membres d’honneur et compagnons de route des peintres, des poètes, des écrivains qui étaient bien loin de suivre les canons du « réalisme socialisme » ! On trouve les mêmes phénomènes en Italie où le PCI tout en étant peut-être plus stalinien que le PCF avait su se montrer attractif pour les intellectuels même quand ils n’étaient complètement orthodoxes en matière de marxisme-léninisme.
J’ai employé le terme de « marxisme-léninisme » qui est devenu le terme officiel assez logiquement après l’embaumement et la canonisation de Lénine, Lénine éclipsant souvent l’improbable duo « Marx-Engels » en matière de référence orthodoxe. Mais, en vérité, jusqu’en 1953, c’est Staline lui-même qui était devenu l’autorité suprême non seulement en matière de politique mais aussi en matière doctrinale. On peut alors parler de marxisme-léninisme-stalinisme. Ce marxisme-léninisme-stalinisme va trouver ses formes les plus extravagantes et les plus bouffonnes dans la Chine maoïste, le profit du grand timonier venant se surajouter à ceux de Marx, Engels, Lénine et Staline. Bien que les maoïstes, de par le monde, aient manifesté un renoncement à tout esprit un tant soit peu critique, bien qu’ils se soient évertués à présenter, même en de doctes enceintes comme l’école normale de la rue d’Ulm, les écrits de Mao comme des contributions décisives à la pensée humaine, il n’y a rien à sauver de cette littérature affligeante.
Il faut ici introduire une différence entre les auteurs de référence.  Engels et Lénine manifestent souvent une incompréhension assez effarante de ce qu’écrit réellement Marx ; mais ils créent une doctrine, discutable, pas toujours cohérente, mais qui garde une certaine tenue. J’en ai parlé à propos d’Engels.  Il y a aussi des œuvres de Lénine qui méritent d’être lues et critiquées pour elles-mêmes. Dans Matérialisme et empiriocriticisme, si on fait abstraction des polémiques politiciennes aberrantes, le propos gnoséologique de Lénine est loin d’être absurde et il pose la question de la nature de la connaissance dans des termes que revendiquent encore un certain nombre de philosophes plus contemporains. J’avais traduit un essai de Lucio Colletti sur les rapprochements possibles entre Lénine et Karl Popper. J’ajoute que pas plus Lénine qu’Engels n’avaient imaginé que leurs écrits deviendraient des « livres sacrés » révérés par des armées de croyants placés sous l’autorité des grands prêtes du « marxisme orthodoxe » ou du « marxisme-léninisme ».  Donc s’ils ont commis des fautes théoriques, on ne doit pas leur imputer la bêtise et la volonté de domination de ceux qui les ont canonisés.

C.     Marxismes critiques et décomposition du marxisme

Le marxisme, y compris dans sa version marxiste-léniniste est une idéologie éminemment instable, tout comme est instable cette bizarrerie historique qu’est le système stalinien.  Dès le début, il est confronté à une contestation interne qui refuse tout à la fois l’instauration d’une orthodoxie et l’économisme plat qui sert de ligne directrice. Il s’agit de penseurs, de courants entiers parfois, qui, tout en se réclamant formellement de l’héritage de Marx s’en prennent aux épigones qui ont dénaturé la méthode de Marx, affaibli, appauvri, stérilisé et infantilisé  son travail.
Dans la première période, celle de la social-démocratie, il faut citer Georges Sorel, théoricien original qui publie dès 1908 un livre intitulé « La décomposition du marxisme ».
Sur le versant italien, l’ouvrage d’Antonio Labriola, « Essais sur la conception matérialiste de l’histoire », écrit en 1895-1896 et publié en France en 1902, est une tentative de sortir le marxisme de l’orthodoxie engelsienne-kautskyste et de redonner au facteur subjectif, à l’activité pratique des hommes leur place dans la conception marxienne de l’histoire. Labriola sera le maître de Gramsci.
Sur le versant allemand, il faut évidemment faire place à Rosa Luxemburg, qui, tout en restant dans le cadre du marxisme orthodoxe sur le plan philosophique, met en question sévèrement les analyses économiques et la conception de la lutte politique qui dominent la IIe Internationale.
Après la révolution russe : le premier auteur à renouer avec la pensée de Marx et notamment avec les analyses du fétichisme de la marchandise et de l’aliénation et à développer le concept de réification est Georg Lukacs, avec son livre Histoire et conscience de classe, condamné dès sa parution par l’Internationale Communiste, comme ouvrage idéaliste petit-bourgeois. Communiste hongrois restera jusqu’au bout obéissant à l’appareil mais n’en continuera pas moins à tracer son propre sillon, notamment dans le domaine de l’esthétique et surtout par son monumental ouvrage toujours non traduit en français, « Ontologie de l’être social ».
Karl Korsch va très vite se rendre compte des contradictions théoriques intenables du marxisme orthodoxe dont il va entreprendre la critique systématique.
On doit aussi évoquer ici les « communistes conseillistes », marxistes anti-léninistes comme Gorter, Pannekoek, mais on y peut aussi rattacher Korsch, Paul Mattick, Maximilien Rubel ou le poète Benjamin Péret. En gros tous ceux qui travaillent plutôt sur le côté libertaire, anarchiste de Marx. On peut rattacher à cette tradition le courant « Socialisme ou barbarie » animé par Castoriadis et Lefort.
Gramsci, fondateur du PCI, occupe une place particulière : emprisonné en 1926, il laisse un œuvre parcellaire, des articles de journaux et ses « cahiers de prison » qui développent une pensée originale, confrontant la « philosophie de la praxis » - c’est le nom qu’il donne au marxisme tel qu’il le pense – avec la culture et la pensée italienne, de Machiavel à Benedetto Croce.
J’évoquerai tout juste Trotski, personnage historique important et fascinant mais dont la contribution critique au « marxisme » reste relativement limitée, la très contestable « théorie de la révolution permanente » mise à part.
La « théorie critique » développée par les membres de l’école de Francfort (Institut de recherche sociale fondé à Francfort en 1923) est peut-être le courant le plus fertile de ceux qui se sont développés dans et contre le marxisme orthodoxe.  Les figures de Max Horkheimer et Theodor W. Adorno incarnent, à leur manière, la permanence de la grande philosophie allemande, alors que la culture allemande a été écrasée par la barbarie nazie. En s’appuyant sur des synthèses entre la théorie de Marx (relue souvent dans ses liens avec Hegel), la psychanalyse et la sociologie de Weber et Simmel, ils ont produits une pensée originale centrée sur l’étude des mécanismes de domination et de la « rationalité instrumentale ».
Les héritiers de l’école de Francfort, Habermas puis Axel Honneth se sont éloignés non seulement du marxisme mais aussi très souvent de Marx sans jamais rompre totalement le lien. Par exemple Axel Honneth, théoricien de la reconnaissance, reprend appui sur le concept de « réification » tel que formé par Lukacs. Quelqu’un comme Hartmut Rosa peut lui aussi être situé dans cette lignée.
Héritiers encore de l’école de Francfort, mais sur une ligne politiquement et philosophiquement plus radicale, on trouve l’école de la « Wertkritik » avec des gens comme Robert Kurz, Anselm Jappe ou Moische Postone. De ce courant, on peut rapprocher Jean-Marie Vincent (mort en 2004). Ce qui les unit, c’est la place accordée à la question du fétichisme de la marchandise et une critique radicale du travail.
Il faut faire aussi une place à l’œuvre inclassable d’Ernst Bloch dont le monumental « Principe espérance » n’a pas trouvé dans la recherche l’écho qu’il mériterait. La publication en 1918 de « L’esprit de l’utopie », puis d’un livre consacré à Thomas Münzer en 1921 le prédisposaient à se placer en dehors du « main stream » du marxisme orthodoxe. Exilé en Suisse puis aux États-Unis de 1938 à 1948, il revient en Allemagne et publie de 1954 à 1959 son œuvre majeure qui sera suivie d’une livre sur « L’athéisme dans le christianisme » (1961). Alors qu’on lui offrait une chaire à Francfort, il avait choisi d’aller enseigner en Allemagne de l’Est à Leipzig mais très vite son enseignement déplaît au régime et il est mis à la retraite anticipée et revient à l’Ouest, à l’université de Tübingen.
Il y a sans doute beaucoup d’autres écoles et auteurs à citer.  Je me suis contenté de ceux qui restent vivants parce qu’ils continuent d’inspirer des recherches qui d’une manière ou d’une autre se maintiennent dans l’horizon de l’émancipation.
Je n’ai pas cité le maoïsme parce qu’il s’agit d’un rameau encore plus dégénéré du marxisme orthodoxe et qu’il ne convient pas d’élever à la dignité philosophique les ratiocinations de feu le grand timonier ! J’ai laissé de côté aussi l’école d’Althusser parce qu’elle s’est révélée assez stérile et que c’est en rompant radicalement avec les présuppositions de Lire le Capital et de Pour Marx que les disciples d’Althusser comme Jacques Rancière ou Étienne Balibar ont continué à philosopher. L’althussérisme a nourri un certain marxisme universitaire, parfois intéressant, mais son scientisme positiviste le vouait à l’échec en tant qu’il se voulait une tentative de restauration de la théorie de Marx.
La situation actuelle est celle d’une définitive décomposition du marxisme. Il y a bien des philosophes et des chercheurs en sciences humaines qui se réclament de l’école de Marx mais plus de corpus doctrinal suffisamment qu’on pourrait nommer « marxisme ».

II.                Le marxisme comme idéologie

Marx n’a jamais eu l’intention de créer quelque chose qui s’appellerait « idéologie marxiste ». Une idéologie marxiste pourrait donc apparaître comme une contradiction dans les termes. Et pourtant je soutiens que le marxisme ayant réellement existé a été et reste partiellement sous des formes affaiblies une idéologie.

A.     La théorie marxienne de l’idéologie

Tout d’abord il faut dire quelques mots de la théorie marxienne de l’idéologie.
L'idéologie, chez Marx, n’est cependant pas définie de manière univoque.
En un premier sens, elle est l'ensemble des idées justifiant, « scienti­fiquement » le cas échéant, l'exploitation et la domination d'une classe sur autre. Elle est le masque et l’indispensable complément de la domination. C'est ainsi que sont souvent apostrophés les « idéologues de la bourgeoisie ». Dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, il en donne la liste : « Les orateurs et les écrivains de la bourgeoisie, sa tribune et sa presse, bref, les idéologues de la bourgeoisie ». Le terme d'idéologie est donc ici plus une caractérisation polémique, contribuant à discréditer l'adversaire, qu'une notion opératoire.
Dans la Critique de l’Économie Politique (1859) la définition est plus extensive. Marx cite « les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques, philosophiques, bref les formes idéologiques ». On a cependant l'ébauche d'une théorie des superstructures idéologiques comme formes des rapports sociaux. Mais une forme n'est pas une apparence, pas quelque chose de superficiel ; la forme est indissociable de la matière, elle est ce par quoi la matière, pure puissance, est informée et permet l'être en acte. Les superstructures idéologiques ne sont pas ce qui est en haut, ou ce qui est au-dessus et recouvre les rapports sociaux et qu’il suffirait d'enlever pour voir la « base matérielle », les rapports sociaux à l'état brut. Il n'en est rien : en un sens, les rapports sociaux sont ces formes juridiques, politiques, etc.
En un deuxième sens, l'idéologie est l’abstraction. Dès que les relations sociales apparaissent comme ayant une existence autonome face à l'individu, c'est-à-dire dès que la production et la diversification de la vie sociale a atteint un certain stade les relations de mutuelle dépendance se manifestent de manière telle que « les individus sont désormais dominés par des abstractions tandis qu'auparavant ils étaient dépendants les uns des autres. »
En quoi consiste cette abstraction ? En ceci que les rapports entre les hommes apparaissent comme idées qui préexistent à ces rapports. L'abstraction renverse donc la réalité : le prédicat devient sujet et le sujet prédicat de son prédicat. C'est là une des significations de l’idéologie les plus constantes dans toute l'œuvre de Marx. L'abstraction culmine dans cette « mystification propre au mode de production capitaliste » : « la force de travail, conservatrice de la valeur, apparaît comme la force du capital qui se conserve elle-même, la force de travail créatrice de valeur apparaît comme la force du capital qui se valorise elle-même. » La perception inversée de la réalité sociale est ainsi une « réification », transformation en chose de la réalité vivante et active : la puissance personnelle des travailleurs est transformée en puissance objective du capital ; ce n’est plus le travailleur vivant qui assure la production des moyens de subsistance, mais le capital, qui utilise le travailleur, comme un facteur parmi d’autres, pour produire la richesse sociale. Ainsi, pendant que le capital s’anime de la sueur et du sang du travail, le travailleur en tant qu’individu humain est ravalé à l’état de chose, moyen de la production au même titre que la machine, « ressources humaines », dit-on aujourd’hui.
L'idéologie apparaît en un troisième sens comme la forme imaginaire idéale des rapports sociaux existants. Sur ce plan elle fonctionne sur le même mode que le monde religieux. Dans l’échange marchand, le rapport social entre les individus prend la forme d’un rapport entre les choses. Pour comprendre ce phénomène, il faut chercher une analogie dans « la région nuageuse du monde religieux ». C’est la thèse du caractère fétiche de la marchandise : « Là les produits du cerveau humain ont l’aspect d’être indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l’homme dans le monde marchand. C’est ce qu’on peut nommer le fétichisme attaché aux produits du travail dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production. »
En ces divers sens, l’idéologie n’est pas un phénomène superficiel, mais bien une réalité propre à toutes les formes de la conscience. Dans la production de leur vie matérielle, les hommes ne produisent pas seulement des choses mais aussi des idées. Ou plus exactement les choses ne peuvent pas être produites sans les idées déterminées qui leur correspondent. La toile n'est pas simplement une chose, de la matière brute issue naturellement du travail de l'homme comme la cire est produite spontanément par l'abeille. La toile est une marchandise et elle est produite en tant que marchandise, c'est-à-dire en supposant des rapports sociaux dont elle est un signe. Elle est produite avec sa repré­sentation « religieuse ». Cette consubstantialité de la production matérielle et de l'idéologie est d'autant plus forte que, comme le dit Marx, s'il est facile de retrouver le contenu réel du discours religieux, il est en revanche très difficile d’expliquer comment des conditions sociales déterminées expliquent l'apparition de tel ou tel discours religieux.

B.     Le marxisme comme idéologie pour les classes subalternes des pays avancés

Le marxisme a été l’expression de l’organisation mais aussi de l’intégration du prolétariat à la société bourgeoise. Il a donné forme aux partis ouvriers qui se sont constitués dans la 2e moitié du 19e siècle. En reprenant mes trois définitions de l’idéologie, on peut montrer que nous avons bien affaire à une idéologie :
2.       L'idéologie comme abstraction : le marxisme en tant que doctrine économique (« les infrastructures économiques déterminent la superstructure) transforme en réalités existant « per se » les catégories de l’économie politique bourgeoise. Le salariat est une forme indissociable de l’existence du rapport capitaliste et en se faisant le défenseur du salariat, en exaltant les salariés comme une classe vouée à sauver l’humanité, ce marxisme montre qu’il est entièrement prisonnier des abstractions idéologiques qu’il est censé combattre.
3.       L'idéologie comme la forme imaginaire idéale des rapports sociaux existants : les utopies collectivistes analysées par Marc Angenot et plus généralement le socialisme imaginaire des militants et partis – un socialisme qui valait surtout pour les dimanches et jours de fête, est une idéalisation du salariat.  Le socialisme y est vu comme un salariat généralisé et une organisation planifiée de la production sous la direction de cadres possédant les compétences techniques nécessaires. Cela explique aussi pourquoi les socialistes étaient fascinés par les grandes entreprises et la machinerie capitaliste qu’il fallait seulement rationaliser pour en finir avec « l’anarchie capitaliste », disaient-ils, et la faire tourner au service du peuple. Ce marxisme n’était que l’arôme spirituel qui enveloppait l’ascension d’une nouvelle élite bourgeoise ou petite-bourgeoise faisant valoir ses droits par ses capacités à déplacer les bataillons ouvriers comme une armée en campagne. Rosa Luxemburg a perçu très tôt ce qu’était en fait cette social-démocratie allemande que Lénine prenait pour un modèle à imiter. Georges Sorel, très lié à l’anarcho-syndicalisme français, théoricien de la grève générale et de la violence ouvrière comprend d’emblée le caractère profondément conservateur de la social-démocratie et annonce « la décomposition du marxisme » dans un ouvrage éponyme daté de 1908.
J’ai dit idéologie pour classes subalternes. Le marxisme fonctionne exactement comme le christianisme populaire : il est à la fois une protestation contre la situation misérable des ouvriers et une manière d’accepter cette situation. Les anarchistes refusent le salariat parce qu’ils croient possible un retour immédiat à l’indépendance du petit artisan (même sous la forme coopérative) et c’est pour la même raison qu’ils jouiront d’une audience importante dans les pays à paysannerie misérable comme la Russie et l’Espagne. Le marxisme recommande au contraire de tourner le dos aux rêveries des anarchistes pour accepter le capitalisme et la subordination salariale comme une nécessaire médiation vers l’émancipation ouvrière.
Si on comprend bien cela on comprend mieux l’histoire de la social-démocratie et on évite de faire intervenir des facteurs exogènes comme la trahison (explication favorite des marxistes léninistes et des trotskistes). La social-démocratie n’a jamais été révolutionnaire, non pas parce qu’elle n’était pas un « parti ouvrier », ou parce qu’elle serait devenue un « parti ouvrier bourgeois » ou un parti des « lieutenants ouvriers de la classe bourgeoise » (pour reprendre ici les expressions classiques des léninistes et des trotskistes) mais précisément parce qu’elle était un pur parti ouvrier, un parti fondé d’abord sur la défense des conditions de vie de la classe ouvrière. Or défendre la condition ouvrière, c’est défendre la condition de la classe ouvrière dans la société capitaliste et rien d’autre. Et l’idée qu’un tel parti soit naturellement en quelque sorte le foyer d’un mouvement de transformation révolutionnaire de la société est une illusion, l’illusion constitutive du marxisme réel, de ce marxisme orthodoxe qui a dominé largement la vie politique et intellectuelle pendant un siècle.

C.     Le marxisme dans les pays à développement capitaliste retardataire : une idéologie du développement.

Le paradoxe pour qui se laisse prendre au discours marxiste est de constater que les partis marxistes ont triomphé précisément là où la classe ouvrière n’était pas mûre selon les critères du marxisme orthodoxe. Gramsci a défini la révolution russe comme « révolution contre Le Capital ». Et les seules révolutions marxistes ayant réussi au 20e siècle sont bien des « révolutions contre Le Capital ».
Les révolutions « socialistes » (ou assimilées) dirigées par des partis communistes ont eu lieu exclusivement dans des « pays capitalistes à développement retardataire » pour reprendre l’expression de Trotski (Chine, Cuba, Vietnam), dans des pays ruinés par la guerre (pays d’Europe de l’Est en 1945), mais pas une fois on n’a pu voir une véritable révolution procédant de l’action autonome de la classe ouvrière luttant pour ses revendications. Plus, si la révolution d’Octobre est une encore une révolution « à l’ancienne », c’est-à-dire une révolution où les ouvriers jouent un rôle très actif, souvent à l’avant-garde et, dans un premier temps, poussent la direction vers la gauche, les « révolutions » (mais on hésite à employer ce terme) en Europe de l’Est, en Chine, au Vietnam ou à Cuba, n’impliquent à aucun moment l’organisation de la classe ouvrière luttant pour ses propres objectifs. La révolution cubaine fut une classique révolution populaire à base de paysans et d’intellectuels petit-bourgeois  – ni Castro ni Guevara ne connaissaient quoi que ce soit au militantisme ouvrier, à la lutte des classes et à l’action syndicale pour les revendications. Quels que soient le jugement politique qu’on porte sur la suite de leur action, ils étaient les porte-parole d’une révolution nationale démocratique, comme celles dont l’Europe avait été le siège dans la première moitié du XIXe siècle. Le cas chinois est tout aussi parlant et peut-être même plus. Après l’écrasement de la « commune de Shanghai en 1927, les ouvriers ne jouèrent plus aucun rôle dans le processus révolutionnaire. Dès le début s’établit un régime policier qui ne laissa aucune place à l’action ouvrière.
Le cas cambodgien mériterait encore une analyse spécifique. Entre deux et trois millions de morts selon les sources, en gros un tiers de la population : tel est le bilan généralement retenu des massacres de masse perpétrés par l’Angkar, l’organisation des Khmers Rouges. Bien qu’à l’origine ce groupe soit très proche du maoïsme (qui l’a soutenu jusqu’au bout, suivi en cela d’ailleurs par les États-Unis…), la phobie de la ville et de tout ce qui peut ressembler à la culture le distingue radicalement des diverses variantes du « communisme du XXe siècle ».
Si on veut donner une explication schématique, on peut dire que la révolution russe a poussé jusqu’à son terme un processus qu’on pouvait déjà deviner dans l’évolution des partis sociaux-démocrates : la formation du marxisme non comme théorie scientifique mais comme idéologie d’une classe d’organisateur et de managers, attachés à l’existence d’une économie nationale et prenant la place d’une classe bourgeoise défaillante. Cette bureaucratie dans les pays capitalistes se limite à la gestion des syndicats, des mutuelles et de tout ce qui permet de mettre de l’huile dans les rouages de la machine capitaliste. Là où la bourgeoisie nationale est soit inexistante, soit incapable de se poser comme la classe qui agit au nom de l’intérêt commun de toute la nation, le marxisme retravaillé avec l’analyste léniniste de l’impérialisme et de la place des luttes nationales, constitue l’idéologie la mieux adaptée à cette petite-bourgeoisie qui se substitue à la classe capitaliste. Le marxisme présente deux traits qui conviennent parfaitement à cette classe sociale de substitution. L’avant-gardisme et le rôle de l’organisation permettent de légitimer le rôle central du parti dans la vie politique et la soumission intégrale de l’État. Le progressisme permet de légitimer les méthodes d’accouchement douloureux d’une société moderne (élimination du féodalisme, unification nationale, industrialisation, création d’un État capable d’assurer la formation et la santé de la population). Rien de tout cela n’est à proprement parler socialiste ou communiste. Et c’est pourquoi ce système politique est si instable. Le capitalisme repose sur la propriété privée et les droits du capital et il le dit : la bureaucratie « marxiste » fait à peu près le contraire de ce qu’elle prétend faire. Elle prétend émanciper les ouvriers alors même qu’elle ne fait que constituer une classe ouvrière exploitée et exploitable par les capitalistes dans les meilleurs conditions de rentabilité, ainsi que de démontrent à l’envi les exemples chinois et vietnamiens. Les horreurs mêmes de ces régimes prétendument communistes n’ont rien que de très ordinaire : il faut comparer le prix du sang payé par le peuple russe ou chinois au prix du sang qu’on payé les peuples d’Europe et des quatre coins du globe au développement capitaliste.
Il est toujours hasardeux de généraliser et les histoires de chacun des pays « socialistes » est singulière.  L’histoire chinoise diffère beaucoup de l’histoire russe et le PCC de Mao Tsé Toung est sans doute radicalement différent du parti communiste d’URSS à la mort de Lénine, parce que ses liens avec le mouvement ouvrier traditionnel sont beaucoup plus ténus et parce que la classe ouvrière n’a aucun rôle dans la prise de pouvoir du PCC. Cuba ou le Vietnam, ce sont encore d’autres histoires. C’est pourquoi penser tout cela sous l’étiquette unique de « communisme » est le meilleur moyen de n’y rien comprendre et de substituer à l’histoire scientifique une pure idéologie. Mais c’est précisément parce que la révolution russe était ce qu’on pouvait rêver de plus proche d’une révolution ouvrière, parce que cette révolution a soulevé dans le monde un enthousiasme unique, que l’étude de sa réalité et de son échec final restent de la plus haute importance.

III.            En conclusion : état des lieux

Que reste-t-il du marxisme aujourd’hui ?

A.     Un marxisme résiduel sur le plan politique

Comme mouvement politique, le marxisme est parfaitement résiduel. Les partis « marxistes » ne se survivent qu’à l’intérieur de coalitions avec toutes sortes de courants qui leur sont radicalement étrangers. C’est particulièrement clair pour les trotskistes français. Les partis communistes continuent de revendiquer leur « marxisme », mais seulement comme une lointaine référence qui ne guident plus les élaborations tactiques et la formation des militants (quand elle existe encore). Si bien qu’on voit des anciens partisans de la croissance des forces productives faire alliance avec des théoriciens de la décroissance…

B.     Un prétendu communisme débarrassé de Marx

On a donné un peu de lustre à un nouveau communisme, celui qu’incarne Alain Badiou. Il s’est même tenu à Londres une sorte de concile de ce nouveau communisme, rassemblant amis et thuriféraires de Badiou, Zizek, et Negri. Or ce qui caractérise ces groupements d’intellectuels dont l’influence ne dépasse pas quelques salons parisiens ou américains, c’est que la référence à Marx n’y joue pratiquement aucun rôle. Inutile de développer plus mais à leur manière ils témoignent de ce déclin irrémédiable du marxisme.

C.     Marx sans le marxisme

Il reste que la pensée de Marx irrigue la pensée d’assez nombreux groupes, réduits le plus souvent à des intellectuels ou des universitaires. Le « congrès Marx » qui se tient tous les 3 ans depuis 1995 à l’initiative de la revue « Actuel Marx » est fréquenté assidûment par des chercheurs de tous les pays.
Il existe aussi un « marxisme internautique » assez foisonnant…
Les travaux d’édition des œuvres complètes de Marx et Engels (la MEGA) ont repris après le déplacement de la MEGA de Berlin-Est à Amsterdam.  En France, la GEME a entrepris de rééditer Marx en français – alors que l’édition marxienne était tombée en déshérence.
Marx a fait un retour remarqué avec la dernière crise économique ; le Capital s’est bien vendu et on a assisté à un regain de la littérature marxienne ou Mais le marxisme ne renaîtra pas. Il était l’idéologie d’un monde qui n’est plus, celui d’un capitalisme encore empêtré dans le passé et qui devait composer avec une classe ouvrière jeune et souvent indocile. Reste la pensée de Marx qui reste une source vive pour qui veut penser le réel. Mais cette pensée ne pourra qu’irriguer, vivifier, éclairer les mouvements qui surgiront nécessairement et poseront dans des termes complètement différents la question de l’émancipation et du communisme. Mais c’est une autre histoire.

Bibliographie :

Denis Collin : Le cauchemar de Marx (Max Milo, 2009)
Maximilien Rubel : Marx, critique du marxisme (Payot, 2000)
À paraître : Costanzo Preve : Histoire critique du marxisme (Armand Colin, 2011).



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On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’...