vendredi 12 décembre 2014

Zeev Sternhell, Vico et les prétendues "anti-Lumières"

Zeev Sternhell (Les anti-Lumières, Librairie Arthème Fayard, 2006) place Vico dans la trilogie des premiers grands adversaires du rationalisme et des Lumières. Sternhell reconnaît que « chacun trouve dans Vico ce qu'il cherche, car sa manière s'y prête » et que de multiples interprétations sont possibles de cette œuvre protéiforme. Sternhell doit aussi concéder qu'en se réclamant de Bacon, Vico cherche à prendre part au « grand bond en avant des Lumières ». Mais le verdict tombe immédiatement après : Vico « se dresse en réalité contre la révolution intellectuelle de son temps » et il importe donc, sans procéder à une « analyse globale » de l’œuvre de Vico, de « s'arrêter sur les éléments fondamentaux de cette première attaque contre les Lumières. »[1]
Le procédé laisse songeur. On commence par écarter tout ce qui pourrait contredire la thèse qu'on va soutenir – quand Vico se place explicitement dans le courant de son temps, on dit qu'il « semble prendre part » – et on ne va retenir que ce qui permet d'illustrer la thèse. On pourrait faire remarquer que l'anti-cartésianisme de Vico n'en fait pas ipso facto un adversaire des Lumières puisque les Lumières ne sont pas nécessairement cartésiennes et que la tradition de Bacon et de l'empirisme anglo-saxon est un des courants parfaitement légitimes des Lumières, ou plus exactement de ce que l'on va nommer outre-Manche entlightment. En fait, pris dans cette logique particulière de l'histoire des idées qui conduit le plus souvent à traiter les œuvres des grands auteurs uniquement sous le prisme de problématiques choisies a priori, Sternhell veut à tout prix faire rentrer Vico dans le lit de Procuste de sa thèse visant à opposer d'un côté les Lumières (les Français, Kant) et de l'autre leurs ennemis, en commençant autant que possible par les adversaires les plus caricaturaux du rationalisme et du progrès.[2] Mais rien ne justifie que Vico se retrouve dans le box des accusés aux côtés de Burke et de Herder[3].

Rentrons dans le détail. Premier élément de l'acte d'accusation : Vico privilégie l'imagination au détriment de la raison. Sternhell s'appuie sur une remarque de Paul Hazardqui fait de Vico le découvreur du rôle de l'imagination qui devient la faculté première contre la raison et regrette qu'il ait été méconnu. Sternhell poursuit en critiquant Hazard, car si la raison n'avait pas été tenue pour notre faculté première par les penseurs du XVIIIe siècle, les idées de tolérance et de liberté n'auraient jamais pris. Mais cette polémique où l'on utilise Hazard pour viser Vico est parfaitement sophistique et repose sur des contresens flagrants. Car si Vico considère que l'imagination est la faculté première de l'enfance, l'âge adulte donne la place première à la raison, et, de la même manière, l'imagination domine l'âge des dieux et l'âge des héros mais elle cède la place au droit et à la rationalité philosophique à l'âge des hommes qui est conçu, chez Vico, comme chez une grande partie des philosophes des Lumières, comme l'âge des républiques populaires[4] (même si la forme monarchique s'impose parce qu'elle permet le repos des peuples) et d'une liberté raisonnable. En outre, contrairement à ce que laisse entendre Sternhell, il n'y a chez Vico aucune nostalgie de l'âge d'or, puisque la Science Nouvelle réfute radicalement cette idée d'âge d'or, contrairement à ce que pouvaient laisser penser les œuvres antérieures de Vico comme le livre sur l'Antique Sagesse de l'Italie. Autrement dit ce premier élément de l'acte d'accusation de Sternhell contre Vico ne tient pas.
Il faut ajouter que Vico n'est pas le premier à souligner le rôle essentiel de l'imagination dans la formation de l'esprit humain. Toute l'Éthique de Spinoza, qu'on ne pourra pas classer parmi ces anti-Lumières qui préfèrent l'échauffement des sentiments à la froideur de la raison, montre que la première et la plus naturelle manière de penser des humains est la manière imaginative. Spinoza évidemment n'en fait pas la voie royale pour atteindre la connaissance adéquate, puisque les hommes souvent errent parce qu'il leur est plus facile d'imaginer que de concevoir. Cependant, Spinoza ne dévalue pas l'imagination, qu’il tient pour une puissance de l'esprit humain dont nous pouvons user à des fins fort utiles. Enfin, il semble de simple bon sens de constater que le recours à l'imagination fait partie des ressources majeures de l'éducation des enfants. Vico n'a d'ailleurs pas tort de penser qu'aucune éducation n'est pensable sur le modèle de la table rase et du doute méthodique cartésiens – et du reste tel n'était pas le propos de Descartes.
Passons au deuxième acte d'accusation : l'anti-cartésianisme de Vico en fait un ennemi du rationalisme et donc un ennemi (même inconscient) des Lumières. Or, sur ce plan encore, Sternhell fait fausse route. Tout d'abord parce que l'identification des Lumières au cartésianisme est contraire à ce qu'enseigne la connaissance la plus élémentaire des philosophies (car elles sont plurielles) des penseurs des Lumières. Leibniz et Spinoza, chacun à sa manière, sont des critiques, parfois féroces, de Descartes. Plus féroces la plupart du temps que ne l'est Vico. Le matérialisme d'un Diderot ou d'un d'Holbach est également anti-cartésien car, primo, il réfute la thèse cartésienne de la séparation de l'âme et du corps et parce que, secundo, comme Leibniz, il admet que la matière est vivante dans la moindre de ses parties. Sternhell expose ainsi la critique vichienne de Descartes, à partir de la thèse du verum-factum :
Les hommes ne comprennent que ce qu'ils ont créé et, le monde civil ayant été l’œuvre des hommes, cette œuvre a besoin de la science et peut être objet d'une science. En d'autres termes puisque la création est une activité, elle exige un créateur. C'est dans cet ouvrage [De l'Antique Sagesse …] que mûrit la contestation de Vico à l'égard de Descartes : si nous ne pouvons prouver ou connaître que ce que nous avons créé nous-mêmes, nous ne pouvons prouver l'existence de Dieu que si nous l'avons créé nous-mêmes. Voilà pourquoi « quiconque essaie de prouver l'existence de Dieu a priori doit être condamné pour curiosité impie ».[5]
Si on met de côté la condamnation de la curiosité impie qui fait partie des figures de style obligées, surtout quand on est relu en direct par un inquisiteur papal et qu'on vit à Naples au XVIIIe siècle, force est de reconnaître que c'est Vico qui a raison contre Descartes et qu'il n'existe aucune preuve a priori de l'existence de Dieu et que celles de Descartes reposent sur un paralogisme : Descartes invente un concept de Dieu auquel il attribue l'existence et ensuite « prouve » l'existence qui avait été admise par hypothèse au début du raisonnement. Kant – que Sternhell loue hautement – dira avec plus de détail et un appareil conceptuel beaucoup plus sophistiqué la même chose que Vico. Donc Vico ne défend pas un irrationalisme religieux contre le rationalisme cartésien mais, au contraire, il procède à une sorte de critique de la raison au sens kantien, c’est-à-dire à une critique rationnelle des pouvoirs de la raison contre les pouvoirs exorbitants que lui attribue Descartes.
Quant à la thèse du verum-factum, elle n'a rien de particulièrement irrationnel. Bien au contraire et pas seulement parce que Marx la cite en l’approuvant ou parce qu'Engels, sans faire mention de Vico, la reformule à sa manière dans sa critique de l'inconnaissabilité kantienne de la chose-en-soi.[6] La thèse du verum-factum rend les « affaires humaines » justiciables d'une connaissance rationnelle, d'une science, ce qui s'inscrit pleinement dans le mouvement de sécularisation dont l'emblème est le Traité Théologico-politique de Spinoza et qui se poursuit dans tout le XVIIIe siècle. Que Vico se présente en bon catholique et en avocat de la cause du catholicisme n'a aucune importance : l'important est qu'il tente une histoire et une anthropologie dans lesquelles la prédication chrétienne ne joue aucun rôle notable. Si on mesure le chemin parcouru entre la théologie de l'histoire d'un Bossuet et la Science Nouvelle, alors il est clair que Vico ne peut être inscrit au rang des combattants anti-Lumières.
Au demeurant, pour un antirationaliste et un anticartésien, Vico présente une anomalie que Sternhell reconnaît au détour mais sans y prêter l'attention nécessaire : « Vico restera toujours fidèle à l'idée selon laquelle les mathématiques (…) restent le domaine le plus sûr des connaissances humaines. »[7]
Troisième acte d'accusation, troisième preuve que Vico fait partie des anti-Lumières : il rejette la théorie du droit naturel comme droit universel et accessible à la raison humaine. Certes, bien qu'admirateur de Grotius, Vico critique la version courante à son époque du droit naturel. Mais il n'est pas seul. Le droit naturel accessible à la raison humaine, et donc antérieur à toute institution sociale, est la théorie du droit naturel antique – celle d'Aristote et Cicéron. Le droit naturel des contractualistes, de Hobbes à Rousseau, se réduit au droit de l'homme à l'état de nature. Le droit civil n'a rien de naturel et résulte uniquement de l'organisation socio-politique. À l'inverse de Sternhell, Léo Strauss reproche justement aux Lumières d'avoir rejeté le droit naturel des Anciens et il fait de Rousseau un quasi-positiviste juridique, ce qui du reste n'est pas tout à fait erroné. Que le droit soit dépendant des périodes historiques et des nations , on voit mal comment on pourrait reprocher à Vico de l'affirmer. Mais Vico est en même temps un universaliste en matière juridique puisque toutes les nations suivent un « cours uniforme ». Quand il dit que le gouvernement populaire est le premier gouvernement humain, il ne semble pas non plus très éloigné du gros des penseurs des Lumières.
Pour terminer, parmi les points qui, selon Sternhell, opposent Vico au rationalisme des Lumières, figure celui-ci :
Vico se sépare dès le début des fondateurs du . Il rejette leur vision rationaliste de l'homme, cette sorte de machine à deux pattes créée par Hobbes, il s'élève contre leur vision individualiste ou atomistique, volontariste et utilitaire de la société.[8]
Encore une fois, Sternhell se trompe s'il croit que les Lumières s'identifient à la vision « libérale » hobbesienne. D'abord parce que le  ne se limite pas à Hobbes et qu'un Montesquieu se situe aux antipodes de la vision hobbesienne de l'homme. Parmi les critiques de l'anthropologie de Hobbes, on trouvera également Rousseau. Que Vico s'oppose à Hobbes n'en fait pas un ennemi des Lumières comme à l'air de le croire Sternhell. L'homme hobbesien n'est pas l'homme des Lumières et ce n'est même pas un homme du tout, mais un artefact – au même titre que son Léviathan – et on ne peut pas reprocher à Vico de ne pas adhérer à cette conception. Bien que la solution qu'en donne notre philosophe napolitain ne soit pas nécessairement très satisfaisante, il faut lui rendre grâce d'avoir compris que l'universel abstrait est un faux universel. Sternhell soutient que « l'un des fondements de la culture anti-Lumières » est « le particulier prenant le pas sur l'universel ». C'est peut-être vrai en gros, mais cela ne s'applique pas à Vico qui considère que, si les hommes existent effectivement dans des nations particulières, ils réalisent à chaque fois une histoire idéale éternelle. Certes l'articulation universel/particulier n'a pas chez Vico cette précision qu'elle atteindra dans la dialectique hégélienne, mais il est clair que, pour Vico, toutes les nations participent d'une histoire universelle.
Laissons là la tentative de Sternhell de classer Vico dans les anti-Lumières. Tout à sa critique d’Isaiah Berlin dont il fait un représentant contemporain des anti-Lumières, Sternhell reprend à cet auteur éminent la représentation d’un Vico à contre-courant de son époque. Paradoxe classique des polémiques.
À l’inverse de l’interprétation de Sternhell, on peut lire sous la plume de Jonathan Israël une interprétation de Vico comme philosophe des Lumières et même des Lumières radicales[9]. Israël introduit sa présentation de Vico dans un chapitre consacré à « l’impact des idées radicales en Italie » et c’est Vico qui, significativement, fournit le premier exemple de cet impact. Israël remarque – très justement – que Vico est caractérisé comme « anti-moderne » d’abord et avant tout à cause de son anti-cartésianisme et de ses « prétendues préoccupations théologiques ». Nous avons vu quelles libertés Vico prenait à l’égard de la tradition chrétienne catholique romaine et il nous semble qu’il s’agit bien de « prétendues » préoccupations théologiques. Mais si on comprend qu’être anti-cartésien n’est pas nécessairement être anti-moderne et que les préoccupations théologiques de Vico sont simplement une couverture de circonstance d’une pensée qui doit se garder de la vigilante censure des représentants de l’Église, alors on peut esquisser une interprétation « radicale » de l’oeuvre du philosophe napolitain.
La Science Nouvelle […] serait en fait une tentative pour démontrer que les peuples, les groupes et les individus façonnent leur identité et définissent leurs buts de façon inconsciente, lois et institutions prenant forme sous l’effet de pulsions irrationnelles guidées par une « divine providence » dégagée de toute connotation chrétienne ou surnaturelle.[10]
C’est seulement si l’on entend providence au sens chrétien que Vico peut être considéré comme un philosophe conservateur. Mais, précisément, il ne s’agit pas de l’entendre en ce sens. Israël souligne par exemple que les jugements dépréciatifs à l’encontre de Machiavel ou de Spinoza ne doivent pas être pris à la lettre, tant sont fréquents les clins d’œil vers ces deux philosophes pestiférés. Vico reconnaît sa dette à l’égard de Spinoza mais seul le lecteur instruit peut le percevoir.
Au total la providence de Vico n’est rien d’autre que « le processus historique qui conduit l’humanité de la barbarie à un état plus stable, plus ordonné, et à une société fondée sur la raison. »[11]
Le débat dont nous avons donné quelques éléments est également vif chez les commentateurs italiens. Pour ne parler que des analyses les plus récentes, on peut situer l’interprétation de Badaloni du côté d’un Vico progressiste alors que Paolo Rossi et Paolo Cristofolini s’y refusent nettement. Nous nous garderons de trancher ces querelles interprétatives. Remarquons pourtant que Vico, défenseur d'une conception classique de la culture, celle des humanistes, est heurté par le nouveau style imposé par la critique cartésienne. Et surtout, et sur ce point Sternhell n'a pas complètement tort, Vico considère que la religion est absolument nécessaire à toute société – même si on trouve dans la Science Nouvelle une conception souvent très instrumentale, « machiavélienne », de la religion – comme moyen d'amener les hommes à respecter les lois. Inversement, le courant dominant des Lumières, souvent déiste ou (plus rarement) franchement athée fait de la rupture entre l'ordre théologique et l'ordre politique un élément central de son « programme », si on peut employer ce terme.
Plus généralement, comme le note Paolo Rossi, les interprètes de Vico ont été amenés à se « rendre compte, avec une plus ou moins grande clarté, du caractère équivoque et incertain et parfois contradictoire de nombreuses solutions vichiennes »[12]. Croce voit en Vico le philosophe qui annonce ce qui va poursuivre et dépasser les Lumières – il anticiperait souvent Kant, Hegel et l'historicisme moderne[13]. Inversement, Paolo Cristofolini rappelle qu'il est impossible de faire de Vico un précurseur de la révolution française et que l'historicisme est aussi né contre Vico.[14] Analysant la dignité XL (190-191) qui porte sur les superstitions et les sorcières, Cristofolini constate:
(…) ici nous nous trouvons en face, d'un côté, de l'adhésion de Vico aux croyances et opinions traditionnelles qui ne font certainement pas de lui un « moderne »: pour qui aurait toujours de l'affection pour le canon historiographique avancé/arriéré, progrès/réaction, etc., qui, en somme demeure sur l'idée que l'histoire, outre le fait de s'écrire avec une H majuscule, aurait encore un avant et un arrière et va quelque part, dans cette perspective on ne peut dire autre chose que Vico est « arriéré ».[15]
Cristofolini ne manque pas de bons arguments pour définir Vico comme « païen et barbare », Vico lui-même se pense et se situe d’emblée comme un « Moderne », en ce qu’il considère, comme Descartes le disait déjà, que les temps les plus anciens sont l’enfance de l’humanité et qu’il n’y a pas de sagesse supérieure cachée dans la pensée des Anciens. C’est à tort, montre-t-il, que « les découvertes les plus tardives de la sagesse absconse furent attribuées aux premiers auteurs de la sagesse vulgaire, et les Zoroastre en Orient, les Trismégiste en Égypte, les Orphée en Grèce, les Pythagore en Italie, de législateurs qu’ils étaient auparavant, finirent ensuite par être considérés comme des philosophes, comme Confucius l’est aujourd’hui en Chine. » (427)
Paolo Rossi note encore que la pensée de Vico, surtout en Italie, a souvent servi de bannière à des opérations idéologiques parfois tout à fait opposées. On a eu, par exemple, un Vico « laïque » opposé à un Vico « dévot ». Il faut en prendre son parti. Il y a chez Vico des tensions non résolues – qui expliquent peut-être le côté un peu baroque de l’œuvre. On doit peut-être, dit encore Paolo Rossi, reconnaître « dans la pensée vichienne une tension persistante entre l'adhésion juvénile à Lucrèce et le christianisme de la maturité ».[16]
Vico n'est pas le seul auteur au sujet duquel les jugements et les interprétations peuvent être aussi contradictoires. Il n’est pas non plus le seul dont l’œuvre a été l'objet de querelles idéologiques et politiques – que l'on pense, pour s’en tenir à l'Italie, à Machiavel. Mais, chez lui, tant par le style que par le caractère « décalé », peut-être intempestif, de ses préoccupations, ces querelles et ces contradictions sont-elles plus flagrantes que chez d'autres auteurs plus systématiques.
 
Bibliographie[1993] La science nouvelle (1725), traduit de l’italien par Christina Trivulzio, princesse de Belgiojoso, préface de Philippe Raynaud, Gallimard, 1993, collection « Tel ». En fait, cette édition n’est pas celle de 1725 mais celle de 1744 amputée de l’introduction expliquant le frontispice.
[1977-1994] La Scienza Nuova (1744), introduzione e note di Paolo Rossi. Biblioteca Universale Rizzoli (BUR), 1977-1994
[1986] Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations, traduction intégrale d’après l’édition de 1744 par Ariel Doubine, présentation par Benedetto Croce, introduction, notes et index par Fausto Nicolini, Nagel, 1986 (2e édition)
[2001] La science nouvelle, traduit et présenté par Alain Pons, Librairie Arthème Fayard, 2001, collection « L’esprit de la cité ». Sauf indication contraire, les citations sont données d'après cette édition.
[1993] De l’antique sagesse de l’Italie, traduction de Jules Michelet révisée, présentation de Bruno Pinchard, GF-Flammarion, 1993
[2008] Metafisica et metodo, a cura di Claudio Faschilli, Ciro Greco, Andrea Murari, postfazione di Massimo Cacciari. Bompiani, 2008, édition bilingue latin-italien. Contient Il metodo degli studi del nostro tempo (1708) et L’antichissima sapienza degli Italici da dedursi dalle origini della lingua latina e Polemiche.
[2004] Vie de Giambattista Vico écrite par lui-même, traduction de l’italien par Jules Michelet, revue et corrigée par Davide Luglio, éditions Allia, 2004

Cristofolini, Paolo, Vico pagano e barbaro, Edizioni ETS, 2001
--- Vico et l’histoire, PUF, collection « Philosophie », 1995
Israël, Jonathan, Les lumières radicales. La philosophie de Spinoza et la naissance de la modernité, traduit de l’anglais par Pauline Hugues, Charlotte Nordmann et Jérôme Rosanvallon, Éditions Amsterdam, 2005.


[1]                      Sternhell, 2006, p. 120.
[2]                      Pour construire un livre dont la thèse peut se résumer en dix lignes, cette façon de procéder est pratique, mais il n'est pas sûr que l'intelligence des grands mouvements de la culture y gagne. Bien que moins caricatural et bien mieux informé que le livre de Sternhell, le livre de Jonathan Israël, Les Lumières radicales (éditions Amsterdam, 2005)qui vise à opposer deux grandes tendances, les Lumières radicales issues de Spinoza et les Lumières modérées dont les figures de proue sont Leibniz ou Voltaire, tombe finalement dans les mêmes travers. Il suffit de mentionner que le matérialisme radical de Diderot trouve son inspiration dans le vitalisme de la monadologie leibnizienne pour mesurer ce que ces divisions peuvent avoir de très artificiel.
[3]                      Du reste la mise en accusation de Herder est également très problématique, mais ceci est une autre histoire.
[4]                      Encore faut-il remarquer que les républicains sont fort rares parmi les Lumières et Rousseau paraît bien seul. La plupart considère qu’une monarchie éclairée est le meilleur des régimes possibles, au moins dans les conditions de l’époque.
[5]                      Sternhell, 2006, p. 121.
[6]                      Voir sur ce point F. Engels, Anti-Dühring, Éditions Sociales, 1977, p.93.
[7]                      Sternhell, 2006, p. 122.
[8]                      Sternhell, 2006, p. 125.
[9]                      Voir Israël, 2005.
[10]                    Israël, 2005, p. 736.
[11]                    Israël, 2005, p. 741.
[12]                    P. Rossi, in Vico, 1994, p. 39.
[13]                    Croce, 1913, p. 260 et sq.
[14]                    P. Cristofolini, 2001, p. 16.
[15]                    P. Cristofolini, 2001, p. 34.
[16]                    P. Rossi, in Vico, 1994, p. 41.

mardi 2 décembre 2014

Vico et la critique du cartésianisme

Giambattista Vico a été présenté dans le livre de Zeev Sternhell, Les anti-lumières, comme l’archétype, avec Herder, des philosophes du XVIIIe siècle opposés aux Lumières. Il appartiendrait à un courant « irrationaliste » et fondamentalement réactionnaire. On ne peut commettre plus grave méprise sur le philosophe napolitain, auteur de la Scienza Nuova, trop inconnu en France. Au contraire de Sternhell, Jonathan Israël, dans Les Lumières radicales, le situe dans le courant critique des Lumières, dont Spinoza est la première figure emblématique. Si l’on peut être moins tranché de Jonathan Israël, il reste que l’œuvre de Vico, loin d’être anti-moderne, préfigure à bien des égards les penseurs du siècle suivant, comme Hegel et Marx (qui le cite chaleureusement). Il ouvre la voie à cette « science nouvelle », à la fois anthropologique, historique et sociale qui se déploiera bien tard. Il esquisse non pas un refus de la science mathématisée dont Galilée, Descartes et Newton ont jeté les bases, mais une critique au sens de la délimitation du champ de validité. En ce sens, il reste notre contemporain. Nous nous concentrons dans le présent article sur la critique de la méthode de Descartes, la critique de cette « nouvelle critique » qui n’est peut-être pas tant l’œuvre de Descartes lui-même que la vision dominante du cartésianisme tel qu’il a été reçu dans l’Europe des Lumières.

***
Dans l’ouvrage consacré à La méthode des études de notre temps (De nostri temporis studiorum ratione), daté de 1708, Giambattista Vico prend la défense de la culture humaniste contre le vent nouveau, essentiellement cartésien, qui fait de la rigueur mathématique et de la vérité scientifique la règle absolue. En fait, cet apparent manifeste contre la modernité pose les jalons d’une critique très moderne de la modernité cartésienne.
Le texte commence par une sorte d’apologie de la science moderne, celle qui se fonde sur les développements des mathématiques et de leur application systématique à la physique et avec cela des aides apportées à la médecine par cette nouvelle physique. Mais Vico considère que ces progrès ne doivent pas faire perdre le sens de la mesure. La finitude de l’homme implique que son savoir ne peut être qu’un savoir humain, nécessairement imparfait. Et c’est, du reste, cette imperfection et cette limitation de l’homme qui exigent une méthode des études entendue comme méthode pour former les esprits et d’abord les esprits des enfants et des jeunes gens qu’on ne peut d’emblée traiter comme s’ils étaient des adultes. Ce que Vico nomme « la nouvelle critique » (nova critica), appellation sous laquelle il désigne le cartésianisme, et dont les effets scientifiques sont jugés indiscutablement positifs, présente néanmoins de graves inconvénients.
Vico commence par critiquer l’exigence d’une « vérité première » (le cogito cartésien). De la méthode cartésienne, il refuse la récusation de tout ce qui pourrait n’être pas tout à fait certain, car cela conduit à rejeter « les choses vraisemblables comme si elles étaient fausses » et à méconnaître radicalement les principes mêmes de l’éducation. Vico pourrait ici suivre une indication de Bacon, un des auteurs modernes qui l’ont le plus influencé : « Dans les spéculations, si l’on commence par la certitude, l’on finira par le doute ; si l’on commence par le doute et si on le supporte avec patience pendant un temps, l’on finira par la certitude. » On pourrait croire que Bacon ne dit pas autre chose que Descartes. Mais c’est en fait l’exact opposé. Chez Descartes, on ne commence pas par le doute pour aller à la certitude, mais, au contraire, on part de la certitude du « cogito » pour produire d’autres certitudes (celle de l’existence de Dieu, etc.). Si Vico semble, au début, mettre dans un même camp les modernes, Bacon autant que Descartes, en réalité, c’est parce qu’il est un lecteur de Bacon dont il comprend assez clairement la méthode, qu’il engage cette critique du cartésianisme. Non pas une critique des modernes en général, mais une critique de l’un des courants des modernes et une prise de parti pour l’autre, qui a tant eu de prolongements dans la philosophie anglaise empiriste.
Dans l’éducation, telle que Vico la défend, il s’agit de forger le « sens commun », faute de quoi elle produira des jeunes gens arrogants – ceux qui sont certains de détenir la vérité dès le début, au moment où il faudrait douter. Or, si l’erreur naît des choses fausses et la science des choses vraies et le sens commun du vraisemblable, les exigences du cartésianisme risquent fort d’étouffer le sens commun, c’est-à-dire celui du vraisemblable. Celui-ci est non seulement une règle de prudence mais aussi une règle de l’éloquence[1]. La prudence doit être entendue dans son sens traditionnel – notamment dans la philosophie antique – de règle pré-rationnelle, presque intuitive, qui permet à l’homme de distinguer ce qui lui est utile et ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire. Ce pourrait être « l’opinion droite » de Platon. Mais c’est aussi tout simplement le genre de connaissance qui rend la vie possible, précisément parce qu’il nous est impossible d’avoir en toutes choses une science absolument certaine. Et c’est à cette vraisemblance que la Science Nouvelle fera une très large place.
Que le sens commun fondé sur le vraisemblable soit utile à l’éloquence, c’est tout aussi évident : pour convaincre son auditoire de la vérité de son propos, l’orateur doit être capable d’en montrer la vraisemblance. Loin d’opposer le vrai et le vraisemblable, il faut les considérer comme complémentaires. Loin de rejeter l’aristotélisme, comme le fait Descartes, Vico s’appuie sur la distinction que fait le Stagirite entre les raisonnements parfaits, ceux de la science au sens strict et les argumentations dans les choses seulement probables qui forment l’objet des Topiques.
Enfin, pour Vico, l’éducation ne peut d’un bond emmener l’esprit aux sciences les plus abstraites ; elle doit s’appuyer sur l’imagination (phantasia) qui est la force innée de l’esprit humain et cultiver la mémoire. L’imagination, dira encore Vicoun peu plus tard dans De l’antique sagesse de l’Italie, « est la plus certaine des facultés, parce qu’en l’exerçant, nous façonnons les images des choses. »[2]
La méthode cartésienne est accusée d’affaiblir les esprits exercés dans les arts de la mémoire, en même temps que tous ceux qui mettent en œuvre l’imagination : éloquence, peinture, poésie.
Les anciens évitaient ces désavantages : pour presque tous, la géométrie était la logique des jeunes gens. En fait, imitant les médecins, qui suivent ce vers quoi la nature incline, ils enseignaient aux jeunes cette science qui ne peut être bien apprise sans une capacité aiguë de se former des images, afin qu’ils s’habituassent à la raison graduellement et lentement, selon l’inclination de leur âge, sans qu’aucune violence ne fût faite à leur nature.[3]
Le point précis sur lequel porte la critique vichienne est la prétention de Descartes de faire table rase de « tout ce que je tenais en ma créance » ou encore de tenir pour faux tout ce qui vient de l’imagination ou encore de se présenter comme s’il n’avait lu aucun livre (voir le dialogue sur La recherche de la vérité à la lumière de la raison naturelle). Certes, les détours méthodologiques de Descartes ne condamnent, dans l’absolu, ni la mémoire, ni l’imagination, ni même l’opinion commune, tenue pour guide dans les questions morales. Mais Vico ne fait pas une lecture, ligne à ligne, de Descartes, il prend uniquement pour cible sa conception de la vérité ou, du moins, la conception de la vérité issue du cartésianisme. Pour Vico, si la vérité peut être atteinte sans s’appuyer sur l’éducation mais seulement par l’exercice pur de la raison, toute l’histoire humaine est dépourvue de sens ! Il soutient, au contraire, que l’histoire humaine est l’histoire du progrès de la culture, d’une éducation progressive de l’humanité. Et cette éducation de l’humanité suit, au fond, les mêmes voies que celles qu’emprunte l’éducation de l’individu – un thème qu’on retrouvera chez Hegel. C’est en ce sens qu’on doit comprendre l’insistance de Vico pour une éducation dans laquelle il faut se garder de toute violence faite à la nature des enfants et des jeunes gens. La bonne éducation consiste à connaître les avantages de la discussion des choses vraisemblables et la capacité d’user à bon escient de la méthode déductive (la « critique »). C’est précisément pour cette raison que Vico accorde la plus grande importance à la « topique », c’est-à-dire à l’art des discussions dans les choses seulement probables.
On peut ainsi résumer les étapes de l’éducation vichienne : enrichir son esprit par les arts de la conversation, affermir le sens commun par la prudence et l’éloquence, se renforcer dans la poésie et dans la mémoire pour les arts qui utilisent ces facultés de l’esprit, et, seulement après, apprendre la « critique ».
La critique de la méthode cartésienne débouche sur une thèse essentielle à la philosophie de Vico : la connaissance de la nature est incertaine et la seule et unique fin des arts est de nous rendre certains que nous agissons correctement. Vico insiste sur les inconvénients de l’introduction de la géométrie dans la connaissance de la physique. Le plus grand est, paradoxalement, que cette physique est inattaquable, parce qu’elle est déductive et qu’on ne peut mettre en cause l’une de ses déductions sans mettre en cause le principe lui-même. Elle interdit toute discussion tant qu’on n’est pas allé au bout des déductions, coupe, irrémédiablement, le lien entre la contemplation (non scientifique) de la nature et sa connaissance scientifique et, enfin, interdit de faire des liens d’analogies entre choses éloignées l’une de l’autre, ces liens d’analogies qui s’enracinent dans ce que la Science Nouvelle nommera « sagesse poétique ». Donc, la méthode géométrique en physique se trouve ainsi séparée de l’ensemble du mouvement de la culture et c’est là son inconvénient majeur. Il ne s’agit pas d’une critique de la géométrie, mais d’une critique de l’application de la géométrie à la physique au point de penser que nous serions presque dispensés du recours à l’expérience, dans une géométrisation complète de la réalité physique[4].
Après la méthode géométrique, Vico passe à l’analyse (c’est-à-dire l’application de solutions algébriques aux problèmes de géométrie) dont il conteste l’utilité pour la physique. La mise en équation de la physique lui semble un travail inutile fondé seulement sur des coïncidences fortuites. Aux cartésiens qui invoquent son utilité pratique, Vico rétorque qu’Archimède a construit des machines de guerre extraordinaires lors du siège de Syracuse tout en ignorant l’analyse. Et c’est sans l’analyse que Brunelleschi a construit cette merveille architecturale qu’est Santa Maria del Fiore à Florence. On ne peut guère être plus franchement à contre-courant de son époque et, évidemment, le développement de la physique va donner tort à Vico. Mais là encore, il faut comprendre ce que Vico défend, au-delà des prises de position brutales contre les Modernes. Il conteste vigoureusement cette science nouvelle dont la valeur de vérité se confond avec l’efficacité pratique technique. Les techniques algébriques sont sans doute nécessaires aux ingénieurs reconnaît d’ailleurs Vico, mais elles ne doivent venir qu’au second plan. Dans l’éducation des jeunes gens, c’est la mathématique des formes, la géométrie, qui doit être enseignée en premier. Autrement dit, ce n’est pas l’application technique de la science qui serait garante de sa vérité absolue.
De même Vico conteste l’utilité de la méthode cartésienne en médecine. La manière cartésienne de considérer le corps comme une machine conduit à accorder moins de place aux symptômes, aux règles pour conserver le corps en bonne santé, ou encore au lien étroit en médecine entre le corps et l’âme. Plutôt qu’aux lois de la physique et à leur certitude prétendue, il vaudrait mieux donner plus de place aux longues observations qui procurent des connaissances vraisemblables.
Plus grave, enfin, est le fait que la priorité donnée à la connaissance physique relègue au second plan la  et la jurisprudence (la science du droit) qui devraient avoir la première place.
Puisqu’aujourd’hui, l’unique but des études est la vérité, nous investiguons la nature des choses parce qu’elle nous paraît certaine, mais nous ne faisons pas de recherche dans la nature de l’homme parce qu’elle est rendue au plus haut point incertaine par le libre arbitre. Mais cette méthode des études produit chez les adolescents de tels inconvénients qu’ils ne réussissent pas ensuite à se comporter avec la prudence suffisante dans la vie civile, ni ne savent colorer le discours de caractère et l’enflammer autant qu’il suffit de passions.[5]
La méthode nouvelle, « cartésienne », éduque à la science mais non à la sagesse. Or dans les affaires humaines, c’est d’abord la sagesse qui est nécessaire et celle-ci n’a pas besoin de la rigidité des règles du physicien, mais au contraire de la « mesure flexible utilisée à Lesbos », cette règle de plomb malléable dont parle Aristote et qui s’adapte aux courbes des choses à mesurer.[6] La science sans prudence qui procède de la loi générale au particulier passe à travers les « tortuosités de la vie », alors que le sage les connaît et sait les suivre sans oublier de regarder vers le but éternel qui est le sien. Supériorité de la sagesse pratique donc sur la connaissance théorique selon la méthode mathématique.
L’opposition entre science et sagesse se double d’une discussion sur les deux types de discours, le discours scientifique qui ne manie que des termes abstraits, choisis pour leur précision et le discours éloquent qui sait user des images pour mieux toucher son interlocuteur. Opposition qui renvoie au génie des langues. Au fond, le cartésianisme est conforme au génie de la langue française mais ne convient pas à la langue italienne[7]. Vico ne soutient pas une conception relativiste de la vérité (vérité en-deçà des Alpes, erreur au-delà !) mais soutient qu’elle ne peut s’exprimer de la même manière dans toutes les langues, c’est-à-dire dans toutes les cultures. Dans ce domaine aussi l’universel doit être concret.
Si la « nouvelle critique » est désavantageuse pour la formation des jeunes gens, elle peut être utile à la poésie : la méthode déductive, permettant de tirer logiquement des conséquences de prémisses fausses peut produire des effets poétiques. Mais Vico ne s’en tient pas à cette formule qui pourrait sembler très ironique. La volonté de la vérité (« claire et distincte ») de la « nouvelle critique » rejoint finalement l’objectif du poète. Ce que le philosophe cherche avec sérieux, le poète l’enseigne en dilettante. On voit ici s’esquisser le thème de la « science poétique » qui prendra une grande place dans la Science Nouvelle. Mais alors que dans cette dernière œuvre, la science poétique est une étape d’un développement historique de la culture humaine, une étape qui, finalement, devra être dépassée, ici, ce qui distingue le poète du philosophe, ce sont les publics et les modes de conviction adaptés à des publics différents. Le philosophe s’adresse au public cultivé et il le peut faire avec des termes abstraits alors que le poète s’adresse au vulgaire et utilise pour ce faire des personnages et des actions.
À cette fin, les poètes s’écartent des formes quotidiennes du vrai pour en créer une d’une espèce encore plus excellente ; et ils négligent la nature incertaine pour suivre la nature constante et ils suivent le faux de sorte à être en quelque matière encore plus véridiques.[8]
Le faux dont Vico parle ce sont les fictions poétiques dont la fonction est précisément de dire le vrai. Ainsi la rigueur des actions humaines, la cohérence avec soi-même dont font preuve les héros d’Homère constituent les modèles de la philosophie  des stoïciens. Et Vico, qui affirme dans la Scienza Nuova que les mythes sont vrais, affirme que la poésie est une voie d’accès à la vérité.
La nouvelle méthode, la critique, ne peut évidemment épargner la jurisprudence et c’est à elle que Vico consacre le plus important chapitre de son traité consacré à la « méthode des études de notre temps ». Le droit romain constitue le modèle de tout droit, puisqu’il garde les traces de la sagesse des temps héroïques et que la définition que les Romains donnaient de la jurisprudence correspond exactement à celle que les Grecs donnaient de la sagesse : « connaissance des choses divines et humaines ». Mais, pour Vico, les Romains sont supérieurs aux Grecs en ce domaine et pour justifier cette thèse, il esquisse une forme particulière du verum/factum (cf. infra). Les Romains connaissaient mieux la sagesse jurisprudentielle que les Grecs, car au lieu d’apprendre en en discutant, ils l’apprenaient dans la pratique.[9] Il s’agit donc chez eux d’une philosophie « vraie et non simulée ». Avec l’Empire, la jurisprudence romaine s’affaiblit, séparant l’art de juger – l’art oratoire – de la connaissance du juste et de l’injuste, en même temps que le droit public était délaissé, la connaissance des choses humaines se limitant dorénavant au droit privé. Par rapport à ce droit ancien, fort corrompu, il semble que les nouvelles méthodes de la jurisprudence soient supérieures. La rationalisation du droit (dont Domat est le représentant le plus connu en France) tend à présenter les lois comme un système unique et rationnellement construit. Vico admet que cette méthode a des avantages, notamment au regard d’un droit qui s’est affaibli et a perdu sa cohérence ainsi que le sens de l’État et du bien commun. Cependant, c’est encore la prudence pratique et les exigences de l’art oratoire qui sont les mieux adaptées à l’exercice du droit, notamment parce qu’une infinité des cas ne peut être saisie par la loi et exige cette habitude de juger prudemment que donne la tradition juridique.
Le verum/factum, clé de voûte de la pensée vichienne
Les questions abordées dans la Méthode des études de notre temps sont reprises plus directement sur le plan métaphysique dans De la sagesse de l’antique Italie[10]. Le point de départ est différent. Vico suppose ici une théorie de langage selon laquelle celui-ci n’est rien d’autre que l’objectivation de la pensée, il en déduit que l’étymologie permet de retracer la genèse de la pensée. Partant d’un principe qu’il réfutera dans La Science Nouvelle, Vico suppose que l’on pourrait découvrir dans les origines de la langue latine une sagesse antique, antérieure même à la sagesse des Grecs. Le lien entre philologie et philosophie se noue ici. Constatant combien la langue latine est riche en expressions philosophiques, Vico conjecture que, puisque les anciens Romains ne se préoccupaient que d’agriculture et de guerre, cet enseignement philosophique incorporé dans la langue ne pouvait venir que des Ioniens et des Étrusques. Vico entreprend de fait de construire une culture latine qui ait sa propre spécificité, indépendante de celle des Grecs, une culture dotée d’une philosophie dont les racines soient proprement italiennes et qui ne puisse donc être réduite à une traduction latine de la philosophie grecque.
Trois questions résument le propos de ce livre I : celle de la vérité première, celle de la divinité suprême et celle de l’âme humaine. Le livre s’ouvre par l’affirmation la plus célèbre de Vico : « les mots verum et factum, le vrai et le fait, se mettent l’un pour l’autre. » De cette étymologie, Vico passe à la gnoséologie. L’extrait décisif est celui-ci :
(…) le criterium du vrai, et la règle pour le reconnaître, c'est de l'avoir fait ; par conséquent, l'idée claire et distincte que nous avons de notre esprit n'est pas un criterium du vrai, et elle n'est pas même un criterium de notre esprit ; car en se connaissant, l'esprit ne se fait point, et puisqu'il ne se fait point, il ne sait pas le genre ou la manière dont il se connaît. Comme la science humaine a pour base l'abstraction, les sciences sont d'autant moins certaines qu'elles sont plus engagées dans la matière corporelle. Ainsi la mécanique est moins certaine que la géométrie et l'arithmétique, parce qu'elle considère le mouvement, mais réalisé dans des machines ; la physique est moins certaine que la mécanique, parce que la mécanique considère le mouvement externe des circonférences, et la physique le mouvement interne des corps. La  est moins certaine encore que la physique parce que celle-ci considère les mouvements internes des corps, qui ont leur origine dans la nature, laquelle est certaine et constante, tandis que la  scrute les mouvements des âmes, qui se passent à de grandes profondeurs, et qui proviennent le plus souvent du caprice, lequel est infini. En outre, en physique, les théories sont vérifiées dès lors qu’elles permettent de produire quelque chose de semblable aux faits observés. C'est pour cela que les théories sur la nature passent pour les plus importantes, et sont accueillies de tout le monde avec la plus grande faveur, si on y ajoute des expériences qui offrent une imitation de la nature.
Pour tout dire en un mot, le vrai est convertible avec le bon, si ce qui est connu comme vrai tient son être de l'esprit par lequel il est connu, et que la science humaine imite ainsi la science divine, par laquelle Dieu, en connaissant le vrai, l’engendre à l’intérieur de toute éternité, et le fait à l'extérieur dans le temps. Quant au criterium du vrai, c'est pour Dieu de communiquer en créant la bonté aux objets de sa pensée (vidit Deus, quod essent bona), de même c'est pour les hommes d’avoir fait le vrai qu’ils connaissent.[11]
L’attaque contre la métaphysique cartésienne est cette fois directe. L’idée claire et distincte ne peut pas être le criterium du vrai parce qu’elle ne peut pas être le criterium de notre esprit. Descartes part de l’idée que l’esprit (mens) est plus aisé à connaître que le corps et cette connaissance claire et distincte de l’existence et de la nature du « je » (« je suis une chose qui pense ») constitue le « point d’Archimède » que recherchent les Méditations métaphysiques. Mais le « grand Méditateur », comme l’appelle Vico, s’abuse lui-même : si le principe du verum/factum est valide, je connais d’autant plus un objet que je l’ai fait. Ainsi les mathématiques qui sont les inventions de l’homme lui sont parfaitement connues, la mécanique qui traite des mouvements extérieurs est un peu moins connue et plus nous nous enfonçons dans l’épaisseur de l’être, moins la connaissance que nous en avons est certaine. Vico soutient que la méthode utilisée par Descartes dans les Méditations ne permet pas du tout de sortir du scepticisme et que « le seul moyen de renverser le scepticisme, c’est que nous prenions pour criterium du vrai le fait de l’avoir fait ».[12]
On pourrait penser que Vico institue là une sorte de « critère de la pratique ». C’est ainsi que parfois il a été interprété, notamment dans la tradition marxiste. Contre le kantisme et le caractère inconnaissable de la « chose en soi » kantienne, Engels invoque l’industrie preuve pratique de la vérité de nos connaissances en physique et chimie : si on peut synthétiser une substance (on peut la faire), c’est qu’on la connaît complètement et qu’il n’y rien d’autre à connaître. On pourrait y voir aussi une espèce d’anticipation du pragmatisme qui prolonge par bien des aspects l’expérimentalisme baconien. Mais Vico n’entend pas les choses ainsi.
La thèse du verum/factum n’est certainement pas une invention de Vico. Selon une certaine critique catholique à laquelle Vico répond, on pourrait la trouver sous des formes légèrement différentes dans d’autres sources, principalement dans la tradition thomiste. D’autres commentateurs citent Duns Scot, Nicolas de Cues ou encore l’occasionnalisme de Malebranche. Ainsi dans la Somme théologique, saint Thomas affirme-t-il: « le bon est convertible avec l’étant, ainsi le vrai. » (I, question XVI, art.3) Cette formulation est assez éloignée de celle de Vico. Dans sa réponse au « Giornale de’ litterati d’Italia », Vico semble cependant tirer sa position vers la formule thomiste.
Premièrement, j’établis un vrai qui se convertit avec le fait, et, ainsi, j’entends le « bon » des écoles, qu’elles convertissent avec l’être, et donc je ramène en Dieu ce qui est l’unique Vrai parce qu’en lui est contenu tout fait.[13]
Ainsi que le remarque Croce[14], une telle méthode herméneutique permet de ramener toutes les philosophies à une seule ! Il ne faudrait donc pas prendre trop au sérieux la revendication de filiation thomiste de Vico, qui n’est sans doute qu’une argutie où l’on invoque l’autorité de la théologie officielle catholique en vue d’échapper aux médisances et jalousies dont Vico se plaint fréquemment.
De quoi s’agit-il donc ? Pour comprendre la problématique de Vico, il est peut-être intéressant de suivre la suggestion de Croce et d’aller voir du côté de Galilée. Dans un passage connu du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, Galilée s’essaie à la comparaison entre les puissances intellectuelles de l’homme et celles de la nature. Il distingue deux sortes de compréhension : la compréhension intensive et la compréhension extensive. La deuxième se rapporte à la multitude des choses intelligibles alors que la première se rapporte à la perfection de la compréhension d’une proposition. Or si relativement au nombre des choses à comprendre, qui sont infinies, l’intellect humain est un zéro, il n’en est pas de même relativement à certaines propositions.
… je dis que l’intellect humain comprend parfaitement certaines et en a une certitude aussi absolue que la nature elle-même peut en avoir ; c’est le cas des sciences mathématiques pures, c’est-à-dire de la géométrie et de l’arithmétique : en ces sciences, l’intellect divin peut bien connaître infiniment plus de propositions que l’intellect humain, puisqu’il les connaît toutes, mais, à mon sens la connaissance qu’a l’intellect humain du petit nombre qu’il comprend parvient à égaler en certitude objective la connaissance divine, puisqu’elle arrive à en comprendre la nécessité et qu’au-dessus de cela il n’y a rien de plus assuré.[15]
Ce passage est évidemment fondamental. Il fait de l’homme un double de Dieu, le double fini d’un être infini mais apte à atteindre une vérité tout aussi assurée, tout aussi absolue. Cela fera partie des charges portées contre Galilée. Mais Galilée est dans la continuité d’une tradition de la philosophie qui comprend Pic de la Mirandole ou Campanella et Vico pourrait bien prolonger cette même lignée, platonicienne et étrangère au thomisme. Dieu connaît l’infinité du monde puisqu'il « a fait toutes les choses ». L’homme, au contraire, ne peut évidemment pas toutes les connaître, il ne peut même pas les comprendre à proprement parler puisque qu’il faudrait qu’elles soient en lui pour pouvoir les comprendre. Pour faire comprendre la différence entre le vrai connu par Dieu et le vrai humain, Vico emploie une image: le vrai humain est comme l’image plane d’une forme plastique. L’écart entre l’homme et Dieu procède de ce mécanisme projectif et permet d’expliquer cependant pourquoi l’homme peut atteindre la vérité dans son domaine propre :
Et de même que le vrai divin consiste en ce que Dieu, dans l’acte même de sa connaissance, dispose et engendre, de même le vrai humain consiste en ce que l’homme, dans la connaissance, combine et produit pareillement. Ainsi la science est la connaissance du genre ou de la manière dont la chose se fait, connaissance dans laquelle l’esprit fait lui-même l’objet …[16]
De cela il se tire que l’homme ne peut connaître que les choses qu’il a faites. Quelles sont ces choses ? Comme l’homme n’est pas véritablement créateur, il ne comprend pas en lui les choses de la nature. La méthode analytique aristotélicienne comme le pythagorisme sont des tentatives qui conduisent dans une impasse car « l’homme, marchant par ces voies à la découverte de la nature, s’aperçut enfin qu’il ne pouvait y atteindre », mais
il sut alors utiliser ce défaut de son esprit, et par l’abstraction, comme on dit, il se créa deux éléments : un point qui pût se représenter et une unité susceptible de multiplication. Deux fictions. Car le point, si on ne le figure n’est plus un point, et l’unité qu’on multiplie n’est plus une unité. En outre, il partit de ces bases, comme il en avait le droit, pour aller jusqu’à l’infini, prolongeant les lignes dans l’immensité et poussant dans l’innombrable la multiplication de l’unité. De cette manière, il se construisit un monde de formes et de nombres qu’il pût embrasser tout entier en lui-même.[17]
C’est pourquoi la science la plus certaine, et même la seule qui soit absolument certaine, est la mathématique, car si le principe de la science humaine est l’abstraction, dit comme le dit Vico, seule la mathématique est complètement abstraite. On comprend alors pourquoi la mécanique est moins certaine que les mathématiques : elle s’occupe du mouvement – c’est la cinématique – mais du mouvement « réalisé dans les machines ». Mais à son tour la mécanique parce que plus abstraite est plus certaine que la physique. « La mécanique considère le mouvement externe des circonférences et la physique le mouvement interne des centres. » Cette expression s’éclaire à la lumière de la thèse de Vico exposée dans le début du texte : la mécanique ne s’occupe que des mouvements « extérieurs » de la matière, ceux qui peuvent être abstraitement représentés par des figures géométriques – comme les trajectoires elliptiques des planètes qui constituent la « mécanique céleste ». Elle est encore très proche de la géométrie pure. Au contraire, la physique, dans la mesure où elle s’intéresse à la matière elle-même ne peut plus procéder aux mêmes abstractions.
Par le même raisonnement on conçoit que la  est encore moins certaine que la physique. Il faut entendre ici la  au sens large d’étude de l’esprit humain, presque au sens de psychologie, et non au sens étroit, prescriptif. La régularité des phénomènes physiques donne encore la possibilité d’une abstraction qu’interdit l’infinie variation de l’esprit humain qui semble n’obéir qu’à la fantaisie.
La thèse du verum/factum présentée en 1710 n’est donc susceptible d’aucune interprétation « pragmatiste » et Vico n’anticipe pas la « philosophie de la praxis », le nom sous lequel Gentile, puis Gramsci, désignent la philosophie de Marx. Elle se présente plutôt comme une limitation drastique de la possibilité pour l’homme d’atteindre la vérité en dehors des mathématiques et c’est en cela qu’elle est franchement anti-cartésienne et pourrait plutôt incliner au scepticisme – comme souvent y porte le platonisme.
De cet ouvrage de 1710, Vico rejettera la thèse fondamentale, celle d’une sagesse philosophique ancienne et cachée dans l’étymologie et la Science Nouvelle au contraire répétera qu’il n’y a pas chez les peuples anciens de sagesse absconse. Pourtant la thèse sur la nature de la vérité sera conservée sous la forme particulière qu’elle trouve dans l’œuvre majeure de Vico : nous connaissons mieux le monde civil que le monde naturel car nous avons fait celui-là et non celui-ci – et c’est pratiquement sous cette forme que Marx la reprend pour soutenir la validité d’une science de l’histoire, à ceci près, et ce n’est pas rien, que, pour Marx faire l’histoire, ce n’est pas exactement ce que Vico entend quand il parle de « faire le monde civil ». Plus généralement, on peut considérer, avec Ciro Greco que « le terrain préparé par le De Antiquissima sera celui-là même sur lequel édifier la Science Nouvelle, les coordonnées métaphysiques qui se trouvent dans le premier, bien que se transformant, demeureront en partie au fond du second »[18].
***
La recherche de la vérité ne procède pas d’une méthode infaillible qu’il suffirait d’appliquer rigoureusement. Sans nier l’importance ni les résultats des sciences de la nature et notamment de la physique mathématisée, il s’agit d’en circonscrire le champ avec précision et de garder toute sa place à la culture héritée. Au-delà, les réflexions de Vico pourraient nous être utiles aujourd’hui, à l’heure où la « méthodologie », les procédures et la recherche du « rendement » dans la pensée envahissent l’école. Avec Vico, nous pourrions réaffirmer la valeur éminente des humanités classiques dans la formation des esprits. Plutôt une tête bien faite qu’une tête bien pleine, répète-t-on ; mais une tête vide ne peut être bien faite et la tradition humaniste, plus que tout, concourt à former les esprits avec suffisamment de largeur de vue pour qu’ils puissent être des esprits critiques.
 
Bibliographie :
Œuvres de Vico citées ici
[1993] De l’antique sagesse de l’Italie, traduction de Jules Michelet révisée, présentation de Bruno Pinchard, GF-Flammarion, 1993
[2008] Metafisica et metodo, a cura di Claudio Faschilli, Ciro Greco, Andrea Murari, postfazione di Massimo Cacciari. Bompiani, 2008, édition bilingue latin-italien. Contient Il metodo degli studi del nostro tempo (1708) et L’antichissima sapienza degli Italici da dedursi dalle origini della lingua latina e Polemiche.
* Commentaires
[1913] Croce, Benedetto, La philosophie de Jean-Baptiste Vico, Giard et Brière, 1913, traduit de l’italien par H.Buriot-Darsiles et Georges Bourgin.
 


[1]    Le texte sur la méthode est l’œuvre d’un professeur de rhétorique à l’université de Naples, fonction que Vico assume entre 1708 et 1710.
[2]    Vico, 1993, p.119. On retrouvera chez Leopardi cette défense de l’imagination face aux prétentions de la raison. Voir Zibaldone, 1841.
[3]    Vico, 2008, p.72
[4] Notons que cette volonté de déduire les lois du mouvement de principes a priori conduit Descartes à quelques erreurs notables dans la deuxième partie des Principes de la philosophie.
[5]    Vico, 2008, p. 94
[6]    Vico, 2008, p.96. Sur la règle de Lesbos, voir Aristote, Éthique à Nicomaque, 1137b : Aristote s’intéresse aux cas innombrables dans lesquels la loi ne peut pas déterminer le juste et où est nécessaire l’honnête, « correctif de la loi dans les limites où elle est en défaut en raison de son universalité ». Et Aristote poursuit : « L’indéterminé, en effet, a pour règle un outil lui aussi indéterminé, tout comme la construction à Lesbos a pour règle le plomb. D’après la forme de la pierre, en effet, cette règle de plomb se modifie et ne reste pas identique. De même le décret s’adapte aux affaires traitées. » (Cité dans la traduction Bodéüs, GF-Flammarion, 2004)
[7]    Vico défend la supériorité de la langue italienne et se vante de n’avoir pas appris le français ...
[8]    Vico, 2008, p.108
[9]    Vico, 2008, p.118
[10]   De antiquissima italorum sapientia ex linguae latinae originibus eruenda. Le titre est le programme. Il annonce trois livres, I. Métaphysique, II. Physique, III. . Le livre I fut publié en 1710. Le livre de physique a été commencé mais jamais achevé et le texte en est perdu et il n’y a aucune trace du livre III consacré à la . Nous citons ce texte d’après la traduction Michelet (Vico, 1993).
[11]   Vico, 1993, pp 76-77
[12]   Vico, 1993, p.81
[13]   Vico, 2008, p.327. Les discussions de 1711-1712 auxquelles la publication de L’antique sagesse de l’Italie a donné lieu ne figurent pas dans l’édition française de 1993, tirée de Michelet.
[14]   Croce, 1913, p.317
[15]   Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, traduit de l’italien par René Fréreux, Seuil, 1992, p. 211
[16]   Vico, 1993, p.72
[17]    Vico, 1993, p.75
[18]   C. Greco, « Dualismo e poeisis in Giambattista Vico », in Vico, 2008, p. 464

jeudi 28 août 2014

Le docteur Lordon au chevet de la gauche agonisante. A propos d'un article publié dans le «Monde Diplomatique»


  • Dans la dernière livraison du Monde Diplomatique, Frédéric Lordon, économiste favori de la gauche radicale, annonce la bonne nouvelle : la gauche ne peut pas mourir. Comme le Monde Diplomatique lui accorde une place imposante, le court essai de Lordon mérite d’être commenté puisque, on n’en doute pas, ses propos seront lus largement et relayés dans toutes les sphères de cette « gauche critique » hostile au PS, mais acharnée à maintenir l’illusion politique par excellente que fut « la gauche ». Selon Lordon, il convient de combattre les « poisons » que seraient « toutes les navrances complaisamment relayées par la cohorte des experts et éditorialistes, la plus toxique est sans doute celle qui annonce avec une gravité prophétique la fin des catégories « droite » et « gauche », et le dépassement définitif de leur antinomie politique. » Comme nous soutenons avec une certaine constance cette « navrance » que Lordon rapproche immédiatement des thèses de « l’extrême droite » et du « dépassement de la droite et de la gauche (« qui ne veulent plus rien dire ») de l’extrême centre », nous nous sentons obligés de revenir sur ces questions. Nous verrons une fois de plus (voir notre recension Capitalisme et servitude. Marx et Spinoza) que le radicalisme verbal de Lordon n’est qu’une ultime tentative pour sauver « à gauche » un système immanquablement conduit à la faillite. La lecture suivie que nous proposons de l’article de Lordon permettra d’éclairer ce dernier propos.
    Procédant par amalgame, Lordon met dans le même sac Valls et Régis Debray :
    Passe alors un premier ministre qui vaticine que « oui, la gauche peut mourir (1», trahissant visiblement sous la forme d’une sombre prédiction son propre sombre projet, et la cause semble entendue. À plus forte raison quand lui emboîtent le pas quelques intellectuels : « La gauche est déjà morte ; ce qui en survit est soit pathétique, soit parodique ; si on s’occupait d’autre chose ? », déclare Régis Debray au Nouvel Observateur(3 juillet 2014). Mais ce sont deux erreurs en une phrase : l’une qui confond la gauche, comme catégorie politique générale, avec ses misérables réalisations partidaires, l’autre qui, par paraphrase, devrait remettre en tête que si tu ne t’occupes pas de la gauche, c’est la droite qui s’occupera de toi.
    Désolé de contredire cet éminent professeur, mais il ne comprend visiblement rien. Lorsque Valls annonce que « la gauche peut mourir », c’est parce qu’il veut la sauver ! Il veut la sauver parce qu’elle est nécessaire au maintien du système politique et social. Gauche et droite doivent exister pour assurer l’illusion de la démocratie, complément politique et idéologique indispensable à l’État autoritaire de la Ve République entièrement soumis aux intérêts du capital financier. Ce qui inquiète Valls, c’est que l’on confonde encore « gauche » et « socialisme » et donc que les revendications sociales puissent encore s’exprimer, même de manière très déformée, dans la représentation parlementaire baptisée « majorité de gauche ». Quant à Régis Debray, on ne peut que partager sa caractérisation: « parodique » ou « pathétique », voilà ce qu’est la gauche aujourd’hui.
    Mais Lordon se défend : 1) la gauche n’est pas le PS – on se demande bien pourquoi – et 2) la gauche est une idée (immortelle par définition) :
    Il y a de quoi s’étonner en tout cas que « gauche » soit ainsi implicitement rabattu sur « Parti socialiste », parti dont il est maintenant solidement avéré qu’il n’a plus rien que de droite. Et s’il est vrai que ce dernier peut mourir — on pourrait même dire : s’il est souhaitable qu’il meure —, la gauche, elle, est d’une autre étoffe et, partant, d’une autre longévité. Car elle est une idée. Égalité et démocratie vraie, voilà l’idée qu’est la gauche. Et il faut être aveugle, intoxiqué ou bien dépressif pour se laisser aller à croire que cette idée est passée : non seulement elle n’a pas fini de produire ses effets, mais en vérité elle a à peine commencé. Bref, elle est encore entièrement à faire entrer dans la réalité.
    Pour combattre navrances et poisons, Lordon a donc une thèse forte : la gauche, c’est l’égalité et la démocratie vraie. Égalité et démocratie vraie voilà deux baudruches qui peuvent égayer les discours de fin de banquet radical-socialiste, mais rien de plus. L’égalité de quoi a-t-on envie de demander tout de suite à Lordon? La philosophie politique et morale contemporaine a pourtant cherché à travailler cette question : Rawls défend l’égalité des libertés (principe d’égale liberté pour tous), Dworkin l’égalité des ressources (voir La vertu souveraine) et Amartya Sen défend l’égalité des capabilités. Trois variantes d’une tentative authentiquement libérale, dans le meilleur sens du terme, de concilier liberté et égalité sans remettre en cause les fondements de nos sociétés où le mode de production capitaliste est dominant. Pour sa part, Marx (que Lordon massacre dans le livre cité plus haut) se moque de l’égalité comme d’une guigne. Le règne de l’égalité, c’est le règne de l’égalité des travaux abstraits et donc celui du droit bourgeois. Dans la Critique du programme de Gotha, Marx s’exprime sans ambages sur cette question :
    Mais pour ce qui est du partage de ces objets entre producteurs pris individuellement, le principe directeur est le même que pour l'échange de marchandises équivalentes : une même quantité de travail sous une forme s'échange contre une même quantité de travail sous une autre forme. Le droit égal est donc toujours ici dans son principe... le droit bourgeois, bien que principe et pratique ne s'y prennent plus aux cheveux, tandis qu'aujourd'hui l'échange d'équivalents n'existe pour les marchandises qu'en moyenne et non dans le cas individuel. En dépit de ce progrès, le droit égal reste toujours grevé d'une limite bourgeoise. Le droit du producteur est proportionnel au travail qu'il a fourni; l'égalité consiste ici dans l'emploi comme unité de mesure commune. Mais un individu l'emporte physiquement ou moralement sur un autre, il fournit donc dans le même temps plus de travail ou peut travailler plus de temps; et pour que le travail puisse servir de mesure, il faut déterminer sa durée ou son intensité, sinon il cesserait d'être unité. Ce droit égal est un droit inégal pour un travail inégal. Il ne reconnaît aucune distinction de classe, parce que tout homme n'est qu'un travailleur comme un autre; mais il reconnaît tacitement l'inégalité des dons individuels et, par suite, de la capacité de rendement comme des privilèges naturels. C'est donc, dans sa teneur, un droit fondé sur l'inégalité, comme tout droit. Le droit par sa nature ne peut consister que dans l'emploi d'une même unité de mesure; mais les individus inégaux (et ce ne seraient pas des individus distincts, s'ils n'étaient pas inégaux) ne sont mesurables d'après une unité commune qu'autant qu'on les considère d'un même point de vue, qu'on ne les saisit que sous un aspect déterminé; par exemple, dans le cas présent, qu'on ne les considère que comme travailleurset rien de plus, et que l'on fait abstraction de tout le reste. D'autre part : un ouvrier est marié, l'autre non; l'un a plus d'enfants que l'autre, etc., etc. A égalité de travail et par conséquent, à égalité de participation au fonds social de consommation, l'un reçoit donc effectivement plus que l'autre, l'un est plus riche que l'autre, etc. Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal, mais inégal.Mais ces défauts sont inévitables dans la première phase de la société communiste, telle qu'elle vient de sortir de la société capitaliste, après un long et douloureux enfantement. Le droit ne peut jamais être plus élevé que l'état économique de la société et que le degré de civilisation qui y correspond.Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l'asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l'opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital; quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l'horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ! »
    L’égalité n’est qu’une survivance du « droit bourgeois » et dans une société communiste, il n’y aura plus à se poser la question de l’égalité, mais bien à réaliser la vieille revendication « à chacun selon ses besoins ».
    Faute de réfléchir sérieusement à cette question de l’égalité, Lordon se contente donc d’une phrase creuse, purement « bourgeoise ». À moins qu’il ne s’agisse tout simplement de « l’égalité des droits » garantie depuis 1789 et qui ne réalise l’égalité qu’entre individus égaux par ailleurs, comme le faisait déjà remarquer Hegel. L’existence même de l’État suppose une inégalité fondamentale, de quelque manière qu’on s’efforce de la camoufler.
    Il n’en va pas mieux avec la « démocratie vraie » qu’avec l’égalité. Strictement parlant, la seule « démocratie vraie » est la démocratie directe suivant la manière athénienne antique. Et l’on sait à quelles limites se heurtait cette démocratie, la plus vraie que l’on ait connue dans l’histoire. Toutes les républiques, même les plus démocratiques, sont au fond ce que les Anciens appelaient des régimes mixtes, combinant le pouvoir populaire (par l’intermédiaire de l’élection ou du référendum), le pouvoir aristocratique (une Assemblée d’élus est une assemblée des « meilleurs » à qui l’on a confié le pouvoir de faire la loi) et un principe « monarchique » incarné dans l’unicité de l’exécutif. C’est vrai évidemment de la Ve République singulièrement tordue du côté du pouvoir monarchique, mais c’est aussi vrai des républiques parlementaires comme l’Allemagne, la Grande-Bretagne ou l’Italie, où l’on voit d’ailleurs le « chef » (le chancelier ou le premier ministre) prendre de plus en plus de poids.
    Si l’on écarte la démocratie directe – qui ne semble pas très praticable – on doit non pas de contenter de formules creuses sur la « démocratie vraie », mais travailler sur les institutions républicaines nécessaires, en entendant le républicanisme comme théorie de la liberté comme non-domination. Mais comme les mots mêmes de république ou de domination ne figurent pas dans le long texte de Lordon, il ne faut pas chercher de solution de ce côté-là.
    Lordon précise cependant ce qu’il entend :
    Rétablir la polarité droite-gauche, contre le poison de la dénégation, suppose alors de mettre au clair à nouveau ce que gauche signifie pour circonstancier un peu plus précisément l’idée qu’elle est à l’époque du capitalisme mondialisé. Or cette circonstance tient en un énoncé assez simple : égalité et démocratie vraie ne peuvent être réalisées quand la société est abandonnée à l’emprise sans limite du capital — compris aussi bien comme logique sociale que comme groupe d’intérêt.
    « Rétablir la polarité droite-gauche contre le poison de la dénégation » : on ne comprend pas ce que veut Lordon. Soit cette polarité existe (puisque la gauche ne meurt pas ...) et alors il ne sert à rien de vouloir la rétablir. Soit elle n’existe plus et alors pourquoi faut-il la rétablir ? La division droite-gauche est un héritage de 1789 (à gauche se sont placés les adversaires du veto royal) et jusqu’au début du XXe siècle, la division droite-gauche était une division au sein des classes dominantes, la bourgeoisie de gauche étant aussi hostile aux ouvriers que la bourgeoisie de droite ainsi qu’elle l’a montré férocement dans la répression des manifestations ouvrières de juin 1848 et le ministre de l’intérieur de gauche, le radical Clemenceau a fait fusiller les ouvriers grévistes sans plus de remords que ses confrères de droite... La gauche au XXe siècle s’est constituée dans l’affaire Dreyfus : l’alliance (utile et nécessaire) des ouvriers et des bourgeois radicaux est devenue une formule politique permanente qu’on retrouvera avec le « cartel des gauches », le Front populaire, le gouvernement Mollet de 1956, etc. Vouloir rétablir la polarité droite-gauche, c’est vouloir faire revivre cette formule-là. Or précisément, si cette formule est sinon complètement morte du moins tout à fait agonisante, c’est précisément parce que les conditions politiques qui expliquaient son existence ont disparu. L’opposition d’une bourgeoisie de droite conservatrice, fondée sur le patrimoine capitaliste et l’alliance avec l’Armée et l’Église et une bourgeoisie de gauche éclairée, anticléricale et plus démocratique n’existe plus. Tout simplement parce que le capitalisme familial patrimonial joue une rôle secondaire dans le capitalisme d’aujourd’hui et parce que les revendications « libérales » de la gauche radicale sont en pleine harmonie avec les revendications « libérales » du capital qui veut se débarrasser des entraves que le vieux monde continue (assez marginalement il est vrai) à poser à l’extension indéfinie du domaine de la marchandise. Si l’ancienne division droite-gauche avait un certain sens, elle n’est plus aujourd’hui qu’un simulacre, un spectacle organisé par les marchands de sommeil du monde médiatique ... et les « spécialistes » politiques.
    Quand Lordon écrit que « égalité et démocratie vraie ne peuvent être réalisées quand la société est abandonnée à l’emprise sans limite du capital — compris aussi bien comme logique sociale que comme groupe d’intérêt », c’est tout à fait confus compte tenu de ce que nous venons de dire à propos de l’égalité et de la « démocratie vraie ». Ce qui intrigue, c’est l’expression « l’emprise sans limite du capital ». Le capital, comme dit d’ailleurs Lordon vise l’emprise totale, non par vice, mais parce que ce système ne peut exister que dans l’accumulation illimitée du capital. Ce n’est donc pas « l’emprise sans limite du capital » qu’il faut mettre en cause, mais le capital lui-même. L’expression de Lordon laisse au contraire entendre qu’il faudrait une emprise limitée du capital et donc une sorte d’économie mixte avec un encadrement étatique, ce qui est exactement la position néokeynésienne que défend Lordon depuis longtemps.
    Que le capital vise l’emprise totale, la chose découle du processus même de l’accumulation, dont la nature est d’être indéfinie. Aucune limite n’entre dans son concept — ce qui signifie que les seules bornes qu’il est susceptible de connaître lui viendront du dehors : sous la forme de la nature épuisée ou de l’opposition politique.
    Encore une fois, beaucoup de confusions. La première partie de cet extrait est quasi parfaite, à l’exception de l’adjectif « indéfinie » qu’il faudrait remplacer par « illimitée ». Mais comme on dit, une cuillerée de goudron suffit à gâcher un baril de miel. Si l’accumulation est par nature illimitée, sa limitation entraîne la mort du capital alors que si elle est indéfinie il en va autrement : il suffit de la définir de l’extérieur pour trouver un régime d’accumulation compatible avec la vie humaine. La suite montre pourquoi Lordon est si confus. Il manque précisément l’essentiel : la principale limite à l’accumulation du capital n’est pas l’épuisement des ressources naturelles. C’est le capital lui-même ! C’est l’essence de ce qu’est le capital, rapport social fondé sur l’accumulation de richesse abstraite, qui lui échappe.
    Faute de quoi, le processus est voué à proliférer comme un chancre, développement monstrueux qui s’opère à la fois en intensité et en extension. En intensité, par l’effort de la productivité sans fin. En extension, par l’envahissement de nouveaux territoires, aires géographiques jusqu’ici intouchées, à la manière dont, après l’Asie, l’Afrique attend son tour, mais aussi domaines toujours plus vastes de la marchandisation.
    L’effort de productivité est nécessaire parce que chaque fraction du capital doit lutter pour s’approprier la plus grande part de la survaleur produite par le système et du même coup, en réduisant le temps de travail nécessaire, cet effort de productivité contribue à dévaloriser la production. La croissance de la force productive du travail humain est antinomique à ce rapport qu’est le capital. Voilà l’enseignement de Marx qui reste un secret bien gardé pour Lordon.
    Pour Lordon le capital est une « puissance » (de quoi ? Mystère!) qui vise à la tyrannie (peut-être douce).
    Cela étant bien posé, ce qu’est la gauche s’en déduit aisément. La gauche, c’est une situation par rapport au capital. Être de gauche, c’est se situer d’une certaine manière vis-à-vis du capital. Et plus exactement d’une manière qui, ayant posé l’idée d’égalité et de démocratie vraie, ayant reconnu que le capital est une tyrannie potentielle et que l’idée n’a aucune chance d’y prendre quelque réalité, en tire la conséquence que sa politique consiste en le refus de la souveraineté du capital. Ne pas laisser le capital régner,voilà ce qu’est être de gauche.
    En définissant la gauche par rapport au capital, Lordon en produit une définition non pas positive, mais négative. À lui qui se pique de spinozisme, il faudrait rappeler que se définir contre, c’est précisément se définir de manière réactive, non rationnelle et non en vertu de l’utile propre. Mais passons. Admettons qu’être de gauche soit équivalent à refuser la souveraineté du capital. Que peut bien vouloir dire cette expression ? Le capital n’est pas une puissance souveraine tombée des cieux, mais un rapport social. S’il y a un sens à refuser la souveraineté du capital, c’est celui de renverser les rapports sociaux capitalistes et leur substituer comme le disait Marx « les producteurs associés ». Mais cela ne s’appelle pas la gauche, mais le communisme. Donc soit Lordon dit quelque chose de sensé et alors sa « gauche » s’appelle « communisme », soit il veut dire autre chose et cet autre chose, c’est l’utopie d’un capital actif, mais non totalement souverain. Lordon comme tous les illusionnistes de son genre propose de « chevaucher le tigre » – en espérant que le tigre ne s’en apercevra pas.
    Et de fait, les fières proclamations de notre porte-parole officiel de la nouvelle radicalité tombe tout de suite dans les recettes social-démocrates les plus plates. À propos du sauvetage des institutions financières après la crise de 2008, il écrit :
    Pour légitime qu’il ait été, le sentiment de scandale né du sauvetage des banques en 2009 était mal placé. Ce n’est pas qu’il ait fallu sauver les banques en soi qui était scandaleux ; c’est qu’on les ait sauvées sans la moindre contrepartie, en les munissant d’un blanc-seing implicite pour la reprise bonasse de leurs petits (grands) trafics. Il fallait sauver les banques, en effet, sauf à nous détruire nous-mêmes ; car les banques occupent une position telle dans la structure sociale du capitalisme que leur chute généralisée, abattant non seulement tout le système du crédit, mais surtout le système des paiements, et volatilisant toutes les encaisses monétaires du public, était vouée à entraîner dans l’abîme en moins de quelques jours la totalité de la production et des échanges — c’est-à-dire à nous ramener en l’équivalent économique de l’état de nature.
    Il faut sauver le capitalisme contre lui-même ! Voilà le fond de la pensée lordonienne. Si le capitalisme sombre, nous sombrons avec lui, et par conséquent Lordon ne propose pas une gauche « contre le capital », mais une gauche régulatrice du capital.
    La conclusion à tirer de cet état de fait n’était pourtant pas qu’il fallait se contenter de sauver les banques, merci, au revoir. Elle était qu’après les avoir tirées du gouffre, et nous avec,il n’était plus possible de les laisser prendre le risque de nous y entraîner de nouveau. En d’autres termes, si l’on fait vraiment l’analyse que les banques occupent dans la structure d’ensemble du capitalisme cette position névralgique depuis laquelle leurs excès exposent systématiquement la société à l’alternative de les rattraper à ses frais ou de mourir avec elles, il s’ensuit : premièrement, la qualification adéquate de cet état de fait comme prise d’otages structurelle ; deuxièmement, une réponse de gauche qui, voyant cet effet implacable des structures, conclut qu’il faut impérativement changer les structures.
    Ce qu’il propose n’est donc qu’un changement de structure à l’intérieur du capitalisme, un réformisme. Et de ce point de vue, il est rigoureusement sur le même terrain que ceux qu’il prétend combattre. Il s’agit de réformer au mieux le capitalisme – ce que Sarkozy lui-même avait reconnu et même essayé de tenter de commencer à le faire ! Ce qui distingue Lordon de ses confrères en « science économique » (cette version prétentieuse de l’alchimie et de l’astrologie), c’est qu’il défend l’intervention de l’État pour réguler le capitalisme alors que Moscovici et Sapin font confiance à des partenariats avec le secteur privé.
    Si, en effet, la capture — de la société tout entière — est ainsi rendue inévitable dans la configuration présente de la banque-finance, alors il ne peut plus être toléré d’abandonner le financement de l’économie au capital financier privé et à ses tendances incoercibles à l’abus. Au sauvetage de 2009, il ne pouvait donc y avoir de contrepartie moindre que la déprivatisation intégrale du système bancaire, d’abord sous la forme de la nationalisation, puis de sa socialisation — pour tenir au loin les preneurs d’otages.
    Un capitalisme surveillé, un bon capitalisme opposé au capitalisme prébendier et au capitalisme des pirates. Mais toujours le capitalisme dont on ne peut pas sortir. Les polémiques contre Hollande-Moscovici-Sapin (drôlement rebaptisés les trois petits cochons) ne changent rien à ce qui constitue le fond de la pensée Lordon. Dénoncer ensuite le capital qui prend les travailleurs en otage, c’est bien sympathique, mais ce n’est pas vraiment une grande avancée théorique.
    Ce passage encore dit bien ce que pense fondamentalement Lordon :
    Détenteur de fait des intérêts matériels de toute la société, dont il règle par ses initiatives les conditions de prospérité ou de paupérisation, comment le capital privé, puissance sans frein, n’en abuserait-il pas pour réclamer sans fin, sous peine de blocage de l’économie, et cela d’autant plus qu’il ne trouve en face de lui que des gouvernants prêts à tout lui accorder ?
    C’est le capital privé qui serait en cause. Mais le capital privé dont il parle n’est qu’une fiction. Le capital est aussi « socialisé » par les sociétés par actions, les fonds d’investissement, les fonds de pension, etc., sans parler des fonds souverains détenus pour certains par des États très « social-démocrates » comme l’État norvégien. Le capital de la SNCF appartient à l’État, comme celui de très nombreuses entreprises. Il y a du capital public chez PSA (celui de la France et celui de la Chine!). Mais s’il parle de « capital privé », c’est parce qu’il veut limiter sa critique aux appétits du capital privé et refuse de mettre en cause la logique du capital en général, qu’il soit privé ou public.
    Le reste de l’article n’est que la liste tronquée et vague des méfaits du capitalisme et là encore, l’avancée théorique est nulle. Tout cela pour finir la proposition d’un « bon » pacte de responsabilité.
    Contre cette hémiplégie intellectuelle intéressée, voilà alors quel pourrait être le sens véritable d’un « pacte de responsabilité » ; non pas la misérable reddition sans condition de la Droite complexée, mais la position d’une analyse et des conclusions logiques qui s’ensuivent : si le capital est bien par sa nature même « bouleversement continuel de la production », si le déclassement induit par la « transition permanente » est nécessairement l’effet de l’énergie désirante qu’investissent les capitalistes dans leur « jeu », alors le capital est intégralement comptable des destructions qu’entraînent ses « créations ». C’est donc une chose de voir l’Unedic comme une assurance contre les accidents des trajectoires individuelles d’emploi, neutralisation « mutualiste » bien faite pour en laisser inaperçus tous les enjeux fondamentaux ; c’en est une autre de la poser comme la contrepartie impérative dont la société assortit l’acceptation (temporaire) du jeu du capital. Peugeot, Alstom, Fralib, Continental, Goodyear, etc., ce sont les effets du jeu auquel les capitalistes, dont l’existence matérielle est hors de tout danger, s’adonnent avec passion : le jeu de la concurrence, le jeu du déplacement du capital, le jeu des fusions-acquisitions, en somme l’ivresse de la mondialisation considérée comme excitant Kriegspielet comme aventure existentielle.
    La gauche immortelle de Lordon, ce n’est donc que la vieille gauche qui réclame des contreparties au capitalisme, mais se garde bien de préparer méthodiquement son remplacement. On peut enrober tout cela dans des déclarations de guerre qui ne dépasseront pas les salles de rédaction du Monde Diplomatique ou les salons de ses lecteurs. Cela ne changera rien. Par contre à vouloir maintenir la fiction de la gauche, on est conduit à deux conséquences :
    1. Collaborer à un système vermoulu qui veut faire croire qu’en votant pour Tartempion de gauche on garantira mieux les intérêts des plus pauvres qu’en votant Dugommier de droite.
    2. Écarter tout mouvement réel contre l’état de choses existant. On l’a vu au moment de la révolte bretonne des « bonnets rouges » : à la notable exception du NPA (une fois n’est pas coutume) toute la gauche estampillée vraie gauche 100 % authentique a fait la fine bouche et renvoyé ces péquenots bretons à leurs vieilles chouanneries au motif qu’il y avait parmi eux des gens « de droite » et même pire. Les jacqueries sociales que craignent les rapports des préfets et qui ne manqueront pas de se produire balaieront elles aussi ce clivage droite-gauche que Lordon veut rétablir.
    Encore une fois, reconstruire une alternative réelle, un véritable programme de l’émancipation sociale et politique, cela exige qu’on en finisse avec les illusions mortelles de la gauche, sous toutes ses formes et qu’on substitue aux apparences du jeu politique la réalité des oppositions de classes.
    Denis COLLIN – le 28 août 2014

    Communisme et communautarisme.

    Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...