dimanche 8 décembre 2013

La statue de Giordani Bruno

La statue de Giordano Bruno

Le 17 février 1600, sur la place du « Campo de’ fiori » à Rome, l’hérétique Giordano Bruno, enfermé depuis 1592, torturé, refusant de se repentir, était livré aux flammes par la « sainte inquisition ». Le « Campo de’ fiori » est situé à deux pas de la fameuse Piazza Navona où Romains et touristes se pressent de nos jours. Le 9 juin 1889, le dimanche de la Pentecôte, une foule de milliers de personnes (cinq mille selon la presse catholique, vingt-cinq mille selon les organisateurs !) assistait à l’inauguration du monument à Giordano Bruno. Édifié à l’initiative d’un comité de libre-penseur, de francs-maçons et de militants libéraux et laïques, soutenu par le président du conseil Francesco Crispi (1819-1901), ce monument est une statue en bronze, conçue par Ettore Ferrari, par ailleurs franc-maçon anticlérical et député libéral très radical, qui représente Bruno dans son habit de dominicain. Une inscription sur le socle de la statue : « A BRUNO - IL SECOLO DA LUI DIVINATO - QUI DOVE IL ROGO ARSE » (« à Bruno – Le siècle par lui deviné – là même où le bûcher l’a brûlé »).

L’inauguration a lieu au terme d’une manifestation où marchent en tête les garibaldiens en nombre réduit ; vient ensuite l’Université de Rome avec le recteur et les professeurs, les représentants des universités étrangères, la municipalité et les associations de Nola, les loges maçonniques au grand complet, des représentants des différentes régions, des associations d’agriculteurs et d’artisans, des sociétés de secours mutuel, des représentants de la Chambre des députés. L’orateur officiel de la cérémonie était Giovanni Bovio, personnage de la gauche méridionale, juriste, républicain, député depuis 1876 et franc-maçon. L’évènement reçoit le patronage de nombreuses personnalités internationales de relief : Victor Hugo, Ernest Renan, Herbert Spencer, Ernst Haeckel, George Ibsen. En Italie, c’est la crème du monde intellectuel qui apporte son soutien, avec des personnalités aussi bien de gauche que de droite : de Felice Cavallotti, journaliste, pamphlétaire, républicain convaincu, ancien du corps des partisans de Garibaldi, fondateur du Parti Radical dont il représente l’extrême gauche, à Marco Minghetti, libéral, homme de droite, plusieurs fois ministre, et à Silvio Spaventa, libéral, monarchiste et frère du grand philosophe italien Bernardo Spaventa, l’introducteur de Hegel en Italie et le maître de Labriola et Croce.
La réaction de l’Église est violente. Le pape Léon XIII avait même menacé de quitter Rome si le monument était dévoilé : il passe la journée du 9 juin prostré au pied de la statue de saint Pierre. Les festivités qui, pendant trois jours, suivent l’inauguration de la statue sont qualifiées d’ « orgie satanique ». En Bruno, l’Église voit l’incarnation de cette modernité haïe et combattue. La Civiltà cattolica qualifie l’évènement de triomphe « des rabbins de la synagogue, des archimandrites de la franc-maçonnerie et des chefs de parti du  démagogique ». Le Campo de’ Fiori est rebaptisé « Campo maledetto ».
L’importance culturelle et politique de cet hommage à Bruno est montrée dans le petit livre d’Anna Foa [FOA, 1998]. La figure d’un saint martyr laïque emblématique d’une authentique culture italienne, indépendante de l’Église, s’inscrit dans le mouvement du Risorgimento. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, toute une littérature fleurit à la gloire de Bruno. Le 16 février 1900, c’est Antonio Labriola – ami d’Engels et le véritable père du « marxisme » italien – qui commémore le bûcher de Bruno dans l’atrium de l’Université car aucune salle n’était assez grande pour contenir la foule des professeurs et des étudiants. Se constitue un véritable réseau de cercles culturels ou maçonniques, dédiés à Bruno, en Émilie et à Rome, mais aussi en Amérique du Nord. Bruno apparaît comme un véritable « saint laïque ».
Pourtant, Bruno avait été longtemps bien oublié. Les philosophes français des Lumières n’y font pas référence, à l’exception de Diderot qui y fait quelques allusions dans l’Encyclopédie. Leibniz reprend à Bruno la monade. C’est le XIXe siècle allemand qui le redécouvre avec Jacobi, Schelling et Hegel. Jacobi, dans ses lettres sur Spinoza, fait un parallèle entre ce dernier et Bruno à partir de l’exposé du De la causa, principio et uno et ouvre ainsi la querelle du panthéisme. Schelling écrit en 1802 Bruno ou du principe naturel et divin des choses. C’est en Allemagne que seront publiées, pour la première fois, les œuvres italiennes. Les œuvres latines verront le jour à Naples entre 1879 et 1881. En 1906-1907, Giovanni Gentile publie les œuvres italiennes, une édition qui fera longtemps autorité.

Le philosophe errant

Filippo Bruno est né à Nola, dans le vice-royaume de Naples, en janvier ou février 1548, d’un soldat, Giovanni Bruno et de Fraulisa Savolino. Il passe toute son enfance à Nola où il reçoit un enseignement élémentaire. De sa ville natale, il gardera toujours la nostalgie et se désignera lui-même comme « le Nolain ».

Naples

Vers 1562, il se rend à Naples pour y poursuivre ses études. Il suit les leçons de dialectique de Giovan Vincenzo Colle, dit « il Sarnese ».
Originaire de Sarno, petite ville proche de Salerne, « il Sarnese » est un averroïste, c’est-à-dire un de ces philosophes qui, à partir du début du XIIIe siècle, ont lu et développé la pensée d’Averroès (1126-1198) dont les commentaires sur les ouvrages d’Aristote ont été traduits en latin par Michel Scot, un philosophe écossais qui a vécu à Tolède. L’averroïsme, défendu principalement par Siger de Brabant (1240-1284) et par Jean de Jandun (1280-1328) – qui sera le collègue de Marsile de Padoue à l’université de Paris dans les années 1320 – a été condamné à plusieurs reprises par les autorités ecclésiastiques. Albert le Grand et Thomas d’Aquin mènent l’offensive contre la doctrine d’un intellect agent unique, commun à tous les hommes. Mais c’est l’évêque de Paris, Étienne Tempier, en 1270 et en 1277 condamne solennellement les thèses des averroïstes, comme contraires à la fois catholique. Les trois points les plus importants de cette condamnation sont les suivants :
1.       L'idée que Dieu agit toujours selon une nécessité interne de son essence qui est en contradiction avec les dogmes de la Création, de la Providence et de la liberté humaine ; l’idée que Dieu agit selon la nécessité de son essence se retrouvera chez Bruno et chez Spinoza.
2.       L'éternité des seules espèces au détriment des individus périssables ;
3.       L’union de l'âme avec l'Intellect, agent divin, et son retour en lui après la mort.
Mais cette condamnation, qui s’accompagne d’ailleurs de la condamnation de certaines thèses aristotéliciennes défendues par Thomas d’Aquin, ne parviendra pas à enrayer l’influence de l’averroïsme dans le monde catholique.
Michele Ciliberto n’insiste pas du tout sur l’averroïsme du Sarnese, mais note pourtant que Bruno a certainement reçu de cet enseignement « une orientation radicalement anti-humaniste et anti-philologique qui aura pesé de manière structurelle tant sur ses positions philosophiques que sur celles de caractère linguistique » (Ciliberto, 2005, 8).
Parallèlement, Bruno suit un enseignement de logique auprès de l’augustinien Teofilo da Vairano, un maître qui le marquera et dont il parlera encore avec reconnaissance en 1581 avec le bibliothécaire de Saint Victor, à Paris, Guillaume Cotin, à qui « il dit le principal maître qu’il ait eu en philosophie... être augustin. » Reste à savoir quelle a été l’influence réelle de ce maître, dans la mesure où Giordano Bruno n’a pas jamais eu d’attrait particulier pour la théologie au sens strict.
C’est encore à Naples que Bruno, à travers les écrits de Pietro Ravennate (1448-1508) commence à s’intéresser à la thématique de la mémoire qui deviendra vite essentielle dans toute sa réflexion philosophique.[1]
En 1565, le 15 juin, Bruno entre comme novice chez les Dominicains de San Domenico Maggiore et prend le nom de Giordano. Cette entrée est relativement tardive – il a dix-sept ans – et elle semble d’autant plus curieuse que Bruno a déjà formé sa pensée dans des directions qui l’éloignent de la doctrine catholique. Comme il le racontera plus tard à ses juges de Venise (1592), il a déjà plus que des doutes sur la nature divine du Christ et sur la question du mystère de la Sainte Trinité. On pourrait rattacher l’orientation religieuse de Bruno à l’arianisme et, en tout cas, l’anti-trinitarisme est « lié au noyau originaire de sa philosophie » (Ciliberto, 2005, 9).
Dans les positions à la fois philosophiques et théologiques que Bruno mûrit à cette époque, l’influence la plus importante est certainement celle d’Érasme dont il semble connaître l’œuvre de manière très étendue. Les citations des textes d’Érasme se retrouvent dans tous les écrits de Bruno. « Érasme fut dans tous les sens du terme le vrai maître de Bruno. » (Ciliberti, 2005, 11) C’est précisément cette influence érasmienne qui lui vaut d’être mis en accusation une première fois entre 1566 et 1567.
En 1576, un second procès lu est intenté par le Provincial des Dominicains qui l’accuse de suivre l’hérésie d’Arius. Il quitte alors Naples et rompt ses vœux.

Rome

 Bruno s’enfuit à Rome où il loge au couvent de Santa Maria sopra la Minerva en février 1576. Il reste peu de temps dans cette ville : non seulement les accusations d’hérésie le rattrapent, mais encore il est accusé d’avoir jeté dans le Tibre un frère qui l’accusait ou que Bruno lui-même soupçonnait de l’avoir dénoncé à l’inquisition. L’épisode reste très obscur. Ciliberto pense que l’accusation est sans fondement, pour d’autres auteurs rien ne permet de trancher. Toujours est-il que Bruno quitte Rome en mars.

Errance dans l’Italie du Nord

En avril 1576, le Nolain arrive à Gênes puis à Noli où il reprend son nom de Filippo et enseigne la grammaire et l’astronomie. Il quitte Noli en 1577 pour rejoindre Turin, puis Venise où il fait imprimer un opuscule aujourd’hui perdu, De’ segni de’ tempi. À Padoue, des frères dominicains le convainquent de reprendre l’habit. Après une halte à Bergame puis à Brescia, il quitte l’Italie en 1578 et se dirige vers Lyon en passant par Milan et la Savoie.

Genève

Bruno passe l’hiver 1578 au couvent des dominicains de Chambéry. Là il est averti de l’hostilité qui trouvera dans la région de Lyon et décide de rendre à Genève où il est amicalement accueilli par Gian Galeazzo Caracciolo, marquis de Vico[2], qui avait fondé à Genève, en 1552, une  évangélique. Genève est alors la grande cité calviniste. En 1536, la Réforme a été définitivement adoptée après que la messe catholique a été interdite. En 1541, Genève est devenue une République dont la constitution est rédigée par Calvin. Théodore de Bèze a succédé à Calvin L’expérience genevoise de Bruno va avoir une grande influence sur la vie et les idées de Bruno. S’il est accusé d’hérésie par l’Église de Rome, il sera encore en plus mauvais termes avec les églises réformées tant calvinistes que luthériennes.
Délaissant une nouvelle fois l’habit des dominicains, Bruno devient correcteur d’imprimerie. Il est inscrit à l’Académie. Il adhère formellement à la religion calviniste, ce que l’on sait d’après les registres de l’église calviniste italienne de Genève.  Mais Bruno ne fera jamais mention de cette conversion – qui, vue de l’Église catholique, apparaîtrait comme une apostasie. Lors de son procès, il déclarera au contraire qu’il avait refusé de professer la religion calviniste. Quoi qu’il en soit, s’il était demeuré à Genève, Bruno n’aurait pas pu éviter la profession de foi calviniste. Mais dès le mois d’août, un procès lui est intenté pour avoir diffamé le titulaire de la chaire de philosophie, Anthoyne de la Faye en faisant imprimant une liste de vingt erreurs qui se seraient trouvées dans une seule de ses leçons. Bruno est mis en prison. Il a non seulement mis en cause un professeur mais encore mis en cause le consistoire – l’organe chargé de la direction des affaires religieuses – deux actes gravissimes dans cette république qui méconnaît encore plus la liberté de parole que l’Église de Rome. Il est sommé de se rétracter et de détruire le libelle incriminé. Il plie et se rétracte. À peine sorti de prison, il quitte Genève et retourne en France.

De Toulouse à Paris

Après un passage par Lyon, Bruno se retrouve, en octobre 1580, à Toulouse où il y a une université renommée. Il commence par des leçons publiques sur la Sphère de Giovanni di Sacrobosco[3].  Très vite, il sera à un poste de lecteur ordinaire en philosophie et pendant près de deux ans il enseigne à l’université de Toulouse le De anima d’Aristote et d’autres textes. Il semble qu’il ait également composé pendant cette période un traité de la mémoire d’inspiration lullienne[4], demeuré inédit et perdu depuis, intitulé Clavis magna.
À la fin de 1581, les troubles des guerres de religion le poussent à Paris où Bruno va continuer d’enseigner et de donner des leçons publiques de philosophie aristotélicienne.  Il atteint vite une telle réputation que le roi Henri III l’appelle à la cour, poussé par le désir de savoir si sa prodigieuse mémoire tenait de la nature ou des arts (magiques) de la mémoire.
Ce premier séjour parisien est particulièrement productif. Bruno publie trois œuvres qui dessinent les motifs essentiels de sa réflexion philosophique à venir. Tout d’abord, une œuvre latine, De Umbris idearum, « De l’ombre des idées », auquel il ajoute l’Ars memoriae dédié au roi de France. Henri III accepte la dédicace et nomme Bruno « lecteur extraordinaire », ce qui le fait entrer dans le groupe des « lecteurs royaux » qui peuvent polémiquer contre le conformisme de la Sorbonne aristotélicienne. Pour Ciliberto, le De Umbris est un texte capital, c’est le livre archétypal de la philosophie brunienne. « Comme dans un premier mouvement musical, y sont réunies les cellules originaires de sa recherche destinées à être reprises et développées une par une dans les dialogues italiens comme dans les œuvres latines. » (Ciliberto, 2005, 15)
Les ombres des idées forment un thème d’origine platonicienne : les choses sensibles sont les projections des idées et les images et simulacres sont les ombres de ces projections. Le thème platonicien est courant dans la philosophie de la Renaissance. Marsile Ficin (1433-1499) a été un des grands humanistes qui a contribué à remettre en lumière la pensée de Platon, laquelle sera souvent utilisée par opposition à Aristote. Du reste, Bruno explicitement ou implicitement se réfère souvent à Marsile. Les « doctes » d’Oxford lui reprocheront d’ailleurs de plagier Marsile. Pour comprendre sa philosophie, Bruno affirme qu’il faut « être versé dans la métaphysique et dans les doctrines des Platoniciens ».
De Umbris est divisé en deux parties. La première partie analyse les idées en rapport aux ombres et en elles-mêmes. La deuxième partie développe un art de la mémoire. Le plus intéressant, du point de vue spéculatif, est contenu dans la première partie. Les « trente intentions » forment une résumé des principes philosophiques bruniens. Dans la première, s’appuyant sur la tradition vétérotestamentaire, Bruno affirme à la fois la nécessité et la difficulté pour l’homme de se tenir sur le terrain de la vérité :
« Le plus sage des Hébreux, présentant la perfection de l’homme et la conquête de la chose la meilleure qu’il puisse obtenir dans ce monde fait dire ainsi à son amie : “Je me suis assise à l’ombre de celui que j’avais désiré“ (Cantique des cantiques, 2,3). Notre nature n’est pas si grande qu’elle puisse habiter, selon sa capacité, le champ même de la vérité. “L’homme vivant est vanité, seulement vanité“ (Qoelet, 1, 2). Et ce qui est vrai et bon est la première et unique chose. En outre, comme pourrait-il se faire que ce dont l’être n’est pas proprement vrai et dont l’essence n’est pas proprement vérité, ait en lui-même efficacité et acte de vérité ? Pour cela, il lui suffit et c’est même beaucoup qu’il siège à l’ombre du bien et du vrai. Je ne dis pas à l’ombre du vrai et du bien naturel et rationnel (ainsi en fait on dirait mal et faussement), mais métaphysique, idéal et supra-substantiel ; d’où est rendue participante du vrai et du bien, selon sa faculté, l’âme qui, même si elle ne le possède tant qu’elle en soit l’image, toutefois elle est à son image; alors la transparence, qui est l’âme elle-même, délimitée par l’opacité qui est le corps lui-même, expérimente dans l’esprit de l’homme quelque chose de l’image, jusqu’à ce qu’elle s’approche d’elle ; mais dans les sens internes et dans la raison, dans lesquels nous nous dirigeons dans notre vie animale, elle expérimente l’ombre elle-même. »
L’homme ne peut pas habiter le champ même de la vérité, cela signifie qu’il ne peut jamais la connaître directement – ou encore qu’il ne peut pas regarder Dieu en face. En même, il lui faut bien avoir accès à la vérité d’une certaine manière : il ne possède pas l’image du vrai mais se tient dans son ombre. Entre la lumière de l’esprit et l’opacité du corps, nous expérimentons quelque chose du vrai, son ombre. Nos idées sont l’ombre de l’idée éternelle et elles ne peuvent être saisies par la pensée qu’à partir de notre humaine condition, « notre vie animale », qui nécessite qu’elles revêtent une forme sensible.
Bruno oppose ombre et ténèbres. Les ténèbres sont l’ignorance alors que l’ombre n’est que la trace des ténèbres dans la lumière ou la trace de la lumière dans les ténèbres (Seconde intention). L’ombre est la médiation en quoi se résume le travail de la connaissance humaine. La lumière est dans la substance, elle n’émane que de la substance, et c’est elle qui éclaire les choses singulières et fait qu’il y a de la beauté en toutes choses. La beauté du monde se manifeste dans sa variété infinie. La science est donc en même temps la science de l’un (de la substance) et celle des choses singulières. « Dans le De Umbris s’ouvre donc nettement la route qui mène à la conception brunienne de la plénitude de la vie, exprimée de manière extraordinaire par exemple dans le Spaccio. » (Ciliberto, 2005, 16)
La même année 1582, Bruno compose une comédie, Il Candelaio/Le chandelier, écrite en italien vulgaire, qui lui permet d’exprimer ses critiques morales et sociales sur la société de son époque, tout en développant à nouveau certains des thèmes fondamentaux de sa philosophie. Ainsi dans la dédicace « à la Signora Morgana B. », écrit-il :
« Le temps enlève tout et donne tout ; toute chose se transforme et aucune ne s’annihile. Un seul ne peut se transformer, un seul est éternel et peut éternellement persévérer, un, semblable et même. Avec cette philosophie, l’âme s’agrandit en moi et en moi se magnifie l’intellect. Cependant, quel que soit le point de cette soirée que j’attends, si le changement est vrai, moi qui suis dans la nuit, j’attends le jour et ceux qui sont dans le jour attendent la nuit ; tout ce qui est, ou est ici ou là,  proche ou lointain, maintenant ou après, tout de suite ou plus tard. » (Cand. ,7)
La vicissitude universelle de la lumière et de l’ombre, de l’ignorance et de la science affleure dans cette œuvre, tout comme la conception brunienne de l’être et de l’apparaître.
C’est donc à Paris que Bruno élabore les grandes lignes de sa philosophie sur le plan le plus spéculatif. C’est aussi pour lui l’occasion de gagner une première reconnaissance et ce au plus haut niveau.

Londres

En avril 1583, muni de lettres de recommandation du roi Henri III à l’intention de l’ambassadeur de France, Michel de Castelnau, Bruno gagne Londres où il séjournera le plus souvent à l’ambassade de France. N a vul voir dans ce nouveau voyage l’accomplissement d’une mission que le roi aurait donnée au Nolain. Mais c’est une hypothèse gratuite : plus vraisemblablement, Bruno quitte Paris en raison des tensions croissantes entre catholiques et protestants – c’est ainsi qu’il le justifie lui-même lors de son procès. Il est vrai que la présence à la Cour d’un homme qui avait rompu avec l’Église catholique, s’était converti au calvinisme, même si c’était pour un bref laps de temps, et continuait de professer des idées pour le moins peu orthodoxes, aurait pu embarrasser Henri III soumis à la pression de la « Ligue » qui regroupait les catholiques les plus intransigeants.
Ce séjour anglais sera la période la plus féconde de la vie philosophique de Bruno. C’est au cours de ce séjour qu’il écrit ses chefs-d’œuvre : La Cena de le ceneri, le De la causa, principio et unoSpaccio della bestia trionfante,
Introduit à la Cour, il fréquente la reine Élisabeth et lui dédicace son traité De la causa, principio et uno. Il est même soupçonné d’être un espion, recruté par le secrétaire d’État d’Élisabeth, Walsingham et il aurait rédigé des rapports sur l’activité clandestine des catholiques favorables à la reine d’Écosse, Marie Stuart. Son activité aurait même permis l’arrestation et la décapitation des chefs conspirateurs catholiques. Mais cette hypothèse lancée par l’historien John Bossy n’est pas établie et il se pourrait bien que Bossy ait attribué à Bruno l’activité d’un autre agent de l’ambassade.
En juin, a lieu sa première visite à Oxford. Il est dans la suite du prince polonais, Albert Laski. C’est pour Bruno la première confrontation avec l’un des principaux théologiens puritains, John Underhill. Cette rencontre est évoquée de manière acerbe dans la Cena de le ceneri :
« Tels sont les fruits que produit l’Angleterre ; vous aurez beau chercher, vous n’y trouverez plus de nos jours, que des docteurs en grammaire. Heureuse patrie, actuellement placée sous le signe du pédantisme obstiné et de l’ignorance prétentieuse, mêlés à une grossièreté rustaude qui ferait franchir à Job les limites de sa patience ! Si vous en doutez, allez à Oxford et faites-vous raconter ce qui arriva au Nolain lors de son débat public avec certains docteurs en théologie, devant le prince polonais Alasco [Laski] et divers nobles anglais. Faites-vous dire l’ignorance qu’on opposait à ses arguments, et la faiblesse de poulet dont fit preuve à quinze reprises, devant quinze syllogismes, ce pauvre docteur que sa qualité de coryphée de l’Académie nous avait fait donner pour adversaire en cette grave occasion. Faites-vous raconter la grossièreté et le manque de courtoisie de ce porc, face à la patience d’un homme qui montrait bien sa qualité de Napolitain, né et élevé sous un ciel plus aimable. » (2002, 100)
Retourné à Londres, il réunit trois écrits pour les publier ensemble : Ars reminiscendiExplicatio triginta sigillorum, Sigillus sigillorum.
En août 1583, Bruno envoie une lettre au vice-chancelier de l’université d’Oxford pour solliciter une charge d’enseignement. Il se présente lui-même comme « docte dans une théologie mieux élaborée et professeur d’une science plus pure » ; il souligne son amour de tous les hommes sans distinctions de classe, de race, de sexe et sa préférence pour ceux qui, dans les relations sociales, se montrent les plus civils et les plus fidèles. Il s’en prend aux puritains qui au nom de textes bibliques méchamment interprétés font passer la folie pour la sagesse et l’ignorance pour la sapience. Défendant la vraisemblance de ses positions, il affirme implicitement ne pas détenir l’absolue vérité. Commentant cette lettre, Ciliberto écrit :
« Au-delà du ton, c’est un texte très élaboré, dans lequel s’intriquent positivement fermeté et flexibilité, disponibilité pour la discussion et précision des limites dans lesquelles elle doit être conduite – tant sur le plan du mérite que sur celui de la méthode. Nous sommes donc très loin des intonations utilisées par Bruno, peu de distance de là, dans la Cena, quand, au thème de la vraisemblance, il substituera, de manière dominante, celle du caractère absolu, dans son camp, de la philosophie du Nolain. » (Ciliberto, 2005, 32)
Bruno commence donc en août 1583 une série de leçons sur « l’immortalité de l’âme » et sur la « quintuple sphère ». Mais très vite, il doit l’interrompre et quitter définitivement Oxford. Bruno est accusé de plagiat (notamment de Copernic et de Marsile Ficin) et chassé. Il est vrai que Bruno avait l’habitude d’insérer dans ses propres œuvres des extraits des autres auteurs mais les réorganisait à sa manière en fonction de ses propres exigences spéculatives. Selon Ciliberto, l’accusation de plagiat est donc infondée.
Bruno retourne donc à Londres et s’installe, « comme gentilhomme », à l’ambassade de France. L’année 1584 sera une année éminemment productive. En peu de temps sont publiées quelques-unes des œuvres majeures du Nolain : La Cena de le ceneriDe la causa, principio et unoDe Infinito Universo e Mondi, lo Spaccio della bestia trionfante.
La Cena de le ceneri est à la fois un témoignage polémique des rapports de Bruno avec les docteurs d’Oxford et une œuvre où sont esquissés les thèmes et les problématiques qui seront reprises dans les ouvrages ultérieurs. On y trouve les principaux titres de gloire du Nolain : sa cosmographie, l’infinitude de l’univers, le nombre infini de mondes … Si Bruno a quelques précurseurs – on citera ici Nicolas de Cues et sa Docte Ignorance – il propose dans ce texte une double révolution. D’une part, contre le monde aristotélicien et ptolémaïque, il prend la défense de Copernic et de sa thèse selon laquelle le Soleil est le centre du monde et du même coup de sa thèse du mouvement de la terre. Mais il ne s’en tient pas à Copernic et lui oppose finalement la conception d’un univers infini radicalement décentré dans lequel, pour reprendre une expression que l’on trouve déjà chez le Cusain, « le centre du monde coïncide avec la circonférence » (Cues, 2011, 200). Mais au-delà de la cosmographie, Bruno commence à mettre en avant une conception de la réalité comme principe de la Vie comme autoproduction infinie de la vie et comme infinie production de formes finies innombrables dans un éternel mouvement de composition et de décomposition. Ces thèses qui définissent la place de Bruno dans l’histoire de la philosophie – on ne peut s’empêcher de penser à Bruno quand on lit Spinoza – constituent la matière du De Infinito et du De causa.
Lo Spaccio de la bestia trionfante tient une place un peu particulière : c’est une œuvre essentiellement consacrée au développement des conceptions morales et juridiques du Bruno. Sous la forme littéraire d’une assemblée des dieux, qui, à la demande de Jupiter, doivent réformer les cieux, Bruno développe une  qui prend pour cible les religions existantes et peut-être encore plus les Protestants que l’Église catholique. Bien comprendre cette œuvre nécessite de revenir au contexte philosophique et religieux et notamment à la polémique entre Érasme et Luther, polémique dans laquelle Bruno est bien plus proche d’Érasme que de Luther.
En 1585, Bruno publie la Cabala del Cavallo Pegaseo, et De gli Eroici FuroriLe premier de ces ouvrages est un complément au Spaccio. Cet ouvrage prend appui sur la tradition cabaliste en vogue à l’époque (selon cette tradition, la kabbale juive contiendra sous une forme ésotérique les vérités du christianisme). C’est à partir de certains ouvrages de cette tradition que Bruno fait de l’âne le symbole de la sagesse. Les références indirectes à Socrate et à la « docte ignorance » du Cusain sont évidentes.
Dans De gli Eroici Furori , le terme de fureur doit être entendu au sens de folie – cette folie qu’est l’Éros selon Platon et cette folie dont Érasme avait fait l’éloge. La folie est héroïque, car le héros, comme Éros, est un demi-dieu, un intermédiaire. Les fureurs héroïques sont donc la tendance mystique propre à l’homme qui a compris certaines réalités en s’assimilant à Dieu et ici, évidemment, on pensera à l’amour intellectuel de Dieu de la partie V de L’Éthique de Spinoza. Comme Dieu est dans chaque chose – il est la réalité elle-même, « deus sive natura » dira Spinoza – il peut sembler évident de s’assimiler à Dieu ! Mais précisément, cette vérité échappe au vulgaire. Il s’agit pour le héros « furieux » de parvenir à la pleine connaissance.

Retour à Paris

En octobre, il rentre en France à la suite de Castelnau. En France, le climat religieux et politique se dégrade. En juillet 1585, Henri III a été contraint de révoquer l’édit de pacification avec les protestants ; en septembre de la même année, le pape Sixte V a publié la bulle d’excommunication d’Henri de Navarre (le seul héritier du trône de France quand Henri III mourra). Bruno est tenté de rentrer dans les rangs de l’Église catholique – comme il avait déjà essayé de le faire à Toulouse. Tentative vaine.
Il écrit Arbor philosophorum, un ouvrage aujourd’hui disparu. En 1586, il publie un exposé mnémotechnique de la philosophie d’Aristote (Figuratio Aristotelici Physici Auditus). Entame une polémique avec le géomètre salernitain Fabrizio Mordente, inventeur d’un « compas différentiel ». Polémique philosophique et scientifique – Bruno reproche à son adversaire de rester un géomètre qui ne conçoit l’univers que comme une mécanique. Polémique politique aussi : Bruno était plutôt du côté des conciliateurs qui ne voyaient pas d’un mauvais œil Henri de Navarre, alors que Mordante s’est ralliée au duc de Guise. Les 28 et 29 mai se tient un débat public au collège de Cambray où Bruno attaque Aristote, provoquant de nombreuses réaction négatives. Bruno sent qu’il n’a plus beaucoup d’appuis et se prépare à quitter Paris.

Allemagne

En juin 1586, il quitte Paris pour l’Allemagne. Il passe à Mayence et Wiesbaden puis s’inscrit à l’Université de Marbourg où on lui interdit bientôt de professer. Le 20 août il s’inscrit à l’Université de Wittenberg où pendant deux ans il va enseigner en commentant l’Organon d’Aristote.
En 1587, il écrit plusieurs ouvrages consacrés à la logique, à Lulle : la trilogie des « lampadi ». Il tient un cours privé consacré à la pseudo-aristotélicienne Rhétorique à Alexandre. En 1588, il écrit un commentaire des œuvres d’Aristote : Libri physicorum Aristotelis explanati dans lequel sont exposés les huit livres de la physique.
À Wittenberg, il est pleinement intégré au corps de l’Université et saura gré à ses collègues de leur accueil. Il prononce avant son départ un Oratio valedictoria qui loue leur sagesse, leur urbanité, leur modération. Cette oraison défend la liberté philosophique.

Prague

Le 8 mars, il quitte Wittenberg pour Prague. La cause de ce départ, selon Bruno, est la part prépondérante que les calvinistes ont prise sur les luthériens. Il écrit un commentaire de l'Ars Magna de Lulle et dédie au roi Rodolphe II les Articuli adversus mathematicos dans lesquels il critique la conception mécaniste de la nature. Polémiquant contre les tendances du « siècle », il défend la tolérance.

Helmstedt

À l’automne 1588, il quitte Prague pour Helmstedt où il s’inscrit à l’Academia Julia (13 janvier 1589). Le 1er juillet de la même année, il prononce l’Oratorio Consolatoria à l’occasion de la mort du fondateur de l’Académie, Jules de Braunschweig. À l’été il est excommunié par les luthériens. Bruno affirme que ce sont seulement des motifs privés qui expliquent cette excommunication. Il rédige les ouvrages dits « magiques » (De Magia,…).
Du 10 au 13 avril 1590, il débat avec le Docteur Heidenreich. Il quitte l’université.

Francfort

En juin 1590, il part pour Francfort pour faire imprimer sa trilogie. Mais le 2 juillet, le Sénat de la ville ordonne son expulsion. Il y demeure cependant et publie ses trois poèmes latins : De triplici minimo et mensura ad trium speculativarum scientarum et multarum activarum artium principia libri V ; De Monade numero et figura liber consequens quinque de Minimo magno ; De innumerabilibus, immenso et infigurabilii, seu de universo et mundis libri octo. Ces trois œuvres écrites en langue savante et non plus en langue vernaculaire proposent de nouvelles percées philosophiques, les plus importantes depuis les œuvres anglaises. Contre les géomètres, il défend l’existence d’un minimum. Si le minimum n’existe pas, rien n’existe, soutient-il. Ce minimum est triple : du point de vue métaphysique, c’est la monade ou substance la plus simple, le principe métaphysique de la réalité, du point de vue physique c’est l’atome – et ici la filiation avec l’atomisme antique est clairement revendiquée – et du point de vue géométrique, c’est le point.

Zürich

En février 1591, Bruno quitte Francfort pour Zürich. Il y enseigne, notamment à R. Egli qui publiera ses leçons (partiellement en 1595 et en totalité en 1609). Il reçoit une lettre d’invitation d’un patricien vénitien, Giovanni Mocenigo. Selon d’autres auteurs, c’est à la foire du livre de Francfort que lui serait parvenue, par l’intermédiaire d’un libraire vénitien, l’invitation de Mocenigo.

Venise

En août il arrive à Venise à l’invitation de Mocenigo qui le fait venir pour qu’il lui enseigne l’art de la mémoire et de l’invention. On s’interroge sur la témérité de ce retour en Italie, qui pourrait apparaître presque comme un acte suicidaire.
Selon Gentile, il a peut-être aussi été attiré par la perspective d’obtenir une chaire de mathématique à l’université de Padoue où il se rend avant d’aller à Venise chez Mocenigo. À Padoue, il compose les Praelectiones geometricae et L’Ars deformationum. Il donne aussi des cours privés pour des étudiants allemands. Puis il retourne à Venise pour l’hiver.
Mais on ne doit pas oublier que Bruno n’a pas perdu l’espoir de trouver un modus vivendi avec l’Église romaine, d’autant qu’après ses démêlés avec les calvinistes et les luthériens, il est maintenant excommunié par toutes les églises. Mais il ne faut pas en rester aux considérations d’opportunité pratique. Si, tout compte fait, Bruno préfère encore l’Église catholique, c’est pour une raison de fond, exposée dans le Spaccio, par exemple : il s’agit du point délicat du rapport entre foi et œuvres. La conception brunienne de la liberté conduit naturellement à l’idée que les œuvres permettent à l’homme de se sauver et non pas uniquement la foi ainsi que l’assurent les Protestants. Bruno a souvent insisté sur la « pédanterie » et « l’asinité » des réformés. Il comptait sur l’élection du nouveau pape, Clément VIII, pour que s’installe un nouveau climat intellectuel dans l’Église.
À ces considérations, Ciliberto en ajoute une autre, de caractère très singulier, mais qui n’est pas moins importante :
« Autrefois, Bruno se pensait lui-même comme un Mercure envoyé par les dieux pour porter la lumière après des siècles de ténèbres. (…) Ici réside, à y bien regarder, le noyau de vérité caché dans les dépositions tant de Mocenigo que de ses compagnons de captivité, lesquels témoignent qu’il voulait se faire « capitaine », qu’il voulait instituer une « nouvelle secte de giordanistes », comme si, en somme, il espérait pour lui-même une grande destinée. » (Ciliberto, 2005, 263)
En tout cas, Bruno s’installe chez Mocenigo en mars 1592. Il demande à Mocenigo l’autorisation de se rendre à Francfort pour y faire publier certains de ses livres. Mocenigo, mécontent des leçons de Bruno – et sans doute de l’attitude de Bruno – le dénonce à l’Inquisition le 23 mars 1592. Il est accusé d’hérésie.

Le procès

Première phase : à Venise

L’accusation de Mocenigo est basée sur trois dénonciations écrites (23, 25 et 29 mai). Mocenigo affirme que Bruno considère la transsubstantiation du pain en chair comme une grande bêtise de l’Église catholique ; il se dit ennemi de la Messe et aucune religion ne lui plaît ; le Christ était mauvais et qu’il se livrait à la mauvaise action de séduire les peuples ; Bruno ne reconnaissait aucune distinction de Dieu en trois personnes et affirmait que l’univers est infini et qu’il y a une infinité de mondes. Dans la lettre du 25, Mocenigo charge encore un peu plus la barque en dénonçant les positions politiques de Bruno, favorable à Henri de Navarre.
Arrêté et incarcéré le 23 mai, Bruno subit les premiers interrogatoires du 26 mai au 23 juin. Il reconnaît ses doutes sur les questions théologiques mais se défend en soutenant qu’il a toujours voulu parler en philosophe et non en théologien : l’Église admettait une certaine liberté philosophique tant que le philosophe ne se mêlait pas de la doctrine religieuse. Finalement, le 30 juillet Bruno se repent et demande « humblement pardon pour toutes les erreurs commises ».
Il faut s’arrêter un moment sur cette ligne de défense qui permettait d’ouvrir la voie à un compromis avec Rome. La durée exceptionnelle du procès, les hésitations de Clément VIII – dont Bruno attendait beaucoup – montrent que ce compromis n’était pas impossible à atteindre. Bruno était un partisan de la doctrine averroïste de la « double vérité » : même avec la foi, on peut atteindre la vérité, même s’il s’agit d’une vérité incomplète, une vérité de second ordre destinée au vulgaire par opposition à la vérité philosophique accessible seulement à une petite minorité. Bruno admettait d’ailleurs la nécessité de la religion pour le grand nombre et il était plus prêt à faire des concessions à l’Église catholique qu’à toute autre secte chrétienne. On l’a vu, il s’était heurté aux calvinistes genevois, puis aux puritains anglais et enfin aux luthériens. L’expulsion de la bête triomphante est un pamphlet antireligieux qui vise autant sinon plus les protestants que les catholiques. Comme le dit Diego Fusaro, « é evidente che Giordano Bruno rientra pienamente nell' aristocraticismo intellettuale propugnato da Averroè. E' ovvio che questo per i giudici dell' inquisizione non bastava per salvarlo, ma in fin dei conti poteva essere un buon punto di partenza per una sorta di trattativa. »
Par ailleurs l’Inquisition en Italie, et notamment l’Inquisition romaine, est assez différente de l’Inquisition espagnole ; la longueur même du procès de Bruno atteste qu’il ne manquait sans doute pas d’appuis au sein même de l’Église.
Les inquisiteurs de Venise envoient un compte-rendu de l’interrogatoire à l’Inquisition romaine qui demande l’extradition de Bruno. Il faut souligner qu’il s’agit d’une procédure tout à fait exceptionnelle : Venise est une république indépendante et la juridiction pontificale doit ménager l’autorité de la Sérénissime. La demande de l’Inquisition romaine parvient à Venise le 12 septembre. Elle est transmise aux autorités de la ville le 17 septembre et de nombreuses tractations entre Venise et Rome ont lieu jusqu’à la fin de l’année.

Transfert à Rome

Le 9 janvier la république de Venise accède à la demande de Rome. Bruno est transféré à Rome du 19 au 27 février 1593. Le procès est suspendu.
Pendant l’été de nouveaux chefs d’accusation s’ajoutent suite aux dépositions d’un codétenu de Bruno. De nouveaux interrogatoires commencent à la fin de l’année où Bruno adopte la même ligne de défense.
Entre janvier et mars 1594, de nouvelles déclarations des témoins aggravent les charges contre Bruno. À Venise le témoignage de Mocenigo n’avait pas été entièrement pris en compte puisque celui-ci était le seul témoin (testus unus, testis nullus) ; mais maintenant toutes accusations de Mocenigo selon lesquelles Bruno n’avait aucune religion, niait les dogmes catholiques et développait en philosophie des positions contraires à la foi sont reprises en amplifiées même si les nouveaux témoignages sont souvent beaucoup plus vagues que ceux du patricien vénitien. L’Inquisition procède à un examen détaillé des livres de Bruno.
La suite du procès est retardée par l’incarcération au Saint-Office de Rome de Tommaso Campanella, Francesco Pucci et Cola Antonio Stigliola.
Le 20 décembre, Bruno présente un mémoire (aujourd’hui perdu) pour sa défense.

Reprise du procès

Le 18 septembre 1596, le Saint-Office, sur la base de l’examen des œuvres de Bruno, y détermine les éléments d’hérésie. Le 18 décembre, l’interrogatoire de l’accusé reprend.
Le 24 mars 1597, on invite Bruno à renoncer à sa théorie de l’infini et de la multiplicité des mondes. Il est soumis à un interrogatoire stricte, c’est-à-dire, vraisemblablement à la torture. Bruno répond à ses accusateurs.
Du 13 avril au 29 décembre 1598, le procès est suspendu, le pape Clément VIII étant absent de Rome.
Le 12 janvier 1599, à l’instigation du cardinal Bellarmin – celui-là même qui instruira le procès de Galilée – on contraint Bruno d’abjurer huit propositions hérétiques. Il se déclare d’abord prêt à abjurer sans condition. Mais le 18 février, il adresse un autre mémoire au Saint-Office. Le 5 avril, par écrit, il remet en question l’abjuration de certaines propositions. Le 9 septembre, l’application de la torture est décidée. Clément VIII s’y oppose et exige de l’accusé une abjuration sans condition. Le 10 septembre Bruno se déclare prêt à abjurer, mais le 16 septembre il envoie un nouveau mémoire au Pape et revient sur son projet d’abjuration. Le 17 novembre est prononcée la sentence qui condamnait Bruno comme hérétique impénitent. Le 21 décembre, à la suite d’une visite du Saint Office, il refuse toute abjuration.
Le 20 janvier 1600, Clément VIII ordonne que l’accusé considéré comme hérétique soit remis au bras séculier – l’Église n’exécute pas elle-même les hérétiques pour ne pas se « salir », tartufferie catholique oblige. Le 8 février, chez le cardinal Madruzzi on lit à Bruno sa sentence. Bruno écoute la sentence à genoux, puis il se lève et prononce la phrase restée célèbre : « vous tremblez plus vous qui prononcez cette sentence que moi qui l’écoute ».
Le 17 février il monte sur le bûcher dressé au Campo de’ Fiori. Un observateur, très hostile à Bruno raconte : « sur le point de mourir, alors qu’on lui présentait l’image du Sauveur, il la refusa avec un visage torve et méprisant. »

Bruno, Campanella, Vanini  et Galilée

Le procès de Giordano Bruno n’est pas un événement anecdotique. Il va être l’emblème même qui résumera symboliquement ce qu’est devenu Bruno, héros de la libre pensée. Pourtant, on devra se garder de prendre pour vérité indiscutable cette image dont nous avons montré les conditions historiques et politiques au début de ce travail.
Les procès en hérésie, intentés à des philosophes sont fort nombreux au Moyen Âge et à la Renaissance. Relativement rares cependant sont ceux qui se terminent par le bûcher. Tant que l’affaire peut se régler entre « clercs » dans une langue inconnue du vulgaire, on se contente souvent de déclarer hérétiques les propositions de tel ou tel philosophe sans pourtant lui administrer d’autre sanction. Les hérétiques doivent être sévèrement châtiés dès lors que la question politique est en cause. Les Cathares seront traités impitoyablement parce que leur hérésie était une hérésie de masse et qu’elle mettait en cause le pouvoir royal et pontifical. Il en ira de même avec les Templiers qui pourtant ne professaient aucune proposition hérétique, mais dont le roi de France convoitait le trésor… L’Inquisition espagnole se déchaînera d’abord pour extirper toute influence mauresque et juive. Ce sont des raisons politiques internes à Florence qui conduisent Savonarole au bûcher, à quoi s’ajoutent ses attaques virulentes contre la corruption de la papauté sous le règne d’Alexandre Borgia. La réforme protestante, les guerres de religion et la contre-réforme catholique donnent à l’Inquisition sa violence destructrice maximale dont les procès en sorcellerie – la « chasse aux sorcières » resteront tristement célèbres.
Pratiquement contemporain de Bruno, Tommaso Campanella, né en 1568, en Calabre, passera la plus grande partie de sa vie en prison. Son premier procès a lieu en 1591, un an avant celui de Bruno. Dominicain comme Bruno, il est condamné pour hérésie en raison des thèses de sa Philosophia sensibus demonstrata, ouvrage d’inspiration naturaliste. Libéré sous condition, il voyage en Italie et rencontre Galilée à Padoue. En 1598, il rejoint son couvent de Calabre, mais il est à nouveau arrêté, transféré à Naples où il subit la torture avant d’être condamné pour hérésie en 1602. C’est en prison qu’il publie un utopie de type platonicien, La Città del Sole. Libéré en 1626, il est à nouveau arrêté à Rome où il est emprisonné jusqu’en 1629. Il finira ses jours en France en 1634.
Vanini (né en 1585) fût brûlé à Toulouse en 1619 pour blasphème. Il avait suivi un itinéraire géographiquement et intellectuellement proche de celui de Bruno. Né près de Lecce, dans les Pouilles, il suit ses études à Rome, à Naples et enfin à Padoue. Il voyage en Suisse, en France, en Hollande et Angleterre. En 1612, il abjure la foi catholique, mais il est incarcéré en Angleterre pendant quarante-neuf jours pour avoir attaqué l’Église anglicane. De retour à Lecce, il revient au catholicisme puis retourne en France. Après avoir été autorisé, l’un de ses livres est jeté aux flammes. Il se réfugie à Toulouse et y fréquente des libertins. Mais le parlement de Toulouse s’inquiète de son influence sur la jeunesse et y voit un trouble à l’ordre public. Arrêté en 1618, sa défense, basée sur la stratégie brunienne de la dissimulation, est si habile que l’Inquisition a bien du mal à prouver qu’il est hérétique. Finalement il est convaincu de blasphème, impiété, , sorcellerie et corruption de mœurs. Condamné à avoir la langue coupée, à être étranglé puis brûlé le 9 février 1619 sur la place du Salin, le hurlement de Vanini fut, de mémoire de Toulousain, le plus horrible.
Mais c’est surtout aux procès de Galilée qu’il faut comparer celui de Bruno. D’abord parce que les enjeux semblent les mêmes : comme Bruno, Galilée défend les thèses de Copernic et affirme que l’Univers est infini et que la Terre se meut. Parmi les accusateurs, on retrouve le cardinal Bellarmin, jésuite cultivé et retors dont les arguments seront recyclés par le positivisme moderne. Mais l’issue des deux procès est très différente. Bruno refuse d’abjurer et finit brûlé ; Galilée abjure (« eppur si muove ! ») et termine sans vie sous surveillance sans ce que cela l’empêche réellement de poursuivre ses recherches qui se diffuseront très rapidement dans toute l’Europe savante.
Diego Fusaro[5] donne une explication à ces issues si différentes.
« Galilée a été souvent critiqué parce que, pour sauver sa peau, il a pour ainsi dire fait marche arrière, en renonçant à ses théories. En réalité, c’est une question de fond : la différence des attitudes de ces deux intellectuels, Giordano Bruno et Galilée naît non seulement de la différence de leurs caractères mais aussi du contexte des intérêts de l’un et l’autre. Galilée est un scientifique plus qu’un philosophe : ceci est significatif parce que la philosophie peut avoir besoin de martyres parce que, en quelque manière, elle est une vérité subjective, qui est vécue, elle n’est pas un fait purement théorique ; elle n’est pas la vérité mathématique, irréfutable et solide. Dit en d’autres termes : de Galilée, nous nous rappelons malgré sa figure, mais si Bruno avait abjuré, il aurait eu beaucoup moins d’importance dans l’histoire de la pensée. Ce n’est pas par hasard si ces personnages « martyres », comme Socrate, Anaxagore, sont tous des personnages pour lesquels le témoignage qu’ils ont donné est devenu un élément de leur philosophie : Socrate avait bien raison en son temps de dire qu’il ne pouvait pas faire « marche arrière » parce que cela aurait été comme nier tout ce qu’il avait soutenu sa vie entière. Inversement, Galilée a également eu raison de dire le contraire, tant est que l’on raconte que, à la sortie du tribunal où il avait signé le document d’abjuration, il a frappé la terre du pied en disant « et pourtant elle tourne », ce qui est comme dire : « Moi, j’ai signé ce document, je suis sauf et je peux poursuivre mes recherches, et cependant le vérité que j’ai soutenue continue d’être vraie : la terre continue de se mouvoir même si j’ai fait ce choix ! » En un certain sens, Galilée a bien fait d’agir ainsi parce ses vérités ont émergé, nonobstant la condamnation et, en outre, il a découvert de nouvelles vérités qu’il n’aurait pas pu découvrir s’il avait été conduit sur le bûcher. Ceci n’aurait certainement pas été valable pour Socrate ou pour Bruno ; il est devenu un symbole de la liberté de penser, un symbole étrange devrait-on ajouter, en ce que l’on a souvent fait de lui un héros laïque, ce qui est vrai jusqu’à un certain point : il est vrai qu’il est allé contre l’Église, cependant, ensuite, le contenu de sa philosophie est tout sauf laïque. De manière semblable à Socrate, Bruno préféra terminer sa propre existence sur un mode héroïque et cohérent plutôt que de renier ses idéaux et mener une vie qui aurait perdu sa signification : « J’ai lutté, c’est beaucoup : j’ai cru pouvoir vaincre (mais au membre est refusée la force de l’âme), et le sort et la nature réprimèrent la recherche et les efforts. C’est déjà quelque chose que de l’avoir essayé, puisque vaincre est dans les mains du destin. Pour ce qui me concerne, j’ai fait le possible, ce qu’aucune des générations à venir ne pourra me nier, tout ce qu’un vainqueur pouvait mettre de lui-même : n’avoir pas  craint la mort, n’avoir pas cédé avec un visage ferme à rien de semblable, avoir préféré une mort courageuse à une vie sans beauté. » (De monade, numero et figura).
Cette explication des réactions différentes des principaux acteurs doit cependant être complétée. Si révolutionnaire qu’elle soit, la physique de Galilée pouvait être intégrée à la foi catholique et plus généralement chrétienne. Quelques décennies après la mort de Galilée, toute l’Europe savante savait que la vérité était de son côté sans que la foi soit ruinée. Descartes, défenseur de Galilée, rangera dans ses tiroirs son traité Du Monde. Mais sa physique est « galiléenne » et ne l’empêche pas de rester un fils dévoué de l’Église catholique. Galilée lui-même était un bon chrétien et non un rebelle. Avec Bruno, il en va autrement : sa physique aurait pu être acceptée par l’Église – moyennant les précautions de langage traditionnelles. Mais sa philosophie est rigoureusement incompatible avec le dogme chrétien : un Dieu immanent et non un Dieu personnel transcendant, la transformation des dogmes chrétiens en fables à destination des ignorants, tout cela était inacceptable à quelque condition que ce soit.

Bibliographie

Les œuvres de Giordano Bruno

Les œuvres complètes de Giordano Bruno sont en cours d’édition aux « Belles Lettres ». Une première édition largement épuisée laisse la place à une nouvelle édition revue et corrigée. Il s’agit à chaque fois du texte original (en italien ou en latin) et de la traduction française, avec une introduction substantielle et un appareil de notes fort précieux. On dispose actuellement des volumes suivants – les autres volumes sont épuisés :
-          Tome I : Il candelaio/Le chandelier (1993)
-          Tome III/1 et tome III/2 : De la causa, principio e uno / De la cause, du principe et de l’un (2013)
-          Tome IV : De l’infinito, universo e mondi/ De l’infini, de l’univers et des mondes (2006)
-          Tome VII : De gli eroici furori / Des fureurs héroïques (2008)
Il existe d’autres éditions des œuvres de Bruno en langue française :
-          2002, Le banquet des cendres, traduit et présenté par Yves Hersant, éditions de l’Éclat.
-          1992, L’expulsion de la bête triomphante, éditions Michel de Maule, traduit et présenté par Bertrand Levergeois.

Sur Giordano Bruno

aquilecchia, Giovanni, 2007, Giordano Bruno, Les Belles Lettres, collection Giordano Bruno
Auvray, Lucien, 1901, Giordano Bruno à Paris d’après le témoignage d’un contemporain (1585-1586), Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France.
Ciliberto, Michele, 2005, Giordano Bruno, Editori Laterza, Firenze
Foa, Anna, 1998, Giordano Bruno, Il Mulino, collection « L’identità italiana ».
Hegel, GWF, 1993, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, tome III, Suhrkamp.

Avant et après Bruno

Platon, Le Timée,
Plotin, Ennéades II
Nicolas de CuesLa docte ignorance, Rivages Poche, 2008-2011, traduction et introduction d’Hervé Pasqua



[1] Pietro Ravennate ou Pietro da Ravenna est l’auteur de Phoenix, sive artificiosa memoria, un ouvrage qui propose une méthode pour développer la mémoire et connaîtra une très large diffusion et de nombreuses traductions.
[2] De ce Napolitain converti au calvinisme, on connaît l’histoire qui est rapportée par Benedetto Croce dans Un calvinista italiano. Il marchese di Vico, Galeazzo Caracciolo, Laterza, Bari, 1933 repris dans Vite di avventura, di fede e di passione, 1936.
[3] Il s’agit d’un compendium de l’astronomie pré-copernicienne.
[4] Raymond Lulle (1232-1315), philosophe et mystique, prétendait avoir construit une machine à démontrer logiquement les vérités de la religion chrétienne. Dans ses recherches, les techniques de la mémoire jouent un rôle central. C’est cependant cette référence à Lulle qui motive les critiques que Leibniz et Hegel adresseront à Bruno : la référence à Lulle représenterait une régression intellectuelle contraire aux intuitions rationnelles.
[5] Voir Diego Fusaro, Giordano Bruno, sur le site de l’auteur.

lundi 2 décembre 2013

Faut-il vraiment enseigner la "morale laïque"?

On nous dit que l’école devrait enseigner la  laïque. Mais avant de se demander si c’est bien là la tâche de l’école, il convient de se demander si la «  laïque » existe vraiment, ou encore s’il est possible de penser une  laïque qui prendrait place à côté des morales non-laïques, c’est-à-dire religieuses ou encore qui les engloberait toutes dans un vaste projet syncrétique. Cette présentation des choses me semble erronée pour plusieurs raisons :
1)       Il n’y a pas à proprement parler de  religieuse mais seulement des préceptes moraux inclus dans des corpus dogmatiques ;
2)       Il n’y a pas à proprement parler de  spécifiquement laïque mais tout simplement une  humaine qui peut légitimement prétendre à l’objectivité et à l’universalité.
3)       La laïcité ne peut être réduite à un principe de tolérance ; elle s’inscrit au contraire dans la visée républicaine de l’émancipation.

On peut et on doit se passer des morales religieuses

La loi  semble, au moins dans la tradition judéo-chrétienne, s’annoncer d’abord sous la forme de la loi religieuse. Le Décalogue est le modèle de cette conception : la loi s’impose à tous parce qu’elle n’a pas une origine humaine. Et cette transcendance est nécessaire pour que la loi puisse s’imposer car, sans cela, les hommes n’auraient aucune raison de l’adopter. Bien au contraire, sans l’autorité de la loi, ils ne peuvent que se jeter dans la débauche et dans l’idolâtrie, ainsi que le constate Moïse, de retour du Sinaï. Le corollaire de cette conception, c’est la puissance de châtier dont dispose Dieu. Il peut châtier les hommes de leur vivant, comme il le fait à Sodome et Gomorrhe. Mais le châtiment, dans la conception chrétienne, vient plutôt après la mort où les âmes des pécheurs sont livrées aux tourments éternels de l’enfer. Même si la théologie fait de l’amour de Dieu le mobile de l’obéissance à la loi, c’est essentiellement dans la crainte de Dieu que s’enracine la moralité. Cette question hante Les frères Karamazov de Dostoïevski : « si Dieu n’existe pas, tout est permis. »
L’idée d’un fondement de la  dans l’autorité transcendante d’une intelligence ordonnatrice du monde se retrouve dans les doctrines providentialistes du xviie siècle et dans la théologie naturelle. Chez Locke, par exemple, la loi  est une loi naturelle, et c’est pourquoi il refuse la vision hobbesienne de l’homme à l’état de nature comme un être qui ne connaît que son « droit de nature » sur tous et sur toutes choses. Mais cette loi naturelle qui interdit à l’homme de disposer de sa propre vie et de celle des autres ou encore qui fonde la séparation du tien et du mien, c’est-à-dire de la propriété, selon Locke, c’est dans le Nouveau Testament qu’on en trouve l’expression la plus achevée.
On pourrait critiquer ce besoin de fondement théologique de la  par l’examen de ses conséquences. Nos sociétés sont pluralistes et admettent la liberté de conscience, par conséquent la liberté de ne pas croire en Dieu. Ainsi, nous aurions un fondement de la  qui ne vaudrait que pour les croyants. Une telle  suspendue à la foi perdrait toute autorité. Dans les critiques modernes de la  en général, on retrouve d’ailleurs cette même problématique mais inversée : puisque la  découle de la religion et que la religion n’est que superstition, destinée à intoxiquer les hommes au profit des tyrans et des parasites, la  elle-même n’est qu’une superstition dont on devrait se débarrasser au plus vite. L’argument du nécessaire fondement théologique de la  se retourne contre lui-même.
Il y a également un argument de fait : si la foi pouvait fonder la , cela se saurait ! Les sociétés où la foi garde une très grande importance ne sont ni plus ni moins immorales que les sociétés où le scepticisme à l’égard de la religion est très ancien. Les citoyens des États-Unis sont généralement très religieux – c’est peut-être même le plus religieux des pays développés – et pourtant ils ne semblent pas très bien placés pour donner l’exemple de la régénération  aux libres penseurs goguenards de l’autre côté de l’océan. Une question soulevée depuis fort longtemps : déjà Pierre Bayle montrait que l’athée vertueux était de loin préférable au bigot superstitieux[1].
En troisième lieu, les défenseurs du fondement théologique de la  font comme si la révélation religieuse était unique et comme si ses leçons étaient univoques. Mais quelle foi peut donc servir de fondement à la  ? Celle de l’Ancien Testament, celle du Nouveau Testament, celle du Coran ? Faut-il plutôt suivre les leçons de Bouddha ? Les esprits syncrétistes affirment que toutes ces religions partagent un fond moral commun. Admettons cela – qui est tout sauf évident. Alors il s’ensuit que l’aspect moral de ces religions n’a aucun rapport avec les croyances proprement religieuses qu’elles imposent. Ce qu’elles ont de commun, ce sont quelques préceptes raisonnables que tous les hommes peuvent partager indépendamment de la question de savoir si Marie a été conçue sans pêché originel ou si c’est bien Gabriel qui a révélé à Muhammad les vérités du Coran. L’argument syncrétiste loin de revaloriser le rôle de la foi montre finalement qu’on peut fort bien s’en passer.
En quatrième lieu, les morales religieuses si elles existent sont en fait des prescriptions de vie qui débordent de très loin le champ de la . Peut-on trouver un quelconque sens moral aux interdits alimentaires ? Manger de la viande le vendredi saint ou manger du porc, sont-ce là des pêchés au même titre que le vol ou le parjure ? Peut-on mettre le meurtre et la fornication sur le même plan ? Il suffit de poser ces questions pour avoir la réponse. Le mélange de la diététique et de la moralité a quelque chose d’inconvenant.
Est-il vrai que si Dieu n’existe pas, tout est permis ? Norberto Bobbio analyse la signification de la parole des chevaliers de l’ordre teutonique, « Dieu le veut ». « C’est le revers du nihilisme : si Dieu existe et que je combats à ses côtés, alors toute atrocité est possible ».[2] Il n’y a pas si longtemps, les chrétiens pensaient que tuer et mourir pour sa foi étaient des manifestations d’un comportement éthique exceptionnel. Et les ordres mendiants fournissaient de redoutables et cruels inquisiteurs. Ainsi, les fanatiques de confession islamique ne nous sont point étrangers. S’ensuit-il que nous devions considérer notre conception des hommes comme individus libres et égaux seulement comme une conception éthique parmi d’autres, une conception définitivement ancrée dans la subjectivité de « l’homme occidental », sans valeur en dehors de cet horizon ?
Le développement, à nouveau, des diverses formes de fanatisme religieux, jusque sous ses manifestations les plus monstrueuses, nous oblige à poser cette question. Si Dieu existe, d’une part le croyant est justifié dans sa croyance et l’autre est dans l’erreur absolue qu’il faut extirper pour la plus grande gloire de Dieu. Si Dieu existe, la vie terrestre n’est qu’une vie misérable qui ne saurait en rien être comparée avec la vie dans l’au-delà et, par conséquent, la mort n’est pas à craindre, ni pour soi, ni pour les autres, puisque de toutes façons, c’est Dieu qui décide de rappeler à lui les mortels. C’est pourquoi dans les religions cohabitent si facilement les préceptes moraux les plus incontestables et l’utilitarisme le plus prosaïque et le goût du sacrifice le plus terrifiant. Credo quia absurdum ! En effet, il faut croire parce c’est absurde, car sinon comment croire pour des raisons morales à des dogmes qui enseignent que les bébés non baptisés erreront éternellement dans les limbes ? Comment admettre une justice divine qui condamne les enfants pour les fautes des parents ? Comment l’amour pourrait-il ordonner l’extermination des infidèles ?

Il y a une  humaine universelle que l’on peut fonder sur la raison

Inversement, si Dieu n’existe pas, la responsabilité  nous incombe intégralement. Pas de justice ni de miséricorde divine dans l’au-delà. Trouver nos propres limites, c’est notre affaire. Déterminer ce que nous devons nous interdire, cela nous concerne et la réponse est dans l’usage de notre jugement et nulle part ailleurs. Autrement dit, on pourrait renverser la proposition commune sur l’amoralisme de notre époque désenchantée. C’est parce que la religion a déserté les esprits et les pratiques sociales que nous avons besoin de  et c’est parce que nous pouvons entrer dans l’âge de la majorité – pour parler comme Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ? – que la , une  autonome, humaine, rien qu’humaine, est véritablement possible.
Cette possibilité postulée semble se heurter aux impératifs d’une « laïcité ouverte » qui laisserait leur place aux « morales religieuses » dans un grand projet syncrétique. L’exaltation de la subjectivité, de l’individu-roi, pour reprendre une des expressions favorites de Pierre Legendre[3], semble conduire directement à ces conclusions relativistes lesquelles conduisent, de fait, à une sorte de nihilisme moral. Inversement, penser qu’il y a une objectivité des valeurs éthiques – ou du moins de certaines d’entre elles – conduit à admettre que certains principes de vie s’imposent à tous, de manière universelle, y compris contre les formes particulières de la vie éthique de telle ou telle . Nous pensons que le respect de l’intégrité physique des personnes fait partie des principes les plus fondamentaux inclus dans « les droits universels de l’homme » et c’est pourquoi, en dépit de quelques formidables régressions au XXe siècle, la torture est condamnée comme moyen légitime d’investigation judiciaire. Pourtant, certains groupes considèrent l’excision comme une pratique normale permettant à la jeune fille d’entrer dans la vie adulte comme femme. Dans cette pratique, le psychanalyste reconnaîtra sans peine la terreur masculine exacerbée devant la sexualité féminine. Mais la psychanalyse n’a pas vocation normative. Devons-nous alors admettre que les valeurs éthiques qui posent que les femmes ne peuvent devenir femmes qu’en étant privées de la possibilité de jouir ont les mêmes droits à faire valoir que les valeurs d’égalité et de droit au bonheur, proclamées par les déclarations américaine et française dès la fin du XVIIIsiècle ? C’est ce qu’ont soutenu les courants se réclamant de l’ethnopsychiatrie à la Tobie Nathan. Il est curieux de constater que le relativisme, affirmant la primauté de la subjectivité et l’équivalence de toutes les valeurs, conduit ainsi à la soumission à la tradition, même la plus cruelle et la plus obscurantiste.
On pourrait sortir de cette contradiction en trouvant un moyen de démontrer qu’il existe des valeurs éthiques objectives. Comme on ne peut plus guère s’en référer à l’autorité religieuse, celle de la raison devrait nous offrir une bonne solution, s’il y en a une. Il suffirait alors de mettre ses pas dans ceux de Kant. Les Fondements de la métaphysique des mœurs montrent justement que ni la tradition, ni l’autorité religieuse, ni les motivations utilitaires ne peuvent assurer un fondement à la moralité. Cela est évident pour la tradition et l’autorité religieuse, mais, pour Kant, il en va de même des principes utilitaristes. Si l’utilitarisme est une  guidée par la recherche du bonheur, alors, comme « chacun voit midi à sa porte », chacun a sa propre conception du bonheur et donc une  fondée sur le principe du bonheur ne serait qu’un empilage de préceptes contradictoires. L’un affirmera que l’ascétisme est la condition d’un bonheur durable alors que l’autre démontrera qu’il suppose un minimum de confort matériel ; l’un verra dans le loisir le vrai bonheur alors que l’autre posera que c’est seulement dans le travail que l’homme se réalise et trouve son bien propre. Si l’utilitarisme rencontre encore de nos jours un succès tel qu’il est, de fait, la  dominante des sociétés démocratiques, c’est qu’il s’accorde parfaitement avec le relativisme moral et le subjectivisme. Au contraire, la  kantienne, en construisant ses principes a priori peut prétendre à définir des valeurs éthiques objectives, car valant universellement. On peut d’ailleurs remarquer que certaines des règles morales communes à toutes les sociétés se peuvent déduire assez aisément de l’impératif catégorique kantien, ainsi de l’interdit du meurtre, de la condamnation du mensonge, de la nécessité de respecter la parole donnée, etc. Pour être pleinement convaincu, il faudrait encore montrer que l’impératif catégorique peut être pensé indépendamment de l’édifice d’ensemble de la philosophie de Kant. En effet, s’il découlait seulement de la philosophie transcendantale, on pourrait n’y voir que le résultat d’une conception métaphysique particulière et non un principe valant objectivement et, par conséquent, on serait ramené à notre problème de départ. Dans des directions différentes, Apel[4], Habermas[5] ou Tugendhat[6] nous donnent de bonnes raisons de penser qu’on peut séparer la raison pratique de son fondement transcendantal. Mon  et justice sociale[7] s’aventure sur cette même voie.
Mais il est une deuxième difficulté, déjà soulevée par Hegel. Les valeurs éthiques ne sont pas seulement des principes abstraits mais doivent être effectives. Ce qui suppose qu’elles ne sont pas seulement des interdits mais aussi des moyens, pour l’individu, de réaliser ses fins propres. Rousseau qui, à bien des égards, est le précurseur le plus direct de Kant, croyait qu’on pouvait aimer la  et que cette passion serait suffisamment forte pour contrebalancer nos autres passions. Posons encore le problème autrement. En suivant Rawls, on affirme la priorité du juste sur le bien, mais comment cette priorité pourra-t-elle s’imposer si les individus – sous le voile d’ignorance ou non – n’y voient pas aussi la réalisation de leur bien le plus précieux. Autrement dit, pour être assuré qu’il existe des valeurs éthiques objectives, il ne suffit pas de s’en remettre aux raisons procédurales du disciple de Kant ou de Rawls. Encore faudrait-il les appuyer sur des fondements anthropologiques. Par exemple, si on admet comme pertinente la description de l’homme comme homo œconomicus ou encore celle de David Gauthier qui en fait un « maximisateur » rationnel, on voit mal comment un tel individu pourrait défendre la priorité du juste sur le bien. Inversement, si on pense que les affects peuvent être aussi, voire plus efficaces que le calcul égoïste, alors on pourra imaginer que les individus trouvent leur bonheur autant dans le travail bien fait que dans l’argent que rapporte ce travail, ou encore qu’ils préfèrent vivre dans une égalité conviviale – même frugale – plutôt que dans la solitude glacée de la compétition économique.

La laïcité n’a de sens que dans la perspective de l’émancipation

Ce qui nous amène au fond de la question. La  – une  humaine dans laquelle tous pourraient se reconnaître – est inséparable d’un certain ordre politique. La conception républicaniste qui soutient l’idéal de la liberté comme non domination offre le terreau social qui rendrait effective une telle . Il s’agit ici d’affirmer que l’homme ne peut être libre que dans une cité libre, c’est-à-dire une cité à la fois indépendante – par exemple de puissances étrangères qui voudraient lui dicter sa loi – et protégée contre la tyrannie des « grands » qui naturellement cherchent à opprimer le peuple, pour reprendre ici un schéma machiavélien dont la pertinence reste parfaitement actuelle.
L’idéal républicain, tel que le défendent les républicanistes, est fondamentalement émancipateur. La laïcité s’inscrit tout naturellement comme une des composantes essentielles de cet idéal. Car il s’agit évidemment de la très vieille revendication de la liberté de conscience (nul ne peut être inquiété pour l’expression de ses opinions même religieuses), mais plus encore de l’émancipation intellectuelle des citoyens des obscurantismes en tous genres, non parce que nous croirions en la promotion d’une raison abstraite (la déesse Raison !) mais parce que la liberté ne peut pas vivre quand l’espace politique est soumis aux pressions incessantes de groupes de pression religieux dont le mot d’ordre commun est « soumission », soumission à Dieu, soumission à un prétendu ordre naturel immuable, soumission à l’injustice (qui ne serait que le prix que nous devrions payer pour nos péchés).
Si nous abordons les choses de ce point de vue, le regard que nous devrions porter sur l’enseignement de cette «  laïque » change radicalement. Nous n’avons pas besoin d’une  laïque, mais d’une école laïque apte à former des citoyens capables de juger par eux-mêmes. Ce qui veut dire une école qui instruit réellement. Pas cette école qui a broyé les programmes d’histoire au nom de fumeuses considérations méthodologiques ou épistémologiques, privant les jeunes gens de la connaissance de la continuité historique qui est aussi la continuité des luttes émancipatrices (de 1789 à 1945 ou 1968 pour la France). Il serait nécessaire aussi de se demander si on doit bien continuer d’enseigner aux élèves de sixième l’histoire racontée par la Bible comme si c’était vraiment de l’histoire. Si l’on veut que l’école soit laïque, il faut enfin refuser obstinément l’envahissement des programmes scolaires par les « grands enjeux du monde contemporain » et autres questions sociétales qui touchent jusqu’aux programmes de SVT (la question du genre ou celle du plaisir sexuel sont au programme de SVT en première). La laïcité de l’école exige également que les groupes de pression économiques soient tenus en lisière, alors même que toutes les réformes successives des dernières décennies tendent de plus en plus à leur ouvrir la porte du sanctuaire. L’école ne peut rester laïque que si elle est préservée, autant que faire se peut, de l’intrusion des affrontements idéologiques et des groupes de pression. Bref si le savoir reste au centre de la relation pédagogique. Le savoir et rien d’autre. Pas même l’introuvable  laïque.
On n’en déduira pas qu’il faut rejeter tout « l’héritage » des religions. L’Ancien et le Nouveau Testament peuvent parfaitement être lus et étudiés mais comme des œuvres humaines, simplement humaines, méritant par là un examen critique comme celui que Spinoza leur a déjà fait subir voilà trois siècles et demi. S’il faut enseigner le « fait religieux » comme fait social, historique et philosophique, il n’y aucun problème. C’est d’ailleurs ce que l’école laïque a toujours fait, avec une bienveillance et une ouverture d’esprit que l’on chercherait en vain du côté des adversaires de la laïcité et de la pensée libre. Tous les élèves, bon gré mal gré ont entendu parler de Pascal, mais pratiquement jamais de ses adversaires libertins…
Plutôt que la  laïque, nous aurions besoin que l’État respecte complètement le principe de laïcité. Est-il possible de donner des leçons de  laïque quand la laïcité est méconnue dans les départements placés sous le statut concordataire ? Pour ne rien dire de Mayotte. La réponse est évidente. Soit la laïcité est véritablement un principe constitutionnel et alors elle doit s’appliquer sur tout le territoire de la république « une et indivisible ». Soit elle n’est qu’une vague référence , voire moralisante, et alors on serait tenté de comprendre l’enseignement de la  laïque comme le mauvais cache-misère d’un recul grave sur le principe de la laïcité elle-même.
Enfin, la laïcité n’est pas équivalente au principe de tolérance. La tolérance religieuse, telle qu’elle fut défendue aux XVIIe et XVIIIe siècle marqua sans doute un important progrès. Mais elle se limite à la tolérance des diverses religions. Locke, par exemple, excluait les athées du principe de tolérance, au motif que ceux qui ne croient pas en Dieu ne craignent point l’enfer et par conséquent sont plus prompts que les croyants à trahir leur parole… La tolérance s’accompagne fort bien de la soumission de l’espace public aux groupes religieux. Le Royaume-Uni est tolérant mais l’anglicanisme est religion d’État. Les États-Unis sont tolérants mais les présidents prêtent serment sur la Bible et on ouvre la session du Congrès par une prière. Au nom de la tolérance et des « arrangements raisonnables », le Canada a fini par « sous-traiter » une partie du droit civil aux communautés musulmanes appliquant sur le territoire canadien la loi islamique. La laïcité au contraire, sans jamais remettre en cause la liberté de conscience, cantonne la religion dans l’espace privé et permet aux individus de s’émanciper de la tutelle religieuse, quelle qu’elle soit.
La défense de la « laïcité à la française » n’est pas le fait de quelques anticléricaux fanatiques auxquels il faudrait opposer une « laïcité ouverte » que réclament à corps et cris tous les partisans de l’embrigadement religieux et de l’obscurantisme. Elle est tout simplement l’accomplissement des promesses émancipatrices contenues dans les œuvres des grands philosophes des Lumières, comme Spinoza, Diderot ou même Rousseau – chez qui le déisme s’accompagne d’une vigoureuse polémique contre les religions instituées. En montrant que l’espace public se passe fort bien de la soumission religieuse, la laïcité à sa manière montre que les hommes peuvent se gouverner eux-mêmes, démocratiquement et pour cela « ni Dieu, ni César, ni tribuns » ne sont nécessaires.
Denis Collin


[1] Voir Pierre Bayle, Pensées diverses sur la comète, GF-Flammarion, 2007
[2] Interview de Noberto Bobbio par Otto Kallsteuer, “Die Zeit” (29/12/1999), reprise dans “La Stampa” (30/12/1999).
[3][3] Voir en particulier Pierre Legendre, Sur la question dogmatique en Occident,I et II, Fayard, 1999 et 2006
[4] Karl-Otto Apel, Discussion et responsabilité, Le Cerf, 1996
[5] Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion et  et communication, Flammarion, collection « Champs », 1999
[6] Ernst Tugendhat, Conférences sur l’éthique, Puf, 1998
[7] Denis Collin :  et justice sociale, Le Seuil, Paris, 2001, collection “ La couleur des idées ”

jeudi 28 novembre 2013

Pour Costanzo Preve

Né en 1943 dans la province d’Alessandria, Costanzo Preve s’est éteint le 23 novembre 2013 à Turin. C’est un philosophe presque inconnu en France. Un seul de ses livres a été traduit dans notre langue, Histoire Critique du Marxisme (éditions Armand Colin, collection, avec une préface de Denis Collin) Auteur prolixe, « élève de Marx », comme il aimait se présenter, il était à l’écart de toutes les orthodoxies et nous avait donné une analyse décapante du « communisme du XXe siècle ». Grâce à une bourse, il avait étudié à Paris en 1963, y avait suivi les cours d’Hyppolite sur Hegel, fréquenté les althussériens et s’était rapproché de Marx. Il avait également un intérêt soutenu pour les philosophies grecques et allemandes qui influeront profondément sur sa lecture de Marx. Une autre bourse lui permettra de se rendre à Athènes où il soutiendra une thèse en grec moderne sur les Lumières grecques. De retour en Italie, il devient professeur de philosophie au lycée où il enseignera pendant 35 ans. Adhérent au PCI de 1973 à 1975, il va militer ensuite avec divers groupes issus du PC, principalement Democrazia Proletaria. Il cesse l’activité militante quand Democrazia Proletaria se fond dans le PRC(Rifundazione Comunista) en 1991. Il aura souvent des mots très durs pour Bertinotti, le fondateur du PSIUP puis du PRC, dont les errances conduiront en effet ce parti à la désagrégation dans les années 2000.

Dans les années 90, son évolution théorique le conduit à abandonner toute référence aux « ismes » et notamment il refuse le « marxisme » et finira par mettre en cause la pertinence de la distinction droite/gauche. Ce qui lui vaudra quelques solides inimitiés, notamment lorsqu’il publiera un papier sur ce sujet dans la revue française Krisis, dirigée par Alain de Benoit… De ces attaques, Costanzo n’avait cure, lui qui regrettait l’incroyable sectarisme, notamment à gauche, qui marque la vie intellectuelle aujourd’hui. C’est d’ailleurs un fait remarquable, plus « la gauche » recule, s’accommode du capitalisme, et même le défend becs et ongles et plus elle devient hargneuse et incapable de dialoguer avec ses adversaires… Des gens qui ont couverts aussi bien les crimes de Staline que ceux de Pol Pot, des gens qui appartiennent au parti de Jules Moch (celui qui envoya l’armée contre les mineurs du Nord) ou de Guy Mollet (l’initiateur de la guerre à outrance en Algérie) voudraient considérer de Benoit comme l’incarnation même du diable ! La position atypique de Preve, son refus du tribalisme d’extrême-gauche expliquent sans doute pourquoi son travail a été occulté en France. En France où pourtant il a gardé quelques amis fidèles et non des moindres : le regretté George Labica ou encore André Tosel qui avait donné une postface à la première édition italienne de la Storia Critica del Marxismo.
Ce qui caractérise la pensée de Preve, c’est la confluence de trois courants. En premier lieu, Marx et ses meilleurs élèves, Lukàcs et l’école de Francfort. En second lieu, la philosophie idéaliste allemande, c’est-à-dire au premier chef Hegel et Fichte. Preve a montré comment toute une partie de la pensée de Marx s’éclairait à la lumière de Fichte. En troisième lieu, la philosophie grecque classique qui reste pour lui presque insurpassable. De là, il en vient à refuser de caractériser la pensée de Marx comme « matérialiste », ce sur quoi je pense qu’il a profondément raison. En tout cas, si on veut continuer à caractériser Marx comme « matérialisme », il faut transformer radicalement le sens de ce mot : Marx n’a rien à voir avec le matérialisme classique, celui notamment des Lumières, dont il prend congé dans les Thèses sur Feuerbach. Preve s’en tient plutôt à l’interprétation de Lukàcs, notamment dans l’Ontologie de l’être social, dont il soutient l’idée d’une genèse social-historique des catégories de la pensée. Preve refuse également de considérer Marx comme une sorte de « collectiviste » et s’il est un reproche qu’il fait à Marx, c’est au contraire d’avoir été trop « individualiste ».
On comprend bien pourquoi cette lecture de Marx conduit Preve à une critique radicale du « marxisme », une construction de la social-démocratie postérieure à Marx. Pour Preve, le marxisme est une idéologie à destination des classes subalternes qui permet leur intégration à la société capitaliste moderne, une société capitaliste qui n’est plus spécialement bourgeoise (voir les analyses développées en commun avec Gianfranco La Grassa dans les années 90) mais qui inclut un capitalisme d’État.
Enfin, de son héritage grec, Preve retient l’importance de la . Les hommes n’existent que dans des communautés déterminées, conformément aux enseignements d’Aristote. Pour Preve, le communisme est nécessairement un « communautarisme », une proposition qui évidemment choque les Français, mais indiqu certainement une ligne à suivre pour qui veut rouvrir une perspective émancipatrice. D’où le refus radical de la « mondialisation », de la standardisation des cultures, de la destruction de la culture humaniste classique à laquelle il est toujours resté attaché.
Si les marxistes et la gauche officielle ignorent Costanzo, il faut tout de même signaler qu’en Italie il a eu des élèves et des disciples qui lui sont fidèles. Parmi ceux-ci, il faut signaler Diego Fusaro, un jeune philosophe qui a déjà un nombre impressionnant de publications et dont j’espère pouvoir publier en France Minima Mercatalia, un livre où de déploient de manière originale les grandes intuitions de Preve.
 
Sur PREVE, j’ai publié :
De PREVE, j’ai traduit :

mercredi 2 octobre 2013

De Dieu ou de l'homme

Interprétation en totale immanence de la partie V de l'Éthique

par Marie-Pierre Frondziak

On écartera ici la dimension métaphysique ou/et transcendante : ce qui intéresse Spinoza, c’est l’homme concret qui vit ici et maintenant. Ainsi, on pourra lire tout en immanence la 5ème partie de l’Ethique. En effet, on peut décrypter ce que dit Spinoza dans les propositions 35 et 36 de cette partie V, à partir de ce qu’il nous dit dans la partie I : la nature, ou Dieu, est un tout infini, dont nous exprimons un mode sous la forme de deux attributs, les seuls qui nous sont par ailleurs accessibles. Ainsi pensée et corps sont des réalités au sens où elles constituent des attributs de la Nature, sont une expression de la Nature, lesquels pour nous se saisissent à travers l’homme. La partie V de l’Éthique est la conséquence logique de la partie I : en partant de la puissance infinie de la nature, il s’agit de montrer que la liberté humaine n’est pensable qu’à partir de cette puissance infinie dans laquelle l’homme s’insère. La première partie de l’Ethique permet donc de bien comprendre d’une certaine manière comment nous les humains nous nous « situons » au sein de la Nature.
Dans la 5ème partie, ce qui intéresse Spinoza c’est l’homme ou Dieu, mais il ne peut l’affirmer d’emblée, il doit passer par le détour de la 1ère partie. Les trois parties intercalaires permettent de montrer comment il arrive à la 5ème partie, comment certes elles la justifient, l’éclairent, mais expliquent aussi pourquoi nous ne pouvons pas comprendre d’emblée ce que nous sommes. Mais ce que nous sommes ou ce que nous pouvons (puisque qu’il s’agit d’une ontologie de la puissance), nous le sommes d’abord, comme la statue du Dieu marin Glaucos(Platon, République, LX 611d) méconnaissable sous les affres du temps, les algues et les coquillages. Il n’en reste pas moins que sous ses changements, demeure sa nature originelle. C’est pourquoi il nous faut partir de l’homme, mais cela n’est possible qu’après avoir explicité son essence. La philosophie de Spinoza est d’abord une philosophie de l’homme dans la société et dans la nature. Que les individus ne puissent être ramenés à une essence abstraite de l’Homme mais doivent être considérés comme formés et agissant dans une totalité de liens naturels avec l’ensemble de la Nature et avec les autres hommes, c’est une constante de toutes les œuvres de Spinoza. C’est tout l’enjeu de l’Éthique de nous montrer que « l’homme n’est pas un empire dans un empire », mais qu’il est intégré dans des mécanismes de causalité qui le dépassent.
Ainsi, si nous revenons à la 5ème partie de l’Ethique, et plus précisément aux propositions 35 et 36, on peut avancer que si Dieu s’aime lui-même (P35EV), c’est parce que l’homme, qui est une partie de Dieu, ou un mode de la nature, aime Dieu. Donc Dieu s’aime lui-même, puisqu’une de ses parties l’aime. Et on pourra comprendre aussi pourquoi Dieu alors aime les hommes (P36C-EV), non pas comme le Dieu personnifié des religions révélées capable de sentiments humains, mais parce que si Dieu s’aime lui-même et que l’homme est une partie de Dieu, il aime forcément l’homme.
Mais qu’entend Spinoza par « amour » ? C’est bien là la clé du problème. Aimer c’est comprendre, prendre avec soi, prendre en soi, sur soi et se comprendre (on peut ici penser à l’amour tel que défini par Diotime dans le Banquet), c’est savoir que l’on appartient à Dieu, c’est-à-dire que l’on constitue une partie de la nature, et c’est donc s’aimer soi-même. Aimer Dieu, c’est aimer l’homme. On peut ainsi comprendre aussi cette formule  : « l’homme est un Dieu pour l’homme » (P30S-EIV)
Cette compréhension est possible par le 3ème genre de connaissance, qui est une connaissance intuitive, qui permet de se connaître soi-même, de connaître les choses et de connaître Dieu. Cette joie intellectuelle de l’Amour de Dieu dont nous parle Spinoza, c’est sans doute la compréhension du Tout, c’est comprendre que l’on fait un avec le Tout, en tant que partie du Tout. C’est comprendre pourquoi les choses existent. C’est comprendre l’identité entre soi-même et l’Etre. On peut alors considérer qu’épanouir notre nature, réaliser notre conatus, lui donner la plus grande extension, ou expansion, possible, c’est connaître et comprendre cette réalité, comprendre ce qui est, ce que l’on appelle l’Etre. Qui n’a pas ressenti un immense contentement en venant à bout d’un problème difficile ? Qui nierait la joie de comprendre quelque chose qui semblait dans un premier temps impossible à résoudre ? Comme s’il s’agissait d’une victoire sur soi-même, comme s’il n’y avait plus cet écart entre la pensée et ce qui est, comme si nous ne faisions qu’un avec le monde. De la même manière, la philosophie de Spinoza permet de réconcilier la pensée et l’être, de penser cette union et comprendre que nous sommes parce que nous en sommes. On peut comprendre alors la béatitude au sens hégélien de « l’esprit chez lui » : connaître c’est être davantage. On peut ainsi connaître la joie comme plénitude d’être et comprendre et expérimenter que l’on est éternel. En effet, on est éternel car on ne peut penser que ce qui est, non ce qui n’est plus : tant que je vis je suis éternel, et je le suis encore quand je suis mort puisque mon éternité en quelque sorte m’appartient : quand je me pense je suis donc nécessairement éternel : « Par éternité, j’entends l’existence elle-même » EIDVIII nous dit Spinoza.
Ainsi, si l’on entend vraiment derrière l’idée de Dieu celle de réalité, la gloire à Dieu (P36S-EV) est une glorification de la vie. On peut alors comprendre que philosopher, ce n’est pas apprendre à mourir mais à vivre : L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie. P67EIV. On peut alors aussi comprendre ce que Spinoza entend par « amour intellectuel de Dieu ». Il s’agit ici d’atteindre à la béatitude, à la vraie science, à la philosophie entendue comme vérité.
le Mardi 1 Octobre 2013,

mardi 1 octobre 2013

De Dieu ou de l'homme

Interprétation en totale immanence de la partie V de l'Éthique

Par Marie-Pierre Frondziak, 

On écartera ici la dimension métaphysique ou/et transcendante : ce qui intéresse Spinoza, c’est l’homme concret qui vit ici et maintenant. Ainsi, on pourra lire tout en immanence la 5ème partie de l’Ethique. En effet, on peut décrypter ce que dit Spinoza dans les propositions 35 et 36 de cette partie V, à partir de ce qu’il nous dit dans la partie I : la nature, ou Dieu, est un tout infini, dont nous exprimons un mode sous la forme de deux attributs, les seuls qui nous sont par ailleurs accessibles. Ainsi pensée et corps sont des réalités au sens où elles constituent des attributs de la Nature, sont une expression de la Nature, lesquels pour nous se saisissent à travers l’homme. La partie V de l’Éthique est la conséquence logique de la partie I : en partant de la puissance infinie de la nature, il s’agit de montrer que la liberté humaine n’est pensable qu’à partir de cette puissance infinie dans laquelle l’homme s’insère. La première partie de l’Ethique permet donc de bien comprendre d’une certaine manière comment nous les humains nous nous « situons » au sein de la Nature.Dans la 5ème partie, ce qui intéresse Spinoza c’est l’homme ou Dieu, mais il ne peut l’affirmer d’emblée, il doit passer par le détour de la 1ère partie. Les trois parties intercalaires permettent de montrer comment il arrive à la 5ème partie, comment certes elles la justifient, l’éclairent, mais expliquent aussi pourquoi nous ne pouvons pas comprendre d’emblée ce que nous sommes. Mais ce que nous sommes ou ce que nous pouvons (puisque qu’il s’agit d’une ontologie de la puissance), nous le sommes d’abord, comme la statue du Dieu marin Glaucos(Platon, République, LX 611d) méconnaissable sous les affres du temps, les algues et les coquillages. Il n’en reste pas moins que sous ses changements, demeure sa nature originelle. C’est pourquoi il nous faut partir de l’homme, mais cela n’est possible qu’après avoir explicité son essence. La philosophie de Spinoza est d’abord une philosophie de l’homme dans la société et dans la nature. Que les individus ne puissent être ramenés à une essence abstraite de l’Homme mais doivent être considérés comme formés et agissant dans une totalité de liens naturels avec l’ensemble de la Nature et avec les autres hommes, c’est une constante de toutes les œuvres de Spinoza. C’est tout l’enjeu de l’Éthique de nous montrer que « l’homme n’est pas un empire dans un empire », mais qu’il est intégré dans des mécanismes de causalité qui le dépassent.
Ainsi, si nous revenons à la 5ème partie de l’Ethique, et plus précisément aux propositions 35 et 36, on peut avancer que si Dieu s’aime lui-même (P35EV), c’est parce que l’homme, qui est une partie de Dieu, ou un mode de la nature, aime Dieu. Donc Dieu s’aime lui-même, puisqu’une de ses parties l’aime. Et on pourra comprendre aussi pourquoi Dieu alors aime les hommes (P36C-EV), non pas comme le Dieu personnifié des religions révélées capable de sentiments humains, mais parce que si Dieu s’aime lui-même et que l’homme est une partie de Dieu, il aime forcément l’homme.
Mais qu’entend Spinoza par « amour » ? C’est bien là la clé du problème. Aimer c’est comprendre, prendre avec soi, prendre en soi, sur soi et se comprendre (on peut ici penser à l’amour tel que défini par Diotime dans le Banquet), c’est savoir que l’on appartient à Dieu, c’est-à-dire que l’on constitue une partie de la nature, et c’est donc s’aimer soi-même. Aimer Dieu, c’est aimer l’homme. On peut ainsi comprendre aussi cette formule  : « l’homme est un Dieu pour l’homme » (P30S-EIV)
Cette compréhension est possible par le 3ème genre de connaissance, qui est une connaissance intuitive, qui permet de se connaître soi-même, de connaître les choses et de connaître Dieu. Cette joie intellectuelle de l’Amour de Dieu dont nous parle Spinoza, c’est sans doute la compréhension du Tout, c’est comprendre que l’on fait un avec le Tout, en tant que partie du Tout. C’est comprendre pourquoi les choses existent. C’est comprendre l’identité entre soi-même et l’Etre. On peut alors considérer qu’épanouir notre nature, réaliser notre conatus, lui donner la plus grande extension, ou expansion, possible, c’est connaître et comprendre cette réalité, comprendre ce qui est, ce que l’on appelle l’Etre. Qui n’a pas ressenti un immense contentement en venant à bout d’un problème difficile ? Qui nierait la joie de comprendre quelque chose qui semblait dans un premier temps impossible à résoudre ? Comme s’il s’agissait d’une victoire sur soi-même, comme s’il n’y avait plus cet écart entre la pensée et ce qui est, comme si nous ne faisions qu’un avec le monde. De la même manière, la philosophie de Spinoza permet de réconcilier la pensée et l’être, de penser cette union et comprendre que nous sommes parce que nous en sommes. On peut comprendre alors la béatitude au sens hégélien de « l’esprit chez lui » : connaître c’est être davantage. On peut ainsi connaître la joie comme plénitude d’être et comprendre et expérimenter que l’on est éternel. En effet, on est éternel car on ne peut penser que ce qui est, non ce qui n’est plus : tant que je vis je suis éternel, et je le suis encore quand je suis mort puisque mon éternité en quelque sorte m’appartient : quand je me pense je suis donc nécessairement éternel : « Par éternité, j’entends l’existence elle-même » EIDVIII nous dit Spinoza.
Ainsi, si l’on entend vraiment derrière l’idée de Dieu celle de réalité, la gloire à Dieu (P36S-EV) est une glorification de la vie. On peut alors comprendre que philosopher, ce n’est pas apprendre à mourir mais à vivre : L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie. P67EIV. On peut alors aussi comprendre ce que Spinoza entend par « amour intellectuel de Dieu ». Il s’agit ici d’atteindre à la béatitude, à la vraie science, à la philosophie entendue comme vérité.
 

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...