Alors qu’à l’évidence le communisme n’a, nulle part, reçu un début de réalisation, nous devons faire face à l’affirmation de Marx selon laquelle « la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature »2. Pourquoi cette nécessité naturelle n’a-t-elle pas produit un nouveau mode de production ? Si la propriété capitaliste engendre sa propre négation, en quel sens faut-il l’entendre ? On devrait admettre que le « jeu des lois immanentes du mode de production capitaliste » produit une possibilité qui doit, pour être réalisée, passer par l’action des hommes qui « font eux-mêmes leur propre histoire ». Comprendre ce rapport entre la nécessité et la possibilité demanderait donc que nous soyons capables d’articuler « dialectiquement » les déterminations sociales globales et l’action des individus agissant d’après leurs propres déterminations. Question cruciale : si on veut faire une science de l’histoire – Marx semble bien avoir eu ce projet – il faut pouvoir déterminer le domaine précis à l’intérieur duquel sont agissantes les lois de l’histoire. À défaut de produire une science historique prédictive, on doit pouvoir déterminer un champ de possibilités et une certaine estimation des probabilités de réalisation de tel ou tel de ces possibles.
Nous avons conscience que l’énoncé de ces questions peut entraîner un programme de travail gigantesque, ou, en tout cas, impossible à traiter dans le cadre restreint qui nous est imparti. Nous nous en tiendrons à la formulation de quelques problèmes et remarques liminaires : remarques très générales d’abord concernant tout d’abord le rapport entre nécessité et possibilité chez Marx éclairé à la lumière de la philosophie de Leibniz ; remarques plus étroitement déterminées ensuite concernant la nature des possibilités ouvertes par l’analyse marxienne du mode de production capitaliste.3.

Nécessité, déterminisme et la possibilité chez Leibniz

Quand on s’intéresse à Marx, il est rare qu’on revienne à Leibniz. Aristote, Épicure, Spinoza et Hegel font partie des ancêtres reconnus. Leibniz, non. Il semble pourtant que la question du rapport entre nécessité et possibilité soit d’abord traitée avec la plus grande précision par ce philosophe. Le rapprochement entre Leibniz et Marx est loin d’être arbitraire. Kugelmann avait fait présent à Marx pour son anniversaire, de deux morceaux de la tapisserie du cabinet de travail de Leibniz, dont la maison de Hanovre était démolie4. Marx avait une grande admiration pour Leibniz5, mais ne nous a pas laissé de texte très explicite sur la nature de cette admiration.
Commençons par le plus simple. Marx veut faire œuvre de science, mettre à nu des lois historiques qui s'accomplissent avec la rigueur inflexible des lois de la nature. Il lui arrive de comparer son entreprise à celle de Galilée. Tout cela a conduit à attribuer à Marx un déterminisme strict doublement critiqué : parce qu’il ne correspondrait plus à la science moderne, celle du principe d'incertitude et de la physique quantique et parce que le déterminisme des sciences de la nature n’a pas de pertinence pour l’histoire humaine.
Il est vrai que l'interprétation marxiste courante de Marx conduit à un déterminisme radical : l’histoire doit suivre des chemins déterminés à l’avance et dont elle ne peut s’écarter. La théorie des « cinq stades » qui caractériserait le « matérialisme historique » a largement contribué à répandre cette vision de la pensée de Marx. Si on ajoute à cela la perspective de la société communiste que Marx affirme découvrir dans le mouvement réel qui se déroule sous nos yeux, le déterminisme se mue en eschatologie et la science devient une révélation, une bonne parole : les divers stades que doit parcourir l'humanité conduisent au prochain (le communisme) qui doit arriver aussi sûrement que la chrysalide capitaliste contient le papillon communiste.
Que les choses puissent arriver pour des raisons explicables par des lois régulières et non en raison d’une intervention arbitraire ou incompréhensible des divinités, des esprits malins ou des astres, ou même de Dieu lui-même, c’est le minimum indispensable pour commencer d’avoir une pensée scientifique. Chez Spinoza, que Marx a longuement lu et recopié, la vie des hommes eux-mêmes et la constitution de leurs institutions politiques ne peut pas être expliquées par les interventions du libre-arbitre, mais bien par une détermination naturelle à agir qui est tout aussi stricte que celle qui commande le mouvement des objets inertes étudiés par la physique. Mais comment passer de la physique aux affaires humaines ? Autrement dit, comment trouver une « loi de Newton » des sociétés humaines … et en tirer toutes les conséquences ? Voilà le point précis où la lecture de Leibniz est essentielle si nous voulons comprendre quelque chose à Marx.
Remarquons d’abord que la confiance dans la rigueur des lois mathématiques de la nature peut prendre la forme d’une croyance au déterminisme qui semble n’être souvent qu’une autre forme de la croyance dans la prédestination et la Providence divine. Le ciel, du reste, est convoqué pour garantir la vérité de la science. Pour Descartes et Leibniz, la démarche scientifique s'est assurée dans l'idée de la perfection de la création. Les lois aussi régulières, les liens aussi inéluctables entre les causes et les effets ne peuvent pas être autre chose que l’œuvre d'un Créateur. D’un certain point de vue d’ailleurs, la doctrine de l'harmonie préétablie est indispensable aux premiers pas de la démarche de la science moderne. Si Dieu joue aux dés, comment peut-on espérer débrouiller l’écheveau inextricable des données du réel. Les lois déterministes de la nature se fondent sur une nécessité divine originelle.6 L’aventure de la science moderne n’était possible qu’en présupposant que la nature et le monde possèdent une rationalité et une simplicité intrinsèques. Pas plus que Dieu, la nature ne peut être trompeuse. Elle ne peut pas non plus être inconstante : Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Les lois de la nature sont invariantes et universelles. Mais évidemment, si l’homme n’est qu’une partie de la nature dont il suit le cours, quelle place reste-t-il à la liberté humaine ? Leibniz se confronte méthodiquement à cette question.
Tout d’abord, Leibniz réfute l’argument de la raison paresseuse, qui figure dès l’Antiquité au rang des objections adressées au fatum des Stoïciens. Après avoir montré que ce nécessitarisme conduit à la superstition et détruit les fondements de la liberté en détruisant le libre-arbitre, Leibniz propose de sortir des apories traditionnelles sur ce sujet en s’engageant à « marquer les différents degrés de la nécessité. »7 Dans les termes métaphysiques et théologiques qui sont les siens, Leibniz pose un problème qui ne va cesser de tourmenter l’engagement politique des marxistes. S’il y a une nécessité historique, la volonté politique n’est que du volontarisme et le parti (social-démocrate, communiste, etc. selon les époques) ne peut qu’accompagner le mouvement. Position extrême, celle des « marxistes légaux » russes qui soutiennent le développement du capitalisme en Russie au nom du matérialisme historique. C’est encore la croyance magique dans les « lois de l’histoire » qui un jour ou l’autre finiront par submerger tous les obstacles à la révolution. Et s’il n’y pas de véritable nécessité historique, au fond tout est possible et on retrouve là les diverses variantes du « gauchisme » que Lénine avait épinglé.
Leibniz distingue une « nécessité absolue », la nécessité logique ou métaphysique, et une nécessité qui n’est point absolue. Pour que l’homme soit libre et même pour que Dieu lui-même puisse être dit libre, il faut admettre que la nécessité n’a pas un empire absolu sur le monde et que néanmoins rien n’arrive de manière absolument contingente. Les raisonnements leibniziens sont complexes :
« Il faut avouer, Monsieur, que nous ne sommes point tout à fait libres, il n’y a que Dieu qui le soit, puisqu’il est seul indépendant. Notre liberté est bornée de plusieurs manières, il ne m’est point libre de voler comme un aigle ou de nager comme un dauphin, parce que mon corps manque d’instruments nécessaires. On peut dire quelque chose d’approchant de notre esprit. Nous avouons quelques fois de n’avoir pas eu l’esprit libre. Et, à parler à la rigueur, nous n’avons jamais une parfaite liberté d’esprit. Mais cela n’empêche pas que nous n’ayons un certain degré de liberté qui n’appartient pas aux bêtes, c’est que nous avons la faculté de raisonner et de choisir suivant ce qui nous paraît. Et pour ce qui est de la prescience divine, Dieu prévoit les choses telles qu’elles sont et n’en change point la nature. Les événements fortuits et contingents en eux-mêmes le demeurent nonobstant que Dieu les a prévus. Ainsi, ils sont assurés, mais ils ne sont point nécessaires. »8
Il ne règne pas dans les affaires humaines une liberté absolue – en vérité et au-delà des prises de distance verbales répétées, Leibniz n’est pas tellement éloigné de Spinoza – mais la prévision des comportements est possible : Dieu qui connaît tous les paramètres en a même une connaissance parfaite et pourtant si assurés qu’ils soient – au moins pour Dieu – les comportements humains ne sont pas nécessaires. Ce qui est strictement nécessaire, nous dit Leibniz, c’est tout ce à quoi même Dieu ne peut rien changer. Dieu ne peut pas faire que trois fois trois ne donnent pas neuf ! Par contre n’est pas nécessaire ce qui peut être empêché, même si Dieu est assuré que cela ne le sera pas. Le pécheur qui se prépare à pécher ne le fait pas par nécessité mais il le fait tout de même. Son péché est seulement contingent, c’est-à-dire qu’il n’était nullement impossible qu’il puisse s’abstenir de pécher. S’il pèche, c’est parce qu’il était déterminé à pécher sans qu’il y ait pour cela nécessité. La contingence du péché signifie seulement la possibilité (abstraite) de ne pas pécher. Leibniz donne une définition précise des catégories du nécessaire, du possible et du contingent. Le nécessaire est ce qui ne peut pas ne pas être, le contingent ce qui peut être conçu sans contradiction, le possible ce qui est conçu par un esprit attentif, et l’impossible ce qui ne peut pas être. L’impossible est donc l’opposé du nécessaire et le contingent l’opposé du possible.9 Autrement dit, renoncer à la nécessité n’est pas abandonner le cours des choses à la pure contingence mais ouvrir le champ de l’exploration des possibles.
Abordons encore autrement ce problème. Leibniz oppose la nécessité, qui conduit toujours à un certain résultat et qui est la loi régissant le domaine des mathématiques et de la métaphysique, à la détermination qui seulement «incline» et qui concerne tant la physique que la 1 ; ailleurs cette opposition recouvre l'opposition entre le domaine qui concerne les monades simples soumises aux lois de la physique et celui des âmes dotées de réflexion et capables d'une action en vue d'une fin. Il faut noter que l’opposition entre nécessité et détermination n’est pas une différence de force comme pourrait le laisser supposer la formulation leibnizienne. La détermination n’est pas une nécessité affaiblie. Nécessité et détermination sont des principes qui s’appliquent à des ordres différents. La nécessité concerne les essences, elle n’est que l’explication de ce qui est impliqué dans chaque essence, le développement des prédicats qui sont inhérents au sujet. La détermination, au contraire, concerne les phénomènes du monde et elle relève de jugements contingents. Au sens strict, il n’y a donc aucune nécessité des lois naturelles, mais seulement un déterminisme. C’est pourquoi « la série des choses n’est pas nécessaire de nécessité absolue. Il y a en effet plusieurs autres séries possibles, c’est-à-dire intelligibles, même si leur exécution ne suit pas en acte. »10 C’est pourquoi, il y a une infinité de mondes possibles. La nécessité qui s’impose, même à Dieu, est la nécessité logique : tous les possibles ne sont pas possibles simultanément – ils ne sont pas nécessairement compossibles – et la liberté de Dieu consiste non dans le fait qu’il pourrait s’abstraire de la nécessité mais dans le choix du meilleur entre tous les mondes possibles – ces mondes possibles étant eux-mêmes soumis à la nécessité car il n’est pas plus possible de créer des montagnes sans vallées que de faire que trois fois trois ne fassent point neuf.

les lois de l’histoire et le possible chez Marx

En quoi tout cela a-t-il un rapport avec Marx ? Il nous semble – comme Michel Vadée l’a montré en liant Marx à Épicure, Aristote et Hegel – que la catégorie du possible joue un rôle décisif dans la conception marxienne de l’histoire, à l’encontre de l’interprétation « orthodoxe ». Comme Marx n’a pas écrit un traité des Catégories à la mode aristotélicienne, comme il n’a pas explicité son usage des catégories de la tradition philosophique, si l’on veut comprendre l’usage qu’il fait de cette catégorie du possible, il faut la repérer à l’œuvre, principalement dans Le Capital où les vues philosophiques les plus profondes.

Marx et la science de l’histoire

On a souvent voulu voir dans Le Capital un traité scientifique formulant des lois de même nature que les lois de la physique. Ce faisant, on suit seulement les indications de Marx lui-même qui compare son travail avec celui de Galilée : Marx prétend effectuer à l’égard de l’économie politique une transformation semblable à celle de Galilée à l’égard de Ptolémée : à une théorie qui se contente d’exposer le mouvement apparent de la marchandise, il oppose une théorie qui expose le mouvement réel masqué par ce mouvement apparent. Mais l’analogie va encore plus loin : comme Galilée est, au fond le premier à fonder l’idée de loi physique au sens moderne du terme, Marx veut exposer les lois du mode de production capitaliste. Or ce concept de loi est propice à toutes les confusions parce qu’il unit la nécessité et la détermination leibnizienne sous un même concept. On parle de déterminisme, pour désigner le système des lois physiques, un déterminisme qui semble s’imposer avec la nécessité implacable que présuppose la mathématisation des lois (et même, parfois, dans le cas de la physique, l’axiomatisation de la théorie). Mais si les lois de la physique sont déterministes – même des lois statistiques sont des lois déterministes – elles ne sont pas pour autant nécessaires. Les lois de conservation sont peut-être conformes à la perfection divine comme on pouvait le penser au XVIIsiècle, il n’en demeure pas moins que rien ne nécessite que ce soient ces lois-là plutôt que d’autres. Les théories scientifiques ne sont jamais que les théories d’un monde possible : un monde newtonien est un monde possible, même si nous pensons aujourd’hui que notre monde est plus conforme à la théorie de la relativité qu’à la gravitation newtonienne. Si donc on commençait par clarifier le statut des lois et le concept de loi dans les théories scientifiques, on éviterait de propager dans l’interprétation de Marx les confusions scientistes qui ont contribué à appauvrir cette théorie et finalement à la discréditer injustement.
Comme on vient de le voir, Leibniz préserve la distinction entre nécessité et déterminisme pour préserver la liberté de Dieu et si des causes déterminent ou inclinent les âmes humaines, elles ne font sans nécessiter les mouvements qui s’en suivent, en vue de préserver la liberté humaine. Il y a quelque chose de semblable chez Marx – préoccupation théologique mise à part. Et tout cela est clairement annoncé, bien avant Le Capital : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de leur plein gré, dans des circonstances librement choisies ; celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du passé. »11 Si les hommes font librement leur histoire, c’est que celle-ci n’est donc pas le résultat d’une nécessité aveugle qui agirait en quelque sorte à l’insu des acteurs. Si on est d’accord avec Marx, on ne peut pas suivre Althusser pour qui l’histoire est « ce procès sans sujet ni fin(s) » ou encore « l'inaudible et illisible notation des effets d'une structure de structures »12.
Les hommes font leur propre histoire : ils ne sont donc pas des produits des circonstances. Ils sont d’abord des acteurs. Marx s’oppose au matérialisme classique13, c’est-à-dire celui qui considère que la seule réalité est la réalité extérieure, celle que nous pouvons appréhender par l’usage des sens. Certes, il ne soutient pas, contre ce matérialisme l’existence d’une réalité suprasensible. Mais il critique une conception qui fait de l’homme un sujet passif, soumis aux forces extérieures. Or, pour Marx, il faut partir au contraire de l’activité humaine pratique comme réalité subjective.14 Par conséquent : « La doctrine matérialiste du changement des circonstances et de l’éducation oublie que les circonstances sont changées par les hommes et que l’éducateur doit lui-même être éduqué. »15 L’idéalisme ne vaut pas mieux que ce matérialisme, puisqu’il réduit la réalité à l’idée et transforme l’activité humaine en une simple manifestation du mouvement des idées. « L’histoire devient ainsi une simple histoire des idées prétendues, une histoire de revenants et de fantômes ; et l’histoire réelle, empirique, fondement de cette histoire fantomatique, est exploitée à seule fin de fournir les corps de ces fantômes et les noms destinés à les habiller d’une apparence de réalité. »16 Mais ce qui est commun à ce matérialisme ancien et à cet idéalisme, c’est l’incapacité à saisir l’individu vivant, agissant subjectivement d’après ses déterminations propres.
Autrement dit, pour Marx, loin de concevoir uniquement les actions humaines comme déterminées par les causes historiques, il s’agit au contraire de comprendre comment les individus, à partir de leurs propres déterminations déploient, dans des conditions données, les potentialités qui sont en eux.

Différence des sciences de la nature et de la science des « choses sociales »

Passons maintenant du jeune Marx à celui de la maturité, le seul vraiment scientifique selon le vieux dogme althussérien. Or, ici aussi, Marx différencie clairement les objets dont il traite des objets des sciences de la nature. À propos de la marchandise qui constitue la « cellule » de la société bourgeoise, il dit que les produits du travail humains sont transformés « en choses qui tombent et ne tombent pas sous le sens, ou choses sociales ». Il est remarquable que Marx définisse en général les « choses sociales » comme des choses qui tout à la fois « tombent et ne tombent pas sous le sens ». En ce qu’elles tombent sous le sens, les « choses sociales » s’apparentent aux « choses physiques ». Mais en tant que « choses sociales », il en va tout autrement car « la forme valeur et le rapport de valeur des produits du travail n’ont absolument rien à faire avec leur forme physique. »17 C’est d’ailleurs pourquoi Marx dit que la marchandise est une entité métaphysique !
On voit donc qu’il est impossible de traiter des « choses sociales » comme des choses ordinaires et par conséquent qu’il est impossible de leur appliquer les modes de raisonnement et les méthodes qui ont si bien réussi dans les sciences de la nature. Si c’est le cas, la « science de l’histoire » que Marx aurait créée est donc incapable de prédire quoi que ce soit et de produire d’autres lois générales que quelques principes interprétatifs généraux. Que les « choses sociales » soient des choses métaphysiques et qu’il faille d’abord considérer les individus du point de vue de leur activité pratique, subjectivement, ce sont là deux thèses philosophiques essentielles qui interdisent toute interprétation « nécessitariste » des « lois de l’histoire ». Pour reprendre les distinctions leibniziennes, les lois de l’histoire déterminent sans nécessiter, ou « inclinent sans nécessiter ». Voyons cela maintenant à partir de deux exemples cruciaux.

La théorie des crises, une théorie du possible

Les sciences de la nature visent à la prédiction et c’est pourquoi elles s’expriment dans des lois mathématiques. Par sa nature même, l'analyse marxienne ne donne aucune prévision chiffrée, non parce que Marx ne disposait pas de modèles mathématiques suffisants, mais parce que ce n’est pas son objet. Entendons-nous bien : Marx a cherché des modèles mathématiques – par exemple dans l’explication de la baisse tendancielle du taux de profit ou dans la conversion des valeurs en prix. On peut même y trouver des lois de conservation, si on veut : celle qui affirme que « la somme des valeurs est égale à la somme des prix » pourrait être une loi de ce genre. Mais Le Capital n’est d’aucune utilité pour la gestion et les prévisions économiques ! La théorie des crises cycliques ne donne aucune prévision chiffrée et vérifiable. Marx constate après coup les crises cycliques et tente d’évaluer leur fréquence moyenne à partir d’outils statistiques mais nulle part son travail ne permet d’expliquer pourquoi les crises ont lieu tous les dix ans environ à telle époque, tous les six ou sept ans à une autre époque, etc.. Sur ce plan Marx s’en tient à des considérations purement empiriques, notamment celles qui lui sont fournies par son ami Engels à partir de sa connaissance « de l’intérieur » de la marche des affaires. On peut même aller plus loin et affirmer qu’il n’y a pas à proprement parler de théorie des crises cycliques chez Marx. Il y a une théorie du cycle qui suit le double mouvement de la marchandise et de l’argent. Il y a une théorie de la crise en général, ou du moins une théorie de la possibilité formelle des crises dans l’analyse de la marchandise de la première section du livre I du Capital. Mais on ne trouve pas véritablement de théorie des crises cycliques en tant que telles. Ce qui, d’ailleurs, explique que les marxistes se soient acharnés à construire une théorie marxiste des crises au sujet de laquelle il existe autant d’interprétations que de marxistes …
Quand Marx s’essaie aux prévisions économiques7, c’est le plus souvent par une analyse de conjoncture qui ne s’appuie pas sur les éléments spécifiques de sa théorie mais plutôt sur le fonds d’idées communes à tous les économistes, comme si la théorie, n’avait plus rien à dire de spécifique dès qu’on s’intéresse à la réalité quotidienne. En réalité, Marx se contente de définir des « lois de possibilité » si l’on peut dire. La marchandise, de par sa nature, recèle en elle-même la possibilité de la crise de surproduction – cette crise inimaginable dans les sociétés anciennes où les crises étaient des disettes et des famines. En effet, le producteur n’est jamais certain que son produit trouvera preneur. Le désajustement entre production et consommation peut interrompre le cycle de reproduction du capital et ouvrir la voie à une crise qui atteint tous les secteurs. Mais possibilité formelle ne veut pas encore dire possibilité réelle et encore moins nécessité. Mais Marx va au-delà de ce constat : les crises périodiques de surproduction sont intimement liées aux lois de l’accumulation du capital et, de ce point de vue, elles sont nécessaires – nécessaires parce qu’elles découlent ces lois et nécessaires parce qu’elles jouent un rôle dans le développement même de cette accumulation. Bref, il ne peut pas y avoir d’accumulation capitaliste sans crise ! Mais, il faut immédiatement préciser que ces crises ne sont pas, ou du moins pas principalement, des crises de surproduction de marchandises mais des crises de surproduction du capital : la crise survient parce qu’il y a trop de capitaux qui ne trouvent pas à se mettre en œuvre au taux moyen de profit de la période antérieure. Il n’y a pas trop de marchandises mais plutôt pas assez de plus-value – c’est pourquoi les crises majeures sont généralement précédées de phases intenses de spéculation, c’est-à-dire de phases dans lesquelles on cherche à encaisser les plus-values à venir de capitaux hypothétiques faute d’en trouver dans le présent. C’est pour cette raison aussi que les mécanismes régulateurs (typiquement les mécanismes de type « keynésien ») ne peuvent que repousser la crise mais non la supprimer.
Constatant une certaine régularité, Marx pousse l’analogie jusqu’à l’extrême : « Comme les corps célestes une fois lancés dans leurs orbes les décrivent pour un temps indéfini, de même la production sociale une fois jetée dans ce mouvement alternatif d'expansion et de contraction le répète par une nécessité mécanique. Les effets deviennent causes à leur tour, et des péripéties, d'abord irrégulières et en apparence accidentelles, affectent de plus en plus la forme d'une périodicité normale. »18 Pourtant, les crises ne sont pas phénomènes naturels et leur cycle est éminemment variable. La marche des affaires prend une apparence cyclique en raison d’une loi plus fondamentale du mode de production capitaliste, la loi de la baisse tendancielle du taux moyen de profit. Marx montre qu’à long terme ce taux moyen de profit tend nécessairement à baisser. Disons pour aller vite que cette loi exprime dans les conditions du mode de production capitaliste la progression de la productivité du travail et la substitution du capital mort au capital vivant. Et comme c’est seulement le travail vivant qui produit de la plus-value, cette loi énonce tout simplement la condamnation historique du mode de production capitaliste. Mais cette condamnation n’est qu’une possibilité ouverte car la loi de la baisse tendancielle du taux de profit est une loi tendancielle dont l’action est contrecarrée par de nombreuses tendances opposées.
Résumons : une tendance historique de la production capitaliste ; cette tendance qui s’exprime dans le mouvement quasi cyclique de crises conjoncturelles : voilà ce qui rappelle au capitalisme qu’il doit mourir. Mais aucune fatalité historique là-dedans : le memento mori qu’est la crise ne vient que rappeler la possibilité de renverser ce mode de production et non pas exécuter une sentence que la déesse « Histoire » aurait prononcée.

De la négation de la propriété capitaliste à la possibilité du communisme

Marx, comme tous les révolutionnaires, a souvent eu tendance à annoncer la révolution sociale pour la semaine suivante et à constater après coup que l’histoire n’a pas honoré les traites sur l’avenir qu’on lui a présentées. Ayant décrété la « révolution en permanence » dans une adresse célèbre après la défaite du mouvement révolutionnaire de 1848, il a cependant appris à être prudent. Mais il reste persuadé non seulement que le capitalisme produit son propre fossoyeur mais encore que la révolution sociale qui aboutira au communisme est assez proche et que la transition sera rapide. Cet optimisme historique commande l’emploi de formules qui relèvent de l’acte de foi : l’expropriation des expropriateurs est une « fatalité ».
Cependant, là encore, une lecture plus attentive de Marx aurait dû mettre en garde contre une interprétation quasi religieuse des fameuses lois de l’histoire. Il ne fait guère de doute que l’expropriation des expropriateurs se réalise en permanence dans la marche même du mode de production capitaliste : rachats, fusions, faillites, OPA : la propriété capitaliste n’a aucune espèce de stabilité et la circulation du capital financier est aussi nécessairement une circulation des titres de propriétés. Il y a bien là comme une nécessité mais ce n’est pas celle de l’instauration de nouveaux rapports de propriétés. La production capitaliste engendre sa propre négation, soit, mais cette négation prend toutes sortes de formes en fonction des circonstances et de l’action des acteurs. L’idée de Marx est que le développement de la production capitaliste, la centralisation et la concentration du capital conduisent à une socialisation des forces productives toujours plus large. Dans ce processus la classe capitaliste, d’une part, se rétrécit continuellement, et, d’autre part, abandonne progressivement tout rôle réel dans la direction du processus de production – les fonctions de direction incombant progressivement à des « fonctionnaires du capital ». Face à une classe capitaliste de plus en plus parasitaire, se développe le collectif des producteurs, c’est-à-dire de tous ceux qui occupent une fonction nécessaire dans le procès de production, ce qui va de l’ouvrier d’entretien au directeur d’usine. C’est pourquoi est ouverte la possibilité que l’expropriation des capitalistes laisse la place aux « producteurs associés ». On remarquera immédiatement les outils de production dans le communisme tel que Marx l’envisage ne deviennent pas propriété de l’État (même prolétarien), ni des ouvriers, mais des producteurs associés19.
Mais ce que Marx considère comme étant le dénouement quasi inéluctable du développement des contradictions du mode de production capitaliste n’est en réalité qu’une possibilité qui est loin de s’accomplir avec la nécessité des processus naturels. Marx pensait que les ingénieurs et cadres supérieurs se rapprocheraient des ouvriers au point de former une seule classe manuelle et intellectuelle (c’est cela qu’il entend quand il parle de la formation du general intellect dans un passage si souvent cité des Grundrisse). Mais le processus historique, pour des raisons qu’il serait trop d’expliquer ici, a pris une autre direction. Loin d’une homogénéisation de la classe des producteurs, on a assisté au contraire à sa fragmentation et si les producteurs sont devenus propriétaires des moyens de production, c’est sous des formes méconnaissables, par exemple avec les fonds de pension (propriétés de leurs salariés cotisants) qui jouent dans l’économie mondiale ou dans l’intervention du syndicat de l’automobile dans le sauvetage de GM, comme cela est prévu au moment où ces lignes sont écrites. Mais cette histoire elle-même, celle des quarante dernières années, était loin d’être écrite par avance. Dans les années 60, la question de l’association des producteurs était omniprésente, sous des formes diverses : discussion sur le rôle des cols blancs, « nouvelle classe ouvrière » (Serge Mallet), intégration des ITC au syndicalisme ouvrier, revendications portant sur le contrôle des salariés sur la production et la direction, etc. On pourra s’interroger sur les effets de désagrégation à long terme qu’ont eus, face à ce mouvement, les revendications « sociétales » et la priorité donnée aux « désirs » des individus dans la continuation de certaines tendances de mai 68.
Pouvons-nous tirer des conclusions de tout cela ? Les rêves de Marx ont tourné au cauchemar, mais ce n’était pas nécessaire et le renversement du capitalisme reste possible. Sans doute, après coup, nous comprenons quelles sont les causes qui ont déterminé l’évolution du mouvement historique et pour quelles raisons les possibilités que Marx avait dessinées ne se sont pas réalisées. Et comme dans toutes les constructions rétrospectives de genre, on aura tôt fait d’y trouver plus qu’une détermination mais bien une nécessité. Cependant, avant de jeter le manche après la cognée et de tenir le capitalisme pour un horizon indépassable, on devrait se rappeler ce que répondait Leibniz à l’objection selon laquelle l’existence d’une nécessité historique nous déchargerait de la tâche de réformer le monde : « si celui qui aime Dieu s’interroge sur quelque défaut ou quelque mal le concernant ou à lui étranger, ou privé ou public, pour le supprimer ou pour le corriger, il tiendra pour certain que ce défaut n’a pas dû être réformé hier, et présumera qu’il devra être réformé demain : il le présumera, dis-je, jusqu’à ce que, le succès manquant de nouveau, preuve soit donnée du contraire ; cependant cette déception ne fatiguera ou n’abattra en rien pour l’avenir son effort, et, en effet, nous n’avons pas à prescrire des dates à Dieu et seuls les persévérants seront couronnés. Il appartient donc à celui qui aime Dieu d’être satisfait du passé et de s’efforcer de rendre le futur le meilleur possible.20 Dieu ou pas, le conseil reste valable pour quiconque prend au sérieux les possibles découverts par Marx.

Denis Collin. 27 mai 2009.


1 M. Vadée, Marx, penseur du possible, Méridiens-Klincksieck, 1992, p.21

2 K. Marx, Capital, Livre I, section, section VIII, chap. XXXII, traduction J. Roy. « mit der Notwendigkeit eines Naturprozesses » dit le texte allemand qu’il faudrait traduire par « avec la nécessité d’un processus naturel ».

3 Il s’agit de question que nous avons plus amplement développées dans nos ouvrages, Comprendre Marx, deuxième édition Armand Colin, 2009 et Le cauchemar de Marx, Max Milo, 2009.

4 Lettre de Jenny Marx à Kugelmann, 8 mai 1870, in Correspondance de Marx et Engels, tome X, Éditions Sociales, 1984

5 Lettre de Marx à Engels, 10 mai 1870, in Correspondance de Marx et Engels, tome X, Éditions Sociales, 1984

6 Sur cette question, voir Denis Collin, La matière et l’esprit, Armand Colin, 2004, p. 97 et sq.

7 Op. cit. p. 33

8 Leibniz, Dialogue sur la liberté, in Système nouveau de la nature et de la communication des substances, GF-Flammarion, 1994, p.50

9 Leibniz, Confessio philosophi – Profession de foi du philosophe, Vrin, 2004, p.55

10 Leibniz, Conversation avec Sténon, in Discours de Métaphysique et autres textes, GF-Flammarion, 2001, p.123

11 K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte

12 L. Louis Althusser, Lire le Capital, tome 1, Petite collection Maspero, page 17

13 Voir sur ce point la première des Onze thèses sur Feuerbach.

14 1ère thèse sur Feuerbach

15 3ème thèse

16  Idéologie Allemande, in Œuvres, III, éditions de la Pléiade, Gallimard, p. 1139

17 Marx, Capital, Livre I, première section, ch. IV, traduction Roy. C’est le fameux chapitre consacré au caractère fétiche de la marchandise.

18  Capital, livre I, section VII, chap. XXV, iii

19 Sur cette importante question qui pose le problème du statut de la « classe ouvrière » dans la pensée de Marx, voir notre Comprendre Marx, op. cit.

20 Leibniz, Confessio philosophi, op. cit. p. 93