jeudi 30 août 2012

Lasch avec Marx

Un refuge dans ce monde impitoyable

Christopher Lasch, de manière très paradoxale, pourrait être classé dans la rubrique « freudo-marxisme » de l’histoire des idées contemporaines. Qu’il se réfère à Freud et même à une lecture très orthodoxe de Freud, Un refuge dans ce monde impitoyable en témoigne suffisamment, y compris et surtout dans ses polémiques contre les « révisionnistes » à la Fromm – même si on peut penser que Fromm n’est pas seulement cet iréniste décrit par Lasch mais aussi l’auteur d’un essai stimulant sur La passion de détruire[1]. Pour le marxisme, évidemment l’appellation ne convient pas. Lasch est un adversaire constant du « progressisme » et de la philosophie de l’histoire du marxisme orthodoxe. En ce sens d’ailleurs, il rejoint certaines des orientations prises par Adorno et Horkheimer, les principaux représentants de l’école de Francfort. Si on lit attentivement Lasch, on y voit l’attachement constant à une tradition critique qui, bien qu’hostile au marxisme, s’appuie sur la pensée de Marx ou la retrouve par d’autres chemins.
Si Lasch paraît étranger au marxisme, c’est parce qu’il critique radicalement l’abandon par les marxistes et par la gauche en général de ce que l’on pourrait appeler un « point de vue de classe ». Dans La révolte des élites, une charge contre l’idéologie des nouvelles classes moyennes intellectuelles, il s’en prend à ceux qui substituent aux conflits sociaux, à la lutte des classes, les oppositions de race et de sexe. Ainsi « la meilleure façon de comprendre les conflits culturels qui ont bouleversé l’Amérique est d’y voir une forme de guerre des classes »[2]. Ou encore ceci : « L’abandon des vieilles idéologies n’annoncera pas un âge d’or du consensus. Si nous pouvons surmonter les fausses polarisations que suscite aujourd’hui la politique dominée par les questions de sexe et de race, peut-être découvrirons-nous que les divisions réelles restent celles de classes. »[3]
La lecture de ce livre nous donne d’ailleurs des clés précieuses pour comprendre les évolutions politiques et sociales qui ne bouleversent pas seulement l’Amérique mais l’Europe tout entière. Dans Le seul et vrai paradis, publié aux États-Unis en 1991, Lasch démolit l’idéologie du progrès. On dira que cette critique n’a rien de très originale : les critiques de type écologiste (Ellul, Jonas ou les heideggériens) sont bien connues et dominent encore largement le débat public aujourd’hui. La Dialectique de la raison de Adorno et Horkheimer avait exploré brillamment le terrain sur le plan philosophique. On pourrait, dans le même ordre d’idée et dans une inspiration de type philosophie analytique, citer le livre de von Wright, Le mythe du progrès. Cependant, l’analyse de Lasch est originale à bien des égards. De l’école de Francfort, Lasch a appris l’importance d’une théorie de la culture et la nécessité de ne pas couper l’analyse psychologique de la compréhension des phénomènes sociaux. À l’inverse des critiques écologistes du progrès, Lasch ne s’intéresse pas à la critique de la technique qui lui semble visiblement sans intérêt, et il se concentre sur les questions de philosophie politique et d’autoreprésentation de la société (ce qu’on pourrait encore appeler une analyse critique des idéologies). Là encore, une certaine lecture de Marx pourrait nous conduire à la même critique de l’apologie du progrès, à condition qu’on oublie les dogmes de la « croissance des forces productives » et qu’on veuille bien lire avec l’attention qu’elles méritent les pages que Marx a consacrées à la destruction des communautés paysannes lors de la « grande transformation » qui marque la naissance du capitalisme en Angleterre, ou encore aux communautés paysannes russes.
Le lecteur pourrait nous faire remarquer qu’il devient plus difficile de relier Marx et Lasch lorsque l’on traite de la famille. Lues un peu vite, les paroles du Manifeste de 1848 résonnent encore : le communisme n’est-il pas la fin de la « famille bourgeoise » ? « La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n'être que de simples rapports d'argent. » Ou encore « L'abolition de la famille ! Même les plus radicaux s'indignent de cet infâme dessein des communistes. Sur quelle base repose la famille bourgeoise d'à présent ? Sur le capital, le profit individuel. La famille, dans sa plénitude, n'existe que pour la bourgeoisie ; mais elle a pour corollaire la suppression forcée de toute famille pour le prolétaire et la prostitution publique. La famille bourgeoise s'évanouit naturellement avec l'évanouissement de son corollaire, et l'une et l'autre disparaissent avec la disparition du capital. » Mais ces déclarations sont loin d’être aussi univoques : « Les déclamations bourgeoises sur la famille et l'éducation, sur les doux liens qui unissent l'enfant à ses parents deviennent de plus en plus écœurantes, à mesure que la grande industrie détruit tout lien de famille pour le prolétaire et transforme les enfants en simples articles de commerce, en simples instruments de travail. Mais la bourgeoisie tout entière de s'écrier en chœur : Vous autres, communistes, vous voulez introduire la  des femmes ! Pour le bourgeois, sa femme n'est autre chose qu'un instrument de production. Il entend dire que les instruments de production doivent être exploités en commun et il conclut naturellement que les femmes elles-mêmes partageront le sort commun de la socialisation. Il ne soupçonne pas qu'il s'agit précisément d'arracher la femme à son rôle actuel de simple instrument de production. » Marx n’appelle donc pas à la destruction de la famille – un appel qui serait parfaitement ridicule. Il constate que le développement même du mode de production capitaliste détruit la famille en la réduisant à des rapports d’argent et des rapports d’exploitation. On ne trouvera rien de profondément différent dans Un refuge. Le travail de Lasch consiste précisément à montrer que là où féministes, progressistes et libéraux en tous genres voient un progrès de l’émancipation humaine – celle qui nous débarrasse de la vieille famille patriarcale oppressive – s’accomplit en réalité un élargissement de la sphère de domination du mode de production capitaliste. Sa défense de la famille nucléaire refuse d’être assimilée à une politique réactionnaire et il s’agit de comprendre que « la famille constitue une ressource culturelle importante dans la lutte menée par la classe ouvrière pour sa survie. »[4]
La différence fondamentale entre Lasch et Marx ne réside pas dans un désaccord de fond mais dans une différence de position historique. Lorsque Marx annonce la mort de la famille bourgeoise, il n’annonce ni le vagabondage sexuel généralisé, ni l’abolition de la différence des sexes et autres calembredaines post-modernes. Il est persuadé qu’une nouvelle famille, débarrassée des rapports d’argent surgira prochainement avec le communisme dont le triomphe lui semble proche en 1848 ! C’est d’ailleurs la raison pour laquelle toutes ces questions sociétales n’occupent chez Marx rigoureusement aucune place (au grand dépit des gauchistes marxistes). Lasch au contraire écrit à une époque où la perspective d’une transformation sociale radicale semble bien éloignée et où, au contraire, c’est la « révolution passive » (Gramsci) qui mine progressivement toutes les bases de l’indépendance et de l’autonomie des individus en détruisant toutes les formes d’organisation sociale et culturelle qui permettent de résister au grand automate qu’est le capital soumettant tout à sa loi.
Ainsi la critique du féminisme opérée par Lasch s’inscrit entièrement dans une problématique marxienne : « Le problème du travail des femmes doit être envisagé à partir d’une perspective plus radicale que tout ce qui a pu émerger du mouvement féministe. » Ce n’est donc pas leur radicalité que Lasch reproche aux féministes et aux courants de la nouvelle gauche, c’est bien plutôt leur manque de radicalité ! Et il précise encore : « Plutôt que de se demander comment les femmes peuvent s’émanciper de la famille, il faudrait se demander comment le travail pourrait être réorganisé – humanisé – de façon à leur permettre d’entrer en compétition avec les hommes sur le terrain économique sans avoir à sacrifier leur famille ou même l’espoir d’en fonder une. »
L’analyse de Lasch est conduite entièrement en posant comme acquises les principales thèses de Marx, telles qu’on peut les lire dans Le Capital. Que la sauvagerie et la violence soient d’abord le fait du monde des affaires, c’est affirmé dès les premières lignes du chapitre I. Et c’est pour cette raison que le discours sur « l’inviolabilité du foyer est une imposture dans un monde dominé par les consortiums géants et les procédés de la publicité. » Ce sont encore les analyses marxiennes que suit Lasch à propos des processus de « socialisation de la reproduction ».
Plus fondamentalement, Lasch se rattache à Marx sur le plan théorique, c’est-à-dire sur le plan des principes de l’analyse des phénomènes sociaux. Citons-en deux exemples. D’une part, il y a, implicitement, la critique de la sociologie de Durkheim comme sociologie holistique, négatrice du conflit social et apologiste de l’État-éducateur – on trouvera une virulente critique de l’État-éducateur chez Marx dans la Critique du programme de Gotha. Dans le prolongement de cette critique de Durkheim, il y a chez Lasch un refus d’analyser la société à partir de forces sociales abstraites et une volonté de replacer au centre de la compréhension des phénomènes sociaux l’action des individus, une position à la fois ontologique et métaphysique qui est cœur de la théorie marxienne[5]. Ainsi Lasch affirme : « aucune innovation sociale n’intervient de façon automatique, mais exige toujours une intervention active de la part de l’homme. Les hommes sont les auteurs de leur propre histoire, bien qu’ils l’écrivent, c’est certain, dans des conditions qu’ils ne choisissent pas avec des résultats parfois opposés à ceux recherchés. » Cette dernière phrase est une paraphrase transparente du début du 18 Brumaire de Louis Bonaparte de Marx. Lasch rejoint encore Marx sur un autre point, la compréhension des mécanismes de l’idéologie qui obstruent la connaissance réelle des phénomènes sociaux. Ainsi, « les produits de l’activité humaine, et surtout ceux de nature supérieure, par exemple l’ordre social lui-même, prirent l’apparence de quelque chose d’extérieur et de radicalement étranger à l’espèce humaine. » Lasch décrit ensuite les processus d’objectivation du travail dans des termes empruntés directement à l’analyse marxienne. Il conclut, reprenant la célèbre analyse du fétichisme de la marchandise dans la section I du Capital : « les relations entre les hommes, comme l’observait Marx, adoptaient la forme fantastique d’un rapport des choses entre elles. »
Concluons. Lasch fait incontestablement partie de ces auteurs qui se sont mis à l’école de Marx et l’ont prolongé et enrichi. Pour comprendre cela, évidemment, il faut en finir avec les prétentions du marxisme ordinaire et singulièrement de la gauche contemporaine à porter l’héritage de l’auteur du Capital. Sur le plan politique, Lasch contribue à une critique radicale du gauchisme sociétal – celui des années de l’immédiat après 68 – mais aussi du social- actuel, c’est-à-dire de tous ceux qui remplacent la question sociale, celle de la domination et de l’exploitation, par les questions « sociétales ». Lecture salutaire donc, par les temps qui courent.
Le 30 août 2012 – Denis COLLIN
PS: Demandé par "Le Causeur", cet article est finalement refusé par la rédaction, "trop théorique" disent-ils... Peut-être le pluralisme "inscrit dans l'ADN" de cette revue (E. Levy dixit) ne s'étend-il pas jusqu'à la philosophie et à fortiori à Marx. Leçon à méditer.

[1] Erich Fromm, La passion de détruire, Anatomie de la destructivité humaine, Robert Laffont, 1975
[2] La révolte des élites, Climats, 1996, p.32
[3][3] Op. cit. p.122
[4] Cette citation et toutes les suivantes sont extraites de Un refuge dans ce monde impitoyable. La famille assiégée.
[5] Sur ce point nous nous permettons de renvoyer à nos ouvrages, La théorie de la connaissance chez Marx (L’Harmattan, 1996) et Lire et comprendre Marx (Armand Colin, 2005-2008)

samedi 21 juillet 2012

Vico, poésie et métaphysique

La nature de la poésie fait qu’il est impossible que quelqu’un soit en même temps poète sublime et métaphysicien sublime, car la métaphysique abstrait l’esprit des sens, et la faculté poétique doit immerger entièrement l’esprit dans les sens ; la métaphysique s’élève jusqu’aux universaux, la faculté poétique doit descendre dans le particulier.  » (G. Vico, Science Nouvelle, 821) [Les numéros renvoient aux numéros des paragraphes de la « Science Nouvelle »]Au commencement était la poésie. La prose est une invention tardive, l’âge d’or du roman est tout récent. « La poésie est plus ancienne que le langage prosaïque artistiquement façonné. Elle est la première forme sous laquelle l’esprit saisit le vrai », dit Hegel (Esthétique, III, 3, ch. III) La culture humaine en tant que culture du langage a commencé par la poésie. L’histoire, la philosophie se sont d’abord données dans les formes de la poésie. Tout ce que nous pouvons savoir des sociétés sans écriture ou ce que nous pouvons conjecturer des sociétés préhistoriques va dans ce sens. Avant de raconter des histoires et avant de faire des traités de  ou de métaphysique, les hommes dansent et chantent. De ce point de vue, la reconstruction spéculative de l’histoire humaine à laquelle Vico se livre dans la Scienza Nuova se révèle très pénétrante. Après avoir étudié les pratiques sacrificielles des peuples anciens, Vico écrit :
… rien n’est plus vain que la vanité des doctes quand ils parlent de l’innocence du siècle d’or qui aurait été observée chez toutes les premières nations païennes ; en fait, cette innocence fut une fanatisme de superstition, qui maintenait chez les premiers hommes de la gentilité, sauvages, orgueilleux, très cruels, un certain sentiment d’obligation, grâce à leur profonde terreur d’une divinité imaginée par eux. (518)
Cependant ces hommes de l’âge barbare, ces bestioni possèdent quelque chose d’humain qui leur donne la capacité de penser et par là de « faire » eux-mêmes leur propre monde civil. Ils ont perdu toute éducation – à la suite du déluge et la longue errance qui s’en suivit – mais ils ont la même nature que l’homme civilisé de nos jours. Cette nature concerne les aptitudes mentales. Mais il ne s’agit pas d’une raison abstraite – Vico ne définirait pas l’homme comme l’animal rationnel – mais seulement de la capacité à s’étonner et à imaginer, ce qu’il nomme « sagesse poétique », laquelle a commencé par une « métaphysique » dont Vico dit qu’elle est innée. Cette constance d’une certaine nature mentale de l’homme permettra de comprendre le « ricorso », c’est-à-dire le recommencement, le retour à l’origine, quand la civilisation a cédé la place à la barbarie.
Cette métaphysique fut leur poésie, une faculté qui était en eux innée (car ils étaient naturellement pourvus de tels sens et de telles imaginations) et qui était née de l’ignorance des causes ; cette ignorance fut la mère de leur émerveillement devant toutes choses, et fit que, ignorants de toutes choses, ils en étaient fortement étonnés (375)
Nous avons ici une position constante de Vico :
L’admiration est fille de l’ignorance ; et plus l’effet admiré est grand, plus l’admiration grandit en proportion. (184)
L’imagination [fantasia] est d’autant plus robuste que le raisonnement est plus faible. (185)
La raison et la connaissance scientifique ne sont donc pas des propriétés innées de l’espèce humaine et c’est pourquoi Vico polémique contre tous ces « doctes » qui attribuent une « sagesse absconse » aux nations païennes les plus anciennes. La raison s’édifie dans le processus de civilisation en s’appuyant d’abord sur la capacité d’imagination. Et c’est encore un point sur lequel on peut rapprocher Vico de Spinoza. Les humains de l’enfance de l’humanité, ces « enfants du genre humain », sont ignorants des causes et tout naturellement expliquent la nature d’après ce qu’ils imaginent. Selon une démarche qui rappelle encore l’appendice de la partie I de L’Éthique, Vico montre que les hommes remplacent les causes qu’ils ignorent par ce qu’elles imaginent :
Cette poésie chez eux fut d’abord divine, parce que, dans le même temps où ils imaginaient que les causes des choses qu’ils sentaient et admiraient étaient des dieux (…), ils donnaient aux choses qui les étonnaient un être de substances d’après l’idée qu’ils avaient d’eux-mêmes, ce qui est précisément la nature des enfants, que nous voyons prendre entre leurs mains des choses inanimées et jouer avec elles comme si elles étaient des personnes vivantes. (375)
La poésie consiste donc dans la capacité à penser l’universel et l’abstrait uniquement à travers le concret sensible. La raison discursive (philosophique et spéculative) n’a pas encore trouvé sa place et c’est l’imagination qui domine. Dans ce rapport d’antériorité de l’imagination par rapport à l’usage de l’abstraction, Vico voit les principes d’une saine éducation : c’est par l’image et l’usage poétique de la parole que doit commencer l’éducation des enfants et c’est seulement au terme du processus éducatif qu’ils peuvent aborder les terrains arides de la logique et du concept pur, c’est-à-dire de la métaphysique rationnelle.
Vico en déduit une opposition entre l’esprit poétique et l’esprit métaphysique. L’esprit poétique est entièrement immergé dans le côté sensible : les mots du poète doivent immédiatement susciter à l’esprit des images et faire sentir à l’auditeur ou au lecteur les émotions liées à ces images. Immerger l’esprit dans le sens, dit Vico. Le mot est du côté de l’esprit mais il doit ramener l’esprit à l’imagination des choses sensibles. Évoquant sa patrie, l’Italie, Leopardi nous la donne à voir :
Ô ma patrie, je vois les murs et les arcs
Et les colonnes et les effigies et les tours
Désertées par nos ancêtres,
Mais la gloire, je ne la vois pas (Canti, I)
Pourquoi le poète ne voit-il pas la gloire ? Parce que c’est une chose abstraite ? Non, seulement parce que les signes de la gloire ne se voient plus :
Je ne vois le laurier ni le fer dont étaient chargés
Nos pères antiques. Maintenant sans armes
La tête nue et la poitrine nue, tu les montres.
Les ruines romaines d’un côté, le souvenir de la gloire passée à travers son décorum, ce sont autant d’images « montées » comme on monterait un film qui permettent à Leopardi de parler, non pas du passé mais d’un avenir qui viendra, celui du « risorgimento », du « resurgissement » de l’Italie. Mais si la poésie parle d’histoire et de politique, elle peut aussi donner à sentir des objets encore plus abstraits.
On remarquera que la peinture aussi peut être métaphysique : Magritte en est un exemple. Un tableau comme « La reproduction interdite » pose de manière énigmatique la question de la conscience de soi. Cependant, comme le fait remarquer Hegel, « la pensée comme appartenant essentiellement au monde intérieur de la conscience ne trouve dans ces formes extérieures qu’une existence qui leur est plus ou moins étrangère. » (Hegel, op.cit.) Ce qui distingue fondamentalement la poésie de la peinture et de la musique, c’est que « la manifestation sensible disparaît et la pensée poétique se dépouille de toute forme matérielle. » (ibid.) Et pour cette raison que la poésie « offre un caractère d’universalité qui ne se rencontre dans aucun des autres arts. » Il est nécessaire de déterminer la différence entre la poésie et la prose.
Le véritable objet de la poésie, ce n’est pas le soleil, les montagnes, les vois, les paysages ou la forme humaine dans son côté matériel, le sang, les nerfs, les muscles, etc., mais bien les intérêts de l’esprit. (op. cit.)
Mais la poésie est un art du langage et « l’expression artistique façonnée devient d’une plus haute valeur que la simple expression ».
Cependant comme le matériau même de la poésie est l’imagination, elle ne peut atteindre la précision et la pureté du concept. En ce sens, Vico a raison de dire que le poète sublime, c’est-à-dire celui dont la sensibilité est exacerbée au plus haut point ne peut être un métaphysicien sublime. La pensée prosaïque est nécessaire pour montrer l’en­chaî­nement rationnel des causes et des effets. Il ne s’agit bien sûr pas de n’importe quelle pensée prosaïque mais d’une pensée qui elle aussi doit façonner le langage, créer son propre langage, mais d’une tout autre manière que la poésie.
Prenons Les fleurs du mal, de chef-d’œuvre de Charles Baudelaire. La question centrale est y bien celle du mal comme question métaphysique. L’avertissement au lecteur définit la source du mal :
Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,
Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,
Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants,
Dans la ménagerie infâme de nos vices,

Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !
Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,
Il ferait volontiers de la terre un débris
Et dans un bâillement avalerait le monde ;

C’est l’Ennui ! — L’œil chargé d’un pleur involontaire,
Il rêve d’échafauds en fumant son houka.
Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,
— Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère !
  Baudelaire est une sorte de Pascal saisi par la débauche et nous donne à sentir ce que les Pensées sur la misère de l’homme veulent nous faire penser. Mais du sublime baudelairien, on ne peut guère tirer une . La Métaphysique des Mœurs de Kant ne se peut exprimer que par les moyens de la prose philosophique, sèche et abstraite.
On fera remarquer que la philosophie peut aussi être poétique. Le Poème deParménide, œuvre à partir de et contre laquelle Platon construit sa propre philosophie se présente comme un poème. Mais qu’on ne s’y trompe pas : il y a une partie proprement poétique, par exemple ceci :
Les cavales qui m’emportent au gré de mes désirs,
se sont élancées sur la route fameuse
de la Divinité, qui conduit partout l’homme instruit ;
c’est la route que je suis, c’est là que les cavales exercées
entraînent le char qui me porte.
Guides de mon voyage, les vierges, filles du Soleil, ont laissé
les demeures de la nuit
et, dans la lumière, écartent les voiles qui couvraient leurs fronts.
Dans les moyeux, l’essieu chauffe et jette son cri strident
sous le double effort des roues qui tournoient
de chaque côté, cédant à l’élan de la course impétueuse.
Mais les thèses philosophiques ne sont plus proprement poétiques :
La Déesse me reçoit avec bienveillance prend de sa main
ma main droite et m’adresse ces paroles:
« Enfant, qu’accompagnent d’immortelles conductrices,
que tes cavales out amené dans ma demeure,
sois le bienvenu; ce n’est pas une mauvaise destinée qui t’a conduit
sur cette route éloignée du sentier des hommes;
c’est la loi et la justice. Il faut que tu apprennes toutes choses,
et le cœur fidèle de la vérité qui s’impose,
et les opinions humaines qui sont en dehors de le vraie certitude.
Quelles qu’elles soient, tu dois les connaître également, et tout ce dont on juge.
il faut que tu puisses en juger, passant toutes choses en revue.
Il faut ajouter que nous n’avons que des extraits de ce Poème et que Parménide procède plus par incantations, par assertions inspirées que par ce sens de l’argumentation que manifeste Platon. La métaphore et l’ellipse ne conviennent point quand Socrate doit instruire ses interlocuteurs.
Il y aurait un contre-exemple, un poème pleinement philosophique et pleinement poétique à la fois, le grand poème de Lucrèce, De rerum natura (« De la nature »), exposé magistral de la philosophie épicurienne et de l’atomisme antique. Mais la réussite de Lucrèce tient sans aucun doute au fait que l’épicurisme antique est une philosophie de la nature qui se tient entièrement sur le plan de la nature sensible et réfute l’existence de réalités suprasensibles, proprement métaphysiques.
Leopardi fait remarquer que
Les premières vérités furent formulées en vers, non, me semble-t-il avec l’intention expresse de les voiler et de les rendre peu intelligibles, mais parce qu’elles se présentaient elles-mêmes à l’esprit des sages dans un habit travaillé par l’imagination, et étaient en grande partie découvertes par celle-ci plutôt que par la raison … (Zibaldone, 2940-2941)
Pour Leopardi, la raison seule est infiniment puissante, mais plus elle s’exerce plus elle rend celui qui en use impuissant. Ramenant la raison à la raison qui analyse, dissocie les parties du tout, il lui semble qu’elle s’oppose à la poésie :
Rien de poétique dans la nature décomposée et résolue , presque froide, morte exsangue, immobile, gisant pour ainsi dire sous le couteau chirurgical ou introduite dans le fourneau chimique d’un métaphysicien […] Rien de poétique ne sera jamais découvert par la raison pure, simple et mathématique. (op. cit. 3241-3242)
Et pourtant, les plus grandes vérités philosophiques ont été découvertes par « le cœur, l’imagination, les passions elles-mêmes (ou la raison quand elle est effectivement aidée de ces facultés) » (op.cit. 3244).
Résumons : il y a, à la fois, une intime parenté et une exclusion réciproque entre poésie et métaphysique. L’une et l’autre se donnent comme objet les vérités les plus cachées, mais la première s’appuie sur le sentiment et l’imagination, tenus généralement par la seconde pour des modes inférieurs de la connaissance, tandis que les poètes ont tendance à penser que la raison argumentative, démembrant son objet, le laisse sans vie et ne peut donc le saisir dans sa vérité. En suivant Vico et Hegel, on pourrait penser qu’il y a un passage, un mouvement historique. La poésie épique chez Vico correspond à l’âge des héros et perd de son importance à l’âge des hommes, celui où la raison et le droit dominent. Chez Hegel, la poésie, bien qu’étant l’art le plus intellectuel parce que le plus intérieur, reste tout de même enfermée dans la saisie du vrai sous la forme de la sensibilité et par conséquent l’esprit n’y est pas encore véritablement « chez lui ». On pourrait trouver une confirmation de ce point de vue « historiciste » sur la poésie dans le déclin de la poésie à partir de la deuxième partie du xixe siècle (voir les analyses de Walter Benjamin dans « Sur quelques thèmes baudelairiens » et « La régression de la poésie », in Œuvres III, Folio, Gallimard).
On peut douter cependant de la vérité de cet historicisme. Sans doute la poésie a-t-elle moins d’importance dans la vie de l’esprit des peuples aujourd’hui, mais loin d’y voir un progrès de la rationalité on y pourrait plutôt repérer la marquer d’une régression spirituelle. Et de son côté, la philosophie, si elle ne veut pas renoncer à ses ambitions anciennes, ne peut guère renoncer à cette connaissance intuitive dont la poésie fournirait le modèle.

mercredi 13 juin 2012

Penser la République, la guerre et la paix

à propos d'un ouvrage de Gabriel Galice et Christophe Miqueu


Penser la République, la guerre et la paix, sur les traces de Jean-Jacques Rousseau[1] : voilà un ouvrage qui commémore le tricentenaire de Jean-Jacques Rousseau de la meilleure façon qui soit, c’est-à-dire en restituant pleinement la portée subversive, révolutionnaire, de l’œuvre du « citoyen de Genève ».
Les auteurs – organisateurs d’un colloque qui s’est tenu à Genève au printemps dernier – s’attaquent une question des plus brûlantes : comment penser à la fois souveraineté populaire dans un cadre national – et même assez restreint quand on connaît la dilection de Jean-Jacques pour les petites républiques dont l’étendue ne dépasse pas les facultés humaines – et la possibilité de la paix entre les peuples. Nombreux en effet sont ceux qui font de l’État- moderne la matrice des guerres du XIXe et du XXe siècle et qui, pour éviter de nouveaux conflits, soit regrettent le système d’Empire – on a entendu de beaux esprits regretter l’empire austro-hongrois et préconiser de revenir à cette inspiration pour construire l’Europe – soit demandent qu’on en finisse avec la souveraineté populaire pour laisser la place à la gouvernance. Selon nos auteurs, et on doit les suivre sur ce chemin, la pensée rousseauiste permet de dépasser cette contradiction.
Premier constat : « L’idée centrale de Rousseau est la suivante : la guerre est intrinsèquement politique, elle oppose des États et à travers eux des peuples. Elle vise moins à tuer des hommes qu’à détruire le corps politique. » (38) L’état de guerre n’est pas un état de nature : il ne résulte pas d’on ne sait quelle agressivité, d’on ne sait quelle tendance naturelle à la destruction comme le supposent Hobbes, et après lui de nombreux auteurs, jusqu’à certains psychologues modernes ou aux partisans de l’éthologie à la façon de Lorenz. Mais si l’état de guerre politique, il découle donc d’une mauvaise organisation politique et pour dépasser cet état il faut que les hommes puissent vivre dans une société « bien ordonnée » – pour reprendre ici une expression de la première version du Contrat Social. C’est pourquoi le pacifisme rousseauiste est un pacifisme conséquent : prenant le mal à la racine, il définit les contours de la cité idéale, prolongeant, en lui donnant une force rare, l’idéal républicain. Sachons gré aux auteurs d’avoir clairement situé Rousseau dans cette tradition, fort ancienne (Cicéron, Salluste), mais surtout profondément renouvelée par l’œuvre de Machiavel (dont j’ai eu l’occasion de souligner combien elle irrigue la pensée de Rousseau – voir D. Collin : Comprendre Machiavel, Armand Colin). Le nouveau « contrat social » inventé par Rousseau, loin d’être ce contrat de dépossession des droits naturels que défend la tradition hobbesienne, établit une nouvelle forme de liberté, la liberté commune de la République dont l’épanouissement est la démocratie directe, c’est-à-dire l’exercice effectif de la souveraineté populaire par chacun et par tous les citoyens. Comme le rappellent Miqueu et Galice, « il n’y a de liberté pour tous que lorsque le peuple est libre de tout asservissement et que pouvoir, et principalement celui de légiférer, appartient non aux gouvernants mais bien au peuple, c’est-à-dire à la volonté générale qui, au sein du peuple est l’auteure des lois. » (54)
Mais comment les citoyens peuvent-ils être effectivement libérés de tout asservissement ? Les inégalités sociales expriment toujours, d’une manière ou d’une autre, la domination d’une partie sur l’autre, ce qui rend le contrat « tyrannique ou vain », ainsi que le disait Rousseau. « La grande nouveauté du républicain Rousseau dans l’histoire de l’idée de citoyenneté est donc de fixer théoriquement de manière définitive la nécessité pour les républicains de rendre indissociable liberté et égalité. » (64) C’est sur cette conception de l’égalité-liberté que se fonde le patriotisme rousseauiste. Les auteurs montrent avec toute la précision nécessaire que ce patriotisme n’a rien à voir avec le nationalisme tout en se distinguant clairement de l’humanitarisme bien-pensant qui sévissait déjà à l’époque des Lumières. On connaît les polémiques de Rousseau contre ces cosmopolites qui aiment le Tartare pour n’avoir pas à aimer leur voisin. « Que portent ces amis auto-affirmés de l’humanité sinon la défense d’un individualisme acharné qui ne connaît plus l’esprit de  » (78).
Comme ce patriotisme est d’abord l’amour des institutions de la liberté et des citoyens qui les partagent, comme il n’est pas l’amour de la terre, il est naturellement pacifiste ; l’esprit guerrier se limite strictement à la défense de la patrie et de la liberté. Le républicanisme de Rousseau ne laisse pas place à l’esprit de conquête, à ces républiques qui ne sont que des empires sans empereurs comme le furent les républiques coloniales du 19e et du 20e siècle. L’idée d’une Europe des nations souveraines se dessine en filigrane dans l’œuvre de Rousseau, mais cette Europe n’a rien à voir l’Europe du 18e et d’aujourd’hui, gangrenée par le pouvoir de l’argent et où la dilution des nationalités n’est que le revers de l’appétit effréné de la domination financière et de tout ce qui l’accompagne.
Je voudrais signaler deux points à approfondir, que les auteurs dans le cadre de cet ouvrage ne pouvaient évidemment traiter. Le premier concerne le « patriotisme constitutionnel » défendu par Habermas. Les formulations employées par Galice et Miqueu pour qualifier le patriotisme de Rousseau évoquent la thèse du philosophe allemand. La différence est que, chez Habermas, le patriotisme constitutionnel désigne des institutions supranationales, dans une perspective universaliste – Habermas est partisan de la construction européenne – alors que le patriotisme rousseauiste est inséré dans un « corps politique » relativement restreint et distinct de ses voisins, c’est-à-dire dans une  dont les déterminations ne sont finalement pas uniquement constitutionnelle (langue, histoire commune, etc.).
Le deuxième point concerne les rapports entre la pensée de Rousseau et le . Reprenant à leur compte la distinction entre  (politique) et libérisme (le libre marché), les auteurs approuvent la nécessité de « relativiser l’antagonisme usuel entre libéraux et républicains ». Un auteur comme Maurizio Viroli (voir Républicanisme, Le Bord de l'eau, coll. « Les voies du politique », 2011) fait de Rousseau un des grands penseurs de la tradition républicaniste tout en défendant l’importance majeure de l’individualisme et de la « liberté négative ». Pour Viroli, le  et le républicanisme défendent au fond les mêmes valeurs, les libéraux étant seulement inconséquents dans cette défense de la « religion de la liberté ».
Quoi qu’il en soit, Galice et Miqueu nous offrent un Rousseau totalement actuel, un Rousseau apte à éclairer la réflexion politique aujourd’hui. C’est aussi un excellent travail pédagogique : les auteurs complètent leur propos par un lexique Rousseau des plus utiles. Un livre donc à lire, à faire connaître, à faire lire, aux politiques, aux professeurs et aux étudiants qui veulent chercher à y comprendre quelque chose.


[1] PENSER LA RÉPUBLIQUE, LA GUERRE ET LA PAIX, Sur les traces de Jean-Jacques Rousseau, par Christophe Miqueu et Gabriel Galice, ISBN: 978-2-05-102155-5, 15 x 22 cm, 240 pages, relié, CHF 30.- / € 26.50 ttc

jeudi 12 avril 2012

Hannah Arendt, le totalitarisme et la banalité du mal

Le totalitarisme est la principale figure du mal au XXe siècle. Auschwitz, symbole des camps d’extermination est un des tournants majeurs de l’histoire humaine. Si on ne fait plus guère de difficulté pour reconnaître dans le nazisme le “ mal absolu ”, la définition du totalitarisme reste sujette à discussion. Hannah Arendt, dans ses trois volumes de L’origine du totalitarisme (réédition Points, Seuil) tente de l’élucider théoriquement. Le totalitarisme doit tout d’abord être compris en le situant dans le courant historique qui le fait naître, c'est-à-dire dans la conjonction de l’antisémitisme moderne et de l’impérialisme sans quoi le nazisme eût été impossible. En second lieu, il faut en mettre à jour les traits fondamentaux qui sont communs aux différents systèmes totalitaires que nous siècle a connus. Hannah Arendt montre que le système stalinien de l’URSS et le système nazi peuvent être réunis sous le même concept de totalitarisme. Mais cette analyse qui appartient à la théorie politique trouve son prolongement dans la réflexion  qu’elle mènera à l’occasion du procès Eichmann (voir Eichmann à Jérusalem – Rapport sur la banalité du mal, Folio, Gallimard).
  1. Les sources du totalitarisme
    1. L’antisémitisme.
L’antisémitisme est création originale de notre époque et non le prolongement la haine traditionnelle des chrétiens à l’égard des Juifs. Il est une idéologie laïque qui se développe à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle. Pour le comprendre, il faut le resituer dans ses rapports avec le déclin de l’État-. La préservation de la spécificité de la  juive correspondait à la coïncidence des intérêts d’un côté de l’État- qui donnait aux Juifs un rôle particulier et, d’autre part, de la  juive elle-même, ou de ses représentants traditionnels. Avec l’avènement de l’impérialisme, la domination complète de la bourgeoisie et la soumission complète de l’État aux intérêts financiers privés, le rôle spécifique des Juifs (par exemple sur le plan financier et diplomatique) n’a plus lieu d’être, alors même qu’ils n’ont pas réussi à s’intégrer à la bourgeoisie financière.
Ainsi, l’antisémitisme n’est pas une forme particulière de nationalisme.Au contraire, il s’exprime d’emblée par des organisations supranationales et, bien que dans la forme sa propagande copie celle des partis réactionnaires, il vise en réalité à “ une rupture fondamentale avec l’ordre existant ” par un gouvernement intereuropéen au-dessus de toutes les nations, ainsi que le proclame le premier congrès international antijuif, réuni à Dresde en 1882. Le nazisme ne milite pas pour la suprématie de la  allemande, mais pour celle de la “ race aryenne ” dont une partie des Allemands est exclue. L’idée de l’unification de l’Europe sous la direction de cette “ race des seigneurs ” est un des thèmes centraux de la propagande.
Paradoxalement, c’est l’égalité de droit des Juifs, conquise progressivement, à partir de la Révolution française, qui constitua un des plus puissants facteurs de l’antisémitisme moderne. Si l’égalité est la justice, elle est en même temps une entreprise hasardeuse. “ C’est parce que l’égalité exige que je reconnaisse tout individu quel qu’il soit comme mon égal, que les conflits entre groupes qui, pour une raison ou une autre, refusent de reconnaître leur égalité réciproque de base, revêtent des formes si effroyables. ”
    1. L’impérialisme
S’opposant aux analyses marxistes, Hannah Arendt montre que l’État- n’est pas l’instrument de la bourgeoisie. “ L’impérialisme naquit lorsque la classe dirigeante détentrice des instruments de la production capitaliste s’insurgea contre les limitations nationalistes imposées à son expansion économique. ” L’État- ne peut construire un empire sans mettre en cause ses propres fondements intérieurs – le corps politique est menacé – et sans éveiller les sentiments nationaux des peuples conquis. La philosophie politique de l’impérialisme est la première à proclamer que “ le pouvoir est l’essence de toute structure politique. ” Ce sont les motifs économiques qui vont alimenter cette transformation. La véritable émancipation de la bourgeoisie n’est pas la constitution de l’État-, mais celle que lui procure l’impérialisme, cette époque où “ les hommes d’affaires devinrent des politiciens ”.
Le racisme n’est pas une invention nazie car “ le racisme a fait la force idéologique des politiques impérialistes depuis le tournant de notre siècle ”. Il nie “ le grand principe sur lequel sont bâties les organisations nationales des peuples, à savoir le principe d’égalité et de solidarité de tous les peuples, reposant sur l’idée d’humanité. ” Les théories racistes sont souvent anti-nationalistes. La fascination pour la décadence est un autre trait essentiel du racisme. Enfin, bien que le scientisme des Lumières et leur pensée de la diversité des races puisse sembler fournir des arguments au racisme, les Lumières pensent l’unité de l’espèce humaine. Le racisme se construit en réaction contre les Lumières, en affirmant le “ polygénisme ” de l’espèce humaine.
Avec le racisme comme principe politique et la bureaucratie comme principe de domination, l’impérialisme se lance à l’assaut de continents entiers pour y perpétrer “ les massacres les plus terribles de l’histoire récente ” comme l’extermination des tribus hottentotes par les Boers. C’est une véritable folie qui semble saisir les colonisateurs. Et c’est de cette folie que sortira le XXe siècle. Après la conquête du monde, l’impérialisme doit se développer au sein même de l’Europe. Les mouvements pangermanistes et panslaves constituent les phénomènes majeurs d’où est issue l’histoire contemporaine. Le grand tournant se situe le 4 Août 1914 qui fait exploser les nations européennes et ébranle tout le système politique “ avant que le totalitarisme n’attaque sciemment et ne détruise en partie la structure même de la civilisation européenne. ”
  1. Le système totalitaire
S’appuyant sur ces mouvements de fond de la société moderne, le système totalitaire qui s’incarne dans le nazisme et le stalinisme présente néanmoins des traits très spécifiques qui font qu’il ne peut être ramené à aucune des catégories classiques de la théorie politique (tyrannie, despotisme, etc.).
  1. L’alliance de la populace et de l’élite
Le totalitarisme apparaît d’abord comme l’époque de l’irruption des masses sur la scène historique. Il ne s’agit plus des classes sociales au sens ancien du terme (comme chez Marx) ni du peuple (au sens de la philosophie politique) mais de la populace fascinée par le mal. L’unité de cette “ organisation des masses ” n’est ni la conscience d’un intérêt commun, ni une “ logique spécifique des classes qui s’exprime par la poursuite d’objectifs précis ”.
La crise des élites, le mécontentement violent à l’égard de la civilisation – la critique des “ intellectuels ”, de la rationalité, l’exaltation du sentiment – le type de personnel sélectionné dans les aventures coloniales et les guerres – aventuriers de tout poil, individus dont la structure  a été détruite par l’exercice répété des massacres – tout cela prépare cette alliance de la populace et de l’élite si caractéristique des mouvements totalitaires. Le mouvement totalitaire vise ni plus ni moins qu’à la transformation de la nature de l’homme, à créer un “ homme nouveau ”, par l’endoctrinement, mais aussi, dans le cas nazisme, par les méthodes de sélection du bétail.
    1. L’État et la terreur
Le système du parti unique ne résume pas le totalitarisme. Staline dut briser le vieux parti bolchevik pour mettre sur pied le parti totalitaire. Le régime totalitaire vise une accumulation de pouvoir illimitée. “ La lutte pour la domination totale de toute la population terrestre, l’élimination de toute réalité non totalitaire rivale, est inhérente aux régimes totalitaires eux-mêmes… ” À la différence des partis extrémistes classiques, socialistes révolutionnaires ou nationalistes, les mouvements totalitaires se radicalisent après la prise du pouvoir. La gestion de l’État et l’élimination de l’opposition permettent le déchaînement de la terreur. Les États totalitaires s’affranchissent de toute règle. Ils semblent être dans un état permanent d’anarchie.
La radicale nouveauté de l’État totalitaire fait éclater l’alternative entre régimes sans lois et régimes soumis à des lois. La terreur s’impose quand les hommes sont isolés c'est-à-dire quand ils ont rompu tout lien avec la vie politique et avec l’œuvre de construction d’un monde humain, quand ils sont réduits au rôle d’animal laborans dont la vie est exclusivement dirigée par les valeurs du travail. C’est ainsi que le totalitarisme est inséparable de la transformation radicale de la condition humaine dans le monde contemporain (voir, de Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne).
  1. L’enfer et la banalité du mal
    1. Le mal superficiel
Pour comprendre l’essence du phénomène totalitaire, on doit expliquer comment tous les ressors de la conscience  ordinaire peuvent être détruits. Il s’agit aussi de bien cerner quel genre d’enfer les nazis ont construit, quelque chose qui n’a rien à voir avec les tueries de masse ou les folies destructrices qui ont maintes fois saisi l’humanité. L’analyse du “ cas ” Eichmann, criminel guerre nazi, capturé par les services secrets israéliens, jugé et pendu à Jérusalem en 1961, démontre comment l’homme ordinaire devient l’exécutant et l’organisateur de la “ solution finale ”. Revenant sur cette affaire dans l’introduction à La vie de l’esprit (son dernier ouvrage), Hannah Arendt écrit : “ Ce qui me frappait chez le coupable, c’était le manque de profondeur évident, et tel qu’on ne pouvait faire remontrer le mal incontestable qui organisait ses actes jusqu’au niveau plus profond des racines ou des motifs. Les actes étaient monstrueux, mais le responsable – tout au moins le responsable hautement efficace qu’on jugeait alors – était tout à fait ordinaire, comme tout le monde, ni démonique ni monstrueux. ” Eichmann n’était pas un fanatique nazi, ni un antisémite enragé, ni une brute inculte qui aurait obéi machinalement. Le trait véritablement frappant qui le caractérise est le “ manque de pensée ”. Non pas la stupidité, mais l’incapacité de penser, la propension à laisser sa vie se jouer comme une “ comédie macabre ” dont il répète le texte comme autant de clichés, de formules apprises par cœur.
C’est précisément parce que le mal est superficiel qu’il peut se répandre comme un feu de paille et saisir des millions d’hommes. S’il fallait être particulièrement démoniaque, s’il fallait être un monstre exceptionnel, le mal n’aurait jamais pris l’extension qu’il a pu prendre dans le système totalitaire.
    1. Le manque de pensée et l’obéissance
Eichmann avait provoqué l’indignation de ses juges en déclarant “ qu’il avait vécu toute sa vie selon les principes moraux de Kant et particulièrement selon la définition que Kant donne du devoir. ” (Eichmann à Jérusalem, Chap. VIII). Kant, en effet, semble affirmer que le bon citoyen doit obéir à la loi civile et qu’aucune circonstance ne peut justifier qu’on puisse se soustraire à ses obligations légales. De là Eichmann en déduit qu’on devait appliquer l’impératif du Troisième Reich : “ Agissez de telle manière que le Führer, s’il avait connaissance de vos actes, les approuverait. ” Cette “ adaptation ” de Kant consiste à expurger la pensée de la pensée de Kant. Le cœur de la  de Kant réside justement dans la faculté de juger, qui exclut, par définition, l’obéissance aveugle. L’invocation de l’obéissance aux ordres est donc une scandaleuse manière de refuser ses responsabilités : “ en politique, obéissance et soutien ne font qu’un. ”
Cette perversion de la , évidée de son contenu rationnel et remplacée par l’obéissance au chef, suppose la perversion du langage. Orwell avait analysé cette perversion dans son 1984 : la novlangue a pour but de détruire tout sens du langage ordinaire par divers procédés dont l’identification des contraires : la liberté c’est l’esclavage, etc.. Hannah Arendt montre à son tour comment le système de commandement et de propagande du nazisme repose sur les “ règles de langage ”, l’emploi d’un langage perverti en son fond. De l’expulsion des Juifs signifie la destruction des Juifs d’Europe ; “ accorder une mort miséricordieuse ” (euthanasie) signifie meurtre ; la “ solution finale ” signifiera que, pour “ éviter les souffrances inutiles ” on va organiser le système des chambres à gaz. C’est précisément ce qui permet au criminel Eichmann de se retrouver en harmonie avec la société, car la société allemande toute entière s’est défendue contre la réalité du crime par les mêmes moyens que Eichmann : l’auto-intoxication, la stupidité et le mensonge.
Laissons, pour finir, la parole à Hannah Arendt : “ Dans tous les pays civilisés, la loi suppose que la conscience de chacun lui dise : “ Tu ne tueras point ”, même si chacun a, de temps à autre, des penchants ou des désirs meurtriers. Par contre la loi du pays de Hitler exigeait que la conscience de chacun lui dise : “ Tu tueras ”, même si les organisateurs des massacres savaient parfaitement que le meurtre va à l’encontre des penchants et des désirs de la plupart des gens. Dans le Troisième Reich, la mal avait perdu cet attribut par lequel on le reconnaît généralement, celui de la tentation. De nombreux Allemands, de nombreux nazis, peut-être même l’immense majorité d’entre eux, ont dû être tentés de ne pas tuer, de ne pas voler, de ne pas laisser leurs voisins partir pour la mort (car ils savaient naturellement, que c’était là le sort réservé aux Juifs, même si nombre d’entre eux ont pu ne pas en connaître les horribles détails) et de ne pas devenir les complices de ces crimes en en bénéficiant. Mais Dieu sait s’ils ont vite appris à résister à la tentation. ”
Denis Collin

A propos de la représentation

La volonté ne peut être représentée : tel est le nœud du Contrat Social de Rousseau. Je peux donner mandat à quelqu’un pour exécuter une action, mais je ne peux lui donner mandat pour vouloir à ma place. La position de Rousseau est radicale et conduit à deux conclusions : 1° le pouvoir souverain ne peut être exercé que par le peuple assemblé ; 2° ce genre de constitution politique n’est peut-être pas fait pour les hommes mais seulement pour les dieux !L’élimination de la représentation comme figure centrale de l’aliénation politique semble en effet pratiquement impossible dès qu’on quitte le royaume des déductions logiques pures pour s’intéresser aux modes d’organisation effectifs des groupes humains.
1.      Un groupe n’existe que s’il se pose lui-même comme représentatif ;
2.      Un groupe n’est effectif que s’il peut être représenté ;
3.      La représentation du groupe, tendanciellement, tend à s’émanciper des contraintes de la représentation pour s’auto-représenter – phénomène de bureaucratisation.

La démocratie directe est toujours représentative

Se gouverner soi-même, c’est être libre et c’est appartenir de plain pied au corps politique qui se gouverne lui-même. Cette identité essentielle de la volonté de chaque individu avec la capacité décisionnelle du corps politique pose cependant un problème. Qu’est-ce qui permet à groupe de se constituer en corps politique ? C’est justement que ce corps collectif se pose comme représentatif. Prenons l’exemple de la démocratie athénienne classique. Les Athéniens la voient comme un gouvernement des égaux, ainsi que l’affirme Aristote dans Les Politiques. Toutes les volontés individuelles se confrontent directement et publiquement et finissent par former ainsi la volonté générale. Mais qu’est-ce qui rend légitime cette prise de décision ? Uniquement ceci : l’assemblée représente la cité. Les citoyens libres prennent des décisions en lieu et place des femmes, des enfants, des esclaves, des métèques. Ils « représentent » ceux qui ne peuvent ou qu’on ne juge pas apte à décider. Certes, aujourd’hui nous n’avons plus d’esclaves, les femmes peuvent voter et, sous certaines conditions, on commence à admettre le vote des étrangers. Mais il reste et restera toujours un part plus ou moins importante de la population qui sera jugée incapable de décider (les enfants, les malades mentaux, etc.) et qui pourtant sont considérés comme faisant partie du corps politique.Mais ce qui est vrai de la cité gouvernée par des lois l’est de n’importe quel groupe organisé où une décision doit être prise qui engage tout le groupe. La moindre assemblée générale d’une association se doit d’être « représentative ». Le quorum définit simplement le seuil à partir duquel les présents sont réputés pouvoir parler au nom des absents. Mais ce n’est pas tout : l’assemblée est d’autant plus représentative qu’il y a moins d’individus à représenter : une assemblée représentative est une assemblée où tous les individus concernés sont présents et donc n’ont pas besoin d’être représentés. Où est donc le mécanisme représentatif ? L’assemblée forme un corps constitués des nombreux corps des individus et c’est ce corps lui-même qui représente les individus. Autrement dit chacun est présent non à titre de particulier mais comme représentant de tous ! L’assemblée est représentation, au sens d’une représentation théâtrale, car ce corps collectif qu’est le groupe ne peut exister que dans cette mise en scène.
Tout groupe est représenté
Le groupe assemblé dans l’exercice public de la parole, dans cette unité d’une pluralité, a néanmoins immédiatement besoin d’être représenté. Tous les participants ne peuvent parler ensemble ; il faut nécessairement désigner quelqu’un qui parle au nom du groupe ; les délégués d’une assemblée de grévistes vont négocier au nom des grévistes. La plus petite association de pêcheurs à la ligne se dote d’un président, d’un secrétaire et d’un trésorier. Impossible de s’affranchir de cela. Même les groupes les plus informels tendent spontanément se différencier : au restaurant le connaisseur choisit les vins au nom de ses amis.
Ainsi, l’opposition de la démocratie directe et de la démocratie représentative semble assez factice. La démocratie directe désigne un certain type de rapport entre les représentants et les représentés mais nullement l’absence de représentation. Toutes les expériences de démocratie directe le confirment. Les citoyens athéniens exerçaient une certaine forme de démocratie directe puisque tous participaient – théoriquement – à la formation de la décision. Mais l’exercice effectif du pouvoir suppose que certains puissent parler au nom de tous, que certains puissent disposer du pouvoir de faire exécuter la décision commune. C’est pourquoi les Athéniens désignaient des magistrats, cette contradiction dans les termes, des égaux plus grands que les autres. La revendication de l’égalité ne peut jamais aller jusqu’à l’abolition de cette représentation qui est presque une incarnation du pouvoir commun. Simplement dans ce régime le plus démocratique, les citoyens veulent participer à la magistrature et donc veulent être tour à tour gouvernants et gouvernés. La destruction de toute représentation détruit le groupe lui-même. S’il s’agit de la société civile, la destruction de la représentation conduit à une anomie qui favorise toutes les entreprises totalitaires.
La représentation échappe tendanciellement au groupe
Si le problème de la représentation est inéliminable, il s’ensuit que nous sommes nécessairement confrontés à la séparation des représentants et des représentés. Tant que le groupe est en action, les représentants sont sous le contrôle direct des représentés : le connaisseur en vins ne peut pas choisir uniquement pour lui, pas plus que le délégué du comité de grève ne peut s’entendre avec le patron dans le dos des grévistes. Mais dès que le groupe s’institutionnalise, la scission entre représentants et représentés devient inévitable.
Robert Michels dans son ouvrage classique sur Les partis politiques donne une analyse pénétrante de ce processus, dont il voit l’origine dans la combinaison de plusieurs facteurs : les nécessités fonctionnelles de l’action (quand on cherche un porte-parole, il est préférable de choisir celui qui parle bien) ; la dynamique interne de l’organisation qui doit, pour pouvoir agir, se dote d’un appareil permanent ; les caractéristiques psychologiques des représentants (leur caractère dominateur) ; la psychologie des représentés qui, dans leur grande masse et sauf à des moments exceptionnels, préfèrent laisser les représentants agir à leur place. Ainsi s’explique la bureaucratisation des organisations (partis et syndicats) nés du mouvement ouvrier du xixe siècle, un mouvement qui pourtant faisait de la démocratie directe, du refus des institutions oppressives un des axes de son combat. Cette analyse pourrait aussi s’appliquer, mutatis mutandis, à l’évolution des soviets en Russie, progressivement évidé de toute vie politique pour être remplacé par l’appareil du Parti bolchevik.
L’homme est peut-être un animal politique, mais la constitution effective des groupes humains actifs montre que ce caractère politique est, peut-être irréductiblement contradictoire. Notre liberté ne s’exerce qu’en participant à égalité avec d’autres à des formations sociales capables de décider. Mais dans le même temps ne s’exerce qu’à travers les médiations de la représentation et se trouve mise en péril par cela même qui en constitue la condition d’effectivité.
 
 
 

samedi 7 avril 2012

Faut-il, doit-on imposer des limites à la recherche technique et scientifique ?

Réponse à la question soumise à l'étude du congrès de la Libre Pensée

La question à l’étude du prochain congrès de la Libre Pensée est si pleine d’ambiguïtés qu’on ne sait pas trop par quel bout la prendre. « Faut-il » et « doit-on » ne sont pas des synonymes : la nécessité et l’obligation ne sont pas identiques, on ne se soustrait pas à la nécessité alors qu’on peut manquer à ses obligations. Le deuxième point délicat consiste à traiter en bloc de la « recherche technique et scientifique ». Commençons par là.
Le langage courant utilise abondamment le syntagme « scientifique et technique » ; quand on veut parler de manière plus critique, on parle de « technoscience ». Bref il serait devenu impossible de séparer science et technique. C’est si vrai que les « semaines de la science » et autres démonstrations de ce genre à destination des jeunes publics n’exposent généralement que des objets techniques en lieu et place de la science qui ne peut pas donner lieu à des démonstrations très spectaculaires : faire visiter un accélérateur de particules n’est pas très facile ni, de toutes façons, très parlant pour le quidam ! Quant aux travaux des mathématiciens, ils ne trouvent pas de place dans la « société du spectacle ».
Cette confusion entre science et technique est ancienne et s’enracine dans la réalité des sciences modernes telles qu’elles se sont constituées depuis le XVIIe siècle. C’est Descartes qui annonce le programme des siècles à venir : la science nouvelle dont il est un des fondateurs (dans la lignée ouverte par Galilée) va nous « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Cette science nouvelle fournira « des connaissances qui soient fort utiles à la vie; et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles », elle se sera une science essentiellement « pratique » qui permettra « l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie; car même l'esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s'il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusques ici, je crois que c'est dans la médecine qu'on doit le chercher. » (Discours de la méthode, VIe partie) Descartes n’hésite pas : la science a pour but de produire des « artifices » qui permettront d’alléger la peine des hommes, d’améliorer la santé du corps et même de transformer l’esprit – de le rendre plus sage. On trouverait sans peine des textes d’une inspiration semblable chez Leibniz (voir Pensées sur l’instauration d’une physique nouvelle). Et c’est bien le programme des temps modernes qui est exposé ici : la science ne vise pas la connaissance spéculative (le savoir pour le savoir comme le disait Aristote), elle vise l’action transformatrice de la réalité. Ce qui permet à cette ambition de se déployer, c’est la conception galiléenne que Descartes a adoptée et après lui Leibniz : « le grand livre de la nature est écrit en langage mathématique ». S’il en est ainsi la connaissance scientifique de la nature sera la connaissance de ses lois mathématiques, lesquelles permettent non seulement de décrire la réalité de manière simple mais aussi et surtout de la prédire et de la prévoir. C’est-à-dire de disposer tous les moyens nécessaires en vue d’atteindre un but calculable.
Ainsi, science pure, science appliquée et technique (on dira bientôt technologie) forment de plus en plus un tout indissociable, une technoscience. La connaissance scientifique pure est impossible sans bénéficier d’un appareillage technique qui permet d’interroger la nature « comme un juge en charge » (l’expression est de Kant) et, réciproquement, la connaissance scientifique permet de construire de nouveaux appareils – les instruments optiques et les horloges constituent un bon exemple de cette interaction entre science et technique. Toute cette histoire est très connue et riche d’enseignements pour quiconque s’intéresse aux sciences et aux techniques – il est d’ailleurs très dommage que cette histoire soit si peu enseignée.
Il reste que la confusion science/technique pour explicable qu’elle soit ne s’impose pas nécessairement comme une vérité intangible. Ce qu’on attend d’une théorie scientifique, c’est qu’elle soit vraie, alors que ce que l’on attend d’une technique, c’est qu’elle soit utile ! Or l’utilité n’est pas une valeur intrinsèque : elle renvoie toujours à un autre terme et elle est donc toujours relative. La découverte de la radioactivité fait progresser la connaissance scientifique de la réalité, mais la mise au point de la bombe atomique ne fait progresser aucune connaissance (sauf peut-être indirectement) et la question qu’il faut lui poser, en tant qu’application d’une découverte est : « à quoi cela sert-il ? » et également « à qui cela est-il utile ? ».
Que la bourgeoisie montante ait eu besoin d’une certaine conception de la nature – d’une certaine ontologie – c’est-à-dire d’une nature mathématisée et à disposition des hommes, et qu’elle ait privilégié une théorie purement opératoire de la vérité, c’est incontestable et cela fut certainement en son temps un progrès face à un monde féodal en décomposition dominé par les conceptions théologiques de la nature. Mais ce progrès passé ne doit pas nous interdire de prendre le recul critique nécessaire ni de comprendre la genèse sociale des catégories de la pensée (voir Lukacs, Ontologie de l’être social).
Considérons maintenant les questions qui se posent directement à nous. Nous avons appris, durement, que le progrès « technique et scientifique » dont rêvaient les Lumières n’a pas nécessairement eu les effets bénéfiques pour l’émancipation de l’humanité que l’on aurait pu attendre. Le capital développe certes la recherche scientifique mais en l’asservissant à ses besoins propres, c’est-à-dire la valorisation du capital. Ainsi l’un des champs principaux de la recherche en physique a été l’industrie d’armement. Évidemment, personne ne peut vouloir limiter la recherche en physique mais aucun être humain sensé ne peut approuver le développement technique de ces recherches vers la production d’armes qui perfectionnent la capacité des grandes et des moins grandes puissances à détruire massivement les hommes et avec eux la planète qu’ils habitent. L’on voit mal comment la Libre pensée pourrait affirmer que l’on ne doit pas mettre de limites à la recherche technique et scientifique dans le domaine de l’économie d’armement. Non seulement on doit limiter ces recherches mais plus encore : il faut mettre hors d’état de nuire leurs commanditaires !
Entrons maintenant dans un domaine un peu plus délicat. Des dirigeants de Monsanto (la firme qui produisait « l’agent orange » employé par l’armée US au Vietnam) jusqu’à certains marxistes défenseurs du « progrès technique et de la « croissance des forces productives », en passant par l’inénarrable M. Allègre, il est de bon ton de critiquer les adversaires des OGM comme des obscurantistes attardés, voire des suppôts du cléricalisme. Sans doute, certaines méritent-ils cette qualification. Mais la question n’est pas là. Le capitalisme ne développe pas les OGM pour éradiquer la faim dans le monde et permettre à la planète de se nourrir ainsi que le répètent à l’envi des apologistes niais et les propagandistes stipendiés par Monsanto, Novartis et tutti quanti. Il s’agit en fait, avec les OGM, comme avec les récentes lois sur les semences, d’éradiquer l’agriculture paysanne et soumettre toute la production agricole mondiale à la direction des multinationales capitalistes déjà citées. Quant au débat sur la nocivité ou non des OGM, on nous permettra d’être sceptiques : la preuve de la non-nocivité des OGM est fournie … par les laboratoires des entreprises commercialisant des OGM et s’il s’agit de la recherche publique seuls les ignorants qui veulent le rester ignorent qu’elle est tombée depuis belle lurette sous la coupe de puissants intérêts financiers privés. En outre, de nombreux scientifiques, aussi peu « obscurantistes » que Pierre-Henri Guyon ont dénoncé les effets graves pour la biodiversité de la monopolisation de la production de semences par ces intérêts financiers. On ne peut donc pas confondre ici les intérêts de la connaissance scientifique et les applications techniques que veulent développer les multinationales en vue de maximiser leurs profits. Du même coup on mesure encore une fois combien est confuse l’expression « recherche technique et scientifique ».
Venons-en maintenant au problème qui motive visiblement la question soumise à l’étude pour le congrès de la LP : celle de l’interdiction ou de l’autorisation des recherches sur les cellules souches. La question cruciale est – nous dit-on – de savoir s’il est possible ou non de conduire des recherches sur les embryons humains (notamment obtenus après une FIV). Côté église catholique, ce serait là un crime abominable puisque l’embryon est doté ab initio d’une âme éternelle et qu’il est donc une personne qu’on ne saurait employer comme du matériau de laboratoire à l’instar des souris blanches… Du côté des rationalistes : la position de l’Église est du pur obscurantisme auquel les gouvernements ne doivent pas se plier. Il y a d’autres causes annexes à cette cause centrale, comme celle du clonage humain (thérapeutique ou reproductif), celle des « bébés médicaments » et en filigrane le « dépassement de l’humain », l’orientation vers le « post-humain » dont on sait maintenant qu’il n’est pas simplement un thème de science-fiction ou une lubie pour sectes dans le genre du mouvement Raël.
Si on se place d’un point de vue utilitariste grossier, il n’y a pas de problème : la recherche sur les cellules embryonnaires apportera une meilleure connaissance des mécanismes reproductifs et, surtout, permettra d’intervenir sur l’embryon pour éradiquer les maladies génétiques, voire prévenir d’autres maladies. Quant à l’utilisation des cellules souches clonées pour réparer les organes malades, on nous promet d’ores et déjà monts et merveilles.
Qu’un groupe religieux, quel qu’il soit, puisse imposer ses dogmes à la société tout entière, c’est évidemment insupportable. La prétention à affirmer que l’embryon dès la première division cellulaire est une personne ne résiste pas à un examen rationnel, d’autant que l’Église catholique elle-même n’a pas toujours tenu ce discours – les théologiens ont longuement disputé pour savoir à partir de quelle date on pouvait considérer que l’embryon puis le fœtus était doté d’une âme. Bien qu’il y ait une part d’arbitraire, la loi civile a tranché en autorisant l’IVG jusqu’à 12 semaines ; autrement dit, dans les 12 premières semaines, on ne considère pas encore que l’embryon soit légalement une personne humaine. On peut chipoter sur le délai de 12 semaines, proposer de la raccourcir ou de le rallonger, peu importe : l’essentiel est que la définition de la personne humaine n’est pas une affaire de processus biologique mais renvoie directement aux montages du droit qui assurent l’institution de l’humain.
Que les interdits religieux n’aient pas de valeur suffisamment convaincante pour limiter la recherche « technique et scientifique » sur les cellules embryonnaires, cela ne signifie pas automatiquement que l’on doive autoriser ce genre de recherches. On peut faire un détour pour mieux comprendre ce qui est en cause. Supposons que les conceptions matérialistes courantes du rapport corps/esprit soient vraies, ou encore, pour aller vite supposons que Jean-Pierre Changeux ait raison et que l’homme ne soit qu’un « homme neuronal » : il en découlerait que le projet de la lecture directe des pensées à travers l’imagerie médicale – un projet sur lequel on travaille sérieusement aujourd’hui – serait un projet viable. Il offrirait de très nombreux avantages : non seulement les tétraplégiques pourraient commander directement des robots à leur service, sans même avoir besoin de parler, mais encore les criminels seraient plus facilement confondus, le mensonge devenant presque impossible ! On voit bien ici que le gain de connaissances et de progrès pour les malades attendu de telles recherches devrait cependant être pesé à l’aune de ce qu’il rend possible en matière de contrôle des individus par le pouvoir d’État. Si un chercheur met au point une machine à lire les pensées, il faudra détruire immédiatement cette machine et mettre hors d’état de nuire le chercheur et son équipe ! On voit bien par cet exemple, que dès lors qu’on touche à l’homme, non seulement on doit mais encore il faut mettre des limites à la recherche technique et scientifique. On nous rétorquera que, mise en de bonnes mains, ces connaissances seraient fort utiles à l’humanité – d’ailleurs Descartes, cité plus haut, ne proposait-il pas de rendre les hommes plus sages grâce au progrès de la médecine ? L’expérience aurait dû, depuis longtemps, prémunir les hommes sensés contre la croyance à ces fables auxquelles même les petits enfants ne croient pas.
Certes, entre la recherche sur les cellules embryonnaires et l’hypothétique (?) machine à lire les pensées, il y aurait une grande distance. Mais ce n’est pas si sûr. Pourquoi cette frénésie concernant la recherche sur les cellules embryonnaires ? Pour améliorer la santé humaine, répond-on, et qui pourrait s’opposer à un si louable objectif ? À voix basse, certains chercheurs vont bien plus loin : si on peut remplacer par reprogrammation des cellules souches toutes les parties défaillantes d’un corps humain, c’est l’immortalité ou au moins une possibilité de prolongation indéfinie de la vie qui est à notre portée. On pourrait observer combien la technoscience promet de réaliser hic et nunc l’ensemble des promesses de la religion. Lire les pensées : c’était l’apanage de Dieu, mais on nous promet que les hommes le pourront grâce à la « recherche technique et scientifique ». Quant à l’immortalité qui était promise aux bienheureux, la voilà à portée de tous grâce aux recherches sur les cellules souches et au clonage thérapeutique… Cette observation confirme que le scientisme et les religions du salut se situent sur le même plan et partagent une problématique commune. Que l’affaiblissement des religions séculières trouve sa compensation dans cette nouvelle religion de la technique et de la science, cela ne surprendra pas ceux qui ont un peu pratiqué la sociologie des religions. Mais gardons cela pour un autre débat et revenons à la question initiale.
Pourquoi faudrait-il, pourquoi devrait-on encourager la « recherche technique et scientifique » sur les embryons humains ? Les bénéfices attendus et très hypothétiques en matière de santé présupposent que nous ayons fait des progrès considérables dans la manipulation du génome et dans les techniques permettant de contrôler l’expression des gènes. Cela suppose en fait qu’on soit capable de transformer la procréation naturelle en une véritable fabrication de l’humain (avec normes de qualité à l’appui). Loin d’être une simple avancée de la médecine comme la vaccination ou les greffes du cœur, il s’agirait d’une transformation ontologique de l’homme. On pourrait aboutir à une situation où un individu serait dans ce qu’il a de particulier, de spécifique, dans ce qui fait son individualité, comme le résultat des calculs parentaux et médicaux. Habermas (voir L’avenir de l’espèce humaine) a montré de manière assez convaincante qu’une telle situation entraînerait une asymétrie  fondamentale entre les individus nés des hasards de la méiose et ceux qui seraient les produits de la technoscience de la procréation.
Tant que tout cela restait de la science-fiction, on pouvait hausser les épaules. Mais nous arrivons à un point où le « meilleur des mondes » imaginé par Aldous Huxley est à portée de main. Sans doute les partisans enthousiastes de cette évolution se voient-ils déjà en « alpha plus » ! Mais ils semblent oublier que la condition des « alpha plus » du roman de Huxley (la classe supérieure instruite) n’est guère enviable et s’accompagne de la production d’epsilons, c’est-à-dire d’une humanité réduite à l’état de bêtes de somme, condamnée à un travail abrutissant qu’elle fournit sans maugréer. En vérité, nous sommes devant un gouffre et le sol commence même à se dérober sous nos pieds. La réduction de l’être humain à un corps qui n’est plus qu’un amas de viande (« l’homme machine » dont parlait La Mettrie) est en voie d’arriver son terme. Les capitalistes en rêvaient depuis longtemps, la biomédecine, « la recherche technique et scientifique » sur les embryons promet de le faire ! Car c’est bien la vision de la nature et de l’homme propre au mode de production capitaliste qui trouve son expression dans le projet de fabrication de l’homme : le capital transforme les choses en puissances vivantes et l’homme en choses, le travail vivant en travail mort (voir l’analyse du fétichisme de la marchandise dans la première section du livre I du Capital). Et que l’on ne nous dise pas « On n’arrête pas le progrès ! ». Les thuriféraires du progrès sont des gens qui constatent que nous sommes au bord du trou et nous proposent de faire un grand pas en avant…
Ce qui est le plus curieux dans toutes ces histoires, c’est de voir comment l’idolâtrie du progrès « technique et scientifique » a fini par saisir même ceux qui l’avaient dénoncée jadis, ceux qui voyaient dans la prétendue croissance des « forces productives » l’expression des forces destructives du capitalisme à l’âge impérialisme, l’expression de la barbarie. Il est pourtant plus que temps de réaffirmer que la technique et la science ne sont pas bonnes en elles-mêmes, qu’elles ne sont que des moyens au service de l’homme et que, par conséquent, il peut être moralement juste de limiter la recherche dans certains domaines et que parfois même cela peut s’imposer comme une nécessité, une question de vie ou de mort.
 
Le 7 avril 2012 – Denis COLLIN  


dimanche 19 février 2012

Comprendre la crise avec Marx

Depuis 2007, c’est-à-dire depuis cinq ans, on ne parle que de la crise. D’abord la crise des « subprimes » aux USA qui a finit par contaminer l’ensemble du système financier mondial, ensuite le sauvetage des banques par les États, pour finir par la crise des dettes publiques, notamment dans les principaux pays européens – qui sont tous logés à la même enseigne même s’ils ne sont pas traités de la même façon suivant qu’ils appartiennent aux « PIGS » (élégant acronyme employé ad nauseam par la presse allemande) ou qu’ils appartiennent à la race des seigneurs (les belles bêtes blondes dont parlait Nietzsche). Je vais non pas donner une analyse détaillée de la situation actuelle, ni asséner des tonnes de chiffres dont on du mal à évaluer la signification réelle. Je pars d’un postulat que je vais essayer de prouver : la crise actuelle n’est pas une crise de la dette, ni une crise liée à l’avidité sans fin des financiers, mais une crise de l’accumulation du capital, c’est-à-dire une crise du mode de production capitaliste lui-même. C’est dans « la salle des machines » que se jouent le drame ! Citons la note de perspective de l’OCDE de septembre 2011 : «L’activité mondiale est proche de la stagnation»; «Le commerce mondial s’est contracté, les déséquilibres mondiaux persistent»; « Sur le marché du travail, les améliorations sont de moins en moins perceptibles»; «La confiance s’est dégradée», etc. A la suite des projections d’Eurostat à la mi-novembre d’une contraction économique de l’UE, à laquelle même l’Allemagne ne fait pas exception, la toute dernière note de l’OCDE (28 novembre 2011) fait état d’une «détérioration considérable» avec une croissance pour l’ensemble de l’OCDE de 1,6% et de 3,4% pour l’économie mondiale. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que depuis 3 décennies s’est opérée une gigantesque accumulation du capital, principalement dans les pays émergeants (Chine, Inde, Brésil pour citer les principaux) dont le moteur a été le recours à un endettement massif. Pour que cette accumulation se poursuive, il faudrait que la production de biens et de services marchands procure les profits suffisants. Or cette accumulation a entraîné une érosion massive du profit capitaliste « normal » que le recours à toutes sortes de subterfuges dont je vais parler a permis de masquer partiellement. Mais comme les montages à Madoff (chaînes de Ponzi), vient un moment où il faut passer à la caisse.

Les crises cycliques

Quand on parle de crise, il faut savoir de quoi l’on parle et ne pas tout mélanger. Marx consacre une partie importante de son travail à l’analyse des crises cycliques.
Essayons d’en donner un aperçu qui sera utile par la suite. La formule de la circulation des marchandises (M-A-M) recèle en elle-même la possibilité formelle des crises. Le producteur n’est jamais certain que son produit trouvera preneur. Le désajustement entre production et consommation peut interrompre le cycle de reproduction du capital et ouvrir la voie à une crise qui atteint tous les secteurs. Mais possibilité formelle ne veut pas encore dire possibilité réelle et encore moins nécessité. Marx n’est pas le premier à s’interroger sur ces crises très paradoxales du mode de production capitaliste qui voient d’un seul coup la misère s’installer non parce qu’il y aurait pénurie mais au contraire à cause de l’abondance ! Les économistes ont tous remarqué ces crises périodiques qui affectent profondément la marche des affaires, y cherchant des explications plus ou moins exogènes : par exemple, Jevons les liait même aux cycles de l’activité solaire.
Les théoriciens libéraux purs et durs les font découler, le plus souvent, des « rigidités » du marché : si la concurrence était libre et non faussée – par exemple, par les lois sociales qui entravent le libre marché du travail – les crises devraient disparaître, le marché ajustant automatiquement l’offre et la demande. D’où les revendications incessantes au sujet de la flexibilité et des « charges salariales ». À l’inverse, les keynésiens défendent l’intervention de l’État comme instrument de régulation anticrise. La stimulation de la demande doit permettre de lisse la courbe du cycle des affaires et l’intervention de l’État doit être, selon les keynésiens, contracyclique : en période de récession, le déficit public permet de relancer l’économie par la demande (par exemple par des grands travaux) et en période de croissance soutenue, l’État doit se désendetter en profitant des gains de la prospérité économique. Ces deux types d’analyses ont un point commun : la cause de la crise ne doit pas être cherchée dans la structure des rapports de production (c’est-à-dire aussi dans la « salle des machines ») mais seulement dans les désajustements du marché.
Marx soutient une analyse dont les spécificités peuvent être résumées en deux thèses.
En premier lieu, les crises périodiques de surproduction sont intimement liées aux lois de l’accumulation du capital et, de ce point de vue, elles sont nécessaires – nécessaires parce qu’elles découlent de ces lois et nécessaires parce qu’elles jouent un rôle dans le développement même de cette accumulation. Autrement dit les crises sont « nécessaires » en ce qu’elles découlent des lois structurelles du mode de production capitaliste et de la tendance permanente à la surproduction de capital constant (moyens de production). Donc les techniques « anticrises » ne peuvent que différer la crise, en masquer les effets les plus patents, mais nullement les supprimer. Pendant le « capitalisme des trente glorieuses », les crises cycliques de surproduction ont été masquées en simples ralentissements de la croissance – sauf aux États-Unis. Mais 1973-1974 a marqué le grand retour de la crise.
Deuxième idée clé : ces crises ne sont pas, ou du moins pas principalement, des crises de surproduction de marchandises destinées à être consommées (ce ne sont pas des crises de sous-consommation) mais des crises de surproduction du capital : la crise survient parce qu’il y a trop de capitaux qui ne trouvent pas à se mettre en œuvre au taux moyen de profit de la période antérieure. Le chômage de masse qui frappe en période de crise ne fait qu’exprimer la tendance endémique du capital à produire une surpopulation ouvrière, « l’armée industrielle de réserve », qui s’étend maintenant au monde entier. La crise permet aussi de « nettoyer » la place en dévalorisant massivement les capitaux (exemple : entreprises en vente pour 1€, effondrement de la capitalisation : Dexia vaut 600 millions et elle annonce 19 milliards de pertes…).
De cela découle que, pour Marx au moins, l’idée de combattre la récession et le chômage par la relance de la consommation aurait été jugée comme une gaminerie. Les ouvriers ont un droit imprescriptible à lutter pour des augmentations de salaires mais ce n’est pas un moyen pour relancer la consommation et stabiliser le capitalisme ! Au contraire, on peut considérer que la résistance des ouvriers dans le début des années 70, imposant souvent une sorte d’échelle mobile des salaires, a été un des facteurs décisifs de la grande crise de 73-74 qui signe l’arrêt de mort du capitalisme des trente glorieuses. Pour la gauche réformiste keynésienne (y compris ses variantes dans la « gauche de gauche »), c’est une vérité désagréable à entendre, mais on n’y peut guère échapper si on persiste à croire que Marx nous aide à comprendre le monde dans lequel nous vivons.
Dans Le Capital, Marx veut expliquer le mouvement saccadé de la production.
« Si ce régime dote le capital social d'une force d'expansion soudaine, d'une élasticité merveilleuse, c'est que, sous l'aiguillon de chances favorables, le crédit fait affluer à la production des masses extraordinaires de la richesse sociale croissante, de nouveaux capitaux dont les possesseurs, impatients de les faire valoir, guettent sans cesse le moment opportun ; c'est, d'un autre côté, que les ressorts techniques de la grande industrie permettent, et de convertir soudainement en moyens de production supplémentaires un énorme surcroît de produits, et de transporter plus rapidement les marchandises d'un coin du monde à l'autre. Si le bas prix de ces marchandises leur fait d'abord ouvrir de nouveaux débouchés et dilate les anciens, leur surabondance vient peu à peu resserrer le marché général jusqu'au point où elles en sont brusquement rejetées. Les vicissitudes commerciales arrivent ainsi à se combiner avec les mouvements alternatifs du capital social qui, dans le cours de son accumulation, tantôt subit des révolutions dans sa composition, tantôt s'accroît sur la base technique une fois acquise. Toutes ces influences concourent à provoquer des expansions et des contractions soudaines de l'échelle de la production. » (Capital, livre I, chap. VII)
La recherche de « gains de productivité » permet théoriquement d’empocher un surprofit : la firme qui possède une avance technologique par exemple peut vendre ses produits à un prix de marché nettement supérieur au temps de travail social effectivement utilisé dans la production. Mais ces surprofits ne peuvent être que temporaires et entraînent, à la longue, la baisse générale de la valeur des marchandises, dans la mesure où les innovations techniques deviennent accessibles à tous les producteurs.
Le mode de production capitaliste produit ainsi paradoxalement à la fois une augmentation de la population ouvrière, parce qu’il prend pied dans tous les secteurs délaissés par la petite production indépendante et y remplace les rapports de production plus archaïque, et produit en même temps une surpopulation relative (et parfois absolue) puisqu’il faut de moins en moins d’ouvriers pour mettre en œuvre le même capital.
« L'expansion de la production par des mouvements saccadés est la cause première de sa contraction subite ; celle-ci, il est vrai, provoque à son tour celle-là, mais l'expansion exorbitante de la production, qui forme le point de départ, serait-elle possible sans une armée de réserve aux ordres du capital, sans un surcroît de travailleurs indépendant de l'accroissement naturel de la population ? Ce surcroît s'obtient à l'aide d'un procédé bien simple et qui tous les jours jette des ouvriers sur le pavé, à savoir l'application de méthodes qui, rendant le travail plus productif, en diminuent la demande. La conversion, toujours renouvelée, d'une partie de la classe ouvrière en autant de bras à demi occupés ou tout à fait désœuvrés, imprime donc au mouvement de l'industrie moderne sa forme typique. »
On remarquera que, pour Marx, les crises n’ont pas une seule cause : elles sont le résultat de la combinaison de plusieurs facteurs : mouvements commerciaux, afflux de crédit et transformations dans la production. Mais en dernière analyse, c’est au niveau des rapports de production qu’elles se jouent. Ces crises procèdent d’une nécessité analogue à celle des lois de la nature : « Comme les corps célestes une fois lancés dans leurs orbes les décrivent pour un temps indéfini, de même la production sociale une fois jetée dans ce mouvement alternatif d'expansion et de contraction le répète par une nécessité mécanique. Les effets deviennent causes à leur tour, et des péripéties, d'abord irrégulières et en apparence accidentelles, affectent de plus en plus la forme d'une périodicité normale. »
La crise entraîne une dévalorisation massive du capital. Jetant des millions d’ouvriers à la rue, elle permet de peser sur les salaires. Éliminant les « canards boiteux », elle jette en même temps les bases d’une nouvelle phase d’expansion ... jusqu’à ce que survienne une nouvelle crise. La crise fait donc partie du fonctionnement « normal » du mode de production capitaliste. Elle est une conséquence du développement du caractère contradictoire de la production capitaliste, mais, en même temps, elle procède aux destructions nécessaires à la reprise du cycle d’accumulation du capital.
Examinons plus en détail l’argumentation « marxiste » vulgaire qui réduit la crise de surproduction à une crise de sous-consommation dont on pourrait sortir par une relance de la consommation populaire. Le capitaliste accapare le travail gratis, mais il ne peut le faire qu’à la condition que les marchandises produites soient vendues (en gros à leur valeur) sur un marché. Supposons une société composée uniquement d’ouvriers et de capitalistes. Les ouvriers consomment une partie des marchandises produites – la part correspondant à la valeur totale des salaires. Mais qui achète donc les marchandises correspondant au travail gratis ? Les marchandises produites dans le secteur des biens de production sont achetées par les capitalistes eux-mêmes – pour remplacer le capital constant usé dans le procès de production. Les biens de consommation correspondant au salaire des ouvriers sont achetés par les ouvriers. Mais comment est donc réalisée la plus-value ? Pour une part, la plus-value est utilisée pour acheter de nouvelles machines, construire de nouvelles usines, elle est reconvertie en capital additionnel. À quoi il faut ajouter la consommation des capitalistes eux-mêmes, qui, même s’ils ne suivent pas l’austère éthique protestante, ne peuvent consommer toute la production. Un tel système produit donc toujours plus de marchandises (puisqu’il augmente d’ailleurs ses capacités productives à chaque cycle) et, en même temps produit un marché de plus en plus restreint, puisque la part des salaires dans l’ensemble du capital investi tend à se réduire. Pour réaliser la valeur des marchandises, et donc empocher la plus-value, les capitalistes doivent vendre leurs produits dans les secteurs non capitalistes. Mais, avec le développement du commerce mondial se développe aussi la production capitaliste et la « crise finale » surviendra le jour où les capitalistes ne trouveront plus un seul secteur non capitaliste pour réaliser la valeur de leurs marchandises. On pourrait aussi imaginer que les capitalistes paient mieux leurs ouvriers pour leur permettre d’acheter la consommation additionnelle, mais alors c’est le profit qui serait raboté et on ne voit pas pourquoi quelqu'un investirait dans la production capitaliste pour n’en rien retirer. Donc à terme ni la consommation ouvrière ni celle des secteurs non capitalistes ne permet de réaliser la valeur produite. D’où la crise finale.
Cette explication, pour simple et efficace qu’elle soit, présente de nombreux défauts. Le principal est celui-ci : ce mécanisme permet bien d’expliquer les crises de surproduction, mais il n’explique pas du tout les phases d’expansion ! Si la surproduction s’explique par la sous-consommation des masses, alors, comme celle-ci est permanente, et donc la première crise aurait dû être la dernière. Il en va de même, les théories qui font reposer les crises sur la disproportion croissante entre la production du secteur des biens de production et la production dans le secteur des biens de consommation. La sous-consommation comme la disproportion, si elles sont bien les formes sous lesquelles se manifestent les crises n’en sont pas les causes et pour comprendre celles-ci, c’est à la dynamique d’ensemble du capital qu’il faut s’attacher.
Poursuivons. Une des explications les plus couramment développées des crises qui frappent régulièrement le capitalisme aujourd’hui consiste à dénoncer « l’économie-casino ». La crise née avec la crise consécutive à l’effondrement des bourses en Asie du Sud-est en août 1997, la crise de l’éclatement de la « bulle internet » à partir du 2e semestre 2000, la crise des « subprimes » en 2007-2008, la crise de la dette aujourd’hui seraient autant de crises nées de la spéculation, d’un capitalisme malsain, qu’on opposerait au capitalisme sain, celui qui s’occupe de produire de la plus-value sur la base d’une activité réelle. Mais cette explication en vogue à droite et à gauche, n’est pas meilleure que les précédentes.
La spéculation, le « boursicotage » sous toutes ses formes, sont étroitement liés au développement du mode de production capitaliste et ce depuis l’origine. Le « commerce au loin » en avait jeté les premières bases à l’échelle internationale. Qui prend la peine de lire ou de relire Balzac y verra quelle place la spéculation tenait dans les préoccupations des classes oisives du 19e siècle. On peut lire aussi L’argent de Zola, bonne description d’une crise spéculative. Les « tondeurs de coupon » de la fin du siècle dernier ou des débuts de ce siècle étaient légions, jusqu’à ce que la révolution d’Octobre, en refusant d’honorer l’emprunt russe, organise la première euthanasie massive des rentiers.
J.K. Galbraith a raconté avec talent comment la spéculation la plus échevelée se trouva à l’origine directe de la crise de 1929. Et cette histoire est hautement instructive car elle semble parfois être le récit des années 80/90, le dénouement compris. L’affaire des terrains de Floride, que Galbraith prend comme point de départ, était un bon exemple du système purement spéculatif qui devait se développer jusqu’au célèbre krach.
L’analogie entre l’histoire racontée par Galbraith et la période actuelle peut être poussée assez loin. Toutes les opérations de rachat par « effet levier » s’inscrivent complètement dans ces méthodes testées avec le succès que l’on sait sans les années 20. Il s’agit de racheter une entreprise sans verser un seul centime. On paye le prix d’achat en la découpant « par appartements » et en puisant dans les profits de l’entreprise. Il y a certes des perdants : ce sont les salariés jetés aux rebuts dans la « restructuration ».
Il est cependant une différence notable entre le récit de Galbraith et le capitalisme financiarisé d’aujourd’hui : la fièvre spéculative apparaissait comme un état maladif du mode de production capitaliste que la crise venait purger. La spéculation financière aujourd’hui n’est plus ni passagère ni limitée à la couche supérieure du capitalisme, elle tend à devenir son mode de fonctionnement normal ; toute la production lui est soumise et n’existe plus que comme une variante des placements financiers possibles. Comme progressivement toutes les frontières prudentielles ont sauté, tout le monde peut spéculer. Les banques de dépôt sollicitent leurs clients, même les plus modestes pour qu’ils se lancent dans le grand jeu de la spéculation. Les hypermarchés vendent de l’assurance et des placements financiers. Et si vous voulez acheter une automobile vous vous apercevez bien que le vendeur n’est pas tant pressé de vous vendre son dernier modèle rutilant que de vous placer le crédit qui va avec. La libéralisation et la mondialisation qui se sont développées simultanément, se renforçant l’une l’autre, de la fin des années 70 jusqu’à aujourd’hui, ont été les moyens de cette expansion et de cette domination de la sphère financière sur l’ensemble de l’économie.
L’origine de cette transformation du fonctionnement du mode de production capitaliste peut être fixée à la fin des années 60 qui a vu les premiers signes de la crise du système monétaire international (SMI) issu des accords de Bretton Wood. En août 1971, Richard Nixon ouvrait une nouvelle période en déclarant le dollar inconvertible en or. Jusque là, la monnaie américaine fonctionnait comme monnaie internationale parce qu’elle était censée être « as good as gold » : une once d’or était représentée par 35 dollars. A partir de la déclaration Nixon, le dollar n’est plus qu’une « monnaie de papier » à cours forcé. La crise du SMI va ouvrir la voie à la spéculation financière avec la mise en place à la fin des années 70 du régime des changes flottants, avec la démonétisation de l’or et le développement des opérations sur les eurodollars, dollars détenus par les banques européennes, principalement anglaises ou soviétiques : l’Eurobank, filiale de la banque centrale de l’URSS va jouer un rôle central dans le développement de ce nouveau marché. Ces événements vont conduire les États à changer leur politique économique et à abandonner les principes de régulation qui marquaient la période antérieure. Paul Volcker, le directeur de la Federal Reserve Board américaine va impulser le tournant monétariste qui trouvera son expression politique dans les « Reaganomics » et dans la politique de Mrs Thatcher. Ce qui dominera ces politiques, mises en œuvre par les États les plus puissants ­qui ont donc montré, de ce point de vue, l’efficacité du politique sur l’économique ­ c’est la déréglementation financière : notamment, sont progressivement supprimés tous les cloisonnements existant entre les divers types d’établissements bancaires et financiers, cloisonnements qui avaient été mis en place après la crise de 1929 pour prévenir un nouveau krach.
Ensuite, du fait même de l’instabilité que créent le système des changes flottants et la déréglementation en cours, vont se multiplier les produits dérivés, notamment tous les produits qui permettent de se garantir contre les risques à terme. Enfin, et conformément aux dogmes monétaristes, la seule régulation subsistante, sera la régulation par la masse monétaire et par la politique des taux d’intérêt élevés. Ainsi, alors que la période précédente était marquée par des taux faibles et parfois même négatifs, la nouvelle période sera une période de taux réels élevés, atteignant 6% sur certaines périodes, ce qui, pratiquement, ne s’était jamais vu dans toute l’histoire du capitalisme. Le capital porteur d’intérêt saigne à blanc l’économie « réelle » tout entière.
En déréglant les conditions de fonctionnement du mode de production capitaliste, la phase monétariste/dérégulatrice qui s’ouvre à la fin des années 70 sape à la base l’édifice de la politique social-démocrate. L’idée que les intérêts des travailleurs et les intérêts des capitalistes puissent être réconciliés à long terme, dans un mode d’accumulation fondé sur le partage des gains de productivité, est désormais privée de toute base sérieuse. Pour comprendre ce qui est en cause, il faudrait revenir aux analyses de Marx.
La constitution d’un marché financier unifié à l’échelle du monde n’est pas mystérieuse. Elle correspond au développement du « capital fictif » dont les titres d’emprunt d’État constituent la forme la plus achevée. Le capital financier peut se diviser en deux catégories qu’on confond habituellement et qui, néanmoins, sont, quant à leur nature, radicalement différentes :
1. les emprunts à moyen et long terme qui financent des investissements productifs et dont l’intérêt qu’ils rapportent n’est au fond qu’un prélèvement sur la plus-value produite dans le procès de production.
2. le capital « fictif » qui est représenté par les créances échangeables contre des engagements futurs de trésorerie dont la valeur est entièrement dérivée de la capitalisation de revenu anticipé sans contrepartie directe en capital productif.
Suivons un moment le raisonnement de Marx. « La forme du capital productif d’intérêt fait que tout revenu monétaire déterminé et régulier semble être l’intérêt d’un capital, qu’il provienne ou non d’un capital. »(Capital, livre III, section V) Le « capital fictif » se fonde sur une opération intellectuelle rétrospective, qui suppose une inversion des moyens et des fins, opération propre au processus de production des représentations idéologiques. « Le revenu monétaire est d’abord transformé en intérêt, et, à partir de là, on trouve également le capital qui en est la source. » Marx se contente ici de décrire le fonctionnement concret du mode de production capitaliste. Ainsi le prix de vente d’un bien immobilier est-il calculé en considérant que ce bien est un capital portant intérêt, ce dernier étant représenté par le loyer. Mais ce processus a une conséquence importante : « toute somme de valeur apparaît comme capital, dès lors qu’elle n’est pas dépensée comme revenu ; elle apparaît comme somme principale par contraste avec l’intérêt possible ou réel qu’elle est à même de produire. »
L’exemple de la dette de l’État est particulièrement éclairant quant aux conséquences de ce processus : « L’État doit payer chaque année, à ses créanciers une certaine somme d’intérêts pour le capital emprunté. Dans ce cas le créancier ne peut pas résilier son prêt, mais il peut vendre sa créance, le titre qui lui en assure la propriété. Le capital lui-même a été consommé, dépensé par l’État. Il n’existe plus. » Ce que possède le créancier, c’est (1) un titre de propriété, (2) ce qui en découle, savoir un droit à un prélèvement annuel sur le produit des impôts, et (3) le droit de vendre ce titre. « Mais dans tous ces cas, le capital qui est censé produire un rejeton (intérêt), le versement de l’État, est un capital illusoire, fictif. C’est que la somme prêtée à l’État, non seulement n’existe plus, mais elle n’a jamais été destinée à être dépensée comme capital. » Pour le créancier, prêter de l’argent à l’État pour obtenir une part du produit de l’impôt ou prêter de l’argent à industriel moyen intérêt ou encore acheter des actions en vue de toucher des dividendes, ce sont des opérations équivalentes. « Mais le capital de la dette publique n’en est pas moins purement fictif, et le jour où les obligations deviennent invendables, c’en est fini même de l’apparence de ce capital. »
Mais la dette publique n’est pas la seule forme de capital fictif. Le « capital monétaire fictif » comprend toutes les variétés de titres monétaires portant intérêt dans la mesure où ils circulent à la Bourse ainsi que les actions. Il faut ajouter les multiples « nouveaux produits financiers » qui tous, sous une forme ou sous une autre, visent à « titriser » le crédit et à faire circuler les titres de créance comme du capital. Dans cette catégorie, on doit évidemment faire entrer les « produits à haut risque », tels les junk bonds, obligations d’un rapport élevé dans la mesure où elles sont assises sur des créances douteuses. Les « subprimes » à l’évidence faisaient partie de ces crédits « pourris ».
C’est la dynamique même du mode de production capitaliste, telle que Marx l’a analysée, qui tend à cette « financiarisation » de l’économie. Il ne s’agit donc pas d’un accident ou d’une mauvaise politique des managers capitalistes, mais d’une tendance lourde, immanente à ce rapport social qu’est le capital. Le parasitisme croissant de cette « économie politique du rentier » ainsi que l’effacement progressif de la distinction entre les affaires saines et les affaires frauduleuses sont les conséquences inéluctables de ces processus qui affectent les fondements mêmes de l’économie. Que les mafias aient joué un rôle central dans l’introduction du capitalisme en Europe de l’Est et en URSS, que l’on retrouve encore la mafia (en l’occurrence la camora) comme intermédiaire entre les entreprises industrielles allemandes ou italiennes du nord dans la crise des déchets à Naples, ce n’est pas simplement un trait contingent, un résultat de l’histoire spécifique de ces pays (la mafia est loin d’être spécialité sicilienne !), mais une des dimensions essentielles du capitalisme dans son ensemble. On pourra s’en convaincre, en prenant connaissance des revenus fabuleux du commerce de la drogue, et plus généralement de toutes les affaires illicites, lesquels revenus sont ensuite recyclés dans l’économie « saine ».
Le développement de la sphère financière tend à devenir incontrôlé. On peut s’en faire idée par les chiffres suivants, puisés aux meilleures sources et qui portent sur le montant des transactions financières et l’évolution des marchés financiers.

2002
2003
2004
2005
Marchés dérivés
693,1
874,3
1152,2
1406,9
Marché des changes
384,4
533,4
556,8
566,6
Marché financier
39,3
33,3
42,3
51,0
Le marché financier concerne les opérations de financement de l’activité des entreprises (emprunts auprès des banques, émission d’obligations, etc.). Le marché des changes concentre la spéculation sur les monnaies. Enfin le marché des produits dérivés qui a progressivement submergé toute la sphère financière est ce marché des options dont parle Galbraith à propos des terrains en Floride. On voit que les transactions qui concernent « l’économie réelle » ne représentent qu’une faible part des marchés financiers (guère plus de 2%) : lever des fonds pour construire une nouvelle usine, payer des brevets ou acheter de nouvelles machines, visiblement ce n’est plus ce qui occupe le capitalisme branché type troisième millénaire. Ce qui est encore plus frappant, c’est l’extraordinaire croissance des marchés dérivés, surtout quand on la compare à son niveau de 1989 qui était de 1,7T$.
Or ces marchés correspondent essentiellement à des opérations de « couverture » : une entreprise qui prévoit d’acheter une certaine quantité de matière première dans trois mois peut se prémunir contre une hausse des prix en posant une option auprès d’un intermédiaire qui s’engage à lui fournir la quantité de marchandise demandée au prix demandé. Si à la date J+3 mois, le prix des matières premières a baissé, l’intermédiaire empoche le bénéfice ; si le prix est celui prévu il se contentera d’une commission et si les matières premières ont monté il en sera de sa poche. C’est en fait un marché de l’assurance des opérations d’achat et vente sur les marchés réels ou sur les marchés des transactions financières. Il est pour le moins curieux de voir que c’est au moment même où les idéologiques vantent le risque au nom de la fluidité des marchés que se développe de manière totalement incontrôlée ce marché de l’assurance sur les aléas du capitalisme.
Ces montants ne correspondent évidemment pas à des richesses réelles. Si je passe la journée à échanger des billets de 10 euros contre leur équivalent en dollars avec mon ami, à la fin de la journée nous aurons éventuellement un montant cumulé de transactions tout à fait fabuleux mais il ne se sera rien passé sinon éventuellement des pertes et des gains d’un côté ou de l’autre. Mais cette richesse fictive a des effets bien réels, même s’ils ne sont que limités dans le temps et elle donne un pouvoir d’agir et de disposer du surplus social. Car ces marchés dérivés ne créent bien sûr aucune richesse nouvelle – leurs défenseurs les plus charitables peuvent éventuellement concéder qu’ils facilitent la prise de risque et donc la création de richesses – et ne vivent que des ponctions qu’ils opèrent sur la plus-value globale.
Cette financiarisation générale du capital n’est pas seulement une source d’injustice croissante, poussant les inégalités sociales et les inégalités entre les diverses nations à un point qui n’avait encore sans doute jamais été atteint au cours de l’histoire. La frénésie qui règne sur les marchés, l’impossibilité où se trouvent les décideurs de calculer sur un terme un tant soit peu long « semblent compromettre toute tentative visant à favoriser la stabilité macro-économique minimale exigée par l’accumulation ».
Il faut, cependant, ne pas se laisser prendre aux descriptions qui mettent l’accent sur la spéculation et qui font de l’économie actuelle une économie purement parasitaire. Le parasitisme ne peut se développer qu’à la condition qu’il y ait un corps vivant à parasiter. La spéculation n’est possible que si le corps vivant de l’économie réelle le permet. Ce discours qui fait du spéculateur l’ennemi, en effet, conduit à prendre les signes de la richesse pour la richesse réelle, les grandeurs virtuelles ­par exemple la somme des transactions, généralement électroniques, effectuées en une journée sur l’ensemble des places financières qui opèrent en continu, les places occidentales prenant le relais de Hongkong et Singapour ­ et les grandeurs réelles ­ les échanges d’automobiles, d’ordinateurs, de blé et chaussures de sport.
Les modifications du fonctionnement de l’économie mondiale, résumées dans l’expression de mondialisation financière, expriment en réalité une modification des rapports sociaux entre les classes. Le schéma d’accumulation que l’école de la régulation nomme « fordiste » suppose que la répartition du revenu national entre les salaires et les revenus du capital reste globalement fixe, les gains de productivité profitant aux salariés aussi bien qu’aux capitalistes. Comme, en même temps, les taux d’intérêt restent faibles (voir négatifs, en ce qui concerne les taux réels) la part des rentes financières est négligeable. Ce prétendu « âge d’or » était l’ère des managers, de la croissance économique forte et d’un certain type de rapports de forces entre les classes sociales où les capitalistes pouvaient se permettre ou étaient contraints d’acheter à un prix souvent élevé, la paix sociale. Ce que manifeste la crise dite « pétrolière », c’est-à-dire la première grande récession, c’est l’épuisement de ce régime de fonctionnement du mode de production capitaliste, en raison principalement de la baisse du taux de profit, qui va de pair avec une crise de la productivité. Avec une conscience plus ou moins claire de ce qu’il fallait faire, et sachant que l’appétit vient en mangeant, les dirigeants des grands groupes capitalistes vont s’orienter dans la deuxième moitié des années soixante dix vers un autre type de répartition des revenus entre les salaires, la rente financière et le profit d’entreprise. Laissons encore la parole à Michel Husson : « Le partage primaire entre salaire et plus-value obéit aujourd’hui à une loi tendancielle assez simple, selon laquelle le salaire réel ne progresse pas, de telle sorte que l’essentiel des gains de productivité sont appropriés sous forme de plus-value relative. Les taux d’intérêts réels extrêmement élevés correspondent à des droits de tirage sur cette plus-value qui tendent à capter une part croissante du revenu national et donc, à la marge, des gains de productivité. »
Le régime « fordiste » avait l’avantage d’assurer des débouchés solvables par la consommation ouvrière. Dans le nouveau partage, se pose la question de savoir qui va acheter le supplément de production ? « Cette question n’admet évidemment qu’une seule réponse durable, et qui est la suivante : pour assurer la réalisation de la production, il faut qu’une partie de la plus-value soit redistribuée vers des couches sociales dont la consommation va fournir des débouchés nécessaires à l’accroissement de la production. »
Autrement dit, la financiarisation de l’économie ne constitue pas une augmentation de la richesse réelle globale, mais un gigantesque transfert de richesses des salariés ­ soit directement sous forme de baisse des salaires, soit indirectement par la mise au chômage d’une partie des salariés et l’aggravation de l’exploitation de ceux qui ont la chance d’avoir encore un travail ­ vers la classe capitaliste au sens large. Ceci inclut une partie des classes moyennes qui vit directement ou indirectement de cette financiarisation, par les rentes qu’elle procure et qui peuvent assez vite être substantielle, ou par les métiers liés à cette explosion des marchés financiers, ou encore par le développement des activités parasitaires liées à la communication, la publicité, etc..
Les États, loin d’être les victimes d’une mondialisation financière qu’ils ne maîtriseraient pas, en sont au contraire des acteurs majeurs. Leur endettement, qui paraît catastrophique au contribuable, est au contraire une bénédiction pour le spéculateur. Car c’est la dette publique qui va être l’un des principaux leviers permettant ce transfert de revenu de la classe ouvrière vers la rente financière. En effet, la financiarisation du monde, c’est d’abord un essor spectaculaire des opérations sur les titres de la dette publique. Entre 1980 et 1993, on passe, aux États-Unis d’une moyenne journalière de 13,8 milliards de dollars à 119,6 milliards de dollars ; en France, pour la période 1986/1993, on passe de 200 millions de dollars à 13,7 milliards.
En France, pendant la même période, on est passé de taux d’intérêt réels à long terme de 2% à des taux de l’ordre de 6%. Les taux d’intérêts élevés rendent particulièrement intéressants les placements financiers, singulièrement dans les emprunts d’État, bons du trésor, etc. et en même temps ils augmentent la dette publique, puisque, en raison de ces taux d’intérêts, le service de la dette occupe une part croissante dans les budgets publics. Du même coup, les besoins de financement des États augmentent ce qui tire les taux d’intérêt vers le haut. C’est ce mécanisme infernal que mettent en œuvre les fameux « critères de Maastricht » qui semblent avoir été taillés sur mesure pour les besoins de la spéculation. « La formation des marchés obligataires, la ’’titrisation’’ de la dette publique et la croissance de plus en plus rapide de la fraction des budgets des pays de l’OCDE consacrée au service de la dette signifient que le mécanisme de captation et de transfert le plus important est, désormais, celui qui transite par l’impôt direct et indirect de ces pays. Une partie de la croissance de la sphère financière est due aux flux de richesses qui se forment d’abord comme salaires et traitements, ou comme revenus paysans ou artisanaux, avant d’être siphonnés par l’État par le biais des impôts, puis transférés par lui vers la sphère financière au titre du paiement des intérêts ou du remboursement du principal de la dette publique. » (Chesnais, 1997)
On peut corroborer cette affirmation par un faisceau de preuves directes ou indirectes. L’analyse des données concernant l’endettement des États montre qu’il existe bien « un lien direct entre la montée en puissance de la finance globalisée et libéralisée d’une part, et l’augmentation des déficits publics d’autre part. » (Dominique Plihon in Chesnais, 1997)
Revenons pour finir à l’actualité. L’endettement massif des États permet aux banques de faire de juteux profits. Pis : la BCE prête de l’argent aux banques à un taux très faible et ensuite ces mêmes banques prêtent cet argent aux États à un taux double ! en ce qui concerne le fameux MES, il s’agit d’un mécanisme qu’il n’a pas d’autre finalité que de tourner la machine capitaliste, le temps qu’il faudra, c’est-à-dire en attendant une hypothétique reprise de la croissance. L’aide aux Grecs est une aide aux banques : 90% des montants prêtés par la « troïka » (UE, BCE, FMI) ira directement dans les caisses des banques créancières de la Grèce. Mais cet argent est seulement prêté aux Grecs qui paient des intérêts (3%) à la BCE… Mais tout le monde le sait, la Grèce, saignée à blanc, plongée dans une profonde récession, ne remboursera pas. Aux mauvais élèves, on oppose, comme d’habitude, les vertueux Allemands. Mais on oublie de dire 1) que du point de vue l’endettement public, la situation de l’Allemagne n’est pas si bonne que ça ; 2) que le redressement allemand est dû au choix privilégié du « low cost » rendu possible par cette gigantesque contre-révolution sociale rendue possible par le plan Hartz IV mis en place sous Schroeder ; 3) que l’Allemagne réalise la majeure partie de son excédent du commerce extérieur avec les pays de l’UE (France en tête) et que, par conséquent, si tous les pays adoptent le « modèle allemand », celui-ci s’effondrera ; 4) que tout cela engendre une pauvreté galopante en Allemagne avec une baisse spectaculaire de l’espérance de vie des plus pauvres (2 ans perdus au cours de la dernière décennie). Le destin de l’Allemagne résume finalement le destin du capitalisme lui-même : celui d’un régime mortifère. Marx aimait comparer le capital au Moloch, le dieu des Ammonites qui jetait les nouveaux nés dans le brasier. C’est cela réalité du capitalisme. Bienvenue dans le monde réel.
Denis COLLIN - 19 février 2012

Communisme et communautarisme.

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