On écartera ici la dimension métaphysique ou/et transcendante : ce qui intéresse Spinoza, c’est l’homme concret qui vit ici et maintenant. Ainsi, on pourra lire tout en immanence la 5ème partie de l’Ethique. En effet, on peut décrypter ce que dit Spinoza dans les propositions 35 et 36 de cette partie V, à partir de ce qu’il nous dit dans la partie I : la nature, ou Dieu, est un tout infini, dont nous exprimons un mode sous la forme de deux attributs, les seuls qui nous sont par ailleurs accessibles. Ainsi pensée et corps sont des réalités au sens où elles constituent des attributs de la Nature, sont une expression de la Nature, lesquels pour nous se saisissent à travers l’homme. La partie V de l’Éthique est la conséquence logique de la partie I : en partant de la puissance infinie de la nature, il s’agit de montrer que la liberté humaine n’est pensable qu’à partir de cette puissance infinie dans laquelle l’homme s’insère. La première partie de l’Ethique permet donc de bien comprendre d’une certaine manière comment nous les humains nous nous « situons » au sein de la Nature.Dans la 5ème partie, ce qui intéresse Spinoza c’est l’homme ou Dieu, mais il ne peut l’affirmer d’emblée, il doit passer par le détour de la 1ère partie. Les trois parties intercalaires permettent de montrer comment il arrive à la 5ème partie, comment certes elles la justifient, l’éclairent, mais expliquent aussi pourquoi nous ne pouvons pas comprendre d’emblée ce que nous sommes. Mais ce que nous sommes ou ce que nous pouvons (puisque qu’il s’agit d’une ontologie de la puissance), nous le sommes d’abord, comme la statue du Dieu marin Glaucos(Platon, République, LX 611d) méconnaissable sous les affres du temps, les algues et les coquillages. Il n’en reste pas moins que sous ses changements, demeure sa nature originelle. C’est pourquoi il nous faut partir de l’homme, mais cela n’est possible qu’après avoir explicité son essence. La philosophie de Spinoza est d’abord une philosophie de l’homme dans la société et dans la nature. Que les individus ne puissent être ramenés à une essence abstraite de l’Homme mais doivent être considérés comme formés et agissant dans une totalité de liens naturels avec l’ensemble de la Nature et avec les autres hommes, c’est une constante de toutes les œuvres de Spinoza. C’est tout l’enjeu de l’Éthique de nous montrer que « l’homme n’est pas un empire dans un empire », mais qu’il est intégré dans des mécanismes de causalité qui le dépassent.
Ainsi, si nous revenons à la 5ème partie de l’Ethique, et plus précisément aux propositions 35 et 36, on peut avancer que si Dieu s’aime lui-même (P35EV), c’est parce que l’homme, qui est une partie de Dieu, ou un mode de la nature, aime Dieu. Donc Dieu s’aime lui-même, puisqu’une de ses parties l’aime. Et on pourra comprendre aussi pourquoi Dieu alors aime les hommes (P36C-EV), non pas comme le Dieu personnifié des religions révélées capable de sentiments humains, mais parce que si Dieu s’aime lui-même et que l’homme est une partie de Dieu, il aime forcément l’homme.
Mais qu’entend Spinoza par « amour » ? C’est bien là la clé du problème. Aimer c’est comprendre, prendre avec soi, prendre en soi, sur soi et se comprendre (on peut ici penser à l’amour tel que défini par Diotime dans le Banquet), c’est savoir que l’on appartient à Dieu, c’est-à-dire que l’on constitue une partie de la nature, et c’est donc s’aimer soi-même. Aimer Dieu, c’est aimer l’homme. On peut ainsi comprendre aussi cette formule  : « l’homme est un Dieu pour l’homme » (P30S-EIV)
Cette compréhension est possible par le 3ème genre de connaissance, qui est une connaissance intuitive, qui permet de se connaître soi-même, de connaître les choses et de connaître Dieu. Cette joie intellectuelle de l’Amour de Dieu dont nous parle Spinoza, c’est sans doute la compréhension du Tout, c’est comprendre que l’on fait un avec le Tout, en tant que partie du Tout. C’est comprendre pourquoi les choses existent. C’est comprendre l’identité entre soi-même et l’Etre. On peut alors considérer qu’épanouir notre nature, réaliser notre conatus, lui donner la plus grande extension, ou expansion, possible, c’est connaître et comprendre cette réalité, comprendre ce qui est, ce que l’on appelle l’Etre. Qui n’a pas ressenti un immense contentement en venant à bout d’un problème difficile ? Qui nierait la joie de comprendre quelque chose qui semblait dans un premier temps impossible à résoudre ? Comme s’il s’agissait d’une victoire sur soi-même, comme s’il n’y avait plus cet écart entre la pensée et ce qui est, comme si nous ne faisions qu’un avec le monde. De la même manière, la philosophie de Spinoza permet de réconcilier la pensée et l’être, de penser cette union et comprendre que nous sommes parce que nous en sommes. On peut comprendre alors la béatitude au sens hégélien de « l’esprit chez lui » : connaître c’est être davantage. On peut ainsi connaître la joie comme plénitude d’être et comprendre et expérimenter que l’on est éternel. En effet, on est éternel car on ne peut penser que ce qui est, non ce qui n’est plus : tant que je vis je suis éternel, et je le suis encore quand je suis mort puisque mon éternité en quelque sorte m’appartient : quand je me pense je suis donc nécessairement éternel : « Par éternité, j’entends l’existence elle-même » EIDVIII nous dit Spinoza.
Ainsi, si l’on entend vraiment derrière l’idée de Dieu celle de réalité, la gloire à Dieu (P36S-EV) est une glorification de la vie. On peut alors comprendre que philosopher, ce n’est pas apprendre à mourir mais à vivre : L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie. P67EIV. On peut alors aussi comprendre ce que Spinoza entend par « amour intellectuel de Dieu ». Il s’agit ici d’atteindre à la béatitude, à la vraie science, à la philosophie entendue comme vérité.