dimanche 1 février 2015

Contradictions du savoir

Toute la science moderne conduit du même pas à l’idée fascinante d’un savoir absolu et à la certitude de son impuissance radicale. La croyance au déterminisme telle qu’elle s’est construite au siècle des Lumières n’était pas autre chose que la croyance dans la prédestination et la Providence divine. Comme le dit Jacques le Fataliste, c’est écrit dans le ciel. La science occidentale (mais en existe-t-il une autre ?) est d’abord la mise sous une forme rationnelle, laïque, de la théologie, ainsi que l’avait si bien dit Marx le jeune. Einstein tout à la fois clôt ce chapitre de l’histoire des sciences par sa superbe théorie de la relativité généralisée et inaugure le chapitre suivant en découvrant les quanta. La science de Newton et de Leibniz qui est aussi celle de Laplace et de Maxwell est fondée sur l’hypothèse de l’infini, sur le principe de décomposition en éléments infiniment petits et la possibilité de sommation des infiniment petits; les quanta refusent obstinément de s’inscrire dans ce schéma. Ils offrent un point de résistance absolue à la décomposition; ils nous obligent en permanence à sauter par-dessus ces véritables « trous noirs » de la connaissance. L’indéterminisme qu’on a souvent vu comme le trait essentiel de la science du xxe siècle n’est que second. Il dérive de l’existence des quanta comme horizon de notre connaissance. C’est la mécanique quantique qui fait dérailler le bel ordre du monde dans lequel la physique classique s’était, majestueusement, développée.

Évidemment, les ruptures ne sont pas aussi brutales. La science moderne ne saurait se comprendre sans une autre rupture, plus ancienne celle-là, qui sépare le monde moderne de l’Antiquité. Les Lumières, ainsi que l’a montré Cassirer, font de la raison non plus l’évidence de l’Être mais un faire; la connaissance est production et manifestation par cette production de l’autonomie de l’esprit humain. Les philosophes des Lumières jusqu’à Kant et Rousseau non inclus croient en la toute-puissance de la raison, mais ils savent que cette raison est la leur, qu’elle est la raison humaine, qu’ils ne sont pas les simples supports d’un discours qui naîtrait de l’Être. Chez les Grecs, le logoz est consubstantiel à l’Être. À l’origine Être et logoz ne font qu’un. Cette identification est même à l’origine de la thèse (vraiment très discutable) selon laquelle la philosophie des Grecs est foncièrement une philosophie matérialiste. À cette thèse on opposera que les seuls vrais matérialistes se réduisent à Démocrite et Épicure. Et encore, eux-mêmes ne se pensent pas comme des matérialistes. La distinction matérialisme/idéalisme ne sera thématisée que par Leibniz…  Les autres écoles présocratiques participent plus d’une mise en forme des mythes que d’une véritable pensée matérialiste; Héraclite ne se situe ni du côté du matérialisme, ni du côté de l’idéalisme ; Pythagore est un idéaliste mystique chez qui Platon trouvera une de ses inspirations essentielles et il faut beaucoup d’imagination philosophique pour faire d’Aristote un matérialiste[1]. Sauf si on déclare a priori que toute science est matérialiste au moins inconsciemment. Mais laissons là les Grecs et leur matérialisme. L’unité de l’Être et de la Pensée qui était si forte dans l’Antiquité a été progressivement rompue. Cette rupture est consommée dans la science moderne et dans la philosophie des Lumières. Ainsi s’expliquent très bien la haine de la science et la volonté de retourner à l’origine de la philosophie qu’on trouve chez quelqu’un comme Martin Heidegger qui cherche cette éclaircie de l’Être d’où jaillit le logoz, cette intimité originaire du logoz et de la jusiz. L’unité de l’être et de la pensée ne peut évidemment plus être conçue de la même façon quand l’essentiel du travail de l’homme consiste à domestiquer la nature, à la soumettre à ses quatre volontés, à affirmer la supériorité absolue des produits de son esprit sur le lent travail de la nature. Qu’est Vulcain à côté des maîtres des forges? se demandait déjà Marx. Les dieux grecs sont des dieux de la nature ; ils sortent tout juste de l’animisme le plus archaïque. Les ruptures philosophiques, métaphysiques vont de pair avec les bouleversements de la civilisation. Sur ce plan d’ailleurs, il faut rendre justice à Heidegger de l’avoir si bien mis en évidence, d’avoir montré le lien entre la pensée moderne (encore que pour lui la science ne soit point pensée) et ce véritable abordage de l’Être que sont technique et l’industrie. Il faut aussi le remercier d’avoir redonner à l’Être son sens originel, si éloigné de la métaphysique occidentale.

Autrement  dit, deux ruptures, deux  révolutions se superposent: l’une qui est contemporaine et qui opposent une science moins déterministe, plus consciente de ses limites, à la science toute puissante des temps modernes. Une autre qui oppose la science à la pensée de l’unité de l’Être et de la pensée qui était celle des anciens Grecs. Kant est un des moments où se nouent ces deux ruptures; il est celui qui fait la théorie de la science moderne et celui qui prépare le terrain de la « crise des sciences » du début de notre siècle. Nous ne connaissons que ce que nous expérimentons: c’est le bréviaire de la physique quantique, qui refuse que la « réalité » ou l’ »arrière-plan » du monde soit immédiatement (ou médiatement lisible) dans le travail de la science.

Cette superposition de deux révolutions dans la pensée occidentale est difficile à percevoir et elle engendre bien des malentendus. Comment mettre en cause la toute-puissance de la science sans pour autant être pris pour un esprit religieux ou en mal de religiosité? Costa de Beauregard et tous les gens qui ont traîné autour du colloque de Cordoue déduisent des critiques de la science une réhabilitation du spiritisme, de la « parapsychologie » et autres balivernes[2]. Comment faire un rapport entre l’expérience d’Aspect et les tordeurs de cuillers à distance? Voilà qui peut étonner tout esprit normalement constitué mais qui, pourtant, a occupé des savant éminents et souvent brillants[3].

Comment inversement défendre « la Science », comment sauver la rationalité tout en renonçant à l’avance à une rationalité globale. L’entreprise scientifique comme toutes les entreprises humaines a besoin d’être englobée dans un projet totalisant. Un savant ne peut se contenter d’un « bricolage local ». Il ne peut se satisfaire d’une vérité qui ne serait que sa vérité: Pirandello n’est pas un maître en épistémologie ! Pour éviter le solipsisme, on – « on » , c’est-à-dire la phénoménologie par exemple –  cherche une garantie de la vérité dans l’intersubjectivité. Mais la faiblesse de cette solution est évidente. L’intersubjectivité fonctionne assez bien quand il s’agit de la vie courante, quand il s’agit uniquement de distinguer le rêve de l’éveil, de se mettre d’accord sur le temps qu’il fait ou sur la température d’ébullition de l’eau. Mais le travail scientifique ne peut se contenter d’aligner les « expériences » réduites à l’état de relevé des sensations. L’expérience est construite, elle est toujours, d’une certaine manière, un artefact qui ne prend son sens qu’inscrit dans une théorie globale (formulée ou implicité, c’est une autre affaire!) qui veut révéler le sens ultime du monde. Un savant peut pratiquer le doute méthodique et donner toute sa confiance à l’expérience, il n’est jamais ni totalement sceptique, ni totalement empiriste. Marx résume bien ce cheminement que tout savant doit accomplir: il part bien de l’analyse des faits pour remonter aux concepts (du concret vers l’abstrait) mais la science ne commence véritablement que lorsque des concepts abstraits simples il retourne au concret qui est toujours complexe et qu’on peut alors présenter comme synthèse de déterminations multiples, comme concret pensé; et Marx ajoute: «  Une fois cette tâche accomplie, mais seulement alors, le mouvement réel peut être exposé dans son ensemble. Si l’on y réussit, de sorte que la vie de la matière se réfléchisse dans sa reproduction idéale, ce mirage peut faire croire à une construction a priori [4] ». Autrement dit, l’exposition scientifique est un artifice. Elle est une reconstruction qui fait naître le mirage d’une construction a priori. Peu importe que Marx reprenne ici les métaphores sur le miroir (la vie de la matière se réfléchit dans sa reproduction idéale !). La métaphore du miroir ne fonde pas la théorie de la connaissance comme reflet – ce qui est une des grosses erreurs de Lénine, notamment dans « Matérialisme et empiriocriticisme ». Ici, au contraire, cette métaphore ne fait que souligner que la connaissance n’est pas reflet mais qu’elle apparaît seulement comme reflet à la fin d’un long processus de construction qui ne se trouve pas dans le monde mais dans l’esprit de l’homme.

Les optimistes se consolent facilement des désillusions de la connaissance. Ils nous disent que la preuve que la connaissance atteint  le monde en soi réside dans l’activité technique et industrielle. La preuve du pudding, c’est qu’on le mange aimait à répéter Engels. La preuve de l’atome de Bohr, c’est l’énergie nucléaire... Bien faibles preuves que ce « critère de la pratique ». Que la danse du sorcier soit parfois suivie de pluie[5] ne nous dit rien sur la scientificité de l’animisme. Toutes les « fausses sciences » ou les sciences devenues fausses (ce qui n’est pas exactement la même chose) ont toujours été validées par de multiples effets pratiques. Les arguments en faveur du phlogistique ou en faveur de la théorie de l’éther étaient nombreux et convaincants et trouvaient des vérifications expérimentales. Ici, les travaux d’un Bachelard apporteront des éclairages décisifs. Les preuves expérimentales peuvent seulement nous dire que tout se passe, dans des conditions données et sous réserves d’approximations successives comme si le monde fonctionnait de telle ou telle manière. Rien de plus. Évidemment, en interprétant les résultats d’une collision de particules, le physicien aura du mal à dire que tout s’est passé comme si on avait détecté l’existence d’une particule nouvelle. Mais il ne prend en compte cette nouvelle particule que parce qu’elle fait partie de son système de références, parce que son existence est plus ou moins prédite par la mécanique quantique. Et du coup il pourra annoncer qu’il a découvert une nouvelle particule. Mais ce n’est qu’une façon de parler. La mécanique quantique – dont les effets industriels pratiques sont pourtant forts nombreux et répandus dans la vie courante – conduit, dit-on parfois, à une mise en cause de la réalité de la matière. C’est, à tout le moins, la mise en cause de l’idée naïve que nous nous faisions de la matière comme d’une « chose » visible ou palpable par nos sens directement ou indirectement. Et donc la fin de la vieille conception sensualiste de la connaissance qui nous faisait toucher la vérité de l’Être par expérimentations successives et par dissection de la matière. Comme le commun des mortels, les physiciens les plus idéalistes ne doutent pas un instant de la « réalité du monde »; ils savent que ce monde fait mal, qu’on s’y cogne de partout, qu’on y est balloté, brinqueballé le plus souvent sans rime ni raison. Mais, idéalistes ou pas, nous constatons que la réalité de la réalité, que la réalité du monde nous échappe au fur et à mesure que nous cherchons à nous en approcher, que, donc, elle nous est peut-être à jamais fermée. Et que puisqu’elle nous est fermée, c’est qu’elle n’a pas de sens. Qu’elle n’ait pas de sens ne veut pas dire qu’elle n’existe pas. Mais ce qui fait sens, c’est que nous pouvons mettre dans une chaîne de raisons logiquement reliées entre elles, car c’est ainsi que notre cerveau fonctionne. Ce qui a du sens, c’est ce à partir de quoi nous pouvons fabriquer des modèles, assembler des symboles qui forment des configurations plus ou moins stables d’états mentaux. Or nous ne pouvons pas le faire à partir de cette réalité du monde que nous ressentons pourtant au plus profond de nous, mais qui n’est pas l’objet d’expérience scientifique.

Ainsi l’activité scientifique - le « vrai savoir » - n’apparaît-elle que comme un « effet de surface », un jaillissement d’une construction fragile et éphémère au milieu du discours et du brouhaha du monde. C’est au fond ce que nous avait appris Freud: la conscience n’est qu’une partie infime des activités de notre cerveau (ou de notre âme, comme on veut). Elle n’est que surface; elle est mue mais ne meut pas. Le scepticisme radical que cette conception induit ne doit  pourtant pas nous détourner de l’exercice de la raison. Il nous aide plutôt à raisonner les délires de la raison raisonnante. A refuser de prendre nos synthèses incertaines pour des lois immuables auxquelles tout devrait se plier. Bref, à refuser cet abordage du monde par la technique qui nous met aujourd’hui au bord du désastre écologique et moral. Car si la science sert à quelque chose, si elle a quelque justification hors d’elle-même, elle doit nous aider à penser notre destin. Ou plus exactement, la tâche de la philosophie est de penser notre destin avec l’aide de la science.

Penser est une activité vitale, fondamentale, parce qu’elle touche aux fondements inconnus de notre existence. La volonté de savoir nous tient aux tripes depuis nos premiers balbutiements. Comment fait-on les enfants? Cette question des questions résume tout le travail scientifique. Comment fait-on un monde? Comment fait-on de la matière? Comment fait-on de la vie? Comment fait-on des étoiles ou des gouvernements, de la physique des particules ou de la psychanalyse? Mais penser et savoir ne sont pas une seule même chose. Penser c’est savoir son savoir, savoir savoir. C’est mettre en oeuvre le flux d’informations apprises, hiérarchiser ces informations, créer des échelles de valeur. Savoir, c’est par exemple, savoir que la terre n’est qu’une des dizaines de planètes du système solaire et que ce système solaire n’est lui-même qu’une milliardième partie de la galaxie qui n’est qu’une parmi des milliards de milliards. Savoir c’est enchaîner les puissances de dix sans faute de calcul. Penser, c’est se situer soi-même dans cette cascade vertigineuse. C’est éprouver sa condition et, pour parler comme Marcel Conches trouver du courage dans cette contemplation du néant où nous plonge la science moderne. J’avais titré, il y a quelques jours, ces lignes « Contradiction du savoir ». Cette contradiction ne trouve sa solution provisoire ou son dénouement que dans une attitude pratique dans la vie.

1992-2015

 



[1]Pour autant Aristote n'est pas un idéaliste ; en tout cas, il se situe bien loin de la théorie platonicienne des Idées et trouve souvent la source d'une raison qui conduit au vrai dans l'observation de la réalité empirique.

[2] Ce qui n’empêche pas qu’il y ait des choses passionnantes dans Le second principe de la science du temps.

[3]Costa de Beauregard dans Le Second principe de la science du temps tente de poursuivre la tentative de Brillouin pour unifier la thermodynamique et la théorie de l'information telle qu'elle est exposée par Shannon. Or quand Shannon parle d'entropie de l'information, il s'agit d'une métaphore et non de l'importation du concept scientifique d'entropie tel qu'il est définit dans la thermodynamique. Si les métaphores qui renvoient d'un domaine scientifique à un autre, d'une rationalité locale à une autre, sont des plus utiles pour aider à penser, elles deviennent très dangereuses dès qu'on les utilise pour unifier arbitrairement des domaines disjoints et en faire une science unique. Des bribes de sciences servent alors de briques pour la construction d'une nouvelle idéologie ou d'une nouvelle religion. On sait l'usage qui a été de la « lutte de tous contre tous » dans le darwinisme social, l'usage catastrophique qui a été fait des métaphores hégéliennes de Marx, etc. Les métaphores à propos de l'expérience d'Aspect parlant de transmission d'information « en arrière » visaient à donner à voir un modèle mathématique abstrait et aucunement à fournir une base "scientifique" à la transmission de pensée... Le mélange de tout dans tout sous le nom de théorie générale de l'information a joué ici un rôle désastreux sur le plan scientifique.

[4]MARX: Le Capital - Livre I - Edition GF page 583

[5]Presque aussi souvent en tout cas que les bulletins de la météorologie nationale!

jeudi 15 janvier 2015

À chacun selon ses besoins ?

La question de la gratuité pourrait être posée sur le plan purement moral. Un acte gratuit est un acte sans raison : par exemple un crime gratuit, qui n’est motivé ni par l’appât du gain ni par la passion. C’est aussi un acte bienveillant sans espoir de retour. Ici le gratuit renvoie au gracieux. La générosité doit être inconditionnée pour garder toute sa valeur morale et toute restriction, tout « si », tout « à condition que » apparaîtrait comme la cuillerée de goudron qui gâte le baril de miel. Du point de vue du perfectionnisme moral, la capacité à donner sans espoir de « retour sur investissement » est systématiquement valorisée, encore qu’on admette parfois qu’il puisse y avoir un excès de générosité, une « générosité féroce » comme le dit Jean Giono à propos de l’une de ses héroïnes[1].

dimanche 4 janvier 2015

Vérité et parole

Un commentaire de Pareyson

« La vérité réside dans la parole sans s’y identifier » (Luigi Pareyson, Verità e interpretazione)
Que la vérité réside dans la parole cela semble presque un truisme. La vérité doit être dite pour être vérité et nous ne pouvons penser la vérité sans penser dans les mots. C’est ce que nous verrons dans une première partie. Mais la thèse énoncée par Pareyson implique aussi que la vérité ne saurait s’identifier à la parole. C’est qui est plus difficile à comprendre. Ce sera l’objet de notre deuxième partie. Enfin si tout discours est intepretatio (Boèce), nous verrons si vérité et multiplicité des interprétations sont compatibles.
La vérité réside dans la parole. Commençons par le plus simple : pour le croyant la vérité réside dans la parole de Dieu. Le porteur de la vérité est le porteur de ce qui être révéré et sa bouche est ce par quoi l’oracle se manifeste. C’est le Pythie de Delphes qui dit la vérité concernant Œdipe. Les prophètes sont les porte-parole de Dieu : interprètes de la parole divine, ils sont étymologiquement ceux qui disent avant. L’Évangile de Jean commence par la parole : Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος, καὶ ὁ λόγος ἦν πρὸς τὸν θεόν, καὶ θεὸς ἦν ὁ λόγος. – « Au commencement était la Parole (logos), et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. » Ainsi, la vérité apparaît d’abord dans et par la parole divine et ses interprètes humains.
En second lieu, la vérité est toujours ce qui s’énonce. Un récit vrai rapporte ce qui s’est passé réellement. Mais ce n’est qu’un récit, c’est-à-dire une suite cohérente et sensée de paroles. Le chroniqueur raconte la vie de son prince ; il dit la vérité. Le mathématicien expose un théorème de mathématiques : il use pour cela de la parole ou des signes conventionnels destinés à clarifier son exposé. La philosophie n’est jamais indicible ou silencieuse ! Elle est parole ; elle est même fondée sur cette supposition, peut-être insensée, que les conflits entre les humains peuvent se dénouer par la parole qui recherche la vérité. C’est la raison qui a le dernier mot et non la force. Si Platon est le véritable fondateur de la philosophie, ses dialogues mettent en scène précisément ce jeu de la parole à travers quoi seulement peut se manifester la vérité.
Nous disions donc que la vérité réside dans la parole. Mais où pourrait-elle résider, ailleurs que dans la parole ? La vérité n’a pas d’autre existence que celle que lui confère la parole. Si on admet que vérité et réalité ne s’identifient pas, les choses réelles existent dans le monde physique (matériel), mais la vérité n’existe quant à elle que dans son énonciation. Il faut dire la vérité ! La difficulté que nous avons parfois à comprendre cela est double. D’une part, si la vérité est objective, si nous ne nous sommes pas réduits au « à chacun sa vérité », comment la vérité peut-elle résider dans la parole ? D’autre part, il semble bien que la parole est aussi le lieu même du mensonge, de la tromperie que celui de la vérité.
À la première de ces difficultés, la réponse demande que l’on distingue les idées des simples représentations intérieures. En tant que nous sommes des êtres sensibles, nous avons toutes sortes de représentations qui se forment dans notre esprit : simples sensations confuses où se mêlent les sensations attribuées à l’état de notre corps et celles des objets dont nous ressentons l’effet sur nous, perceptions, images, souvenirs, sentiments ou affects (tristesse, joie, fluctuation de l’âme, pour reprendre ici la classification de Spinoza). Mais à proprement parler notre esprit ne forme des idées, ne pense véritablement que dans le langage. Le mot grec « logos » désigne tout à la fois la raison, la capacité d’enchaîner rationnellement les idées, et le langage parlé (ou écrit). Quand Aristote affirme que l’homme est l’animal qui possède le logos, cela peut et doit se traduire simultanément comme animal parlant et animal doué de raison. Simultanément, parce que pouvoir parler et disposer de la raison sont une seule et même chose. Une pensée digne de ce nom s’énonce ! « Nous pensons dans les mots » disait Hegel qui réfutait l’idée qu’il puisse y avoir des pensées indicibles. Une pensée ne devient réelle, déterminée que lorsqu’elle prend une forme objective qui est celle que lui donne le langage. Il faut ici réfuter cette idée absurde que la parole puisse être purement subjective. Le sujet parlant n’est pas l’inventeur du langage avec lequel il s’exprime. Quand nous apprenons à parler, nous nous glissons dans le langage, dans le langage qui est celui de tous les hommes, mais qu’aucun d’entre eux n’a inventé. Nous nous soumettons à sa loi ! La parole est ma parole dans la mesure où je la pense, où j’en ai conscience, mais elle n’est jamais purement ma parole, car je n’ai inventé ni les mots ni les règles qui les combinent et le sens qui sera entendu ne m’appartient déjà plus. Par la parole s’articulent donc objectivité et subjectivité. Ce bureau sur lequel j’écris ne devient véritablement objet (perçu) et non plus simple sensation que parce que je peux le nommer ou le décrire.
On voit donc que, si la vérité est le caractère propre de l’idée vraie, elle ne peut exister objectivement que dans la parole. C’est la parole qui lui donne une existence objective. La vérité du mystique qui affirme avoir contemplé la vérité, mais ne peut pas la dire, n’est pas une vérité, tout au plus une « illumination », une manifestation de cette « Schwärmerei », cet échauffement des esprits dont Kant se moque dans Les rêves d’un visionnaire expliqués par les rêves de la métaphysique, polémique dirigée contre Swedenborg et contre l’idée d’intuition intellectuelle.
Prenons encore le problème autrement. Admettons que la vérité existe en dehors de la parole. Pourrait-on parler d’elle ? Sans doute, dira-t-on, la loi de la gravitation régit-elle le mouvement des corps dans l’espace newtonien bien avant que Newton ait formulé la loi de la gravitation universelle. Mais cette façon de voir est l’illusion propre au réaliste naïf qui pense que les vérités de la physique ont une existence aussi indépendante de notre esprit que les choses dont s’occupe la physique. L’espace newtonien n’existe par indépendamment de sa formulation par Newton. Il a même fallu deux millénaires (disons depuis Aristote) pour que cette manière de penser l’espace soit inventée … avant qu’on en invente une autre (la conception relativiste de l’espace). Il y a bien une réalité existant indépendamment de notre esprit, mais il n’y aucune vérité indépendante de notre esprit, c’est-à-dire de notre capacité à coordonner les phénomènes expérimentaux au moyen de lois régulières (mathématiques). La seule alternative serait de dire que la vérité ne réside pas dans la parole humaine, mais en Dieu et alors nous sommes ramenés au point de départ : nous ne connaissons la vérité que parce qu’elle réside dans la parole de Dieu.
Voyons maintenant la deuxième difficulté. Toute parole n’est pas vraie ! On sait que la tromperie est d’abord un certain usage pervers de la parole. Les animaux ne mentent pas parce qu’ils ne parlent pas ! Les éthologues considèrent même que l’aptitude à « mentir » qu’ils ont observée chez certains chimpanzés serait la manifestation la plus évidente de l’apparition de la conscience de soi. La capacité de mentir n’apparaît chez les enfants qu’aux alentours de l’âge de trois ans, c’est-à-dire au moment où ils sont capables de se représenter les états mentaux d’autrui et de tenter ainsi de le manipuler. C’est à cette structure de base que l’on peut rattacher tous les autres usages pervertis du langage (rhétorique et sophistique, telles que Platon les analyses, par exemple). Or ce constat loin d’invalider la thèse de Pareyson selon laquelle la vérité réside dans la parole ne fait que la confirmer. Si la parole peut être menteuse, c’est précisément que c’est seulement en elle que peut résider la vérité. Le menteur ne peut mentir qu’à deux conditions : 1° il est au fait de la vérité et sait pertinemment qu’il la travestit ; 2° il pense être cru, précisément parce que son interlocuteur fait résider la vérité dans la parole. Ainsi, loin d’invalider la thèse de Pareyson,  le mensonge et la tromperie ne font que la confirmer, même si c’est sous une forme négative, une sorte de confirmation par l’absurde en quelque sorte.
Ces constatations cependant nous conduisent à la deuxième partie de la thèse de Pareyson. Si la vérité réside dans la parole elle ne s’y identifie pas tout simplement parce que toute parole n’est pas parole de vérité. La parole non seulement peut être mensongère, mais encore elle peut être simplement « expressive » au sens elle ne fait qu’exprimer l’époque historique, les lieux communs dans lesquels se reconnaît l’opinion, ou encore ce que Marx nommerait « idéologie ». Contre l’historicisme vulgaire qui réduit toute parole à l’expression des conditions historiques du moment, Pareyson affirme que la parole peut être révélative : elle peut révéler une vérité qui transcende les conditions historiques. Les conditions historiques expliquent ainsi la naissance de la science moderne – galiléenne et newtonienne – et sans ces conditions cette science n’aurait pu voir le jour. Pourtant, la compréhension du contexte ne suffit pas pour comprendre la validité de cette science qui transcende les conditions historiques de sa genèse. Mais si la parole est révélative de la vérité, celle-ci est, en même temps, inépuisable. La vérité ne s’identifie pas à la parole parce que la parole est toujours une interprétation de la vérité et si la vérité ne trouve son existence objective que dans la parole, elle est elle-même inobjectivable, au sens où la vérité ne saurait se manifester en dehors de ses interprétations, en dehors de la série infinie de ses interprétations. Il n’y a pas une vérité objective qui pourrait servir de critère permettant de déterminer quelle interprétation est valide et quelle interprétation est faussée. On peut penser toutes les grandes philosophies comme des « interprétations particulières » de la vérité. La vérité réside dans ces paroles des grands philosophes de l’histoire de l’humanité, mais il ne s’y identifie pas parce qu’aucune ne l’épuise entièrement, parce que chacune la manifestant sous une certaine forme particulière en laisse nécessairement une partie dans l’ombre. Et ce processus est un processus infini.
On pourrait voir ici encore une fois une confirmation du fait que la vérité objective est inatteignable et que vérité et interprétation s’opposent : si est interpretatio toute expression de la pensée, chaque pensée étant subjective, la vérité éternelle et universelle serait hors d’atteinte et nous ne pourrions que nous rabattre sur une conception irrationaliste (mystique) ou sur une forme ou une autre de scepticisme. Mais il n’en est rien. Ce que la thèse de Pareyson interdit, c’est la prétention à avoir dit le dernier mot, à pouvoir en quelque clore, une fois pour toutes, le développement de la culture et de la pensée. Mais précisément parce que l’individu est libre, il peut ne pas se laisser enfermer dans ces « vérités définitives » qui ne sont que l’expression de la pensée d’une époque historique et des conditions sociales de cette époque. Il peut toujours reprendre le travail infini de la pensée révélative, révélative d’une vérité inépuisable.
Dire que la vérité réside dans la parole sans s’y identifier, c’est tout à la fois maintenir la recherche de la vérité sur le terrain de la pensée rationnelle, la vérité comme ce que peut exprimer le logos et en même refuser tout dogmatisme, toute pensée figée. On prête à Nietzsche la thèse selon laquelle, « il n’y a précisément pas de fait, il n’y a que des interprétations ». Cette thèse ne doit pas nécessairement être comprise dans un sens sceptique. Que les « faits » sont le résultat d’interprétations, l’histoire des sciences pourrait le montrer. Mais la vérité n’est justement pas « les faits », mais la construction rationnelle qui les fait émerger. Ainsi, la totalité infinie des interprétations, c’est seulement cela la vérité.

dimanche 21 décembre 2014

Le capitalisme a-t-il un avenir?

Sous ce titre, Immanuel Wallerstein, Randall Collins, Michael Mann, Georgi Derluguian et Craig Calhoun publient cinq essais qui tentent de répondre de scruter l’avenir du mode de production capitaliste vieux de quatre ou cinq siècles. Il s’agit d’explorer les perspectives à l’horizon de quelques décennies en s’appuyant sur la sociologie historique, sur les traditions de , Weber ou Braudel – Wallerstein, théoricien de « l’économie-monde » est un disciple de Fernand Braudel. Les auteurs divergent et sur l’analyse des facteurs à prendre en compte et sur les perspectives. Les deux premiers (Wallerstein et Collins) estiment que le capitalisme est condamné à l’horizon de 30 ou 40 ans. Wallerstein appuie son analyse sur l’impossibilité d’une accumulation illimitée du capital et l’épuisement des ressources dont le capitalisme a pu se servir pour résoudre ses crises antérieures. Collins souligne le rôle central de l’innovation technologique qui devrait entraîner la disparition des couches moyennes intellectuelles – dans les secteurs comme l’informatique ou les services financiers – la dernière vague de destruction avait touché l’emploi industriel traditionnel, comme la sidérurgie ou l’automobile, la prochaine destruction touchera la « high tech » précisément en raison des progrès technologiques. Signalons dans l’essai de Collins la mise en pièces très convaincante des bavardages idéologiques sur la société de la connaissance (cf. annexe).  Sur quoi débouchera cet effondrement du capitalisme ? Toute prédiction est évidemment impossible puisque l’issue dépend des actions humaines, mais comme le dit Wallerstein, il y a au moins une chance sur deux que s’installe une société plus égalitaire et plus démocratique.

Les trois derniers auteurs sont beaucoup moins catégoriques. S’ils s’accordent pour considérer que les perspectives sont assez sombres, ils se refusent à en tirer des conclusions aussi catégoriques. Ils insistent sur les différences de point de vue : la stagnation du capitalisme vue d’Europe semble évidente mais elle l’est beaucoup moins vue de Chine ! Il reste que des crises multiples peuvent se combiner et déboucher sur une catastrophe. Les questions géopolitiques ou les facteurs comme la crise climatique sont particulièrement pris en compte. On notera l’analyse assez originale et bien informée de « ce qu’était le communisme » développée par Georgi Derluguian.
L’ensemble de l’ouvrage et plutôt stimulant. Je suis évidemment plus proche des thèses de Wallerstein et Collins dont je partage le pronostic, en partie pour les mêmes raisons qu’eux et en partie pour d’autres raisons, notamment à partir de l’analyse de la démographie dont ils ne tiennent pas assez compte. Je partage aussi bien évidemment leur idée selon laquelle l’effondrement inévitable du capitalisme n’ouvrira pas automatiquement la voie à un socialisme démocratique et que par conséquent la prospective historique doit être seulement une incitation à œuvrer pour préparer un avenir humain qui suppose que soit ressaisie la question de l’action politique et du pouvoir étatique.
En effet, quelle que soit leur approche, les cinq auteurs s’accordent sur l’impossibilité du grand automate « marché » à continuer de fonctionner. Un des capitalismes possibles serait un capitalisme autoritaire étroitement lié à un appareil d’État fort, sur le modèle chinois. Le fin de l’hégémonie des États-Unis semble en tout cas inéluctable et un monde soumis à la concurrence de plusieurs hégémons sera un monde encore plus dangereux.
Bref, ce livre collectif, sa manière et en s’appuyant sur le meilleur de l’analyse sociologique et historique, reformule l’alternative que Rosa Luxemburg annonçait au début du XXe siècle : « Socialisme ou barbarie ». De la première guerre mondiale au nazisme, le pronostic de Rosa a été amplement confirmé, même si c’est surtout négativement. La crise historique du capitalisme au XXIe siècle, crise qui est devant nous inéluctablement nous place devant la même angoissante question, mais à une échelle encore plus élargie.
Bonnes feuilles
Collins et la société de la connaissance (extrait de Emploi et classes moyennes, la fin des échappatoires)
Cinquième échappatoire : l’inflation des diplômes, et autres formes de keynésianisme masqué
On désigne par le terme d’inflation des diplômes l’augmentation du niveau de formation exigé des candidats à un emploi qui accompagne la proportion croissante de la population ayant fait des études supérieures. Plus le nombre d’étudiants accédant à un titre ou à un diplôme est élevé, plus sa valeur décline, ce qui incite ces derniers à prolonger leurs années d’étude. Aux États-Unis, les diplômes délivrés pas l’école secondaire (le niveau bac) étaient relativement rares avant la Seconde Guerre mondiale ; ils sont aujourd’hui tellement banals qu’ils n’ont plus aucune valeur sur le marché du travail. Ce sont désormais plus de 60 % des jeunes d’une même cohorte qui fréquentent l’université, dont les diplômes sont en train de subir le même sort que le baccalauréat hier. Il s’agit d’une tendance mondiale ; en Corée du Sud, 80 % des bacheliers entrent à l’université. Leurs diplômes dévalués servent essentiellement à une chose : gonfler le marché de l’éducation à travers une escalade de la demande de diplômes de niveau toujours plus élevé. A priori, il s’agit d’une dynamique sans fin, qui pourrait fort bien finir par déboucher sur une situation semblable à celle de la caste des mandarins chinois pendant les dynasties impériales tardives’, lorsque les candidats continuaient à passer des examens à l’âge de trente ou quarante ans ; sauf qu’aujourd’hui cette situation n’affecterait pas simplement une petite élite, mais la grande majorité de la population. Historiquement, certains pays ont déjà connu divers taux d’inflation des diplômes, mais à partir de la seconde moitié du XXe siècle tous ont fini par être entraînés sur cette voie’.
Les diplômes sont une sorte de monnaie qui exprime la respectabilité sociale et que l’on échange contre des emplois ; comme dans tout phénomène de type monétaire, il y a inflation (ou diminution du pouvoir d’achat) lorsqu’une augmentation autonome de la masse monétaire rencontre un stock limité de produits. En l’occurrence, le stock en question est défini par un marché de plus en plus compétitif des emplois destinés aux couches moyennes supérieures. L’inflation des diplômes est autoalimentée ; du point de vue de l’étudiant individuel, la meilleure réponse à la valeur déclinante des diplômes est d’acquérir encore plus de diplômes. Plus il y a de diplômés du supérieur, plus forte est la concurrence pour l’emploi entre eux, et plus les employeurs peuvent se montrer exigeants en matière de niveau éducatif. D’où des formations encore plus longues, une concurrence encore plus vive et une inflation des diplômes encore plus aiguë.
Dans le contexte global de cette dynamique inflationniste, le segment le plus instruit de la population monopolise une portion de plus en plus substantielle du revenu, c’est du moins ce qui s’est passé aux États-Unis depuis les années 1980. Il faut toutefois se garder d’extrapoler en faisant de cette phase historique spécifique un modèle immuable en tout temps et en tout lieu. Les principaux bénéficiaires de cette compétition éducative inflationniste ont profité de plusieurs processus : a) leurs secteurs d’activité sont restés relativement protégés dans la mesure où, jusqu’à présent, le chômage technologique n’affectait avant tout que la dernière génération de travailleurs manuels correctement rémunérés, puis les échelons inférieurs du salariat en col blanc ; b) apparemment, le fossé entre la qualité de la performance respective des salariés issus des différents niveaux de la hiérarchie éducative s’est élargi. On n’insiste pas suffisamment sur le fait que la spirale inflationniste en matière d’éducation a engendré une frustration croissante et des performances médiocres chez les étudiants qui ne sont pas en tête du peloton mais sont quand même obligés de suivre des formations toujours plus longues sans pour autant avoir de chances d’accéder aux emplois d’élite. L’inflation des diplômes et la baisse des critères de sélection sont des symptômes de ce processus. Si l’on en croit les recherches ethnographiques sur les adolescents, les sous-cultures juvéniles et en particulier les gangs de jeunes, il semble bien que le développement de la scolarisation ait engendré une distanciation croissante entre la jeunesse et les normes officielles de l’univers adulte. Les premiers gangs juvéniles sont apparus au début des années 1950, lorsque, pour la première fois, les enfants de la classe ouvrière ont été contraints de rester à l’école plutôt que d’entrer dans la vie active ; l’idéologie de ces bandes était explicitement hostile à l’école. Telle est la source de la culture oppositionnelle juvénile qui est si répandue aujourd’hui, tant parmi la minorité appartenant vraiment à des gangs qu’au sein des couches majoritaires qui miment l’attitude rebelle de cette dernière. De nos jours, les employeurs se plaignent du fait qu’il est de plus en plus difficile de trouver des candidats fiables et consciencieux pour occuper les postes les moins qualifiés dans le secteur des services. Mais le problème n’est pas tant que l’enseignement secondaire de masse ne fournirait pas les compétences techniques adéquates (on n’a pas vraiment besoin d’avoir le niveau bac en maths et en sciences pour saluer des clients poliment ou expédier des colis à la bonne adresse) ; tout simplement, les jeunes répugnent à exécuter ce genre de travaux subalternes. Le système scolaire massifié et sa logique inflationniste prétendent fournir aux étudiants une voie d’accès aux emplois d’élite mais, en réalité, ils les abandonnent pour la plupart à un marché du travail où ce ne sont justement que des emplois subalternes qui sont disponibles — à moins que vous ne soyez plus brillant que 80 % de vos camarades de classe. Pas étonnant que les jeunes soient profondément frustrés.
Bien que l’inflation des diplômes soit le principal moteur de l’expansion du système éducatif, la reconnaissance explicite de ce processus est soumise à un mécanisme de refoulement quasi freudien. En l’occurrence, l’agent d’idéalisation et de répression, l’équivalent scolaire du Surmoi, est l’idéologie technocratique dominante. D’après ses thuriféraires, les caractéristiques techniques de plus en plus exigeantes des emplois disponibles tendent à expulser le travail non qualifié, et les emplois hautement qualifiés d’aujourd’hui requièrent une augmentation constante des niveaux de formation. Il y a plus de trente ans, dans The Credential Society, j’ai rassemblé des éléments de preuve démontrant que la demande de diplômes de plus en plus élevés n’était nullement produite par l’évolution technologique. Ce n’est pas essentiellement la demande technologique qui oriente le contenu de l’éducation, vu que la plupart des compétences techniques — même les plus avancées — s’acquièrent sur le tas ou à travers des réseaux informels et que, au mieux, les bureaucraties de l’éducation s’efforcent de standardiser des compétences ayant émergé ailleurs. Au terme d’une recherche plus récente sur la relation entre inflation des diplômes et évolution technologique, je n’ai rien découvert qui m’amène à réviser les conclusions publiées en 1979. Il est vrai qu’une petite proportion des emplois bénéficie de l’enseignement scientifique et technique, mais ce secteur minoritaire n’est pas le moteur de l’expansion massive de l’éducation. On imagine difficilement qu’à l’avenir presque tous les travailleurs puissent être des scientifiques ou des techniciens qualifiés. En réalité, ce sont les emplois de services peu qualifiés qui croissent le plus dans les pays riches, à savoir les secteurs où il revient moins cher d’embaucher du personnel que d’automatiser. Aux États-Unis, actuellement, l’un des secteurs les plus créateurs d’emplois est celui du tatouage, où de petites entreprises emploient des salariés sans diplôme et faiblement rémunérés, ce qui les soustrait pour l’instant au contrôle des grandes firmes. Et  ce que vendent ces entreprises, ce sont justement des symboles de rébellion contre la culture dominante.
Bien que cette tendance à l’inflation des diplômes repose sur des prémisses erronées — l’idée que plus d’éducation engendrera plus d’égalité d’opportunités, plus de performances économiques à forte valeur technologique ajoutée et plus d’emplois de qualité —, elle offre toutefois un semblant de solution au chômage technologique de la classe moyenne. L’inflation des diplômes contribue à absorber la main-d’œuvre excédentaire en soustrayant un nombre croissant d’individus à la population active. En outre, lorsque la formation de cette masse d’étudiants est de fait subventionnée, soit directement, soit indirectement en vertu du coût peu élevé des crédits qui leur sont accordés (et qui ne seront sans doute jamais remboursés), on peut considérer qu’il s’agit d’une forme de transferts sociaux masqués. Dans les pays où l’État-providence est idéologiquement impopulaire, le mythe de l’éducation universelle alimente de fait un État-providence clandestin. Ajoutons à cela les millions d’enseignants du primaire, du secondaire et du supérieur, plus le personnel administratif, et on peut aller jusqu’à dire que c’est le keynésianisme caché encouragé par l’inflation éducative qui maintient pratiquement l’économie capitaliste à flot.
Aussi longtemps que le système éducatif continuera à être financé d’une manière ou d’une autre, il fonctionnera en effet comme une forme de keynésianisme masqué, une espèce de substitut de stimulus économique. Cette politique sociale qui ne dit pas son nom est un peu l’équivalent des programmes du New Deal qui mettaient les chômeurs au travail en leur faisant exécuter des peintures murales dans les bureaux de poste ou participer à des campagnes de reforestation. Si l’expansion de l’éducation est pratiquement la seule forme légitime et acceptée de politique économique de type keynésien, c’est justement parce qu’elle n’est pas ouvertement reconnue comme telle. Elle avance sous la bannière de la méritocratie et de la technologie de pointe : c’est le progrès technique qui est censé exiger une main-d’œuvre toujours plus instruite. Il y a un élément de vérité dans cette idée, sauf qu’elle interprète le processus réel à l’envers : c’est en fait le chômage technologique qui fait de l’école un lieu de refuge pour tous ceux qui fuient un marché du travail toujours plus exigu, bien que personne ne veuille le reconnaître. Mais peu importe : tant que le nombre de victimes du chômage sera compensé par le nombre d’étudiants, le système pourra survivre.
Économie et astrologie (extrait de la conclusion commune)
À l'opposé, une bonne partie du champ des sciences sociales est tombé sous la domination de l'économie néoclassique et de ses imitateurs formalistes dans d'autres disciplines. Les causes structurelles de cette situation ne sont guère différentes de celles qui expliquent l'influence qu'a pu jadis avoir l'astrologie, et on pourrait sans doute les traiter par une bonne dose de parodie à la Swift. L'astrologie était alors, tout comme l'économie de nos jours, une forme d'expertise reconnue. Elle jouissait de la confiance des élites dirigeantes dans pratiquement toutes les civilisations, en Occident comme en Orient. Les astrologues étaient très bien payés précisément parce que les experts qui interviennent dans les domaines marqués par le plus haut degré d'incertitude et d'anxiété humaines sont souvent les mieux rémunérés. Au sein de structures politiques impériales et féo­dales fondées sur le contrôle familial de la rente, les élites étaient particulièrement obsédées par le problème de la succession dynastique et par de possibles revers de fortune sur les champs de bataille. De façon similaire, les angoisses des capitalistes sont liées au caractère incertain des décisions d'investissement, à la volatilité des marchés et à l'hostilité sociale que leurs activités sont susceptibles d'engendrer. Tout comme l'économie néoclas­sique, l'astrologie fonctionnait comme une discipline idéolo­gique conforme au sens commun des classes dominantes de son époque. Mais à son apogée, elle était plus qu'un simple reflet de l'idéologie des élites : elle se présentait comme une discipline hautement mathématisée reposant sur une accumulation sécu­laire d'observations empiriques qui deviendront la base de l'astronomie moderne. Étant donné que ses prévisions concrètes ne tombaient juste qu'à peu près une fois sur deux, elles étaient subtilement corrigées par l'intuition et le flair poli­tique de ses praticiens. Pour réussir, un astrologue devait aussi être un courtisan habile. Il en va largement de même aujourd'hui des conseillers économiques et des économistes qui travaillent pour les gouvernements.
En temps de crise et de polarisation politique, les économistes et les politologues auront de nombreuses occasions d'innover. Il y aura de nouveaux terrains de recherche inédits, portant par exemple sur la possibilité de formes alternatives d'organisation des marchés. Le mépris des potentialités du marché est une erreur théorique et pratique majeure des mouvements de gauche du xx' siècle. Pour notre part, nous avons un profond respect pour l'héritage intellectuel de Joseph Schumpeter. Mais comment se concrétisera dans le futur sa théorie du dynamisme entrepreneurial ? Quelle couche ou quelle fonction sociale assu­mera le rôle de l'innovation entrepreneuriale, y compris au- delà de la crise du capitalisme ? Est-il possible d'exploiter les énergies entrepreneuriales de façon moins destructrice et dans le sens d'une plus grande créativité ?
Nous prenons également très au sérieux l'idée chère à Karl Polanyi de « marchandises fictives », à savoir la terre, l'argent et la vie humaine, qui ne peuvent pas être échangées sur le marché. Au XXIe siècle, la notion de « terre » recouvre globale­ment celle d'environnement naturel, celle d'« argent » désigne la finance mondiale et celle de « vie humaine » évoque l'inter­nationalisation des coûts de reproduction sociale par le biais d'un financement public de prestations sociales abordables et de bonne qualité en matière de santé, d'éducation, de logement et de retraite, sans parler de la sécurité matérielle de la vie urbaine. Est-il possible d'imaginer une économie postcapitaliste mondiale articulée en divers secteurs fonctionnant sur la base de principes différents : priorité à la reproduction sociale dans le secteur des services publics au sens large et priorité à l'efficacité marchande dans le secteur des biens et services de consomma­tion ? En outre, il n'y a pas de raison pour qu'un système écono­mique post-capitaliste soit statique. Il est possible qu'on assiste à l'avenir à des retours périodiques à une économie de marché avec un degré plus ou moins grand de propriété privée. On peut imaginer un mouvement de balancier entre dispositifs capita­listes et non capitalistes de gestion de l'économie. C'est quelque chose qu'il faudra prendre en compte.
L'aversion envers le pouvoir de contrôle de l'État n'est pas moins nuisible politiquement que l'aversion envers les rapports marchands. Ce n'est pas un hasard si la restauration néoconser­vatrice des dernières décennies du xx' siècle, dans le sillage de la crise des gauches politiques, a reposé sur une érosion perma­nente du pouvoir de l'État sous l'effet de la dérégulation et de la mondialisation. Les capitalistes ont manifesté une méfiance de plus en plus grande à l'égard du « Big Government », craignant à juste titre que l'État moderne tombe entre les mains des classes populaires — que ce soit par le biais d'élections démocratiques, de mouvements insurrectionnels, ou d'une combinaison des deux — et qu'il soit utilisé à des fins non capitalistes de régula­tion du marché et de redistribution sociale. Dans la période immédiatement postérieure à la guerre, un État-providence de grande envergure pouvait plus ou moins être toléré au bénéfice du maintien de la paix. Mais, à partir des années 1970, nom­breux sont les capitalistes, en particulier aux États-Unis, qui se sont sentis aiguillonnés par la perspective de vaincre la gauche et de revenir sur les compromis d'après-guerre. Reste une question théorique majeure : l'État bureaucratique moderne est-il susceptible de jouer un rôle positif, négatif, ou nul, dans la conduite des affaires publiques en pleine phase de crise et de transformation systémique imminente ? Cette inconnue se sub­divise elle-même en de nombreuses questions subalternes, pro­blèmes pratiques et paradoxes théoriques qui restent à analyser. Seul un effort intellectuel considérable des sciences sociales per­mettra de relever ces défis.
Immanuel Wallerstein, Randall Collins, Michael Mann, Georgi Derlugian, Craig Calhoun: Le capitalisme a-t-il un avenir? Éditions La découverte, collection L'horizon des possibles, 2014, 20€

jeudi 18 décembre 2014

Les religions sont-elles mortelles?

A propos du livre d’Yvon Quiniou Critique de la religion. Une imposture morale, intellectuelle et politique

Afficher l'image d'origineVoici un livre à la fois intempestif et d’une brulante actualité. Intempestif, parce qu’il n’est pas de bon ton aujourd’hui de critiquer sans aucune concession les religions et d’annoncer leur possible disparition. Des plus actuels, car le retour du religieux est un fait majeur de l’époque et qu’il est de plus en plus lourd de menaces. Il est donc impératif de chercher à l’expliquer et de se demander comment le conjurer.
On aurait pu en effet s’attendre à un déclin du religieux avec le progrès de la connaissance et un relatif recul de la misère matérielle, à un effondrement des totalitarismes religieux avec l’essor des idées démocratiques, à une progression de la tolérance avec la généralisation de la laïcité. Or c’est tout le contraire qui s’est produit. Certes, dans quelques pays européens, la pratique religieuse et les vocations sont en recul. Mais les Etats-Unis, ces champions de la science, de la technologie et de la finance, restent tellement imprégnés de religion qu’ils ont pu se lancer dans de nouvelles croisades, au nom du Bien (celui de la Bible) contre le Mal. Mais la Russie, ex-soviétique, a connu un retour en force de la religion orthodoxe, qui est redevenue l’alliée du pouvoir. Mais les anciens pays du bloc soviétique, la Pologne en tout premier lieu, connaissent aussi un regain religieux. Mais le monde moyen-oriental et oriental est travaillé par l’islamisme le plus fanatique, et l’on y trouve plusieurs théocraties, pendant qu’en Inde un parti hindouiste a repris le pouvoir. Et l’on pourrait poursuivre la liste.
Ce retour du religieux est tellement impressionnant que des penseurs rationalistes et progressistes en sont venus à se demander s’il ne correspondait pas à un besoin humain fondamental, face au tragique de la destinée individuelle, à un besoin de , face à la solitude et à l’adversité des autres, à un besoin de sens, face à l’absurdité de la condition humaine. C’est bien à ce courant de pensée qu’Yvon Quiniou, sans se contenter de reprendre les critiques usuelles des religions, entend répondre. Et c’est là-dessus que je voudrais faire porter mes remarques. Mais auparavant, je vais retracer brièvement le cheminement de son livre, puisqu’il va nourrir sa réponse.
Le chemin de la critique
Dans une progression savamment organisée, il commence par examiner la critique philosophique de la religion. Même si la philosophie s’est toujours distancée des religions, c’est avec Spinoza, Hume et Kant qu’elle entre en procès avec elles, au nom de la vérité qui demande une connaissance rationnelle, opposée aux délires de l’imagination et aux superstitions. Elle la récuse aussi en matière , car la vraie  doit s’appuyer sur la raison, comme Kant le démontrera. Et, si elle ne renonce pas tout à fait à l’existence de la religion, ce sera au titre d’une religion rationnelle. Si puissante que soit cette critique, elle n’a cependant qu’une faible valeur explicative, et qu’une valeur pratique limitée, car, pour donner congé aux religions instituées, elle en appelle à la seule réforme de l’entendement.
C’est avec les grands auteurs du 19° siècle que se développe une critique scientifique de la religion. Avec Feuerbach d’abord, qui lui assigne une origine anthropologique : Dieu n’est que le reflet mystifié et mystificateur de l’homme, de son universalité et de ses manques, qu’elle vient compenser. A quoi il oppose l’accomplissement de ce dernier dans une politique de l’amour, qui n’est autre que le communisme. Explication encore très spéculative et démarche très utopique. Vient alors Marx, qui cherche à expliquer le phénomène religieux par la détresse sociale et y voit en même temps une protestation contre cette détresse. Ce sont donc des conditions socio-historiques qui sont à la fois cause d’aliénation (un concept central, quoi qu’on en dise, du matérialisme historique) et facteur d’aliénation, car les religions fonctionnent comme de puissants appareils idéologiques. Ce fondement étant mis à jour, l’action politique, devenant transformation révolutionnaire des rapports sociaux, trouve sa prise dans le réel et peut faire dépérir effectivement les religions. Et, si elle ne le fera pas dans les régimes dits socialistes du 20° siècle, ajoute Quiniou, c’est que cette transformation a avorté et que la répression ne pouvait s’y substituer.
Mais l’explication marxienne (enrichie par des penseurs comme Engels et Gramsci) demeure insuffisante, car l’autre fondement, le fondement anthropologique, fait largement défaut. Il faut le chercher d’abord du côté de Nietzche, qui nous offre une explication de nature scientifique (« l’interprétation » n’est rien d’autre) de la religion : celle-ci trouve sa source dans une vie affaiblie, malade (on a affaire à une sorte de bio-psychologie), qui veut néanmoins s’affirmer en dévalorisant la vie elle-même, le corps et ses plaisirs. On est frappé par l’extraordinaire subtilité de l’analyse nietzchéenne, quand il s’agit de démasquer les ruses de l’égoïsme, au-delà de tout ce qu’ont pu faire les moralistes français. Mais Quiniou prend ses distances avec la thématique de la volonté de puissance et du surhomme, qui, présupposant des inégalités fictives, verse facilement dans l’exaltation de la force et le racisme, et peut même déboucher sur l’eugénisme (à noter qu’on retrouvera la même tendance dans la socio-biologie). Ne comprenant rien au poids des conditions socio-historiques, adversaire de la démocratie et du socialisme, Nietzsche au mieux ne propose qu’une politique de volontarisme personnel, au pire légitime toutes les dominations sociales. On pourrait ajouter ici qu’il est congruent avec le  le plus extrême, le libertarisme.
Il manquait à la critique anthropologique de la religion un véritable homme de science, Freud, qui nous fournit « le complément définitif », en cherchant son origine dans la psychologie profonde, dans l’inconscient formaté au cours de la vie infantile, avec, principalement, le désir de toute puissance lié au narcissisme primaire puis la vénération, mêlée de crainte, du père, contemporaine du complexe d’Œdipe. Toutes choses que l’on retrouve, sublimées, dans le Dieu des religions et qui prennent la forme de ce qu’il nomme des « illusions » (et non des erreurs), à savoir des représentations imaginaires auxquelles on croit car elles permettent aux désirs de se satisfaire. Par ailleurs, Freud, lui, ne fait pas abstraction des conditions socio-historiques.
Au terme de ce parcours, il est solidement établi que la religion n’est qu’une imposture intellectuelle (elle n’a aucune valeur de vérité),  (sa  n’est pas universaliste, comme doit l’être toute ), et politique (elle se satisfait de l’ordre existant, qu’elle ne critique que dans ses excès). Mais c’est là qu’il faut en venir aux questions que pose son retour en force et sa possible disparition.
Peut-on en finir avec la religion ?
Une première question vient à l’esprit : un horizon de désaliénation est-il envisageable ? Il ne fait pas de doute que la persistance ou le retour du religieux coïncident avec l’existence de très fortes inégalités sociales (comme aux Etats-Unis), avec un effondrement politique et social (comme en Russie), avec le sous-développement ou le mal-développement, issu en grande partie de l’héritage colonial (comme dans de nombreux pays de ce qu’on appelait le Tiers Monde), avec les chocs résultant des « réformes » (dans les anciens pays du bloc soviétique), et avec, dans les pays les plus développés eux-mêmes, la grande régression engendrée par le triomphe du néo-, bref de formes ou d’autres de « misère sociale ». Quiniou fait remarquer ici que la privatisation de l’Etat (sa colonisation par les puissances d’argent), en ébranlant la confiance que les citoyens lui portaient, est aussi un facteur de déstabilisation. On pourrait y ajouter l’inquiétude écologique, quand les gouvernements semblent incapables de faire face aux dangers qui menacent la planète. Ceci dit, si l’humanité retrouve le chemin d’un progrès social, politique et moral, les religions vont-elles à nouveau reperdre du terrain ? Et que vaut l’horizon d’émancipation ? On ne peut s’empêcher de penser que la société la plus égalitaire et la plus juste du monde connaîtra encore des contradictions sociales de toute nature, et aura donc besoin de fonctions politiques et d’une idéologie. Quiniou l’admet parfaitement, mais considère qu’une idéologie humaniste et universaliste pourra se substituer à l’opium du peuple. Acceptons en l’augure, il reste que le fondement anthropologique des religions ne sera pas éradiqué pour autant, et qu’il peut très bien faire obstacle aux mouvements en faveur de l’émancipation, d’autant plus qu’il sera exploité par les forces sociales dominantes.
Les ressorts psychologiques de la religion sont très profondément enfouis dans l’inconscient et dans la structure même du désir, dont la nature est que, à la différence du besoin, il ne peut jamais être satisfait. On recherche toujours, comme Gérard Mendel le développera, le paradis perdu de la symbiose avec la mère, la plénitude de la jouissance, et l’on cherche à éviter l’angoisse liée à la « mauvaise mère », puis à la castration par le père. La religion nous offre toutes les images de bonheur et de rassurance qui viennent combler ces manques. Et la politique exploite ces fantasmes en nous assujétissant à diverses figures de l’autorité. Il faut donc tout un travail sur soi et toute une politique de l’émancipation pour résister à ces séductions. Mais ce n’est pas tout.
Il y a chez Nietzsche une thématique profonde, celle de la rivalité entre les individus, et, qu’on le veuille ou non, elle peut s’appuyer sur des inégalités qui ne doivent rien à la société ni à l’éducation, qui sont donc naturelles. Rousseau l’avait déjà dit : « celui qui chantait ou dansait le mieux… » entrait en conflit, dès sa sortie de l’état sauvage, avec ses semblables. On pourra dire que c’est à la société de se charger de compenser ces inégalités, mais la tâche est infinie. Et, si l’on va plus loin, si l’ou met entre parenthèses ces inégalités naturelles, la rivalité ne disparaît pas. Il faudrait ici expliquer le processus qui engendre l’envie. Essayons de le résumer. La théorie freudienne est ici d’un grand secours, qui nous montre que les identifications sont le ciment de la construction de la personne, à commencer par les identifications infantiles (qui sont les plus inconscientes), et qu’elles sont la base des sentiments d’empathie. Or ce désir de se mettre à la place des autres, pour sentir ce qu’ils vivent, mais aussi pour appréhender l’image qu’ils se font de nous, nous conduit (Smith l’avait déjà parfaitement noté) à des comportements mimétiques, et le mimétisme se transforme facilement en envie, puis l’envie en rivalité (avoir ce que les autres ont, vivre ce qu’ils vivent). Adler a ajouté une nouvelle dimension, qui n’est pas sans rapport avec les intuitions nietzschéennes, celle du complexe d’infériorité se muant en complexe de supériorité. Au bout du compte on peut trouver là une genèse de la volonté de domination. Et c’est ici que nous retrouvons les religions, surtout lorsqu’elles sont d’inspiration égalitaire, comme le christianisme primitif : elles prétendent alors abolir les inégalités sociales, mais aussi les inégalités inter-individuelles, dans un autre monde (« Bienheureux les faibles en esprit, car le royaume des Cieux est à eux »), et, en attendant, elles imposent la soumission aux lois divines pour apaiser les rivalités et mettre de la moralité en ce bas monde. René Girard en a même fait la théorie : le désir mimétique conduisant à la violence, et celle-ci à la recherche d’un bouc émissaire pour se satisfaire, il revient à la religion (chrétienne) de la conjurer (à travers la figure du Christ qui a joué ce rôle de victime expiatoire). Mais il n’est pas besoin d’adopter son point de vue pour admettre que les religions servent à exorciser toutes les frustrations issues des inégalités. Dès lors on doit se poser la question : la société la plus juste (socialement et politiquement) du monde peut-elle domestiquer, en se passant de la religion, le désir de domination (on ne dira pas la volonté de puissance), et comment ? A peu près absent de certaines sociétés primitives, où le plus fort se doit d’être le plus modeste, et même de s’excuser de sa force, ce désir devient bien plus inexpugnable dans des sociétés dont le mode de production n’est pas, par nécessité, communautaire. Or le communisme n’est pas tel, puisqu’il vise, si l’on en croit Marx, à épanouir l’individu, un individu social certes, mais un individu quand même.
On voit donc que l’émancipation de la religion est un objectif très difficile à atteindre, du moins s’il doit concerner les grandes masses, et non seulement quelques personnes particulièrement armées. Mais le plus difficile, à mon avis, reste à venir.
Que faire face à l’inquiétude métaphysique ?
J’entends par là non quelque désir d’absolu ou d’immortalité, mais la recherche d’un sens à la destinée humaine. Il est totalement angoissant et vertigineux, de penser que, après notre mort, nous allons sombrer dans l’oubli, en tous cas après une ou deux générations de nos descendants, que des civilisations ont été englouties sans laisser de traces ou si peu, que la Terre est vouée à disparaître, et sa galaxie aussi, dans des horizons que la science permet aujourd’hui de dater, que nous sommes issus d’une chimie et d’une physique originelles, elles-mêmes perdues dans la nuit des temps et dans l’infini de l’espace, que l’humanité est le résultat d’une improbable histoire, et que, en définitive, tout cela n’a aucun sens humain. Comparé à la religion, l’arbre de la connaissance n’offre que des fruits amers. La théorie de l’évolution nous offre le spectacle d’un immense massacre, chaque maillon se construisant sur la destruction des autres, chaque espèce étant la prédatrice d’une autre. Un spectacle admirable pour le scientifique, mais d’une absolue cruauté pour une âme sensible. Le matérialisme historique a pu présenter l’histoire humaine comme une succession ordonnée et nécessaire de modes de production, mais nous savons aujourd’hui qu’il y avait une grande part de hasard (par exemple des cataclysmes naturels) dans cette histoire. Bref, si l’on sort des religions anthropomorphiques, dont l’islam fait aussi partie, on ne trouve d’autre issue à l’angoisse métaphysique que dans des religions naturelles, comme les religions primitives, le bouddhisme ou le taoïsme. C’est pourquoi je pense qu’on doit quand même parler d’un « besoin religieux ». Et c’est là que l’on retrouve la question de l’.
Peut-on être simplement a-thée ?
Quiniou l’assure, l’ est lui-même une conception métaphysique, puisque ce dernier soutient que Dieu n’existe pas, ce qui est prendre parti sur une question qui dépasse notre connaissance. Il faudrait donc se contenter d’un a-théisme, au sens privatif : nous pouvons nous passer de Dieu pour agir. On reconnaîtra au croyant le droit d’avoir une foi, à condition qu’elle ne commande plus son action dans ce monde terrestre. Autant dire que c’est lui demander l’impossible. Aussi, d’un point de vue pratique, est-il préférable d’attendre de lui que sa religion n’empiète pas sur les principes de base d’une politique, et c’est toute la problématique de la laïcité. Au reste il faut observer que ce sont les meilleurs croyants, généralement des pauvres (mais point des pauvres en esprit), qui sont les plus engagés dans des causes humanitaires, avec un esprit de charité qui n’est pas celui des dames patronnesses (tout comme ce sont les pauvres qui paient le plus facilement l’impôt !).
Deuxièmement, si l’on peut quand même se passer de Dieu (et il est bien certain que de nombreuses gens y parviennent, même à l’heure de leur mort), il reste que cela ne va pas sans une sorte de foi dans l’existence d’une finalité, que ce soit à travers une continuité familiale (cf. le culte des ancêtres dans plusieurs civilisations), une répétition de ce qui a existé (cf., dans les civilisations agraires, le cycle de la vie, sinon la réincarnation), le progrès de l’humanité (il y a ainsi un optimisme marxiste, qui s’inspire par exemple en Chine de la thématique ancienne de l’harmonie et de la Grande Concorde), ou encore la perpétuation de l’espèce humaine grâce à la science (qui lui permettra de se sauver en colonisant d’autres planètes ou de préparer sa mutation pour lui donner de nouveaux pouvoirs). Par conséquent il m’apparaît que l’a-théisme ne va jamais sans une forme de théisme, et que celui-ci pourra toujours être générateur d’illusions. Mais peut-on vivre sans illusions ? La critique des religions doit seulement nous mettre en garde contre les plus pernicieuses.

vendredi 12 décembre 2014

Le principe espérance


Le titre de cette conférence est le titre de l’œuvre majeure du philosophe allemand Ernst Bloch (1885-1977). Mais il est impossible ne serait-ce que présenter cette œuvre touffue en une heure et dix heures n’y suffiraient pas. Je ne vais donc pas procéder ici à un exposé de la pensée de Bloch, je vais me contenter de saisir autant que possible son inspiration pour présenter, très immodestement, mes propres conclusions. J’essaierai d’abord de définir l’espérance et de montrer en quelle manière on en peut faire un principe. J’essaierai ensuite, très succinctement, de montrer comment ce principe espérance peut éclairer l’histoire humaine. Je m’attarderai sur les réponses données par Kant à la question : Que puis-je espérer ? Je terminerai en rappelant que le futur est le nôtre (pour prendre le titre du dernier livre de Diego Fusaro) et que certaines perspectives peuvent être tracées, qu’on accusera sans doute d’être utopiques puisque tel est le mot qu’on utilise maintenant pour interdire toute pensée d’un autre possible. Mais au terme d’une saison consacrée au bonheur, on ne pouvait pas éviter de lier le bonheur individuel et le bonheur collectif, la recherche de la béatitude (au sens de Spinoza) et l’action réfléchie.

I.                  De l’espérance au principe espérance

A.               Théologie chrétienne

Quiconque a été quelque peu élevé dans les principes de la religion chrétienne sait qu’il y a trois vertus théologales, la foi, la charité et l’espérance (fides, caritas, spes). Qu’est-ce que signifie cette dernière ?
Si l’espérance est une vertu théologale, c’est qu’elle ne concerne pas le comportement moral ordinaire (comme les vertus cardinales dont Aristote et les Stoïciens ont déjà donné une théorie, ainsi le courage, la tempérance, la justice, la prudence). Elle se rapporte bien à Dieu. Les textes officiels de l’Église la définissent ainsi : « L’espérance est la vertu théologale par laquelle nous désirons comme notre bonheur le Royaume des cieux et la Vie éternelle, en mettant notre confiance dans les promesses du Christ et en prenant appui, non sur nos forces, mais sur le secours de la grâce du Saint-Esprit. “Gardons indéfectible la confession de l’espérance, car celui qui a promis est fidèle” ». Bref, pour la doctrine officielle, c’est le royaume des Cieux que l’homme peut espérer atteindre et la béatitude se situerait dans l’au-delà ; pour l’ici-bas, nous devrons patienter et supporter la vie dans cette « vallée de larmes ». Ceux qui seront dirigés vers la case « enfer » verront écrit sur sa porte ainsi que Dante le dit (Inferno) : « Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate » !
Si on entrait plus avant dans l’histoire réelle du judaïsme et du christianisme, on verrait que les choses n’ont jamais été ici aussi simples et que l’espérance a souvent été comprise comme concernant la vie ici-bas, la vie terrestre. Mais laissons cela à Ernst Bloch qui en parle abondamment tant dans Le principe espérance que dans L’athéisme dans le christianisme.

B.               Spinoza

Mais je vais laisser le christianisme pour y revenir un peu plus loin. La béatitude est aussi ce que promet l’Éthique de Spinoza dans sa Ve partie et là il ne s’agit plus de la vie de l’au-delà puisque la vie éternelle des âmes n’a pas grand-chose à faire dans la pensée de Spinoza – l’âme étant l’idée du corps ne pouvant exister comme telle qu’avec le corps dont elle est l’idée. Mais peut-on parler d’espérance chez Spinoza ? La béatitude n’est pas la récompense de la vertu mais la vertu elle-même, affirme-t-il, et, par conséquent, elle n’est pas quelque chose qui se déploie dans un horizon futur mais un état qui peut être atteint par quiconque choisit le chemin dessiné par l’Éthique, et même si ce chemin est difficile à emprunter (« aussi difficile que rare ») au moins on peut cependant le trouver (cf. E5P50S).
Mais si on n’a pas trop de mal à définir la béatitude (cf. conférence de Marie-Pierre Frondziak), avec l’espérance il en va autrement. L’espérance figure dans quatre occurrences de l’œuvre : l’espérance d’atteindre la gloire, l’espérance d’être dédommagé, l’espérance de guérir … Mais ce dont parle surtout Spinoza, c’est de l’espoir. Or l’espoir est un affect. Sujet à l’espoir, l’homme est passif ; il est dans ce régime passionnel dont précisément il faut sortir pour atteindre la béatitude. L’espoir et la crainte sont deux affects symétriques et toujours liés l’un à l’autre : je crains que ce que j’espère n’arrive pas et j’espère que ce que je crains n’arrive pas…
Pouvons-nous confondre espérance et espoir ? On sait qu’en français, ce sont deux termes dont les sens sont très proches. Si nous reprenons la définition de l’espoir donnée par Spinoza, nous y verrons plus clair :
« L’espoir est une Joie inconstante née de l’image d’une chose future ou passée dont nous doutons de l’issue » (E3P18S).
De l’espoir naissent donc des « fluctuations de l’âme », car l’espoir s’accompagne de la crainte qui le suit comme son double : si j’espère que quelque chose arrive, je crains du même coup que cette même chose n’arrive pas, que mes espoirs ne soient déçus. C’est pourquoi, comme le dit Spinoza, il n’est pas donné d’espoir sans crainte, ni de crainte sans espoir !
Nous allons donc voir s’il est possible de définir autrement l’espérance. On peut déjà définir l’espérance comme une des modalités de notre puissance d’imaginer. Car si l’espoir se situe entièrement dans le registre passionnel, celui de la passivité, celui du sujet qui subit, il y a aussi une puissance active de l’imagination. En E3P12, Spinoza écrit ainsi :
« L’esprit, autant qu’il peut s’efforce d’imaginer ce qui augmente ou aide la puissance d’agir du corps. »
Cet effort de l’esprit s’inscrit ici comme une des modalités du « conatus », de cette pulsion fondamentale qui pousse l’être humain à faire tout ce qu’il juge bon pour persévérer dans son être et augmenter sa puissance d’agir. En E3P54, Spinoza écrit encore :
« L’esprit s’efforce seulement d’imaginer les choses qui posent sa propre puissance d’agir. »
Dénombrer et imaginer les dangers qui menacent la vie commune, voilà une des activités nécessaires pour qui cherche à vivre dans la paix civile et la concorde et inversement imaginer tout ce qui pourrait rendre la vie de la cité plus heureuse. On pourrait donc donner un sens à l’espérance : non point un affect passif mais un effort de l’esprit pour tendre vers ce que nous jugeons meilleur. L’imagination viendrait ici au secours de la raison dans la détermination de ce qui est nécessaire pour réaliser notre utile propre.

C.                Ernst Bloch et le principe espérance

Bloch met son « principe espérance »[1] sous les auspices des souhaits et des rêves éveillés. Il s’agit pour lui de penser une subjectivité active, anticipante dont il cherche à explorer toutes les dimensions dans les trois volumineux tomes de son œuvre majeure.
Critiquant implicitement Spinoza, Bloch écrit :
Il s’agit d’apprendre à espérer. C’est un travail qui ne se relâche pas, car il a l’amour du succès, non de l’échec. L’espoir supérieur à la crainte, n’est ni passif, comme celle-ci, ni prisonnier d’un néant. L’affect de l’espoir sort de lui-même, agrandit les hommes au lieu de les diminuer, n’en sait jamais sur ce qui intérieurement les oriente vers un but, sur ce qui, extérieurement, peut s’allier à eux. (PE, I, 9)
Dans les rêves éveillés qui « sillonnent » tout homme, il y a une part qui stimule, qui empêche qu’on s’accorde avec l’existant. Cette partie a pour noyau l’espoir et elle peut être instruite. Dans son énorme ouvrage en trois volumes, Bloch suit à la trace ce mouvement qui anime l’histoire humaine.
L’espérance, pour Bloch, prend naissance dans le rêve éveillé.  Il procède ici à une analyse critique de la théorie freudienne du rêve et notamment de cette idée selon laquelle le rêve éveillé est le noyau du rêve nocturne.  C’est plutôt l’inverse. Le souhait diurne s’empare du moi et le tonifie ! Le rêveur éveillé peut empoigner la réalité à bras-le-corps pour la transformer. Voilà le noyau de l’espérance que Bloch analyse aussi bien dans l’imaginaire utopique, dans les utopies littéraires que dans les grands personnages de la littérature (Faust, Ulysse, Don Quichotte), ceux qui franchissent les frontières.
Nous nous retrouvons devant ce qui peut être, ou ce qui peut être différent de ce qu’il a été jusqu’ici. Il s’agit d’examiner les diverses couches du « pouvoir-être ».
Commençons par ce qui est formellement possible.  C’est d’abord ce qui peut être énoncé, d’une part par une suite cohérente de mot, une suite sensée, celle qui n’est pas dépourvue de sens, et d’autre part, ce qui n’est pas contradictoire. Le possible exclut la contradiction (le cercle carré) ou même l’assemblage d’éléments disparates (un triangle irascible …). Le possible formel est la première ouverture, même si ce n’est souvent qu’une fausse ouverture toute proche de la vraie. Marx dit que la marchandise en tant que telle recèle la possibilité formelle de la crise : la non-coïncidence entre achat et vente.
Nous trouvons ensuite le possible objectif, au niveau des faits. C’est celui que l’on rencontre dans la connaissance. Il concerne la chose telle qu’elle se présente à la connaissance. Certaines conditions factuelles existent qui rendent la chose possible, mais de cette possibilité on ne peut conclure à l’être. Ce possible correspond à un jugement hypothétique ou à un jugement problématique. Les conditions incomplètes des énoncés conditionnels définissent ce genre de possible. Ce possible concerne les conditions extérieures.
À l’étage au-dessus, si l’on peut dire, on trouve le possible conforme à la structure de l’objet. Il s’agit ici des conditions internes. Il ne s’agit plus de possibilité considérée en quelque sorte passivement, mais de la faculté d’un déploiement interne. Le processus par lequel le capital se heurte à ses propres limites rend possible  la transformation sociale, explique Marx.
Enfin la dernière possibilité est la possibilité réelle : il ne faut pas simplement la possibilité formelle, la possibilité donnée par la condition extérieure, la possibilité découlant de la structure même, il faut encore la possibilité objective réelle. La matière contient la possibilité réelle de toutes les transformations qu’elle peut subir. Il s’agit ici du dynamei on, l’être en possibilité, par lequel Aristote définit la matière.
La question qui se pose alors est celle de la réalisation du possible ! « L’homme est ce qui a encore beaucoup devant soi » (PE, I, p.297). C’est ce qui donne son sens à la 11e thèse du Feuerbach de Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières. Il s’agit maintenant de le transformer ».

II.               Utopies, progrès, révolution : le principe espérance dans l’histoire

A.               Utopies

La première utopie connue est la république de Platon. Face à la décomposition de la cité athénienne, Platon propose une cité idéale à laquelle il donnera un visage un peu différent dans Les Lois. Ce qui obsède Platon, c’est la question de la justice. Sans justice, la communauté humaine ne peut survivre et la justice consiste à rechercher le bien et à attribuer à chacun sa juste place. D’où cette société hiérarchique avec à son sommet les philosophes rois, pour la garder cette caste des gardiens, formés suivant le plan d’éducation détaillé dans La République et enfin le peuple voué à la production des biens nécessaires à la vie : une tripartition qui rappelle évidemment la division des classes sociales et des fonctions chez les peuples indo-européens telle que Dumézil, par exemple, l’a analysée.  Il y a cependant dans l’utopie platonicienne bien autre chose que la reprise de l’idéal aristocratique hiérarchique des peuples guerriers indo-européens dont descendent les Grecs. L’ordre juste dont Platon dresse les plans est celui qui met chacun à sa juste place. Personne ne peut accomplir une fonction à laquelle il est par nature inapte. Personne ne peut occuper une place sans avoir l’instruction due. La cité idéale de Platon est une cité communiste en un sens très particulier : les classes dominantes ne dominent qu’en raison de leurs qualités morales supérieures et leur domination ne repose pas sur la détention de la richesse et de la propriété privée. Les gardiens ne possèdent rien en propre ; la famille n’y a aucune place. Les femmes elles-mêmes peuvent faire partie de la classe des gardiens. On dit que Platon y défend la communauté des femmes, mais il s’agit aussi du même coup de la communauté des hommes ! L’argent est considéré comme la chose la plus vile. Dans Les Lois Platon proposera que, dans les échanges commerciaux dont on ne peut pas se défaire, la manipulation de l’argent soit dévolue à des étrangers, des gens de classes inférieures, car la « mauvaise chrématistique » (pour reprendre une terminologie aristotélicienne) viendrait corrompre les mœurs de la cité.
Toutes les utopies qui marquent notre histoire culturelle et politique présentent des traits semblables : un ordre juste, objectif et presque mathématique – on retrouve tout cela dans la Città del Sole de Campanella ou dans le phalanstère de Fourier – ; l’abolition de la propriété privée ; le refus de la domination de l’argent et le triomphe du bien commun contre les appétits égoïstes individuels. Je ne reviens pas ici sur toutes les utopies dont nous avons déjà parlé à l’Université Populaire (voir, par exemple, la conférence d’Alain Quesnel en mai 2013). Remarquons que la tradition chrétienne est souvent profondément utopique et exprime les espérances que l’on retrouvera dans le socialisme utopique du XIXe siècle. Les premières communautés chrétiennes sont des communautés communistes. Le converti doit vendre ses biens, distribuer l’argent aux pauvres et s’intégrer à une communauté au sens le plus plein du terme : travail, repas, prière. Il faut aussi se souvenir que pour les premiers chrétiens, le royaume de Dieu sur Terre est proche car la fin des temps est imminente et c’est précisément ce que le Messie est venu dire. Il y a une dimension communiste, millénariste et profondément terrestre, car il ne s’agit pas d’un royaume éthéré des âmes, mais bien de celui qui naît de la résurrection des corps et que la communauté des chrétiens anticipe ici et maintenant.  C’est cette dimension que l’on retrouve dans tous les mouvements chrétiens hérétiques, celle que l’on retrouvera en particulier dans ce grand soulèvement qu’ont été la guerre des paysans en Allemagne (1524-1526), et l’action du groupe de Thomas Münzer (1490-1525), soulèvement contre les seigneurs même convertis au luthérianisme.  Étudié par Engels puis par Ernst Bloch, ce mouvement se heurte non seulement au féodalisme mais aussi à cette nouveauté qu’est la réforme. Et c’est Luther qui appellera les seigneurs à exterminer les paysans.
Les utopies ne sont évidemment pas indépendantes des conditions sociales de leur naissance. Elles expriment les contradictions et les espérances d’une époque. En même temps, comme utopies, elles sont par définition non réalisables. Elles ne désignent pas des possibilités réelles au sens où nous l’avons explicité plus haut.

B.               Le progrès ou la raison triomphante

« Le bonheur est une idée neuve en Europe » s’écrie Saint-Just. Il poursuit ce que la révolution américaine avait proclamé : le droit de chaque homme à rechercher le bonheur.
Ce qui était pensé soit à l’aune individuelle, soit dans un autre monde, soit dans un ailleurs inexistant est proclamé comme un possible, à portée de notre main, sur une ligne de développement infinie.  Le mouvement des Lumières est fort composite et on peut distinguer des courants parfois contradictoires. Mais c’est l’idée de progrès qui le caractérise dans son ensemble. Le progrès est d’abord celui de la raison. Il faut en finir avec les superstitions qui tiennent l’homme dans la servitude : « on gouverne les hommes par la crainte et la superstition » dit Spinoza au début du Traité théologico-politique. Chasser les superstitions et les vaines craintes, tel est le premier pas pour sortir de la tyrannie.
Si les utopies dans le genre platonicien étaient des utopies de l’ordre parfait, l’espérance des Lumières a pour nom « liberté ». Non pas la liberté du « libre arbitre » qui soutient que l’homme est responsable du mal, mais la liberté qui résulte du déploiement de la puissance d’agir et d’exister que l’exercice de la raison confère à l’homme. Kant dit tout cela magnifiquement dans Qu’est-ce que les Lumières ?.
Les lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non pas d’un manque d’entendement, mais d’un manque de résolution et de courage pour s’en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude ![2] Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des lumières.
Certes, c’est une liberté qui demande du courage, une liberté fatigante :
Il est si commode d’être mineur. Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui juge de mon régime à ma place, etc., je n’ai pas besoin de me fatiguer moi-même. Je ne suis pas obligé de penser, pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront pour moi de cette besogne fastidieuse.
Mais c’est la tâche que se proposent les Lumières : sortir l’homme de sa minorité, remettre son sort entre ses mains.
Cette liberté se décline sur plusieurs plans :
-          Sortir l’homme de l’assujettissement à l’ordre naturel ; la science nouvelle comme l’annonçait Descartes doit « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Le héros n’est plus Ulysse, mais Prométhée, celui qui vole le feu aux dieux pour réchauffer les hommes.
-          Sortir l’homme de la domination politique : de Spinoza à Rousseau, il s’agit de penser les conditions qui rendent possible non pas une chimérique liberté naturelle, mais la liberté réelle de l’homme en société. Le pouvoir politique légitime n’est plus une émanation de Dieu, mais l’association des humains en vue de leur utile propre.
-          Sortir l’homme de l’asservissement religieux : « écrasons l’infâme » disait Voltaire. Dès lors que se répandent les lumières de la raison, les superstitions, nées de ces « idées délirantes » qui caractérisent l’homme impuissant face à la toute-puissance de la nature, doivent s’évanouir. Les hommes cessent alors d’être dominés par les produits de leurs propres cerveaux.
Les géants de la mythologie grecque, ces créatures chtoniennes, fils de la terre, s’étaient révoltés contre les dieux.  Les dieux les avaient défaits. Les Modernes sont les héritiers des Géants et comme eux ils se lancent à l’assaut du ciel, ce ciel qu’ils comprennent, mesurent et que bientôt ils voudront conquérir.
Le progrès, qu’il soit le fruit de lentes et graduelles transformations ou qu’il résulte de mouvements révolutionnaires, c’est cette marche en avant vers un monde meilleur, un monde où les hommes pourront partager ce bonheur commun qui n’était réservé jusque-là qu’à quelques privilégiés.
On sait que cette grande espérance s’est souvent muée en cauchemar. On sait que la science a doté l’homme du pouvoir inouï de détruire l’humanité et peut-être même l’essentiel de la vie terrestre. Mais on ne doit jamais sous-estimer la force d’entrainement de cette idée de progrès, même s’il faut maintenant la soumettre à un examen critique sévère.

C.                La révolution ou la grande utopie

J’évoque seulement ici la révolution qui sera le thème de l’année prochaine. La révolution bouscule tout et annonce un monde nouveau : « nous ne sommes rien, soyons tout ! ». Les régimes bureaucratiques de l’URSS et des pays dits « socialistes » ont été d’insupportables tyrannies non parce qu’ils étaient socialistes ou communistes mais précisément parce qu’ils ne l’étaient pas : on doit se rappeler qu’ils ont été les exploiteurs, les usurpateurs et finalement les fossoyeurs de la grande utopie communiste.
Je dis « la grande utopie » d’abord parce que le socialisme et le communisme historiques s’inscrivent, qu’on le veuille ou non dans la lignée des socialismes utopiques du XIXe siècle et peut-être plus profondément dans la tradition des utopies millénaristes. Utopie aussi parce qu’il y a chez Marx, du moins en certaines de ses formulations une dimension utopique. L’État disparaîtra, s’éteindra, dit Marx, parce que le développement des forces productives, libérées des entraves du mode de production capitaliste, permettra de donner « à chacun selon ses besoins », chacun « selon ses capacités » contribuant au bien commun. Il existe une interprétation non utopique de ces phrases célèbres de Marx, mais force est de reconnaître que cette interprétation utopique, souvent teintée de religiosité l’a emporté.
Quand l’utopie s’est confrontée au réel, les porteurs de cette utopie se sont souvent retrouvés désarmés, incapables de comprendre pourquoi l’histoire réelle ne suivait pas le cours de l’histoire idéale. Les circonstances ont dicté leur conduite et ils ont rebaptisé les carpes lapins pour affronter les crises profondes auxquelles ils ont été confrontés : ainsi le « communisme de guerre » des premières années de la révolution russe justifiant l’interdiction des partis politiques, la militarisation des syndicats et le travail forcé. L’écrasement de la révolte de Cronstadt marque de ce point de vue un sommet. Très vite Lénine a compris ce qui se passait et c’est pourquoi il a proposé ce repli qu’était la NEP. Mais les forces déchainées ne sont pas rentrées dans leur lit. La réaction battue militairement allait subvertir le régime issu de la révolution d’octobre de l’intérieur. Le triomphe de Staline et du régime qu’on peut – moyennant de nombreuses précautions – qualifier de « totalitaire » a signifié l’écrasement du vieux parti bolchevik révolutionnaire. Significativement, en 1940, tous les compagnons de Lénine, ceux qui avaient avec lui conduit la révolution auront disparu, la plupart exécutés sur ordre de Staline. En août 1940, le dernier de ces dirigeants, Léon Trotsky, est assassiné par un agent stalinien infiltré dans son entourage sous le nom de Jacques Mornard, alias Ramon Marcader. L’histoire de l’extermination de la grande utopie peut se lire dans la biographie d’Isaac Deutscher consacrée à Trotsky. Elle est racontée avec une grande précision historique et toute la subtilité des grands romanciers dans le livre de Leonardo Padura, L’homme qui aimait les chiens.
Ici, il faut tordre le cou à la doxa enseignée urbi et orbi par les prêcheurs de la théologie du marché. Il n’y a nulle symétrie entre le communisme du XXe siècle et le nazisme. Si je laisse de côté les apparatchiks, les arrivistes (comme Vichinsky, le procureur des procès de Moscou) et tous ceux qui ont trouvé dans les partis « communistes » stalinisés, l’occasion d’obtenir du pouvoir, de dominer et martyriser d’autres hommes, l’immense majorité de ces communistes dévoués corps et âme à la cause n’était mue que par la grande espérance d’un monde meilleur, d’un monde fraternel, débarrassé de l’exploitation et de l’humiliation subie par ceux que la voracité des dominants a privés de tout. Ils voulaient « du pain et des roses », « bred and roses », titre d’un poème de James Oppenheim publié en 1911 et qui deviendra en 1912 le slogan des ouvriers du textile dans le Massachusetts, slogan encore qui devient le titre du film de Ken Loach sorti en 2000 et qui raconte la lutte des employés de ménage à Los Angeles. Ken Loach, trotskyste et cinéaste des ouvriers et des opprimés, dont tous les films restent inspirés par cette grande espérance. Pour ces millions et ces millions, le communisme était l’espérance d’un avenir radieux, l’espérance des « lendemains qui chantent » qu’annonçait Paul Vaillant-Couturier.  On ne retrouve rien de cet élan dans le nazisme, qui, dès le début, se propose d’en finir avec les « sous-hommes », qui repose sur la haine et la mort. « Vive la mort », criaient les brutes franquistes engagées dans la destruction de la république espagnole.  D’un côté, l’égalité de tous les hommes, la paix entre les nations (« l’internationale sera le genre humain), la vie en mot ! La domination de la « race des seigneurs », la mort, de l’autre côté.  En confondant les deux, on voit à quel degré d’aveuglement, de bêtise ou d’ignominie sont tombés ceux de nos « intellectuels », les prétendus « nouveaux philosophes », les BHL, les Glucksmann et tutti quanti, sont tombés, eux d’ailleurs qui avaient commencé leur carrière en « « staliniens zélés » chargés de faire avaler les couleuvres, pour reprendre les paroles de la très bonne chanson de Jean Ferrat, « Le bilan ». N’ayant  jamais été stalinien, ayant toujours considéré que le stalinisme a été le cancer du mouvement ouvrier, je me sens toujours proche de ces millions de militants, d’anonymes, qui n’ont jamais tiré aucun profit même symbolique de leur engagement, toujours proche de ceux qui partagent « cet idéal qui nous faisait combattre et qui nous pousse encore à nous battre aujourd’hui », comme le dit encore Jean Ferrat.

D.               Dernière espérance : mai 68

 Pour terminer ce panorama, je dirai un mot de mai 68. Encore une fois, non pas des exploiteurs du mouvement, des soixante-huitards reconvertis en businessmen, en vedettes des médias ou en dirigeants « socialistes ». Non pas de la manière dont le capitalisme a utilisé mai 68 pour liquider les dernières barrières à sa domination. Et je ne parlerai pas non plus du mai ouvrier, celui de la grève générale et des occupations d’usine. Il y a eu aussi un « mai 68 » utopique, celui du retour à une vie simple, à la paix et à l’amour, celui du mépris de la société de consommation. Un mai 68 naïf, mais aussi international, celui des jeunes Américains et de cette capitale de la contre-culture qu’a été San Francisco – chanté par Maxime Leforestier. Ce mai 68-là qui a voulu tourner le dos au vieux monde était une utopie, mais tout de même une utopie sympathique et qu’on se prend parfois à regretter, parce que s’y sont exprimées toutes les forces et les aspirations d’une jeunesse pleine d’enthousiasme. Ce que les uns et les autres sont devenus ne doit pas aveugler notre jugement. Le temps s’en va et a presque tout emporté de cette époque. Mais, de grâce, évitons les jugements des « vieux cons » qui sont revenus de tout et à qui « on ne la refera pas ».
À la fin des années 70, le mouvement « punk » clôt l’épisode 68 en proclamant « no future », saisissant ainsi clairement l’esprit de l’époque qui s’ouvre à ce moment-là.

III.            Que puis-je espérer ?

A.               La question de Kant

Que puis-je savoir ? Voilà à quoi s’attaque la Critique de la raison pure. Que dois-je faire ? C’est la Critique de la raison pratique qui y répondra. Comment concilier connaissance et morale ? C’est la question que pose Kant et dont il donne réponse par une troisième question : que puis-je espérer ? Cette réponse, Kant la repend sous diverses formes dans la Critique de la faculté de juger, l’Idée d’une histoire universelle, Théorie et pratique, le Projet de traité de paix perpétuelle, et cette réponse va dans le sens du progressisme des Lumières. Il ne s’agit pas, pour Kant, de promettre le paradis pour ceux qui, guidés par le devoir, se seront rendus dignes d’être heureux dans le « royaume des fins ». Il y a chez lui un projet politique, le projet républicain d’un État de droit, réglé par des principes de justice et soumis à la souveraineté populaire. La moralité s’inscrit dans la perspective d’un monde meilleur ici-bas, dans lequel le bonheur des autres et le mien par la même occasion deviennent un devoir moral. Marx disait de Kant qu’il était « le théoricien allemand de la révolution française ». Au-delà de ce jugement parfaitement pertinent, il y a quelque chose qui vaut encore pour nous : la moralité ne peut se soutenir que de la conviction intellectuelle de la justesse de la loi morale. Il est nécessaire qu’existe une espérance en des temps meilleurs.
Cette espérance en des temps meilleurs, sans laquelle un désir sérieux de faire quelque chose d'utile au bien général n'aurait jamais échauffé le cœur humain, a eu de tout temps une influence sur l'activité des esprits droits. (...) Au triste spectacle, non pas tant du mal que les causes naturelles infligent au genre humain, que de celui plutôt que les hommes se font eux-mêmes mutuellement, l'esprit se trouve pourtant rasséréné par la perspective d'un avenir qui pourrait être meilleur ; et cela à vrai dire avec une bienveillance désintéressée, puisqu'il y a beau temps que nous serons au tombeau, et que nous ne récolterons pas les fruits que pour une part nous aurons nous-mêmes semés.   
Les raisons empiriques
[3] invoquées à l'encontre du succès de ces résolutions inspirées par l'espoir sont ici inopérantes. Car prétendre que ce qui n'a pas encore réussi jusqu'à présent ne réussira jamais, voilà qui n'autorise même pas à renoncer à un dessein d'ordre pragmatique[4] ou technique (par exemple le voyage aérien en aérostats), encore bien moins à un dessein d'ordre moral, qui devient un devoir dès lors que l'impossibilité de sa réalisation n'est pas démontrée. Au surplus (...) le bruit qu'on fait à propos de la dégénérescence irrésistiblement croissante de notre époque provient précisément de ce que (...) notre jugement sur ce qu'on est, en comparaison de ce qu'on devrait être, et par conséquent le blâme que nous nous adressons à nous-mêmes, deviennent d'autant plus sévères que notre degré de moralité s'est élevé.
(Kant – Sur le lieu commun : il se peut que ce soit juste en théorie mais, en pratique, cela ne vaut point.)
Essayons de répondre à la question de Kant et de préciser ce que nous pouvons aujourd’hui entendre par cette « espérance en des temps meilleurs ».

B.               La liberté et d’abord la liberté politique et la liberté de l’esprit

Notre bien le plus précieux est sans doute la liberté, un mot dont Paul Valéry disait qu’il chante plus qu’il ne parle. En tout cas, la liberté est aujourd’hui menacée : menacée par la société de surveillance généralisée, par le conformisme des sociétés de masse, conformisme lui-même diffusé par des puissances médiatiques liées aux puissants. Menacée aussi par les formidables régressions des fondamentalismes religieux qui font de la soumission la valeur concentrant toutes les valeurs.
En vérité, nous ne sommes pas menacés par un excès de liberté qui tournerait à la licence mais par une licence qui accompagne et déguise la régression de la liberté. L’individualisme exacerbé de notre époque vise à disloquer toute action collective, toute résistance collective à la domination et finalement à produire en série des travailleurs dociles et des consommateurs drogués, tous semblables. La liberté politique, qui a toujours été l’horizon de la vie publique plus qu’une réalité est aujourd’hui mise en pièces par le pouvoir grandissant d’une oligarchie, devenue une véritable caste.
Contre ceux qui affirment l’impuissance du politique dans la mondialisation, on peut espérer redonner, notamment aux jeunes générations, le sens d’une action politique qui n’est pas le « plan de carrière » du bureaucrate arriviste à qui sera concédé un fief électoral. Il s’agit de sortir de ce nouveau féodalisme dont la chape de plomb couvre l’Europe. Il y a un futur et il est à nous, pourvu que nous fassions l’effort de briser la « cage d’acier » dans laquelle l’idéologie dominante et les appareils du pouvoir enferment les citoyens. Nous avons ici en France un exemple ancien, celui de la Commune de Paris, une « république sociale » selon la caractérisation qu’en a donnée Marx. Et nous savons qu’il s’invente des formes qui lui ressemblent dans les pays qui cherchent à se libérer comme le Kurdistan aujourd’hui.
Une des conditions de cette transformation réside dans la capacité de penser, de penser librement, sans se laisser enfermer dans les canons du « politiquement correct », de la « moraline » mièvre dont les médias cherchent, sans le savoir le plus souvent, à nous intoxiquer. La tradition philosophique constitue un arsenal bourré d’armes explosives dont nous pouvons faire usage. Non seulement la nécessité de l’action s’impose, mais encore elle est possible, car les moyens réels existent pour peu que nous sachions que l’avenir ne pourra pas se construire en oubliant le passé et le legs des générations antérieures.

C.                Des hommes libres dans une communauté libre

De toutes part on nous répète que ce monde n’est pas parfait mais qu’il est le seul possible et que toute tentative de bâtir un monde meilleur est vouée à l’échec, à la réédition des utopies criminelles du XXe siècle. Nous sommes dans la caverne et nous sommes condamnés à y demeurer et à trouver des moyens pour rendre acceptable et même agréable ce monde des ténèbres. La formidable puissance de l’inventivité et de la science des hommes est tournée en moyen de sa servitude.
Mais rien n’est joué. Ce monde étouffant étouffe aussi sous le poids de ses propres contradictions. Il est condamné. Pour toutes sortes de raisons que j’ai expliquée ailleurs, le capitalisme n’a plus devant lui que quelques décennies. Et je lis avec plaisir que d’autres illuminés m’ont rejoint. Dans un livre qui vient de paraître en français[5], Immanuel Wallerstein et Collins Rendall soutiennent que le capitalisme est proche de sa fin. Ce qui est problématique, ce n’est pas cette échéance en elle-même car je crois que l’on peut la tenir pour assurée. Ce qui n’est pas assuré en revanche, c’est la forme sous laquelle se manifestera cette implosion du capitalisme. Nous en avons eu quelques avant-goûts au XXe siècle. Rosa Luxemburg formulait ainsi l’alternative : « socialisme ou barbarie ». Nous en sommes là et il s’agit de redéfinir ce que l’on entend par le mot socialisme.
Je crois que c’est assez simple et qu’on ne doit pas se laisser embrouiller dans les constructions abracadabrantesques des « ingénieurs sociaux ». Le socialisme ou le communisme, le mot importe peu même si je préfère le second parce qu’il dit clairement que la visée est le bien commun et la communauté des hommes. Il s’agit en effet de mettre au centre ce qui est commun, les affaires de la commune ou de la communauté. Nous ne pouvons pas vivre les uns sans les autres, nous sommes les autres et ces rapports sociaux sont la condition même de la vie individuelle. Le bien commun, c’est d’abord comme le disait Spinoza, la concorde et la paix qui ne peuvent être maintenues dans le principe de base de la société qui n’est que la guerre de chacun contre chacun, rebaptisée « libre concurrence ».
Le bien commun suppose des biens communs. Sans doute tout n’est-il pas commun. Il y a une place qui n’est qu’à soi. Il y a un domaine de l’intime qui doit être mis à l’abri du regard des autres. Mais les conditions d’une vie décente doivent être accessibles, ce qui suppose des services publics non marchands accessibles à tous. Éducation, santé, transports et communications, culture, tout cela appartient à tous et là doit régner le vieux principe communiste, « à chacun selon ses besoins ».
Si, à horizon prévisible on ne pourra guère se passer du marché ni de l’argent, nous savons aussi que tous les peuples recèlent des trésors d’altruisme, de dévouement aux autres, de sens du partage qui se manifestent aujourd’hui dans les pays en crise, comme la Grèce. Il n’y aucune raison sérieuse de soutenir que nous sommes condamnés à noyer tous les sentiments humains « dans les eaux glacées du calcul égoïste ».
Enfin, nous le savons, nous n’avons qu’une Terre, nous y sommes ancrés et nous devons en prendre soin : ne pas gaspiller les ressources, apprendre l’économie, au sens premier du terme, c’est-à-dire la gestion de la maisonnée et si notre maisonnée s’étend à toute la planète, on voit bien que rien de tout cela ne peut être laissé à la libre appréciation des appétits privés.

IV.           Conclusion

Cette espérance en des jours meilleurs peut sembler utopique. Mais c’est une « utopie réaliste », puisque les éléments de sa réalisation sont déjà là. Il est inutile d’opposer à cette utopie la méchanceté des hommes. Avec Spinoza et Rousseau, on peut soutenir avec raison que la méchanceté humaine se manifeste sans frein et se développe quand la société est mal faite, quand elle repose sur l’inégalité.
C’est bien pourquoi le bonheur n’est pas une affaire privée, mais fondamentalement le ciment des communautés humaines, car, ainsi que le disait déjà Aristote, c’est dans une cité réglée par des principes de justice et par le sens de l’équité que l’homme peut mener une vie heureuse guidée par un choix réfléchi.


[1] E. Bloch, Le principe espérance, 3 volumes, Gallimard, 1976, 1982, 1991,  traduit de l’allemand par Françoise Wuilmart
[2] Oser penser !
[3]              - Tirées de l'expérience sensible.
[4]              - Relatif à la recherche du bonheur.
[5] I. Wallerstein, C. Rendall et alii, Le capitalisme a-t-il un avenir ? (La Découverte, 2014)

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