lundi 27 juin 2011

Une recension de La longueur de la chaîne par Jean-Marie Nicolle

Le dernier ouvrage de Denis Collin, La longueur de la chaîne (Max Milo, 2011) commence par l’un des textes qui ont posé de façon lumineuse le problème de la liberté, à savoir la fable de La Fontaine intitulée « Le loup et le chien ». Car l’on en est encore là aujourd’hui dans notre société : si tu veux dans ton écuelle de la pizza ou du pain graissé à la viande avec force frites et mayonnaise, des distractions abêtissantes sur ton écran et des jeux pour oublier ton existence, alors tu devras flatter tes maîtres et renoncer à courir où tu veux. Le collier dont tu es attaché s’appelle Internet (la preuve, c’est que son icône est un globe survolé par une chaîne). D’où la question posée par l’auteur : en sommes-nous réduits, aujourd’hui, à ne plus négocier que sur la longueur de la chaîne ? 
Le livre commence par le retour auquel Denis Collin nous a habitués : relire Marx. Ses analyses rigoureuses montrent comment le pouvoir politique est accaparé par une oligarchie, comment la démocratie formelle est la moins coûteuse pour le capitalisme, comment la religion de la chose à consommer fait suite à la valorisation du travail par le protestantisme.
Mais la nouveauté, à mon sens, est le tournant que prennent ses analyses au chapitre V, lorsqu’il aborde la question de la subjectivité face à la biotechnologie, car si l’ambition technophile du capitalisme est de fabriquer de l’humain grâce aux technosciences, alors « la fabrication technique des humains signifierait la destruction de l’idée même de liberté » (p. 229) La formule est terrifiante : non seulement, de fait, la longueur de la chaîne s’est réduite à quelques maillons, mais il risque de ne plus y avoir de loup, c’est-à-dire, tout simplement, de sujet humain pour nous rappeler qu’il y avait autrefois des hommes libres. D’où l’urgence de redéfinir l’idée même de liberté et d’élaborer une théorie de sa pratique qui mériterait le nom de  en son sens le plus authentique.
Le débat ouvert par Denis Collin vise, au-delà du combat contre le capitalisme, un travail philosophique dont il énonce le projet : « comprendre la transformation de la situation métaphysique de l’homme induite par les biotechnologies appliquées à la naissance ou au contrôle du psychisme. » (p. 234), tâche d’autant plus nécessaire que les protagonistes des biotechnologies n’ont aucune envie de s’interroger, tant ils croient à la légitimation de leurs recherches par le progrès scientifique.
Cette inflexion nouvelle de la démarche de Denis Collin vers la reconsidération du sujet me paraît révélatrice des priorités actuelles. La chute du mur de Berlin a été applaudie comme la victoire définitive de la liberté sur l’égalitarisme, et l’on s’est dépêché de réduire la liberté à la libre entreprise, l’égalité à l’identité, la justice sociale à la consommation pour tous. Or, la liberté est chaque jour bafouée par le contrôle social, l’égalité est parodiée une fois tous les cinq ans par la comédie électorale, et la justice est habillée des tristes oripeaux de la charité publique. Pour retrouver l’espoir en une société juste et libre, il faut placer en son centre, non pas l’individu (Descartes), ni l’homme en général (Rousseau), ni même le prolétaire (Marx), mais le sujet, cet être insubstituable, irréductible à l’explication, mécréant de la religion de la consommation, réfractaire à tout fichier numérisé, dérangeant car potentiellement subversif, insoumis et imprévisible, bref, tout le contraire du rêve biotechnologique.
Il n’est plus temps d’aboyer avec les chiens ; il faut hurler comme un loup.
Jean-Marie Nicolle.


Marx, lecteur d'Epicure

  • Ce article a été publié dans Les Lettres Françaises du 9 juin 2011 (N°83, nouvelle série). Ce numéro consacre un dossier à Épicure: on y trouve des contributions de Jaques-Olivier Bégot, Jean Salem, Svein-Eiric Fauskevag et Jean-François Poirier.

***
La thèse de doctorat de Marx sur La différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure est un moment important dans la formation de sa pensée. Ce travail universitaire inachevé permet de souligner le caractère paradoxal de ce que sera le « matérialisme » de Marx.
De cette thèse jusqu'aux textes jusqu’à la Sainte Famille et L'idéologie Allemande, il y a une véritable continuité d'inspiration atomiste. Cette œuvre présente des difficultés particulières dans la mesure où cette thèse ne nous est pas parvenue complète et où nous devons donc nous appuyer sur les notes préparatoires de Marx. Mais elle est partie intégrante de l’œuvre de Marx.
La « dissertation » de Marx ne porte pas sur l'atomisme antique, mais sur sur la différence entre la physique de Démocrite et celle d'Épicure, car cette différence a une portée qui dépasse de loin les éventuelles discussions sur une physique obsolète. Mettant en évidence des oppositions de méthode entre Démocrite et Épicure, Marx se place nettement du côté d'Épicure. Dans un premier temps, en effet, il relève que, du point de vue le plus général, les physiques de Démocrite et d'Épicure semblent pratiquement identiques : les atomes et le vide, tels sont les deux principes. Cependant, à partir de ces prémices identiques, les deux philosophes se retrouvent « diamétralement opposés en tout ce qui concerne la vérité, la certitude, l'application de cette science, le rapport de la pensée à la réalité en général. »

Quand Démocrite réduit la réalité sensible à l'apparence subjective et semble conduit à un certain scepticisme (Hermann Cohen a souligné les liens entre Démocrite et le platonisme), pour Épicure au contraire, rien ne peut réfuter les perceptions sensibles. Alors que chez Démocrite la nécessité se manifeste comme déterminisme, Épicure considère que le hasard est une réalité « qui n'a d'autre valeur que la possibilité ».[1]
Marx concentre la discussion sur la question du « clinamen », de la déclinaison des atomes : les atomes s’écartent de manière aléatoire de leur trajectoire et les chocs ainsi produits sont à l’origine de la création et de la destruction des réalités de notre monde. Après avoir noté les nombreux contresens commis sur la physique épicurienne, il analyse la philosophie d'Épicure dans son ensemble en s'appuyant sur Lucrèce – « le seul de tous les anciens qui ait compris la physique d'Épicure » et montre que cette philosophie est structurée autour de la déclinaison et de ses conséquences. La déclinaison de l'atome constitue l'affirmation de l'autonomie de l'atome contre le mouvement de la chute que lui avait donné Démocrite et qui est le mouvement de la non-autonomie. La déclinaison brise les chaînes du destin. La rencontre déterminée des atomes ne saurait fonder la liberté, car elle nous entraîne dans un monde strictement déterministe. Lucrèce introduit d'abord la déclinaison comme explication de la constitution des corps, puis, dans une deuxième étape, il présente la déclinaison des atomes par analogie à la volonté humaine. La déclinaison, qui n'est que supposée dans la compréhension des phénomènes naturels, est montrée comme une évidence dans les phénomènes psychologiques.
La déclinaison apparaît comme un principe général fonctionnant comme fondement de l'éthique et de l’autonomie du sujet. Lucrèce le dit : nous sommes souvent poussés, mus par des chocs qui ne dépendent pas de nous, par une « puissante contrainte » . Mais nous pouvons résister à cette contrainte. C'est pourquoi à côté des chocs et du poids, il faut introduire la déclinaison comme une troisième cause. Cette troisième cause ne supprime pas les deux autres, mais elle s'y oppose et dégage la sphère de l'autonomie. Il faudrait ajouter que, selon Cicéron, Épicure défend la contingence des futurs comme une autre raison à opposer au fatum.
Marx montre alors que l'introduction de la déclinaison dans le monde des atomes modifie toute la construction de l'atomisme antique. Il en tire immédiatement des conclusions générales qui entreront comme des éléments de sa propre philosophie : « pour que l'homme en tant qu'homme devienne pour soi son unique objet réel, il doit avoir brisé en soi-même son existence relative, la puissance du désir et de la pure nature. » On voit se mettre en place la revendication pour l'homme singulier de « briser son existence relative » qui se retrouvera sous une autre forme dans Le Capital.
Marx gardera l'idée de la liberté épicurienne. Les hommes agissent dans des conditions déterminées, dans des conditions qu'ils n'ont pas choisies, mais ils agissent librement. C'est cette liberté essentielle que Marx aime chez Épicure et c'est à cause d'elle que son atomisme est un atomisme non déterministe, ou plus exactement qu'il est possible de délimiter un domaine du déterminisme et un domaine de la liberté. Si le premier point ne nous éloigne guère des positions traditionnelles défendues par de nombreux marxistes, le second est passé inaperçu pour la plupart d'entre eux, obsédés qu'ils étaient par l'idée d'un marxisme scientifique dans lequel les individus jouent uniquement la pièce pour laquelle les « infrastructures » les ont déterminés.
Pour Marx, Épicure a posé le monde comme possibilité et contingence. La nécessité entre en collision avec le concret. La nécessité n'est jamais donc une nécessité absolue. Elle est une nécessité pensée, mais qui pourrait être pensée autrement. Si le monde est posé comme possibilité et contingence, le libre arbitre, la liberté du sujet sont donc pensables corrélativement.
Le matérialisme épicurien présente l'intérêt majeur de ne plus être un matérialisme naïf, une nouvelle cosmologie. Même si ce n'est jamais totalement explicité, Marx partage avec Épicure la volonté de subordination de la science à l'éthique. On sait qu'Épicure rejette l'éternité des corps célestes car elle troublerait l'ataraxie. Marx critique l'économie politique, non à cause de son caractère non scientifique, mais parce qu'elle fait l'apologie de rapports sociaux qui mutilent l'individu. Ou plus exactement - et nous y reviendrons - l'économie politique cesse d'être scientifique quand elle devient cette science apologétique. Comme Épicure et Lucrèce voulaient libérer les hommes des liens où les tiennent les superstitions religieuses, Marx veut libérer les prolétaires des liens des superstitions de l'économie capitaliste – d'ailleurs pour lui argent et religion ne font qu'un.
(Marx est cité dans l'édition de la Pléiade, Oeuvres tome III, Philosophie)


[1] Sur la catégorie de la possibilité chez Marx, voir notre article dans La Pensée N°360, septembre-décembre 2009, « Nécessité, déterminisme et possibilité »

mercredi 11 mai 2011

Histoire critique du marxisme

Préface au livre de Costanzo Preve

Publié sur Philosophie et politique (http://denis-collin.viabloga.com) dans la rubrique Bibliothèque
Par Denis Collin, le Mercredi 11 Mai 2011, 07:38 - aucun commentaire - Lu 6464 fois
Malgré une œuvre déjà fort consistante qui fait de lui un des penseurs italiens importants parmi ceux qui se sont mis « à l’école de Marx », Costanzo Preve reste presque inconnu en France, si on excepte quelques articles et entretiens dans la revue Krisis, ce que les bonnes âmes du marxisme orthodoxe ne lui pardonneront pas. La publication en français de la Storia Critica del marxismo, parue en 2007 à la Città del sole, vient donc commencer à combler ce manque et l’on peut espérer que d’autres ouvrages suivront, notamment son Marx inattuale, dont l’Histoire critique du marxisme est en partie une suite, ainsi que l’auteur s’en explique dans l’avant-propos.
Il s’agit d’une histoire du marxisme (et non d’une relecture ou d’une réinterprétation de la pensée de Marx) et on peut espérer qu’elle contribuera à ouvrir un débat nécessaire parmi les amis de Karl Marx et les penseurs qui se réclament du marxisme – deux catégories qui sont loin de se recouvrir. Commençons par cette distinction : Marx et le marxisme n’ont pas grand-chose à voir. En France, il s’agit d’une problématique qui, pour rester très minoritaire n’est pas totalement inconnue. C’est Maximilien Rubel, l’éditeur de Marx dans la collection de la Pléiade, qui publie un Marx, critique du marxisme en 1974[1], démolissant la légende d’un Marx fondateur du marxisme. C’est, à la même époque, la publication du volumineux Marx de Michel Henry[2] qui affirme que le marxisme est l’ensemble des contresens faits sur Marx, tout en soutenant que Marx est l’un des plus grands philosophes de l’histoire de l’humanité. C’est aussi Jean-Marie Vincent, philosophe, longtemps engagé dans l’action politique au sein de courants et de mouvements « marxistes », qui invite à découvrir « un autre Marx » en délaissant les lunettes du marxisme[3]. L’auteur de ces lignes, qui revendique sa dette à l’égard de Michel Henry, s’inscrit également dans ce courant des amis de Marx qui refusent la confusion intéressée entre Marx et le marxisme, et en particulier les versions courantes les plus grossières du « matérialisme historique ». On pourrait aussi citer, hors de France, les courants comme la « Wertkritik » avec Robert Kurz, Anselm Jappe ou Moishe Postone. Parmi tous ces auteurs, plusieurs enracinent leur critique du marxisme et leur relecture de Marx dans la tradition de la « théorie critique » de l’école de Francfort – même s’il s’agit de procéder, là aussi, à un examen critique de ce que nous ont laissé Marcuse, Adorno ou Horkheimer. Sans oublier Lukacs dont L’ontologie de l’être social figure au panthéon de Preve.
Voilà pour Marx. Qu’en est-il du marxisme ? Parler du marxisme au singulier est sûrement abusif. Il y a des marxismes, souvent très différents et parfois radicalement opposés. Preve en fait le constat. Mais alors que les études marxologiques habituellement classifient les courants du marxisme en fonction des présuppositions théoriques ou des interprétations et réinterprétations de Marx, Preve tente d’appliquer au marxisme la méthode de Marx lui-même, c’est-à-dire la compréhension de la genèse sociale des catégories de la pensée, suivant en cela les pistes tracées par Lukacs et Sohn-Rethel. On a souvent reproché au marxisme, et à juste titre, d’être dans l’incapacité de s’appliquer à lui-même sa propre méthode – c’est, par exemple, la critique que conduit Habermas concernant la nécessaire autoréflexion des sciences sociales. Mais ce qui est vrai du marxisme ne l’est pas de Marx. Que les catégories de la pensée se forment historiquement et ne trouvent leur plein développement qu’à une certaine étape de l’évolution socio-historique, c’est le cœur même du Capital, lu, à tort, par la plupart des marxistes comme un « traité d’économie marxiste ». On pourrait croire qu’une telle position qui relie les catégories scientifiques à l’époque et au mode de production conduit au relativisme et à une sorte de scepticisme concernant la connaissance scientifique en général et la connaissance de l’histoire et des sociétés humaines en particulier. Mais il n’en est rien. Cette autoréflexion permet de comprendre l’unité dialectique entre les rapports sociaux (rapports de production) et les formes de la conscience qui ne sont pas de simples « reflets » de la « base » mais sont cette base elle-même saisie sous un autre angle. Les relations entre les individus, tant dans le travail que dans les autres formes de l’interaction, pour parler avec le langage de Habermas, sont des actes « matériels », c’est-à-dire perceptibles dans la sensibilité, mais en même temps ce sont des opérations mentales auxquelles correspondent des formes déterminées de la conscience. Et il est évidemment impossible de séparer le premier aspect du deuxième, pas plus qu’on ne peut séparer les deux faces d’une médaille. Marx définit les « choses sociales », comme des « choses qui tombent et ne tombent pas sous le sens ».[4] Évidemment, si l’on pousse jusqu’au bout ces analyses, on sera amené, comme le propose Preve, à remettre en cause la définition de la philosophie de Marx comme un « matérialisme » : le matérialisme de Marx est « introuvable » et la pensée de Marx est bien plutôt un « idéalisme de l’émancipation ». Voilà qui devrait faire pousser de hauts cris dans la galaxie du marxisme français où, trop souvent, on n’a retenu de Marx que la volonté de « faire science » et où la défense du matérialisme et de droits des sciences positives est la dernière ligne de repli des intellectuels marxistes. Ce n’est pas un hasard si, chez nombre de ces intellectuels, c’est Darwin qui a pris la place de Marx. Il devrait pourtant être évident que Preve a raison. Le « matérialisme » de Marx n’a rien à voir avec le matérialisme du XVIIIe siècle et personne ne devrait oublier, qu’après ces brouillons passionnants que sont les manuscrits de 1844, la pensée propre de Marx prend son essor quand il renvoie pratiquement dos-à-dos l’idéalisme et le matérialisme du passé, « y compris celui de Feuerbach », ce matérialisme du passé incapable de saisir la réalité « comme activité humaine sensible, comme pratique ; non pas subjectivement ». On peut même penser que Marx donne un tout petit avantage à l’idéalisme, celui d’avoir développé « le côté actif », certes « de façon abstraite »[5]. Il est impossible, dans le cadre d’une préface de développer ces questions, mais beaucoup de choses se jouent à partir de là : soit une interprétation philosophique dont on peut trouver des expressions dans l’école de Francfort, chez Lukacs ou d’autres penseurs plus contemporains que Preve ne fait qu’évoquer ; soit le marxisme, « science de l’histoire », nouvelle science positive de la société – en gros un marxisme qui accomplit le projet formulé par Auguste Comte – soit dit en passant un des rares philosophes français à trouver grâce aux yeux d’Althusser et ce n’est pas un hasard. Mais cette science positive, comme chez Comte, est vouée à se transformer en une nouvelle religion. La lecture que Preve fait de Marx le conduit ainsi à réfuter les prétentions du marxisme à être une philosophie ou une science. Le marxisme, tel qu’il a historiquement existé dans les grands partis socialistes et communistes n’a pas été autre chose qu’une religion à destination des classes subalternes
Donc une « histoire critique du marxisme » devra se donner pour objectif d’expliquer la genèse des différentes formes idéologiques qui caractérisent le marxisme. Un peu à la manière des archéologues, Preve dégage les grandes couches : les plus anciennes qui appartiennent à l’ère du « proto-marxisme » (1875-1914), ensuite le « marxisme intermédiaire », une sorte « méso-marxisme » (1914-1956) et enfin un « marxisme tardif » (1956-1991). Les trois âges, comme dans toute bonne philosophie de l’histoire : la fondation, la construction et, enfin, la dissolution. Et le père fondateur, le saint Paul du marxisme, c’est Engels, qui se présentait modestement comme le second violon mais, en réalité, est l’auteur du livret de l’opéra ! Dans le marxisme classique, Marx et Engels apparaissaient comme un « dieu jumeau », non pas la sainte Trinité mais la « sainte Dualité ». Une certaine critique du marxisme standard, refusant cette figure mythologique a préféré dévaloriser Engels. De co-Dieu, le voilà devenu Satan, ou, et c’est peut-être pire, un médiocre épigone qui a déformé la parole du maître en la vulgarisant. Engels n’a mérité ni l’idolâtrie, ni la diabolisation, ni le mépris. Il est l’inventeur de génie d’une doctrine qui put devenir l’idéologie d’une force sociale en pleine ascension, celle des ouvriers cultivés, dans l’Allemagne de la fin du XIXe siècle, mais aussi ailleurs en Europe. Cependant le jugement de Preve est sévère : « le canon proto-marxiste peut être défini comme la sécularisation la plus récente de la pensée traditionnelle et de la forme peut-être la plus archaïque de la pensée humaine. » C’est encore « la sublimation philosophique de l’impuissance historique » du prolétariat censé renverser l’ordre ancien mais en fait incapable de sortir de son état de classe subalterne.
Preve déroule ensuite systématiquement les conséquences de ces thèses. Le communisme du XXe siècle, celui de l’URSS et des pays entrés dans l’orbite à la suite de la Seconde Guerre mondiale n’avait aucun rapport avec le communisme que Marx avait pensé – même s’il s’était contenté d’en donner seulement des définitions négatives. Ce « communisme du XXe siècle » n’aura été finalement qu’une transition vers le capitalisme. Dans les courants marxistes adversaires du stalinisme, les trotskistes notamment, il y eut d’interminables discussions sur la « nature de l’URSS ». Preve apporte une contribution originale à ce genre pourtant largement rebattu. D’une part, il accorde une importance décisive à l’embaumement du cadavre de Lénine et à son exposition dans le fameux mausolée. Cet évènement signe la nature du régime politique de l’Union soviétique et la nature de son marxisme : « la momification de Lénine, absente des théories ordinaires du marxisme, est pourtant le premier vrai problème philosophique du marxisme intermédiaire et doit être prise très au sérieux. » D’autre part, il souligne, de manière presque provocante, la fonction sociale des purges et de la terreur stalinienne comme moyen d’une formidable promotion sociale qui, un temps, a assuré la force du régime en renouvelant régulièrement l’appareil du bas en haut.
Dans la marxologie française, Preve sera sans doute reçu comme un chien dans un jeu de quilles. Sans haine, sans polémique inutile, il philosophe à coups de marteaux et brise les idoles théoriques sans aucune considération pour les gloires consacrées. Alors que les études marxiennes ou marxistes se contentent d’objets restreints ou se perdent dans les dernières modes intellectuelles, pour parler d’autre chose que ce qui devrait être leur occupation première, Preve nous invite à tirer un bilan sérieux, complet et sans concession du marxisme et à en considérer l’histoire globalement. Rien n’est plus urgent. Cela permettra de redonner à Marx sa véritable place, non plus un prophète ou un penseur qui aurait réponse à tout, mais la place plus modeste d’un philosophe dans la tradition philosophique. Peut-être pouvons-nous espérer aussi que, le terrain nettoyé, une pensée critique – intégrant Marx mais le dépassant – pourra à voir le jour et ouvrir de nouvelles perspectives émancipatrices.
Denis Collin

Costanzo Preve, Histoire critique du marxisme,traduit de l'italien par Baptiste Eychart, préface de Denis Collin, postface d'André Tosel. Armand Colin, collection U.

 


[1] M. Rubel, Marx critique du marxisme, Payot, 1974, nouvelle édition avec une préface de Louis Janover, Payot & Rivages, 2000.
[2] M. Henry, Marx. Tome 1 : Une philosophie de la réalité. Tome 2 : Une philosophie de l’économie, Gallimard, 1976, réédition collection « Tel », 1991.
[3] J-M. Vincent, Un autre Marx. Après les marxismes, éditions « Page deux », collection « Cahiers libres », 2001
[4] Voir sur ce point notre ouvrage, La théorie de la connaissance chez Marx, L’Harmattan, 1996
[5] Voir K. Marx, Thèses sur Feuerbach

lundi 25 avril 2011

A propos de "La longueur de la chaîne"

Une interview dans l'Humanité Dimanche du 21 avril 2011

1/ Au sens grec et romain, mais aussi au sens de la République française de 1792, « il y a démocratie quand prévalent les intérêts de la partie de la plus large du peuple, c’est-à-dire les intérêts des plus pauvres », résumez-vous. Ce n’est pas du tout ce qui semble fonder l’action politique du gouvernement au pouvoir aujourd’hui. Est-ce à dire que nous ne sommes pas gouvernés par des démocrates ?
Cette question nous renvoie aux ambiguïtés du mot « démocratie ». Incontestablement nos gouvernants actuels ont été élus démocratiquement et l’on peut penser que, si le sort des urnes leur est défavorable, ils accepteront le verdict populaire. Pourtant quand un futur président fait campagne sur le thème de la défense de ceux qui se lèvent tôt (les ouvriers) pour fêter immédiatement son succès dans un des lieux symboles de ceux qui se couchent tard (le Fouquet’s), il y a là un incontestable pied-de-nez à la démocratie et à l’esprit républicain : l’actuel président a voulu signifier que les promesses électorales n’engagent que ceux qui y croient ! Comme à la fin de la république romaine ou en d’autres périodes plus récentes, la démocratie plébiscitaire se révèle le pire ennemi de la démocratie. Sous couvert de démocratie formelle, c’est le règne de l’oligarchie et si on respecte « l’alternance », tout est fait pour que l’éventuelle opposition soit choisie au sein de l’oligarchie…
2/ Au-delà des hommes et femmes politiques actuellement au pouvoir, peut-on dire que face aux « besoins du capital » mondialisé la République française a dû renoncer à la démocratie ? Que nous sommes passés à un régime post-démocratique ?
Il ne s’agit pas d’un phénomène spécifiquement français. Les vieilles démocraties, reposant sur des partis de masse qui exprimaient, plus ou moins, les aspirations des électeurs, sont à l’agonie. Les partis dominants sont désormais conçus comme des entreprises au service d’un chef. Mauro Calise, un politologue italien, analyse bien la montée de ce qu’il appelle « le parti personnel », dont le New Labour de Tony Blair a été une première version, quasi contemporaine de la montée du parti de Berlusconi en Italie. La prise de pouvoir de Nicolas Sarkozy dans l’UMP, prélude à sa campagne présidentielle victorieuse, s’inscrit dans ce schéma. Vu de l’extérieur, on pourrait aussi penser à une étrange convergence entre les « démocraties occidentales » et le système russe sous Poutine. Mais les bases sociales et le rapport à l’État sont un peu différents. La « classe capitaliste transnationale » (pour parler comme Leslie Sklair) garde le décorum démocratique, mais l’a complètement vidé de l’intérieur. Les élus et les parlements sont transformés en simples relais de décisions largement prises ailleurs. Il suffit de voir comment fonctionne la machine « Union Européenne ».
3/ « Ce qui se joue dans la « superstructure politique » dépend dans une large mesure de ce qui se passe dans la « salle des machines », c’est-à-dire là où se produisent les conditions matérielles de l’existence humaine ». Quels rapports établissez-vous entre le fonctionnement des entreprises aujourd’hui et l’involution de la démocratie ?
La salle des machines, c’est la production et donc la division internationale du travail – et pas seulement les rapports à l’intérieur de l’entreprise. Le fonctionnement des entreprises est asservi aux nouveaux modes d’accumulation du capital. Même si la brutalité des relations sociales peut faire penser à un retour au capitaliste du XIXe siècle, nous avons affaire à autre chose. Citons trois traits : d’abord, dans certaines grandes entreprises, ce qu’on a appelé le « management par la terreur » qui s’est retrouvé sous les feux de l’actualité, mais qui peut aussi prendre des formes plus douces d’une volonté de contrôle des pensées et de mise en conformité idéologique des employés ; ensuite l’externalisation croissante, non seulement de certaines parties de la production (la sous-traitance, c’est très ancien), mais aussi des fonctions de direction avec le développement des cabinets d’audit, des coaches, des intervenants en tous genre, ce qui va de pair avec l’intégration croissante des classes moyennes supérieures aux objectifs et aux façons de penser du capital financier ; et enfin, l’intrication croissante des entreprises privées et des institutions publiques avec une véritable privatisation de tout l’espace politique. La pression sur les salariés vise, non sans certains succès, à les dissuader de s’engager dans l’action collective. Alors que pendant longtemps, on avait vu dans les ITC (ingénieurs, cadres et techniciens) des partenaires « naturels » d’un « front de classe » pour la transformation sociale, il faut reconnaître que les transformations des classes moyennes supérieures y ont produit du consentement à l’inégalité. Enfin, la privatisation de l’espace public et la propension à gérer les collectivités locales comme des entreprises sont évidemment des armes de destruction massive de la démocratie. La réforme des collectivités locales (avec la suppression de fait des départements, l’amenuisement du rôle des communes remplacées par des usines à gaz genre « grand Paris ») découle entièrement de cette logique entrepreneuriale. On détruit par là tous ces germes d’autogouvernement qui constituent à la fois l’âme de la république et les embryons d’un nouveau régime social.
4/ La généralisation du salariat ne peut pas conduire au « dépassement du capitalisme », affirmez-vous. Pourquoi ?
Le salariat, tel que Marx le définit, n’est rien d’autre que le système dans lequel les ouvriers se font mutuellement concurrence pour vendre leur force de travail. Que le patron soit un patron privé ou l’État ne change rien (sinon qu’on peut encore espérer faire jouer la concurrence entre les patrons alors que le monopole d’État ligote le travailleur soumis pieds et poings liés à la bureaucratie, comme nous l’a appris l’expérience du siècle passé !). Aujourd’hui, les grandes fortunes privées représentent une part très minoritaire de la capitalisation boursière. L’essentiel du capital est détenu par des institutions (fonds de pension, fonds de placement, fonds souverains, etc.) qui centralisent le capital formellement possédé par les individus appartenant aux classes moyennes ou même à la classe ouvrière. Au début du mouvement ouvrier, le mot d’ordre était abolition du salariat et du patronat. C’est ce qu’on trouve dans la charte d’Amiens adoptée par la CGT en 1906. La lutte syndicale quotidienne devait se mener dans la perspective d’une émancipation de la classe ouvrière, ce qui suppose la disparition de ce lien de subordination et de domination qu’est toujours le rapport salarial. Progressivement, on a oublié le but, pour se concentrer sur l’amélioration du sort des ouvriers au sein du mode de production capitaliste, pour augmenter la longueur de la chaîne, mais en perdant progressivement de vue la suppression des chaînes du salariat. Évidemment, la lutte réformiste n’est nullement méprisable. Elle a même conduit à la création d’institution « proto-communistes » pourrait-on dire, au sein même de la société capitaliste. Je pense à la Sécurité sociale qui, en théorie du moins, fonctionne sur le principe communiste, « de chacun ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Mais on voit bien aujourd’hui que le développement du capitalisme est incompatible avec l’existence de ces institutions ouvrières. Destructions des services publics, privatisation du système mutualiste dont la Sécu était l’exemple le plus achevé, et cela ne vient pas de la spéciale méchanceté des capitalistes, mais bien de la logique même de l’accumulation du capital : le capital est un automate qui impose ses propres lois y compris à ces « fonctionnaires du capital » que sont les capitalistes. Ce qui est à l’ordre du jour, ce n’est pas l’impossible retour aux « trente glorieuses », mais la construction d’une alternative radicale permettant la sortie du salariat et la marche vers « les producteurs associés » pour parler encore comme Marx. Pour cela, nous avons besoin d’une réflexion théorique (comme celle que mène Tony Andréani sur « les modèles de socialisme ») d’expérimentation pratique. Un gouvernement au service de la majorité du peuple devrait se donner pour objectif d’avancer dans cette voie, même si c’est une voie « réformiste », c’est-à-dire même si on admet qu’il faut une fois pour toutes en finir avec les illusions de la « table rase ».
5/ Vous dites que « la critique ne vaut que si elle ouvre une voie nouvelle ». Que faire concrètement pour travailler à la rupture des chaînes économico-politiques qui nous entravent ?
Les questions économiques et politiques sont en effet étroitement liées. Il y a un mot qui unit toutes ces questions, la liberté, ou plus exactement la liberté à gagner, c’est-à-dire l’émancipation. De ce point de vue, il n’est pas possible de construire une véritable alternative sans assumer l’héritage du  politique et du républicanisme. Car si la république est le principe de non-domination, ce principe concerne à la fois la limitation du pouvoir politique (séparation des pouvoirs, protection des droits individuels, droit de contestation garantie, etc.) et la protection contre la domination dans l’ensemble de la sphère socio-économique (contre la domination dans le travail ou la domination patriarcale). L’égalité, dans ce contexte, n’est pas la fin, mais le moyen de garantir la non-domination. Que personne ne soit assez riche pour acheter un autre homme et que personne ne soit assez pauvre pour être dans la contrainte de se vendre (comme dit Rousseau), cela ne fait pas une société égalitaire, mais une société dans laquelle les inégalités de fortune ne peuvent devenir des moyens de domination des plus riches sur les plus pauvres. Cela suppose la répartition la plus large de la propriété – l’accès de chacun à la propriété individuelle – en même temps que la disparition (peut-être très progressive) de la propriété proprement capitaliste. On pourrait baptiser cette orientation « communisme républicain », un communisme qui reposerait largement sur le principe de la coopération ou de l’association, bref un communisme qui abandonne les impasses collectivistes pour revenir à Marx. Il y aurait aussi sans doute pas mal de choses à rechercher dans la véritable tradition du « socialisme libéral » au sens italien, celui de Carlo Rosselli et du « parti d’action » dans la résistance à Mussolini.
Au-delà du travail théorique, il s’agit de promouvoir toutes les formes d’auto-organisation sociale, depuis la simple association culturelle jusqu’aux diverses formes de coopératives. La crise du capitalisme ne peut que contraindre les individus à agir par eux-mêmes – on le voit bien en Italie aujourd’hui, où la crise politique et le délabrement économique se combinent avec une grande vitalité de la société civile, depuis les associations qui organisent la solidarité face à la disparition des services publics jusqu’aux mouvements qui organisent des manifestations impressionnantes contre Berlusconi. Les accords au sommet entre grands et petits partis, les plans de « recomposition de la gauche » sont voués à l’échec sans cette revitalisation du mouvement par en bas.

jeudi 31 mars 2011

Qu'est-ce qu'une éducation républicaine?

Introduction : philosophie et république, une longue tradition
La question de l’éducation comme question politique est au centre des philosophies, antiques, chez Platon comme chez Aristote, autant que modernes, chez Rousseau ou chez Hegel. L’éducation platonicienne est le plan de formation des gardiens, ceux qui auront pour tâche de veiller à la conservation de la justice dans la cité. Chez Rousseau, l’Émile vient mettre la dernière pièce à la construction théorique constituée par le Discours sur les sciences et les arts (constat de la corruption de la société présente), le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (construction historico-anthropologique de l’inégalité sociale et nécessité d’un nouveau contrat social) et le Contrat social (qui expose le concept d’une société juste où la liberté est garantie). L’Émile veut former un citoyen et définit également les grands traits d’une religion qui pourrait fonctionner comme la religion civique dont le Contrat Social annonce la nécessité. Chez Hegel, également, la question de l’éducation dans ses rapports avec l’État joue un rôle important. Il suffit de citer ce passage qui pourrait presque être écrit aujourd’hui.
Hegel constate :

« qu’il est très difficile de tracer une limite exacte entre les droits des parents et ceux de la société civile. En matière d’éducation, les parents sont généralement convaincus de leur droit absolu de faire tout ce qui est en leur pouvoir. Ce sont toujours eux qui déploient une résistance farouche aux entreprises de l’éducation publique, ce sont eux qui parlent et vocifèrent contre les éducateurs et les écoles, tout simplement parce que ces derniers ne sont pas conformes à leurs préjugés. En dépit de ces vociférations, la société détient le droit d’agir comme bon lui semble à partir de principes éprouvés ; elle a le droit de forcer les parents à envoyer leur progéniture à l’école, de prémunir leurs enfants contre la variole en les faisant vacciner, etc. Les controverses qui partagent la France pour ou contre l’enseignement libre, c’est-à-dire conforme aux préjugés des parents et l’enseignement contrôle par l’État fournissent ici un exemple excellent. » (Philosophie du Droit §239 add.)
Le républicanisme français du XIXe et du début du XXe siècle en fait le socle de la République. Au contraire, de nos jours, la finalité de l’éducation semble beaucoup plus centrée sur la réussite individuelle dans le cadre d’une égalité des chances toujours plus difficile à cerner. La crise patente de l’école pose à nouveau frais la question des rapports entre éducation et république. Trop souvent cette crise est abordée sous l’angle de la pure déploration (« tout fout l’camp » ! ou « c’était mieux dans le temps ») ce qui ouvre la voie à d’interminables polémiques – par exemple celles qui concernent la baisse ou hausse du niveau. Pour éviter de s’enliser dans ces chemins sans issue, il me semble nécessaire de reprendre la question sur le fond, c’est-à-dire en partant de la philosophie et spécialement de la philosophie politique républicaniste (le mot « républicain » est en France d’usage si vaste qu’il en a perdu une partie de son contenu ; « républicaniste » renvoie au contraire à un courant bien précis de la philosophie politique, rénové et rajeunit au cours des dernières années.
En premier lieu, j’essaierai de distinguer éducation et instruction, une distinction qui me semble indispensable si l’on veut délimiter les tâches qui incombent proprement au politique, celles qui renvoient à la responsabilité des citoyens, en tant que parents ou en tant que simple membre de la société civile.
En second lieu, je montrerai que la conception républicaniste de la liberté comme non-domination implique un certain de nombre de tâches politiques incombant à l’État mais aussi aux citoyens raisonnables.
En troisième lieu, je rappellerai comment le gauchisme antirépublicain a, de fait, labouré le terrain de la destruction de l’école républicaine mais aussi, plus largement, a rendu plus difficile toute éducation (et ici je ne parle pas seulement de l’instruction publique).

Éduquer et instruire

Qu’est-ce qu’éduquer ?

Étymologie

La racine latine « duc » renvoie à « duk  » ou « deuk » = conduire. Ce qui peut être conduit c’est aussi ce qui est ductile (ex : un métal ductile). Même famille : andouille ! L’éducation serait-elle faite pour fabriquer des andouilles ?
En haut allemand « zuckan = tirer. En allemand « duk » donne « Zug » (le train) ou « Zucht » (l’éducation). En anglais « tow » = remorquer et « tug » = tirer.
Éduquer c’est donc :
  • agir sur quelqu’un pour qu’il arrive à un endroit où il ne pourrait pas aller seul.
  • Cette action, c’est tirer vers ou montrer le chemin.
  • Cette personne sur laquelle on agit doit être « ductile » C’est bien ce que suppose l’éducation :
Ceux qui doivent être éduqués sont ceux qui ne sont pas encore en civilisés (prêts à vivre en cité, ce qui est la destinée de l’homme).
Ils doivent être éducables ! Leur esprit est supposé suffisamment malléable pour cela. Éduquer c’est donc aussi former (= donner forme, en allemand « bilden »).
L’éducation a un double aspect. Elle montre un chemin qu’il suffit de suivre par soi-même. Le « teatcher » anglais est celui qui « dik » (= montre) [à ne pas confondre avec le professeur qui est celui qui parle !]. Mais d’un autre côté, éduquer, c’est tirer de force. Les wagons n’ont pas le choix et ne vont pas de leur propre mouvement là où le train les conduit !

Que vise l’éducation ?

Elle vise :
  • La mise en conformité : être éduqué, c’est avoir de bonnes manières, être apte à vivre en société en suivant ses règles.
  • Développer des aptitudes particulières. Ex : éducation physique, éducation musicale.
  • L’autonomie. Celui qui est éduqué peut se débrouiller seul.
L’éducation est distincte du dressage (qui ne vise que les aptitudes particulières et l’obéissance passive).
L’éducation est censée assurer le passage de l’être naturel à l’être social (de culture). Le « rustre » (celui qui vit à la campagne par opposition à celui qui est urbain) est aussi celui qui manque d’éducation.
L’éducation vise donc à permettre (1) la vie des individus dans la cité et (2) la prospérité et le développement de la cité.

Instruire c’est autre chose

Si on cherche on ouvre un bon Gaffiot, et on trouve dans la racine « instruct…» tout ce qui a affaire avec le rangement, l’ordonnancement, la construction. C’est aussi la racine « STER » qui renvoie à l’idée d’entasser des matériaux.
Pour s’instruire, il faut suivre les instructions du maître, de celui qui vous instruit. Il faut donc un minimum d’éducation – apprendre à obéir aux adultes ! Et le processus d’instruction est lui-même éducatif. À l’école, l’enfant apprend à se tenir en place, à se redresser – ne pas être avachi sur son pupitre d’écolier – et du même coup à s’élever. C’est d’ailleurs pourquoi l’enfant à l’école est un élève : un élève pour s’élever !
Donc, pour éviter les faux débats, il y a bien un lien entre éduquer et instruire et la séparation entre les deux n’est pas aisée à faire. Cependant, instruire c’est bien autre chose qu’éduquer. On peut être éduqué (être poli, éduqué à faire son travail, etc.) sans être pour autant instruit. Celui qui est instruit au contraire n’a été pas simplement l’objet d’un conditionnement pour être adapté à la vie sociale, pour être conduit par les conducteurs ! Il dispose des outils que lui a donné son instruction. Il a une forme, une structure propre.
Éduquer/instruire : en allemand, ça donne l’opposition Erziehung/Bildung. La « Bildung » est la formation mais aussi et surtout ce qu’en français nous appelons « culture ».
Car instruire, c’est aussi cela : cultiver. Non pas façonner mais travailler pour aider les dispositions naturelles à s’épanouir – ce sont les Latins qui passent de la culture des champs à la culture de l’esprit.
Qu’est-ce qu’un homme cultivé ? Schiller avait essayé de donner une réponse à cette question dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1795). Mais la définition qu’il en donne identifie peut-être un peu trop culture et esthétique. En tout cas, la culture suppose le contact, et plus que le contact avec les grandes œuvres de l’art humain. Léo Strauss dans son texte assez connu sur l’éducation libérale dit : « l’éducation libérale consiste à écouter la conversation des plus grands esprits entre eux. » Il me semble que cette une assez bonne définition de l’instruction, de la « Bildung » que tout citoyen éclairé doit posséder : être capable d’écouter la conversation des plus grands esprits.
Évidemment, pour être à même de suivre cette conversation, il est nécessaire de posséder des rudiments et parfois un peu plus que des rudiments des grandes disciplines qui forment depuis le Moyen Âge la charpente des études : la grammaire et la mathématique, l’astronomie, la logique, la philosophie … Sans doute le « trivium » et le « quadrivium » devraient-ils être remaniés mais on voit bien que l’essentiel y figurait déjà pour assister à la conversation des grands esprits.

Républicanisme, éducation et instruction

Ces définitions admises, nous pouvons maintenant voir comment la question de l’éducation et celle de l’instruction doivent être abordées du point de vue républicaniste.

Contre l’éducation révolutionnaire

Évidemment de nombreuses théories politiques admettent que l’éducation et l’instruction sont des fonctions politiques. Adam Smith accorde une grande place à l’éducation que la société doit fournir à ses membres. Même un libéral comme Hayek considère qu’il est du devoir des pouvoirs publics d’assurer une instruction de bon niveau. Cela ne tranche évidemment pas la question de savoir qui doit en avoir la charge effective et sous quelles modalités.
Il y a une hypothèse et une hypothèque qu’il faut commencer par éliminer. Celle qui ferait de l’éducation le moyen de transformation de la société, le moyen de faire advenir « l’homme nouveau ». Dans la pensée progressiste issue des Lumières, il y a cette idée qu’un plan d’éducation pourrait être le levier d’une transformation de l’individu et par là de la société. À quoi Marx répondait : « Qui va éduquer les éducateurs ? » La réponse allait venir de ces courants issus de l’association de Ferdinand Lassalle qui jouèrent un rôle si important dans la construction de la SPD : la bureaucratie instruite du Parti est l’éducateur de la classe ouvrière. Une thèse que Lénine reprend dans Que faire ? et qui d’une manière ou d’une autre a constitué l’un des aspects les plus terrifiants des régimes dits « socialistes » du XXe siècle. En URSS, bien sûr, mais aussi en Chine, le paroxysme étant atteint avec la révolution culturelle. Mais c’est évidemment avec les Khmers rouges que la volonté de faire un homme nouveau a atteint ses plus hautes dimensions criminogènes. On n’oubliera pas aussi que l’un des livres de Che Guevara s’intitulait L’homme nouveau… même si la rééducation à la cubaine n’a eu l’ampleur de ce qu’on a connu dans le communisme asiatique…
Hannah Arendt a réfuté de manière définitive l’idée d’une éducation progressiste au sens d’une éducation qui aurait pour fonction de faire des enfants et des jeunes gens les agents d’une transformation sociale. L’école n’a pas pour fonction de transformer le monde, rappelle-t-elle.
Il me semble que le conservatisme, pris au sens de conservation, est l’essence même de l’éducation, qui a toujours pour tâche d’entourer et de protéger quelque chose – l’enfant contre le monde, le monde contre l’enfant, le nouveau contre l’ancien, l’ancien contre le nouveau. Même la vaste responsabilité du monde qui est assumée ici implique une attitude conservatrice. Mais cela ne vaut que dans le domaine de l’éducation ou plus exactement dans celui des relations entre enfants et adultes, mais non dans celui de la politique où tout se passe entre adultes et égaux. En politique, cette attitude conservatrice – qui accepte le monde tel qu’il est – ne peut mener qu’à la destruction, car le monde dans ses grandes lignes comme dans ses moindres détails, serait irrévocablement livré à l’action destructrice du temps sans l’intervention d’êtres humains décidés à modifier le cours des choses et à créer du neuf.
Arendt ajoute :
Le problème est tout simplement d’éduquer de façon telle qu’une remise en place demeure effectivement possible, même si elle ne peut jamais être définitivement assurée. Notre espoir réside toujours dans l’élément de nouveautés que chaque génération apporte avec elle ; mais c’est précisément parce que nous ne pouvons placer notre espoir qu’en lui que nous détruisons tout si nous essayons de canaliser cet élément nouveau pour que nous, les anciens puissions décider de ce qu’il sera. C’est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice ; elle doit protéger cette nouveauté et d’introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux qui, si révolutionnaire que puissent être ses actes, est, du point de vue de la génération suivante, suranné et proche de la ruine. (pp. 246-247)
On pourrait faire remarquer que la gauche pédagogique a pris un parti exactement inverse : ayant renoncé depuis longtemps à modifier l’état de choses existant dans le monde, elle s’est attachée avec une constance digne d’une meilleure cause à détruire ce qui dans l’école permettait de conserver et de protéger. En faisant de l’enfant citoyen avant l’âge, elle a contribué à sa manière à transformer les citoyens en enfant. En voulant révolutionner l’école, elle s’est attachée empêcher toute révolution dans la société. Et on peut dire qu’elle y est parvenue.
Pour les enfants devenus adultes puissent se poser la question de la transformation du monde, encore faudrait-il qu’ils aient la connaissance de ce monde à transformer :
il faudrait bien comprendre que le rôle de l’école est apprendre aux enfants et de bons de, et non pas leur inculquer l’art de vivre. Étant donné que le monde est vieux, toujours plus vieux que le, le fait d’apprendre est inévitablement tourné vers le passé sans tenir compte de la proportion de notre vie qui sera consacré au présent. Deuxièmement, la ligne qui sépare les enfants des adultes devrait signifier qu’on ne peut ni éduquer les adultes ni traiter et les enfants comme des grandes personnes. Mais il ne faudrait jamais laisser cette ligne devenir un mur qui isole les enfants de la  des adultes, comme s’il n’existait pas dans le même monde et comme si l’enfance était une phase autonome dans la vie d’un homme, et comme si l’enfant était un état humain autonome capable de vivre selon ses lois propres. (p. 250)
Là encore, il est facile de voir comment la société moderne a rigoureusement inversé l’ordre normal des choses. Les adultes sont systématiquement traités comme des enfants qui ont besoin d’être éduqués tout au long de leur vie et à qui on doit commander comment il doit se comporter non seulement au regard de la loi commune mais au regard de leur vie privée (campagne antitabac, prévention des risques, contrôles systématiques). Inversement l’apologie de l’enfance comme une sorte d’idéal de vie (« les enfants ne mentent jamais » ainsi que l’affirmait la ministre à l’éducation scolaire, Mme Royal), l’institution de  d’enfants comme modèle de citoyenneté avec la réforme Jospin et tous les développements pédagogiques enregistrés depuis 1989 indiquent clairement refaire de l’enfance à l’état autonome, qui se prolonge d’ailleurs assez tard (tous enfants jusqu’à 25 ans et plus) et que les enfants non plus à devenir adultes mais c’est au contraire aux adultes devenir enfants. Cette idéologie est significativement partagée par les familles politiques dominantes qu’elles soient de droite ou de gauche, et même l’extrême gauche. Il suffit de s’interroger sur les programmes politiques développés aussi bien par le parti communiste le parti de gauche, le NPA, que le PS et la grande majorité des partis de droite pour voir quel est le point commun : la révolution permanente à l’école qui a pour contrepartie un conservatisme destructeur sur le plan social et politique.

Principes républicanistes

La question de l’éducation au sens large et de l’instruction publique en particulier doit être posée d’une manière totalement différente du point de vue républicaniste. Pour commencer il faut rappeler ce qui caractère le républicanisme comme doctrine politique. C’est d’abord et avant tout une conception particulière de la liberté.
Les philosophes de la république de l’Antiquité considéraient la liberté presque uniquement sous l’angle de la participation à la vie politique de la cité, à la fois un devoir et le moyen par excellence de la réalisation. L’homme libre est celui qui n’a pas de maître et le seul pouvoir qu’il reconnaisse est celui de la loi.
Contre le républicanisme antique et toutes les formes de « liberté positive » - pour reprendre ici une expression d’Isaiah Berlin, les libéraux défendent les libertés négatives. Les seules libertés défendables sont, en gros, les « droits-titres » de 1789. Il faut être prudent sur l’emploi des termes, car il y a un  républicain. Mais en gros, on peut suivre la classification de Berlin largement reprise par les auteurs contemporains.
Le républicanisme moderne, « machiavélien » ou « néo-romain » pour reprendre des dénominations popularisées par les auteurs anglais comme Quentin Skinner ou Pocock, est une synthèse de ces deux approches, une synthèse fondée sur un double rejet :
  • Rejet du républicanisme antique : les citoyens ne veulent pas nécessairement exercer le pouvoir ; ils veulent surtout ne pas être dominés
  • Rejet du  : la liberté n’est pas que ce que laisse la loi ; c’est la liberté par la loi.
La liberté républicaine est la liberté comme non-domination.
Dans la conception républicaniste, l’éducation est une ressource contre la domination. Ce qui entraine de très nombreuses conséquences.

L’instruction pour tous, une loi libératrice

Le «  propriétaire », celui qui considère que les ingérences de l’État doivent être évitées là où l’indépendance des individus peut décider sans porter de dommages aux autres individus, est généralement favorable à la liberté de l’enseignement. Le républicanisme au contraire, considère que la loi doit protéger la liberté des enfants contre la domination, c’est-à-dire en premier lieu interdire le travail des enfants, leur garantir une instruction publique solide, non soumise aux intérêts des puissances financières dominantes et destinée à leur assurer les conditions de l’autonomie et de la participation à leur propre culture et à la culture des autres peuples.
Garantir les conditions de l’autonomie, c’est d’abord et avant tout garantir la transmission du savoir hérité et de la tradition dans laquelle ils s’inscrivent. Ce qui implique, premièrement, que l’instruction est obligatoire et qu’elle ne peut pas être laissée à l’arbitraire individuel des particuliers, fussent-ils les parents. En second lieu, l’autonomie suppose que l’instruction n’a pas comme finalité première de garantir l’adaptation des enfants et des adolescents aux nécessités de l’emploi en la structure sociale existante. Les programmes scolaires doivent donc être conçus en fonction de l’idéal du citoyen éclairé qui est à la base du républicanisme et non en fonction des avantages économiques que le système socio-économique pour attirer de la formation des jeunes gens qui se préparent à entrer sur ce qu’on appelle le « marché de l’emploi ». De ce point de vue, le républicanisme assume totalement l’idéal classique des humanités. C’est seulement à partir de l’assimilation de cet idéal, que l’adolescent puis le jeune homme ou la jeune fille pourront entreprendre, pour leur propre compte, la critique de la culture héritée et de la société dans laquelle il se trouve en quelque sorte jetés sans l’avoir voulu. Quand nous parlons ici de critiques, il faut évidemment l’entendre dans le sens le plus large, qui inclut la possibilité ouverte à chacun de rejeter mais aussi d’accepter cet héritage qui est celui de l’histoire du peuple partie prenante de la  républicaine.
Ce qui a fait la force de l’école de la IIIe République, c’est précisément d’avoir assuré cette unification de la tradition la plus ancienne (celle des études classiques, celle de l’enseignement du latin et du grec, celle d’une culture littéraire et philosophique désintéressée, celle d’une culture scientifique entièrement tournée vers la science pour la science) et de la tradition issue de la révolution de la liberté et de l’égalité en droit de tous.
Enfin, cette instruction publique dont l’accès égal pour tous et garantie par la loi, est évidemment une instruction laïque, non pas au sens de l’antireligieuse de areligieuse, mais au sens où elle enseigne aucun dogme particulier, ni celui des catholiques ni celui des libres-penseurs, mais permet à chacun de construire sa propre pensée en puisant dans le vaste héritage culturel de la .
Ici, il faut faire une digression concernant une question soulevée de manière polémique au cours des dernières années, celle de l’enseignement du fait religieux. Nous sommes en effet devant un paradoxe qui veut que d’un côté toute une partie de l’enseignement de l’histoire est entièrement soumis au dogme religieux et que de l’autre côté immense majorité des enfants, des lycéens, des étudiants, sont devenus incapables d’avoir accès à l’héritage philosophique, littéraire, artistique qui est le nôtre. Concernant le premier versant de ce paradoxe, il suffit de dire que l’essentiel de l’histoire qui est une histoire religieuse. On enseigne aux enfants de sixième le récit biblique, celui-ci par d’Abraham pour aller jusqu’à la naissance du Christ, comme un récit historique, soumis aux conditions de vérification de la science historique. Or, quiconque a étudié un minimum cette histoire, c’est bien que la Bible est un récit mythique dont la vérité historique n’est pas plus élevée que celle de l’Iliade et de l’Odyssée ou du Mahabharata. Ici, le critère de laïcité de l’enseignement est ouvertement violé sans que cela ne préoccupe trop les autorités et, il faut bien le dire, une bonne part du corps des enseignants en histoire. D’un autre côté, et pour prendre l’autre versant du paradoxe soulevé plus haut, comment est-il possible de comprendre Racine ou Pascal en ignorant ce qu’est le jansénisme et en n’ayant aucune idée des discussions théologiques à l’intérieur même du christianisme. Il en va de même avec l’histoire du protestantisme, qui n’est évidemment pour une histoire religieuse en tant que telle, mais qui est tout simplement de l’histoire. On peut encore évoquer la monumentale inculture concernant l’islam, pour ne rien dire de l’hindouisme ou du confucianisme. Sur ce plan, les positions de Régis Debray concernant l’enseignement du fait religieux à l’école mériteraient d’être entendues.
Concernant la question de l’instruction, le républicanisme que je soutiens pourrait apparaître comme conservateur, voire restaurationniste. Mais à la différence des courants conservateurs, qui considérait que l’éducation humaniste était réservée à une élite destinée à participer au renouvellement des élites et qui tenait pour absurde l’idée d’enseigner le latin à ceux qui ne deviendraient qu’ouvriers ou employés, le républicanisme, en tant qu’il part de l’égalité des droits et non de l’utilité sociale, c’est-à-dire d’un point de vue déontologique et non conséquentialiste, est pour permettre à tous d’accéder à cet enseignement d’élite.
Si on reprend la définition de l’éducation libérale donnée par Leo Strauss, comme étant la possibilité de s’instruire en assistant au dialogue des grands esprits, la conception républicaniste de l’instruction publique pourrait bien n’être qu’une généralisation de l’éducation libérale.

Instruction et éducation

Si maintenant, au-delà de la question précise de l’instruction, on passe à la question de l’éducation, nous sommes obligés de définir les rôles respectifs de la puissance publique et des familles. Le républicanisme doit protéger les enfants contre la domination des adultes. Ce qui ne veut pas dire que les enfants jouisse des mêmes libertés que les adultes, ce qui serait absurde, mais que les ingérences des adultes dans leur vie d’enfant ne doivent pas être arbitraires mais guidées uniquement par le souci du bien propre des enfants. On pourrait reprendre ici les idées directrices développées par Jean-Jacques Rousseau dans l’Émile ou les propositions de Kant concernant l’éducation à la liberté. Jean-Jacques Rousseau par exemple, soutient que l’éducation est d’abord essentiellement une éducation négative, c’est-à-dire une éducation qui se donne pour objectif de protéger l’enfant contre le mal sans lui inculquer un bien qu’il n’est pas en mesure d’assimiler librement.
Il est évidemment impossible d’entrer dans le détail, mais ces lignes directrices devraient permettre de délimiter le champ d’intervention éventuelle de la puissance publique dans la protection de l’enfance. On peut admettre, par exemple, que des adultes entrent librement dans des sectes puisque les adultes sont censés être apte à se déterminer eux-mêmes sans que l’État vienne leur dire quelle conception englobante de la vie qu’ils doivent adopter. Le problème se pose évidemment en ce qui concerne les enfants qui peuvent élever dans ses actes à l’égard des autres enfants de leur âge et à l’écart des formes normales de socialisation. On pourrait faire valoir que la différence entre les sectes et une éducation religieuse ordinaire n’est pas toujours clairement établie. Il reste que le jeune enfant élevé dans la religion catholique ou la religion juive ou ce que l’on veut grandit, s’éduque, se forme pour l’essentiel dans un milieu où il n’est pas coupé les des autres enfants d’une autre religion ou n’étant éduqué dans aucune religion. Ce qui l’évidence n’est pas le cas des enfants embrigadés dans les sectes.
Si les droits des parents en matière d’éducation doivent être respectés, c’est avant tout en tant que ces droits sont essentiellement des devoirs. Les parents ne sont pas propriétaires des enfants, ils ne sont que ceux à qui incombe naturellement le devoir de les aider à entrer dans la vie sociale, à être institués, c’est-à-dire à apprendre à se tenir debout.
Ce point étant posé, il reste que les garanties publiques concernant l’éducation sont seulement des garanties négatives. Il y a une instruction publique, mais pas une éducation publique. Les parents restent les premiers éducateurs : on pourrait invoquer une espèce de « droit naturel », mais c’est surtout l’irréductible pluralité des individus qui ne peut guère exister que sous cette forme – à l’encontre des conceptions qui veulent faire de l’État l’éducateur comme dans l’éducation des gardiens platoniciens.
Il y un dernier point très polémique au sujet duquel une discussion serrée ne pourra être évitée : c’est ce qu’on appelle aujourd’hui, d’un terme un peu barbare, « parentalité ». Le  contemporain considère que les choix de vie des parents ou futurs parents doivent devenir d’une manière ou d’une autre des impératifs juridiques partagés par toute la société. En particulier les libéraux qu’il y a une sorte de discrimination dans l’interdiction d’adoption par des couples homosexuels, en l’état actuel de la loi. On fera remarquer il n’y a pas interdiction faite aux homosexuels d’adopter des enfants, mais la loi ne reconnaît comme père et mère que des individus de sexe opposé. Sans entrer dans le détail de ces discussions compliquées, il me semble que la position actuelle de la loi est la sagesse même. Si on admet que les structures de la parenté sont le lieu où s’articule la nature et la culture, le droit ne peut que prendre en compte ce fait de nature qui est qu’un homme et une femme sont nécessaires pour faire un enfant et que l’enfant en état de droit accordé aux parents ni le résultat d’un « projet parental », mais qu’il est bien une personne existant par elle-même et ayant le droit avoir un père et une mère, c’est-à-dire deux individus de sexe opposé représentant pour lui la division de l’humanité en sexes condition nécessaire de sa reproduction.
La position que je soutiens ici pourra peut-être paraître très conservatrice. Elle me semble découler cependant de l’idée républicaine selon laquelle le corps politique n’est pas simplement une association d’individus passant des contrats les uns avec les autres selon leur libre arbitre, ce que Pierre Legendre appelle le sujet-roi, mais au contraire un « empire de la loi » qui seule peut garantir la liberté individuelle.

La question des inégalités sociales et le critique de l’école.

Du point de vue républicaniste, il est évident que la cohésion de la  politique et le respect des droits de chacun supposent une relative égalité des conditions, c’est-à-dire une égalité qui ne se limite pas à l’égalité de droit, laquelle s’accommode fort bien des plus grandes inégalités de fait. C’est ce qu’il faut examiner accusations adressées à l’école selon laquelle elle ne ferait que reproduire et renforcer les inégalités sociales. Bref l’égalitarisme républicain traditionnel, lié à ce qu’on a appelé « méritocratie républicaine » ne serait qu’une idéologie, une représentation inversée de la réalité : derrière l’égalité se cacherait le maintien et le renforcement des inégalités sociales.

La critique radicale de l’institution scolaire

Le point de départ permettant de comprendre l’égalitarisme scolaire traditionnel est condamné par nos modernes pédagogues au motif qu’il dénie la réalité des différenciations dans les publics scolaires en voulant donner à tous indistinctement le même enseignement. L’égalitarisme serait en fait le moyen le plus insidieux d’entériner l’inégalité et de défendre les privilèges.
Ainsi, l’idéologie scolaire actuelle s’est d’abord constituée comme une critique radicale de l’institution scolaire républicaine. Aux critiques conservatrices dirigées on a vu au cours des années 60 se substituer une critique « révolutionnaire ». Les œuvres phares ici sont les travaux des sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dont le premier livre, Les Héritiers (1964), va fournir le soubassement intellectuel d’une bonne partie de la critique gauchiste en 1968. Ce qui était au départ une étude limitée au milieu étudiant va devenir une théorie générale de l’éducation dans « La reproduction » (1970). De manière schématique mais sans trop déformer la pensée des auteurs, on peut résumer ainsi les thèses essentielles de ces auteurs :
  • Loin de réaliser l’idéal d’égalité des chances, l’école «  égalitaire «  en apparence ne fait que reproduire la division de la société en classes. Sans le dire, l’enseignement dispensé à l’école est un enseignement qui reproduit les rites, utilise le langage, s’appuie sur les façons de vivre des classes dominantes et par conséquent ne peut que reproduire les inégalités.
  • L’école accomplit d’autant mieux cette fonction de reproduction qu’elle dénie sa propre réalité. Ainsi, si l’enfant des classes populaires échoue, il ne peut pas mettre cet échec sur le compte d’une injustice mais ne doit s’en prendre qu’à lui-même.
  • Par conséquent le rapport pédagogique entre l’enseignant et l’élève est un rapport de domination. Il repose sur une violence symbolique : « toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique en tant qu’imposition par un pouvoir arbitraire d’un arbitraire culturel ».
  • Cette violence symbolique ajoute du pouvoir au pouvoir et en ajoute d’autant plus que le fondement du pouvoir est dissimulé par cette violence symbolique.
Ce qui se développe, c’est une conception « objectiviste » – c’est peut-être le propre de la sociologie. Elle se préoccupe ni des finalités de l’enseignement, ni des valeurs qui doivent être défendues, ni – et cela peut sembler paradoxal, mais c’est une constante de la sociologie bourdivine – des revendications des dominés et de leurs luttes. Des notions telles que « domination », « violence symbolique », « capital symbolique », étendues à l’infini dissolvent toute analyse sociale en un enchevêtrement de dominations en tout genre, sans la moindre hiérarchie ni la moindre possibilité de définir ce qu’on pourrait en tirer. Si toute action pédagogique est domination et même violence, que nous reste-t-il à faire sinon à saborder l’instrument de cette violence symbolique qu’est l’école.
La conception bourdivine de la domination est radicalement indéterminée. Philosophiquement, on se retrouve en deçà d’Aristote qui séparait les dominations paternelles (celle du père exercée dans l’intérêt de ses enfants et motivées par le sentiment naturel) des dominations despotiques (celle du maître sur ses esclaves qui a une domination totale dans laquelle l’esclave est seulement le moyen au service de maître.) Elle réduit ainsi le maître (magister) au seigneur possesseur d’esclaves (dominus). Du même coup, les enseignants sont enrôlés dans les classes dominantes – la petite noblesse d’État, faisait fi de la longue union, singulièrement en France, des enseignants au mouvement ouvrier, syndical et politique. La sociologie est ainsi devenue une arme contre la politique.
Une deuxième source des théories « modernes » de l’école peut être trouvée chez les disciples d’Althusser, notamment Beaudelot et Establet. Pour Althusser, l’école faisait partie des « appareils idéologiques d’État » (AIE). Sommairement, il s’agit de ceci : la domination de la classe bourgeoise se fait selon deux méthodes : la violence et le consensus. Pour l’exercice de la violence, on aura recours aux appareils répressifs (police, armée) et pour le consensus aux AIE. Les AIE sont donc ainsi des moyens de reproduction de la société de classe et de sa division. Ainsi Beaudelot et Establet décrivaient, dans L’école capitaliste en France, les résultats du fonctionnement de l’appareil scolaire : il assure 1/ une distribution matérielle, une répartition des individus aux deux pôles de la société ; et 2/ une fonction politique et idéologique d’inculcation de l’idéologie bourgeoise.
On pourrait montrer par de nombreux exemples à quelles conclusions conduit cette théorie. Ainsi Baudelot & Establet polémiquant contre le plan Langevin/Wallon, s’en prennent à la culture générale comme « moyen de la collaboration de classes » ; ils se prononcent pour la destruction de l’école en tant qu’institution séparée de la production, etc. Cette théorie qui se proclame marxiste toutes les cinq lignes n’a évidemment que des rapports très lointains avec celle de Marx. Il suffit de dire ici que la reproduction de la division de la société en classes, pour Marx, est tout simplement le processus par lequel se produit et se reproduit le capital et par conséquent c’est l’ouvrier qui en acceptant d’être exploité par son patron reproduit chaque jour, chaque heure, chaque minute et chaque seconde le capital et les classes sociales.
Tant du côté de la sociologie bourdivine que des disciplines d’Althusser, on voit clairement comment une critique dite « d’extrême gauche » pouvait fournir les ingrédients idéologiques aux mains de destructeurs de l’école. Toutes les réformes entreprises contre l’école dans les années 70 ont d’ailleurs reçu de ces « gauchistes » de tout poil un soutien direct : face aux luttes des étudiants, des enseignants, tous ces gens répondaient qu’il était hors de question de défendre « l’école bourgeoise », que les querelles sur les réformes universitaires étaient des querelles au sein de la classe dominante et que la seule chose à faire était de transformer l’université en « base rouge » – c’était la grande époque de la folie maoïste.
La critique de l’école est passée à droite !

Équité contre égalité

À la place de la révolution culturelle et des bases rouges, on va s’intéresser au nouveau problème des années 80, la gestion de la pauvreté et de l’exclusion – soit dit en passant, on va donc progressivement remplacer une vision politique et syndicale revendicative de droits par une «  vision humanitaire « . Dans le domaine scolaire, c’est la question de l’échec scolaire qui vient au premier plan. La théorie gauchiste va se modifier mais sans abandonner sa problématique centrale, la critique de l’égalité comme un égalitarisme injuste. En effet, puisque l’école traditionnelle est la même pour tous, elle donne la même chose à ceux qui disposent d’un héritage culturel et social confortable et à ceux qui sont en difficulté, qui sont nés dans des milieux sociaux défavorisés et donc ne peut que reproduire la situation d’inégalité en l’aggravant. L’échec scolaire a donc sa cause première dans les handicaps socioculturels. L’école traditionnelle dissimule cette cause en mettant tous les élèves sur un pied d’égalité. On ne peut remédier à cela qu’en rompant résolument avec l’égalitarisme scolaire et en fondant l’enseignement sur « l’hétérogénéité des publics ». 
À l’égalité républicaine, il faudra donc substituer l’équité, mauvaise traduction du « fair » américain, c’est-à-dire en fait une forme de « positive action » telle que les démocrates américains l’ont mise en pratique en faveur (ou parfois plutôt en défaveur) des minorités raciales. Il faudrait entrer dans les détails de la mise en œuvre de cette politique bien connue qui commence par le zonage (ZEP, zones sensibles) qui trouve son correspondant dans l’ensemble de la politique sociale et spécialement de la politique de la ville. Il faudrait s’interroger plus longuement sur ce quadrillage du territoire avec les éléments d’une politique de développement séparé qui s’y dessinent sous couvert d’intégration.
Il y a ici quelque chose d’essentiel à noter : toutes ces théories (de Bourdieu à Meirieu !) se donnent pour des « théories de gauche ». Critique de la domination, critique du capitalisme, critique des inégalités au nom de la justice sociale, tout cela a une couleur nette. On sait bien que l’attachement profond de notre pays à l’école laïque et à ses traditions a interdit pendant longtemps tous les gouvernements de droite de parvenir à leurs fins : des coups ont été portés, mais ils sont restés relativement limités. Il fallait donc que la destruction de l’école publique soit légitimée autrement et que ce soit de l’intérieur même de son propre camp que surgissent ses pires ennemis.

Comment poser la question des inégalités

Il faut répondre à plusieurs questions :
  1. L’école peut-elle corriger les inégalités sociales ? On peut répondre en deux temps :
    1. L’école peut corriger les inégalités face au savoir et à la culture engendrées par les inégalités sociales ; l’instruction fait partie des « capabilités » – pour reprendre ici la terminologie d’Amartya Sen – et elle augmente donc la liberté de ceux qui en ont bénéficié (au premier chef leur liberté d’agir sur le plan politique contre les injustices sociales dont ils sont les victimes).
    2. Mais l’école ne peut pas corriger les inégalités sociales qui naissent sur le terrain de la structure socio-économique, pour la bonne raison que les inégalités sociales n’ont pas leur origine dans l’excellence des parcours scolaire. Pour autant la classe dominante ne peut pas se désintéresser de l’école.
      1. Dans l’instruction minimale pour tous, elle trouve d’abord la formation d’une main-d’œuvre relativement qualifiée qui lui est nécessaire. Jules Ferry ne s’en cachait, comme il ne se cachait pas de faire de l’école un moyen de pacifier et de domestiquer la classe ouvrière – comme tous les bourgeois il était obsédé par cette identification courante au XIXe siècle entre les classes laborieuses et les classes dangereuses.
      2. La classe dominante a besoin d’un « ascenseur social ». Les théoriciens italiens des élites (Pareto et Mosca) avaient souligné la nécessité de la circulation des élites comme moyen de stabiliser l’élite. C’est d’autant plus vrai dans le mode de production capitaliste où l’argent est le seul signe d’appartenance à la classe dominante. L’argent est démocratique – il faut lire Simmel pour s’en convaincre – à la différence des systèmes fondés sur l’appartenance à une caste ou à une lignée. Dans le mode de production capitaliste, c’est le capital qui distribue et redistribue sans cesse les positions sociales et, conformément au génie propre de ce système, il est nécessaire d’avoir un certain vivier de futurs capitalistes. De ce point de vue, on doit prendre au sérieux les discours gouvernementaux, de gauche et de droite, en faveur de la démocratisation de l’accès aux filières d’élites avec des programmes particuliers pour l’accueil des pauvres méritants dans les écoles les plus prestigieuses où se forme l’élite dominante : « sciences po » Paris, HEC. Au-delà de l’esbroufe et des opérations de communication, on doit savoir distinguer un souci réel : l’espoir d’ascension sociale est absolument nécessaire, faute de quoi les éléments les plus doués parmi les jeunes des classes pauvres pourraient bien être tentés de reprendre le chemin de la révolution.
      3. Ajoutons que si l’école ne peut pratiquement rien contre les inégalités sociales, la persistance et l’aggravation de ces inégalités mine l’école, de l’intérieur.
  2. Faut-il se battre pour l’égalité des chances ? à droite, comme à gauche, l’égalité des chances apparaît comme le slogan moderne, social et républicain (on reconnaît « égalité »). Il faut bien dire que l’égalité des chances n’a absolument de rien de républicain, quand bien même l’école parviendrait par un miracle extraordinaire à assurer cette fameuse « égalité des chances » entre tous les jeunes qu’elle est chargée d’instruire.
    1. Le mercredi 17/12/2008 dans un amphi de l’école Polytechnique, le président de la république affirmait « L’égalité réelle des chances, c’est d’abord par l’école qu’elle passe ». C’est au même moment qu’on apprenait qu’il tentait de faire bombarder son fils Jean, 23 ans, péniblement en 2e année de droit, à la tête de l’établissement public de la Défense. on pourrait donc dire que « l’égalité des chances » vantée par nos dirigeants est une mystification et qu’il faut une « véritable égalité des chances ». Mais comment réaliser cette égalité des chances dans une société fondamentalement inégalitaire ? Dans une société égalitaire le problème ne se poserait et dans une société inégalitaire il faudrait organiser l’école sur des inégalités inversées et on retombe sur les problèmes énoncés plus haut.
    2. C’est que « l’égalité des chances » est en elle-même à mettre en question. Car elle reconduit la théorie de la vie sociale comme une compétition dont il faudrait organiser la loyauté et l’impartialité. Autrement la revendication de « l’égalité des chances » est une revendication typiquement « libérale », pourrait-on dire, si le mot n’avait tant galvaudé. Elle suppose des individus isolés, soucieux de leur propre bien et indifférent au bien des autres (non envieux). Admettons que les inégalités scolaires aient disparu, il resterait que le nombre de places à l’X ou à l’ENA serait toujours limité. Supposons qu’il y ait 1000 candidats pour 100 postes, égalité des chances ou pas, il y aurait 900 malchanceux ! ou 900 candidats qui n’auraient qu’à s’en prendre qu’à eux-mêmes… Les concours comme tous les autres formes de sélections des élites et de répartition des charges et emplois liés à des avantages particuliers ne sont que des techniques de sélection – plus pertinentes que le piston ou de jouer la place au bras de fer – mais seulement des techniques de sélection nécessairement inégalitaires. L’égalité des chances n’est qu’une forme de l’égalité libérale, liée à la sélection naturelle – comme le dit fort justement Rawls.
    3. Ce qui est conforme au principe républicain, en tant qu’il valorise les idéaux communautaires, c’est la possibilité pour tous d’accéder à la grande culture réservée aujourd’hui aux membres de la classe dominante. On pourrait classer ce genre d’égalité dans celui qu’Amartya Sen nomme « égalité des capabilités ». Tout le monde ne peut pas devenir énarque (heureusement !), mais il vaut mieux avoir des ouvriers instruits que des ouvriers privés d’instruction.
  3. Que faire du mérite ? L’école républicaine est liée, en France au moins, à l’idée du mérite républicain. Contre les principes héréditaires de l’Ancien Régime et contre la cooptation entièrement entre les mains des classes dirigeantes, la réussite scolaire est considérée comme le véritable mérite, permettant de distribuant positions et récompenses, selon les principes de la justice distributive aristotélicienne. Or cette notion de mérite ne va pas de soi.
    1. Aristote lui-même notait qu’on ne s’entend généralement pas sur ce qui doit être nommé mérite (dans l’Ancien régime, la naissance formait l’essentiel du mérite). Augustin refuse radicalement la notion de mérite : le mérite revient à Dieu et non à l’individu. Cette critique augustinienne du mérite est reprise par John Rawls : pour lui, les inégalités dans la distribution qui peuvent être utiles socialement (il y a un côté « utilitariste » dans l’approche rawlsienne) ne renvoient pas au mérite car, au fond, personne n’a mérité ses mérites. L’élève méritant qui par son travail et sa volonté compense l’absence de dons innés ou de ressources culturelles familiales n’a pas mérité ses qualités de travailleur. Comme les dons innés, elles découlent du jeu de la loterie des dons naturels. Loin de récompenser le mérite, le principe de différence rawlsien est une sorte de « socialisation » des dons individuels.
    2. Il faut ici se contenter de reprendre la mise au point de Jean-Fabien Spitz. Contre la critique rawlsienne du mérite, Spitz soutient que « si les individus ne méritent pas leurs talents parce que ceux-ci sont arbitrairement logés en eux, pourquoi la société dont ils sont membres les mériterait-elle ? Pourquoi pas l'humanité entière ? Après tout, la présence des individus talentueux dans certaines sociétés est aussi arbitraire que la présence des talents eux-mêmes dans certains individus. »
    3. Spitz soutient : « C'est pourquoi il faut une autre idée pour légitimer la redistribution sans recourir à une notion qui, comme celle de destin partagé, entre en contradiction avec le caractère contractuel de la société : l'égalité, non pas des chances, mais des ressources. Une société libre ne peut recueillir l'adhésion de ses membres que si ses principes traitent chacun d'entre eux avec un respect égal, sans aucun privilège ni discrimination. En apparence, cela implique l'égalité des droits, mais pas la redistribution des ressources ni la tentative pour les égaliser autant que cela est compatible avec l'impératif de l'efficacité. Mais ce n'est qu'une apparence, car traiter des individus avec un respect égal, c'est considérer que les choix des uns et des autres possèdent une valeur égale, et c'est donc nécessairement veiller à ce que les moyens dont ils disposent à la fois pour faire leurs choix et pour poursuivre leurs buts soient aussi égaux que possible. Il ne s'agit pas de donner à chacun une chance égale d'atteindre ses fins, mais de donner à tous les mêmes moyens pour les atteindre, car toutes sont d'une importance égale. Au-delà, la tâche d'une puissance publique légitime est de garantir à tous les moyens d'une autonomie effective, non seulement en termes de revenu, mais en termes de statut, de moyens de se défendre contre la domination et la dépendance. »
    4. La position de Spitz permet de maintenir l’idée de mérite : tous les individus doivent contribuer en raison de leurs moyens à l’existence d’une puissance publique apte à donner les moyens égaux pour tous de réaliser ses propres fins. Mais on ne peut pas supprimer la notion de mérite.

  (Ce texte est issu d'une conférence faite devant l'association Philopop au Havre en mars 2011)

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