lundi 22 juillet 2013

Le même, l'autre et la question de la filiation

Introduction : peut-être un problème sérieux

Prise en elle-même, la question dite du « mariage pour tous » pouvait sembler tout à fait secondaire. Elle n’était peut-être qu’un gadget pour le gouvernement « de gauche » permettant de réaffirmer à bon compte son « identité » au moment où sa politique, pour toutes les questions sérieuses, ne faisait que reprendre en les aggravant les orientations du gouvernement précédent. On peut cependant adopter un autre point de vue en considérant qu’il s’agit là d’un révélateur d’évolutions sociales et politiques profondes autour desquelles les vieux clivages droite-gauche, progrès contre réaction, ne fonctionnent plus. On sait d’ailleurs que, manœuvre politique mise à part, un nombre conséquent de responsables « de droite » étaient favorables au « mariage pour tous » – et pas seulement Mme Bachelot qui vendit la mèche en déclarant qu’on ne pouvait prendre la mairie de Paris qu’en étant « gay friendly » – et qu’inversement des personnalités de gauche étaient pour le moins réticentes au fameux mariage pour tous –Jospin et Agacinski n’étant pas les moindres. Sylviane Agacinski s’est d’ailleurs fait vertement rabrouer par le trust Perdriel (Le Nouvel ObsLe PLUS) qui a publié contre elle une tribune où sa qualité de philosophe était mise entre guillemets : la police de la bonne pensée bien de gauche veille !
Je voudrais montrer qu’en effet la question du mariage pour tous n’est pas une affaire « droite-gauche » (pour autant que ce clivage ait encore un sens) et que les partisans fanatiques du mariage homosexuel sont souvent des défenseurs ardents des évolutions du « capitalisme absolu » et que, si clivage social il y a, il n’est pas du tout là où les têtes vides de la gauche et l’extrême gauche ont voulu le placer.

La question de l’homosexualité n’est pas celle du mariage

Commençons par dissiper les équivoques et prévenir à l’avance les coups bas qui ne manqueront pas d’être portés par les belles âmes de la lutte contre toutes les discriminations. L’homosexualité n’est pas contre nature et c’est même naturellement que tous les individus humains peuvent prendre pour objet libidinal aussi bien une personne du sexe opposé qu’une personne du même sexe. Contrairement d’ailleurs à ceux qui veulent à tout prix figer les uns et les autres dans des catégories bien établies, personne n’est homosexuel et personne n’est hétérosexuel. Tous les humains sont les deux à la fois, dans des proportions variables suivant les circonstances ou les époques de leur vie. Quiconque a ouvert un livre de Freud une fois dans sa vie le sait. Que la répression et même les simples discriminations à l’encontre des homosexuels soient ignobles, cela va de soi. Et ce d’ailleurs pour une raison de fond : la vie intime n’a absolument pas à tomber sous le coup de la loi et tout ce qui se fait entre adultes consentants ne regarde qu’eux. C’était d’ailleurs un principe fondamental affirmé par la révolution française qui a non seulement autorisé le divorce, mais aussi fait disparaître l’homosexualité et l’inceste du code pénal. C’est seulement au lendemain de la Première Guerre Mondiale qu’ont été adoptées des lois réprimant l’homosexualité dans le pays qui pourtant avait été la terre d’accueil d’Oscar Wilde, emprisonné par la justice britannique. Ces lois ont d’ailleurs été toutes abrogées pendant le premier septennat de François Mitterrand.
Ainsi la discrimination à l’encontre de l’homosexualité doit-elle être combattue énergiquement – et peut-être devrait-on d’ailleurs combattre avec la même énergie les discriminations liées à la couleur de peau, à l’origine, etc. On peut également considérer que ce premier contrat d’union civile qu’est le PACS a été une bonne chose puisqu’il a permis aux couples homosexuels de mener vie commune aux yeux de la loi. Le PACS ne réglait pas tous les problèmes et depuis quelques années on n’a pas manqué de propositions visant à l’améliorer et sans aucun doute, une réforme du PACS n’aurait rencontré aucune résistance dans la population. Mais la question du « mariage pour tous » est fort différente et n’est pas une simple extension de ce qui avait été acté par le PACS. C’est qu’il ne s’agit plus seulement de savoir si les individus ont le droit de mener la vie sexuelle, amoureuse et amicale qui leur plaît, il s’agit des fondements anthropologiques de nos sociétés, puisque le mariage n’est pas une question d’amour ou de relations sexuelles : son objet n’est rien d’autre que la reproduction de la société ou, pour parler comme Pierre Legendre, l’institution de la vie.

La question de la filiation et non celle de la sexualité

Car ce qui a cristallisé le malaise et les oppositions, c’est la perspective d’un bouleversement des principes de la filiation. Le mariage homosexuel se double en effet de l’ouverture de l’adoption plénière aux couples homosexuels « légaux » et, en perspective, même si le gouvernement a mis l’affaire sous le boisseau pour l’instant, il s’agissait de légaliser la PMA (procréation médicalement assistée) pour les couples de lesbiennes – elle n’est légale que pour les couples « hétérosexuels » – et la GPA (gestation pour autrui), des pratiques autorisées souvent hors de France : Belgique, Pays-Bas, Irlande, Roumanie, Slovaquie, Royaume-Uni et Pologne admettent la GPA qui n’est cependant explicitement autorisée qu’aux Pays-Bas et en Roumanie, alors qu’elle n’est simplement pas interdite dans les cinq autres. La PMA (ou AMP) est une très vieille affaire qui se pratique depuis la naissance du premier « bébé éprouvette », Amandine, à la fin des années 70. Sous ce terme on regroupe des pratiques très différentes depuis la fameuse FIVETE jusqu’à la simple insémination artificielle. Ces pratiques sont partout légales dès lors qu’il s’agit, pour un couple composé d’une femme et d’un homme, de remédier à une infertilité reconnue.

La GPA

Commençons par la GPA. La pratique des « mères-porteuses » que défendent, par exemple, Mme Badinter et le philosophe de la  minimale Ruwen Ogien, suppose qu’un couple ait passé contrat avec une femme qui accepte de porter un enfant qui sera à sa naissance abandonné au couple commanditaire et sera dès lors réputé l’enfant de ce couple.  On voit immédiatement de quoi il s’agit : la transformation de la procréation en une activité salariée comme les autres – ce que Pierre Bergé, une des vedettes de la gauche-caviar – n’a pas manqué de souligner : « un ouvrier loue bien ses bras, pourquoi ne pourrait-on pas louer son utérus ? » Ce faisant, Pierre Bergé confortait sans le savoir Marx qui dénonçait dans le mode de production capitaliste la prostitution généralisée de l’humanité. Ce n’est pas un hasard du reste si la Roumanie, l’un des pays les plus pauvres de l’Union Européenne tolère la GPA. On aura également beaucoup de mal à expliquer pourquoi les socialistes qui prônent l’éradication de la prostitution veulent légaliser la GPA. Si une femme peut disposer de son corps librement pour porter l’enfant d’un couple, pourquoi ne pourrait-elle pas disposer de son corps pour procurer ces « services à la personne » que vendent les péripatéticiennes ? Certes les Pays-Bas ne sont pas la Roumanie mais la misère y est aussi bien présente et  personne ne peut croire que les femmes qui s’exposent dans les vitrines du quartier chaud d’Amsterdam le font par suite d’un choix délibéré… Bref, la GPA s’appelle location de ventres ! C’est une nouvelle extension de la colonisation des humains par le mode de production capitaliste : la gestation devient une activité salariée qui entre dans le cycle de circulation des marchandises et de l’argent. La réification de l’individu y est complète : la « productrice » y est un simple moyen (en attendant l’utérus artificiel, cf. infra) et l’enfant à naître est un produit. Les belles âmes de gauche (Élisabeth Badinter et tutti quanti) protestent : non il ne s’agit pas de la marchandisation des corps ; il faut une loi pour encadrer la GPA et en faire « un authentique pratique altruiste » (tribune de Badinter et alii, Le Monde, 13.12.2010). C’est une plaisanterie sinistre : tout le monde sait que les dames riches, ayant déjà un enfant, iront bénévolement subir tous les ennuis de la grossesse pour faire le bonheur d’un couple sans enfant et qu’inversement toutes les pauvres refuseront les dessous de table de la « pratique authentiquement altruiste » réclamée par les signataires de cette tribune… De quelque manière qu’on prenne le problème, la GPA est une forme odieuse de l’exploitation que le « désir d’enfant » d’un couple ne saurait justifier. Pour justifier la légalisation de la GPA, on avance le fait que sa légalisation hors de nos frontières rend son interdiction  impossible à mettre réellement en œuvre. Ce genre de sophisme par lequel on veut rabattre le droit sur le fait est particulièrement inacceptable. On pourrait appliquer le même raisonnement aux salaires et aux droits sociaux des travailleurs : puisque les ouvriers chinois travaillent pour dix fois moins cher que les Français, on devrait ramener les conditions sociales françaises au niveau chinois pour éviter le chômage…  Que l’interdit ne suffise pas à empêcher la pratique, on le sait bien – en dépit  du sixième commandement, il y a toujours des meurtres ! Mais l’interdit pose une règle à laquelle chacun sait devoir se conformer même s’il lui arrive de l’enfreindre.

La PMA

La position à laquelle la majorité des socialistes (tant est qu’il puisse y avoir quelque certitude en ce domaine) était arrivée peut se résumer à « non à la GPA, oui à la PMA ». Il est vrai que la PMA pose beaucoup moins de problème que la GPA puisque la mère de l’enfant à naître n’a nulle intention de le vendre le jour de sa naissance ! SI la PMA est admise pour les couples hétérosexuels, elle ne l’est pas pour les couples homosexuels. La PMA, telle qu’elle existe en France, se conforme à l’adage aristotélicien selon lequel « l’art, dans certains cas parachève ce que la nature n’a pas la puissance d’accomplir, dans d’autres cas il imite la nature » (Physique, II, 8, 199-a) En autorisant la PMA pour les couples de lesbiennes – c’est-à-dire par l’utilisation de l’insémination artificielle – on proclamerait donc que deux femmes suffisent pour enfanter, elles en auraient la puissance sans pouvoir concrètement la rendre effective. Cette dénégation juridique de la fonction paternelle et la division sexuelle de l’humanité, si elle ne conduit pas à la même aliénation que les « mères porteuses » est tout aussi dangereuse sur le fond. Pour soutenir les partisans de la PMA, Gérard Filoche, dirigeant du PS, connu pour ses combats pour la défense du droit du travail, a narré son histoire : à la demande d’un couple d’amies lesbiennes, il s’est dévoué et a engrossé l’une d’entre elles. Mais il ajoute que sa fille, née d’une « authentique pratique altruiste », connaît son père, le voit régulièrement et connaît ses demi-frère et sœur. Que Gérard Filoche joue les bons samaritains et que tout cela se termine bien, pourquoi pas ? L’histoire est belle … mais sans s’en rendre compte Filoche a torpillé l’argumentation des pro-PMA.  D’abord parce que la conception n’a pas été assistée médicalement mais seulement en usant de la bonne vieille méthode naturelle éprouvée depuis les origines de l’humanité – même bien avant ! Ensuite parce que le résultat n’est pas la constitution d’une famille mère-femme-enfant mais d’une famille atypique avec Filoche et ses enfants nés de mères différentes dont l’une par ailleurs partage sa vie avec une autre femme ! Or les partisans de la PMA ne demandent surtout pas que les enfants d’un couple de lesbiennes puissent connaître leur père « biologique », et encore moins les demi-frères ou demi-sœurs. Le « modèle Filoche » est l’exact opposé de la GPA. Dommage que Filoche ne s’en soit pas rendu compte.
Il apparaît en outre assez clairement qu’on ne pourra pas dissocier la GPA de la PMA. Condamner la GPA et accepter la PMA, cela ne marchera pas puisqu’alors les couples « gays » pourraient se sentir victimes d’une discrimination injuste. L’argument par lequel on est prêt dans la gauche française à accepter la PMA mais pas la GPA est un argument implicite que personne n’ose avouer : les femmes et les hommes, ce n’est pas la même chose ! Une femme peut avoir un enfant avec une injection de gamètes ou un amant de passage, mais un homme ne pourra jamais avoir d’autre enfant que celui dont une femme lui aura fait cadeau. Et c’est précisément cette réalité essentielle, irréductible que buttent toutes les constructions savantes de ceux qui disent que la filiation n’est qu’une affaire de volonté et les rapports entre les sexes de pures constructions sociales modifiables à volonté. Mais si on reconnaît cette réalité, alors s’effondre toute l’argumentation selon laquelle le mariage pour tous avait pour fonction de supprimer une intolérable discrimination. Car si les femmes et les hommes ce n’est pas la même chose, s’il y a une dissymétrie radicale entre celle qui peut porter un enfant et celui qui ne peut qu’éjaculer son sperme, alors le mariage entre un homme et une femme et le « mariage » entre deux hommes ou deux femmes, ce ne sera jamais la même chose et donc c’en est fini avec le prétendu « mariage pour tous ».

L’adoption homoparentale et la filiation reposant sur la volonté

La cause des défenseurs du « mariage pour tous » est donc sérieusement ébranlée. Il leur faut alors adopter une version plus restreinte que celle dont avaient rêvé les LGBT[1] et les courants du PS les plus portés aux innovations sociétales. C’est cette version plus restreinte qui a été adoptée finalement par le Parlement : mariage des couples homosexuels avec la possibilité d’adoption. Et une restriction de taille : si dans un couple homosexuel l’un des deux conjoints est ressortissant d’un pays qui refuse le mariage homosexuel, alors ce mariage ne peut être célébré en France en raison des conventions internationales qui lient la France à ces pays. Par exemple, un « gay » français ne pourra pas épouser un « gay » polonais ou algérien…
Venons-en maintenant à la question de l’adoption. Commençons par préciser que l’adoption d’un enfant par un couple demande que ce couple soit marié. Mais rien n’empêche théoriquement qu’une personne non mariée (concubin ou concubine) adopte un enfant – la seule condition est d’avoir plus de 28 ans. C’est précisément pour rendre possible l’adoption que les groupes de pression homosexuels tenaient au mariage et non à un simple contrat d’union civile – un PACS amélioré. En ce qui concerne l’adoption on distinguera l’adoption simple (qui maintient les liens de filiation de l’adopté[2]) et l’adoption plénière qui efface les liens de la filiation pour les remplacer par ceux qui unissent  l’adopté aux adoptants. L’adoption plénière produit un nouvel acte de naissance qui remplace l’acte de naissance originel. La loi crée ainsi une filiation fictive : l’enfant adopté est réputé être né de ses parents adoptifs. Mais cette filiation fictive « imitait la nature » jusqu’à la récente loi sur le « mariage pour tous » : il fallait indiquer qu’une femme et un homme étaient bien requis pour faire un enfant ! Désormais, un enfant pourra naître de Monsieur X et de Monsieur Y, comme si Monsieur X et Monsieur Y pouvaient concevoir un enfant comme le fruit de leurs étreintes.  Comme on prétend que les systèmes de parenté et de filiation sont purement conventionnels, on pourrait ainsi supprimer tout lien entre parenté biologique et parenté sociale. Il suffit de vouloir être parent pour le devenir, soutiennent les partisans du « mariage pour tous ». Alors que l’adoption était conçue comme une manière de régler l’exception et qui, comme telle ne doit pas s’éloigner de la norme, les partisans du « mariage pour tous » y voient au fond la nouvelle norme : les enfants doivent tous être adoptés de façon à ce que puisse se manifester nettement la volonté d’être parent ! Effectivement, on peut trouver dans l’histoire des traces de cette idée : à Rome comme à Athènes, le père de famille, à la naissance décidait s’il voulait de cet enfant et dans le cas contraire il pouvait le mettre à la porte de sa maison en attendant qu’une âme charitable le ramasse ou qu’il meure. Mais il n’est pas certain que ce soit vraiment à ce modèle familial que songent les défenseurs de « l’adoptionnisme ». C’est qu’en réalité l’idée que la filiation repose sur la volonté est tout bonnement intenable. Que les parents aient des devoirs envers les enfants et que ces devoirs découlent tout simplement des liens biologiques, et non de la « libre volonté », c’est tout à fait évident et c’est indispensable si on se préoccupe non des « désirs » des militants gays, mais de la protection des plus faibles.

Les postulats  non questionnés du « mariage pour tous »

L’idée qu’un couple homosexuel est un couple au même titre qu’un couple hétérosexuel et qu’à  ce titre il doit bénéficier des mêmes droits et notamment du même droit à faire des enfants ou à en adopter des tout faits n’est justifiable que si on adopte quelques présuppositions pas toujours explicitées mais qui reviennent rôder dans tous les discours de la gauche sociétale.
La première de ces idées, le premier de ces postulats non questionnés, est qu’il n’y a rien de naturel dans l’homme et que tout y est construction sociale. En poussant à la caricature les thèses structuralistes des années 50/60 on présuppose que la culture a remplacé la nature. Il est très curieux de voir des écologistes, défenseurs très souvent d’une conception à demi mystique de la nature, qui se font les apôtres du « tout est possible » quand il s’agit de l’espèce humaine. Partisans fervents du principe de précaution, ils l’oublient complètement quand il s’agit de bouleverser sans précaution l’anthropologie. Malheureusement, on doit reconnaître que la vision  qui coupe radicalement nature et culture est fausse. Claude Lévi-Strauss, père putatif de ce structuralisme, n’a jamais dit qu’il n’y avait pas de nature humaine. En bon élève de Jean-Jacques Rousseau, c’est au contraire à la recherche de cette nature humaine qu’il a consacré sa vie. Il suffit de lire ou de relire Tristes tropiques pour s’en convaincre. L’importance que Lévi-Strauss accorde aux systèmes de parenté tient précisément à ce qu’ils sont des lieux où s’articulent nature et culture et non les lieux de l’abolition de la naturalité. Quelle que soit la relation de parenté dominante dans un groupe, aussi bizarre qu’elle puisse paraître, elle a toujours comme fonction unique d’organiser la reproduction de l’humanité, c’est-à-dire d’organiser les modalités de rencontre des hommes et des femmes en vue de faire des enfants.
À l’appui des thèses « culturalistes », les défenseurs du mariage pour tous invoquent comme d’habitude toutes les bizarreries possibles des sociétés humaines. Ainsi on a convoqué des ethnologues pour faire état de sociétés qui donnaient un statut légal à l’homosexualité. En réalité, il s’agissait soit de la tolérance habituelle à l’égard des relations homosexuelles entre adolescents, soit purement et simplement de la pédérastie, institution grecque, souvent propre aux sociétés de guerriers et qui serait aujourd’hui condamnée irrémédiablement comme pédophilie.  Maurice Godelier  s’est répandu en propos sur la nécessaire évolution des systèmes familiaux, la fin de la famille nucléaire, etc. Mais ces propos n’ont aucun intérêt pour traiter la question particulière qui était posée. Notamment, on voit mal comment on peut annoncer la fin de la famille nucléaire et en même temps se prononcer pour la famille nucléaire homoparentale. Et surtout, toute l’ethnologie du monde ne peut rien au fait que pour faire des enfants, il faut d’abord une femme et un homme et que ni deux femmes ni deux hommes ne feront des enfants – du moins à un horizon relativement proche.
Le deuxième postulat des partisans du « mariage pour tous » est que toute discrimination est illégitime et qu’il y aurait discrimination si on n’accordait pas aux homosexuels le droit d’avoir des enfants. D’une part, il est faux de dire que toute discrimination est illégitime. Par exemple, le mariage est interdit entre frère et sœur, bien que les relations sexuelles incestueuses entre majeurs ne tombent pas sous le coup de la loi.  On discrimine donc les conjoints légaux possibles en fonction des relations de parenté. En second lieu, personne n’interdit aux homosexuels d’avoir des enfants … pourvu qu’ils trouvent un partenaire de sexe opposé ! Mais personne ne peut revendiquer un « droit à l’enfant » car pour qu’il y ait droit il faut qu’il y ait une autre personne qui soit garante de l’exercice de ce droit. Donc les lois sur le mariage le définissant comme un rapport entre deux personnes de sexes différents n’étaient nullement des lois discriminatoires injustes.  La conception de l’égalité sous-tendue est typiquement cet égalitarisme aveugle que produit une société fondée sur l’échange de l’équivalent général : tout ce qui s’oppose à mes désirs est injuste dès lors que j’ai les moyens financiers de réaliser ces désirs.
Le troisième postulat est celui qui accorde à l’homme le pouvoir de fabriquer ses enfants à sa convenance et selon un « projet ». Dans les temps anciens, souvent fort cruels, le seul choix dont les hommes disposaient était d’abandonner ou de tuer les enfants non désirés. Cette sélection purement négative a été peu ou prou abandonnée, notamment dans les pays qui se sont progressivement émancipés des dominations traditionnelles et notamment de la toute-puissance du père de famille. Ainsi le christianisme en affirmant le caractère sacré de la vie humaine a largement contribué à limiter cette toute-puissance des pères en les soumettant, non sans mal, à la toute-puissance du père céleste. L’avènement du capitalisme s’est accompagné de la volonté de gérer les populations – ici on pourrait renvoyer par exemple aux travaux de Michel Foucault. L’un des aspects de la gestion scientiste des populations a été le développement de l’eugénisme à la fin du XIXe siècle et au cours du XXe siècle.  Le nazisme a largement ruiné la réputation de l’eugénisme – qui était pourtant partagé par presque tous les « progressistes » au début du siècle passé. La volonté de maîtrise a pris des formes plus subtiles et plus individualistes : un enfant comme je veux quand je veux ! La forme classique de ce désir est celle que manifeste le choix du sexe de l’enfant – des FIVETE sont pratiquées aux USA uniquement à cette fin – et au-delà se forment toutes sortes de fantasmes  concernant la fabrique de l’humain telle que les biotechnologies la rendraient possible. L’idée que les homosexuels puissent avoir des enfants procède de la poussée : fabriquer des enfants sans s’encombrer de la sexualité et des hasards de la procréation. Adoption, GPA et PMA permettent précisément de commencer à mettre en œuvre ce pouvoir de choisir en fonction de son « projet parental ».  Ce pouvoir est cependant un pouvoir purement imaginaire, il s’apparente au fantasme de toute-puissance infantile analysé par Freud. L’homme qui se fait lui-même, en bon américain le self made man, voilà son arrière-plan idéologique.
Ces trois postulats (coupure absolue nature/culture, égalitarisme aveugle, affirmation de la toute-puissance humaine) sont très rarement explicités mais il suffit de gratter un peu les discours pour les y retrouver. Ils signent tous les manifestations idéologiques de ce que l’on nomme un peu vite le « néolibéralisme », même si, curieusement, mais cela s’explique, on a retrouvé beaucoup d’antilibéraux dans les rangs des défenseurs du mariage pour tous.

Dissiper les confusions

En tirant à vue sur la « famille nucléaire », les défenseurs du mariage pour tous ont répandu la confusion. On suppose qu’ils ne sont pas des partisans acharnés de la famille élargie, des diverses formes de famille souche ou de famille communautaire – pour reprendre ici les classifications d’Emmanuel Todd, elles-mêmes empruntées à Le Play. Comme les partisans du mariage pour tous ont considéré que seuls leurs adversaires pouvaient vouloir les calomnier en en faisant des défenseurs de la polygamie, on ne voit pas bien ce qu’ils demandent de différent, quel mode d’organisation familiale est revendiqué qui ne serait pas la famille nucléaire, sauf évidemment si on en entend par famille nucléaire la famille composée d’un père, d’une mère et de leurs enfants. Ce qui semble donc définitivement « ringard » à leurs yeux, c’est le couple « hétéro », la modernité étant du côté du couple « homo ». Exagération ? Nullement. Il suffit d’écouter les porte-parole des lobbies des « bi », « trans », gays et lesbiennes pour s’en convaincre. L’argumentation libertaire et anti-discriminationniste n’est qu’une couverture idéologique qui permettra de désigner tous ceux qui sont réticents à l’égard du mariage homosexuel comme réactionnaires, voire comme « fascistes ». Mais sur le fond, il n’y a rien de solide dans la position des défenseurs du « mariage pour tous ».

Cinq thèses

Nous allons maintenant essayer de définir en quelques thèses les positions qui sont les nôtres.

Sur le droit et l’intime

Il convient tout d’abord de ne pas confondre le public et le privé, le commun et l’intime. Le mariage en tant qu’institution appartient à la sphère publique, il définit des droits et des devoirs qui règlent les rapports entre parents et entre parents et enfants. La loi ne doit pas s’étendre au-delà et ne doit donc pas se mêler des relations intimes, et notamment des pratiques sexuelles.  Prétendre qu’on peut imposer la légalisation du mariage homosexuel au prétexte que les homosexuels s’aiment, c’est mélanger les genres (si on ose dire) et fonder le droit sur les sentiments.  Comment, si le sentiment gouverne le droit, pourrait-on s’opposer aux mariages entre frères et sœurs, à la polygamie ou à la polyandrie (« Jules et Jim ») ? La revendication du mariage homosexuel demande en réalité une nouvelle extension du domaine de la loi et une nouvelle incursion de l’État dans le contrôle de l’intimité puisqu’en demandant une reconnaissance légale d’un certain type de relations sexuelles on soumet du même coup les relations sexuelles aux classifications légales. Ce qui finira automatiquement par la définition de pratiques sexuelles non légales… Significative est l’introduction des « bi » dans la liste des groupes de pression revendiquant le mariage pour tous. Rien ne doit échapper à l’œil vigilant du législateur. On voit mal cependant quels arguments on pourra opposer à ce qui revendiquent la légalisation de la polygamie, voire un hypothétique « mariage communautaire » type  post-soixante-huitarde !

Sur la théorie du genre

La théorie du genre qui sert de fondement aux revendications homosexuelles est une construction fantasmagorique qui, sous prétexte d’éviter l’essentialisation biologique inhérente à la notion de sexe la remplace par une typologie des genres encore plus essentialiste. Du même coup est évacué tout l’héritage freudien – la théorie analytique étant la bête noire des « transgenres » et autres partisans de la « construction sociale » du genre. La sexualité chez Freud justement évite toutes ces classifications stupides en posant la libido comme pulsion indifférenciée qui se fixe sur des objets selon les phases d’un développement de la sexualité. Au lieu de figer des genres, il permet de comprendre l’intrication dans un sujet concret de tendances multiples. En remplaçant la pulsion sexuelle par la construction sociale du genre, on éradique la charge critique que contient la théorie analytique, c’est-à-dire charge liée au caractère indestructible de la pulsion. C’est précisément parce que la pulsion est indestructible que les montages du droit sont indispensables à l’édifice de la vie sociale, quel que soit le mode de production. De ce point de vue, le bricolage du mariage pour tous s’attaque à ces fondements de toute vie sociale pérenne, procurant non une augmentation de la liberté individuelle mais un enfermement dans des catégories arbitraires (LGBT …).
On pourrait assez facilement montrer que la substitution du genre au sexe exprime à sa manière l’obsession proprement protestante du sexe. On sait comment les États des États-Unis ont multiplié les « sodomy statutes » permettant de réprimer les pratiques sexuelles y compris entre conjoints légaux. Le sexe qui a partie liée avec la nature doit être traqué, encadré et si possible éliminé. Sa transformation en « construction sociale » sous le terme grammatical de « genre » nous débarrasse de cette nature honnie. Le genre est la dernière ruse du puritanisme.

Sur la liberté absolue de l’individu

Ce qu’il faut dire, c’est que nous ne sommes jamais absolument libres. La filiation de choix n’est éventuellement un choix que pour ceux qui ont un « projet parental » comme on dit aujourd’hui ; l’enfant qui naît voit d’abord son existence comme facticité. Il est jeté dans le monde, avec des parents qu’il n’a pas choisis, une ascendance qui s’impose à lui et définit toutes les conditions et donc les limites de l’exercice de sa liberté. Mais tant que l’enfant naît selon les lois naturelles et selon la Loi, il ne dépend pas personnellement de ses parents ; ceux-ci n’ont pas choisi son sexe (par exemple) et se sont eux-mêmes pliés à la loi de la différence des sexes et de la prohibition de l’inceste en espérant (ou non d’ailleurs !) la naissance de cet enfant. Cette part de hasard, cette pure contingence de la naissance, permet justement que l’asymétrie de la relation parents-enfants ne soit pas totale, n’interdise pas à l’enfant de devenir un adulte. Inversement, la « production » de l’enfant comme projet brise radicalement cet équilibre instable de la natalité.
Quand Énée fuit Troie en flammes, il porte sur son dos son père Anchise et tient son fils par la main. Cette image rapportée par Virgile dans l’Eneide, résume la vérité effective de la chose en matière de filiation.  Elle est le paradigme « notifiant l’obscure question de l’Ancêtre », comme le dit si justement Pierre Legendre. Question inéliminable. Ceux qui ont adopté des orphelins et ont cherché à les élever comme s’il s’agissait de leurs propres enfants, savent combien c’est difficile, car la question de l’Ancêtre, ils la portent sur leur dos. Qui est le père ? De quel ventre suis-je sorti ? Ils chercheront toujours à répondre à ces questions. Ce que proposent les partisans du mariage homosexuel avec la PMA ou la GPA, c’est la fabrication d’orphelins pour satisfaire le « désir d’enfant » de ceux qui ont fait le choix d’une situation sentimentale qui ne leur permet pas d’en avoir. Cette liberté de la volonté illusoire n’est rien d’autre que la prétendue liberté de celui qui vend librement sa force de travail à celui qui librement l’achète pour l’employer à ses propres fins.

Sur l’homosexualité

L’homosexualité n’est pas équivalente à l’hétérosexualité. C’est d’ailleurs ce concept d’hétérosexualité qui paraît étrange : La sexualité présuppose quelque chose comme des sexes différents. Dans ses « Trois essais sur la théorie sexuelle » Freud caractérise l’homosexualité comme perversion. Il ne s’agit pas d’une perversion au sens moral – il n’est pas « mal » de fixer son désir sur une personne du même sexe ! Mais il s’agit tout de même d’une perversion en ce que, pour Freud, l’homosexualité serait une fixation de la sexualité à un stade primaire, infantile ou post-infantile – on pense à l’homosexualité des adolescents. Il y a, pour Freud, une voie « normale » qui débouche sur la sexualité entre adultes de sexes différents. On retrouve la même idée chez Wilhelm Reich. Tout cela vaut à ces maîtres vénérables d’être aujourd’hui considérés comme de vieilles ganaches réactionnaires et bourgeoises… Ce qu’il y a dans la pensée analytique classique, c’est au moins l’idée que l’homosexualité est une transgression de la Loi (avec « L » majuscule), et c’est précisément cette idée d’une Loi qui ne serait pas que pure convention entre les mains des individus que refusent les partisans du mariage homosexuel. La Loi définit des interdits, institue des séparations qui sont les conditions de la reproduction de la vie humaine, de son institution – si on veut bien se souvenir qu’instituer veut dire faire tenir debout. Sans  cette Loi, c’est la raison elle-même qui est impossible, puisque c’est la loi qui sépare le Même et l’Autre. Les questions qui s’ouvrent ici sont abyssales et les petits-bourgeois qui donnent le ton dans les médias sous l’unique règle de « moi, mon désir » ne peuvent évidemment pas les comprendre. Contentons-nous de citer Pierre Legendre : « L’apparition d’un type humain nouveau qui “crèverait tous les plafonds métaphysiques et physiques habituels“, la postmodernité la fait surgir, poussant jusqu’à son terme la nouvelle doxa de l’homme total : l’avènement de l’individu, au sens plein du mot, l’humain de l’en-deçà de la division, enlacé à son image, c’est-à-dire affranchi de la confrontation subjective à la différence des sexes et revendiquant, selon la formule militante, reconnaissance légale. Un thème importé d’Amérique – des États-Unis, nouveau nombril du monde, lieu-Référence de la société libérée – fascine : conflict-free sexuality. Ravalée au niveau d’une idéologie de masse, l’homosexualité – position subjective – est censée apurer les comptes historiques de la répression du sexe en Occident et démontrer, par la pensée-acte et par des thèses d’un simplisme accessible à tous, l’inanité des questionnements classiques autour de l’Interdit. Cependant, en dépit de la majesté universitaire dont s’entoure la dogmatique homosexualiste en cours de formation, avec l’appui de la revendication juridique d’un statut  classant les couples dits homosexuels sous un comme si annulatoire de la différence des sexes, émerge tout bonnement l’immémoriale question de l’enfant : pourquoi y a-t-il des papas et des mamans, pourquoi des hommes et des femmes ? »[3]
Un tel discours peut-il encore être entendu ?

 Sur la fabrication des enfants

L’élimination de la sexualité et son remplacement par le genre accompagnent une évolution des plus inquiétantes qui sourd du développement des « biotechnologies » (ou plutôt des « thanatotechnologies », car il s’agit des technologies de la mort). Citons ici un extrait de notre ouvrage, La longueur de la chaîne :
« Nous ne sommes qu’aux débuts encore tâtonnants de la fabrication des humains. S’y appliqueront les normes de qualité imposées dans les chaînes de production industrielle. Le choix du sexe paraît en lui-même une revendication sans grandes conséquences. Certes, dans les pays comme l’Inde où les normes traditionnelles font de la naissance des filles une calamité, le déséquilibre démographique entre garçons et filles est déjà assez fort dans certains États avec cette conséquence ennuyeuse que les garçons ne trouvent plus d’épouses et que ceux des castes supérieures sont obligés de se marier dans les castes inférieures – ainsi l’utilisation des techniques modernes au service des traditions et des préjugés les plus arriérés conduit à de nouvelles contradictions. Cependant, dans les sociétés où le capitalisme a balayé la tradition, on peut faire l’hypothèse raisonnable que si les parents pouvaient choisir le sexe de leurs enfants, au total, la répartition ne serait pas très différente de la répartition résultant des aléas de la méiose. Cependant, même si le ratio reste inchangé (105 garçons pour 100 filles en moyenne), la situation ontologique des hommes serait radicalement différente, puisque chacun serait au moins par un trait important, le produit d’un projet parental conçu sur le mode de la fabrication à la demande, comme lorsqu’on commande une automobile en choisissant la marque, le type et la peinture !
Nous n’en sommes pas encore là, mais ce n’est plus de la science-fiction. Puisqu’on peut introduire des gènes de résistance au froid ou aux pesticides dans les plantes, puisqu’on peut modifier génétiquement les porcs[4], rien n’interdit qu’on puisse en faire autant pour les humains dans un avenir proche. Bien sûr, la programmation génétique humaine est un fantasme : on ne programmera pas à l’avance les caractéristiques de bébés à naître comme on choisit son automobile. Il y a, à cela, une raison majeure : la métaphore de la programmation et du « code génétique » est fausse et les relations entre génotype et phénotype sont bien plus complexes que ne le laissait penser la génétique de la fin du XXe siècle.  Mais l’idée de modifier l’ADN humain en vue d’obtenir certaines propriétés phénotypiques est bien ancrée dans les esprits et pourra obtenir des résultats partiels qui peuvent intéresser les futurs parents, les laboratoires, les spécialistes en biotechnologies ou encore les responsables des politiques de santé.
On a longtemps affirmé qu’il y avait là un tabou qu’il ne faudrait jamais violer. Le clonage était présenté comme le comble de la barbarie technoscientifique – la secte Raël, partisane de la reproduction par clonage sert d’utile épouvantail à moineaux.  Le clonage reproductif en lui-même n’a aucun intérêt – non seulement chez l’homme mais aussi chez les animaux – puisqu’il ne permet qu’une reproduction à peu près l’identique de l’être cloné alors que tout éleveur sérieux cherche en permanence l’amélioration des races. Mais le clonage thérapeutique ou reproductif sert de champ d’expérience pour des interventions décisives sur les animaux et demain sur les hommes. Car, comme le notent de nombreux observateurs, toutes les barrières que l’on opposait tant au clonage reproductif qu’aux modifications du génome humain sont en train de tomber. Jeremy Rifkin, Francis Fukuyama et bien d’autres essayistes à succès annoncent la production de bébés génétiquement modifiés aux alentours de 2030. 
Le pas suivant a été détaillé dans un petit livre d’Henri Atlan consacré à « l’utérus artificiel »[5]. L’auteur y prévoit que la technique permettant de concevoir entièrement un enfant hors d’un ventre maternel pourrait voir le jour dans les cinquante prochaines années. Là aussi, comme pour le clonage ou la transformation génétique humaine, il est devenu presque inutile de protester : les réticences ne seraient que le fait d’esprits religieux attardés. On nous invite à faire confiance à la « raison critique » qui permettra de déterminer le bon usage qui peut être fait de ces nouvelles techniques.
Le problème pourtant n’est pas là. Il est de savoir si un être produit selon les méthodes de la planification technique dans des dispositifs de culture industrielle – analogues aux cultures hors sols – pourra encore s’appeler « être humain ». Nous n’avons aucune attitude  à l’égard des choses produites par notre industrie. Les choses, comme le disait Kant, ont un prix mais pas de valeur. Nous ne leur attachons de la valeur qu’en tant qu’elles servent de signe manifestant la puissance de l’esprit humain (par exemple, les œuvres d’art). Inversement, les êtres humains sont l’objet du respect parce qu’en chacun d’eux, dans sa spécificité même, s’incarne cette chose mystérieuse que l’on continue d’appeler humanité ou nature humaine, laquelle n’est pas réductible à ses caractéristiques physiques observables. Les produits de l’activité humaine sont en quelque sorte sans profondeur : que nous les ayons faits suffit pour nous assurer que rien en eux ne nous échappe et leurs imperfections relativement à nos attentes ne peuvent être mise qu’au compte d’un défaut dans notre technique ou d’un défait de conception qui peut être corrigé. Rien de tel avec les humains dans le sens que nous donnons à ce terme, encore aujourd’hui, mais peut-être plus pour très longtemps. Le respect dû à tout être humain tient précisément au fait qu’il n’est pas nôtre, que nous ne pouvons nous l’approprier puisqu’il procède de Dieu ou de la nature et qu’il est face à nous dans une contingence irréductible. Les anticléricaux méprisent souvent la tradition religieuse parce qu’ils en ignorent le contenu moral : quand la Genèse dit que Dieu a fait l’homme à son image et à sa ressemblance, on peut prendre l’expression au pied de la lettre et faire le malin en montrant que la théorie de Darwin a réfuté le créationnisme biblique, que l’hypothèse de Dieu est une hypothèse dont nous n’avons pas besoin. Tout cela est incontestable sur le plan des « sciences de fait ». Il est tout aussi incontestable que les vivants sur Terre sont tous constitués des mêmes matériaux de base (l’universalité de l’ADN en témoigne) et que ces matériaux eux-mêmes ne sont pas organisés par un mystérieux « principe vital » mais selon par des processus physico-chimiques qui, finalement, suivent les lois ordinaires de la physique et de la chimie et ne nécessitent aucun concours divin.  Pourtant, aussi importantes soient ces vérités – et elles sont importantes et méritent d’être défendues contre l’obscurantisme – elles ne sont encore que la moitié de la vérité. Car l’autre moitié est contenue dans la Genèse (et dans tous les « livres », même non écrits sur lesquels sont fondés les civilisations) : s’il a fallu un Dieu pour créer le monde et les hommes, c’est que les hommes et leur monde ont quelque chose de sacré, quelque chose auquel il ne faut pas toucher, quelque chose qu’il faut respecter absolument. Si l’homme a des droits inaliénables par naissance – ainsi que l’affirme la Déclaration française de 1789 (ou son homologue américaine) – c’est qu’il doit être tenu pour sacré, ou encore, pour le dire comme Spinoza, que « l’homme est un dieu pour l’homme ». Il est un dieu parce qu’il procède de son mouvement propre et pas de mes projets, de mes actions ou de mes intentions. Un homme fabriqué industriellement en serait le complet opposé.
Admettons qu’un tel être voie le jour (comme le pensent de nombreux scientifiques) ; il pourrait avoir le même équipement cérébral que celui dont disposent les humains d’aujourd’hui ; mais subjectivement, il serait fondamentalement différent, non pour des raisons neurologiques, mais parce que la subjectivité se forme dans un rapport intersubjectif et que ce rapport intersubjectif serait fondamentalement différent de ce qu’il est quand il s’est formé entre une mère et son enfant. Habermas cerne le problème en se plaçant directement sur le plan moral :
À travers la décision irréversible que constitue l’intervention d’une personne dans l’équipement « naturel » d’une autre personne, naît une forme de relation interpersonnelle jusqu’ici inconnue.  Ce nouveau type de relation choque notre sensibilité  parce qu’il représente un corps étranger dans les relations de reconnaissance juridiquement institutionnalisées dans les sociétés modernes. Si une personne prend pour une autre personne une décision irréversible, touchant profondément à l’appareil organique de cette dernière, alors la symétrie de responsabilité qui existe par principe entre des personnes libres et égales se trouve nécessairement limitée.[6]
Cela pourrait modifier profondément l’idée couramment admise de ce qu’est une personne et des raisons pour laquelle nous devons la considérer comme digne de respect. Affirmer le contraire, c’est penser que l’esprit n’a aucun rapport avec les processus de formation du corps, avec les rapports entre les corps, avec ce que chacun peut percevoir des attitudes des autres à son égard.
Le projet délirant de la fabrication de l’homme n’est pas simplement – ce qui serait rassurant – le fait de quelques cerveaux dérangés et bénéficiant du soutien de spécialiste de la provocation publicitaire. Il s’agit d’un projet sérieux qui pourrait devenir un champ d’investissement de capitaux dans les décennies qui viennent. Il bénéficie de soutiens nombreux et puissants et il est parfaitement dans « l’air du temps ». Ce qui est inquiétant, ce n’est pas son côté délirant, mais plutôt son côté « raisonnable », en tout cas rationnel par finalité dans un monde désenchanté où seules ont valeur normative les sciences naturelles. Même si le projet dans son extension maximale s’avère irréalisable (mais il commence d’être réalisé en partie dès aujourd’hui), l’essentiel est la vision de l’homme dont il est le porteur et les conséquences qui déjà s’en tirent. Partant simplement de la situation actuelle et sans envisager tous les scénarios, Anne-Laure Boch constate que les techniques de procréation médicalement assistée n’occupent qu’une place très restreinte et provoquent cependant des débats passionnés. Il en est ainsi parce que :
L’important est la portée symbolique de ces quelques cas, portée qui dépasse largement leur faible nombre. L’atteinte à l’idée de filiation, de liberté, de gratuité, de déterminisme, de hasard, etc. n’attend pas la généralisation de ces pratiques pour pénétrer les esprits.[7]
La technoscience « désymbolise » dit encore Anne-Laure Boch. Or la symbolisation est le propre de la subjectivité : j’ai quelque chose devant moi et cette chose physique « veut dire » une autre chose qui n’est pas présente directement, dans l’expérience sensible mais est pourtant présente autrement. La naissance d’un petit homme n’est pas un processus physique (même si c’est aussi un ensemble extraordinairement complexe de processus physiques), c’est la production d’une signification, de ce qui essentiellement fait la condition humaine. Sa réduction à une chaîne programmée de processus techniques signifierait la réduction de l’humanité à un objet manipulable et instrumentalisable.
Si un tel projet prenait définitivement corps, alors le projet hitlérien d’amélioration de l’espèce humaine, de production d’humains normalisés et d’extermination ou de réduction à l’état d’esclave des « sous-hommes », apparaîtrait alors comme une version frustre, coûteuse, inutilement sanguinaire, du projet de la technoscience moderne : les moyens n’étaient pas bons, mais les fins peut-être pas si mauvaises que ça ! Nous sommes dans le moment où une certaine conception de la science et de la technique fonctionne comme instance normative suprême, instance d’autant plus dangereuse qu’elle se dénie elle-même comme instance en prétendant ne parler que le langage des faits et de la neutralité technique. Les totalitarismes du siècle passé se sont légitimés du projet d’une nouvelle race humaine ou de la production d’un homme nouveau. La technoscience biologique pourrait bien vouloir accomplir ce projet, avec ses propres moyens. La fabrication technique des humains signifierait la destruction de l’idée même de liberté. »[8]
On le voit, les questions soulevées par ces débats sur la PMA et la GPA portent loin. Elles renvoient directement à la critique de ce système automatique destiné à produire de la valeur (le mode de production capitaliste) et au type humain que produit spontanément ce système, indépendamment des bonnes ou des mauvaises intentions des agents.
 [Ce texte est celui d'une conférence faite devant le groupe "Le Militant" à Paris le 21 juillet 2012]
 Sur le même sujet: voir aussi la conférence que j'ai donnée à l'invitation du groupe "Militant" en juillet 2013.
1ère partie
2eme partie

[1] Lesbiennes, Gays, Bi et Trans. Une question en passant : que serait un « mariage bi » ?
[2] Il devrait être possible pour l’un des membres d’un couple homosexuel de procéder à l’adoption simple de l’enfant légitime de son conjoint. Si cela ne l’était pas, un toilettage minime du code civil suffirait.
[3] Pierre Legendre, La 901e conclusion. Étude sur le théâtre de la raison, Fayard, 1998, pp. 412-413
[4] On a créé des porcs génétiquement modifiés dont la salive est riche en phytase, ce qui leur permet de digérer le phosphore et donc de réduire le taux de phosphore dans les lisiers de porcs, qui sont une des grandes sources de pollution. Le génie génétique vient ainsi au secours des préoccupations écologiques. 
[5] H. Atlan, L’Utérus artificiel, Seuil, 2005
[6] J. Habermas, L’avenir de la nature humaine, p. 27
[7] A-L. Boch, Médecine technique, médecine tragique, p. 75
[8] Denis Collin, La longueur de la chaîne, Max Milo, 2011

mardi 2 juillet 2013

Retour à la philosophie spéculative

Recension de "À dire vrai. Incursions philosophiques" par Yvon Quiniou

C’est un livre riche que nous donne ici Denis Collin. Sous l’apparence de propos divers, il constitue une synthèse de sa pensée  actuelle. Son intérêt principal tient à la multiplicité des questions qu’il aborde, même si on ne le suit pas dans toutes ses réponses : statut de la philosophie, y compris dans son rapport à la métaphysique, nature du réel, opposition de l’idéalisme et du matérialisme, problème de l’objectivité de la connaissance, importance de la subjectivité, épistémologie critique des sciences humaines – autant de sujets qu’il aborde à chaque fois à partir d’une information pointue.
Pourtant, ce qui caractérise l’ensemble c’est un étonnant retour à la philosophie spéculative (avec une prédilection pour Spinoza), à rebours des évolutions habituelles de notre époque ; et ce pour parer à ce qu’il croit être la menace d’un positivisme scientiste indifférent à la réflexion et aux problèmes humains. D’où sa revendication insistante d’un fondement absolu pour toute pensée digne de ce nom (à l’instar des grands systèmes métaphysiques), qu’il trouve pour son propre compte dans l’idée d’une « subjectivité vivante » sans laquelle non seulement rien de sensé sur le monde ne pourrait être dit, mais rien ne pourrait être.
Il est difficile de le suivre sur ce terrain. L’opposition de l’idéalisme et du matérialisme lui paraît dépassée et, dans un chapitre nourri pourtant de références à la philosophie de l’esprit contemporaine, il refuse l’idée que la pensée soit une forme de la matière. On lui rappellera donc que la théorie darwinienne de l’évolution et la biologie moderne vont dans ce sens et que la philosophie, désormais, doit se mettre à l’écoute de la connaissance scientifique et non résister en vain à ses conséquences intellectuelles.
La fin de l’ouvrage suscitera davantage l’adhésion de ceux qui entendent penser à neuf dans le sillage de Marx. Sa critique de Rawls, par exemple, est remarquable : elle montre que sa Théorie de la justice, aussi séduisante soit-elle, s’enferme dans une vision de la société qui occulte les rapports capitalistes de propriété et l’exploitation qui s’ensuit. Et pour finir, il insiste justement sur l’urgence absolue de réhabiliter l’exigence  (ou éthique) afin de résister à la barbarie capitaliste actuelle. Sans point d’appui du côté de normes proposant une vie bonne pour tous, et même éclairée par la science sociale, la politique est aveugle sur ses fins. Le retour à une philosophie pratique, non spéculative et authentiquement critique, est ici indispensable, qui prenne à bras le corps tous les problèmes de notre modernité, de la recherche destructrice du seul profit à la valorisation absolue de la croissance, en passant par les redoutables dangers inhérents aux technosciences.
                                                                                  Yvon Quiniou (Article paru dans L'Humanité du 2 juillet 2013)
 
 Denis Collin, A dire vrai. Incursions philosophiques, Armand Colin, 24 euros

samedi 15 juin 2013

Bien vivre

« Tout le monde recherche le bonheur, même celui qui va se pendre », dit Pascal. Les hommes ne se contentent pas de vivre, ils ne se contentent pas de cette vie animale qui consiste à subvenir à ses besoins, à se reproduire et à mourir. Ils veulent encore vivre bien, ce qui ne peut avoir d’autre sens que réaliser ses potentialités d’homme. Quand les Grecs inventèrent la philosophie, il s’agissait d’abord de rechercher un genre de vie qui soit réellement cette vie bonne, contre les idéaux illusoires de la puissance et de la richesse. Nous ne sommes sans doute pas beaucoup plus avancés qu’eux pour déterminer en quoi consiste cette vie bonne. En revanche, nous avons une intuition assez précise de ce qu’est une vie non humaine, une vie mutilée.

mercredi 5 juin 2013

Commentaire du Traité Politique de Spinoza (V)

Chapitre V

  1. Nous avons montré, au chapitre II, article 11, que l’homme s’appartient d’autant plus à lui-même qu’il est plus gouverné par la raison, et en conséquence (voyez chap. III, art. 3) que l’état le plus puissant et qui s’appartient le plus à lui-même, c’est celui qui est fondé et dirigé par la raison. Or le meilleur système de conduite pour se conserver autant que possible étant celui qui se règle sur les commandements de la raison, il s’ensuit que tout ce que fait un homme ou un État en tant qu’il s’appartient le plus possible à lui-même, tout cela est parfaitement bon. Car ce n’est pas la même chose d’agir selon son droit et d’agir parfaitement bien. Cultiver son champ selon son droit est une chose, et le cultiver parfaitement bien en est une autre. Et de même il y a de la différence entre se défendre, se conserver, porter un jugement conformément à son droit, et faire tout cela parfaitement bien. Donc le droit d’occuper le pouvoir et de prendre soin des affaires publiques ne doit pas être confondu avec le meilleur usage possible du pouvoir et le meilleur gouvernement. C’est pourquoi, ayant traité précédemment du droit de l’État en général, le moment est venu de traiter de la meilleure condition possible de chaque État en particulier.
Ce chapitre est à certains égards en rupture de tonalité avec les précédents. Il s’agissait jusqu’à présent de décrire l’État tel qu’il est, en partant de la « vérité effective de la chose », comme aurait dit Machiavel. Maintenant, il s’agit de définir ce que pourrait être le meilleur État, un État dont les lois seraient fondées sur la droite raison et qui pourtant ne serait pas une utopie ; ce sera l’objet exact des chapitres VI à XI dont précisément ce chapitre V annonce les principes généraux et la nécessité.

  1. La condition d’un État se détermine aisément par son rapport avec la fin générale de l’État qui est la paix et la sécurité de la vie. Par conséquent, le meilleur État, c’est celui où les hommes passent leur vie dans la concorde et où leurs droits ne reçoivent aucune atteinte. Aussi bien c’est un point certain que les séditions, les guerres, le mépris ou la violation des lois doivent être imputés moins à la méchanceté des sujets qu’à la mauvaise organisation du gouvernement. Les hommes ne naissent pas propres ou impropres à la condition sociale, ils le deviennent. Remarquez d’ailleurs que les passions naturelles des hommes sont les mêmes partout. Si donc le mal a plus d’empire dans tel État, s’il s’y commet plus d’actions coupables que dans un autre, cela tient très-certainement à ce que cet État n’a pas suffisamment pourvu à la concorde, à ce qu’il n’a pas institué des lois sages, et par suite à ce qu’il n’est pas entré en pleine possession du droit absolu de l’État. En effet, la condition d’une société où les causes de sédition n’ont pas été supprimées, où la guerre est continuellement à craindre, où enfin les lois sont fréquemment violées, une telle condition diffère peu de la condition naturelle où chacun mène une vie conforme à sa fantaisie et toujours grandement menacée.
La fin de l’État est définie : paix et sécurité, ce qui implique défense des droits des citoyens. De quels droits peut-il s’agir ? Non pas du droit de l’État mais du droit naturel de chaque individu. Ce paragraphe contient un développement très important qu’on peut expliciter ainsi :
Les maux des républiques ne sont pas dus aux vices des hommes mais aux défauts de la constitution politique.
Cette thèse est défendue ainsi :
1.   Le but du gouvernement est de maintenir la concorde et le respect des lois.
2.   Si la constitution est viciée (faute d’institutions prudentes ou de droit civil), alors éclatent les séditions et les guerres et les lois sont violées.
3.   Ces maux ne peuvent être expliqués par la « malice » des hommes. En effet :
·       Les hommes ne naissent pas citoyens, mais le deviennent (c’est la cité qui fait le citoyen).
·       Comme les hommes sont naturellement partout les mêmes, les différences entre cités ne peuvent donc tenir qu’aux différences entre leurs organisations politiques.
L’argument de Spinoza est double.
1.   Le premier, peu développé dit que « les hommes ne naissent pas citoyens mais le deviennent. » Ce qui peut s’entendre de deux façons : (1) l’état social n’est pas un état naturel. La qualité de citoyen s’acquiert en participant au « contrat social ». Donc la qualité de citoyen dépend de la qualité du contrat social. (2) On devient citoyen par l’éducation. Un mauvais gouvernement ne peut que former de mauvais citoyens.
2.   « Les passions naturelles » sont les mêmes en tout pays. En tant qu’être naturels, les hommes sont à peu près tous égaux. Leurs qualités et leurs défauts, leurs passions se retrouvent à peu près également réparties. Il ne peut pas y avoir plus d’ambitieux, de lâches, de braves, de téméraires, de généreux ou d’avares, dans un pays que dans un autre puisque ces affections dépendent, au fond, de la nature humaine. Ces affections ne peuvent donc pas être les causes des maux qui affectent une  particulière (ou alors il faudrait que les mêmes maux affectent en tous temps toutes les nations !) Par conséquent quand il se produit des séditions ou des troubles ou que la loi est violée, cela ne peut provenir que de l’organisation du gouvernement car c’est par cette organisation que les nations diffèrent les unes des autres.
Les institutions contribuent à la paix civile parce que :
1.   Ce sont elles qui régissent les rapports entre les individus qui composent une . Comme les affections naturelles des individus sont partout les mêmes, les institutions doivent combiner les rapports entre les individus de telles manières que certaines affections soient neutralisées ou que d'autres soient canalisées vers les buts communs. De bonnes institutions doivent combiner au mieux les qualités et les défauts des individus sans jamais pouvoir se fixer comme but de supprimer ces affections elles-mêmes qui sont naturelles.
2.   Les institutions sont à la fois le résultat et les garantes du droit civil. Le droit civil s’oppose au droit naturel. Il est l’expression des rapports qui se nouent entre les individus quand ils renoncent à l’état de nature pour accepter l’état civil déterminé par le contrat. Or ce droit civil fixe l’organisation du pouvoir et le pouvoir doit garantir le respect du droit. Si l’institution est trop faible pour garantir le respect du droit ou si elle permet à un groupe de méconnaître les droits d’un autre groupe, les troubles politiques s’en suivront.
3.   Pour Spinoza, les institutions aptes à garantir le droit civil sont des institutions justes qui garantissent l’exercice de la liberté au sein même de l’organisation politique. Ce sont donc dans l’idéal des institutions républicaines.
La phrase de Spinoza selon laquelle les hommes ne naissent pas citoyens mais le deviennent recèle pour nous une sorte de paradoxe.
Elle renvoie, d’une part, à la problématique de la nature et de la convention – schématiquement l’opposition entre la naturalité de cité, selon la thèse défendue par Aristote, et le caractère conventionnel du « contrat social » tel que le posent Hobbes, Spinoza ou Rousseau. Selon les contractualistes, l’homme devient citoyen parce que la constitution de la cité n’est pas naturelle, l’appartenance à la cité relevant d’un acte de volonté, alors que si on considère la cité comme une chose naturelle ou comme la fin naturelle de l’homme, l’homme doit donc être considéré comme citoyen de naissance. En vérité, cette opposition est beaucoup trop schématique et la phrase de Spinoza doit être interprétée essentiellement dans son contexte et non comme une prise de position générale et absolue.
En effet, que nous naissions citoyens, cela semble découler logiquement de cet acte conventionnel par excellence qu’est la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui dit que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. En France, le simple fait d’appartenir à l’espèce humaine garantit un certain nombre de droits et le simple fait d’être né de parents français ou en France de parents étrangers fait de chaque individu un citoyen en puissance et lui donne une qualité spéciale qui ne peut jamais lui être retirée. Ainsi, on pourra être privé de ses droits civiques (droit de vote, etc.) par suite d’une condamnation mais non point perdre ses droits nationaux.
Cette citoyenneté de naissance ne s’explique cependant complètement que dans la perspective d’un devenir citoyen. Les droits, dont tout membre de l’espèce humaine est titulaire, se comprennent comme les droits accordés à tout citoyen en puissance. Mais être en puissance ce n’est pas encore être en acte. Les potentialités doivent être actualisées. C'est pourquoi l’intégralité des droits de citoyens ne s’acquiert qu’avec l’âge : Majorité à 18 ans, possibilité d’être juré d’assises à 23 ans, éligibilité au Sénat à 35 ans ! C'est pourquoi l’instruction publique est considérée par tous les philosophes depuis Platon jusqu’à Hegel et Marx comme un des devoirs fondamentaux d’un bon gouvernement.
Devenir citoyen, c’est donc devenir ce qu’on est. Mais le propre de l’homme est que sa nature ne se manifeste pas spontanément, mais passe les relations sociales, par ce rapport double qui non seulement met chacun en relation avec ses contemporains, mais également en relation avec le passé par l’intermédiaire des contemporains. C’est précisément dans ce double processus que les institutions politiques jouent un rôle central. De bonnes institutions favorisent le développement de la citoyenneté. De mauvaises institutions, au contraire, découragent l’ardeur civique, rendent les citoyens craintifs. La corruption des gouvernements entraîne la corruption des peuples.
  1. Or, de même qu’il faut imputer à l’organisation de l’État les vices des sujets, leur goût pour l’extrême licence et leur esprit de révolte, de même c’est à la  de l’État, c’est à son droit pleinement exercé qu’il faut attribuer les vertus des sujets et leur attachement aux lois (comme cela résulte de l’article 15 du chapitre II). C’est pourquoi on a eu raison de regarder comme la marque d’un mérite supérieur chez Annibal qu’il n’y ait jamais eu dans son armée aucune sédition.
    Ce paragraphe est un simple prolongement du précédent qu’il éclaire par l’histoire (c’est-à-dire l’expérience).
  1. Un État où les sujets ne prennent pas les armes par ce seul motif que la crainte les paralyse, tout ce qu’on en peut dire, c’est qu’il n’a pas la guerre, mais non pas qu’il ait la paix. Car la paix, ce n’est pas l’absence de guerre ; c’est la  qui naît de la vigueur de l’âme, et la véritable obéissance (par l’article 19 du chapitre II) est une volonté constante d’exécuter tout ce qui doit être fait d’après la loi commune de l’État. Aussi bien une société où la paix n’a d’autre base que l’inertie des sujets, lesquels se laissent conduire comme un troupeau et ne sont exercés qu’à l’esclavage, ce n’est plus une société, c’est une solitude.
La stabilité de l’État ne peut être acquise ou conservée à n’importe quelle condition. Un État qui terrorise sa population (un État-Léviathan à la Hobbes) n’est pas un État pacifique, car la véritable paix civile demande le consentement éclairé des citoyens et donc leur puissance active. Spinoza refuse un État où le peuple se laisse mener comme un troupeau. C’est un article clairement anti-Hobbes, mais aussi, une nouvelle fois, un article « machiavélien ». Machiavel ne cesse de le redire, une république dans laquelle le peuple se laisse dominer sans protester est une république qui a perdu toute vitalité et se condamne à disparaître. C’est aussi un thème que l’on retrouve chez Rousseau. Un peuple peut être un peuple corrompu et quand il a perdu l’habitude et jusqu’au goût de la liberté, il ne peut plus redevenir libre que très difficilement, si toutefois il le peut ou s’il en a l’occasion. La liberté nécessite des institutions et des bonnes lois qui éduquent les citoyens. Ainsi : « il en est de la liberté comme de ces aliments solides et succulents, ou de ces vins généreux, propres à nourrir et fortifier les tempéraments robustes qui en ont l'habitude, mais qui accablent, ruinent et enivrent les faibles et délicats qui n'y sont point faits. Les peuples une fois accoutumés à des maîtres ne sont plus en état de s'en passer. S'ils tentent de secouer le joug, ils s'éloignent d'autant plus de la liberté que prenant pour elle une licence effrénée qui lui est opposée, leurs révolutions les livrent presque toujours à des séducteurs qui ne font qu'aggraver leurs chaînes.[1]
Pour Spinoza, un peuple d’esclaves n’est pas une société !


[1] Rousseau, Dédicace du Discours sur l’inégalité…
  1. Lors donc que je dis que le meilleur gouvernement est celui où les hommes passent leur vie dans la concorde, j’entends par là une vie humaine, une vie qui ne se définit point par la circulation du sang et autres fonctions communes à tous les animaux, mais avant tout par la véritable vie de l’âme, par la raison et la .
La vie humaine n’est donc pas la vie animale, la simple survie, c’est d’abord la vie de l’esprit et la puissance humaine (qui est aussi son droit) se définit d’abord par la puissance de l’esprit. D’où l’importance de la liberté de penser, de la liberté philosophique telle qu’est revendiquée d’ailleurs dans le Traité théologico-politique.
  1. Mais il faut remarquer qu’en parlant du gouvernement institué pour une telle fin, j’entends celui qu’une multitude libre a établi, et non celui qui a été imposé à une multitude par le droit de la guerre. Une multitude libre, en effet, est conduite par l’espérance plus que par la crainte ; une multitude subjuguée, au contraire, est conduite par la crainte plus que par l’espérance. Celle-là s’efforce de cultiver la vie, celle-ci ne cherche qu’à éviter la mort ; la première veut vivre pour elle-même, la seconde est contrainte de vivre pour le vainqueur ; c’est pourquoi nous disons de l’une qu’elle est libre et de l’autre qu’elle est esclave. Ainsi donc la fin du gouvernement, quand il tombe aux mains du vainqueur par le droit de la guerre, c’est de dominer et d’avoir des esclaves plutôt que des sujets. Et bien qu’il n’y ait entre le gouvernement institué par une multitude libre et celui qui est acquis par le droit de la guerre aucune différence essentielle, à considérer le droit de chacun d’une manière générale, cependant la fin que chacun d’eux se propose, comme nous l’avons déjà montré, et leurs moyens de conservation sont fort différents.
Comme Machiavel, Spinoza prend en compte la manière dont le gouvernement a été établi. Un gouvernement imposé par le droit de guerre ne peut être véritablement un bon gouvernement, il porte en lui toutes les marques de la servitude. On pourrait ajouter qu’il en va nécessairement ainsi quelles que soient les intentions des vainqueurs : on n’exporte pas la liberté à la pointe de la baïonnette, ainsi que l’expérience l’atteste largement (guerres contre-révolutionnaires en France, contre les Jacobins qui voulaient s’en tenir strictement aux guerres défensives, invasion bolchévik de la Pologne en 1919, etc.).
Si l’État vraiment libre est celui qui est institué par la multitude elle-même, il en découle que l’essence même de tout état est la démocratie. C’est ce que disait le Traité théologico-politique et qui paraît avoir disparu dans le Traité politique où la démocratie n’apparaît que dans le XIe chapitre inachevé alors que des développements substantiels sont consacrés à la monarchie et à l’aristocratie.
  1. Quels sont, pour un prince animé de la seule passion de dominer, les moyens de conserver et d’affermir son gouvernement ? c’est ce qu’a montré fort au long le très-pénétrant Machiavel ; mais à quelle fin a-t-il écrit son livre ? voilà ce qui ne se montre pas assez clairement ; s’il a eu un but honnête, comme on doit le croire d’un homme sage, il a voulu apparemment faire voir quelle est l’imprudence de ceux qui s’efforcent de supprimer un tyran, alors qu’il est impossible de supprimer les causes qui ont fait le tyran, ces causes elles-mêmes devenant d’autant plus puissantes qu’on donne au tyran de plus grands motifs d’avoir peur. C’est là ce qui arrive quand une multitude prétend faire un exemple et se réjouit d’un régicide comme d’une bonne action. Machiavel a peut-être voulu montrer combien une multitude libre doit se donner de garde de confier exclusivement son salut à un seul homme, lequel, à moins d’être plein de vanité et de se croire capable de plaire à tout le monde, doit redouter chaque jour des embûches, ce qui l’oblige de veiller sans cesse à sa propre sécurité et d’être plus occupé à tendre des pièges à la multitude qu’à prendre soin de ses intérêts. J’incline d’autant plus à interpréter ainsi la pensée de cet habile homme qu’il a toujours été pour la liberté et a donné sur les moyens de la défendre des conseils très-salutaires.
Ce dernier paragraphe est consacré à la défense de Machiavel, le très pénétrant florentin. Il s’agit ici de défendre Le Prince, ouvrage qui a valu à Machiavel sa mauvaise réputation. Comme le fera plus tard Rousseau, Spinoza défend en Machiavel le républicain dont Le Prince montre combien il est dangereux de donner tout pouvoir à un seul homme (ce que confirme l’ouvrage qui fait pendant à cet opuscule célèbre, les Discours sur la première décade de Tite-Live, dont le républicanisme est absolument indiscutable.
Le rapport, la rencontre Spinoza/Machiavel est aujourd’hui bien documentée, notamment dans la philosophie italienne. Le Traité politique qui représente bien ce qu’on pourrait appeler le « moment machiavélien » de Spinoza.
Dans le chapitre I, l’opposition entre les « chimères » ou « l’île d’Utopie » d’un côté, et, de l’autre côté, la science qui part de la connaissance de la véritable nature humaine ne peut pas ne pas nous faire penser au chapitre XV du Prince quand Machiavel exige qu’on laisse les choses imaginées pour aller à la vérité effective.
Spinoza poursuit en opposant les « politiques » aux fabricants d’utopies (I, §2)On ne peut pas montrer plus clairement que Spinoza s’inscrit bien dans le « moment machiavélien » dont les révolutions anglaises et américaines constituent les puissants prolongements historiques. Mais le « machiavélisme » de Spinoza doit être éclairé. Il y a deux aspects différents à discuter :
-           L’influence directe ou indirecte que Machiavel a eue sur Spinoza ;
-           Les rapports entre ces deux philosophies indépendamment du fait que premier ait ou non influencé le second.
Bref, il est nécessaire de distinguer les convergences objectives et les influences subjectives.
Il y a un aspect explicite du rapport Machiavel/Spinoza, celui que l’on peut trouver dans le Traité politique. Le chapitre I, comme on l’a vu, contient de nombreuses formules qui « sonnent » à la manière de Machiavel.  Critique de l’utopie des philosophes et des théoriciens et leur inaptitude à gouverner mais aussi et surtout exaltation de la sagesse des politiques qui se basent sur l’expérience à l’opposé des discours moralisateurs. Il ne faut cependant pas surestimer cette référence dont Alexandre Matheron a montré qu’elle renvoyait plus aux « machiavéliens ordinaires » qu’à Machiavel lui-même. On pourrait même faire de Francis Bacon le véritable inspirateur de cet appel à une politique expérimentale. Mais la suite du Traité politique montre clairement que Spinoza ne s’en tient pas aux « machiavéliens ordinaires » mais fait des références précises à l’œuvre de Machiavel, ainsi qu’on a eu l’occasion de le souligner au cours de cette lecture.
Paolo Cristofolini, dans l’étude qu’il consacre au « très pénétrant Florentin » s’intéresse plus précisément aux deux passages du Traité politique ou Machiavel est cité explicitement : « le très pénétrant Machiavel » (TP,V,§7) et « le très perspicace Florentin » (TP,X,§1), deux passages dont l’importance pour la compréhension de la pensée politique de Spinoza est soulignée par le fait qu’ils ont été coupés dans l’édition hollandaise des œuvres posthumes 1677 ! Selon Cristofolini, le plus important est le premier de ces deux extraits, explicitement consacré aux enseignements du Prince : « Spinoza ne se limite pas aux conseils de Machiavel contre le tyrannicide et contre la tyrannie : plus fondamentalement, à l’intérieur de cet ensemble de problèmes, il élabore une véritable philosophie de la peur. Les souverains sont à craindre s’ils sont apeurés. Un peuple qui fait peur à qui le gouverne le conduit à des comportements féroces ; et, par la converse, un tyran féroce a tout à craindre non seulement du peuple, mais aussi de qui l’approche de près. La peur est un monstre qui se reproduit et qui, étant puissant, est conduit à avoir peur, fait peur. Des exemples à pleines mains, puisés dans l’historiographie de la Rome Impériale, conduisent Machiavel, et avec lui Spinoza, à mettre en lumière le thème de la peur, non dans l’acception en fin de compte positive qu’elle finit par assumer chez Hobbes – chez qui de la peur de la mort violente sort le renoncement à la guerre de tous contre tous, donc le contrat, donc la civilité et l’État – mais dans celle toute négative de qui (à la différence de Hobbes) a à cœur avant tout la liberté et voit dans le peur le principal obstacle pour celle-ci.
Cristofolini fait également remarquer que Spinoza accepte l’un des maximes les plus controversées du Prince, celle qui concerne le droit et même le devoir pour le prince de ne pas tenir sa parole : « Un engagement par lequel on a promis de façon purement verbale de faire telle ou telle chose dont on pouvait s’abstenir de par son droit ou inversement, ne demeure valable qu’aussi longtemps que la volonté de celui qui s’est engagé ne varie pas. Celui, en effet, qui a le pouvoir de se délier d’un engagement, n’a pas en réalité cédé de son droit ; il n’a donné que des mots. »
Cristofolini montre ensuite les convergences qui existent quant à la conception d’une république populaire libre, objectif commun de Machiavel, « homme très sage » et Spinoza. Il est utile de citer ici l’explication que, dans le V,§7, Spinoza donne des apparents paradoxes de Machiavel, républicain qui expose les moyens pour un prince de gouverner la multitude. L’expression de « multitude libre » est frappante. Pour Spinoza, la multitude, ce sont les hommes soumis à leurs passions et la liberté est au contraire l’action guidée par la raison. Mais précisément, dans l’État bien organisé, la multitude peut agir ou être obligée d’agir comme si elle était guidée par la raison. Cristofolini explique ainsi ce paradoxe apparent de la liberté d’une multitude soumise aux passions, selon Spinoza, ou généralement cupide et changeante, selon Machiavel : « La seule explication réside dans le cercle vertueux que le Traité Théologico-politique a institué entre la liberté des institutions et la liberté des citoyens. Comme les Hébreux pendant l’esclavage en Égypte ne pouvaient pas être libres d’esprit et étaient soumis aux fantasmes de l’imagination, à cause, précisément, de leur état d’esclaves, de même pour Spinoza, celui qui vit dans une République libre et en goûte les avantages est naturellement induit, bien que demeurant sujet aux passions, à la défendre. La  contre la fureur de la citation de Pétrarque qui clôt le Prince trouve sa correspondance dans la vie libre des citoyens d’Amsterdam, évoquée à la conclusion du Traité théologico-politique»
Il est donc assez clair que la convergence des pensées de Machiavel et Spinoza n’est nullement contingente et ne peut pas être mise au compte de stratégies interprétatives intéressées mais découle bien d’une influence du premier sur le deuxième ou plutôt d’une intégration de la réflexion machiavélienne dans l’entreprise philosophique de Spinoza et ce sur la base d’une lecture assez systématique du « très perspicace Florentin ». 

dimanche 2 juin 2013

Commentaire du Traité Politique de Spinoza (IV)

Chapitre IV

 1 - Nous avons traité au chapitre précédent du droit des pouvoirs souverains, lequel est déterminé par leur puissance, et nous avons vu que ce qui le constitue essentiellement, c’est qu’il y ait en quelque sorte une âme de l’État qui dirige tous les citoyens ; d’où il suit qu’au souverain seul il appartient de décider ce qui est bon ou mauvais, ce qui est juste ou injuste, en d’autres termes, ce qu’il convient à tous et à chacun de faire ou de ne pas faire. C’est donc au souverain seul de faire les lois, et, quand il s’élève une difficulté à leur sujet, de les interpréter pour chaque cas particulier et de décider si le cas donné est conforme ou non conforme à la loi (voyez les articles 3, 4, 5 du précédent chapitre) ; c’est encore à lui de faire la guerre ou de poser les conditions de la paix, de les offrir ou d’accepter celles qui sont offertes. (Voyez les articles 12 et 13 du même chapitre.)Ce premier paragraphe rappelle les prérogatives du pouvoir souverain – sachant que celles-ci découlent tout simplement de sa puissance : il fait les lois parce que lui seul, par sa puissance peut les imposer.

  1. Or tous ces objets, ainsi que les moyens d’exécution nécessaires étant choses qui regardent le corps entier de l’État, c’est-à-dire la république, il s’ensuit que la république dépend entièrement de la seule direction de celui qui a le souverain pouvoir. Et par conséquent, à celui-là seul appartient le droit de juger des actes de chacun, d’exiger de chacun la raison de ses actes, de frapper d’une peine les délinquants, de trancher les différends qui s’élèvent entre citoyens, ou de les faire régler à sa place par des hommes habiles dans la connaissance des lois, puis d’employer et de disposer toutes les choses nécessaires à la guerre et à la paix, comme de fonder et de fortifier des villes, d’engager des soldats, de distribuer des emplois militaires, de donner des ordres pour tout ce qui doit être fait, d’envoyer et de recevoir des ambassadeurs en vue de la paix, d’exiger enfin des contributions d’argent pour ces différents objets.
On peut résumer ceci par : « la république est une et indivisible », ainsi que l’indique la constitution française. Il est intéressant de noter que Spinoza procède à une énumération des pouvoirs de l’État – énumération qui, en creux, définit ce qui n’est pas du pouvoir de l’État. Justice, police, défense et politique étrangère : voilà ce qui définit l’État (on remarque évidemment que la religion ne figure pas dans cette liste!).
  1. Ainsi donc puisqu’il n’appartient qu’au seul souverain de traiter les affaires publiques, ou de choisir pour cela des agents appropriés, il s’ensuit que c’est aspirer à être le maître de l’État que d’entreprendre quelque affaire publique à l’insu de l’assemblée suprême, alors même qu’on croirait agir pour le bien de l’État.
Conséquence : les affaires publiques sont le monopole de l’État et personne ne peut s’y substituer – par exemple, il n’est pas possible qu’une justice privée vienne se substituer à la justice de l’État, ni que des organisations plus ou moins clandestines s’arrogent le droit de défendre l’ordre à la place des organismes dûment mandatés pour cela. Spinoza est ici un strict défenseur de ce que l’on appelle « État de droit ».
  1. Mais il y a ici une question qu’on a coutume de poser : le souverain est-il soumis aux lois ? peut-il pécher ? Je réponds que les mots de loi et de péché n’ayant point seulement rapport à la condition sociale, mais aussi aux règles communes qui gouvernent toutes les choses naturelles et particulièrement aux règles de la raison, on ne peut pas dire d’une manière absolue que l’État ne soit astreint à aucune loi et qu’il ne puisse pas pécher. Si, en effet, l’État n’était astreint à aucune loi, à aucune règle, pas même à celles sans lesquelles l’État cesserait d’être l’État, alors l’État dont nous parlons ne serait plus une réalité, mais une chimère. L’État pèche donc quand il fait ou quand il souffre des actes qui peuvent être cause de sa ruine, et, dans ce cas, en disant qu’il pèche, nous parlons dans le même sens où les philosophes et les médecins disent que la nature pèche ; d’où il suit qu’on peut dire à ce point de vue que l’État pèche quand il agit contre les règles de la raison. Nous savons, en effet (par l’article 7 du chapitre précédent), que l’État est d’autant plus son maître qu’il agit davantage selon la raison ; lors donc qu’il agit contre la raison, il se manque à lui-même, il pèche. Et tout cela pourra être mieux compris, si nous considérons que lorsqu’il est dit que chacun peut faire d’une chose qui lui appartient tout ce qu’il veut, ce pouvoir doit être défini, non par la seule puissance de l’agent, mais encore par l’aptitude du patient lui-même. Quand j’affirme, par exemple, que j’ai le droit de faire de cette table tout ce que je veux, assurément je n’entends pas que j’aie le droit de faire que cette table se mette à brouter l’herbe. De même donc, bien que nous disions que les hommes dans l’ordre social ne s’appartiennent pas à eux-mêmes, mais appartiennent à l’État, nous n’entendons pas pour cela que les hommes perdent la nature humaine et en prennent une autre, ni par conséquent que l’État ait le droit de faire que les hommes aient des ailes, ou, ce qui est la même chose, qu’ils voient avec respect ce qui excite leur risée ou leur dégoût ; mais nous entendons qu’il existe un ensemble de circonstances, lesquelles étant posées, il en résulte pour les hommes des sentiments de respect et de crainte à l’égard de l’État ; lesquelles au contraire étant supprimées, la crainte et le respect s’évanouissent et l’État lui-même n’est plus. Par conséquent, l’État, pour s’appartenir à lui-même, est tenu de conserver les causes de crainte et de respect ; autrement il cesse d’être l’État. Car que le chef de l’État coure, ivre et nu, avec des prostituées, à travers les places publiques, qu’il fasse l’histrion, ou qu’il méprise ouvertement les lois que lui-même a établies, il est aussi impossible que, faisant tout cela, il conserve la majesté du pouvoir, qu’il est impossible d’être en même temps et de ne pas être. Ajoutez que faire mourir, spolier les citoyens, ravir les vierges et autres actions semblables, tout cela change la crainte en indignation et par conséquent l’état social en état d’hostilité.
Nous voici au cœur du chapitre IV : est-ce que l’État lui-même est soumis aux lois ? Spinoza parl e du pouvoir souverain et des membres qui l’exercent à titre individuel, évidemment. Logiquement, celui qui fait les lois ne leur est pas soumis. C’est une question classique qui est posée à tous les théoriciens du contrat social : si la loi ne dépend que des conventions acceptées par tous, aucune loi n’est immuable et la république n’est même pas soumise à sa propre constitution qu’elle peut modifier à sa guise. Il semble pourtant que les républiques aient tendance à sacraliser plus ou moins la constitution et, en tout cas, s’empêchent de la modifier au gré des circonstances. On donne souvent l’exemple de la Constitution des USA qui semble aussi intangible que les tables de la loi de Moïse. La Cour Suprême est là pour veiller à ce que les autorités ne s’engagent pas dans une voie qui pervertirait progressivement les lois voulues par les « pères fondateurs ». En France, le Conseil constitutionnel et en Allemagne la cour de Karlsruhe semblent assumer la même fonction. Dans la réalité, les choses sont assez différentes. La Constitution américaine a été amendée 27 fois et pas sur des points de détails : le premier amendement instaure la liberté religieuse, la liberté de pensée et la liberté d’expression. Le deuxième amendement fait du port d’arme un droit constitutionnel. Le treizième amendement (1865) abolit l’esclavage. En France, la constitution de la Ve République a été révisée à plusieurs reprises et le rythme des révisions s’est accéléré avec la multiplication des traités européens. La pratique montrerait donc que le pouvoir souverain n’est pas tenu d’obéir aux lois : il peut les modifier ou les abroger, en promulguer de nouvelles quand cela lui semble nécessaire. Voilà précisément ce qui le définit comme pouvoir souverain et que rappelle le paragraphe suivant.
Il reste que le pouvoir souverain comme toute chose dans la nature suit les lois de la nature, auxquelles bien évidemment il ne peut déroger. Et donc «  on ne peut pas dire d’une manière absolue que l’État ne soit astreint à aucune loi et qu’il ne puisse pas pécher ». Ainsi l’État pèche quand il agit contre la raison, quand il exige des citoyens des choses impossibles, quand il prétend transformer la nature des choses ou quand son comportement suscite l’indignation ou le mépris, soit que les gouvernants aient un comportement qui provoque le scandale, soit qu’ils oppriment les citoyens (ici Spinoza reprend purement et simplement Machiavel). Si l’État pèche contre la raison, il se détruit lui-même et perd sa puissance qui est son droit.
  1. Nous voyons donc en quel sens nous pouvons dire que l’État est astreint aux lois et qu’il peut pécher. Mais si par loi nous entendons le droit civil, ou ce qui peut être revendiqué au nom de ce même droit civil, et par péché ce qui est défendu en  du droit civil ; si, en d’autres termes, les mots de loi et de péché sont entendus dans leur sens ordinaire, nous n’avons plus alors aucune raison de dire que l’État soit soumis aux lois, ni qu’il puisse pécher. En effet, si l’État est tenu de maintenir dans son propre intérêt certaines règles, certaines causes de crainte et de respect, ce n’est pas en  des droits civils, mais en  du droit naturel, puisque (d’après l’article précédent) rien de tout cela ne peut être revendiqué au nom du droit civil, mais seulement par le droit de la guerre ; de sorte que l’État n’est soumis à ces règles que dans le même sens où un homme, dans la condition naturelle, est tenu, afin d’être son maître et de ne pas être son ennemi, de prendre garde de se tuer lui-même. Or ce n’est point là l’obéissance, mais la liberté de la nature humaine. Quant aux droits civils, ils dépendent du seul décret de l’État, et l’État par conséquent n’est tenu, pour rester libre, que d’agir à son gré, et non pas au gré d’un autre ; rien ne l’oblige de trouver quoi que ce soit bon ou mauvais que ce qu’il décide lui être bon ou mauvais à lui-même. D’où il suit qu’il a non seulement le droit de se conserver, de faire les lois et de les interpréter, mais aussi le droit de les abroger et de faire grâce à un accusé quelconque dans la plénitude de son pouvoir.
Spinoza précise ici qu’être soumis aux lois de la nature – c’est-à-dire à la loi de sa propre conservation – ce n’est pas à proprement parler obéissance, c’est être pleinement libre, Hobbes oppose droit de nature (la liberté naturelle) et loi de nature (loi de notre conservation qui restreint notre liberté et nous conduit à transférer notre droit au pouvoir souverain). Pour Spinoza, cette opposition n’a pas de sens. Agir en vue de sa conservation, de l’augmentation de sa propre puissance d’agir, c’est suivre la raison et c’est cela être libre. Ce qui est vrai pour l’individu est vrai de l’État : en suivant la raison, en s’astreignant à ne pas susciter l’indignation de la multitude, le pouvoir d’État œuvre au renforcement de sa puissance, alors que le pouvoir tyrannique, en état de guerre contre son propre peuple, prépare sa destruction. C’est précisément dans ces conditions que le pouvoir souverain peut être véritablement souverain : «  il a non seulement le droit de se conserver, de faire les lois et de les interpréter, mais aussi le droit de les abroger et de faire grâce à un accusé quelconque dans la plénitude de son pouvoir. »
6. Quant aux contrats ou aux lois par lesquelles la multitude transfère son droit propre aux mains d’une assemblée ou d’un homme, il n’est pas douteux qu’on ne doive les violer, quand il y va du salut commun ; mais dans quel cas le salut commun demande-t-il qu’on viole les lois ou qu’on les observe ? c’est une question que nul particulier n’a le droit de résoudre (par l’article 3 du présent chapitre) ; ce droit n’appartient qu’à celui qui tient le pouvoir et qui seul est l’interprète des lois. Ajoutez que nul particulier ne peut à bon droit revendiquer ces lois, d’où il suit qu’elles n’obligent pas celui qui tient le pouvoir. Que si, toutefois, elles sont d’une telle nature qu’on ne puisse les violer sans énerver du même coup la force de l’État, c’est-à-dire sans substituer l’indignation à la crainte dans le cœur de la plupart des citoyens, dès lors par le fait de leur violation l’État est dissous, le contrat cesse et le droit de la guerre remplace le droit civil. Ainsi donc, celui qui tient le pouvoir n’est tenu d’observer les conditions du contrat social qu’au même sens où un homme dans la condition naturelle, pour ne pas être son propre ennemi, est tenu de prendre garde à ne pas se donner la mort, ainsi que je l’ai expliqué dans l’article précédent.
Ce dernier paragraphe ouvre la possibilité d’un état d’exception. Le pouvoir souverain peut violer la loi quand la nécessité l’y contraint. La constitution française prévoit (article 16) la suspension temporaire de l’ordre constitutionnel, les pleins pouvoirs étant alors confiés au président de la république. C’est la reprise, sous une autre forme, de l’institution romaine de la dictature qui confiait pour trois ou six tous les pouvoirs à un seul homme quand il s’agissait du salut de la patrie – Cincinnatus fut l’exemple de cette dictature vertueuse (en 458 ac. et – 439 ac.). Spinoza estime que celui qui tient le pouvoir n’est pas tenu par les lois et que cela suffit à légitimer la possibilité de l’état d’exception. Carl Schmitt (célèbre philosophe du droit allemand) définit même ainsi le pouvoir étatique : celui qui décide l’état d’exception.
Cependant, comme toujours, Spinoza fait valoir le contrepoint : si cet état d’exception est institué sans raison – autres que les ambitions des dirigeants – et s’il provoque l’indignation qui conduit à la dissolution de l’État et à la guerre civile, il n’est plus à proprement parler au droit du souverain.

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