lundi 14 novembre 2011

Nouvelles considérations sur les intellectuels dans la République



Résumé
Bien que notre égalitarisme répugne à cet aveu, nous devons reconnaître qu’il n’y a pas de démocratie vivante sans l’activité des philosophes et plus généralement des « intellectuels » pour reprendre un terme consacré depuis l’affaire Dreyfus. Kant déjà faisait de la libre intervention des philosophes un des réquisits de l’État vraiment républicain. Dans La trahison des clercs, Julien Benda remarquait pourtant que « les hommes dont la fonction est de défendre les valeurs désintéressées comme la justice et la raison […] ont trahi cette fonction au nom d’intérêts pratiques ». Il semble bien que cette affirmation n’a rien perdu de sa vérité. Entre philosophes médiatiques et idéologues embarqués, la place pour une véritable intervention philosophique dans la vie de cité s’est réduite comme une peau de chagrin. Ce pourrait bien être une expression de la liquidation de l’élitisme républicain au profit des nouvelles dominations oligarchiques.
Introduction
La prétendue « fin des idéologies » – qui n’est rien d’autre que le triomphe de l’idéologie dominante – semble avoir coupé la politique de toute réflexion théorique sérieuse. L’ambition qui fut celle de l’école de Francfort (fournir une théorie critique de la société existante) n’existe plus. Ou, si elle existe encore, c’est dans un champ intellectuel complètement éclaté. Il y a des économistes critiques qu’on entend (rarement) mais qui parlent indépendamment de toute pensée proprement politique : ils parlent au nom de la « science économique ». Il y a des psychologues ou des psychanalystes qui s’intéressent à la réalité des relations de travail (Dejour, par exemple) mais ils s’en tiennent prudemment à leur domaine, délaissant la nature même du mode de production dont ils dénoncent les effets. La critique sociale menée d’un point de vue plus ou moins freudien, comme la trouve chez Dany-Robert Dufour (La cité perverse) ou Roland Gori (un des fondateurs de « l’appel des appels) esquive généralement les questions décisives, c’est-à-dire celles de la structure de base de nos sociétés.
Et surtout il semble qu’il y ait un consensus pour admettre que seules sont en cause les conséquences fâcheuses de la réalité sociale actuelle et nullement l’essence même des formes de domination modernes. La critique radicale est laissée à des philosophes au fond inoffensifs par leurs excès même : Negri fut la coqueluche des médias, Badiou et Zizek ont pris la relève : tous parlent au nom d’un communisme irréel, entre les fumeuses élucubrations de Negri sur les nomades et le travail immatériel et la nostalgie de Badiou pour la « révolution culturelle » chinoise. Mais surtout, les déclarations ronflantes mises à part, il est facile de montrer que Badiou, Negri et Cie s’inscrivent pleinement dans l’idéologie du « capitalisme absolu ».
Je laisse de côté le grand pitre qu’est Michel Onfray, prétendu libertaire, parangon d’un scientisme hors d’âge qui s’est tour à tour qualifié de gaulliste, de partisan du capitalisme, de soutien de Besancenot ou du Front de gauche et j’en passe.
On pense immanquablement au réquisitoire de Julien Benda contre La trahison des clercs (1927) : « les hommes dont la fonction est de défendre les valeurs désintéressées comme la justice et la raison […] ont trahi cette fonction au nom d’intérêts pratiques ».

I.                   Élites intellectuelles et démocratie

La question des élites n’intéresse pas beaucoup les philosophes ni les sociologues français, alors qu’elle a une très longue histoire en Italie. Je l’ai évoquée à plusieurs reprises et notamment lors d’une conférence que j’ai jadis faite au Havre. Je ne reprendrai pas ce que j’ai dit à cette occasion où mon « cœur de cible » était ce que Mosca appelait « la classe politique ».
Ce qui m’intéresse aujourd’hui, ce sont les « intellectuels » en tant qu’ils font partie des élites. On le sait les « intellectuels » sont apparus comme une catégorie à part, susceptible d’un traitement sociologique et historique particulier au moment de l’affaire Dreyfus avec l’engagement emblématique d’Émile Zola. Mais à force d’en parler en soulignant leur autonomie, on a perdu de vue qu’ils faisaient partie des élites.

A.               Comment peut-on définir les élites ?

Je pourrais commencer en parlant comme Machiavel, c’est-à-dire en faisant de l’opposition entre « grands » et « peuple » l’opposition centrale : dans toute organisation socio-politique, il y a des gouvernants, c’est-à-dire des « grands », ceux qui veulent dominer et gouverner pour dominer, et il y a le peuple qui ne réclame pas de gouverner mais essentiellement de n’être pas dominé, c’est-à-dire en fin de compte de ne pas être gouverné. Et Machiavel va même un peu plus loin dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live : un peuple qui accepterait sans rechigner d’être gouverné, qui subirait sans quelque manifestation tumultuaire les tracas et persécutions des grands serait un peuple corrompu et la corruption du peuple annonce la corruption générale de l’État et son inévitable décadence.
De ce point de vue les élites (les élus) sont les « grands », mais à condition de ne pas s’en tenir strictement au domaine de l’État mais d’y adjoindre les « grands » en matière économique et les « grands » dans le domaine de la culture et des « faiseurs d’opinion ». Pour définir ce que sont élites, Le point de départ de Pareto est le suivant :
« la société humaine n'est pas homogène : que les hommes sont différents physiquement, moralement, intellectuellement. Ici, nous voulons étudier les phénomènes réels. Donc, nous devons tenir compte de ce fait. Nous devons aussi tenir compte de cet autre fait : que les classes sociales ne sont pas entièrement séparées, pas même dans les pays où existent les castes, et que, dans les nations civilisées modernes, il se produit une circulation intense entre les différentes classes. » (TSG, XI, §2025)
Pareto pense que l'on peut définir une sorte d’échelle objective qui permettrait de mesurer ces différences sociales. On doit pouvoir noter les individus selon leur degré de compétence dans un secteur donné en attribuant 10 à celui qui excelle et zéro au parfait « crétin » (sic). Ces évaluations peuvent être données indépendamment des jugements de valeurs et même indépendamment de toute considération d’utilité sociale. En admettant cette classification, on arrive à cette conclusion :
§2031. Formons donc une classe de ceux qui ont les indices les plus élevés dans la branche où ils déploient leur activité, et donnons à cette classe le nom d'élite. Tout autre nom et même une simple lettre de l'alphabet, seraient également propres au but que nous nous proposons.
Il faut enlever au terme « élite » tout ce qui pourrait rappeler des jugements de valeurs. Pareto propose de séparer l’élite en deux sous-classes: l’élite gouvernementale et l’élite non-gouvernementale. Face à cette élite n’existe qu’une classe inférieure, celle qui ne se définit que par le seul fait qu’elle n’appartient pas à l’élite. Nous avons là un schéma extrêmement simplifié, binaire, qui n’est pas sans rappeler le schéma machiavélien de l’opposition entre les grands et le peuple. Pareto y revient d’ailleurs un peu plus loin quand il affirme qu’on doit diviser toute société en deux classes, la classe supérieure, celle des gouvernants, et la classe inférieure, celle des gouvernés.
Pareto montre que les marqueurs d’appartenance à l’élite sont assez complexes, car évidemment pour appartenir à l’élite il n’est pas nécessaire de passer l’examen de Pareto ! Il existe des titres résultant d’examens pour devenir avocats, médecins, etc. La richesse héréditaire joue également un rôle important dans l’appartenance à l’élite.
Mais le phénomène intéressant, selon Pareto, est celui de la circulation des élites, c’est-à-dire comment quelqu’un qui n’était pas membre de l’élite peut y accéder et inversement comment on perd sa qualité de membre de l’élite.
Les statuts reconnus ne sont pas les garants de l’appartenance à l’élite. Ainsi Pareto souligne qu’on ne doit pas confondre l’élite et les aristocraties traditionnelles, même si ces aristocraties furent certainement la composante essentielle de l’élite à un moment donné.
La conséquence est donc logiquement celle-ci :
§ 2054 (…) La classe gouvernante est entretenue, non seulement en nombre, mais, ce qui importe davantage, en qualité, par les familles qui viennent des classes inférieures, qui lui apportent l'énergie et les proportions de résidus nécessaires à son maintien au pouvoir. Elle est tenue en bon état par la perte de ses membres les plus déchus.
Ces considérations qui peuvent paraître des évidences méritent d’être méditées. En effet, il apparaît clairement que tout système de domination a besoin d’un renouvellement plus ou moins régulier de la classe dirigeante. L’Église, dans l’ancien régime, même si elle était souvent aux mains de l’aristocratie nobiliaire, était une institution qui assurait le renouvellement de la classe dirigeante et concourait à la formation des élites – par l’instruction qu’elle dispensait autant que par les personnels politiques qu’elle a fournis à la monarchie, de Richelieu à l’abbé Dubois pour parler de quelques premiers ministres fameux. La révolution a renouvelé profondément la classe dirigeante, par la vente des biens nationaux et le « super bonus » qu’elle a ainsi donné à la partie la mieux assise de la bourgeoisie, mais aussi en procédant à une promotion massive de nouveaux venus, recrutés sur leur énergie, leur aptitude à servir le nouveau régime ou leur bravoure sur les champs de bataille. Mais le déclin de la vieille aristocratie n’a pas signifié la fin de l’ancienne classe dirigeante : la révolution l’a transformée et revigorée, les nobles de convertissant massivement aux affaires, financières ou industrielles, et les bourgeois cherchant à marier leurs filles ou leurs fils aux héritiers ou héritières de titres à particules.

B.                les intellectuels dans l’élite

C’est dans ce cadre général qu’on peut penser la place des « intellectuels ». Dans le cadre de la stabilisation « démocratique » des acquis de la révolution française, les intellectuels sont une partie intégrante des nouvelles élites. D’une part, on sait le rôle que les philosophes et les écrivains ont joué dans la préparation de la révolution elle-même. Représentants de classe montante et notamment de toutes ces couches qui aspiraient à sortir du carcan de la monarchie absolue et des vestiges du féodalisme, ils avaient à la fois l’appui des couches lettrées (avocats et hommes de robes en tous genres), des classes industrieuses qui voulaient se débarrasser du parasitisme de l’Ancien Régime et voyaient d’abord dans la liberté la liberté d’entreprendre et d’accéder aux plus hautes positions sociales (il suffit de penser au rôle qu’a joué la question de l’accession des roturiers aux plus hauts grades de l’armée royale, ce qui a cristallisé la réaction nobiliaire et provoqué la chute de Turgot) et enfin des couches « éclairées de l’aristocratie : Mirabeau était le fils du célèbre physiocrate féru d’agronomie, Mirabeau père… Il suffit de prendre  tous les philosophes des Lumières, un à un, pouvoir retrouver dans leurs écrits toutes les revendications intellectuelles, politiques et morales  de ces différentes couches sociales. C’est même la première fois dans l’histoire que les spécialistes de la pensée jouent un rôle politique aussi éminent, aussi direct et dont les effets se feront sentir si longtemps. Ce qui émerge d’ailleurs à cette époque, c’est bien une nouvelle figure philosophique, celle du philosophe engagé, et une nouvelle philosophie, une philosophie civique.
 En dépit de la méfiance profonde de Bonaparte pour les « Idéologues », la stabilisation post-révolutionnaire ne va faire que confirmer cette place des élites intellectuelles, à la fois dans la construction d’un État moderne – voir ici le rôle du nouveau système d’instruction mis en place par le Directoire, le Consulat et l’Empire – et dans la jonction entre les classes inférieures et les classes supérieures de la société, c’est-à-dire dans l’accélération du processus de circulation des élites.
Ces élites intellectuelles ne forment pas une couche homogène. Elles se divisent entre les diverses fractions de la classe politique et jouent souvent un rôle actif dans la vie publique. On évoquera ici Chateaubriand, Lamartine ou la figure du grand Hugo ! Mais on pourrait aussi citer les savants, d’Arago à Marcellin Berthelot.  Entre les partisans de la réaction monarchiste et les républicains, entre la droite et la gauche, on trouve toutes les sensibilités chez nos intellectuels. Mais on doit immédiatement noter que même les partisans de la réaction monarchiste ne jouent un rôle politique aussi direct que parce que la configuration d’ensemble du champ politique a été restructurée de fond en combles par la révolution.
L’apparition du mouvement ouvrier indépendant des deux grands blocs attire de nombreux intellectuels qui vont mettre leur culture, leurs talents et leur connaissance au « service du peuple ». Les théoriciens ouvriers du mouvement ouvrier sont rarissimes. Ce sont encore les élites intellectuelles qui deviennent très vite les porte-parole des ouvriers. Autodidactes (comme Proudhon) et intellectuels déclassés trouvent dans ce mouvement une occasion de faire partie d’une nouvelle élite en formation, une élite « socialiste » ou « communiste » qui va vite contrôler les organisations politiques qui prétendent parler au nom de la classe ouvrière. On doit à Robert Michels, dans son livre de référence «Les partis politiques », la première analyse systématique de la bureaucratisation de ces organisations et de « la loi d’airain de l’oligarchie ».
Il y a une explication « ouvriériste » de ce processus : les organisations ouvrières ont été colonisées par les intellectuels bourgeois et seules les organisations vraiment purement ouvrières, comme les syndicats animés de l’esprit anarcho-syndicaliste auraient su préserver l’esprit de radicalisme révolutionnaire. C’est la position défendue par George Sorel, qui voit dans la pénétration d’éléments « bourgeois » et « petits bourgeois » une des explications des tendances réformistes du mouvement ouvrier.  Michels, à l’inverse,  remarque :
ce sont d’ailleurs les mouvements ouvriers les plus exclusivistes qui partout et toujours ont le plus pénétrés d’esprit réformiste. (p. 232)
Rien de plus exact, là encore : les partis socialistes des pays d’Europe du Nord ou la Labour Party britannique avaient dès les origines une composition sociale très ouvrière, beaucoup plus que les partis du Sud ou même la SPD. Mais pratiquement jamais l’esprit révolutionnaire n’a effleuré ces partis. L’exemple de la social-démocratie suédoise qui aménagea sans peine la cohabitation de la Suède avec le régime nazi mériterait d’être étudié, comme un cas d’école. Si même on regarde les clivages sociologiques lors de la scission du congrès de Tours en 1920 entre la vieille SFIO et la nouvelle SFIC, le parti communiste, on doit bien constater que les bastions ouvriers du Nord et du Pas-de-Calais sont restés fidèles à la vieille maison alors qu’au contraire les régions paysannes du pourtour du massif central passaient majoritairement au nouveau parti communiste.
Si certains des intellectuels ralliés au mouvement ouvrier ont pu avoir des trajectoires erratiques (à commencer par celle de Robert Michels …), il reste que les intellectuels ont souvent été plus radicaux que la base. Souvent, mais pas toujours. À partir du moment où les organisations ouvrières sont devenues puissantes, l’adhésion des intellectuels a aussi été motivées par le goût du pouvoir et la participation au mouvement ouvrier est devenue aussi un des moyens de l’ascension sociale. Dans son dernier livre, Le complexe d’Orphée, Michéa reprend les analyses de George Orwell à propos des « pathologies » des intellectuels dont l’intellectuel stalinien constitue le prototype : « le véritable ennemi, c’est l’esprit réduit à l’état de gramophone et cela reste vrai, que l’on soit d’accord ou non avec le disque qui passe à un certain moment. » (Orwell)

II.                Le « nouveau prince »

J’ai pris cet exemple des intellectuels alliés au mouvement ouvrier parce qu’il me semble emblématique d’une question cruciale. Dans la préparation, le déroulement, puis la stabilisation de la révolution française, les intellectuels ont joué le rôle d’intellectuels organiques. Ils faisaient naturellement partie, plus ou moins clairement de l’élite dirigeante parce qu’ils étaient liés à une classe potentiellement dirigeante, certes largement écartée de la direction des affaires politiques mais ayant déjà des assises fortes dans l’économie et dans l’appareil d’État. Pour le mouvement ouvrier, les choses se présentent très différemment. Le renversement social que supposerait le socialisme serait pour la première fois dans l’histoire le fait d’une classe subalterne, c’est-à-dire d’une classe exclusivement dominée – toutes les révolutions du XVIII et du XIX sont le fait de parties des classes dominantes – qu’on songe ici, parce qu’il en est caricatural à l’exemple de la révolution américaine.
C’est Gramsci, presque seul, qui a compris ce problème. Selon Gramsci, le mouvement ouvrier doit mener bataille sur le terrain de la culture, autour de la question centrale de l’héritage : le mouvement ouvrier est l’héritier de la culture « bourgeoise ». Mais il faut aussi tenir compte du fait que la bourgeoisie ne reste pas inerte et qu’elle sait retourner contre le mouvement ouvrier les armes que lui donne la « philosophie de la praxis » – c’est le nom sous lequel Gramsci désigne la philosophie de Marx. Notons, d’ailleurs à ce sujet, que contrairement à ce qu’on peut lire ici et là, ce n’est pas pour échapper à la censure que Gramsci parle de la « philosophie de la praxis » à la place du « marxisme ». L’expression « filosofia della praxi » est propre aux philosophes italiens marxistes ou non et c’est, je crois, avec l’essai de 1898 de Giovanni Gentile qu’elle entre dans les mœurs. La question de la bataille culturelle occupe la majeure partie des deux mille pages des Cahiers de prison, sous une forme ou sous une autre. Contre le « matérialisme banal », il considère que c’est là que se joue véritablement la question politique centrale puisque c’est là que se joue l’hégémonie. C’est pourquoi il pose comme tâche la construction prolétarienne d’une « véritable groupe des intellectuels indépendants », condition de la formation de l’autonomie subjective du prolétariat. Sur ce terrain il semble suivre Lénine, mais va beaucoup plus loin que lui. Alors que Lénine finalement raisonne en termes militaires (le parti est une armée capable de mener une guerre de mouvement et l’instruction de l’élite révolutionnaire se fait dans ce cadre), Gramsci pose la question de la conquête « morale » des masses, donc de la culture nécessaire pour soutenir une « guerre de position ».
Gramsci, s’appuyant sur Croce, rappelle que la Renaissance italienne est restée confinée dans les cercles aristocratiques alors que le luthérianisme et le calvinisme ont été des mouvements de réforme nationale-populaire – c’est cette même expression que l’on trouve dans les notes sur Machiavel, au moment où Gramsci définit les tâches du nouveau prince. Et pourtant le luthérianisme et le calvinisme dans un premier temps ne représentaient pas une culture supérieure à celle qu’ils allaient remplacer. C’est seulement dans une phase ultérieure que la réforme put intégrer l’héritage de la renaissance et se diffuser même dans les pays non protestants. En France, la réforme s’exprima dans le mouvement des Lumières.
Il faut savoir transposer ces leçons de l’histoire dans l’époque actuelle. Gramsci propose de penser « la philosophie de la praxis comme réforme populaire moderne ». Cette idée a été entrevue, pour la première fois par Sorel qui a repris à Renan l’idée de la nécessité d’une réforme intellectuelle et morale. Mais en ce qui concerne le mouvement ouvrier, les choses se heurtent à une réalité que Gramsci met clairement en évidence :
La philosophie de la praxis présuppose tout ce passé culturel, la renaissance et la réforme, la philosophie allemande et la révolution française, le calvinisme et l’économie classique anglaise, le libéralisme et l’historicisme qui est à la base de toute la conception moderne de la vie. La philosophie de la praxis est le couronnement de tout ce mouvement de réforme intellectuelle et morale, dialectisé dans le contraste entre culture populaire et haute culture. Elle correspond au lien Réforme protestante + Révolution française : c’est une philosophie qui est aussi une politique, une politique qui est aussi une philosophie. Elle travers encore sa phase populaire : susciter un groupe d’intellectuels indépendants n’est pas une chose facile, cela demande un long processus avec des actions et des réactions, avec des adhésions et des dissolutions et de nouvelles formations très nombreuses et complexes : c’est la conception d’un groupe social subalterne, sans initiative historique, qui s’amplifie continuellement mais de manière non organique, et sans pouvoir outrepasser un certain degré qualitatif  qui est toujours au-delà de la possession de l’État, de l’exercice réel de l’hégémonie sur toute la société qui seul permet un certain équilibre organique dans le développement du groupe intellectuel. (Q. 1860-1)
Cette limitation explique pourquoi la « philosophie de la praxis » peut se transformer en une sorte de religion pour classe subalterne. Et c’est aussi pourquoi la lutte pour l’émancipation du prolétariat prend cette forme chaotique qu’on lui connaît. Comment sortir de cette difficulté ? Si on suit la théorie des élites de Pareto, il n’est aucune issue possible. Les classes dominantes dominent ! Pareto, parmi les moyens qui permettent le maintient de la domination d’une classe dominante note ceci:
§ 2482. 4° L'appel de la classe gouvernante, à condition de la servir, de tout individu qui pourrait lui devenir dangereux. Il faut prendre garde à la restriction : « à condition de la servir ». Si on la supprimait, on aurait simplement la description de la circulation des élites ; circulation qui se produit précisément quand des éléments étrangers à l'élite viennent à en faire partie, y apportant leurs opinions, leurs caractères, leurs vertus, leurs préjugés. Mais si, au contraire, ces personnes changent leur manière d'être, et d'ennemis deviennent alliés et serviteurs, on a un cas entièrement différent, dans lequel la circulation fait défaut. (TSG)
Thème sur lequel il revient souvient :
Il est, au contraire, plus difficile de déposséder une classe gouvernante qui sait se servir de la ruse, de la fraude, de la corruption, d'une manière avisée. C'est très difficile, si cette classe réussit à s'assimiler le plus grand nombre de ceux qui, dans la classe gouvernée, ont les mêmes dons, savent employer les mêmes artifices, et pourraient par conséquent être les chefs de ceux qui sont disposés à faire usage de la violence. La classe gouvernée qui, de cette manière, demeure sans guide, sans habileté, sans organisation, est presque toujours impuissante à instituer quoi que ce soit de durable. (Pareto, TSG, § 2179)
La théorie du parti d’avant-garde, telle que Gramsci la réélabore en partant de Lénine, vise justement à répondre à la théorie des élites de Pareto. Elle vise à construire une idée radicalement différente du chef et du groupe dirigeant. Gramsci oppose le chef à petites ambitions au chef à grandes ambitions. Après avoir dépeint le « chef charismatique » dont parle Michels, Gramsci écrit :
Le chef politique à grande ambition à l’inverse tend à susciter une strate intermédiaire entre lui-même et la masse, à susciter de possibles « concurrents » et égaux, à élever le niveau de capacité des masses, à créer les éléments qui peuvent le remplacer dans sa fonction de chef. Il pense selon les intérêts de la masse et ceux-ci veulent qu’un appareil de conquête ou de domination ne disparaisse pas à la mort ou à l’affaiblissement d’un seul chef, replongeant la masse dans le chaos ou l’impuissance primitive. (Q. 772)
On remarquera que cette alternative à la théorie des élites reprend la théorie des élites pour la faire jouer dans un autre sens. Un prince qui s’appuie sur les intérêts du peuple en lieu et place d’un prince au service des dominants.
Que les espoirs de Gramsci aient été déçus et qu’à la place de l’intellectuel organique nous ayons eu les « compagnons de route », c’est-à-dire des intellectuels serviles prêts à approuver tous les tournants et tous les crimes du système stalinien, c’est évidemment une question qui doit être posée dans toute son ampleur.

III.              La trahison des clercs contemporains

Il faut maintenant essayer une typologie des « intellectuels » dominants aujourd’hui. Si les idées dominantes sont les idées de la classe dominante, les intellectuels en sont les porteurs privilégiés.

A.               Le triomphe de l’économisme et la mode de la gouvernance

Ce qui caractérise en premier lieu le fonctionnement de nos « démocraties » – pour employer ici la terminologie convenue, bien qu’elle soit inadaptée – c’est la dépolitisation systématique de tout ce qui concerne la « polis », c’est-à-dire la communauté politique. Cette dépolitisation s’opère par deux biais :
1)       L’alibi de la « mondialisation » : puisque le monde est de plus en plus mondial, les États sont tenus pour impuissants à agir – on a répète cette antienne sur tous les tons depuis le début de la crise des « subprimes » et ses conséquences. Il ne s’agit plus gouverner mais de réguler des flux par l’intermédiaire d’une « gouvernance » supranationale. Alors que le gouvernement était réputé rester sous le contrôle des peuples auxquels il devait rendre des comptes, la gouvernance est l’affaire des experts, des technocrates, dont, soit dit en passant, les socialistes ont fourni quelques beaux échantillons avec le président de l’OMC, Pascal Lamy, et avec l’ex-président du FMI, feu-DSK.
2)       L’économisme : l’économie décide de tout, telle est le mot d’ordre auquel obéissent tous les dominants, mot d’ordre relayé par voie de presse et par les radios et télévisions. On a longtemps reproché au marxisme d’être un matérialisme économiste, mais le matérialisme économiste est la doctrine commune, l’idéologie adaptée à l’ère de la « fin des idéologies ». Dès lors la politique doit se réduire à être la servante de l’économie (un peu comme la philosophie était réduite au rôle de servante de la théologie au Moyen âge).
Dans une telle configuration, l’intellectuel traditionnel n’a plus aucune place, sinon celle de « supplément d’âme ». Que Soros ou Krugmann soient les penseurs d’une certaine gauche en dit long !

B.                La tyrannie des « experts »

À la place des intellectuels à l’ancienne, nous avons aujourd’hui les experts. Armés d’un « savoir » labellisé par la classe dirigeante, ils viennent sur tous les plateaux de télévision annoncer ce qui va se passer, ce qui doit se passer et ce que les gouvernements doivent et à quoi les citoyens doivent consentir. Les experts se divisent en plusieurs catégories, la principale étant celle des économistes qui se caractérisent par trois traits : 1) ils soutiennent presque tous le « laisser-faire » en matière économique et défendent la déréglementation sociale ; 2) ils appellent les gouvernements à l’aide quand leurs patrons banquiers ou grands financiers sont en danger ; 3) ils se trompent toujours dans leurs prévisions. Les psychologues, les sociologues et médecins sont aussi enrôlés dans la cohorte des experts, à l’expresse condition qu’ils aillent dans le sens réclamé par les classes dominantes, même si une pointe d’esprit critique est bienvenue pour attester de leur indépendance.
Le complément indispensable de cette tyrannie des experts est le sondage d’opinion ou plutôt l’armée des spécialistes du sondage qui viennent nous enseigner ce que nous sommes censés penser.

C.                Les « intellectuels embarqués »

Conformément à une vieille tradition, les intellectuels sont facilement embarqués dans les entreprises guerrières de leurs propres classes dominantes (on a parlé des « journalistes embarqués » au moment de la guerre du Golfe). La guerre contre l’Irak en 2003 en a donné un échantillon remarquable. Regroupant une belle brochette d’ex-trotskystes, d’ex-maoïstes, d’ex-surréalistes et d’ex-anarchistes, elle s’est fait le porte-parole de l’administration américaine (ainsi son rédacteur en chef, Michel Taubmann), des maoïstes et staliniens reconvertis dans la « guerre éthique » (comme Glucksmann et quelques autres) et des spécialistes du « communisme » (comme Courtois, directeur du fameux Livre noir du communisme. Comme le disait le regretté Castoriadis, « quand on change de trottoir, on ne change pas de métier ».  

D.               les radicaux « anti-libéraux » très libéraux

À l’opposé, en apparence, des précédents, on trouvera toutes les figures de cette nouvelle gauche radicale célébrée il n’y a pas encore très longtemps par Libération, les Inrockuptibles ou encore France-Culture. Le parangon en est Toni Negri dont le livre qu’il a écrit, Empire, est le manifeste le plus achevé. Éloge de la mondialisation et du nomadisme, ce livre s’inscrit pleinement dans les objectifs de la « classe capitaliste transnationale » (pour parler comme Leslie Sklair). On pourrait facilement montrer que Badiou se situe fondamentalement sur la même orientation, avec sa figure de l’immigré seul rédempteur et sa reprise très particulière de la théologie paulinienne. Ce n’est pas un hasard si les figures marquantes du colloque de Londres de 2009 sont Negri et Badiou.

E.                La question du populisme

S’il y a un point commun à la grande majorité des intellectuels de droite et de gauche aujourd’hui, c’est la dénonciation du « populisme » assimilé au fascisme. La figure du peuple, jadis magnifiée est devenue le comble de l’horreur, notamment chez les intellectuels de gauche. Le mépris du peuple, considéré comme réactionnaire, attardé, xénophobe, enraciné bêtement dans son territoire et sa culture est un de leurs thèmes favoris. Là encore, il faut lire Michéa et surtout peut-être son inspirateur, Christopher Lasch, notamment Le seul et véritable paradis, un beau livre consacré au populisme, dont Lasch rappelle qu’il a été le seul véritable courant de gauche aux États-Unis. C’est que le populisme constitue la seule attitude de refus du monde du « capitalisme absolu » à l’édifice duquel les intellectuels de gauche apportent de bon gré leur contribution. Cet « anti-populisme » de gauche est une des explications de la tentation des classes populaires de se réfugier dans le vote conservateur voire fascisant.

IV.             Quelles tâches pour la philosophie ?

Si la philosophie a un sens, si elle n’est pas un passe-temps mondain, elle se doit d’être « civique », c’est-à-dire d’être engagée sur son propre plan dans la réflexion proprement politique. La grande philosophie l’a toujours été, depuis Platon et Aristote jusqu’à Husserl et Adorno. Je pourrais évoquer ici la grande figure de Sartre si ce dernier n’avait pas, plus souvent qu’à son tour, cédé à la tentation de mettre la philosophie au service de causes partisanes pas toujours bien analysées, depuis son soutien à peine critique au communisme stalinien jusqu’à sa réconciliation avec Aron dans l’humanitaire.
Car être « civique », ce n’est pas être au service d’un parti ni réclamer sa part des maroquins ministériels : nous avons eu un « philosophe ministre » (Luc Ferry) et ce ne fut bon ni pour la politique ni pour la philosophie. La tâche des philosophes est essentiellement critique. Ils doivent s’emparer à bras-le-corps des questions auxquelles toute notre société est confrontée et tenter de les penser.
Nous avons une longue tradition de philosophe politique qui discute à perte de vue sur le meilleur des gouvernements et la défense a-critique de la démocratie occidentale a trop longtemps servi de prêt-à-penser. Pour un Castoriadis qui rappelle que la démocratie est la démocratie directe, combien de bavards satisfaits de « l’État de droit » ? Comme le faisait remarquer Spinoza, en matière de régimes politiques, tout a déjà été inventé ! il s’agit plutôt de comprendre comment la liberté est possible quand nous voyons si souvent les hommes « combattre pour leur servitude comme s’il agissait de leur salut » (Spinoza). Cela signifie que nous avons besoin d’une « philosophie sociale », c’est-à-dire d’une philosophie critique de la société, non pas seulement dans ses sphères dirigeantes, mais encore et surtout dans « la salle des machines », tâche qu’avait entreprise Marx et que l’économisme marxiste a laissée en plan depuis si longtemps.
Cet engagement civique de la philosophie exige en même temps la liberté de parole des philosophes. Dans son Traité De Paix Perpétuelle, Kant faisait de cette liberté une des clauses « secrètes » du projet de traité, dans cette curieuse annexe II, « Article secret en vue de la paix perpétuelle ». Cet article se donne comme une première élucidation du rapport entre philosophie et politique. « Les États armés pour la guerre doivent consulter les maximes des philosophes concernant les conditions de possibilité de la paix publique » (108, viii-368) affirme l’annexe II. Présenté comme une clause permettant au souverain de consulter les philosophes sans paraître chercher à « s’instruire auprès de ses sujets » (108, viii-369) semble simplement renouveler le thème des philosophes éclairant le souverain, selon une figure bien connue des Lumières, celle du despote éclairé. En réalité, il n’en est rien : pour la clause secrète soit mise en œuvre, il suffit de laisser aux philosophes la pleine liberté de s’exprimer publiquement. Kant ne demande pas que les avis des philosophes aient force de loi mais seulement qu’ils puissent être écoutés. Toutes les précautions d’usage, sous forme de dénégations, n’empêchent pas la critique acerbe d’une justice qui se sert du glaive pour faire pencher l’un des plateaux de la balance selon le principe « malheur aux vaincus ». C’est pourquoi « le juriste qui n’est pas en même temps (en matière de moralité) philosophe, éprouve la plus grande tentation, parce que sa fonction consiste seulement à appliquer les lois existantes » (109, viii-369). Or les lois existantes doivent être améliorées – c’est là, comme on l’a vu une des conditions de la paix. L’auteur de Qu’est-ce que les Lumières ? rappelle indirectement que le public doit s’éclairer progressivement. Mais « pour ces Lumières, il n’est rien requis d’autre que la liberté ; et la plus inoffensive parmi tout ce qu’on nomme liberté, à savoir celle de faire un usage public de la raison sous tous ses rapports. » (45, viii-36) Kant n’est pas Platon : les philosophes ne sont pas des politiques et il refuse la thèse des philosophes rois « parce que détenir le pouvoir corrompt inévitablement le jugement libre de la raison. » (109, viii-369) Mais la philosophie doit jouer un rôle politique à éclairer « les peuples royaux », c'est-à-dire les peuples souverains. Cela va donc au–delà d’un plaidoyer pro domo pour la philosophie. La liberté et la considération où l’on tient la philosophie sont donc un des éléments d’un véritable régime républicain.
Mais de cette liberté, il faut savoir en faire bon usage. On est toujours libre de dire ce que l’on veut quand on va dans le sens du vent.  Les « intellectuels médiatiques » qui occupent le terrain du débat public font de cette liberté un usage illimité. La seule véritable liberté philosophique consiste au contraire à refuser d’être dans le « main stream » et à reprendre la tâche d’une théorie critique de la société.

vendredi 4 novembre 2011

Capital et liberté

Quelques notes sur Weber et Marx


Max Weber, dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, parlait de la « cage d’acier » (ou d’habitacle d’acier, suivant les traductions) de la société moderne. Montrant comment « l’un des éléments constitutifs de l’esprit du capitalisme [moderne], et pas seulement de dernier, mais de la culture moderne elle-même, à savoir la conduite de la vie rationnelle sur la base de l’idée de la profession-vocation (Beruf), est né de l’esprit de l’ascèse chrétienne », Weber poursuit en soulignant que l’ascèse chrétienne s’est transformée en « ascèse puritaine de la profession-vocation » qui se transforme en l’idée moderne du travail professionnel.

lundi 27 juin 2011

Une recension de La longueur de la chaîne par Jean-Marie Nicolle

Le dernier ouvrage de Denis Collin, La longueur de la chaîne (Max Milo, 2011) commence par l’un des textes qui ont posé de façon lumineuse le problème de la liberté, à savoir la fable de La Fontaine intitulée « Le loup et le chien ». Car l’on en est encore là aujourd’hui dans notre société : si tu veux dans ton écuelle de la pizza ou du pain graissé à la viande avec force frites et mayonnaise, des distractions abêtissantes sur ton écran et des jeux pour oublier ton existence, alors tu devras flatter tes maîtres et renoncer à courir où tu veux. Le collier dont tu es attaché s’appelle Internet (la preuve, c’est que son icône est un globe survolé par une chaîne). D’où la question posée par l’auteur : en sommes-nous réduits, aujourd’hui, à ne plus négocier que sur la longueur de la chaîne ? 
Le livre commence par le retour auquel Denis Collin nous a habitués : relire Marx. Ses analyses rigoureuses montrent comment le pouvoir politique est accaparé par une oligarchie, comment la démocratie formelle est la moins coûteuse pour le capitalisme, comment la religion de la chose à consommer fait suite à la valorisation du travail par le protestantisme.
Mais la nouveauté, à mon sens, est le tournant que prennent ses analyses au chapitre V, lorsqu’il aborde la question de la subjectivité face à la biotechnologie, car si l’ambition technophile du capitalisme est de fabriquer de l’humain grâce aux technosciences, alors « la fabrication technique des humains signifierait la destruction de l’idée même de liberté » (p. 229) La formule est terrifiante : non seulement, de fait, la longueur de la chaîne s’est réduite à quelques maillons, mais il risque de ne plus y avoir de loup, c’est-à-dire, tout simplement, de sujet humain pour nous rappeler qu’il y avait autrefois des hommes libres. D’où l’urgence de redéfinir l’idée même de liberté et d’élaborer une théorie de sa pratique qui mériterait le nom de  en son sens le plus authentique.
Le débat ouvert par Denis Collin vise, au-delà du combat contre le capitalisme, un travail philosophique dont il énonce le projet : « comprendre la transformation de la situation métaphysique de l’homme induite par les biotechnologies appliquées à la naissance ou au contrôle du psychisme. » (p. 234), tâche d’autant plus nécessaire que les protagonistes des biotechnologies n’ont aucune envie de s’interroger, tant ils croient à la légitimation de leurs recherches par le progrès scientifique.
Cette inflexion nouvelle de la démarche de Denis Collin vers la reconsidération du sujet me paraît révélatrice des priorités actuelles. La chute du mur de Berlin a été applaudie comme la victoire définitive de la liberté sur l’égalitarisme, et l’on s’est dépêché de réduire la liberté à la libre entreprise, l’égalité à l’identité, la justice sociale à la consommation pour tous. Or, la liberté est chaque jour bafouée par le contrôle social, l’égalité est parodiée une fois tous les cinq ans par la comédie électorale, et la justice est habillée des tristes oripeaux de la charité publique. Pour retrouver l’espoir en une société juste et libre, il faut placer en son centre, non pas l’individu (Descartes), ni l’homme en général (Rousseau), ni même le prolétaire (Marx), mais le sujet, cet être insubstituable, irréductible à l’explication, mécréant de la religion de la consommation, réfractaire à tout fichier numérisé, dérangeant car potentiellement subversif, insoumis et imprévisible, bref, tout le contraire du rêve biotechnologique.
Il n’est plus temps d’aboyer avec les chiens ; il faut hurler comme un loup.
Jean-Marie Nicolle.


Marx, lecteur d'Epicure

  • Ce article a été publié dans Les Lettres Françaises du 9 juin 2011 (N°83, nouvelle série). Ce numéro consacre un dossier à Épicure: on y trouve des contributions de Jaques-Olivier Bégot, Jean Salem, Svein-Eiric Fauskevag et Jean-François Poirier.

***
La thèse de doctorat de Marx sur La différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure est un moment important dans la formation de sa pensée. Ce travail universitaire inachevé permet de souligner le caractère paradoxal de ce que sera le « matérialisme » de Marx.
De cette thèse jusqu'aux textes jusqu’à la Sainte Famille et L'idéologie Allemande, il y a une véritable continuité d'inspiration atomiste. Cette œuvre présente des difficultés particulières dans la mesure où cette thèse ne nous est pas parvenue complète et où nous devons donc nous appuyer sur les notes préparatoires de Marx. Mais elle est partie intégrante de l’œuvre de Marx.
La « dissertation » de Marx ne porte pas sur l'atomisme antique, mais sur sur la différence entre la physique de Démocrite et celle d'Épicure, car cette différence a une portée qui dépasse de loin les éventuelles discussions sur une physique obsolète. Mettant en évidence des oppositions de méthode entre Démocrite et Épicure, Marx se place nettement du côté d'Épicure. Dans un premier temps, en effet, il relève que, du point de vue le plus général, les physiques de Démocrite et d'Épicure semblent pratiquement identiques : les atomes et le vide, tels sont les deux principes. Cependant, à partir de ces prémices identiques, les deux philosophes se retrouvent « diamétralement opposés en tout ce qui concerne la vérité, la certitude, l'application de cette science, le rapport de la pensée à la réalité en général. »

Quand Démocrite réduit la réalité sensible à l'apparence subjective et semble conduit à un certain scepticisme (Hermann Cohen a souligné les liens entre Démocrite et le platonisme), pour Épicure au contraire, rien ne peut réfuter les perceptions sensibles. Alors que chez Démocrite la nécessité se manifeste comme déterminisme, Épicure considère que le hasard est une réalité « qui n'a d'autre valeur que la possibilité ».[1]
Marx concentre la discussion sur la question du « clinamen », de la déclinaison des atomes : les atomes s’écartent de manière aléatoire de leur trajectoire et les chocs ainsi produits sont à l’origine de la création et de la destruction des réalités de notre monde. Après avoir noté les nombreux contresens commis sur la physique épicurienne, il analyse la philosophie d'Épicure dans son ensemble en s'appuyant sur Lucrèce – « le seul de tous les anciens qui ait compris la physique d'Épicure » et montre que cette philosophie est structurée autour de la déclinaison et de ses conséquences. La déclinaison de l'atome constitue l'affirmation de l'autonomie de l'atome contre le mouvement de la chute que lui avait donné Démocrite et qui est le mouvement de la non-autonomie. La déclinaison brise les chaînes du destin. La rencontre déterminée des atomes ne saurait fonder la liberté, car elle nous entraîne dans un monde strictement déterministe. Lucrèce introduit d'abord la déclinaison comme explication de la constitution des corps, puis, dans une deuxième étape, il présente la déclinaison des atomes par analogie à la volonté humaine. La déclinaison, qui n'est que supposée dans la compréhension des phénomènes naturels, est montrée comme une évidence dans les phénomènes psychologiques.
La déclinaison apparaît comme un principe général fonctionnant comme fondement de l'éthique et de l’autonomie du sujet. Lucrèce le dit : nous sommes souvent poussés, mus par des chocs qui ne dépendent pas de nous, par une « puissante contrainte » . Mais nous pouvons résister à cette contrainte. C'est pourquoi à côté des chocs et du poids, il faut introduire la déclinaison comme une troisième cause. Cette troisième cause ne supprime pas les deux autres, mais elle s'y oppose et dégage la sphère de l'autonomie. Il faudrait ajouter que, selon Cicéron, Épicure défend la contingence des futurs comme une autre raison à opposer au fatum.
Marx montre alors que l'introduction de la déclinaison dans le monde des atomes modifie toute la construction de l'atomisme antique. Il en tire immédiatement des conclusions générales qui entreront comme des éléments de sa propre philosophie : « pour que l'homme en tant qu'homme devienne pour soi son unique objet réel, il doit avoir brisé en soi-même son existence relative, la puissance du désir et de la pure nature. » On voit se mettre en place la revendication pour l'homme singulier de « briser son existence relative » qui se retrouvera sous une autre forme dans Le Capital.
Marx gardera l'idée de la liberté épicurienne. Les hommes agissent dans des conditions déterminées, dans des conditions qu'ils n'ont pas choisies, mais ils agissent librement. C'est cette liberté essentielle que Marx aime chez Épicure et c'est à cause d'elle que son atomisme est un atomisme non déterministe, ou plus exactement qu'il est possible de délimiter un domaine du déterminisme et un domaine de la liberté. Si le premier point ne nous éloigne guère des positions traditionnelles défendues par de nombreux marxistes, le second est passé inaperçu pour la plupart d'entre eux, obsédés qu'ils étaient par l'idée d'un marxisme scientifique dans lequel les individus jouent uniquement la pièce pour laquelle les « infrastructures » les ont déterminés.
Pour Marx, Épicure a posé le monde comme possibilité et contingence. La nécessité entre en collision avec le concret. La nécessité n'est jamais donc une nécessité absolue. Elle est une nécessité pensée, mais qui pourrait être pensée autrement. Si le monde est posé comme possibilité et contingence, le libre arbitre, la liberté du sujet sont donc pensables corrélativement.
Le matérialisme épicurien présente l'intérêt majeur de ne plus être un matérialisme naïf, une nouvelle cosmologie. Même si ce n'est jamais totalement explicité, Marx partage avec Épicure la volonté de subordination de la science à l'éthique. On sait qu'Épicure rejette l'éternité des corps célestes car elle troublerait l'ataraxie. Marx critique l'économie politique, non à cause de son caractère non scientifique, mais parce qu'elle fait l'apologie de rapports sociaux qui mutilent l'individu. Ou plus exactement - et nous y reviendrons - l'économie politique cesse d'être scientifique quand elle devient cette science apologétique. Comme Épicure et Lucrèce voulaient libérer les hommes des liens où les tiennent les superstitions religieuses, Marx veut libérer les prolétaires des liens des superstitions de l'économie capitaliste – d'ailleurs pour lui argent et religion ne font qu'un.
(Marx est cité dans l'édition de la Pléiade, Oeuvres tome III, Philosophie)


[1] Sur la catégorie de la possibilité chez Marx, voir notre article dans La Pensée N°360, septembre-décembre 2009, « Nécessité, déterminisme et possibilité »

mercredi 11 mai 2011

Histoire critique du marxisme

Préface au livre de Costanzo Preve

Publié sur Philosophie et politique (http://denis-collin.viabloga.com) dans la rubrique Bibliothèque
Par Denis Collin, le Mercredi 11 Mai 2011, 07:38 - aucun commentaire - Lu 6464 fois
Malgré une œuvre déjà fort consistante qui fait de lui un des penseurs italiens importants parmi ceux qui se sont mis « à l’école de Marx », Costanzo Preve reste presque inconnu en France, si on excepte quelques articles et entretiens dans la revue Krisis, ce que les bonnes âmes du marxisme orthodoxe ne lui pardonneront pas. La publication en français de la Storia Critica del marxismo, parue en 2007 à la Città del sole, vient donc commencer à combler ce manque et l’on peut espérer que d’autres ouvrages suivront, notamment son Marx inattuale, dont l’Histoire critique du marxisme est en partie une suite, ainsi que l’auteur s’en explique dans l’avant-propos.
Il s’agit d’une histoire du marxisme (et non d’une relecture ou d’une réinterprétation de la pensée de Marx) et on peut espérer qu’elle contribuera à ouvrir un débat nécessaire parmi les amis de Karl Marx et les penseurs qui se réclament du marxisme – deux catégories qui sont loin de se recouvrir. Commençons par cette distinction : Marx et le marxisme n’ont pas grand-chose à voir. En France, il s’agit d’une problématique qui, pour rester très minoritaire n’est pas totalement inconnue. C’est Maximilien Rubel, l’éditeur de Marx dans la collection de la Pléiade, qui publie un Marx, critique du marxisme en 1974[1], démolissant la légende d’un Marx fondateur du marxisme. C’est, à la même époque, la publication du volumineux Marx de Michel Henry[2] qui affirme que le marxisme est l’ensemble des contresens faits sur Marx, tout en soutenant que Marx est l’un des plus grands philosophes de l’histoire de l’humanité. C’est aussi Jean-Marie Vincent, philosophe, longtemps engagé dans l’action politique au sein de courants et de mouvements « marxistes », qui invite à découvrir « un autre Marx » en délaissant les lunettes du marxisme[3]. L’auteur de ces lignes, qui revendique sa dette à l’égard de Michel Henry, s’inscrit également dans ce courant des amis de Marx qui refusent la confusion intéressée entre Marx et le marxisme, et en particulier les versions courantes les plus grossières du « matérialisme historique ». On pourrait aussi citer, hors de France, les courants comme la « Wertkritik » avec Robert Kurz, Anselm Jappe ou Moishe Postone. Parmi tous ces auteurs, plusieurs enracinent leur critique du marxisme et leur relecture de Marx dans la tradition de la « théorie critique » de l’école de Francfort – même s’il s’agit de procéder, là aussi, à un examen critique de ce que nous ont laissé Marcuse, Adorno ou Horkheimer. Sans oublier Lukacs dont L’ontologie de l’être social figure au panthéon de Preve.
Voilà pour Marx. Qu’en est-il du marxisme ? Parler du marxisme au singulier est sûrement abusif. Il y a des marxismes, souvent très différents et parfois radicalement opposés. Preve en fait le constat. Mais alors que les études marxologiques habituellement classifient les courants du marxisme en fonction des présuppositions théoriques ou des interprétations et réinterprétations de Marx, Preve tente d’appliquer au marxisme la méthode de Marx lui-même, c’est-à-dire la compréhension de la genèse sociale des catégories de la pensée, suivant en cela les pistes tracées par Lukacs et Sohn-Rethel. On a souvent reproché au marxisme, et à juste titre, d’être dans l’incapacité de s’appliquer à lui-même sa propre méthode – c’est, par exemple, la critique que conduit Habermas concernant la nécessaire autoréflexion des sciences sociales. Mais ce qui est vrai du marxisme ne l’est pas de Marx. Que les catégories de la pensée se forment historiquement et ne trouvent leur plein développement qu’à une certaine étape de l’évolution socio-historique, c’est le cœur même du Capital, lu, à tort, par la plupart des marxistes comme un « traité d’économie marxiste ». On pourrait croire qu’une telle position qui relie les catégories scientifiques à l’époque et au mode de production conduit au relativisme et à une sorte de scepticisme concernant la connaissance scientifique en général et la connaissance de l’histoire et des sociétés humaines en particulier. Mais il n’en est rien. Cette autoréflexion permet de comprendre l’unité dialectique entre les rapports sociaux (rapports de production) et les formes de la conscience qui ne sont pas de simples « reflets » de la « base » mais sont cette base elle-même saisie sous un autre angle. Les relations entre les individus, tant dans le travail que dans les autres formes de l’interaction, pour parler avec le langage de Habermas, sont des actes « matériels », c’est-à-dire perceptibles dans la sensibilité, mais en même temps ce sont des opérations mentales auxquelles correspondent des formes déterminées de la conscience. Et il est évidemment impossible de séparer le premier aspect du deuxième, pas plus qu’on ne peut séparer les deux faces d’une médaille. Marx définit les « choses sociales », comme des « choses qui tombent et ne tombent pas sous le sens ».[4] Évidemment, si l’on pousse jusqu’au bout ces analyses, on sera amené, comme le propose Preve, à remettre en cause la définition de la philosophie de Marx comme un « matérialisme » : le matérialisme de Marx est « introuvable » et la pensée de Marx est bien plutôt un « idéalisme de l’émancipation ». Voilà qui devrait faire pousser de hauts cris dans la galaxie du marxisme français où, trop souvent, on n’a retenu de Marx que la volonté de « faire science » et où la défense du matérialisme et de droits des sciences positives est la dernière ligne de repli des intellectuels marxistes. Ce n’est pas un hasard si, chez nombre de ces intellectuels, c’est Darwin qui a pris la place de Marx. Il devrait pourtant être évident que Preve a raison. Le « matérialisme » de Marx n’a rien à voir avec le matérialisme du XVIIIe siècle et personne ne devrait oublier, qu’après ces brouillons passionnants que sont les manuscrits de 1844, la pensée propre de Marx prend son essor quand il renvoie pratiquement dos-à-dos l’idéalisme et le matérialisme du passé, « y compris celui de Feuerbach », ce matérialisme du passé incapable de saisir la réalité « comme activité humaine sensible, comme pratique ; non pas subjectivement ». On peut même penser que Marx donne un tout petit avantage à l’idéalisme, celui d’avoir développé « le côté actif », certes « de façon abstraite »[5]. Il est impossible, dans le cadre d’une préface de développer ces questions, mais beaucoup de choses se jouent à partir de là : soit une interprétation philosophique dont on peut trouver des expressions dans l’école de Francfort, chez Lukacs ou d’autres penseurs plus contemporains que Preve ne fait qu’évoquer ; soit le marxisme, « science de l’histoire », nouvelle science positive de la société – en gros un marxisme qui accomplit le projet formulé par Auguste Comte – soit dit en passant un des rares philosophes français à trouver grâce aux yeux d’Althusser et ce n’est pas un hasard. Mais cette science positive, comme chez Comte, est vouée à se transformer en une nouvelle religion. La lecture que Preve fait de Marx le conduit ainsi à réfuter les prétentions du marxisme à être une philosophie ou une science. Le marxisme, tel qu’il a historiquement existé dans les grands partis socialistes et communistes n’a pas été autre chose qu’une religion à destination des classes subalternes
Donc une « histoire critique du marxisme » devra se donner pour objectif d’expliquer la genèse des différentes formes idéologiques qui caractérisent le marxisme. Un peu à la manière des archéologues, Preve dégage les grandes couches : les plus anciennes qui appartiennent à l’ère du « proto-marxisme » (1875-1914), ensuite le « marxisme intermédiaire », une sorte « méso-marxisme » (1914-1956) et enfin un « marxisme tardif » (1956-1991). Les trois âges, comme dans toute bonne philosophie de l’histoire : la fondation, la construction et, enfin, la dissolution. Et le père fondateur, le saint Paul du marxisme, c’est Engels, qui se présentait modestement comme le second violon mais, en réalité, est l’auteur du livret de l’opéra ! Dans le marxisme classique, Marx et Engels apparaissaient comme un « dieu jumeau », non pas la sainte Trinité mais la « sainte Dualité ». Une certaine critique du marxisme standard, refusant cette figure mythologique a préféré dévaloriser Engels. De co-Dieu, le voilà devenu Satan, ou, et c’est peut-être pire, un médiocre épigone qui a déformé la parole du maître en la vulgarisant. Engels n’a mérité ni l’idolâtrie, ni la diabolisation, ni le mépris. Il est l’inventeur de génie d’une doctrine qui put devenir l’idéologie d’une force sociale en pleine ascension, celle des ouvriers cultivés, dans l’Allemagne de la fin du XIXe siècle, mais aussi ailleurs en Europe. Cependant le jugement de Preve est sévère : « le canon proto-marxiste peut être défini comme la sécularisation la plus récente de la pensée traditionnelle et de la forme peut-être la plus archaïque de la pensée humaine. » C’est encore « la sublimation philosophique de l’impuissance historique » du prolétariat censé renverser l’ordre ancien mais en fait incapable de sortir de son état de classe subalterne.
Preve déroule ensuite systématiquement les conséquences de ces thèses. Le communisme du XXe siècle, celui de l’URSS et des pays entrés dans l’orbite à la suite de la Seconde Guerre mondiale n’avait aucun rapport avec le communisme que Marx avait pensé – même s’il s’était contenté d’en donner seulement des définitions négatives. Ce « communisme du XXe siècle » n’aura été finalement qu’une transition vers le capitalisme. Dans les courants marxistes adversaires du stalinisme, les trotskistes notamment, il y eut d’interminables discussions sur la « nature de l’URSS ». Preve apporte une contribution originale à ce genre pourtant largement rebattu. D’une part, il accorde une importance décisive à l’embaumement du cadavre de Lénine et à son exposition dans le fameux mausolée. Cet évènement signe la nature du régime politique de l’Union soviétique et la nature de son marxisme : « la momification de Lénine, absente des théories ordinaires du marxisme, est pourtant le premier vrai problème philosophique du marxisme intermédiaire et doit être prise très au sérieux. » D’autre part, il souligne, de manière presque provocante, la fonction sociale des purges et de la terreur stalinienne comme moyen d’une formidable promotion sociale qui, un temps, a assuré la force du régime en renouvelant régulièrement l’appareil du bas en haut.
Dans la marxologie française, Preve sera sans doute reçu comme un chien dans un jeu de quilles. Sans haine, sans polémique inutile, il philosophe à coups de marteaux et brise les idoles théoriques sans aucune considération pour les gloires consacrées. Alors que les études marxiennes ou marxistes se contentent d’objets restreints ou se perdent dans les dernières modes intellectuelles, pour parler d’autre chose que ce qui devrait être leur occupation première, Preve nous invite à tirer un bilan sérieux, complet et sans concession du marxisme et à en considérer l’histoire globalement. Rien n’est plus urgent. Cela permettra de redonner à Marx sa véritable place, non plus un prophète ou un penseur qui aurait réponse à tout, mais la place plus modeste d’un philosophe dans la tradition philosophique. Peut-être pouvons-nous espérer aussi que, le terrain nettoyé, une pensée critique – intégrant Marx mais le dépassant – pourra à voir le jour et ouvrir de nouvelles perspectives émancipatrices.
Denis Collin

Costanzo Preve, Histoire critique du marxisme,traduit de l'italien par Baptiste Eychart, préface de Denis Collin, postface d'André Tosel. Armand Colin, collection U.

 


[1] M. Rubel, Marx critique du marxisme, Payot, 1974, nouvelle édition avec une préface de Louis Janover, Payot & Rivages, 2000.
[2] M. Henry, Marx. Tome 1 : Une philosophie de la réalité. Tome 2 : Une philosophie de l’économie, Gallimard, 1976, réédition collection « Tel », 1991.
[3] J-M. Vincent, Un autre Marx. Après les marxismes, éditions « Page deux », collection « Cahiers libres », 2001
[4] Voir sur ce point notre ouvrage, La théorie de la connaissance chez Marx, L’Harmattan, 1996
[5] Voir K. Marx, Thèses sur Feuerbach

lundi 25 avril 2011

A propos de "La longueur de la chaîne"

Une interview dans l'Humanité Dimanche du 21 avril 2011

1/ Au sens grec et romain, mais aussi au sens de la République française de 1792, « il y a démocratie quand prévalent les intérêts de la partie de la plus large du peuple, c’est-à-dire les intérêts des plus pauvres », résumez-vous. Ce n’est pas du tout ce qui semble fonder l’action politique du gouvernement au pouvoir aujourd’hui. Est-ce à dire que nous ne sommes pas gouvernés par des démocrates ?
Cette question nous renvoie aux ambiguïtés du mot « démocratie ». Incontestablement nos gouvernants actuels ont été élus démocratiquement et l’on peut penser que, si le sort des urnes leur est défavorable, ils accepteront le verdict populaire. Pourtant quand un futur président fait campagne sur le thème de la défense de ceux qui se lèvent tôt (les ouvriers) pour fêter immédiatement son succès dans un des lieux symboles de ceux qui se couchent tard (le Fouquet’s), il y a là un incontestable pied-de-nez à la démocratie et à l’esprit républicain : l’actuel président a voulu signifier que les promesses électorales n’engagent que ceux qui y croient ! Comme à la fin de la république romaine ou en d’autres périodes plus récentes, la démocratie plébiscitaire se révèle le pire ennemi de la démocratie. Sous couvert de démocratie formelle, c’est le règne de l’oligarchie et si on respecte « l’alternance », tout est fait pour que l’éventuelle opposition soit choisie au sein de l’oligarchie…
2/ Au-delà des hommes et femmes politiques actuellement au pouvoir, peut-on dire que face aux « besoins du capital » mondialisé la République française a dû renoncer à la démocratie ? Que nous sommes passés à un régime post-démocratique ?
Il ne s’agit pas d’un phénomène spécifiquement français. Les vieilles démocraties, reposant sur des partis de masse qui exprimaient, plus ou moins, les aspirations des électeurs, sont à l’agonie. Les partis dominants sont désormais conçus comme des entreprises au service d’un chef. Mauro Calise, un politologue italien, analyse bien la montée de ce qu’il appelle « le parti personnel », dont le New Labour de Tony Blair a été une première version, quasi contemporaine de la montée du parti de Berlusconi en Italie. La prise de pouvoir de Nicolas Sarkozy dans l’UMP, prélude à sa campagne présidentielle victorieuse, s’inscrit dans ce schéma. Vu de l’extérieur, on pourrait aussi penser à une étrange convergence entre les « démocraties occidentales » et le système russe sous Poutine. Mais les bases sociales et le rapport à l’État sont un peu différents. La « classe capitaliste transnationale » (pour parler comme Leslie Sklair) garde le décorum démocratique, mais l’a complètement vidé de l’intérieur. Les élus et les parlements sont transformés en simples relais de décisions largement prises ailleurs. Il suffit de voir comment fonctionne la machine « Union Européenne ».
3/ « Ce qui se joue dans la « superstructure politique » dépend dans une large mesure de ce qui se passe dans la « salle des machines », c’est-à-dire là où se produisent les conditions matérielles de l’existence humaine ». Quels rapports établissez-vous entre le fonctionnement des entreprises aujourd’hui et l’involution de la démocratie ?
La salle des machines, c’est la production et donc la division internationale du travail – et pas seulement les rapports à l’intérieur de l’entreprise. Le fonctionnement des entreprises est asservi aux nouveaux modes d’accumulation du capital. Même si la brutalité des relations sociales peut faire penser à un retour au capitaliste du XIXe siècle, nous avons affaire à autre chose. Citons trois traits : d’abord, dans certaines grandes entreprises, ce qu’on a appelé le « management par la terreur » qui s’est retrouvé sous les feux de l’actualité, mais qui peut aussi prendre des formes plus douces d’une volonté de contrôle des pensées et de mise en conformité idéologique des employés ; ensuite l’externalisation croissante, non seulement de certaines parties de la production (la sous-traitance, c’est très ancien), mais aussi des fonctions de direction avec le développement des cabinets d’audit, des coaches, des intervenants en tous genre, ce qui va de pair avec l’intégration croissante des classes moyennes supérieures aux objectifs et aux façons de penser du capital financier ; et enfin, l’intrication croissante des entreprises privées et des institutions publiques avec une véritable privatisation de tout l’espace politique. La pression sur les salariés vise, non sans certains succès, à les dissuader de s’engager dans l’action collective. Alors que pendant longtemps, on avait vu dans les ITC (ingénieurs, cadres et techniciens) des partenaires « naturels » d’un « front de classe » pour la transformation sociale, il faut reconnaître que les transformations des classes moyennes supérieures y ont produit du consentement à l’inégalité. Enfin, la privatisation de l’espace public et la propension à gérer les collectivités locales comme des entreprises sont évidemment des armes de destruction massive de la démocratie. La réforme des collectivités locales (avec la suppression de fait des départements, l’amenuisement du rôle des communes remplacées par des usines à gaz genre « grand Paris ») découle entièrement de cette logique entrepreneuriale. On détruit par là tous ces germes d’autogouvernement qui constituent à la fois l’âme de la république et les embryons d’un nouveau régime social.
4/ La généralisation du salariat ne peut pas conduire au « dépassement du capitalisme », affirmez-vous. Pourquoi ?
Le salariat, tel que Marx le définit, n’est rien d’autre que le système dans lequel les ouvriers se font mutuellement concurrence pour vendre leur force de travail. Que le patron soit un patron privé ou l’État ne change rien (sinon qu’on peut encore espérer faire jouer la concurrence entre les patrons alors que le monopole d’État ligote le travailleur soumis pieds et poings liés à la bureaucratie, comme nous l’a appris l’expérience du siècle passé !). Aujourd’hui, les grandes fortunes privées représentent une part très minoritaire de la capitalisation boursière. L’essentiel du capital est détenu par des institutions (fonds de pension, fonds de placement, fonds souverains, etc.) qui centralisent le capital formellement possédé par les individus appartenant aux classes moyennes ou même à la classe ouvrière. Au début du mouvement ouvrier, le mot d’ordre était abolition du salariat et du patronat. C’est ce qu’on trouve dans la charte d’Amiens adoptée par la CGT en 1906. La lutte syndicale quotidienne devait se mener dans la perspective d’une émancipation de la classe ouvrière, ce qui suppose la disparition de ce lien de subordination et de domination qu’est toujours le rapport salarial. Progressivement, on a oublié le but, pour se concentrer sur l’amélioration du sort des ouvriers au sein du mode de production capitaliste, pour augmenter la longueur de la chaîne, mais en perdant progressivement de vue la suppression des chaînes du salariat. Évidemment, la lutte réformiste n’est nullement méprisable. Elle a même conduit à la création d’institution « proto-communistes » pourrait-on dire, au sein même de la société capitaliste. Je pense à la Sécurité sociale qui, en théorie du moins, fonctionne sur le principe communiste, « de chacun ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Mais on voit bien aujourd’hui que le développement du capitalisme est incompatible avec l’existence de ces institutions ouvrières. Destructions des services publics, privatisation du système mutualiste dont la Sécu était l’exemple le plus achevé, et cela ne vient pas de la spéciale méchanceté des capitalistes, mais bien de la logique même de l’accumulation du capital : le capital est un automate qui impose ses propres lois y compris à ces « fonctionnaires du capital » que sont les capitalistes. Ce qui est à l’ordre du jour, ce n’est pas l’impossible retour aux « trente glorieuses », mais la construction d’une alternative radicale permettant la sortie du salariat et la marche vers « les producteurs associés » pour parler encore comme Marx. Pour cela, nous avons besoin d’une réflexion théorique (comme celle que mène Tony Andréani sur « les modèles de socialisme ») d’expérimentation pratique. Un gouvernement au service de la majorité du peuple devrait se donner pour objectif d’avancer dans cette voie, même si c’est une voie « réformiste », c’est-à-dire même si on admet qu’il faut une fois pour toutes en finir avec les illusions de la « table rase ».
5/ Vous dites que « la critique ne vaut que si elle ouvre une voie nouvelle ». Que faire concrètement pour travailler à la rupture des chaînes économico-politiques qui nous entravent ?
Les questions économiques et politiques sont en effet étroitement liées. Il y a un mot qui unit toutes ces questions, la liberté, ou plus exactement la liberté à gagner, c’est-à-dire l’émancipation. De ce point de vue, il n’est pas possible de construire une véritable alternative sans assumer l’héritage du  politique et du républicanisme. Car si la république est le principe de non-domination, ce principe concerne à la fois la limitation du pouvoir politique (séparation des pouvoirs, protection des droits individuels, droit de contestation garantie, etc.) et la protection contre la domination dans l’ensemble de la sphère socio-économique (contre la domination dans le travail ou la domination patriarcale). L’égalité, dans ce contexte, n’est pas la fin, mais le moyen de garantir la non-domination. Que personne ne soit assez riche pour acheter un autre homme et que personne ne soit assez pauvre pour être dans la contrainte de se vendre (comme dit Rousseau), cela ne fait pas une société égalitaire, mais une société dans laquelle les inégalités de fortune ne peuvent devenir des moyens de domination des plus riches sur les plus pauvres. Cela suppose la répartition la plus large de la propriété – l’accès de chacun à la propriété individuelle – en même temps que la disparition (peut-être très progressive) de la propriété proprement capitaliste. On pourrait baptiser cette orientation « communisme républicain », un communisme qui reposerait largement sur le principe de la coopération ou de l’association, bref un communisme qui abandonne les impasses collectivistes pour revenir à Marx. Il y aurait aussi sans doute pas mal de choses à rechercher dans la véritable tradition du « socialisme libéral » au sens italien, celui de Carlo Rosselli et du « parti d’action » dans la résistance à Mussolini.
Au-delà du travail théorique, il s’agit de promouvoir toutes les formes d’auto-organisation sociale, depuis la simple association culturelle jusqu’aux diverses formes de coopératives. La crise du capitalisme ne peut que contraindre les individus à agir par eux-mêmes – on le voit bien en Italie aujourd’hui, où la crise politique et le délabrement économique se combinent avec une grande vitalité de la société civile, depuis les associations qui organisent la solidarité face à la disparition des services publics jusqu’aux mouvements qui organisent des manifestations impressionnantes contre Berlusconi. Les accords au sommet entre grands et petits partis, les plans de « recomposition de la gauche » sont voués à l’échec sans cette revitalisation du mouvement par en bas.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...